NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME X. — 1814-1815

 

APPENDICE. — L'INCESTE DE NAPOLÉON ET DE PAULINE L'ÎLE D'ELBE.

 

 

Le fait paraît avéré dans un certain monde que Napoléon fut l'amant de toutes ses sœurs et de quelques-unes de ses belles-sœurs, Cela, dit-on, ne saurait faire le moindre doute. M. Marcellin-Pellet qui, pour avoir perdu au 16 mai un siège de député, fut pourvu d'abord d'un consulat, puis d'une légation, s'est fait ici accusateur en règle et ses fonctions officielles, qui eussent pu l'inciter à quelque réserve, n'ont pli que donner plus de poids à ses réquisitoires. M. Marcellin-Pellet est de ces personnages appointés pour blanchir ou noircir les gens. Lui, noircit.

M. Marcellin-Pellet n'a que des données flottantes sur les rapports de Napoléon avec Elisa et Caroline. Il a pour lui, dit-il, Mme de Rémusat, M. Pasquier et Mounier, homme d'une probité inattaquable, mais ce sont des propos : pour Pauline, il en est sûr ; s'il ne l'a point vu, ce qui s'appelle vu, il le tient de personnages dont l'autorité ne saurait être contestée, ni discutée : il cite ses sources, savoir : M. IUNG, Lucien Bonaparte et ses mémoires, III, 202. M. HÉRISSON, Le Cabinet noir, 131. A quoi il ajoute le comte Beugnot, d'après un manuscrit récemment entré aux Archives Nationales et dont la paternité n'est point démontrée.

Telles sont, je crois, les autorités uniques auxquelles il renvoie dans : Napoléon a Plie d'Elbe (1888), p. 43. La pharmacie de Pauline Bonaparte (article dans la Révolution française, mai 1904.) La pharmacie de Pauline Bonaparte (feuilleton dans le Siècle, 19 juin 1904).

Voilà la question posée Le lecteur excusera si, pour y répondre, je dois publier tous les textes, ceux même devant lesquels M. Marcellin-Pellet prétend qu'a reculé sa pudeur. Dès qu'on formule une telle accusation, on s'engage à en fournir les preuves : dès qu'on inculpe Napoléon d'inceste, le fait est plus grave que tous les mots qu'on pourrait d'ailleurs employer pour prouver ou démentir cet inceste. Aussi bien, sauf un seul mot, qu'on suppléera aisément, les plus grossiers ont été édités par M. Marcellin-Pellet, lequel n'en supprime quelqu'un que pour se donner des airs de pudeur offensée... Cachez ce sein. Le jeu est connu. On publiera donc ici tous les textes allégués par M. Marcellin-Pellet. Les coupures qu'il a pratiquées constituent une sorte de huis clos. Il passait pour n'aimer point le huis clos.

Que si l'on s'étonne que je nie prenne à réfuter de telles accusations, c'est que, moi aussi, j'aime la Justice et la Vérité. Depuis trente ans, depuis la publication de M. Lung (1882), on vit sur cette légende et, nul ne s'étant inscrit en faux, on peut alléguer qu'il y a chose jugée. J'interjette appel, et publiquement, loyalement, sans prendre mes avantages de rien qui soit hors de la question, avec modération, mais sans laisser dans l'ombre aucun texte que je connaisse, j'introduis mon mémoire en révision.

 

