NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XI. — 1815

 

XXXIX. — LA SECONDE ABDICATION.

 

 

27 avril-24 juin 1815.

L'entrée en campagne devait avoir lieu le 27 avril. — Pourquoi retardée. — Arrivée de Ballouhey. — Renseignement qu'il apporte de la part d'Eugène. — Résultats. — Autres motifs. — L'espoir de la paix. — La Santé. — Détails. — Le Gouvernement parlementaire. — La Chambre des Représentants. — L'élection du bureau. — Le comte Lanjuinais. — Les autres. — Lucien. — La nomination des Pairs. — Les catégories de l'ancien Sénat. — La trahison selon les dates. — Joseph et ses propositions. — L'opposition chez les Pairs contre les Princes. — JÉRÔME.

 

Le 27 avril, l'Empereur a paru déterminé à entrer immédiatement en campagne. Il à donné ordre au grand maréchal d'envoyer à Compiègne, pour le 1er mai, un service de guerre de sa maison : Je ne veux, a-t-il dit, que le tiers de ce que j'avais les autres années. Comme nous agirons sur nos frontières, on sera toujours à même d'avoir ce qu'il nous faut. On pourra faire préparer dans les auberges ce qui faut pour la Maison. Je veux, par politique, être très simple.

Son plan de guerre est arrêté ; les commandants de corps ont reçu leurs ordres ; les organisations sont achevées ; la marche en avant se dessine à la frontière du nord ; toutes les positions sont prises ; les ordres se succèdent avec une rapidité et une précision qui ne doivent laisser aucun doute sur l'ouverture imminente des hostilités. Si, à ce moment, l'Empereur s'était présenté en Belgique, il aurait, sans la moindre peine, bousculé les troupes d'occupation dont certains des chefs pensaient à évacuer les Pays-Bas, tandis que d'autres opinaient pour livrer bataille avec 30.000 Anglo-belges, aux entours de Nivelles. Il fût entré à Bruxelles, probablement sans coup férir, il eût contraint le roi de France, ses courtisans et les émigrés d'Alost à une fuite précipitée — qui sait ? il les eût peut-être enlevés par une pointe hardie de cavaliers comme Ameil ou Marbot, dont la haine qu'ils éprouvaient contre les Bourbons doublait l'énergie.

Du jour au lendemain, le mouvement est arrêté ; il n'est plus question d'entrer en campagne. Que s'est-il passé ? Ballouhey est arrivé le 28 ; en passant à Munich, il a vu le prince Eugène, et ce que le prince Eugène faisait dire à l'Empereur l'intéressait au plus haut point... Il lui faisait dire que les forces alliées ne pouvaient entrer en France qu'en juillet. Alors, lui dit l'Empereur avec un air de satisfaction, je me fous d'eux. Mon affaire sera faite avant ce temps. Il en est si bien convaincu qu'il écrit à Murat : La guerre n'aura lieu qu'en juillet, si elle a lieu.

Ainsi laissera-t-il la concentration anglo-prussienne s'accomplir dans les anciens départements français où le peuple, tôt revenu de ses illusions, supporte mal la domination hollandaise. Ainsi laissera-t-il les renforts arriver à l'ennemi de tous les côtés et, combinant leurs mouvements avec les Anglais qui les arment et les soudoient, les chefs vendéens ouvrir une plaie au cœur de la patrie.

Sans doute est-il à son inaction d'autres raisons déterminantes ; malgré les échecs continuels, qu'ont reçus ses tentatives de négociation, malgré l'espèce d'interdit que les alliés ont fulminé contre lui et contre son empire ; malgré le silence obstiné que garde, vis-à-vis de lui, celle en qui il avait cru trouver, en même temps qu'une compagne pour sa vie, un instrument inestimable pour ses desseins politiques ; il n'a pas encore renoncé à tout espoir. Il se berce à l'idée que les documents qu'il a fait remettre à l'empereur Alexandre et qui établissent la duplicité des Bourbons en même temps que leur ingratitude, produiront leur effet ; que le Russe, en apprenant qu'il a été joué renoncera à soutenir ces Bourbons qui l'ont offensé avec une si étonnante inconscience. Les ouvertures que d'Autriche Fouché a reçues — et que peut-être il a provoquées — apparaissent à l'Empereur comme un signe qu'il ne faut rien précipiter et n'est-ce pas à cette même date qu'il en surprend le secret ? Enfin, il y a la santé.

Certes l'Empereur n'a alors que quarante-six ans et il a fait, durant cette campagne, de Fréjus à Grenoble et à Lyon, ses preuves d'endurance : non toutefois sans que, à diverses reprises, durant le voyage, son médecin Foureau de Beauregard n'ait dit recourir à des remèdes énergiques et que, le 20 mars, à l'arrivée à Paris, il n'ait administré, des potions pour calmer la surexcitation nerveuse. Cela n'est rien : De son empoisonnement de Fontainebleau, l'Empereur a accru une susceptibilité des organes qui le met hors d'état de supporter comme jadis les intempéries et qui provoque chez lui, outre une toux nerveuse violente, des accidents de cystite tels qu'il en a éprouvés à la Moskowa et à Dresde et qui lui rendent l'exercice de l'équitation extrêmement douloureux. A l'île d'Elbe, par deux fois, au dire de Foureau et de Marchand, il a été très malade. Il a eu des vomissements semblables à ceux qui se manifestèrent  dans les premiers temps de son arrivée à Sainte-Hélène[1]. Il n'a plus trouvé les occasions pour ces grandes randonnées qui semblaient indispensables à sa santé et provoquaient, en même temps que des sueurs abondantes, des écoulements dont la cessation semble avoir été à Sainte-Hélène parmi les symptômes de son état morbide. Il n'était plus en forme. Et il était malade. Lucien dit en avoir reçu la confidence et l'affirme[2]. Durant les trois mois, du 29 mars au 11 juin, il ne sort de Paris que pour aller une fois à Saint-Denis, une fois à Bagatelle, une fois à Malmaison : il fait quelques courses dans la ville, mais qu'est-ce près de ces entraînements que, sous prétexte de courre le cerf, il s'imposait des années précédentes au bois de Boulogne et dans les forêts autour de Versailles ? Ce n'est pas tant l'excès du travail qui l'empêche, qu'une sorte d'atonie. Il lui faut un effort qui lui coûte tour sortir son esprit de cette somnolence, pour donner à son corps l'exercice dont il a un si pressant besoin.

Ce n'est pas tout encore : Dès qu'on est entré dans cette voie parlementaire qui doit si sûrement conduire à l'abîme, il faut, mal que bien, organiser cette machine, satisfaire les ambitions et les convoitises, récompenser les services, provoquer les dévouements. La Chambre des représentants est élue ; elle s'est réunie, avant même que l'Empereur ait fait solennellement l'ouverture de la session ; qu'elle a vérifié, le 3 juin, les pouvoirs de ses membres ; elle a élu son bureau et, dès lors, elle a montré ce qu'elle entendait être : anti-bourbonienne, défiante de l'Empereur, ennemie de la Cour, bourgeoise, un peu démocrate. Il semblait qu'on fût retourné de vingt-six ans en arrière, à 89, tout au plus à 91 C'était, avec autant de sottise, d'inexpérience et de présomption, une égale hostilité soupçonneuse contre l'exécutif et un pareil goût de l'attaquer. L'ennemi, ce n'était.ni les Anglais, ni les Prussiens, mais l'Empereur.

Il fallait avant tout qu'il ne s'avisât point de prendre des avantages sur les représentants du peuple ; il, fallait qu'il cédât devant eux. Pour bien marquer de quels sentiments ils étaient animés, ils avaient, pour la présidence, balancé entre La Fayette et Lanjuinais et, s'ils avaient donné la préférence à Lanjuinais, c'était que, comme sénateur, il avait en toute occasion témoigné son opposition au chef de l'État, et que, dès le 28 mars 1814, il s'était associé à quelques-uns de ses collègues pour conspirer la chute de l'Empereur. Il avait été de l'assemblée tenue chez Lambrechts, le 29 ; de celle tenue le 30, au palais même du Sénat, par les membres de cette minorité qui avait voulu, qui voulait avant tout, a-t-il écrit, comme unique moyen de bonheur national, la liberté par la monarchie constitutionnelle et représentative. Et ils la voulaient si fort, en effet, qu'ils n'avaient point hésité à y sacrifier l'indépendance et l'honneur national et à recevoir un roi constitutionnel des mains de l'autocrate victorieux.

L'Empereur était si bien déterminé à exercer constitutionnellement son autorité que, dans l'entretien — on ne saurait dire l'audience — où il appela M. Lanjuinais, il brusqua par une embrassade une situation intolérable, ce qui permit à cet honnête et terrible sot de dire en prenant possession du fauteuil : Vous me verrez uni à l'Empereur et tout dévoué à la patrie, à la justice, à la liberté, à la prospérité de la France, à son indépendance, à la paix du monde et au bonheur du genre humain. Il n'y avait qu'un million d'ennemis en armes sur nos frontières et le moment était à souhait pour de telles déclarations.

Lanjuinais était complété par les quatre vice-présidents ; Flangergues, ancien sous-préfet, puis député au Corps législatif, qui ne devait sa notoriété qu'à son rôle en 1814 ; La Fayette, qu'il suffit de nommer et qui aspirait à témoigner son ingratitude à celui qui l'avait délivré des cachots d'Olmutz ; Dupont (de l'Eure) déjà connu pour hostile à toute autorité, et le général comte Grenier, grand aigle de la Légion, qui passait pour républicain parce qu'il avait appartenu à cette Armée du Rhin, où, selon une tradition constante, le désintéressement des généraux égalait leur respect de la Constitution. En tout cas, celui-ci, qui, en 1814, commandait, sous Eugène, les troupes françaises en Italie, s'était rallié à la monarchie restaurée par une proclamation dont l'enthousiasme intempérant ne paraissait avoir gardé aucun souvenir des révoltes de Nassau-infanterie où le soldat Grenier comptait en 89.

D'après la composition du bureau, l'on peut juger si Lucien mit eu chance d'y être élu ; à la vérité, il n'avait point, dès les premières séances, donné sa démission de représentant du département de l'Isère ; même, si son admission avait été ajournée, ç'avait été d'après les mêmes motifs que les autres ajournements, c'est-à-dire jusqu'à la constitution définitive de la Chambre et tel avait été l'objet de la proposition de Sapey qu'on peut tenir à bon droit pour son porte-parole. Mais, expérience faite, il n'eut qu'à accepter l'honneur qui lui était fait de siéger à la Chambre des Pairs, comme prince de la Famille.

Cette chambre des Pairs avait été étrangement improvisée et on doit reconnaître qu'il n'était point aisé de la recruter. L'Empereur avait demandé des listes à Joseph, à Cambacérès, à Fouché, à Soult, à Maret, à Gaudin, à vingt autres, mais tous ceux qui avaient été consultés témoignaient du même embarras. La matière dont on fait les pairs doit are pure et sans alliage. On ne doit introduire à la haute-chambre que des citoyens qui se distinguent, comme l'écrit M. le duc d'Otrante, par un attachement véritable à la personne de l'Empereur et au gouvernement impérial ; or, qui donc est dans ce cas parmi les anciens sénateurs, lesquels semblent pourtant destinés à faire le fond de la nouvelle chambre ? Alors, imagine-t-on de les classer en d'ingénieuses catégories : D'abord ceux qui ont fait partie du Gouvernement provisoire : ils sont proscrits par le décret de Lyon ; ensuite, ceux qui ont signé les procès-verbaux de la séance du 1er avril et de celle du 2 : ils sont au nombre de cinquante-neuf ; certains, devenus étrangers, se trouvent éliminés naturellement : de ces conjurés de la première heure, l'Empereur en conserve trois comme pairs : Fabre (de l'Aude), Pontécoulant, Roger-Ducos. Quelques-uns, dès le 3, se sont empressés d'adhérer par lettre : On leur tient rigueur, mais non pas à la plupart de ceux qui les ont suivis le 4, le 8 et le 9. Des ralliés d'après le 13 avril, beaucoup sont nommés, mais point tous : Le 14, trois sur quatre ; le 16, trois sur huit ; le 18, quatre sur cinq ; le 26, deux sur quatre..... et tout cela en fait vingt-sept. Comme si, dès qu'on trahit, on prenait date pour l'ignominie ! On ajouta beaucoup de généraux — soixante et un — plus de moitié ; parmi eux il y en avait eu de fidèles, — peu ; onze chambellans, quatre archevêques et des ministres. On avait proposé des bourgeois, même des banquiers ; l'Empereur en accepta deux, mais de l'un il fit un comte et de l'autre un baron. Ainsi forma-t-il cette chambre des Pairs. A la tête, dans le décret d'institution, il fit figurer Joseph, Louis, Lucien, Jérôme, Fesch, Eugène, Cambacérès et Lebrun. Cela était étrange ; on mêlait les pairs de droit aux pairs de nomination et tout était confondu. Il est évident que ses frères n'y avaient .guère influé, car ils eussent réclamé la place qu'ils tenaient de la Constitution. Mais peut-être avait-on ainsi procédé pour faire nombre et n'avoir point à remplir ces vides pour lesquels on n'avait plus de candidats à fournir. Peut-être aussi était-ce un signe de ce désarroi général et de cette incohérence à quoi rien n'échappait : car Joseph n'en était pas moins en faveur.  

