NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

XV. — MARIE-LOUISE.

 

 

Jusqu'ici, toutes les femmes que Napoléon a possédées, il les a tenues pour des subalternes. Le prestige que, au début, Joséphine a exercé sur lui a complètement disparu à partir de 1806. Voyant à sa cour les plus grandes daines de l'ancienne France, des Montmorency, des Mortemart, des Laval, il a pris les Beauharnais pour ce qu'ils sont et a acquis une plus exacte notion des distances. De ses maitresses, nulle n'a été pour flatter sa vanité par sa naissance ou la mode où elle s'est mise. Il n'en a point recherché de cette sorte, ou, si l'on veut admettre qu'il l'A fait, il s'est vite dégoûté et n'a même pas été jusqu'au bout.

D'ailleurs, la belle vanité qu'il tirerait, au point où il est, de conquêtes telles qu'il en pourrait faire en France ! Pour satisfaire, par la femme, l'esprit d'ambition qui est en lui, il faut que l'aventure soit égalée à sa fortune ; il faut pour le moins une fille de race impériale, et c'est ce qu'il rencontre lorsque l'empereur d'Autriche mendie son alliance et lui offre pour épouse sa fille aillée, Marie-Louise.

Cette fois, ce n'est plus, comme jadis avec Joséphine, l'accès dans un faubourg Saint-Germain imaginaire : c'est l'entrée dans la famille des rois, c'est l'apparentage avec ce qui domine le monde par l'ancienneté de la race et par l'illustration historique : avec les Bourbons et les Habsbourg-Lorraine. C'est, gravi, le dernier échelon qui restât à franchir pour être égalé, au moins en sa pensée, à ceux qui l'ont précédé sur ce trône, sa conquête, même pour se relier à eux par une appellation qui établisse comme une descendance. Il pourra dire : Mon oncle, en parlant de Louis XVI ; Ma tante, en parlant de Marie-Antoinette, car, deux fois, par sa mère et par son père, sa future femme est la nièce de la Reine et du Roi de France.

Désormais, en s'adressant aux empereurs et aux rois, il ne sera plus réduit au protocole de fraternité illusoire d'usage entre souverains : il sera réellement leur beau-fils ou leur petit-fils, leur cousin ou leur beau-frère : le système napoléonien qu'il a établi en Occident et qu'il a, depuis quatre ans, tenté de rattacher aux différents systèmes dynastiques par les mariages d'Eugène, de Stéphanie et de Jérôme, se trouvera, par son mariage à lui, aggloméré avec le système autrichien, comme jadis était le système des Bourbons. Sa dynastie perdra cet air improvisé qui lui est une faiblesse, et acquerra, avec des quartiers de noblesse qui feront passer sur son origine révolutionnaire, ces parentés qui seules paraissent à Napoléon constituer en politique un lien solide et durable.

Par ce mariage, son esprit d'ambition est donc satisfait ; mais son esprit de domination, comment s'accommodera-t-il d'une femme qui, ayant de tels aïeux, entraînant un tel surcroît de grandeur, doit avoir, de naissance et d'instinct, la conscience de ce qu'elle est et de ce qu'elle vaut, la volonté de s'établir en une place digne d'elle, et cette certitude d'infaillibilité qui, étant le propre des princes nés princes, suffit à les hausser en leur conscience au-dessus du commun des êtres ?

Par une surprenante fortune, il se trouve que le terrain a été préparé comme à dessein. L'enfant qu'on lui livre n'imagine point qu'elle puisse avoir d'autre volonté que celle de son père ; elle sait que sa destinée sera toujours subordonnée aux intérêts de sa maison, que sa personne est destinée à servir d'appoint dans quelque traité, et elle a été élevée de façon qu'elle subira sans répugnance, presque sans conscience, l'époux quelconque que la politique lui imposera.

C'est pour un tel emploi qu'elle a été formée dés sa prime enfance.

On lui a appris quantité de langues : l'allemand, l'anglais, le turc, le bohème, l'espagnol, l'italien, le français, même le latin, car on ignore où sa destinée l'emportera. Plus son vocabulaire est étendu, plus elle connaît de mots divers pour exprimer la même idée, moins elle a d'idées ; c'est ce qu'il faut encore.

On l'a poussée aux arts d'agrément, musique et dessin, qui font une occupation décente et relevée aux princesses oisives en quelque lieu qu'elles aillent.

On l'a tenue dans le littéral de la religion, en l'astreignant à de minutieuses pratiques, mais on l'a gardée des disputes sur les dogmes, car il se peut que l'époux espéré soit pour le moins schismatique.

Pour les mœurs, un mystère soigneusement épaissi : l'Archiduchesse doit ignorer que dans la nature existent des êtres de sexes différents. Avec des précautions dont s'avisent seuls les casuistes de la grande école espagnole, on s'est ingénié, pour ménager son innocence, à de tels raffinements pudibonds qu'ils en deviennent presque obscènes. Dans les basses-cours, rien que des poules, point de coq ; point de serin dans les cages, rien que des serines ; point de petits chiens dans les appartements, rien que des chiennes. Les livres — et quels pitoyables livres ! — sont expurgés ciseaux en main ; des pages, des lignes, des mots même coupés, sans qu'il vienne à l'idée des coupeurs que, devant ces trous, les archiduchesses rêvent. Il est vrai qu'une gouvernante, une aja, puis une grande maîtresse, tient la bride aux rêves. C'est elle qui commande dans les appartements, assiste aux leçons, dirige les jeux, surveille les domestiques et les institutrices. Ni jour, ni nuit, elle ne quitte son élève. Comme cette charge passe pour grande et tient à la politique, la titulaire change si les ministres tombent : Marie-Louise a eu cinq gouvernantes en dix-huit ans ; mais l'éducation est réglée par des lois sévères et si strictes que, à travers les mutations de personnel, elle seule reste pareille.