I

Dans le livre que M. Marcellin-Pellet a publié en 1888, dont il a trouvé les éléments au Consulat général de France à Livourne qu'il gérait alors ; qu'il a intitulé Napoléon à l'Île d'Elbe et dont, en effet, les pages 1 à 172 sont consacrées à Napoléon, on lit (page 42) : Aujourd'hui, les plus indulgents ne sauraient ni conserver la moindre illusion, ni se montrer phis incrédules que des témoins désintéressés. Des mémoires récemment publiés éclairent singulièrement ce point si obscur. On sait d'ailleurs que les lettres écrites par les réfugiés de l'île d'Elbe étaient ouvertes par un cabinet noir austro-français établi à Livourne. Le comte de Jaucourt, ministre des Affaires étrangères, en recevait copie et se divertissait à en envoyer des, extraits à Talleyrand, alors au Congrès de Vienne. C'était un passe-temps gouvernemental renouvelé de Louis XV et de Maurepas. M. le général 'Ling, à retrouvé aux Archives du quai d'Orsay quelques-unes de ces dépêches qu'oh n'a pas eu vraisemblablement le temps de faire disparaître pendant les Cent jours : voici un passage de l'une d'elles qui rend tout commentaire superflu : La Nymphe Pauline, dit Jaucourt, dont la naïveté ne diminue pas avec l'âge, écrit à deux colonels de son intimité, à l'un que Bonaparte est trop jaloux pour qu'il vienne encore, à l'autre qu'il se hâte de venir, que Bonaparte ne la voit que le jour et qu'il pourra, lui, s'en occuper le soir et toute la nuit. Elle appelle son auguste frère, vieux pourri et demande deux bouteilles du Rob Laffecteur.

En note, M. Marcellin-Pellet ajoute : Cette lettre fameuse est reproduite dans le Cabinet Noir de M. le comte d'Hérisson. Beugnot en avait donné copie, à Mounier pendant les Cent Jours.

Dans l'article de la Révolution française (mai 1904, p. 428), M. Marcellin-Pellet annonce qu'il reproduit, d'après le livre de son vieil ami le général Iung sur les mémoires de Louis, une lettre adressée par le marquis François de Jaucourt, ministre des Affaires étrangères sous la première Restauration, à Talleyrand, pendant le Congrès de Vienne, lettre résumant diverses correspondances interceptées. Jaucourt disait : D'autre part, on a des lettres de l'ile d'Elbe. La nymphe Pauline, dont la naïveté ne diminue pas avec l'âge, écrit à deux colonels de son intimité : à l'un que Bonaparte est trop jaloux pour qu'il vienne ; à l'autre qu'il se hâte de venir ; que Bonaparte ne la voit que le jour, et qu'il pourra, lui, s'en occuper le soir et toute la nuit. Elle appelle son auguste frère vieux pourri et demande deux bouteilles de Rob Laffecteur.

En note, M. Marcellin-Pellet ajoute : Le général Iung a atténué le mot. Jaucourt le met tout cru, en ajoutant entre parenthèses pour s'excuser : J'écris après la princesse, ce qui indique qu'il a l'autographe de Pauline en mains et ce qui donne une singulière idée de la liberté de son style. L'honorabilité indiscutée de Jaucourt interdit de supposer la moindre falsification. La lettre du ministre dont nous avons retracé (?) la minute autographe est datée du 3 décembre 1814. Le marquis de Jaucourt affectionnait l'épithète mythologique. Ici il traite Pauline de nymphe. Dans une précédente dépêche il parle de la muse Caroline.

Ainsi, voici la suite d'affirmations de M. Marcellin-Pellet et un texte fourni deux fois par lui d'après son ami M. le général Iung, dans les Mémoires de LOUIS (?) ; or le texte de M. Iung dans le livre qu'il a intitulé LUCIEN Bonaparte et ses mémoires, t. III, p. 201 et suivantes, est ainsi conçu : ... Le 31 octobre, la jeune femme était à Porto-Ferrajo, cette fois à poste fixe. Que venait-elle faire ? Sur ces points délicats sa correspondance ne laisse aucune ambiguïté, car la nymphe Pauline, dont la naïveté n'avait pas diminué avec l'âge, dit le ministre. commettait l'imprudence, par ce temps de trouble et d'espionnage, d'adresser des épîtres à ses amis, et quelles épîtres ! sous une forme plus accentuée encore que pour celles adressées autrefois au beau Fréron.

C'est ainsi qu'elle écrit à deux colonels de son intimité : à l'un que Buonaparte est trop jaloux pour qu'il vienne encore, à l'autre que Buonaparte ne la voit que le jour et qu'il pourra, lui, s'en occuper le soir il toute la nuit.