Le 19 mai, l'Empereur a fait appel à ses lumières et l'a invité à lui remettre, comme tous ses ministres et d'autres personnes dans l'opinion et dans les sentiments desquels il se confie, une liste de cent vingt personnes qu'il choisirait, Comme s'il était chargé de cette nomination. L'on peut penser que Joseph mit en avant Jourdan qui s'était constamment attaché à sa fortune et qui s'était    montré si médiocre de caractère et de génie, et Alexandre Lameth, qui, préfet de la Somme sous le roi après l'avoir été sous l'Empereur, était de ces grands citoyens qui sont, assure-t-on, indispensables aux gouvernements quels qu'ils puissent être et qui les servent avec la même infidélité. Joseph proposa son beau-frère Clary et le fit nommer ; mais Napoléon le connaissait depuis 93 et il avait borné un moment ses ambitions à entrer dans ses affaires. Depuis lors, Clary avait été le banquier de Madame et de Fesch, comme de Joseph et de Bernadotte et il avait à diverses reprises employé des fonds pour l'Empereur. C'était un homme d'affaires très répandu en même temps que fort estimé ; Lejéas qui tenait d'aussi près à Joseph avait été sénateur, mais il se trouvait dans un cas particulier et qui lui faisait quelque honneur ; il était des trois qui s'étaient excusés simplement par lettre de ne point assister aux séances, sans que ces lettres d'excuse continssent adhésion aux mesures prises par le Sénat.

Si tous les choix avaient été ainsi justifiés, on eût formé une assemblée qui eût peut-être manqué de prestige sans du moins manquer de fidélité ; mais, à défaut de la vieille noblesse qui se dérobait presque tout entière et dont l'Empereur ne put retenir que quelques hommes attachés à sa personne par un de ces sentiments de reconnaissance ou d'admiration plus forts que les traditions et les liaisons de famille, il puisa dans ce réservoir de la noblesse impériale où il avait jeté tant de richesses et tant d'honneurs pour recueillir si peu de services, si peu de dévouement, un si médiocre patriotisme. Ces créatures ne pouvaient, la plupart, lui apporter ni intelligence, ni courage et, lorsque l'on ouvrit dans cette assemblée le seul parti que dictât l'honneur, on entendit s'élever de partout de piteuses voix pour imposer silence à de compromettantes générosités !

Et ceux-là aussi la folie d'égalité les avait gagnés, au point qu'ils s'insurgèrent, dès les premières séances, contre la Constitution même. L'article 6 de l'Acte additionnel était ainsi conçu : Les membres de la Famille, impériale, dans l'ordre de l'hérédité, sont pairs de droit. Ils siègent après le président. Ce n'était là que la reproduction de l'article 30 de la charte de 1814, et l'on eût pu penser que nul n'élèverait de difficulté, mais l'opinion était si montée contre les frères de l'Empereur, qu'on leur contesta leur pairie de droit et leur place réservée. On trouva qu'à réclamer celle-ci au bureau, ils donnaient la mesure de l'esprit de vertige et d'aveuglement qui durait encore dans la Famille impériale. C'est un ami qui parle. Que disaient les ennemis ! Lucien, chétif prince romain, écrit Thibaudeau, n'était pas prince français d'après les constitutions de l'Empire, et n'avait point produit un nouveau titre. Devant les critiques qui se faisaient jour sans ménagement, Lucien déclara qu'il tenait la pairie de sa nomination par l'Empereur et que jusqu'à ce que le peuple lui eût donné droit à la successibilité au trône impérial, il ne réclamerait aucun privilège. C'était d'ailleurs la constatation d'un fait qui n'était point contestable et Lucien était bien venu à reconnaître qu'il n'avait droit à rien.

Mais il n'en alla pas de même de Joseph. Il soutint que, d'après l'Acte additionnel, étant pair de droit en sa qualité de premier prince du sang, il n'avait pas eu besoin de la nomination de l'Empereur et que cette nomination était une atteinte à ses droits. Il protesta publiquement et l'on s'en étonna ; ses amis eux-mêmes lui firent connaître qu'ils le désapprouvaient. Ils lui dirent que l'Acte additionnel serait probablement révisé et que, lorsque la situation des choses était tellement périlleuse que toutes les situations étaient menacées, il était du dernier ridicule de réclamer un droit équivoque. Joseph, bien qu'il se fût fait près de l'Empereur l'introducteur et le prôneur de Benjamin Constant et de Mme de Staël, était resté le même qu'en 1805, mais l'on ne saurait nier qu'il arrivait ici avec des arguments qu'on ne pouvait réfuter qu'à condition de mettre en question l'Acte constitutionnel tout entier. S'il était premier prince de sang, pourquoi lui contestait-on des honneurs qui lui appartenaient, si ce n'était pour contester sa dignité princière ? Si Lucien se montrait si facile à abandonner les droits que l'Empereur lui avait accordés, n'était-ce pas pour établir un contraste entre Joseph et lui ? N'était-ce pas là un épisode de cette lutte engagée sur le navire coulant bas d'eau en vue de la future succession du capitaine. Joseph défendait sa place ; Hortense combattait pour ses enfants ; et, malgré qu'il fia l'aîné de Louis, Lucien n'osait point entreprendre sur lui ; tout son effort portait contre Jérôme dont il pensait avoir d'autant 'plus facilement raison que Jérôme n'élevait aucune prétention et se tenait en dehors des intrigues :

 

Très tendre à l'égard de l'Empereur qui s'en était montré profondément touché, Jérôme était venu mettre son épée au service de l'Empereur et de la France et, seul de la Famille, il aspirait à les servir. Il avait dit qu'il ne formait aucune prétention : il accepta une division. Dans les circonstances où nous nous trouvons, écrivit-il au ministre de la Guerre, prince d'Eckmühl, tout Français est soldat et j'aurais accepté avec plaisir tous les postes où l'Empereur m'aurait placé. Toutefois l'organisation de sa maison militaire ne se fit point sans labeur. L'Empereur, en lui attribuant, par décret en date du 1er juin, un premier aide de camp maréchal de camp, deux aides de camp chefs de bataillon et quatre aides de camp capitaines ou lieutenants, avait formellement exigé que ces officiers fussent pris parmi les Français ayant servi sans interruption dans l'armée française. Or, le prince Jérôme en adressant, le 5 juin, au ministre la liste des officiers attachés à sa personne, y avait placé : Le comte Sahla de Hœne, ci-devant lieutenant général et ministre de la Guerre westphalien, le maréchal de camp Wolff aide de camp, trois colonels également westphaliens et quatre officiers d'ordonnance français, Bourdon de Vatry, Grisolles, Saint-Hilaire et Mougenet. L'Empereur n'accepta point ces désignations. Mon frère, écrit-il à Jérôme le 5 juin, je ne puis pas consentir à ce que vous paraissiez à l'armée française entouré d'Allemands. De tous ceux qui sont avec obus, vous n'en pouvez conserver qu'un qui sera votre écuyer. Je leur donnerai des grades et des traitements en France. Envoyez au ministre de la Guerre leurs états de services. Vous aurez un maréchal de camp pour premier aide de camp et deux chefs de bataillon et quatre capitaines pour aides de camp. Vous n'avez pas besoin d'officiers d'ordonnance.

En même temps, l'Empereur écrivit à Davout : Mon intention est qu'il ne garde aucun des officiers westphaliens qui l'ont accompagné. Aussitôt que vous aurez les états de service de ces officiers vous pourrez les employer dans leurs grades. Cela était net. Jérôme parut se rendre. Il transmit au général de Flahaut, chargé du travail de l'armée près de l'Empereur, une nouvelle liste où il se restreignait au maréchal de camp Wolff, lequel avait été, de 1807 à 1813, au service westphalien[3], au colonel Picot, au chef d'escadron Reiset, au chef de bataillon Hochet, mais il demandait de plus pour officiers d'ordonnance le capitaine Bourdon de Vatry, le lieutenant Ordener[4] et deux autres officiers dont les services n'étaient point constatés et qu'on ne connaissait point au ministère de la Guerre. Lorsqu'on eut expédié à sept officiers français des lettres de service, le prince Jérôme revint à la charge et demanda qu'on lui passât par surcroit Sabla et ses trois colonels westphaliens. Il obtint que le ministre de la Guerre adressât à l'Empereur un rapport où il proposait la nomination au grade de maréchal de camp de M. de Sabla, admis au service de France comme adjudant-commandant et devant servir dans ce grade près de Son Altesse Impériale. Le prince m'a fait connaître, ajoutait-il, qu'il attachait le plus grand prix à ce que sa demande en faveur de MM. les colonels Phuld, Berger et Gail frit accueillie. Ces officiers ont tout quitté, famille, fortune, patrie, pour partager son exil et il lui serait extrêmement pénible de se séparer aujourd'hui d'hommes qui ne lui ont pas été moins fidèles et moins dévoués dans le malheur que dans la prospérité. Le maréchal, d'après ces considérations, proposa un décret conforme : l'Empereur n'admit point la nomination de Salua : quant au décret préparé pour les autres, il le rectifia de la façon suivante : après le premier paragraphe : Les sieurs Phuld, Berger et Gail, colonels westphaliens sont admis au service de France[5], l'Empereur raya : Ils serviront comme aides de camp du prince Jérôme et il écrivit Ils seront employés dans la ligne.

L'on ne saurait affirmer toutefois qu'ils ne suivirent point Jérôme durant sa courte campagne, d'autant plus courte que cette discussion, vraisemblablement, l'avait empêché de partir à la date fixée par l'Empereur. En le désignant, le 3, pour être employé à l'armée comme lieutenant général et prendre le commandement de la 6e division sous les ordres du général Reille, l'Empereur avait enjoint au ministre de la Guerre de lui donner ordre de partir immédiatement. Il doit s'y rendre de suite, insistait-il. Le 5, Jérôme, en même temps qu'il annonçait au ministre que l'Empereur l'avait nommé au commandement de la 6e division, exprimait le désir que le lieutenant général Guilleminot fût employé sous ses ordres et qu'il fût mis à sa disposition un escadron de cavalerie. L'on ne pouvait penser à employer un général de division sous les ordres de Jérôme qui n'avait reçu dans l'armée française que le grade de général de brigade, par équivalence à son grade dans la marine, mais on tourna la difficulté en conférant à Guilleminot les fonctions de chef d'état-major de la division : le cas était sans précédent, mais l'Empereur passa. Il était indispensable que Jérôme, peu familiarisé avec les manœuvres, trouvât à ses côtés un homme qui, de toutes façons, avait fait ses preuves. Néanmoins Jérôme n'était point parti. Je suppose, écrivit, le 7, l'Empereur à Davout, que le prince Jérôme et les généraux Girard et Berthezène sont partis pour l'armée du Nord. Pour Jérôme il n'en était rien. Il avait pris séance le 5 à la Chambre des pairs, il s'abstint de paraître à la séance impériale d'ouverture des Chambres, mais il ne voulut pas quitter Paris que la question ne fût résolue et elle ne le fut que le 9 au soir[6].

 

L'Empereur lui-même allait partir. La mise en exercice du régime parlementaire, retardée par les circonstances, allait en procurer l'expérience dans les conditions les plus périlleuses, puisqu'il laisserait les Chambres assemblées durant qu'il livrerait sur la frontière du Nord les batailles d'où dépendraient son trône et la France. A cette séance d'ouverture des Chambres où l'ont accompagné, au rang de princes et non de pairs, Joseph et Lucien, où Madame et la princesse Hortense ont assisté d'une tribune, les paroles qu'il a prononcées ont été sévères et tristes : Une coalition formidable de rois en veut, a-t-il dit, à notre indépendance ; ses armées arrivent sur nos frontières. La Melpomène a été attaquée et prise dans la Méditerranée, après un combat sanglant contre un vaisseau anglais de 74. Le sang a coulé pendant la paix. Nos ennemis comptent sur nos divisions intestines. Ils excitent et fomentent la guerre civile. Des rassemblements ont lieu ; on communique avec Gand, comme en 1792 avec Coblentz. Des mesures législatives sont indispensables... et il termine par ces paroles : Il est possible que le premier devoir du prince m'appelle bientôt à la tête des enfants de la nation pour combattre pour la patrie. L'armée et moi nous ferons notre devoir.

