NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

IV. — LA CITOYENNE BONAPARTE.

 

 

De Paris à Nice, onze couchées, et de chacune, presque de chaque maison de poste où il attend les relais, une lettre vole vers la rue Chantereine, à l'adresse de la citoyenne Bonaparte, chez la citoyenne Beauharnais. Dans ces lettres, rien que de la passion : nulle ambition, tant celui qui les écrit se tient assuré de la fortune. Nul doute de lui-même, nulle incertitude sur l'avenir : une confiance si pleine qu'il n'a même pas besoin de l'exprimer. Nulle spéculation sur le futur, nul indice de ses projets, nulle inquiétude sur les moyens : on dirait un de ces princes d'il y a deux siècles partant en poste pour commander une victoire. Rien qu'Elle et Lui, rien que de l'amour.

A Nice, dès l'arrivée, en même temps qu'il jette aux bandes dont il doit faire une armée, des mots brefs où tiennent tous leurs rêves et tous leurs appétits ; en même temps qu'il range à l'obéissance, d'un seul froncement de sourcils, ces généraux d'émeute qui voudraient faire marcher le petit b... (c'est le mot d'Augereau à Masséna) ; en même temps qu'il multiplie les ordres pour organiser, pour équiper, pour nourrir ces soldats délabrés qu'il va, pour leur début, mener à l'assaut des Alpes, lettre sur lettre à Joséphine : Si je suis prêt à maudire la vie, je mets la main sur mon cœur, ton portrait y bat ; je le regarde, et l'amour est pour moi le bonheur absolu et tout est riant hors le temps que je me vois absent de mon amie. Ce portrait, dont la glace brisée le plongera dans un tel désespoir parce qu'il verra là un présage de mort, il ne le quitte point, il s'en sépare point, il le montre à tous. II y fait sa prière de chaque soir.

C'est l'adoration d'un fidèle, l'exaltation d'un croyant. Le sauraient-ils, les soldats n'en riraient point : ils sont de son âge, ils sont de sa race ; une vision surnaturelle emplit leur tête comme la sienne. Il est le général qu'il faut à cette armée étrange. En haut, lui, avec ses vingt-six ans, sa face immobile, très mince, très pâle, sous les cheveux longs que grisonne un nuage de poudre, avec ses yeux profonds dont l'éclair perce les êtres au profond d'eux, subjugue et fait peur. Plus bas, les aventuriers, celui-ci, Augereau, déserteur de toutes les armées d'Europe, un soudard tutoyeur, aux allures de spadassin ; celui-là, Masséna, contrebandier matois, pirate à l'occasion, aussi affolé par la femme, quelle qu'elle soit, que par l'argent, d'où qu'il vienne.

Ils voudraient bien le jeter bas, ce petit ci-devant qu'on leur impose pour chef. Mais il les fixe dans les yeux, et devant le dompteur, les fauves, en grognant, s'aplatissent. Les soldats et les officiers — en masse, car il en est en particulier qui sont des brigands tels que ce Landrieux — n'ont pas besoin d'être domptés : dès la première phrase ils sont conquis. Ils arrivent la plupart de cette armée des Pyrénées-Orientales où ils ont fait leur apprentissage d'abnégation, et portent chacun en l'âme un peu de l'aime de La Tour d'Auvergne. Ils ne pensent qu'à la gloire et à la patrie. On a vu, dans cette guerre, des officiers refuser l'avancement comme une insulte, des caporaux rétablir les combats, des soldats s'improviser généraux et deviner la stratégie. Un électrique courant de génie circule dans les rangs, un pareil dédain de la mort, une même gaité en face d'elle, un stoïcisme joyeux et, pour l'amour, en tous ces jeunes cœurs, une égale exaltation. Par cela aussi, lui, Bonaparte est digne de les commander. Vaincre, conquérir, c'est le moyen de la revoir plus tôt, de l'avoir à lui, prés de lui, constamment avec lui.