Dans ces lettres, l'aimable Pauline ne se gène guère pour traiter son auguste frère de vieux pourri et pour demander à ce complaisant colonel de lui apporter des remèdes à la mode, très clairement spécifiés.

Seuls les mots en italiques sont présentés par M. Iung comme faisant partie de la lettre de M. de Jaucourt.

Voilà ce que M. Marcellin-Pellet appelle une citation. Il a cité, dit-il, M. le général Iung. Cela va bien. Il a cité de même M. Hérisson. M. Hérisson, teinturier du comte Mounier, dit simplement (p. 131) : Beugnot m'a conté à Gand que, pendant qu'il était chargé de la police, de 1814 à 1815, on avait intercepté des lettres écrites de l'île d'Elbe par Pauline. On y lisait : Envoie-moi du Bob (sic) de Laffecteur. Depuis que je suis ici, je n'ai affaire qu'à ce vieux pourri. Voilà cette lettre fameuse reproduite dans le Cabinet noir de M. le comte d'Hérisson.

Mais M. Marcellin-Pellet est si affirmatif dans son article de la Révolution française qu'il eut sans doute connaissance de la minute autographe qu'il a retracée (?) et il en fournit la date : 3 décembre 1814. La Correspondance du comte de Jaucourt avec le prince de Talleyrand a été publiée en 1905 par la Société d'Histoire diplomatique. La lettre en date du 3 décembre 1814 ne contient pas le passage allégué. Par contre, l'épithète muse ne se trouve point accolée au nom de Caroline dans une lettre antérieure au 3 décembre, mais au nom d'Elisa et dans une lettre antérieure au il février 1815. Comme il a pu arriver que la pudeur du petit-fils de Jaucourt, éditeur de cette correspondance, eût pratiqué des coupures, j'ai recouru au manuscrit et voici le texte (Affaires étrangères, France, vol. 680, fol. 184).

3-4 décembre 1814.

D'autre part, on a des nouvelles de l'Île d'Elbe, la nymphe Pauline, dont la naïveté ne diminue pas avec l'âge, écrit à deux colonels de sou intimité, à l'un que Buonaparte est trop jaloux pour qu'il vienne encore ; à l'autre qu'il se hâte de venir que Buonaparte ne la b... j'écris après la Princesse, que le jour et qu'il pourra, lui, s'en occuper le soir et tonte la nuit. Elle appelle son auguste frère vieux pourri et demande deux bouteilles de Rob de Laffecteur.

Il y a bien d'autres lettres, mais elles ne traitent pas d'affaires.

M. de Jaucourt dit : J'écris après la Princesse. Mais c'est d'après les rapports de police qui lui ont été communiqués et cela résulte de la comparaison de sa lettre avec le rapport d'où il en a tiré les éléments qu'on va voir.

Or, selon M. Marcellin-Pellet, ce serait là une seconde source ; et entre la première et la seconde, il établit si bien mie communication qu'il se sert de la première pour dater la seconde. Or la première dérive uniquement de la seconde et il y a ici une interversion voulue.

On trouve dans les papiers Beugnot, entrés aux Archives en 1902, un rapport intitulé : Note de la Direction générale de la police du royaume, auquel M. Marcellin-Pellet assigne, d'après la lettre de Jaucourt, la date du 1er ou du 2 décembre. D'autant, dit-il, que Beugnot fut remplacé à la Direction générale par Dandré le 3 décembre. M. Marcellin-Pellet ne donne pas le texte intégral ; sa pudeur le lui défend. Il dit : Beugnot s'exprime avec une crudité extrême sur les rapports de Bonaparte et de sa sœur Borghèse qui poussa la lubricité à un degré où oh ne peut plus l'expliquer que par un dérangement des organes... C'est cette femme, ajoute-t-il, que Bonaparte a appelée à l'île d'Elbe pour l'y consoler. Elle s'y morfond d'ennui. Pour y faire diversion, elle s'occupe de quelques liaisons sur le continent. Il est évident par sa correspondance qu'elle a un amant à attirer à File, M. le baron Duchand, colonel du 2e régiment d'artillerie légère ; un autre à empêcher d'y arriver, celui qu'elle appelle du nom mystérieux d'Adolphe, et de plus des devoirs très étroits à remplir envers son frère. Elle objecte ces derniers à Adolphe pour le retenir sur le continent et même pour l'effrayer un peu. Elle en parle aussi à M. Duchand, mais à celui-ci de manière à le rassurer et à le satisfaire s'il n'est pas difficile, le partage (lui semblant) tout naturel. Le frère aura la journée ; le baron aura une partie de la soirée et la nuit tout entière. Il ne doit pas être mécontent.