Vous, pairs et représentants, donnez à la nation l'exemple de la confiance, de l'énergie et du patriotisme, et comme le sénat du grand peuple de l'antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de survivre au déshonneur et à la dégradation de la France : la cause sainte de la Patrie triomphera.

Il laissait donc derrière lui cette chambre des Représentants, toute neuve en l'exercice de ses droits, infatuée de sa victoire sur le régime dictatorial, enivrée d'avoir vaincu l'Empereur même et de lui infliger des offenses, incapable de former une majorité loyaliste, divisée entre des sots honnêtes et des intrigants vénaux, uniquement livrée en réalité, par la nullité de son président et par la complicité de son bureau, à l'homme qui, ministre de l'Empereur, et au rang presque de premier ministre, n'avait, depuis le 20 mars, de tendresses et de complaisances que pour les royalistes, entretenait avec Gand des relations presque publiques et se ménageait une complicité dans toutes les factions pour s'assurer un rôle dans toutes les combinaisons.

Quelle résistance pourra opposer à des menées factieuses un gouvernement dont le membre principal, le seul qui ait l'habitude du pouvoir, qui dispose d'un personnel, qui ouvre et ferme les prisons et les portes, est un traître avéré ? Pardessus tous ses moyens d'action, on lui en a livré un nouveau : il peut prendre l'air de se faire forcer la main par les orateurs dont il a assuré l'élection et par la majorité dont il dispose. En réalité, il est le maitre de Paris et, par là, le maitre de l'Empire.

Dans cette journée du 11 juin, la dernière où il soit encore à peu près souverain, quel avertissement Napoléon a reçu de ces adresses que les députés des deux Chambres sont venus lui présenter ! Les pairs lui ont signifié que, de tous les succès qu'elle peut espérer du génie de l'Empereur et de la bravoure des armées, la France ne veut d'autre fruit que la paix, et que les institutions nouvelles garantissent à l'Europe que le Gouvernement français ne peut être entraîné par les séductions de la victoire. — L'entraînement de la prospérité, a répondu l'Empereur, n'est pas le danger qui nous menace aujourd'hui. C'est sous les Fourches Caudines que les  étrangers veulent nous faire passer.

Ce n'est rien là près des Représentants : tonte la vanité soupçonneuse des robins, tout le délire d'égalité des membres de la Législative, la volonté de pénétrer tous les secrets et de se mêler à tout, une sorte de défiance injurieuse qui soufflette l'Empereur et ses ministres, le goût des discussions oiseuses et des délibérations philosophiques, c'est ce qui paraît dans ce morceau pédant, sec, sans patriotisme et sans flamme. La crise où nous sommes engagés est forte, répond l'Empereur, n'imitons pas l'exemple du Bas Empire qui, pressé de tous côtés par les Barbares, se rendit la risée de la postérité, en s'occupant de discussions abstraites au moment où le bélier brisait les partes de la ville.

Ces leçons, si nobles et si fières, n'étaient point pour faire impression sur des bourgeois enivrés de leur récent pouvoir, qui s'étaient convaincus dès lors qu'en eux seuls résidait la souveraineté du peuple. Il est vrai qu'ils ne trouvaient en face de leurs entreprises qu'un pouvoir exécutif singulièrement effacé.

 

L'Empereur avait décidé que, durant son absence, les ministres continueraient à correspondre avec lui, mais qu'ils tiendraient aussi conseil, le mercredi de chaque semaine et toutes les fois que les circonstances l'exigeraient, sous la présidence du prince Joseph. A la vérité, ils ne paraissaient devoir délibérer que sur les objets relatifs à leurs attributions respectives, ou sur les affaires concernant les opérations des Chambres, mais cette dernière formule eût pu tout ouvrir. L'Empereur se réservait : 1° les objets de détail et de contentieux des administrations ministérielles ; 2° toutes les affaires qui, dans l'ordre du Gouvernement et de l'Administration, ont besoin de la signature impériale ; 3° toutes les décisions sur l'initiative des lois et sur les déterminations à prendre dans le cas où la demande de la présentation d'un projet de lois aurait été faite par l'une des Chambres et adoptée par l'autre ; 4° la décision sur la distribution des fonds proposée par le ministre du Trésor, et en conséquence de laquelle toute disposition de fonds devait obligatoirement être faite. C'était -donc à peu près tout, et, sauf le détail des Menues nominations, on peut se demander quelles étaient les attributions du Conseil.

A ce conseil devaient assister, outre les ministres à portefeuille, les ministres d'État membres de la Chambre des représentants. Notre frère Lucien, disait l'Empereur, prendra séance dans tous les Conseils et y aura voix délibérative. Mais il ne lui attribuait aucune fonction particulière, tandis qu'il témoignait une confiance presque entière au prince Joseph. (Cette différence de traitement est remarquable.) C'est au prince Joseph que les autorités de Paris constituées en conseil de défense sous la présidence du gouverneur, le maréchal prince d'Eckmühl, ministre de la Guerre, doivent faire quotidiennement le rapport de tout ce qui concerne l'ordre et la sûreté publique ; à lui, que les ministres d'État doivent rendre compte de tout ce qui se passera dans la Chambre des représentants ; à lui que seront remises les dépêches télégraphiques. Au résumé, et bien que l'Empereur n'ait pu se dessaisir en sa faveur d'une autorité effective, c'est à lui pourtant qu'il témoigne sa confiance et l'on ne peut se demander s'il n'a point eu connaissance des bruits qui courent dans les milieux royalistes et dont Mme du Cayla fait part, le 8 juin, à son ami la Rochefoucauld : On parle de nous donner un gouvernement républicain : deux chambres et Lucien chef, car ici on regarde Bonaparte comme perdu.

Joseph, qui occupait l'ancien hôtel Langeron, faubourg Saint-Honoré, vient, pour être plus à portée des affaires, s'installer aux Tuileries où il a fait préparer ses appartements et il se munit des objets par lesquels devra être assurée la stricte observance de l'étiquette : ainsi, pour un suisse d'appartement une hallebarde modèle des châteaux. Lorsque l'Empereur quitte Paris, Joseph lui remet pour les besoins de l'armée des diamants en grains, enveloppés dans des papiers séparés, d'une valeur de 800.000 francs. L'Empereur les fait enfermer dans sa voiture, dans le secret de son nécessaire, avec le collier que la princesse Pauline lui a offert lors du départ de l'île d'Elbe, et qui vaut 300.000 à 400.000 francs. Joseph s'est livré à la bonne foi de l'Empereur et, de même que Pauline, n'a reçu alors nulle valeur en échange. Le cas est neuf et les honore.

Une fois la campagne ouverte, il reçoit chaque jour les lettres de l'Empereur et c'est si bien à lui que sont apportées les dépêches télégraphiques que le ministre de la Guerre se plaint de n'en avoir pas communication ; mais il n'a, semble-t-il, aucune action sur la politique. Rien de plus plat et de plus banal que les comptes rendus des séances tenues aux Tuileries, dans la salle du Trône, sous la présidence du prince et auxquelles assistent, avec Lucien, tous les ministres à portefeuille et les quatre ministres d'État. Joseph n'influe sur rien et les opinions qu'il ouvre, pleines de sens en général, ne correspondent nullement à la gravité de la situation. Lorsque, dans la séance du jeudi 15, les ministres discutent sur la dépense de l'habillement des gardes nationales, Joseph demande qu'on la restreigne au vrai besoin ; attendu que le recouvrement en deviendra plus prompt et plus facile. En tout, sur les affaires de finances comme sur celles de police, il se montre modéré, prudent, consciencieux, habitué aux affaires et il ne parle qu'à bon escient.

Tel n'est point le fait de Lucien, empressé à discourir sur toutes choses et montrant, en même temps qu'une compétence médiocre, ce goût du développement oratoire qui embrouille et retarde les affaires. Il le témoigne en particulier sur le projet d'emprunt que le ministre des Finances a préparé, sur lequel les hommes instruits se trouvent d'accord et dont il critique les dispositions avec des arguments sentimentaux. L'ancien Jacobin reparaît lorsque le Conseil s'occupe, le 19 juin, d'un projet de loi sur la répression des mauvais journaux et des fausses nouvelles... Un journal a osé, contre toute vérité, annoncer la prise du général Travot par les rebelles de l'Ouest avec des particularités propres à tromper les gens crédules, à répandre l'alarme chez les bons citoyens et à relever les opérations criminelles des autres. Il y a là un délit bien plus grave que la simple émission d'une opinion ou d'un vœu contre-révolutionnaire ; avec des faits controuvés, on porte des coups bien plus acérés qu'avec de simples raisonnements ; il est pressant de réprimer un tel désordre... Le prince Lucien s'étonne que ce fait nécessairement connu de plusieurs membres des deux Chambres n'ait pas donné lieu à des propositions sévères contre un délit de cette nature. Le simple débat et l'improbation manifestée par les grands corps de l'État auraient par eux-mêmes produit un bon et salutaire effet. Telle est en fait la pure doctrine jacobine. La liberté de la presse est inscrite dans la Constitution et l'Empereur a cru si fortement qu'elle était réclamée par la nation qu'il n'a point attendu l'Acte additionnel pour en faire l'octroi le plus large et le plus imprudent. Alors, ont abondé les journaux ennemis, puis les journaux, les pamphlets et les canards clandestins ; en l'absence de loi sur la presse, aucun règlement n'a plus été observé, mais si l'Empereur avait pensé à réfréner cette extraordinaire licence, quels cris eussent poussés les libéraux ! Dès que ce seraient les Chambres qui eussent fait cette loi, la liberté était sauvegardée. Il n'est que de s'entendre.

Tel fut le rôle officiel des deux frères de l'Empereur, durant son absence. Joseph réduit à une figuration purement décorative, n'avait aucune autorité sur le militaire, dont le maréchal Davout, en sa double qualité de gouverneur de Paris et de ministre de la Guerre, disposait à son gré, et il n'en avait pas davantage sur le civil où Fouché était tout-puissant. Fouché durant ce mois de juin laissait se former à Paris des conspirations qui se tenaient prêtes à éclater au premier échec de l'Empereur, en même temps qu'il nouait lui-même à la Chambre, par les représentants dont il avait assuré l'élection, les intrigues destinées à lui assurer les moyens de traiter efficacement avec cette cour de Gand dont il était le correspondant officieux et dont il aspirait à se rendre le restaurateur.

***

Jamais campagne ne fut entamée sous d'aussi fâcheux auspices ; jamais armée ne fut autant travaillée et ne se trouva aussi justement inquiète ; jamais gouvernement ne fut aussi médiocre en autorité et composé d'éléments aussi peu sûrs. De tous les hommes qu'on employait dans les missions d'importance, quels ne correspondaient pas avec Gand et quels ne prenaient pas l'attache du roi avant d'accepter des fonctions de l'Empereur ? Pourtant, une suite de victoires eût pu changer la face des choses, mais qui n'était point usé des généraux qu'on employait et quels étaient décidés à être fidèles ? Il est consolant qu'un des frères de l'Empereur, le dernier-né, celui auquel sa jeunesse et sa fortune avaient fait tant de bruit qu'il en était demeuré étourdi, se soit à ses trente ans, montré soldat énergique et chef intrépide[7].

Le prince Jérôme arriva dans la nuit du 9 au 10 à Avesnes où il devait prendre le commandement de sa division, la 6e du 2e corps.

Un ordre de l'armée annonça aux troupes que Son Altesse Impériale remplaçait le lieutenant général Rottembourg appelé à d'autres fonctions. Les deux brigades, composées des 1er et 2e de ligne, du 3e de ligne et du 1er léger, et commandées par les maréchaux de camp Soye et Bauduin, comptaient 7.800 baïonnettes ; les officiers étaient hommes de cœur et vieux soldats ; sous la Restauration, le 1er régiment de ligne et le 1er léger, dénommés régiments du roi, avaient reçu des effets neufs et des distinctions d'uniformes ; ils tenaient la garnison de Paris ainsi que le 2e de ligne, régiment de la reine, et ils entrèrent en campagne bien équipés, contrairement à ce qui se produisit pour d'autres corps. La 2e compagnie du 2e régiment d'artillerie, le 1er escadron du train et une compagnie du génie complétaient la division, pauvre en artillerie, car elle n'avait que du 4 et du 6.