Pour divertissements, ceux qu'on a dans un couvent : des fleurs à cultiver, des oiseaux à soigner, parfois quelque goûter sur l'herbe avec la fille de la gouvernante. Les jours de sortie, une intimité familiale très douce, mais très bourgeoise, avec des vieux oncles qui font de la peinture ou de la musique. Nulle toilette, point de bijoux, point de bals, aucune participation aux honneurs de cour, seulement quelques voyages pour les Diètes. Ce qui a le plus marqué dans la mémoire de Marie-Louise, ce qui l'a le plus distraite, ç'a été ses fuites devant les invasions françaises : la discipline perdait alors de sa régularité et l'on se relâchait des pensums.

Ainsi, ce n'est point une femme qu'on livre à Napoléon, c'est une enfant pliée à une règle si sévère, si uniforme et si étroite que toute discipline sera douce en comparaison et que le moindre plaisir sera nouveau.

Mais si l'éducation a, chez elle, ainsi comprimé la nature, n'est-il pas à craindre que la nature ne veuille prendre ses revanches ? C'est ici l'éducation qu'ont reçue les filles de Marie-Thérèse, et l'on a vu à l'œuvre Marie-Antoinette à Versailles, Marie-Caroline à Naples, Marie-Amélie à Parme. Sans doute ! mais Napoléon suppose que les maris s'y sont mal pris, et il a fait son plan. La pensionnaire qu'il reçoit passera tout simplement du couvent de Schœnbrunn ou de Laxenbourg dans le couvent des Tuileries ou de Saint-Cloud. Il n'y aura en plus que le mari. Ce seront les mêmes règles inflexibles, la même rigueur de surveillance ; nulle liberté de relations, point de lecture qui ne soit censurée, nulle visite masculine qui soit permise, l'aja remplacée par une dame d'honneur, et quatre femmes rouges montant perpétuellement la garde, deux aux portes, deux dans l'appartement, nuit et jour, comme des sentinelles devant l'ennemi.

Ainsi, puisque, mari, il est contraint d'apprendre à sa femme ce que son éducation tout entière a pris pout but de lui cacher, il suppléera à cette ignorance protectrice par les précautions matérielles : nul homme, si haut ou si bas qu'il soit placé sur l'échelle sociale, ne restera seul, fût-ce un instant, avec l'Impératrice.

Autour d'elle, l'ancienne étiquette du temps de Louis XIV, l'étiquette relâchée par l'indifférence de Louis XV et la faiblesse de Louis XVI, revivra tout entière. Mais, où la royauté voilait ses défiances sous l'apparence d'honneurs traditionnels, en employant les plus grandes dames du royaume à surveiller la Reine sous couleur de lui tenir compagnie. Napoléon portera la netteté impitoyable de ses consignes militaires, et en accusera la rigueur en chargeant de les appliquer des veuves ou des sœurs de soldats.

Ce n'est point jalousie, car il ne connaît point encore la femme pour laquelle il légifère ; c'est prudence et précaution. Il a dit au Conseil d'État : L'adultère est une affaire de canapé, et il demeure convaincu, peut-être par expérience, que tout tête-à-tête entre homme et femme tourne facilement au criminel. Avec cette méfiance de la femme il doit trouver fort à son goût le système adopté par les Orientaux. S'il ne peut, parce que ce n'est point de mode en Occident, enfermer sa femme dans un harem, il supplée aux eunuques par les femmes rouges et remplace les grilles par l'étiquette. Sauf le nom, la prison est pareille. Il est vrai que, la prison acceptée, il entend y donner à sa femme toutes les jouissances matérielles qu'elle peut souhaiter : tant pis si elles se trouvent presque de tous points semblables à celles qu'offrirait un sultan à une odalisque favorite !

A Vienne, Marie-Louise a ignoré les robes élégantes, les dentelles exquises, les schalls rares, les lingeries luxueuses : elle aura ici, pourvu qu'aucun marchand de modes ne l'approche et que les choix soient faits par sa dame d'atours, tout ce que l'industrie française produira de plus nouveau et de plus cher. Il lui en donne un avant-goût par le trousseau et la corbeille qu'il lui envoie, qu'il a vus lui-même article par article et qu'il a fait emballer sous ses yeux.

Ce sont les douze douzaines de chemises en batiste fine garnies de broderies, de dentelles et de valenciennes qui coûtent 19.386 francs, les vingt-quatre douzaines de mouchoirs qu'il paye 10.704 francs, les vingt-quatre camisoles de 9.060 francs, les trente-six jupons de 6.354 francs, les vingt-quatre bonnets de nuit de 5.652 francs, et les serre-tête, les fichus de nuit, les peignoirs, les fichus du matin, les robes (une de 5.000 francs en point à l'aiguille), les pelotes, les frottoirs, les serviettes de toilette, jusqu'aux linges de garde-robe. Pour 94.666 francs de lingerie que fournissent Mlles Lolive et de Beuvry.

Puis, c'est pour 81.199 francs de dentelles — et il y a un schall d'Alençon de 3.200 francs, une robe d'Angleterre de 4.500 francs, une de 4.800 francs, une de 8.000 ! — ce sont les 64 robes de Leroy, payées 126.976 francs, ce sont les dix-sept schalls de cachemire, payés 39.860 francs ; ce sont les douze douzaines de bas, et, de ces bas, il en est depuis t8 francs jusqu'à 72 francs la paire ; ce sont les soixante paires de souliers et de brodequins, de toute couleur, de toute étoffe, fabriqués sur les mesures envoyées de Vienne, et si mignons tous, que Napoléon, les faisant jouer au bout de ses doigts, les déclare de bon augure.