Pour elle, en quinze jours de ce mois d'avril 1796, six victoires, vingt et un drapeaux pris, le Piémont contraint à capituler. Grâces vous en soient rendues, soldats ! Oui, grâces leur en soient rendues, car Joséphine va venir. Junot, que le Général envoie à Paris porter des trophées, va la ramener. — Il lui faut sa femme : Vite ! je te préviens, si tu tardes, tu me trouveras malade. Les fatigues et ton absence, c'est trop à la fois. Ce n'est point là un mensonge pour l'attirer : une fièvre continuelle le brûle, une toux persistante l'épuise ; cette gale rentrée de Toulon portée sur l'estomac le rend étique, et puis une seule, une unique pensée : Tu vas revenir, n'est-ce pas ? tu vas être ici à côté de moi, sur mon cœur, dans mes bras ! Prends des ailes ! viens, viens !

Point d'autre femme pour lui que cette femme : à Cairo, on lui amène la maitresse d'un officier piémontais ; elle est toute jeune, belle à miracle. En la voyant son œil s'allume, mais c'est un éclair : il retient près de lui ses officiers, il accueille la captive avec une dignité calme, il la fait conduire aux avant-postes, rendre à son amant.

De la politique peut-être, cela ; mais, à Milan, quand la Grassini s'offre toute à lui ; que, désespérée, elle jette pour l'attendrir des accents si touchants et si lyriques qu'elle convertit à la musique l'armée entière, paie la chanteuse et il repousse l'amante. Une seule femme est pour lui toute la femme, et la volupté qu'il attend d'elle toute la volupté.

Que fait-elle donc qu'elle ne vienne pas ? C'est que, en vérité, courir les champs avec ces soldats n'a rien qui la séduise. Comme il vaut bien mieux jouira Paris du mal qu'ils se donnent, et comme c'est bon d'être enfin parvenue — et par un coup de cartes — à être comptée parmi les élégantes suprêmes, les reines du Paris nouveau ! A présent Bonaparte lui a envoyé ses procurations, et d'ailleurs qui refuserait crédit à la femme du Général en chef de l'Armée d'Italie ? Elle est de toutes les fêtes, de toutes les parties, de toutes les réceptions au Luxembourg, qui retrouve avec Barras ses élégances princières, où, près de Mme Tallien, la maîtresse du lieu, on lu. i prépare la meilleure place.

Elle est au premier rang lorsque Junot vient présenter au Directoire les vingt et un drapeaux, et elle sort au bras de Junot, prenant sa bonne part du triomphe. Et puis, les premières représentations, et, quand elle entre dans sa loge, le parterre debout, et déjà l'acclamation d'un peuple ; et puis, les fêtes officielles, la fête de la Reconnaissance et des Victoires qui semble lui être dédiée ; et puis, Paris surtout, ou plutôt uniquement Paris, Paris qui l'a prise au point qu'elle ne saurait vivre hors de Paris et que, désormais, à travers tout, pendant dix-huit années qui lui restent à vivre, elle portera cette unique préoccupation : ne pas quitter Paris.

Lui qui attend, qui espère, qui enrage, lui que torturent la jalousie, l'inquiétude, le désir, écrit lettre sur lettre, expédie courrier sur courrier. Que fait-elle ? que pense-t-elle ? C'est donc qu'elle a pris un nouvel amant, de dix-neuf ans sans doute ? S'il était vrai... crains le poignard d'Othello..., et elle, souriant, avec son petit zézaiement créole : Il est drôle, Bonaparte !

Il faut bien pourtant inventer un prétexte : Joseph Bonaparte est à Paris pour presser le départ ; Junot, quelque plaisir qu'il éprouve à se faire voir en hussard, va rejoindre l'armée. Après Chérasco, ç'a été Lodi et à présent l'année est à Milan. C'est un palais, non plus un bivouac qui l'attend. Qu'inventer ? Une maladie, cela est vieux, mais une maladie qu'occasionne un commence-nient de grossesse, cela est excellent. Et dés qu'il a cette nouvelle, Bonaparte s'affole. J'ai tant de torts envers toi, écrit-il, que je ne sais comment les expier. Je t'accuse de rester à Paris, et tu y étais malade ! Pardonne-moi, ma bonne amie ; l'amour que tu m'as inspiré m'a ôté la raison : je ne la retrouverai jamais. L'on ne guérit pas de ce mal-là. Mes pressentiments sont si funestes que je me bornerais à te voir, à te presser sur mon cœur et à mourir ensemble... Un enfant adorable comme sa maman va voir le jour dans tes bras. Infortuné, je me contenterais d'une journée !