Au nombre des régiments que Jérôme passa en revue le 10, à la pointe du jour, sur Je camp des Césars, grand plateau présentant une petite plaine au-dessous de la ville d'Avesnes, était le 2e de ligne, colonel Tripe. Le prince remit lui-même au colonel le drapeau du régiment et il accepta le déjeuner champêtre qui lui fut offert. Tous les officiers y prirent part. Pendant le déjeuner, des chansons patriotiques furent chantées par de jeunes officiers. Certaines étaient de leur composition. Le lieutenant Sénécal en chanta une dont le refrain était :

Mais si le Destin

Nous conduit jusqu'au Rhin

N'en demandons pas davantage.

Le prince applaudit, mais on ne lui entendit rien dire d'agréable durant le déjeuner ; son air inquiet et pensif ne parut pas de bon augure et les officiers s'en inquiétèrent.

Le général Guilleminot n'avait pas encore rejoint et n'était pas même fixé sur sa destination ; il ne le fut que le 12, où le major général lui fit confirmer, par un aide de camp de Jérôme, que, décidément, c'était près de lui qu'il serait employé et il vint retrouver à Solre-le-Château la division qui s'y était réunie tout entière et qui s'attendait clics le lendemain à combattre. Le 12, en effet, l'Empereur était arrivé à Laon ; le 13, il était venu coucher à Avesnes ; le 14, jour anniversaire de Marengo et de Friedland, il lança sa proclamation aux troupes : Coalisés contre nous, les princes que nous avons laissés sur le trône en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France... Marchons à leur rencontre Eux et nous, ne sommes-nous plus les mêmes hommes ? On lut cette proclamation le 15 au matin aux troupes campées dans la plaine vis-à-vis de Thuin. Après l'avoir entendue, le lieutenant général de Bourmont monta à cheval avec son état-major et alla porter à l'ennemi la nouvelle qu'il allait être attaqué. On avait proposé au prince Jérôme, a écrit le prince Napoléon[8], le général Bourmont pour chef d'état-major. Jérôme se méfiant de ses antécédents de Vendéen ne voulut pas l'accepter. Le fait ne se trouve point confirmé par des pièces officielles, mais, s'il est exact, il fait honneur à la perspicacité de Jérôme.

Le général Reille, dit le Bulletin de l'armée, passa la Sambre à Marchiennes-au-Pont pour se porter sur Gosselies avec les divisions du prince Jérôme et du général Bachelu, attaqua l'ennemi, lui fit 250 prisonniers et le poursuivit par la route de Bruxelles. Le feu cessa à 6 heures du soir et la division prit position à Gosselies, s'avançant sur la route des Quatre-Bras.

Jérôme va avoir affaire à forte partie. Le 16, à midi seulement, sa division, formée en colonne de route, quitte Gosselies à la suite de la division Foy. Il s'agit d'enlever le hameau des Quatre-Bras occupé par la division Perponcher, du corps du prince d'Orange. Le prince d'Orange est déterminé à se défendre à l'extrémité pour attendre les Anglais dont il espère le secours. Moyennant les retards de Ney et de Reille, il gagne du temps et atteint son but. A 3 heures, la 6e division entre en ligne : elle a mission d'enlever la ferme du Grand-Pierre-Pont et le bois de Boussu où la brigade Jamin, de la division Foy, n'a pu mordre. Elle s'empare de la ferme, en chasse les quatre bataillons de Nassau, mais ceux-ci sont renforcés par la brigade hollandaise Van Merlen (1.100 chevaux) et, à distance, par les douze bataillons de la division anglaise Picton. La charge de Van Merlen ayant été repoussée et reconduite par une des brigades du général de Piré, Jérôme continue, avec la brigade Soye, à travailler pour prendre le bois de Boussu aux Nassau, tout en étendant la brigade Bauduin entre le bois et la chaussée de Bruxelles.

En atteignant le bois, la brigade Soye, avec laquelle marchait le prince, se heurta aux Orangistes qui l'attendaient bravement, secondés par des Écossais vraiment très solides, dont l'un logea une balle dans le pommeau de l'épée de Jérôme. Ce pommeau, d'or massif, large, solide et épais, ne ressemblait point aux pommeaux des épées que le prince portait d'ordinaire et qui étaient presque pareilles à celles de l'Empereur ; pour qu'il ait été faussé et déformé comme il est demeuré, il a sauvé la vie de Jérôme. Touché très raide, le prince devint pâle à faire croire à ses aides de camp qu'il était frappé mortellement. Son sang-froid les rassura et il le conserva assez pour ne pas vouloir descendre de son cheval, sur lequel on le pansa. Il ne s'occupa de sa blessure que plusieurs heures après. Le prince était fort peu entouré : Bourdon de Vatry l'escortait sur un bidet de poste ; Wolff marchait à pied. On ne trouve pas trace des autres qui, sans doute, n'avaient pas été atteints par les ordres ou n'avaient pu rejoindre.

Presque au moment où Jérôme était ainsi contusionné, le duc de Brunswick, menant sa cavalerie à la charge, vint s'abattre sur les baïonnettes du 1er léger. Il reçut une balle dans le ventre : porté aux Quatre-Bras, il y mourut le soir. C'était le cousin germain de la reine Catherine. Il était le fils du duc de Brunswick tué à Auerstaedt et c'était lui-même qui, en 1809, s'était efforcé de reconquérir sur Jérôme ses États l'épée en main et qui, à travers la Westphalie et le Hanovre., avait mené avec succès cette course téméraire dont il se tira à sa gloire.

On apporta à Jérôme la paire de pistolets que le duc portait dans ses arçons : ce trophée figure noblement près de l'épée au pommeau faussé.

Les Brunswickois repoussés, un nouvel effort do la brigade Soye chasse les Nassau du bois dont la possession.est assurée. Le terrain ainsi déblayé, la 1re brigade se forme, en colonne d'attaque, avec la division Foy, pour aborder la position même des Quatre-Bras, mais l'élan des Français est arrêté par les douze bataillons anglais de la division Picton. Sans le 1er corps (d'Erlon) dont il attend la venue à chaque instant, Ney n'est point en mesure d'y faire face avec son infanterie qu'il a engagée tout entière et qui est épuisée. Il imagine qu'il pourra avoir raison de cette infanterie qu'on évalue à 25.000 hommes avec une seule brigade des cuirassiers de Kellermann. — Par les ordres du maréchal lui-même, les trois autres brigades étaient restées en arrière. — Cette charge héroïque et folle faillit réussir, Kellermann rompit les deux lignes anglaises et ses cavaliers pénétrèrent jusqu'aux Quatre-Bras ; mais ils ne, furent point soutenus : ils durent après un si magnifique sacrifice se retirer en désordre.

Alors, ce fut une sorte de débâcle et, après une heure de combat, le bois fut repris par l'ennemi ; on recula, d'une demi-lieue seulement, dit-on, mais on était battu. La division du prince Jérôme a donné avec une grande valeur. S. A. R. (sic) a été légèrement blessée. Tout le monde a fait son devoir excepté le 1er corps, écrivit Ney. Les pertes étaient importantes : au 1er de ligne, 6 officiers tués et 21 blessés ; au 2°, 1 officier tué et 5 blessés ; au 3e, 5 officiers blessés ; au 1er léger, 3. Notre perte de ce côté, disait le Bulletin, a été très considérable : elle s'élève à 4.200 hommes tués ou blessés. Le soir, à 10 heures, le prince, qui avait retrouvé le maréchal Ney, l'invita à partager son souper : assis sur une couverture de cheval, ils soupèrent d'un morceau de pain et d'une bouteille de vin. Un feu placé derrière eux servait de point de mire aux tirailleurs écossais. Il fallut éteindre le feu.

Cependant l'ennemi était resté sur ses positions, Wellington s'était renforcé des troupes qui étaient à portée : il ignorait tout de l'armée prussienne et apprit seulement vers 7 heures ½ que, battue à Ligny, elle se retirait et le laissait en l'air, exposé à une attaque combinée de l'Empereur et de Ney. Toutefois, il décida que ses troupes ne commenceraient à se retirer qu'à 10 heures du matin et, le soir, il prit position en avant de la forêt de Soigne au Mont-Saint-Jean. Le temps était affreux, toute la nuit du 17 au 18 fut employée à réunir l'armée et à prendre des dispositions pour le lendemain. Le 18 au matin, en passant devant le quartier général de l'Empereur, écrit Jérôme, je m'arrêtai une heure avec lui. Il nie reçut avec une affection et une tendresse toutes particulières, il assembla les principaux généraux et, une fois le plan de bataille arrêté, chacun. se rendit à son poste.

Reille était chargé d'occuper les approches du château d'Hougoumont, mais il devait seulement s'emparer de la lisière du bois : se maintenir dans le fond, derrière le bois, en entretenant en avant une bonne ligne de tirailleurs. Il n'y avait pas lieu de pousser plus avant, le point d'Hougoumont, à l'extrême gauche de la ligne, important peu pour l'attaque sur le centre gauche anglais et devant être évacué par ses défenseurs dès que le plateau de Mont-Saint-Jean serait occupé. La division Jérôme fut chargée de l'opération. Je marchai, dit Jérôme, sur le bois que j'occupai à moitié après une vive résistance, tuant et perdant beaucoup de monde. Le général Bauduin, un de ses brigadiers, avait en effet été tué à ses côtés, à la tête du er léger, très éprouvé. Il restait une partie du bois à conquérir : le 3e de ligne vint appuyer le 1er léger et, à 2 heures, les Nassau et les Hanovriens avaient abandonné le terrain.

Mais c'était à présent le massif de pierre du château, avec les murailles des communs et du parc. Jérôme eût dû s'arrêter ; mais, soit que l'ordre-lui eût été mal transmis, soit qu'il ne l'eût point reçu ou n'eût point voulu l'entendre, il jeta sa première brigade sur ces murs et elle fut décimée ; il appela sa seconde brigade pour remplacer la première à la lisière du bois et, avec les débris de celle-ci, il atteignit la façade nord du château et y donna l'assaut. Ceux qui, par un miracle de force physique et de vaillance, pénétrèrent dans la cour, furent fusillés à bout portant, exterminés. Wellington envoya en renfort quatre compagnies des gardes qui prirent la troupe de Jérôme entre deux feux. Il fallut se replier dans le bois, qui fut attaqué, perdu, repris, car les Anglais ne cessaient d'envoyer des renforts et les Français luttaient en désespérés. Maitres du bois, ils parvinrent à tenir dans le verger, mais, du jardin qui le dominait, les Anglais tiraient abrités et, quant au château, il semblait imprenable : l'on se battait depuis quatre heures et demie. On finit par quoi l'on eût dû commencer : le canon. L'Empereur envoya, sous la conduite de Drouot, une batterie de 12 de la Garde et 8 obusiers. — Si on n'employa pas d'artillerie avant celle que l'Empereur envoya, a écrit le prince Napoléon, il y a pour cela une raison concluante, c'est que la 6e division n'en avait pas suffisamment. Elle avait six pièces de 4 ou de 6. Malgré l'incendie qui dévorait les bâtiments, les Anglais continuaient à tirailler et l'on ne parvint pas à prendre possession du château, mais le bois nous resta. L'ennemi, dit Jérôme, laissa dans ce bois 6.000 morts et moi 2.000 avec un de mes généraux et presque tous mes officiers supérieurs. Rien qu'en officiers, le 1er de ligne avait 5 tués et 13 blessés, le 2e, 6 tués et 20 blessés ; le 3e, 5 tués et 20 blessés ; le 1er léger, 5 tués et 18 blessés. Les blessés et les pertes que j'avais faites à la bataille du 16, me réduisirent, écrit Jérôme, à deux bataillons.

Ce fut à ce moment, dit Jérôme, que je reçus l'ordre de l'Empereur de me rendre auprès de lui : il me reçut encore mieux que la veille et me  dit : Il est impossible de se mieux battre ; actuellement qu'il ne vous reste plus que deux bataillons, demeurez avec moi, je vous enverrai partout où il y aura du danger. Selon une autre version : Quand Jérôme approcha de l'Empereur, à cheval en avant de la Belle-Alliance, celui-ci prit la main de son frère et lui dit : Mon frère, je regrette de vous avoir connu si tard. Enfin, selon le prince Napoléon, ce n'eût pas été à trois heures, ni à quatre que Jérôme aurait rejoint l'Empereur, mais lorsque les Prussiens arrivaient. Ce fut alors que l'Empereur envoya le brave colonel (?) Labédoyère donner l'ordre au prince de se retirer... Jérôme fit replier ses troupes et accourut au secours de son frère : ce fut dans un des carrés de la Vieille Garde que l'Empereur lui dit avec des expressions que nous ne rappelons pas par modestie, mais qui suffisent à la gloire d'un général : Mon frère, réunissez les débris de l'armée, je vous en donné le  commandement.

