NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

XI. — STÉPHANIE DE BEAUHARNAIS.

 

 

Dès avant Austerlitz, Napoléon a résolu d'établir entre sa maison et les maisons souveraines d'Allemagne un réseau d'alliances familiales qui doublent et resserrent les alliances politiques. Il croit fermement que son système ne sera établi en Europe que lorsque le sang des Napoléonides sera intimement mêlé au sang des vieilles dynasties. Ne se tenant pas lui-même pour mariable, il mobilise autour de lui tout ce qui est nubile, filles et garçons, afin de nouer les seuls liens auxquels il attache une valeur, parce qu'ils lui paraissent au-dessus des hasards de la fortune politique, et que, suivant lui, ils obligent les princes et les engagent en leur chair.

C'est d'abord, au retour de la campagne, le mariage d'Eugène de Beauharnais avec la princesse Auguste de Bavière. Elle était fiancée au prince de Bade, mais il n'importe. Donnant de sa main un mari à la princesse Auguste, Napoléon saura bien trouver une femme pour le prince de Bade. Pour celui-ci, c'est encore une Beauharnais qu'il choisit : Stéphanie-Louise-Adrienne de Beauharnais, fille de Claude de Beauharnais, comte des Roches-Baritaud et de sa première femme, Adrienne de Lezay Marnésia, cousine tout juste au sixième degré d'Hortense et d'Eugène. Elle est née à Paris le 26 août 1789, est restée orpheline dès l'âge de quatre ans, et, après avoir traversé le couvent de Panthemont, a été recueillie par une amie de sa mère, une certaine lady de Bath, qui, après la fermeture des couvents, a confié sa pupill2 à deux anciennes religieuses de Panthemont, Mmes de Trélissac et de Sabatier, qui l'ont emmenée dans leur pays, d'abord à Castelsarrasin, puis à Périgueux et peut-être à Montauban. Sa grand'mère paternelle, Fanny de Beauharnais, s'occupe de Cubières, de petits vers et de galanterie. Son père est émigré. Son grand-père, le marquis de Marnésia, voyage en Pennsylvanie. Sans Lady de Bath, l'enfant serait à la charité publique. Un jour en Fan XIII, Joséphine parle devant son mari de cette petite cousine. Bonaparte, si susceptible sur ce qui est famille, s'indigne que sa femme laisse quelqu'un de son nom à la charge d'une étrangère, d'une Anglaise ! II expédie un courrier avec ordre de ramener l'enfant. Les religieuses résistent, mais un nouveau courrier apporte au préfet, M. Bailly, l'injonction de s'emparer de Stéphanie au nom de la loi. Il faut obéir ; ce n'est pas sans pleurs et sans effroi. Aussitôt arrivée, l'enfant est placée chez Mme Campan. Joséphine et Hortense s'occupent d'elle à l'occasion ; mais elle n'est de rien, et semble destinée à un mariage tel que celui qu'on a ménagé à sa cousine Émilie de Beauharnais, Mme Lavallette.

Eugène marié, il faut pourvoir le prince de Bade : Napoléon songe d'abord à une autre pupille de Joséphine, sa nièce, Stéphanie Tascher, puis se rabat à Stéphanie de Beauharnais. Le mariage, définitivement arrêté par lui à son passage à Carlsruhe le 20 janvier 1806, est confirmé par un traité signé à Paris le 17 février.

Stéphanie avait alors dix-sept ans, une figure agréable, de l'esprit naturel, de la gaîté, même un peu d'enfantillage qui lui allait bien, un son de voix charmant, un joli teint, des yeux bleus animés et des cheveux d'un beau blond. Amenée de sa pension aux Tuileries, installée dans un appartement voisin de celui de l'Impératrice, elle fut tout de suite la joie et la gaité du palais. Vive, piquante, plaisante, amusant de ses enfances les mornes salons, n'ayant devant l'Empereur nulle timidité et forçant plutôt les espiègleries en sa présence, elle le change, elle le distrait, elle l'amuse, elle lui plait ; elle n'est pas longue à s'en apercevoir et en prend d'autant plus d'aplomb. C'est comme un intermède, non pas d'amour, mais de coquetterie de la part de Stéphanie et de flirt de la part de Napoléon. Peut-être souhaiterait-il aller plus loin, mais la petite personne ne veut que s'amuser, tirer le meilleur parti de sa position et ne se soucie point de se compromettre. Elle sent fort bien que ce ne peut être Mlle de Beauharnais qu'épousera le prince de Bade, mais une Napoléonide : seulement à quel titre, de quelle façon, avec quels honneurs entrera-t-elle dans la famille ? Tout cela dépend de l'Empereur et uniquement de lui, et, par suite il s'agit de savoir jusqu'où pourra bien le mener le petit désir qu'elle lui a inspiré.