Et le même soir, à Joseph : Mon ami, je suis au désespoir. Ma femme, tout ce que j'aime dans le monde, est malade. Ma tête n'y est plus. Des pressentiments affreux agitent ma pensée. Je te conjure de me dire ce qui en est, comment elle se porte. Si dès notre enfance, nous fûmes unis par le sang et la plus tendre amitié, je t'en prie, prodigue-lui tes soins, fais pour elle ce que je serais glorieux de faire moi-même. Tu n'auras pas mon cœur, mais toi seul peux nie remplacer. Tu es le seul homme sur la terre pour qui j'aie eu une vraie et constante amitié. Après elle, après ma Joséphine, tu es le seul qui m'inspire quelque intérêt. Rassure-moi. Parle-moi vrai. Tu connais mon cœur. Tu sais comme il est ardent. Tu sais que je n'ai jamais aimé, que Joséphine est la première femme que j'adore. Sa maladie me met au désespoir. Tout le monde m'abandonne, personne ne m'écrit. Je suis seul, livré à nies craintes, à mes malheurs. Toi non plus, tu ne m'écris pas. Si elle se porte bien, qu'elle puisse faire le voyage, je désire avec ardeur qu'elle vienne. J'ai besoin de la voir, de la presser contre mon cœur. Je l'aime à la fureur et je ne puis plus rester loin d'elle. Si elle ne m'aimait plus, je n'aurais plus rien à faire sur la terre. Oh ! mon bon ami, je me recommande à toi. Fais en sorte que mon courrier ne reste pas six heures à Paris et qu'il revienne me rendre la vie !...

Il n'y peut tenir ; il menace, si sa femme n'arrive point, de donner sa démission, de tout abandonner, de revenir lui-même. Joséphine comprend que c'est fini des prétextes ; que celui de la grossesse, le meilleur, celui qui touche au vif Bonaparte, s'est évanoui, — si même il y a jamais eu un semblant d'apparence ; que celui de la maladie ne peut prendre Joseph pour dupe, puisqu'elle a continué ses sorties, qu'elle ne s'est privée d'aucune fête et qu'elle en a fort bien supporté les plaisirs.

Il faut donc partir, et, désespérée, toute fondue en larmes, poussant des gémissements, après un souper d'adieu au Luxembourg, elle monte en voiture avec son chien Fortuné, Joseph, Junot, le citoyen Hippolyte Charles, adjoint à l'adjudant général Leclerc, et la citoyenne Louise Compoint. Celle-ci, l'officieuse, mange à la même table que sa maitresse, est en tout vêtue comme elle. Sa chambre, rue Chantereine, n'est en rien celle d'une domestique, et avec ses rideaux et ses portières de siamoise, avec les flambeaux d'albâtre montés en cuivre doré, les amours et les jardinières de biscuit de Sèvres, avec la belle commode à la régence qui a les mains, les entrées et les sabots de cuivre et le dessus de marbre rance, elle est plus élégante que la chambre de madame. Ce qu'est Louise Compoint pour Joséphine ? — Sans doute uniquement une confidente qu'elle ménage et à qui, malgré la brouille survenue, elle paiera pension jusqu'en 1805. Dans le voyage, qui est long, et qu'on semble prolonger à dessein, Junot prend ses mesures avec Mlle Louise, et Joséphine bien que, à en juger par la suite, elle ne trouve pas M. Charles indifférent, enrage, dit-on, de se voir enlever ou préférer sa favorite.