Quelque version qu'on adopte, il parait acquis que Jérôme rejoignit l'Empereur après trois heures. Il assure qu'il était présent alors que l'Empereur ordonna au maréchal Ney de se porter avec une grande partie de la cavalerie, deux corps d'infanterie et la Garde sur le centre de l'ennemi pour donner le coup de massue. Il s'agit sans doute de la grande attaque qui fut prononcée entre cinq et six heures. Ney attaqua trois quarts d'heure trop tôt : J'étais auprès de l'Empereur, écrit Jérôme, lorsqu'il vit la faute du maréchal. Il me dit ces mots : Le malheureux ! c'est la seconde fois depuis avant hier qu'il compromet le sort de la France.

Jérôme n'aurait point quitté l'Empereur jusqu'à huit heures du soir. Il aurait assisté et pris part à l'attaque de la Garde. L'Empereur, écrit-il, espérant que Grouchy arriverait nous dit : La bataille est gagnée, il faut occuper les positions de l'ennemi, marchons ! et tout, à l'exception de six bataillons de Vieille Garde, marche avec nous. Ney reçut les quatre régiments de la Garde, commandés par le général Friant, et arriva sur les canons anglais ; nous soutenions au pied de la position avec d'autres troupes. Mais Friant est blessé et se retire du combat, la Garde est ramenée ; il faut battre en retraite. L'Empereur voulut se faire tuer ; nous étions au milieu des balles et des ennemis. A huit heures du soir, Wellington lâche dans la plaine sa cavalerie toute fraîche ; c'est une panique et la déroute. L'Empereur, dit Jérôme, a été sublime jusqu'à huit heures du soir... Il fut entraîné, personne ne donnait d'ordres. On courut jusqu'à la Sambre. J'arrivai à Avesnes le lendemain, ayant constamment fait l'arrière-garde avec un bataillon et un escadron.

Tels sont les renseignements que donne Jérôme sur le rôle qu'il joua à partir de trois heures ou trois heures et demie. Il ne semble pas qu'on ait jusqu'ici moyen de les contrôler par des témoignages ou des documents précis. Toutefois, l'on doit croire que Jérôme était près de son frère et dans son état-major lorsque l'Empereur se réfugia dans les carrés des bataillons de grenadiers de la Vieille Garde laissés en réserve à la Haie-Sainte. Ceux-ci étant attaqués à la fois par la cavalerie et l'infanterie anglaises avec du canon, l'Empereur, sur les instances des quelques généraux qui l'entouraient encore : Jérôme, Soult, Bertrand, Drouot, Labédoyère, sortit du carré et gagna au galop la ferme de Rosomme où il trouva deux bataillons de la Garde laissés au quartier général, avec lesquels il se retira au pas sur Charleroi.

Ce fut au moment où l'Empereur quitta le carré, que Jérôme se sépara ou fut séparé de lui. On peut douter que, à ce moment, l'Empereur, dans le désarroi général, ait pu lui parler et surtout que Jérôme ait fait l'arrière-garde avec un bataillon et un escadron. Il dit lui-même qu'il arriva à Avesnes le 20 au matin ayant parcouru vingt lieues en trente-six heures. Après de telles journées, les fantassins auraient-ils retrouvé assez d'énergie pour le suivre ? Quant à la remise du commandement, écrivait le général Guilleminot le 23 juillet 1836, le prince me l'a fait connaître lui-même lorsque je le rejoignis dans la nuit à Avesnes ; mais il ne me parla pas alors des circonstances qui l'accompagnaient. C'est un fait bien notoire cependant que ce commandement. Le prince rallia d'abord tout ce qu'il put de troupes sous Avesnes qu'il ne quitta que vers le soir du lendemain de la bataille. De là, il se rendit à Laon où il rassembla les débris de l'armée. D'Avesnes Jérôme écrivit à l'Empereur une lettre qui n'a point encore été retrouvée.

En allant d'Avesnes à Laon, il s'arrêta à Vervins le 21, à midi, et il écrivit une seconde lettre où il annonçait que quelques débris de la Garde avaient pu se réunir et qu'il les dirigerait le lendemain sur Soissons où serait son quartier général ; qu'il pensait ramasser à Laon 6.000 hommes d'infanterie et 3.600 chevaux. Le lendemain 22, il arriva sous Laon où l'Empereur avait passé l'avant-veille et d'où il avait daté le Bulletin de l'armée. On y lisait : L'Empereur a passé la Sambre à Charleroi le 19. Philippeville et Avesnes ont été donnés pour point de réunion. Le prince Jérôme, le général Morand et les autres généraux y ont déjà rallié une partie de l'armée.

Le maréchal Soult, dit Jérôme, se trouvait à Laon, il me croyait seul et ne pouvait croire que j'eusse autant de monde avec moi et, lorsqu'un de mes officiers d'ordonnance arriva à Paris pour rendre compte de cet heureux résultat, le maréchal Ney qui y était depuis plusieurs jours soutint, dans la Chambre des Pairs, que cela était impossible.

Le duc de Dalmatie, en sa qualité de major général, réclama le commandement ; je le lui remis et me rendis le 22 à Soissons, où je reçus une lettre du ministre de la Guerre, qui me félicitait du résultat que j'avais obtenu et m'engageait à continuer de rallier l'armée. Le ministre ne savait pas que le maréchal Soult avait pris le commandement de l'armée.

Alors seulement, Jérôme se rendit à Paris : tout y était consommé.

***

De Charleroi, où il était le 19 à cinq heures du matin, l'Empereur s'était dirigé sur Philippeville, puis sur Mézières ; il déjeuna à Berry-au-Bac, s'arrêta quelques heures dans un faubourg de Laon et arriva à l'Elysée le 21 à huit heures.

Le 18, sur la nouvelle du combat de Ligny, Joseph avait ordonné, peut-être contre l'avis de Lucien, qu'on tirât le canon à la batterie triomphale. Le président du Corps législatif, raconte Joseph, écrivit à l'Empereur une lettre de félicitations où on lit entre autres expressions que même les plus grands revers ne seraient pas capables d'ébranler le dévouement de tous les membres du Corps législatif ; que c'est dans ce moment surtout que l'Empereur reconnaîtrait qu'il n'a dans le Corps législatif que des admirateurs passionnés et des amis intrépides. Cette lettre a été spontanément écrite par M. Lanjuinais de la part de ses collègues auxquels il value dans la chambre des conférences. C'est une manifestation qui répond assurément à l'opinion momentanée des Représentants et à celle de la population. Le 19, l'on continue à vivre sur la victoire.

C'est dans l'après-midi du 20 que la défaite est connue par des lettres écrites de Philippeville au roi Joseph[9]. L'Empereur vient de recevoir la lettre de Lanjuinais. Elle le décide, écrit Joseph, dans les dispositions qu'il prend. L'Armée du Rhin a ordre de détacher 25.000 hommes qui, réunis aux 40.000 de Grouchy, aux débris de Waterl00, aux nouvelles levées que la bouillante ardeur du Corps législatif va improviser, doivent rétablir les affaires ou au moins obtenir, les armes à la main, des conditions dignes de la nation. L'Empereur arrive à Paris dans l'idée de prévenir l'effet d'un grand désastre sur une grande population, de profiter des dispositions bienveillantes de la Chambre des députés, de concerter un plan général de défense nationale, de dire la vérité et de recevoir tous les secours que la nation se doit à elle-même. C'est là ce qu'il a fait, lorsqu'il a rédigé à Laon le bulletin de la victoire et celui du désastre. Il n'a rien caché et peut-être été pessimiste.

Le Conseil des ministres que Joseph a convoqué et auquel il a communiqué les nouvelles n'a pris aucune résolution, se rejetant sur la prochaine arrivée de l'Empereur. Dans la nuit, dit Joseph[10], une grande partie des membres de la Chambre des députés s'était réunie dans la maison de M. de La Fayette où l'on ne concerta pas les moyens de sauver la nation et l'Empereur, mais bien de perdre l'Empereur pour sauver la nation. On rappelle les premiers temps de la Révolution : M. de La Fayette est représenté comme un sauveur que la France peut avouer, que Paris connaît, que les Alliés recevront comme l'organe de la Chambre des députés qui devient à leurs yeux la véritable représentation nationale ; les Alliés s'arrêteront à sa voix ; Napoléon II sera reconnu par eux avec la constitution qu'on lui donnera ; une régence sera formée et cette régence garantira aux Alliés les intentions pacifiques de la France, à la nation le maintien de la paix, aux amis de la liberté un gouvernement plus libéral, plus rapproché du gouvernement anglais ou américain. Les têtes s'échauffent ; M. de La Fayette se laisse persuader qu'il pourra tout le bien qu'il désire. Pour cela il faut s'assurer de la majorité dans la Chambre des députés, et c'est ce qu'il fait.

Que Fouché surveille ce mouvement et qu'il y pousse, qu'il le dirige peut-être en agissant sur l'infatuation et la sottise de La Fayette, rien de plus vraisemblable : il a Manuel, Jay, bien d'autres qui sont à lui. Il n'a d'ailleurs pas besoin d'intermédiaire. C'est chez lui le 21, à 10 heures, que La Fayette vient convenir de l'exécution immédiate du complot formé dans la nuit.

L'Empereur atterré par ce coup du destin, épuisé par la fatigue, sous le coup d'une cystite consécutive à ces journées sous la pluie et à ce surmenage effrayant, s'était mis au bain, après avoir causé quelques instants avec Caulaincourt ; il lui avait fait part de ses illusions sur le patriotisme des Chambres et il en avait reçu des avis peu rassurants. Davout qu'il vit ensuite, au bain, conseilla, dit-on, la prorogation immédiate ; Napoléon, déterminé à être plus constitutionnel que la Constitution, n'accepta point cette mesure qui eût été selon la lettre de l'Acte additionnel, mais qu'il ne trouvait point selon son esprit.

Il sortit du bain, mangea, reçut Joseph qui était fort découragé et Lucien qui était plein d'ardeur. Comme tout le monde, ils rendirent compte de l'hostilité de la Chambre des représentants : Joseph en était d'autant mieux instruit qu'il venait de causer avec Lanjuinais.

Après 10 heures, l'Empereur passa au Conseil, très nombreux : les deux princes, le secrétaire d'État, les huit ministres, les quatre ministres d'État, le secrétaire. L'Empereur exposa la situation et annonça qu'il attendait des Chambres un grand pouvoir, une dictature temporaire. Il trouva du patriotisme chez Carnot ; un complet découragement — sinon pis — chez Caulaincourt ; nulle flamme chez Maret ni chez Cambacérès ; une vive décision chez Davout, ferme dans son opinion et décidé pour la prorogation. Fouché insista. au contraire pour que l'Empereur s'accordât avec les Chambres, comme s'il eût-ignoré ce qui se passait à l'heure même au Calais-Bourbon. Decrès marcha avec Davout ; Regnaud (de Saint-Jean-d'Angély), dupe ou complice de Fouché, peut-être convaincu que la proclamation de la Régence pouvait être un moyen de salut, lança le premier l'idée d'une abdication à laquelle tous pensaient. L'Empereur la releva et Regnaud n'hésita point à dire que, si Napoléon n'abdiquait point de son chef, les Chambres pourraient s'enhardir à réclamer la déchéance. Lucien très vivement se prononça pour la dictature. Si la Chambre ne veut pas seconder l'Empereur, il se passera d'elle. Le salut de la Patrie est la suprême loi. L'Empereur parla ; il exposa les espérances qu'il mettait au patriotisme de tous, les ressources qui lui restaient, celles qu'il pouvait créer, l'enthousiasme qu'il était sûr de trouver dans l'armée. Il s'était convaincu ; il semblait avoir convaincu les ministres. Mais, durant qu'il parlait, les conspirateurs agissaient.

Ils devaient avant tout se mettre en garde contre la prorogation qui, éminemment légale, était d'autant plus redoutable pour les faiseurs de lois que, selon eux, elle menait à cette dictature de salut public à laquelle poussaient Davout, Decrès, Lucien, même Carnot ; la prorogation ou la dissolution pouvaient sortir des délibérations de ce conseil qu'on tenait aux Tuileries. Il s'agissait donc de gagner de vitesse l'Empereur et les ministres. A midi un quart, Lanjuinais ouvre la séance ; La Fayette monte à la tribune : en quelques mots, il est menacée ; elle décrétera sa permanence ; toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute annonce qu'il va proposer certaines résolutions : La Chambre déclarera que l'indépendance de la nation trahison ; quiconque se rendra coupable de cette tentative, sera traître à la patrie et jugé comme tel ; l'armée et la garde nationale ont bien mérité de la patrie ; la garde nationale sera portée au plus grand complet ; les ministres sont invités à se rendre sur-le-champ dans le sein de l'assemblée.