Toutes les élégances, toutes les raretés, toutes les richesses de ce Paris qui, par le monde, régit le goût et donne la mode, il les étale devant elle : pour 411.736 fr. 24 centimes de fanfreluches. Et chaque année, elle en aura presque autant, puisque, pour sa toilette seule, elle aura par mois 30.000 francs à dépenser : 360.000 francs par an.

A Vienne, elle avait à peine quelques pauvres bijoux qu'une bourgeoise de Paris eût méprisés : des bracelets en cheveux, une parure en petites perles, une autre en pastilles vertes, l'écrin d'une princesse ruinée. Elle aura à Paris des diamants comme nulle souveraine n'en eut jamais : ces treize diamants entourant le portrait de l'Empereur qui ont coûté 600.000 francs, un collier de 900.000 francs, deux pendeloques de 400.000, une grande parure, plus riche encore, composée d'un diadème, un peigne, une paire de boucles d'oreilles, deux rangs de chatons, et une ceinture : une parure où entrent 2.257 brillants et 306 roses ! Elle aura une parure en émeraudes et brillants de 289.865 francs, une en opales et brillants de 275.953 francs, puis une en rubis et brillants, une en turquoises et brillants, sans compter la parure de diamants fournie par le trésor de la Couronne, et qui est estimée 3.325.724 francs.

En Autriche, les chambres qu'elle habitait étaient des plus simples : elle trouvera en France des appartements dont l'Empereur lui-même a ordonné et surveillé la décoration, qu'il a fait tendre tout de neuf de façon que rien n'y rappelait l'ancienne habitante ; des appartements qui, en quelque palais qu'elle aille résider, renferment les mêmes petits meubles d'usage journalier, afin qu'elle retrouve partout ses habitudes et ait à sa main les mêmes objets. Lui-même a présidé aux choix et aux places. Il en est si fier, qu'il invite chacun de ses hôtes à en faire la visite. Aux Tuileries, avec le roi et la reine de Bavière, il s'engage dans le petit escalier noir qui de son cabinet va à la chambre de l'Impératrice — l'escalier si étroit que le Roi, avec son gros ventre, le descend à grand'peine de côté ; — lorsqu'on arrive en bas, toujours dans le noir, la porte est fermée, et les trois Majestés font volte-face pour remonter, non sans effort, en ordre inverse. A Compiègne, c'est lui encore qui fait à la reine de Westphalie les honneurs de ce cabinet de bains meublé et tendu en cachemire des Indes, 400.000 francs de cachemires !

Telle qu'elle a été élevée, les gouvernantes, pour le salut de son estomac, lui interdisaient les friandises : comme il la sait gourmande à la façon des Viennoises, qui prennent à toute heure des gâteaux et du café au lait, il change, pour lui plaire, les règlements de sa table, y multiplie les entremets, les bonbons, les petits fours, et prévoit un goûter complet de pâtisseries.

Elle est généreuse et n'a pu rien donner jusqu'ici que les menus ouvrages qu'elle faisait elle-même. Elle pourra gorger maintenant de ses présents son père, et ses frères, et ses sœurs, et sa belle-mère, et tout son monde, leur envoyer chaque année pour plus de deux cent mille francs d'objets de Paris : toilettes, porcelaines, livres, nécessaires et petits meubles. Lui-même, dès avant qu'elle n'arrive, a donné le signal.

Elle ne peut savoir si elle aime les spectacles, puisque jamais on ne l'y a conduite : mais elle ne serait point de son temps et de son pays si elle ne les aimait point. Elle aura donc le spectacle, musique ou comédie, aussi souvent qu'il lui plaira, soit qu'elle aille avec lui dans les théâtres, soit qu'elle fasse jouer les acteurs dans ses palais. Quoi encore ? Tout ce qu'elle voudra : chiens, oiseaux, maîtres de musique, de peinture ou de broderie, toutes les estampes, toutes les curiosités des petits Dunkerque, tout, pourvu qu'elle se plie à la discipline du harem et qu'elle accepte cette vie, toute semblable au surplus à celle qu'elle a menée. Elle n'en sortira que pour les grandes cérémonies civiles et religieuses, pour les grands bals, les spectacles, les cercles, les chasses, les villégiatures, les voyages d'apparat. Elle apparaîtra alors hautaine, presque hiératique sous son costume de Cour chargé de diamants, gardée par son cortège de dames et d'officiers, aperçue de loin et de bas par les peuples, comme une idole.

Ainsi lui pare-t-il les grilles et lui orne-t-il sa prison ; ainsi rêve-t-il de la maintenir enfant en l'amusant avec des joujoux ; ainsi règle-t-il minutieusement sa vie pour qu'elle pisse sans secousse de l'état d'archiduchesse captive à Schœnbrunn à l'état d'impératrice captive à Paris ; ainsi assure-t-il l'obligation de sa fidélité et prétend-il mettre l'épouse de César au-dessus et en dehors du soupçon. Et s'il agit ainsi et avec cette rigueur, ce n'est pas tant parce qu'il est époux que parce qu'il pense à sa paternité prochaine et se prépare à son rôle de fondateur de dynastie. La femme qu'il enferme ainsi sous quatre femmes rouges a, suivant lui, cette mission spéciale, on peut dire unique, d'être mère par lui. Elle est le moule destiné à recevoir et à développer le germe dynastique, et c'est à assurer, à démontrer la légitimité de la filiation de ce germe que tendent toutes ces précautions. Napoléon n'a point si tort, car la doctrine monarchique tient là tout entière.

Que Marie-Louise devienne mère, il n'en doute pas. Ses informations à ce sujet sont prises avec la dernière minutie. Outre qu'elle est parfaitement formée, elle a de bons exemples dans sa famille. Sa mère a eu treize enfants, sa grand'mère dix-sept, son arrière-grand-mère vingt-six. C'est bien là, comme il disait à Champagny, le ventre qu'il a voulu épouser. Quant à lui-même, il est rassuré. Il a, à son actif, deux expériences authentiques et toute défiance nerveuse est dissipée. Qu'elle vienne donc à présent et qu'elle se hâte, celle qui va assurer la succession de son trône et gagner l'avenir pour sa race.