Partie tout à la fin de juin (messidor, IV), le 8 juillet (20 messidor), la voiturée n'est pas encore à Milan, mais elle y touche, et Bonaparte, obligé d'aller faire face à l'armée de Wurmser, supplie Joséphine de le joindre à Vérone : J'ai besoin de toi, dit-il, car je vais être bien malade. Elle l'attend pourtant à Milan, où il accourt : deux jours d'effusion, d'amour, de caresses passionnées. Puis, tout de suite, c'est la grande crise de Castiglione. Jamais situation plus grave, jamais périls plus extrêmes. Il ne s'agit même pas de savoir si on évitera la défaite, mais si l'on échappera à la destruction. Et au milieu des ordres qu'il lance pour assembler ses divisions, des combinaisons qu'il invente pour atténuer le désastre ; dans cet instant où il joue ses destinées, où sa fortune parait hésiter ; où Bonaparte, pour la première fois, semble douter de lui-même, chaque jour, une lettre, une longue lettre d'amour : Ah ! je t'en prie, laisse-moi voir quelques-uns de tes défauts ; sois moins belle, moins gracieuse, moins tendre, moins bonne surtout ; surtout ne sois jamais jalouse ; ne pleure jamais : tes larmes m'ôtent la raison, brûlent mon sang... Viens me rejoindre, et, au moins, qu'avant de mourir nous puissions nous dire : Nous fûmes tant de jours heureux !

Et le lendemain, et le surlendemain, et tous les jours qu'il est éloigné d'elle, cette même folie de passion, des baisers pleuvant sur tous les replis de ce corps qu'il divinise !... Pour qu'elle vienne le retrouver, fût-ce une nuit, fût-ce une heure, il demande, il supplie, il ordonne. Elle, un peu plus soumise, car, ici, dans cette Italie conquise, devant cette armée fanatisée, elle sent confusément qu'il est de la race des Chefs et qu'au moins on doit paraitre obéir, elle fait effort pour l'aller chercher, et c'est alors une course étrange au milieu des soldats, une course de fuyarde et de triomphatrice, où tantôt elle est accueillie en souveraine par les magistrats de l'Italie nouvelle, tantôt elle essuie le feu des batteries autrichiennes, une course dans des voitures qui versent, parmi des armées victorieuses ou débandées, et l'amour au bruit des tambours qui battent la charge, dans le pétillement des fusillades, à la lueur des villes bombardées... Est-elle avec Bonaparte ? il est toute la journée en adoration devant elle comme devant une divinité ; s'éloigne-t-elle ? courrier sur courrier. De chacun de ces villages ignorés dont il va faire les noms immortels, des lettres, où il mêle à des déclarations de tendresse, de confiance, de reconnaissance même, des imprécations jalouses, des caresses délirantes. Vers elle, la maitresse âgée, mondaine et experte, c'est le cri de ses sens affamés, tout jeunes et tout neufs, de l'homme de vingt-six ans qui, jusque-là, a vécu chaste ; c'est la plainte ininterrompue d'un désir qu'exaspèrent la maladie ; la fièvre, l'effort continu du cerveau en travail.

Malgré lui, l'expression de ce désir, il l'emprunte à ses souvenirs de la Nouvelle Héloïse, fouettant encore de la littérature de Rousseau l'emportement de sa phrase : non qu'il ne soit pas sincère et que l'amour soit chez lui prétexte à faire du style, mais il aime de cette façon, il a subi cette formule et il ne saurait — il ne saura jamais parler d'amour dans une langue différente. En ce temps-là, il est un fils de Jean-Jacques, et, quoi qu'il en ait eu, il est demeuré de sa race, et comme tous ceux qui ont cueilli la pervenche, pour sa vie, son cœur en est resté parfumé.

Joséphine, la pervenche, ce n'est pas son affaire. Elle n'est ni de cette génération, ni de ces pays, ni de cette éducation, ni de cette naïveté. Cette perpétuelle exaltation la fatigue et l'ennuie. Certes, c'est gentil d'être aimée ainsi ; cela a semblé intéressant et neuf, mais cela lasse, et la maladresse d'un désir qui a ces brutalités et cette inexpérience n'est point pour réveiller des sens vieillis. Sans doute, il y a des revenants bons, présents des villes et présents des princes, offrandes des généraux, pots-de-vin des fournisseurs ; mais, quoiqu'elle dépense infiniment d'argent, elle n'est point femme d'argent. Aussi prodigue qu'imprévoyante, toujours testable et toujours tentée, elle reçoit par obligeance et elle donne par caprice. Elle n'a pas trop l'idée qu'elle fait mal, car elle obéit à son instinct, mais elle s'arrange tout de même pour que Bonaparte n'en sache rien. Elle lui tonnait des scrupules qu'elle trouve étranges, étant donné le milieu dans lequel elle a vécu et la société qu'elle a fréquentée ; mais il faut bien l'accepter tel qu'il est. Dès les premiers jours, à propos d'une boite de médailles que Joséphine a reçue, il a parlé sévèrement, et il a fallu rendre les médailles. Désormais, il ne saura rien, et, s'il soupçonne, d'adroits mensonges, pour qui Joséphine s'est assuré des complices, couvriront les colliers de perles, les parures de diamants, les tableaux de prix et les antiques inestimables.