Un coup d'État contre la souveraineté nationale, une insurrection contre l'autorité légale, un crime de lèse-patrie, la plus lâche et hi plus folle des agressions contre le seul homme qui pût encore sauver la nation, c'était l'œuvre de celui qui, dans les annales de sa triste vie, a enregistré trois dates mémorables : le 5 octobre 1789, où il trahit le roi, le 20 août 1792, où il passa à l'ennemi, le 21 juin 1815, où il abattit l'Empereur. Le plan concerté, écrit Joseph, s'exécute avec trop de succès. La peur était aux portes des uns ; l'ambition et la vanité aveuglaient les autres. L'Empereur et la nation sont sacrifiés à des chimères ; l'étranger veut les séparer et ce sont les députés de la nation, en majorité bien pensants, ennemis des constitutions octroyées et des systèmes monarchiques, ce sont ces députés qui servent plus les rois alliés que leur million de soldats. La Fayette se croit au Jeu de Paume de l'Assemblée constituante ; il met du courage à des actes de folie et de lâcheté ; il déclare comme Mirabeau qu'il est là par la volonté du peuple ; il menace celui qui vient implorer la participation et les secours du Corps législatif. Tous les projets qu'il propose sont accueillis par une majorité qui n'a plus d'opinion que celle que lui donne la masse des députés qui ont conspiré la nuit dans sa maison ; la garde nationale est appelée au secours de la représentation nationale que personne ne menace : l'Empereur est accusé.

Voilà l'impression qu'éprouvent les quelques fidèles groupés autour de l'Empereur : il est accusé, et ceux qui auraient pu et dû répondre par un acte de force à cet acte de violence s'intimident et ils semblent frappés d'une terreur sacrée. On dirait qu'ici la légalité fût le prix de la course et que, en prenant l'initiative de l'usurpation, la Chambre eût mis le droit de son côté.

Dès ce moment, l'Empereur ne lutta plus que pour la forme. Il entra en des négociations et il adressa aux représentants et aux pairs un message où, en racontant brièvement le désastre, il annonçait qu'il était venu à Paris pour conférer avec les ministres et se concerter avec les Chambres. Cela passa dans l'inattention, et on n'y répondit point. Durant ce temps, la Chambre des pairs votait presque intégralement la motion usurpatrice de la Chambre des représentants. Celle-ci, enhardie par ses succès, en arrivait à vouloir nommer un commandant en chef de la garde nationale ; Sébastiani proposait que chacun des chefs de légion tint un bataillon sous les armes ; sans plus attendre, Benjamin Delessert, chef de la 3e légion en même temps que représentant, faisait battre le rappel, réunissait 400 hommes qu'il dirigeait sur la Chambre. C'était un 18 Brumaire à rebours. En même temps, comme les ministres ne s'étaient point rendus encore aux appels de la Chambre, celle-ci multipliait les injonctions, créait une Commission administrative dont les pouvoirs étaient semblables à ceux des inspecteurs de la Salle au temps des Conseils, et la chargeait de prendre des mesures pour sa sûreté.

L'Empereur, après avoir un instant résisté, avait encore cédé. Il avait autorisé les ministres à se rendre devant les Représentants, mais, toujours confiant en l'éloquence et l'adresse parlementaires de Lucien, il le leur avait adjoint et l'avait désigné, conformément à la Constitution, pour son commissaire extraordinaire. Lucien, a-t-il dit, était partisan d'une dissolution violente à laquelle encourageait  l'enthousiasme des Fédérés assemblés autour de l'Élysée : mais c'était la guerre civile d'abord et ensuite le gouvernement révolutionnaire. L'Empereur n'eût point voulu être sauvé par un bouleversement social. Il n'attendait le salut que de l'union des Français : Essayez de ramener les Chambres, dit-il à son frère, je puis tout avec elles ; sans elles, je pourrais beaucoup pour mon intérêt, mais je ne pourrais pas sauver la patrie.

A la Chambre des représentants, où il arriva à 6 heures, avec les ministres, Lucien n'avait plus cette belle audace, cette indomptable faconde qu'il déployait seize ans auparavant. Déjà est-il surprenant que, rejeté après une si longue oisiveté au milieu de circonstances aussi tragiques, il ne fût point entièrement déconcerté : peu à peu son émotion tomba et il retrouva ses moyens. Sur sa demande, la Chambre se forma en comité secret pour entendre la lecture d'un message de l'Empereur. L'Empereur annonçait qu'il avait formé un comité du ministre des Affaires Étrangères, du comte Carnot et du duc d'Otrante pour renouveler et suivre des négociations avec les puissances  étrangères, afin de connaître leurs véritables intentions et de mettre un terme à la guerre, si cela était compatible avec l'indépendance et l'honneur de la nation. Et il terminait par un appel au patriotisme des Chambres et à leur union. Lucien développa ce texte. Il montra la nécessité que de sages mesures dirigeassent les volontés vers un même but ; l'armée se rallie, dit-il, la diplomatie peut agir, le salut de la patrie est tout entier dans l'union de ses premiers magistrats.

 Médiocrement assurés, Davout et Caulaincourt — celui-ci tout à fait pessimiste — parlent ensuite, puis Carnot. Jay, un des hommes de Fouché, demande la parole, pose la question d'abdication ; toute négociation est impossible entre l'Europe et Napoléon ; qu'il abdique et tout devient possible. Lucien répond : Il dit que les Alliés n'ont refusé de communiquer avec l'Empereur que parce qu'ils affectaient de douter des dispositions de la France et qu'ils se sont flattés ensuite que les Français manqueraient de persévérance et céderaient au premier choc : c'est là le principe de l'obstination des ennemis à repousser la paix. Mais serait-il vrai que leurs calculs ne dussent pas tromper leur ambition et que la France ne trouvât pas en elle cette énergie dont la Russie, dont l'Espagne lui ont fourni des exemples contre elle-même ? S'il en était ainsi, si nous abandonnions nous-mêmes notre propre cause, il ne resterait plus qu'à déplorer la perte de la patrie. M. de La Fayette interrompt avec la véhémence d'une haine qu'ont accrue les bienfaits reçus. C'est pour avoir suivi un chef qui la conduisait à sa perte que la France s'est perdue ; elle ne lui a montré que trop de constance et d'attachement. Lucien, paralysé par cette sorte de fétichisme qu'inspire La Fayette, n'ose ou ne peut répondre. Les conjurés s'enhardissent, en arrivent à proposer qu'une députation soit envoyée à l'Empereur pour lui demander d'abdiquer. Toutefois, au moment de voter, une sorte de tardive pudeur les arrête. Ils se contentent de réclamer que cinq membres de chacune des Chambres soient adjoints aux ministres pour être associés à leurs délibérations. Ainsi le pouvoir exécutif est mis en tutelle par le législatif et délibère avec lui en minorité. M. de Caulaincourt s'empresse d'acquiescer et Lucien, enchérissant, réclame la formation d'une Commission chargée de s'associer au Conseil des ministres et de coopérer aux mesures de salut public qu'exigeraient les circonstances. Mais on ne le suit point et l'on se contente des cinq membres : ce sont le président et les quatre vice-présidents : on ne pouvait en trouver qui fussent plus hostiles à l'Empereur.

A la Chambre des pairs, où les commissaires se rendirent ensuite, la scène fut plus décente ; on lut le message ; puis, sur la demande des commissaires, on élut cinq délégués, pour c00pérer avec les délégués de l'Empereur et ceux des représentants. Ce furent Drouot, Dejean, Andréossy, Boissy-d'Anglas et Thibaudeau.

Lucien revint à l'Elysée pour rendre compte à l'Empereur. Napoléon était très abattu et très fatigué. Sa pensée flottait et il ne s'arrêtait à aucune résolution. Entre Hortense qui avait assisté à son dîner et Lucien, qui ne cachait aucune de ses impressions, en présence de Maret et de Caulaincourt, il allait de l'abdication à la dissolution. Lucien tenait pour ce parti ; les ministres insistaient pour l'autre et menaçaient de la déchéance.

A onze heures du soir, la Commission des Chambres se réunit, avec les princes et les ministres, aux Tuileries, dans la salle du Conseil d'État. On y répéta à froid, écrit Thibaudeau, le drame joué passionnément dans la Chambre des représentants. Pour l'acquit de leur devoir, les ministres proposèrent diverses mesures de défense, se renfermant dans l'ordre légal comme s'il ne s'était rien passé d'extraordinaire et s'il n'y avait eu rien de changé dans les rapports des pouvoirs. Pourtant l'usurpation continuait, et on votait que des négociateurs pourraient être envoyés par les Chambres près des Alliés, puisque ceux-ci ne voulaient point traiter avec l'Empereur. De la part de ceux qui réclamaient l'abdication de l'Empereur, n'était-ce point proclamer l'abdication de l'indépendance nationale et reconnaître l'ingérence de l'étranger dans les affaires de France ?

Jusque-là, on n'avait point abordé la question personnelle à Napoléon. C'était la seule qui fût réellement à l'ordre du jour. Il n'appartenait point à ses ministres de la traiter, dit Thibaudeau. Mais La Fayette était là. Après quelques paroles d'adhésion aux mesures de défense que proposeraient les ministres, il aborda la question de l'abdication, rappela les discours qui avaient été tenus à la Chambre des représentants et surtout celui de M. Jay qui s'était expliqué sur cet objet avec énergie et sans détour. Un des assistants, Lucien, assure-t-on, l'interrompit pour dire que, si les amis de Napoléon avaient cru son abdication nécessaire au salut de la France, ils auraient été des premiers à la lui demander. Il tombait dans le jeu de La Fayette et lui procurait oiseusement d'étranges avantages. C'est parler en vrai Français, s'écria-t-il ; j'adopte cette idée et la convertis en motion. Je demande que nous allions tous chez l'Empereur lui dire que, d'après tout ce qui s'est passé, son abdication est nécessaire au salut de la Patrie. — Si Cambacérès qui présidait avait osé consulter l'assemblée, la majorité aurait décidé, malgré les ministres, de se transporter à l'Élysée pour prier l'Empereur d'abdiquer. Du reste, quelques ministres ne s'y opposaient que par un reste de prudence. Fouché, auprès duquel j'étais assis, écrit Thibaudeau, sans prendre hautement la parole, manifestait à chaque instant son adhésion au système des représentants. La motion ne fut pas mise aux voix. En sortant, au petit jour, Fouché dit à Thibaudeau : Il faut en finir aujourd'hui.

C'était le 22. Les meneurs de la Chambre craignaient un coup de force, l'Empereur y pensait : mais cet acte d'autorité légale qui eût été la dissolution ou la prorogation, l'Empereur ne pouvait guère le tenter sans l'appui formel de la Chambre haute et son complet assentiment : Or les pairs qu'il avait nommés se solidarisaient avec les représentants et leur esprit — à quelques exceptions près — était exactement pareil. Au lever, toute idée de résistance avait disparu, l'Empereur admettait que ses serviteurs les plus fidèles lui parlassent d'abdication ; il approuvait que la Chambre traitât directement avec les Alliés par des commissaires élus ; il approuvait qu'officieusement, en attendant que ce fût officiellement, Regnaud annonçât l'abdication et, s'il espérait un instant que les nouvelles apportées par M. Bourdon de Vatry de la part du prince Jérôme, produiraient quelque impression sur les représentants, c'était pour qu'ils ne courussent point à une lâche capitulation et non pour qu'ils l'épargnassent.

A la Chambre, oille compte rendu de la réunion des Tuileries avait été accueilli comme une déception, les représentants étaient prêts, faute d'avoir obtenu l'abdication assez tôt pour leur impatience, à prononcer la déchéance. Ils consentaient tout juste à accorder à l'Empereur, pour se prononcer, un délai d'une heure. On suspendit la séance. La Fayette allait échauffant ses amis. On dit qu'il s'adressa à Lucien et que Lucien lui répondit vertement, mais c'est Lucien qui le dit. Davout apporta les nouvelles données par Bourdon de Vatry ; on ne voulut pas y croire ; les porteurs de l'ultimatum revinrent, annonçant un prochain message de l'Empereur que Regnaud vint encore presser. Napoléon eut une révolte suprême, une colère qui tomba vite. Autour de lui, certains qui étaient sincères poussaient à l'abdication, pensant peut-être à la régence ; d'autres n'y croyant pas, en parlaient. Lucien, à ce qu'il assure, opinait pour la résistance, un Brumaire, la dictature. Cela peut être ; son élévation princière était si neuve et si fragile qu'il avait tout à gagner du temps. Mais, en admettant qu'il ne se fût point rallié à une opinion devenue unanime, il ne prononça point de discours. Dans cette chambre mortuaire, on parlait bas. Il fallait pourtant rédiger cet acte ; Lucien prit la plume et écrivit, sous la dictée de son frère. Il prétend qu'il s'arrêta .et voulut jeter la plume après cette phrase : Je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France : puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne ! On représenta à l'Empereur — Carnot et Lucien d'abord — qu'il n'avait point nominé son fils. Il leva les épaules et, comme on insistait, il ajouta : Je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les princes Joseph et Lucien et les ministres actuels formeront provisoirement le Conseil de gouvernement. L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la régence par une loi.