Mais cette femme lui plaira-t-elle ? Pourra-t-il physiquement la désirer et de quel désir ? De Vienne on lui a envoyé son portrait : c'est une fille aux longs cheveux blonds, divisés sur le front en grosses touffes pendantes ; un front assez élevé, des yeux d'un bleu de faïence, la face marquée de la petite vérole et piquetée de rouge ; le nez un peu creusé à la racine, les lèvres grosses, le menton lourd et saillant, les dents blanches, assez séparées et portées en avant, une gorge belle, mais très forte, tout à fait d'une nourrice ; les épaules larges et blanches ; des bras maigres, des mains toutes petites, des pieds charmants. Elle est grande pour une femme : cinq pieds deux pouces (1m,674 millimètres), — moins grande que lui seulement de quatre lignes (9 millimètres). Plutôt une belle femme, mais sans grâce, ni souplesse, ni charme. Cela petit s'acquérir, croit-il, aussi bien que l'élégance et l'aisance. D'ailleurs, la hauteur dans l'abord ne lui déplait pas et il y trouve de l'impérial. Ce qu'il regarde avant tout, c'est qu'elle paraisse à tous de la race dont elle sort. Lorsque Lejeune, l'aide de camp de Berthier, arrive à Compiègne, précédant de quelques jours l'Impératrice, Napoléon fait apporter le portrait qu'il a reçu de Vienne et questionne Lejeune qui, par bonheur, est autant peintre que soldat, sur toutes les parties de la ressemblance. Lejeune montre alors un profil d'elle qu'il a dessiné et, tout de suite, Napoléon s'écrie : Ah ! c'est bien la lèvre autrichienne ! Il prend sur la table, où elles sont empilées, des médailles des Habsbourg, il compare les profils et il s'extasie. C'est là la femme qu'il souhaitait, c'est l'Impératrice !

Depuis que la négociation est conclue, depuis qu'il voit son rêve s'accomplir, il trépigne d'impatience de le posséder. En vain, pour rompre ses pensées, fait-il chaque jour des dix à quinze lieues en chassant à courre : cette idée l'obsède ; il en parle à chacun, il voudrait que les préparatifs de la réception soient achevés avant d'être commencés. Si, au Louvre, pour l'installation de la Chapelle dans le Grand-Salon, on lui objecte qu'on ne sait où mettre les immenses tableaux : Eh bien ! répond-il, il n'y a qu'à les brûler. Il se préoccupe — lui ! — de l'effet qu'il produira ; il se fait faire par Léger, le tailleur de Murat, un costume de Cour tout couvert de broderies qui le gêne au point de ne pouvoir le garder. Il fait venir un cordonnier nouveau pour que ses souliers soient plus fins : il veut apprendre à valser et s'y donne mal au cœur. Comme écrit Catherine de Westphalie à son père, ce sont des choses que ni vous ni moi n'aurions imaginées.

Et à mesure que le cortège de l'Impératrice, de Vienne gagne l'Allemagne, puis la France, son impatience croit. Il veut tenir la femme : bien plus que la femme, ce que représente la femme. En chacune des villes où, selon son itinéraire qu'il a fixé heure par heure, Marie-Louise s'arrête, il expédie des pages, des écuyers, des chambellans, avec des lettres, des fleurs, du gibier qu'il a tué. De chacune, il attend des lettres, des lettres de l'Impératrice, des lettres de Berthier, des lettres de sa sœur Caroline qui lui amène sa femme, des lettres des dames, des écuyers, des préfets. Il en prendrait des pages, des laquais et des postillons.

A la fin il n'y tient plus. Marie-Louise a couché à Vitry le 26 mars. Le 27, elle doit venir à Soissons ; le 28 seulement, duit avoir lieu l'entrevue. Le cérémonial en est imprimé. Le pavillon où les époux par procuration se rencontreront est construit et tapissé ; les troupes sont commandées ; les repas sont préparés ; les villes sont dans l'attente. Mais qu'importe ! Le 27, au matin, il part de Compiègne avec Murat, sans escorte, sans suite, par une pluie battante. Sous le portail de l'église de Courcelles, il attend.

Voici la grande berline à huit chevaux qui s'arrête pour relayer. Napoléon s'approche. L'écuyer de service l'annonce. Caroline le nomme. Le marchepied s'abaisse. L'Empereur, tout trempé, est dans la voiture. On repart, on brûle les villages où les maires sont de planton, discours en main ; on brûle les villes en fête où le diner refroidit, l'excellent diner que Bausset a commandé. Sans manger, à neuf heures passées du soir, on arrive à Compiègne : l'Empereur abrège les discours, les présentations, les compliments. Il mène Marie-Louise dans son petit appartement de l'intérieur.

Là, à elle de se souvenir de la leçon que son père lui a faite d'être à son mari tout à fait et de lui obéir en toute chose...

 

Le lendemain, à midi, il se fait servir à déjeuner près du lit de l'Impératrice par les femmes de son service. Et, dans la journée, il dit à un de ses généraux : Mon cher, épousez une Allemande. Ce sont les meilleures femmes du monde, douces, bonnes, naïves et fraîches comme des roses. Pense-t-il qu'on va s'étonner qu'il ait pris autant au sérieux le mariage par procuration et n'ait point attendu les cérémonies qui vont suivre ? En ce cas, il a sa justification prête : Henri IV, dit-il, en a fait de même, et cela répond à tout.

 

Je n'ai pas peur de Napoléon, dit Marie-Louise à Metternich trois mois après son mariage, mais je commence à croire qu'il a peur de moi.