La lutte, pour Stéphanie, n'est point avec Joséphine, qui, si sa jalousie commence à s'éveiller, se tient contente encore d'avoir fourni cette princesse, mais avec les sœurs de Napoléon, qui n'ont nul désir de céder leur rang. Elles le défendent, surtout Caroline Murat, avec une extrême âpreté et ne ménagent point la petite ; mais celle-ci riposte en riant à belles dents, et moins les idées plaisantes qu'elle trouve que les dents qu'elle montre lui assurent l'avantage. Caroline exaspérée, en arrive aux insolences. Un soir qu'on attend l'Empereur, Stéphanie s'est assise sur un pliant : la princesse Caroline lui fait donner l'ordre de se lever, attendu qu'on ne doit pas s'asseoir devant les Princesses Sœurs de Sa Majesté. Stéphanie se lève mais elle ne rit plus ; elle pleure à chaudes larmes. Juste l'Empereur entre et remarquant ses pleurs qui, peut-être, lui vont aussi bien que son rire, il s'informe. Ce n'est que cela ? dit-il : eh bien ! assieds-toi sur mes genoux, tu ne gêneras personne. Si l'anecdote n'est point authentique, ce qui lui donne au moins l'air d'être telle, c'est, le lendemain de l'arrivée du prince de Bade, cette note au registre du Grand-Maître des cérémonies : Notre intention étant que la princesse Stéphanie-Napoléon, Notre fille, jouisse de toutes les prérogatives dues à son rang, dans tous les cercles, files et à table, elle se placera à Nos rotés, et, dans le cas où Nous ne Nous y trouverions pas, elle sera placée à la droite de l'Impératrice. Donc, c'est le pas sur Julie, qui va être reine, sur Hortense, sur toutes les sœurs et belles-sœurs de l'Empereur, même sur la princesse Auguste, femme du fils adoptif.

Et le lendemain, message au Sénat annonçant à la fois l'adoption de la princesse Stéphanie-Napoléon et. son mariage ; ordre aux grands corps de l'État d'envoyer des députations, et, dans la députation du Sénat, figure, comme sénateur, Claude de Beauharnais, le père même de la Princesse. Cet ancien émigré, sénateur dès l'an XII (25.000 francs de traitement), va être récompensé d'avoir eu cette aimable fille par le don de la Sénatorerie d'Amiens (25.000 francs de revenu), en attendant 25,882 francs de dotation en 1807, sans parler, en 1810, de la charge de Chevalier d'honneur de Marie-Louise (30.000 francs par an) et de 200.000 francs de don manuel le 22 septembre 1807.

Mais qu'est-ce que cela prés de ce que l'Empereur fait pour Stéphanie Lui-même s'inquiète des robes qu'il lui donne et du trousseau qu'il lui commande, de la robe longue en tulle brodé or et pierres qui coûte 2,400 francs, des douze robes que fournit Lenormand à 1.900, 1.800 et 1.200 francs ; il fait prendre chez Leroy pour 45.178 fr. 96 de modes et d'affiquets ; chez Roux-Montagnat, pour 2.574 francs de fleurs artificielles. Il donne une dot de quinze cent mille francs ; il donne une admirable parure de diamants, des bijoux en quantité et, pour argent de poche, il fait remettre à la demoiselle mille louis de sa petite cassette.