Que son fils prit sa succession, comment l'eût-il pensé ? Comment eût-il cru que cette assemblée déchaînée contre son règne, mais qu'il croyait patriote, pût accepter pour souverain un enfant dont l'Autriche avait la garde. Son patriotisme l'élevait à cette hauteur, de préférer les Bourbons, qui au moins n'étaient point sous la férule autrichienne. Sur une observation de Maret, on biffa le nom des princes que l'Empereur avait placés avec les ministres dans le Conseil de gouvernement. Maret dit qu'on exigerait peut-être encore leur renonciation à la couronne. Comment, de mes frères ? dit l'Empereur. Ah ! Maret, vous voulez donc nous déshonorer tous !...

Fouché, Caulaincourt, Decrès allèrent porter l'abdication aux Représentants, Gaudin, Mollien, Carnot aux Pairs. A la Chambre basse, Fouché discourut et prétendit s'attendrir, mais il ne parla pas plus de Napoléon II que n'en parlèrent les orateurs qui lui succédèrent, même Regnaud. Pourtant celui-ci parla avec émotion de l'Empereur et provoqua la Chambre à faire au moins près de lui une démarche de déférence, à lui exprimer, au nom de la nation, son respect et sa reconnaissance. Napoléon ne s'y trompa point ; il jugea le néant des motifs, mais il voulut montrer qu'il n'était point dupe. Je recommande mon fils à la France, dit-il en terminant. J'espère qu'elle n'oubliera point que je n'ai abdiqué que pour lui. Je l'ai fait aussi, ce grand sacrifice, pour le bien de la nation ; ce n'est qu'avec ma dynastie qu'elle peut espérer d'être libre, heureuse et indépendante. M. le comte Lanjuinais répondit par quelques paroles coupantes, que la Chambre n'avait délibéré que sur le fait précis de l'abdication ; mais qu'il se ferait un devoir de rendre compte à la Chambre du vœu de Sa Majesté pour son fils. Les hommes de l'espèce de La Fayette trouvèrent qu'il y avait dans cette réponse une présence d'esprit, une déférence et, en même temps, une fermeté admirables.

L'Empereur, lui, avait senti l'insolence et la sottise parlementaires ; aussi, quand, au nom de la Chambre des pairs, Lacépède se présenta avec le bureau pour lui offrir de menteuses condoléances ; que, lui aussi, il passa sous silence Napoléon II, l'Empereur le releva avec une extrême vivacité : Je n'ai abdiqué, dit-il, qu'en faveur de mon fils... Si les Chambres ne le proclamaient pas, mon abdication serait nulle... Je rentrerais dans tous mes droits... D'après la marche que l'on suit, on ramènera les Bourbons... Vous verserez bientôt des larmes de sang... Et il dénonça la faction d'Orléans prête à trahir la branche aînée comme à livrer la patrie...

Cela ne changea rien au plan des conjurés. Lorsque, à la Chambre basse, Durbach insinua que c'était au Conseil de régence d'administrer et qu'il n'y avait point lieu de nommer un Gouvernement provisoire, il fut hué ; car Fouché entendait tout conduire et avait pris son parti. Il fallait fût élu l'un des cinq membres de ce gouvernement : les représentants en nommèrent trois qui furent Carnot, Fouché et le général Grenier. Pour ceux qui se souvenaient du 18 fructidor, comme pour ceux qui avaient en mémoire les proclamations récentes de Grenier, un seul de ces trois comptait, et Fouché restait le maitre, entre une dupe et un complice.

Mais que feraient les pairs ? Même après l'étonnante algarade de Ney, le sauve qui peut retentissant que le brave des braves avait hurlé à la tribune et qui avait atterré ses amis, la question de la succession au trône qu'ouvrait l'abdication de l'Empereur n'avait pas moins-été posée. Deux hommes, l'un, Pontécoulant, qui devait tout à l'Empereur, l'autre Boissy, le ci-devant maître d'hôtel de Monsieur, qui, aux récompenses qu'il reçut de son ancien protecteur, travaillait pour lui, s'étaient opposés avec une froideur haineuse aux propositions qu'un dévouement passionné inspirait à Labédoyère, qu'une reconnaissante fidélité faisait soutenir à Ségur. On avait suspendu la séance pour envoyer cette députation à l'Empereur. A la reprise, à 9 heures du soir, tout ce qui demeurait napoléoniste était là : Joseph, Lucien, Jérôme, Fesch, Labédoyère, Ségur, Rœderer, Maret, Flahaut, tous revêtus de leurs décorations, étaient entrés ensemble. Lacépède qui présidait rendit compte, en atténuant les termes, des paroles de l'Empereur : Je vous répète ce que j'ai dit au président de la Chambre des représentants, je n'ai abdiqué qu'en faveur de mon fils. Aussitôt Lucien prit la parole. Il s'agit ici, dit-il, d'éviter la guerre civile ; de savoir si la France est une nation indépendante, une nation libre : L'Empereur est mort ! Vive l'Empereur ! L'Empereur a abdiqué ! Vive l'Empereur ! il ne peut y avoir d'intervalle entre l'Empereur qui meurt ou qui abdique et son successeur. Telle est la maxime sur laquelle repose une monarchie constitutionnelle. Toute interruption est anarchie. Je demande qu'en conformité de l'Acte constitutionnel..... la Chambre des pairs, par un mouvement spontané et unanime, déclare, devant le peuple français et les étrangers, qu'elle reconnaît Napoléon II comme empereur des Français.

Et comme il s'élevait des murmures : J'en donne le premier l'exemple et lui jure fidélité.

Et il développa sa motion qui tournait à l'accusation : S'il est, dit-il, des traîtres autour de nous, s'il est des Français qui pensent nous livrer au mépris des autres peuples, à l'ignominie de ne savoir défendre ce que nous avons entouré de respect et d'amour ; si une minorité factieuse voulait attenter à la dynastie et à la Constitution ; ce n'est pas dans la Chambre des pairs qu'on trouverait des traîtres, ce n'est pas dans la Chambre des pairs qui a donné l'exemple du dévouement, que les factieux trouveraient un appui.

Un tel discours eut pu porter de la tribune des Cinq-Cents ; à la tribune des Pairs il détonnait. On était là entre gens qui évitaient de se compromettre mettre et se réservaient à l'enchérisseur. Pontécoulant prit prétexte des règlements parlementaires. Si j'ai bien entendu, dit-il, on veut nous faire adopter une proposition sans délibération. Et il posa aussitôt cette embarrassante question. Je le demande au prince, à quel titre parle-t-il dans cette chambre ? Est-il Français ? Je ne le reconnais pas comme tel. Sans doute, je le trouve Français par ses sentiments, ses talents, par les services qu'il a rendus à la liberté, à l'indépendance nationale ; je veux bien l'adopter pour Français. Mais lui qui invoque la Constitution, n'a pas de titre constitutionnel ; il est prince romain, et Home ne fait plus partie du territoire français. Lucien essaya de riposter : Je vais répondre, dit-il, à ce qui m'est personnel... Quoi répondre ? N'a-t-il pas, par vingt actes publics, affirmé sa sujétion et sa fidélité au Saint-Siège et le Pape n'a-t-il point proclamé qu'il est son sujet dans le brevet même de la principauté de Canino ? D'ailleurs Pontécoulant ne tolère pas l'interruption : Vous répondrez après, prince, dit-il, respectez l'égalité dont vous avez tant de fois donné l'exemple. Et, continuant son raisonnement : on doit d'abord délibérer, dit-il, et abordant nettement la question : Je déclare fermement que je ne reconnaîtrai jamais pour roi un enfant, pour mon souverain celui qui ne résiderait pas en France. On irait bientôt retrouver je ne sais quel sénatus-consulte ; on nous dirait que l'Empereur doit être considéré comme étranger ou captif, que la régente est étrangère ou captive, et l'on nous donnerait un autre régent qui nous amènerait la guerre civile... On nous parle d'une minorité factieuse... Sommes-nous des factieux, nous qui voulons la paix ? Et il réclama la discussion ou l'ordre du jour.

Lucien essaya une justification embarrassée : Si je ne suis pas Français à vos yeux, dit-il, je le suis aux yeux de la nation entière. Propos cicéronien que ne proposait-il de monter au Capitole ? du coup son aplomb était ébranlé. Il entrait dans les considérations juridiques et constitutionnelles. Boissy y était bien autrement expert. En parlant de la paix, de l'obstacle qu'y apporterait la proclamation de Napoléon II, il était sûr de grouper autour de lui toutes les lâchetés. Mais il comptait sans Labédoyère. Ah ! le noble et généreux Français et comme les paroles qu'il prononce, d'une voix habituée à dominer le bruit des armes, cinglent et fouettent ces vieillards épeurés qui furent jadis des soldats ! Par un tumulte de voix cassées, on couvrit à la fin ses paroles ; on le rappela à l'ordre et les anciens sénateurs reprirent l'exécution du plan tracé par Fouché : l'établissement d'un Gouvernement provisoire, substitué au Conseil de régence. Lucien déclara qu'il n'entendait pas s'opposer à la nomination des membres de ce gouvernement. Croyait-il, par cette concession, s'attirer des suffrages ou bien était-ce là un propos concerté avec Joseph en vue d'une combinaison qu'on ne comprend pas ; car, après que Ségur et Maret ont lutté avec une remarquable vigueur, pour la cause de Napoléon II, Joseph, répondant au comte de Lameth qui insiste sur la nomination du gouvernement, répond : Il n'y a pas d'inconvénient à le nommer, mais il faut l'autoriser à gouverner au nom de Napoléon II pour qui seul l'Empereur a abdiqué. La discussion devient de plus en plus confuse : Maret, Ségur, Rœderer, Flahaut, demeurent sur la brèche, attaqués par Cornudet, que renforcent Quinette, Valence, Thibaudeau, P6ntécoulant — enfin, personnage inattendu, Decrès ! La clôture de la discussion est adoptée ; l'ajournement de la proposition de Lucien est prononcé. On procède au scrutin pour la nomination de deux commissaires. Sur soixante-dix votants, Caulaincourt obtient cinquante-deux voix, Quinette quarante-huit. Lucien à chaque scrutin en a eu dix-huit. Voilà ce qui est resté fidèle à l'Empereur dans la Chambre dont il a nommé tous les membres !

Toutefois, les paroles de Labédoyère n'étaient point restées sans écho et l'on avait tenté vainement de les étouffer. Elles avaient porté un avertissement aux meneurs du complot, en même temps qu'elles retentissaient dans les masses patriotes qui, de tous les faubourgs de la grand'ville, affluaient vers l'Elysée. Si l'Empereur n'avait trouvé qu'ingratitude et trahison chez ceux qu'il avait comblés de ses bienfaits, chez ceux qui, peut-on dire, l'aimaient pour lui-même, il trouvait, avec une fidélité passionnée, une ardeur au sacrifice qui évoquait les plus beaux moments de l'Histoire. Ce peuple, qui, en trois mois, eût pu former la plus redoutable des armées nationales, offrait ses bras, son sang, son cœur. Sur un geste parti de l'Elysée, il eût jeté à la rivière les Représentants et leurs élus, Fouché (de Nantes), l'oratorien défroqué, Quinette, l'amant d'Illyrine, Caulaincourt, le négociateur de Plesswitz et d'ailleurs, et il eût rendu à l'Empereur les morceaux lacérés de son acte d'abdication.