Ces trois mois auraient donc suffi amplement pour dissiper cette terrible angoisse qui, de Vienne à Compiègne, l'avait étreinte au point de troubler toutes ses fonctions physiques, et pour changer entièrement les rôles. Mais comment l'admettre ? Il aurait peur, lui, d'une fille de dix-huit ans qu'il a prise sans façon, à la hussarde, le soir même où elle est arrivée et en passant toutes les cérémonies d'État et d'Église ? Sans doute : ç'a été là le mouvement impulsif, et plus il y a, au fond de lui, de timidité et d'embarras, plus il est porté à se montrer brutal. Ce n'est pas tant la femme qu'il a voulu posséder que ce que représentait la femme. Les sens entraient pour assez peu dans son désir ; mais ce désir était chauffé par son ambition tout entière. Avoir cette femme, c'était l'impossible, l'irréalisable, et c'est pour cela qu'il s'est emparé d'elle tout de suite, dès qu'il l'a tenue, comme s'il craignait qu'elle ne lui échappait. C'est ainsi qu'il a fait en d'autres circonstances, au Caire et à Varsovie, où il ne s'agissait pas d'une telle épousée, où le désir n'était que physique.

Mais presque aussitôt après, la réaction s'opère. La femme qu'il a prise, à son tour s'empare de lui. Les sens qui d'abord ne jouaient presque aucun rôle, dominent à présent. Il veut être aimé, craint de ne point l'être ou de ne pas paraitre tel.

Il ne se contente plus de la chair qu'il a conquise et qu'il détient ; il veut l'esprit aussi et que cette femme avoue, proclame qu'elle est heureuse par lui. Aux Tuileries, un matin, il fait venir Metternich et l'enferme avec l'Impératrice ; au bout d'une heure, il rouvre la porte en riant : Eh bien ! dit-il, avez-vous bien causé ? L'Impératrice a-t-elle dit bien du mal de moi ? A-t-elle ri ou pleuré ? Je ne vous en demande pas compte. Ce sont vos secrets à vous deux. Ce qui ne l'empêche pas, dès le lendemain, d'interroger Metternich et, comme l'autre se défend de répondre, sur la parole même que l'Empereur a donnée : L'Impératrice n'a pas une plainte à formuler ; j'espère que vous le direz à votre Empereur et qu'il vous croira plus que d'autres.

En vérité, en prenant ainsi ses témoins, en rompant ainsi pour eux la clôture, ce n'est point l'empereur François qu'il entend rassurer, c'est lui-même. Il veut se convaincre que sa femme s'est donnée tout entière à lui, qu'elle ne garde point d'arrière-pensée, qu'elle se plaît à la vie très bourgeoise, comme il dit, qu'il lui fait mener ; que, par suite, il trouvera près d'elle le bonheur domestique auquel il aspire.

Cette femme, pourtant, dès sa petite enfance, a subi et partagé contre lui l'animadversion ambiante. Sa maman lui a conté, quand elle avait six ans, que Monsignore Buonaparte, le Corsicain, s'est sauvé d'Égypte, désertant son armée, et qu'il s'est fait Turc. Elle a cru formellement qu'il battait ses ministres, qu'il avait tué de sa main deux de ses généraux. L'année même qui a précédé son mariage — cette année qui a vu Eckmuld, Vienne bombardée, Essling et Wagram — elle l'a tenue pour la dernière que le monde dût vivre, et c'était Napoléon l'Antichrist. La colère me dévorerait, écrivait-elle après Znaïm, si je devais dîner avec un de ses maréchaux. Lorsque le divorce a éclaté, elle n'a point admis un instant qu'il pût être question d'elle. Papa, disait-elle, est trop bon pour me contraindre sur un point d'une telle importance. Elle plaignait seulement la pauvre princesse qu'il choisirait, car elle était sûre que ce ne serait point elle qui deviendrait la victime de la politique. Quand la nouvelle de son mariage a pris corps : Priez pour moi, écrivait-elle à une amie d'enfance. Et elle ajoutait : Je suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l'État. On lui demanda son avis, mais pour la forme. Les archiduchesses n'ont d'opinion que celle de leur père. Elle se résigna ; mais Napoléon n'en devait pas moins apparaitre à son imagination pareil à l'ogre des contes de fées. Qu'on y pense : l'homme de la Révolution, celui qui quatre fois avait terrassé, démembré son pays ; qui deux fois était entré à Vienne en conquérant ; qui avait contraint son père l'empereur, la Sacrée Majesté Impériale ! à venir à son bivouac mendier la paix, tous ses sentiments d'aristocrate et de patriote, de princesse et de fille, ce qui est le plus sacré dans l'âme humaine et ce qui est le plus vibrant dans l'orgueil aristocratique, devait le lui faire détester.

Mais dés qu'il l'a épousée, on ne sait trop si elle y pense, tant l'éducation qu'elle a reçue l'a faite pareille à un automate, tant le cerveau étroit sécrète peu d'idées ; tant le tempérament chez elle, dès les premiers jours, s'éveille et prend le dessus. On se demande si Napoléon n'a point raison lorsqu'il semble croire que si Marie-Louise avait éprouvé quelque répugnance contre son mariage, t'eût été purement au physique. On lui avait toujours dit, raconte-t-il, que Berthier était, pour la figure et l'âge, mon exacte ressemblance. Elle laissa échapper qu'elle y trouvait une heureuse différence. Tout le passé est-il donc lavé et effacé par ce fait que cette archiduchesse est devenue physiquement sa femme, que physiquement le mari ne lui a point déplu ? Qui sait ? Si invraisemblable que la chose paraisse, avec Marie-Louise, elle est probablement vraie.