Au mariage civil, au mariage religieux surtout, toute la pompe imaginable, toutes les ressources des cortèges impériaux, tout le déroulement des splendeurs souveraines. Napoléon ne pourrait rien faire de plus pour une fille à lui. Et la fête n'est point contenue dans le palais : elle déborde dans la ville, illuminée par le feu d'artifice tiré sur la place de la Concorde. Mais, les dernières fusées éteintes, les dernières notes du concert envolées, le cercle congédié, lorsque l'Empereur et l'Impératrice ont reconduit, selon l'usage, les deux époux, impossible de décider Stéphanie à recevoir son mari dans son appartement. Elle crie, elle pleure, elle exige qu'on laisse coucher dans sa chambre son amie de pension, Mlle Nelly Bourjolly. On part pour Malmaison : même musique. Quelqu'un dit au prince de Bade que cette répugnance de la princesse tient à la façon dont il se coiffe, qu'elle a horreur des coiffures à queue. Il se fait aussitôt couper les cheveux à la Titus, mais, dés qu'il apparait, Stéphanie éclate de rire et lui déclare qu'elle le trouve encore plus laid. Chaque soir, le prince vient, prie, supplie, n'obtient rien, et finit, de lassitude, par s'endormir sur un fauteuil. Au matin. il va se plaindre à l'Impératrice, et Napoléon en souriant surveille ce manège, qui est la fable du Château. Que l'Empereur y prenne quelque plaisir et qu'il n'en veuille point à Stéphanie, il en donne une bonne preuve : c'est la grande fête qu'il ordonne aux Tuileries en l'honneur du mariage : le premier grand bal, où non seulement toute la Cour, mais toute la Ville est invitée — deux mille cinq cents personnes. On n'a rien vu de pareil aux deux quadrilles que conduisent la princesse Louis et la princesse Caroline, l'un dans la galerie de Diane, l'autre dans la salle des Maréchaux ; rien de pareil aux buffets avec les cent grosses pièces, les soixante entrées, les soixante plats de rôts, les deux cents entremets, où l'on boit mille bouteilles de vin de Beaune, cent de Champagne, cent de Bordeaux, cent de vin de dessert. Mais au retour Stéphanie n'est pas plus tendre.

Il faut que la politique s'en mêle pour que Napoléon se décide à intervenir ; les coquetteries de Mlle de Beauharnais l'ont amusé, il en a taquiné sa femme et s'est même laissé aller plus loin qu'il n'eût voulu, en accordant à la jeune fille un rang disproportionné, en entourant son mariage de cet éclat inattendu. Mais il voit que le prince de Bade s'inquiète, et, au moment où la guerre devient imminente avec la Prusse, il convient de ménager tous ces princes allemands qui peuvent être des auxiliaires ou tout au moins des renseigneurs. D'ailleurs, à quoi le mènerait cette amourette, qui n'est ni de sa dignité, ni de son lige, ni de son tempérament ? De même qu'il n'a point eu la pensée de faire épouser ses restes au prince de Bade et que sûrement il a respecté Stéphanie avant qu'elle fût mariée, il ne saurait s'affubler pour maitresse de cette princesse héréditaire qui déjà porte beau, superbement enorgueillie qu'elle est par l'adoption. Elle devient gênante à Paris, elle peut être utile à Carlsruhe, ne serait-ce que pour balancer l'influence de la margrave Louis et de toute cette petite cour hostile à la France.

Napoléon prend à peine le temps d'éclaircir certaine histoire de lettres interceptées qui montrent assez quels mauvais procédés attendent sa fille adoptive, et avant même d'avoir obtenu satisfaction, il presse le départ. Stéphanie s'en va désespérée, bien qu'elle emmène avec elle trois de ses amies de pension, Mlle de Mackau, Mlle Bourjolly et Mlle Gruau. A peine arrivée dans les états de son beau-père, elle écrit à l'Empereur : Sire, tous les jours, quand je suis rendue à moi-même, je pense à vous, à l'Impératrice, à tout ce que j'ai de plus cher. Je me transporte en France, je me crois près de vous et je trouve du plaisir encore à m'occuper de mon chagrin. Napoléon répond avec certaine sévérité, sur le ton du conseil, sans nulle formule paternelle, sans nulle expression d'affection tendre : Carlsruhe est un beau séjour... Soyez agréable à l'Electeur, il est votre père... Aimez votre mari, qui le mérite par tout l'attachement qu'il vous porte. Lorsqu'elle lui a répondu de façon à le contenter, qu'elle se plait à Carlsruhe, il s'adoucit, l'appelle sa fille, mais revient aux règles de conduite, y insiste encore. Il ne se rend tout à fait aimable que lorsque le Prince héréditaire lui a demandé à faire avec lui la campagne qui va s'ouvrir et du même coup lui a annoncé la grossesse de Stéphanie. Je n'apprends que de bonnes nouvelles de vous, écrit-il. Continuez donc à être sage et bonne pour tout le monde. Et il lui envoie deux beaux chevaux de ses écuries, il l'autorise à venir à Mayence rejoindre l'Impératrice et Hortense pendant que son mari suivra l'armée. Désormais, dans les lettres qu'il écrit à Joséphine, Napoléon manque rarement de donner un souvenir à Stéphanie ; mais c'est en passant, parce qu'il sait qu'elle est là, sans nulle intention de coquetterie.