Mais Fouché et les parlementaires formés à son école ou soumis à ses suggestions, excellaient justement à faire prendre une ombre pour la proie qu'ils se réservaient. Ils pensaient bien que, à la Chambre des représentants, les patriotes reviendraient à la charge et ils s'étaient déterminés à leur céder sur l'apparence, pourvu qu'ils conservassent la réalité du pouvoir et la direction exclusive des affaires. Le 23, prenant prétexte d'une proposition de Béranger (de la Drôme) sur la responsabilité collective des membres de la Commission et d'une proposition de Dupin-sur la formule d'un serment à prêter par eux, le comte Defermon, avec l'admirable netteté de sa belle intelligence juridique, remit en question la proclamation du Prince impérial. Nous avons un empereur en la personne de Napoléon II, dit-il... La Constitution est notre étoile polaire et elle a pour point fixe Napoléon II ! Cette fois, ce sont des cris d'adhésion pli partent de la plupart des bancs et lorsque Defermon ajoute : Lorsqu'on verra que nous nous rallions fortement à nos Constitutions, que nous nous prononçons en faveur du chef qu'elles nous avaient désigné, on ne pourra plus dire à la garde nationale que c'est parce que vous attendez Louis XVIII que vous ne délibérez pas... Nous rassurerons l'armée, qui désire que nos constitutions soient conservées, il n'y aura plus de (boute sur le maintien constitutionnel de la dynastie de Napoléon. Toute l'Assemblée est debout. Au milieu d'applaudissements enthousiastes le cri de Vive l'Empereur ! éclate dans la majorité.

Tout le monde semble d'accord ; Béranger qui prononce des paroles d'admirable fidélité ; Boulay qui, avec sa robuste carrure, attaque l'ennemi de face, jette la terreur dans les rangs des adversaires en dénonçant la faction d'Orléans, Carat, Regnaud, Mouton-Duvernet... Mais voici Manuel, le Manuel, que le peuple entoura plus tard d'une si chaude popularité, qui s'institua le défenseur des gloires nationales... C'est l'homme de Fouché : il a été son confident lorsque le duc d'Otrante couvait ses haines dans sa sénatorerie d'Aix ; il est l'élu du ministre de la Police dans le Collège des Basses-Alpes. Sa tâche est difficile, car l'immense majorité de l'assemblée parait décidée pour Napoléon surtout contre les Bourbons, mais n'est-il pas moyen de la leurrer ? d'éviter une proclamation formelle, une diminution des pouvoirs du Gouvernement provisoire ? Il y parvient. La Chambre passe à l'ordre du jour motivé : 1° Sur ce que Napoléon II est devenu empereur des Français par le fait de l'abdication de Napoléon Ier et par la force des Constitutions de l'Empire ; 2° Sur ce que les deux Chambres ont voulu et entendu, par leur arrêté à la date d'hier, portant nomination d'une Commission de gouvernement provisoire, assurer à la nation la garantie dont elle a besoin dans les circonstances extraordinaires où elle se trouve, pour sa liberté et pour son repos, au moyen d'une administration qui ait toute la confiance du peuple.

Les niais crient vive l'Empereur ! avec enthousiasme et s'imaginent qu'ils ont ville gagnée. Les malins qui ont senti combien, au milieu des périodes enflammées sur la Guerre, l'Indépendance et la Liberté, portent seules les phrases honteuses sur la paix, les ménagements qu'on doit garder à l'égard de l'ennemi, l'opportunité de lui laisser le choix du souverain... les malins comprennent que Fouché, devenu dictateur, va livrer la nation, pourvu qu'on lui garantisse le respect des personnes et des fortunes, sinon le maintien des emplois aux Jacobins nantis. Peut-être s'est-il fait l'illusion de penser qu'il avait encore un grand rôle à jouer ; du moins, croyant les Bourbons inévitables, voulu que leur rentrée ne fût point marquée par une réaction sanglante dont il eût été une des premières victimes.

Les Pairs, malgré Boissy-d'Anglas et Lameth, sur un discours de Thibaudeau très violent contre les Bourbons, adoptent une délibération analogue à la première qu'avaient prise les Représentants : La Chambre des Pairs déclare que Napoléon II est devenu empereur des Français par le fait de l'abdication de Napoléon Pr et par la force des Constitutions de l'Empire.

Manifestation platonique, a-t-on dit. Sans doute, la déclaration des Chambres n'eut point pour effet d'investir efficacement Napoléon Il de l'autorité impériale. Nul décret' ne fut rendu en son nom ; nulle loi promulguée ; mais il suffit de ces actes pour que Napoléon II ait été le souverain légitime de la France et que, par ce même fait, il ait conservé en puissance et qu'il ait transmis les droits imprescriptibles de la dynastie nationale.

 

Si l'Empereur, dans ce désastre où entraînait la désunion, avait presque omis le nom de son fils, et s'il avait considéré comme oiseuse une transmission de pouvoirs qui n'existaient plus à un enfant prisonnier de l'ennemi, à présent il avait senti la faute et l'on peut bien penser qu'il avait employé ses fidèles à la réparer. Lucien, qui s'était prodigué avec d'autant plus de dévouement que sa fortune nouvelle était en jeu, qu'il ne manquait pas plus d'être persuadé de sa dignité princière que de son habilitation dynastique, y avait échoué ; Joseph avait à peine dit un mot ; Jérôme s'était tû. La voix de l'armée par la bouche de Labédoyère ; la voix du peuple par les milliers de bouches criant Vive l'Empereur ! autour de l'Elysée avaient imposé, quoi qu'il arrivât désormais, que Napoléon II était et demeurerait l'Empereur. — Et cela suffisait à la Nation si quelque jour elle entendait se reprendre.

Toutefois, quand Regnaud vint lui rendre compte, il parut presque indifférent. Il demanda à quoi s'occupaient les représentants. — Au projet de la Constitution, Sire. — Toujours le Bas Empire, dit l'Empereur, ils délibèrent, les malheureux ! Quand l'ennemi est aux portes ! Que leur importait ? N'est-ce pas un des principaux meneurs de cette chambre, M. Dupin, celui qui préludait alors à cette carrière d'honneurs et d'infamie, n'est-ce pas lui qui, le 3 juillet, parlant sur la Constitution, répondit à un collègue lui disant : Hâtons-nous. Les Prussiens et les Anglais arrivent !Ils seraient là que je voudrais encore émettre librement mon opinion !...

 

L'Empereur sentait qu'il n'avait plus rien à faire en France. Il avait compté demander l'hospitalité aux Anglais. A présent, en apparence au moins, il était converti à l'idée de passer aux Etats-Unis, mais, ouvertement, sous son nom, avec des passeports anglais pour le moins. On les lui promettait et il devait croire que cela rentrait d'une façon formelle dans les instructions que Bignon, chargé du portefeuille depuis que Caulaincourt siégeait à la Commission, avait données aux plénipotentiaires nominés pour traiter avec l'ennemi : La Fayette, d'Argenson, Sébastiani, Pontécoulant, La Forest ; mais on pouvait être assuré que, pas plus pour Napoléon II que pour Napoléon Ier, les plénipotentiaires ne se mettraient en peine. Tout cc qu'on pouvait espérer était qu'ils ne livreraient pas l'Empereur — si on ne le leur demandait pas trop haut.

Napoléon devenait gênant. Il paraissait ne vouloir quitter l'Elysée que pour gagner Rochefort. Le 24, Fouché envoya Davout l'engager à partir, pour Malmaison s'il voulait, en tout cas, à quitter Paris. Le soir même, à diner, quand la reine Hortense vint le voir, il lui demanda l'hospitalité. Hortense partit aussitôt pour tout préparer. Dans la nuit, Fouché, assure-t-on, fit prévenir que l'on pouvait tenter un coup de main sur l'Elysée. Cela n'eût point été invraisemblable. Deux conspirations étaient prêtes à éclater, les royalistes ayant obtenu l'autorisation de former à Paris des corps francs qui, au lieu de combattre les coalisés, devaient enlever l'Empereur. On ne s'en émut point dans l'entourage. Le 25, Napoléon était décidé à partir ; il prenait ses dernières dispositions lorsque Carnot vint, envoyé encore par Fouché, pressé d'avoir place nette. La foule emplissait pourtant le faubourg, criant : Vive l'Empereur ! Il fit par la grand'porte sortir la voiture vide avec l'escorte ; il passa par le jardin, il retrouva à la porte des Champs-Élysées la voiture de Bertrand, il y monta et, sous l'escorte d'un seul écuyer demeuré fidèle, il partit...

 

FIN DU ONZIÈME VOLUME

 

 

 



[1] C'étaient peut-être, dit Marchand, les premiers symptômes de la maladie qui devait l'emporter. Comme on s'accorde aujourd'hui à penser que l'incubation pour les affections cancéreuses peut remonter à sept années, il y aurait concordance.

[2] Je désirerais et lui dis franchement qu'il devrait partir pour l'armée. — Ce qu'il me dit de sa santé. — Détails trop intimes à ce sujet. — C'est à l'histoire à les révéler s'il lui en paraissent dignes. — En tout je considère comme un malheur que l'Empereur ait été obligé, comme il me le dit, de perdre ces trois semaines. LUCIEN, Notes pour ses Mémoires.

Ailleurs : Grande propension au sommeil, effet de sa maladie. — Lui-même s'étonne, d'après cet état de somnolence qui lui est habituel, d'avoir eu l'énergie de partir de l'île d'Elbe.

Sur l'état de somnolence, Benjamin Constant. (II, 142 et suiv.) est formel.

[3] Sa conduite pendant les Cent-Jours, dit un rapport du 19 avril 1819, mérite des éloges : nommé à un commandement actif sans l'avoir demandé, il éluda plusieurs ordres qui lui furent donnés de s'y rendre ; il refusa également de servir auprès de Jérôme Bonaparte, dont il avait été nommé aide de camp, et ne céda qu'à des ordres réitérés eu suivant son état-major pendant quelques jours seulement.

[4] Antoine Ordener, second fils du général, n'a pas dû rejoindre. Il fut blessé à Waterloo dans les rangs du 7e cuirassiers et mourut le 10 juillet.

[5] D'après les Mémoires du roi Jérôme, VII, 48, son état-major particulier aurait été composé du général Wolff, premier aide de camp, du colonel de Gail, du lieutenant-colonel Hamel, du capitaine de Vatry, des colonels Pfuhld et Berger : ces deux derniers ayant attendu à Paris des ordres de service, ne rejoignirent le roi qu'au milieu de la retraite. Il n'y a point de doute que Wolff fut nommé. Il se défendit plus tard d'avoir accepté, mais il avait rejoint. Hamel est l'écuyer autorisé par l'Empereur ; quant à Gail, il faut croire qu'il fit grande diligence pour rejoindre son maitre à Paris, car on le trouve à Vienne le 24 avril, les 2 et 7 mai.

[6] Les mémoires du roi disent qu'il partit le 12 au point du jour dans la voiture de l'Empereur et se trouvent ainsi en contradiction' avec l'ordre de l'armée publié à la page précédente (t. VII, 47 et 48) et avec tous les documents qu'on trouvera cités plus loin.

[7] Dans les Mémoires et correspondance du roi Jérôme et de la reine Catherine, aussi bien que dans la note émanée de M. Bourdon de Vatry reproduite dans les Mémoires du maréchal de Grouchy (t. IV), il est dit que le prince Jérôme partit dans la voiture de l'Empereur. — Cela est contredit expressément par l'ordre de l'armée et par le témoignage du capitaine Robinaux publié eu 1906 par mon confrère M. Gust. Schlumberger. Au surplus, on ne saurait attacher qu'une importance des plus minces au récit de M. de Vatry rédigé plus de trente ans après les événements et contredit souvent par ses propres souvenirs. Ainsi, au sujet de Bourmont sur lequel il fournit deux récits, l'un dans la note citée, l'autre dans des notes manuscrites dont il couvrit un exemplaire de la Vie du général Drouot par Nollet appartenant aujourd'hui à mon neveu le commandant Lefebvre de Béhanie. M. de Vatry annonce pourtant avoir reçu de Bourmont, peu de jours avant qu'il passait à l'ennemi, une lettre écrite de Metz si enthousiaste que, pour, justifier sa confiance en lui, le maréchal Gérard a voulu la faire figurer dans ses mémoires. Je la réclame aujourd'hui, ajoute M. de Vatry, de son neveu le comte Henri de L'Aigle, son aide de camp, et de sa respectable veuve, la fille du vieux sénateur, l'ex-sémillant comte de Valence. Malheureusement la lettre n'est pas jointe.

Par ailleurs les précisions manquent tellement dans les notes de M. de Vatry que, pour en tirer argument, il faut se trouver dans le cas de pénurie du rédacteur des Mémoires du général Grouchy.

[8] Note mss. adressée à Pons de l'Hérault en réfutation de Vaulabelle.

[9] Bien qu'accepté par la plupart des historiens le texte de ces deux lettres publié par Fleury de Chaboulon (II, 185) me parait éminemment suspect et, puisqu'il s'agit de documents rapportés de mémoire, je préfère la version que je trouve dans un fragment inédit du roi Joseph, daté de Point-Breeze, octobre 1823.

[10] J'attache une grande importance à cette note de Joseph : seule elle explique la motion de La Fayette à la Chambre des représentants et son acceptation sans discussion, par une majorité dont l'opinion avait été faite dans une réunion préalable.