Aussi, Napoléon tient-il à lui prouver qu'il est et qu'il demeure bon mari. Il a cessé, dès le Consulat, de faire chambre commune avec Joséphine, prétextant ses occupations et son travail ; en réalité, pour assurer sa liberté. Si Marie-Louise l'exigeait, il se remettrait à l'attache, car, dit-il, c'est le véritable apanage, le vrai droit d'une femme ; mais tandis que lui, frileux dans les appartements, y fait entretenir du feu presque été comme hiver, elle, élevée à la dure dans ces immenses, glacials palais des environs de Vienne, ne peut supporter la chaleur. Souvent, avec des tendresses de jeune mari, il lui dit : Louise, couche chez moi, et elle, avec son accent dur d'Allemagne, répond : Il y fait trop chaud. Lorsque, descendant dans la chambre de sa femme, il ordonne qu'on allume le feu, l'Impératrice, survenant, prescrit qu'on l'éteigne et, comme Sa Majesté est chez elle, les femmes rouges obéissent et l'Empereur, qui a froid, s'en va.

Cela lui donnerait des facilités pour être infidèle, mais il n'y pense guère, ou, s'il y pense, il se cache comme un débiteur qui ferait banqueroute. Sans doute, en 1811, il a l'air de faire quelque attention à la princesse Aldobrandini-Borghèse, Mlle de La Rochefoucauld, qu'il a mariée avec 800.000 francs de dot au beau-frère de Pauline, et qu'il vient de nommer dame du Palais. Mais c'est seulement la jeunesse, l'entrain et l'élégance de cette jeune femme qui le frappent. — Au moins on peut le croire. — Il parait aussi se ménager la duchesse de Montebello, dame d'honneur de l'Impératrice, et l'on en fait scandale dans les correspondances privées, mais rien n'est moins sûr, et, de fait, la duchesse ne semble guère l'avoir en gré. Ce qu'il se permet, ce sont en réalité des aventures tout obscures, soigneusement dissimulées et dont personne ne parle parce que personne ne les connait. A Caen, pendant le voyage de Normandie, une rencontre — est-ce bien la première ? — avec Mme Pellapra, femme du receveur général du Calvados, le Pellapra du procès Teste-Cubières. Il la retrouvera à Lyon en 1815, au retour de l'île d'Elbe, et alors les pamphlétaires saliront à l'envi Mme Ventreplat. A Saint-Cloud une passade avec une certaine Lise B..., la pareille des lectrices de jadis, une petite que sa mère a élevée pour cela, qui a tous les talents qu'il faut, chant, danse et le reste. La mère est remariée à un chef d'escadron, aide de camp du général Loison, gouverneur de Saint-Cloud, et comme telle, bien que n'habitant point le palais, elle y a ses entrées. C'est ainsi qu'elle propose sa fille, espérant une grande fortune pour son second mari et bien de l'argent pour elle. On la cherche ; on l'amène ; l'Empereur la demande trois ou quatre fois, puis c'est fini. Voyez ma pauvre Lise, dit alors la mère, comme elle a le teint échauffé ! C'est le chagrin de se voir négligée, la chère enfant ! que vous seriez bon si vous pouviez la faire demander ! Mais à aucun prix Napoléon ne veut s'embarquer dans une liaison et malgré les œillades passionnées que lui lance la petite à la chapelle de Saint-Cloud, il se tient coi. Peut-être l'aime-t-elle, celle-là. Qui sait ? Mais que pèse-t-elle, la pauvre enfant, près d'une archiduchesse !

Sa fidélité est à ce point authentique, qu'il laisse, à présent, voir à tout venant à petit appartement qui, à Compiègne, ouvrant par une porte masquée sur le corridor où sont les chambres des dames invitées, communique avec son appartement par un escalier dérobé et qui, jadis, recevait les visiteuses de bonne volonté.

Il fait mieux : il sait ou croit savoir que Marie-Louise peut prendre ombrage de ses visites à Malmaison et de ses visites rue de la Victoire. Celles-ci demeurent à ce point mystérieuses, que nul pour ainsi dire n'en a connaissance. Celles-là, moins fréquentes d'année en année, à mesure que Joséphine lui donne, par sa conduite, plus de motifs d'être mécontent sont aussi secrètes, et il a soin de recommander aux officiers de n'en point parler : Cela, dit-il, ferait de la peine à ma femme.

L'âge survenant, — car il a passé la quarantaine — a pu éteindre certaines ardeurs. De plus, sa jeune femme avec sa peau fraîche, son corps laiteux de Viennoise amoureuse et naïve, lui plait physiquement, — beaucoup trop, dit Corvisart. La fidélité s'explique ; mais c'est toute sa vie qu'il change. De son adolescence pauvre, solitaire et mélancolique, il est resté, comprimé en lui, très tard, un goût pour les jeux de main, les gamineries bruyantes et actives. Cela n'est point sorti en son temps et se fait issue. Avec les dix-huit ans de Marie-Louise, par là, ses quarante et un ans se trouvent appariés : il est plus enfant qu'elle, avec une sorte de passion pour des amusements de collégien. Le voici à cheval qui la poursuit en courant par les parterres de Saint-Cloud. Le cheval butte, le cavalier tombe et se relève en riant et en criant : Casse-cou ! Le voici, reprenant des parties de barres de Malmaison, jouant au ballon ou à cache-cache. A la vie cloîtrée préparée pour elle, et qu'elle a toute acceptée, elle n'a proposé qu'un amendement : elle a voulu monter à cheval, fantaisie d'usage pour les princesses de Lorraine, dés qu'elles sont libres de la tutelle maternelle. Marie-Antoinette a fait de même, et l'on se rappelle les objurgations de Marie-Thérèse. Napoléon ne veut point laisser à un autre le soin de faire le maitre de manège. C'est lui qui met l'Impératrice en selle et, tenant le cheval par la bride, il court à côté. Lorsque l'écolière a trouvé à peu près son assiette, chaque matin, après déjeuner, il se fait amener un de ses chevaux, l'enfourche sans prendre le temps de passer ses bottes et, dans la grande allée, où, tous les dix pas, un homme d'écurie est de planton pour parer à toute chute, il chevauche près de sa femme, en bas de soie, s'amusant dans Ies temps de galop aux cris qu'elle pousse, excitant les chevaux pour les faire courir, tombant lui-même plus souvent qu'il ne voudrait. Le soir, en petit comité, il met en train les petits jeux ; c'est le temps où ils fleurissent : le Furet du Bois joli, les Ciseaux croisés, Colin-Maillard sous toutes ses formes, les jeux à pénitences dont on fait des volumes. Il y joue comme les autres, mais avec une médiocre patience et sans se soumettre à devenir, au gré des dames, Pont d'Amour, Cheval d'Aristote, Roi de Maroc ou Portier du Couvent.