Il est bien d'autres choses que Bonaparte ignore. A peine sait-il que M. Charles existe, ce M. Charles, l'adjoint de Leclerc, qui est venu de Paris avec Joséphine. M. Charles est resté à Milan, où il promène par les rues un coquet uniforme de chasseur à cheval, et chaque fois que le général s'absente du palais Serbelloni M. Charles y rentre. Joséphine dit bien que M. Charles n'est là que pour l'amuser, la distraire, la faire rire, que c'est tout platonique de sa part : et M. Charles, c'est un petit jeune homme, très râblé, d'une assurance imperturbable, d'un corps extrêmement alerte, vif et adroit, ne parlant qu'en calembours, excellant dans tous les tours de force et d'adresse, les mystifications et les charges, un drôle de corps, comme on dit. Il est le lien entre Joséphine, qui a toujours besoin d'argent, et les fournisseurs qui s'imaginent avoir besoin de Joséphine. Il est prodigue comme un traitant, mais gaîment, à la bonne franquette, en hussard qui ferait des affaires. Quel contraste, et comme, pour Joséphine, l'antithèse semble préparée à dessein ! Mais voici que Bonaparte a eu des soupçons sur M. Charles comme il en a eu sur Murat. Charles, dit-on, est arrêté ; mais n'est-ce pas pour ses rapports avec les fournisseurs ? En tous cas, il quitte l'armée, il retourne à Paris, où Joséphine le fait associer à la Compagnie Bodin, lui procure une grande fortune dans les vivres.

M. Charles était une distraction à souhait : c'était quelqu'un du Paris qu'aimait Joséphine, le Paris cabotin, amuseur et bruyant, le Paris noceur. Il lui fallait un M. Charles pour soutenir l'incurable ennui qu'elle éprouvait : Je m'ennuie beaucoup, écrit-elle à sa tante. Oui, tout l'ennuie, et l'amour éperdu de son jeune mari, et Milan, et Gênes, où le Sénat la reçoit en reine, et Florence où le Grand-Duc l'accueille en cousine, et Mombello, où elle tient sa cour, et Passeriano, et Venise, tout l'ennuie hormis Paris. Et pourtant, voici que Bonaparte part pour Paris, et elle ne l'accompagne pas. A elle, il a pris fantaisie d'aller à Rome, — du moins l'a-t-elle dit, — et elle ne rentre que huit jours après son mari rue Chantereine — rue de la Victoire — dans cet hôtel où elle vient par correspondance, de jeter 120.000 francs de mobilier et de décoration, cet hôtel de 52.400 francs, que Bonaparte achètera seulement dans quatre mois, le 31 mars 1798.

Ainsi, pour un caprice, pour ses aises, elle a fait bon marché de ce voyage d'apothéose à travers la Suisse et l'Italie, de ce retour dans la patrie au bras de l'homme dont le nom emplit Paris et dont elle porte le nom... lin mois après que Bonaparte a quitté Milan, elle n'est pas encore revenue : elle n'arrive que tout à la fin de décembre.

Bien que, alors, chez Napoléon, l'amour ne soit plus en cette furie de passion des premiers jours, sa femme est encore la seule femme qu'il aime. Il en fait profession publique : J'aime ma femme, dit-il à Mme de Staël. Il ne quitte point sa femme et il ne lui déplait point qu'on répète qu'il est extrêmement jaloux. Pourtant elle n'est plus jolie. Elle a près de quarante ans et les parait bien. Qu'importe ! Pour Bonaparte elle ne vieillira point, et, la folie passée, il lui reste de son premier amour un si chaud et si reconnaissant souvenir que, à travers toute sa vie, quoique Joséphine lui fasse et quoi qu'il advienne, elle demeurera toujours l'adorée, la femme qui exercera sur ses sens et sur son cœur le seul immuable pouvoir.