Cependant, si le baron connaissait tout cette correspondance, il ne serait pas entièrement rassuré, car, entre autres commissions que la princesse donne à la dame Michelot, sa femme de confiance à Paris, elle lui demande six bouteilles seulement de Rob L'Affectent (sic), c'est-à-dire du remède le plus actif qu'on puisse appliquer au virus syphilitique le plus invétéré. Il est à craindre que la princesse ne donne à son frère des consolations amères et que M. le baron ne fasse pas un voyage fort sain, et c'est dans la prévoyance (sic) de toutes ces fâcheuses conséquences que la princesse fait une provision si ample de Rob Laffecteur. Il y a de quoi guérir toute l'ile d'Elbe.

Tel serait le texte initial qui fut communiqué à M. de Jaucourt et qui fait la matière de sa lettre à M. de Talleyrand. Seulement la calomnie a marché, elle s'est organisée, elle s'est, à la façon des Talleyrand et des Beugnot, résumée en un mot lapidaire. Il convient d'y rendre ses développements oratoires, d'y rejoindre les rognures que les ciseaux pudiques de M. Marcellin-Pellet en ont séparées.

L'article entier porte son enseignement. Il fut destiné à un seul lecteur, le roi Louis XVIII et si Messieurs les ministres y ont eu part, c'est comme ces libertins que les filles introduisent en quelque coin pour assister à leurs ébats :

 

DIRECTION GÉNÉRALE DE LA POLICE DU ROYAUME[1].

NOTE

Difficilement comprendrait-on cette étrange correspondance sans quelque explication.

S'il n'est que trop vrai que l'intérieur de la famille B. était un continuel outrage aux lois divines et humaines, on ne peut la peindre plus juste que par ce mot grossièrement cynique du prince royal de Suède, cette famille, c'est une vraie chiennerie.

Le frère par excellence n'a épargné aucune de ses sœurs, il n'a pas respecté davantage ses filles adoptives, à défaut de naturelles ; on savait à tort ce que signifiait le mot adoption, et chose incroyable ! ces filles ainsi adoptées recevaient pour retraite des mains de princes souverains.

Celle des sœurs pour qui le frère a conservé le plus de tendresse est. Pauline. Cette femme est fort jolie, e de l'élégance dans les manières et du charme dans l'expression. Elle pousse la lubricité à ce degré où on ne peut plus l'exprimer que par un dérangement d'organes ; dénuée de toute instruction, mais non pas sans esprit naturel, cet esprit corrompu par une éducation abominable s'est tourné en méchanceté. Il paraît qu'elle était, dans son boudoir, Fun des agents les plus actifs de la police de sou frère ; aussi a-t-elle perdu plusieurs de ses amants quoiqu'elle n'en ait jamais désespéré aucun.

C'est cette femme que B. a appelée à l'île d'Elbe pour l'y consoler.

Elle s'y morfond d'ennui ; pour y faire diversion, elle s'occupe de quelques liaisons sur le continent ; il est évident par sa correspondance qu'elle a un amant à attirer à l'ile d'Elbe, M. le baron Duchand, colonel du 2e régiment d'artillerie légère ; un autre à empêcher d'y arriver, celui qu'elle appelle du nom mystérieux d'Adolphe et de plus des devoirs très étroits à remplir envers son frère : elle objecte ces devoirs à Adolphe pour le retenir sur le continent et même pour l'effrayer un peu elle en parle aussi à M. Duchand, mais à celui-ci de manière à le rassurer et à le satisfaire, s'il n'est pas difficile, le partage est tout naturel ; le frère aura la journée, le baron aura une partie de la soirée et la nuit tout entière, il ne doit pas être mécontent.