Marie-Louise, jusque-là, n'avait qu'un talent de société dont elle était fière : c'était de remuer son oreille sans bouger aucun muscle de sa face. Talent insuffisant. A présent, elle joue au billard, pour lequel elle s'est prise de passion, et provoque l'Empereur, qui s'en tire si mal que, pour se trouver de force, il demande des leçons à un de ses chambellans.

Et toujours, qu'elle veuille dessiner le profil de son mari — lequel se prête à poser pour elle quand il ne le fait pour aucun peintre ; — qu'elle s'asseye à son piano et joue pour lui des sonates à l'allemande qu'il goûte peu, ou qu'elle lui montre ses ouvrages, le baudrier ou le ceinturon qu'elle lui brode — que brode plutôt la maitresse de broderie, Mme Rousseau — il est là attentif, occupé d'elle, cherchant à l'égayer, à l'amuser, sa bonne Louise-Marie, et de son tutoiement bourgeois il étonne cette Cour à présent collet-monté, où les maris du faubourg Saint-Germain se gardent de tutoyer leurs femmes.

Ces habitudes-là ne sont point pour choquer Marie-Louise. Elle s'y fait vite, rendant à son mari tutoiement pour tutoiement, donnant des petits surnoms d'amitié à ses belles-sœurs, appelant sa belle-mère maman, mais c'est à une condition : que son mari ne la quitte point et qu'il soit à ses ordres. Et il s'y met.

Lui qui, jusqu'ici, a réglé son existence sur ses occupations, il est contraint à présent de concilier — parfois de sacrifier ses occupations aux goûts, aux désirs, parfois aux caprices de sa femme. Il avait l'habitude de déjeuner seul, rapidement, sur un coin de table, lorsque ses affaires lui permettaient d'y penser. Maintenant — au moins pendant les années 1810 et 1811, car après il se libère — c'est un gros déjeuner à heure fixe avec sa femme, un déjeuner où l'on sert un potage, trois entrées, un rôti, deux entremets, quatre hors-d'œuvre de cuisine et un dessert complet, au lieu de quatre plats que jusque là on lui avait présentés.

Dans les voyages — et, de 1810 à 1812, il y a cinq grands voyages en Normandie, en Belgique, en Hollande, sur le Rhin et à Dresde —, ce n'est point elle, comme jadis Joséphine, qui attend l'Empereur, c'est l'Empereur qui l'attend. Elle n'est jamais prête ni pour la chasse, ni pour les réceptions, ni pour le spectacle, et il monte patiemment la garde, se contentant, comme à Fontainebleau. de chantonner en fouettant avec sa cravache le sable de la cour.

Elle n'admet point qu'il s'éloigne, et il ne s'éloigne point, quelque nécessité qu'il y ait qu'il aille en Espagne prendre lui-même le commandement de ses armées. Chaque jour, il voudrait partir. Ses équipages sont tout prêts, à la frontière. Ils y resteront jusqu'aux derniers jours.

Il aimait à la chasse les longues randonnées, les courses à l'aventure, à toute bride, à perdre haleine, qui, après le travail assidu et prolongé, activaient son sang. A présent, comme elle entend suivre toutes les chasses, qu'elle ne veut point se désheurer et qu'il faut être rentré pour les repas — sa grande affaire — il ne chasse plus, il se promène de façon que les calèches puissent suivre et que le dîner ne refroidisse point.

Il n'est point seulement un mari fidèle, mais un mari galant, un mari amoureux et qui guette les occasions d'être agréable. Qu'il soit généreux, qu'il offre à sa femme, aux étrennes, une parure de rubis du Brésil de 400.000 francs quand elle en souhaiterait une de 46.000 ; qu'il lui donne après ses couches ce collier de perles de huit rangs, contenant 816 perles et coûtant 500.000 francs qu'on volera à Blois, cela n'est qu'impérial ;. mais, ce qui montre l'amant dans le mari, ce sont ces bracelets avec des dates, des noms en pierres de couleurs ou en diamants, ces bonbonnières, ces médaillons où, sous toutes formes, Napoléon s'ingénie à placer son effigie. Et n'est-ce point elle qui proclame cet amour quand elle fait, par Nitot, entourer son portrait à elle de perles fines et de pierres de couleur formant ces mots : LOUISE, JE T'AIME, et qu'elle fait poser ce médaillon à l'écritoire de son mari ?

S'il ne l'aimait point comme il fait, il ne prendrait pas ombrage de la moindre phrase de journal, du moindre vers qui le présente en berger amoureux. Dès qu'il voit imprimé quelque mot qui lui semble violer l'intimité de sa pensée, vite, au ministre de la Police, une lettre fulminante où il ne conteste point qu'il aime, mais où il défend qu'on le dise.