En 1807, Stéphanie est invitée ainsi que son mari aux fêtes données à l'occasion du mariage de Jérôme avec Catherine de Wurtemberg et elle s'empresse de venir à Paris. Mais, si elle a conservé quelque prétention sur le cœur de Napoléon, si elle a gardé quelque illusion sur cette adoption qui date à peine d'une année, sur le rang exceptionnel qui lui a été solennellement attribué, quelle déception ! A présent la place qui lui est assignée est la dernière du côté des princesses ; c'est à peine, et comme par grâce, qu'elle figure dans la Famille Impériale. Elle n'est plus qu'une princesse de la Confédération germanique, et, comme telle, s'il se trouvait là des reines allemandes, celles-ci prendraient le pas. C'est par faveur qu'on lui donne un pliant, tandis que les princesses de la Famille ont des chaises. D'abord, elle ne semble pas s'apercevoir de sa déchéance et elle prend plaisir à se laisser courtiser par Jérôme, le nouveau roi de Westphalie ; mais sa tante lui fait des observations, la situation lui apparait telle qu'elle est ; elle se rend compte qu'elle ne peut affermir sa position qu'en s'attachant à son mari, et elle le rend si amoureux qu'il en devient insupportable de jalousie.

Au moins, contre tous ses parents coalisés, la défendra-t-il en 1814, lorsque, l'Empereur tombé, on voudra exiger qu'il la répudie. qu'il fasse sortir de la maison de Zæhringen cet importun témoin des serments abolis, dont la seule présence rappelle des bienfaits dont il plaît d'oublier l'auteur ? Mais n'est-ce pas aussi pour cela que, à trente-deux ans, cet homme, de la santé la plus vigoureuse, tombe brusquement malade, traille une année, finit par mourir dans d'étranges souffrances, en 1818 ?

Et Stéphanie n'a pu, dans tous ses enfants, conserver un fils ! Quand elle perd le second ou qu'elle le croit mort, elle jette vers l'Empereur ce cri désespéré : J'étais trop heureuse de pouvoir dire à Votre Majesté que j'avais un fils, lui demander de l'aimer, de le protéger ; un fils me faisait oublier bien des chagrins et était bien nécessaire à ma position dont les devoirs sont quelquefois difficiles... J'ai dû renoncer à toutes mes espérances !... C'est chez elle un deuil profond, devant cette fatalité qui s'acharne à ses fils, qui ne lui laisse que des filles, qui enlève à sa race, frappée à cause d'elle d'une stérilité politique, l'hérédité du trône.

Or, dix ans après la mort du Grand-Duc, le 26 mai 1828, entre quatre et cinq heures du soir, sur le marché au suif de Nuremberg, un bourgeois rencontre un jeune homme de seize à dix-sept ans qui récite une ou deux phrases de bas-allemand : les pieds de ce jeune garçon n'ont jamais marché, ses yeux n'ont jamais vu la lumière du soleil, son estomac ne peut supporter aucune nourriture animale : c'est un être dont les organes n'ont pu être ainsi atrophiés que si, dès sa prime enfance, il a été séquestré dans l'obscurité. Stéphanie, la première, calcule, raisonne, rapproche les dates : elle arrive à être convaincue que le mystérieux inconnu de Nuremberg, celui auquel on a donné le nom de Gaspard Hauser, est son fils — son fils auquel on a substitué un enfant mort, et qui, victime de la haine de la margrave Louis et de l'ambition de la comtesse de Hochberg, a, seize années durant, expié dans la nuit le crime d'avoir pour mère une Napoléonide. Mais que peut Stéphanie ?

Ses ennemies ont triomphé : l'une règne ; l'autre, promue, elle et ses descendants, à d'inattendus honneurs, voit sa race bâtarde, à peine morganatique, destinée au trône grand-ducal. Stéphanie ne peut que craindre pour Gaspard Hauser, que le pleurer lorsque, après trois guet-apens manqués, il est enfin assassiné. Est-ce là une de ces illusions dont le cœur d'une mère se plaît à se bercer, ou une de ces intuitions révélatrices qui, mieux que tous les ressorts de police et de justice, font brusquement la lumière sur quelque grand crime ? Quoiqu'il en soit, jusqu'à sa dernière heure (elle mourut le 29 janvier 1860) aux quelques Français qu'elle recevait familièrement dans le palais délabré de Manheim, elle attesta que son fils n'était pas mort en 1812, mais qu'il lui avait été enlevé ; elle désigna les auteurs et les complices du crime, elle raconta ses suppositions et ses rêves. Quelques écrivains allemands ont voulu démontrer que cette mère se trompait : tant mieux pour la famille régnante de Bade !