Cependant, et si le baron connaissait toute cette correspondance, il ne serait pas entièrement rassuré, car entr'autres commissions que la princesse donne à la Dme Michelot, sa femme de confiance à Paris, elle lui demande six bouteilles seulement de Rob de l'Affecteur, c'est-à-dire le plus actif qu'on puisse appliquer au vice syphilitique le plus invétéré. Il est à craindre que la princesse ne donne à son frère des consolations amères et que monsieur le baron ne fasse pas un voyage fort sain, et c'est dans la prévoyance de toutes ces fâcheuses conséquences que la princesse fait une provision si ample de Rob de l'Affecteur. Il y a là de quoi guérir toute l'ile d'Elbe.

On remarque au reste par ces lettres des gens qui l'entourent combien est malheureuse et déjà ravalée cette famille naguère si célèbre ; la mère et le fils retombent, connue de leur propre poids, dans ces détails dont l'instinct ne se tire que de très bas. Buonaparte substitue l'huile à la bougie, il ne veut pas qu'on use plus de cinq livres de bougie par semaine, il rogne sur tout, même sur le blanchissage. Il poursuit des économies jusque dans les plus minces objets de consommation et prescrit, pour tout ordinaire, des saucisses et des boulettes, en quoi il est merveilleusement secondé par sa mère qui avait conservé à travers les pompes impériales l'avarice mesquine de la bourgeoise de Bastia.

Quelques traits cependant ressortent du scandale et du bavardage de cette correspondance.

On y remarque un mécontentement généralement répandu dans ce qui entoure la famille chacun crie à son parent ou à son ami : restez où vous êtes, gardez-vous d'aborder cette terre maudite où on s'ennuie, et où on meurt de faim. Presque tous expriment des vœux de retour et ceux qui peuvent l'exécuter l'exécutent. Déjà Buonaparte est obligé de faire garder la côte pour arrêter les progrès de la désertion.

Ensuite les détails minutieux d'économie, les douloureux retranchements que fait subir Buonaparte à ses serviteurs, au risque même d'ébranler leur fidélité, prouvent que l'argent lui manque, et rassurent sur les sacrifices qu'il pourrait faire pour se procurer des partisans en France, ou pour soudoyer ceux qu'il y conserverait.

Enfin, rien n'indique des vues politiques dans cette correspondance. Elle est écrite, il est vrai, par des valets et une femme galante ; mais cette femme est aujourd'hui la plus intime confidente de Buonaparte ; si elle gardait quelques espoirs, elle ne manquerait pas de les communiquer à ses amants, tous deux militaires et à qui elle écrit avec un entier abandon. Si, à l'ile d'Elbe, on se berçait de quelques vues, de quelques projets, les valets assidus dans l'intérieur de ce qu'on appelle encore le palais eu saisiraient quelque chose, ils espéreraient d'aillant plus vite qu'ils ont grand besoin d'espérer ; et cependant toutes ces lettres sans exception respirent les regrets, l'abattement et comme les douleurs d'une captivité dont on n'aperçoit pas le terme.

Trois porteurs de dépêches ont été arrêtés cette semaine.

Le valet de chambre de Buonaparte porteur de cette correspondance, le sieur Andens (Andral), médecin de Murat et porteur de beaucoup de lettres pour Naples et, par l'effet d'une méprise, Lord Oxford qui avait annoncé le projet de se rendre à Naples par l'ile d'Elbe.