Pour s'attirer la tendresse de sa femme, il s'ingénie aux attentions pour sa famille : à l'empereur François, c'est à chaque instant des cadeaux de livres et de gravures ; à l'impératrice Maria-Ludovica d'Este, des toilettes ; aux archiduchesses et aux archiducs, des livres, des meubles, des robes, des armes, des bijoux. Il ne s'agit point ici des présents de Marie-Louise, laquelle expédie par chaque courrier des monceaux d'effets, mais de ceux de Napoléon lui-même. En une seule fois, après l'entrevue de Dresde où l'Impératrice d'Autriche a littéralement dévalisé la garde-robe de sa belle-fille, on expédie aux frais de l'Empereur, à sa belle-famille, huit nécessaires, dont un de 28.000 francs, deux montres d'or, neuf schalls, trente et une robes en pièces, vingt-six autres robes confectionnées, trente-deux chapeaux, toques et casques : des objets pour 122.642 fr. 70.

Point de chatterie qu'il n'ait à sa Cour pour le grand-duc de Wurtzbourg, l'oncle de sa femme, pour Metternich, pour Schwartzemberg, pour quiconque est Autrichien. Il les gorge de diamants, c'est lui qui le dit, et rien n'est plus vrai.

La preuve la meilleure encore qu'il donne de son amour, c'est que, tout jaloux qu'il est, il n'ose gronder. La méfiance en lui est demeurée entière, malgré le temps qui s'est écoulé, l'amour qu'on lui témoigne et les précautions par lesquelles sa sécurité devrait être assurée et qu'il a toutes maintenues. En voici la preuve : lorsque, devant la nécessité de la guerre en Russie, il est obligé de quitter sa femme, par chaque courrier, il se fait adresser un rapport circonstancié sur les promenades qu'elle a faites, les visites qu'elle a reçues, la façon dont elle a occupé ses soirées ; et ce rapport est rédigé par un subalterne qui emploie du papier à chandelle, qui écrit Vildavre pour Ville-d'Avray ; et sur cet ignoble papier, en face de notes informes, lui, si méticuleux en matière de protocole, met de sa main, des signes d'interrogation et de rappel. Voilà donc l'homme, et nulle preuve ne saurait être plus démonstrative, non de sa jalousie, mais de sa continuelle attention. Et pourtant, si quelque chose en la conduite de sa femme lui déplaît, il se contraint, il n'ose la reprendre en face ; il s'ingénie à trouver un intermédiaire qui porte ses plaintes. L'Impératrice, se promenant dans le parc de Saint-Cloud avec Mme de Montebello, s'est laissé présenter par la duchesse un de ses parents auquel elle a parlé. Le lendemain, au lever, l'Empereur retient l'ambassadeur d'Autriche, lui raconte l'histoire, et comme Metternich s'excuse de ne point comprendre où va la confidence : C'est, lui dit Napoléon, que je désire que vous parliez du fait à l'Impératrice. Comme l'autre refuse, il insiste : L'Impératrice est jeune, dit-il, elle pourrait croire que je veux faire le mari morose. Ce que vous lui direz fera plus d'impression sur elle que ce que je pourrais lui dire.

Il y a plus : s'il est une maîtresse que Napoléon ait aimée, l'unique, pourrait-on dire, qui ait occupé sa pensée, c'est le pouvoir. Et ce pouvoir si ardemment refuse à Joséphine que, pour un mot où elle semble parler de politique, il lui inflige, par le Moniteur, le plus cruel des désaveux ; ce pouvoir dont Napoléon est jaloux à ce point que, ni à ses plus vieux conseillers ; ni à ses frères, ni à qui que ce soit au monde, il n'a consenti à en abandonner l'ombre seulement ; en 1813, aux heures les plus périlleuses pour sou empire, il le partage avec sa femme. Il établit solennellement Marie-Louise Régente de l'Empire : Impératrice, Reine et Régente !

Sans doute, l'abandon est plus apparent que réel ; — sans doute nulle décision grave ne doit être prise sans qu'il intervienne ; sans doute, en Russie, il a eu la sensation du désastre, l'impression qu'il pouvait y rester, et, au retour, se lançant en des risques plus grands encore, il a prétendu assurer, pour le cas où il disparaîtrait, la transmission de sa couronne, mais encore fallait-il se dépouiller, et il l'a fait. A présent, les décrets sont rendus, au nom de l'Empereur, par l'Impératrice ; par l'Impératrice, les grâces sont accordées, les nominations signées, les proclamations lancées. A présent, plus de ces Bulletins par lesquels, depuis 1800, le maitre faisait partout entendre sa parole, annonçait et commentait ses victoires, distribuait la gloire et rendait ses comptes de conquêtes ; c'est Sa Majesté l'Impératrice, Reine et Régente qui a reçu de l'armée telles ou telles nouvelles. Les conscrits de l'année funeste ce sont ses conscrits à elle : les Marie-Louise, comme le peuple les appelle.

Du haut en bas de l'échelle gouvernementale, les faiblesses se manifestent, les défections se préparent, les trahisons s'accomplissent. Il n'est plus là. Son nom même a disparu. Ce nom de Marie-Louise, on ne le craint point. Il ne dit rien au peuple, il ne signifie rien. Mais Napoléon n'en veut point démordre : il s'applaudit de ce qu'il a établi. Sa femme en sait, à elle seule, plus que Cambacérès, plus que tous les Bonaparte réunis. Plus la catastrophe est proche, plus le péril est imminent, plus il s'attache à cette pensée que elle, elle seule, sauvera tout.

Et par hasard — car de son départ de Paris, et de la capitulation, et du reste, elle n'est pas responsable — par hasard, c'est par elle que tout est perdu. Il lui écrit une lettre en clair, non chiffrée, où il indique le mouvement suprême qu'il va tenter contre les armées alliées. Cette lettre tombe aux mains des coureurs de Blücher, et Blücher s'empresse de la mettre, décachetée, aux pieds de la fille auguste de Sa Majesté l'Empereur d'Autriche.