Toutes ces lettres ont été examinées et on n'y trouve pas la trace d'un complot, ni même d'une correspondance politique avec Buonaparte : ce qui confirme l'opinion qu'on n souvent émise, qu'aussi longtemps que durerait le Congrès, Buonaparte s'interdirait le moindre mouvement parce qu'il craindrait de donner des armes aux puissances intéressées à son éloignement. Lorsque le Congrès sera fini, restera-t-il à Buonaparte des moyens de nous agiter ? Ces moyens seront bien diminués. Chaque jour les amis de sa fortune se refroidissent, et il n'a pas laissé en France un ami de sa personne.

***

D'autre pièce que celle-ci point qu'allègue M. Marcellin-Pellet : c'est de là que partent Iung et Mounier comme Jaucourt ; nul ne présente la lettre même de Pauline, nul ne s'avise de la montrer, et pourtant la première opération nécessaire serait l'expertise ii la fois de l'écriture et du style. Passons ; s'il y eut une lettre authentique et qu'elle eût été falsifiée, il était difficile qu'on la montrât, Et l'on peut croire que c'était le cas. S'il n'y eut qu'une copie où l'on interpola des phrases, rien de plus simple ; en un cas comme en l'autre, original falsifié ou copie interpolée, tout a disparu.

Prenons-la pièce telle qu'elle est.

 

II

Selon l'interprétation du policier, on serait tenté de croire qu'il a trois lettres : une au colonel Duchand, une à un autre colonel nommé Adolphe et une à Mme Michelot ; mais Duchand et Adolphe ne sont qu'une seule et même personne ; c'est par ce pseudonyme d'Adolphe que la princesse, lorsqu'elle se flatte d'être discrète, désigne Auguste Duchand et elle le désigne ainsi dans sa correspondance avec Mme Michelot, car c'est Mme Michelot qui est chargée de faire passer les lettres à Duchand, dont la princesse ignore la résidence.

Elle le regrette et charge Mme Michelot de le dire à Duchand — qui est Adolphe ; — peut-être ajoute-t-elle qu'elle souhaiterait l'avoir près d'elle. Mais appeler à l'île d'Elbe un colonel en activité, du service de France, quelle folie et comment, si folle qu'elle soit, l'en supposer capable ? Et cette folle écrirait à son amant du style d'une fille à soldat. — N'a-t-on pas d'elle des lettres d'amour ? On en sait adressées à deux hommes : Fréron (publiées par Taschereau, Revue rétrospective), Forbin (publiée par moi-même). Qu'on en cite un mot, un seul, qui soit grossier ! Tendre, amoureuse, passionnée, sensuelle, soit ; mais brutale, grossière, impudique, non !

Elle passe ses journées avec son frère ! Quel crime et comme cela est démonstratif ! En vérité une sœur ne peut-elle passer la journée avec son frère sans coucher avec lui ? Quelle conception avaient les policiers de la Restauration des joies de la famille et comment M. Marcellin-Pellet est-il assez aveuglé par la haine pour s'associer à de telles démonstrations ?

Il ressort du texte même : 1° Qu'il n'y a eu qu'une lettre, écrite à Mme Michelot et contenant diverses recommandations ou commissions à transmettre au colonel Duchand ;

2° Que sur cette lettre, qu'on ne retrouve pas, il a été pratiqué, dans l'original ou dans la copie, des interpolations ou des faux, de façon soit à transformer en mots obscènes des mots innocents, soit à introduire des phrases suspectes, — cela, dans le cas, réservé, où tout ne serait pas inventé pour distraire le roi avec des anecdotes croustillantes.

La lettre de M. de Jaucourt étant datée du 3 décembre et visant la note de la police, celle-ci, dit M. Marcellin-Pellet, se trouve par là datée des tout premiers jours de décembre. Or, on comptait en général un mois pour que les lettres parvinssent : ainsi les lettres relatant l'arrivée de la princesse le 1er novembre et les premiers temps de son séjour se trouvent analysées dans un rapport de police en date du 30 novembre (F7, 6624, 273). Il n'est point question dans ce rapport de la lettre à Mme Michelot, qui peut-être avait été réservée pour une communication particulière, mais il est probable qu'elle faisait partie du même courrier.

Les lettres de Pauline à M. et Mme Michelot ont presque toutes passé dans le commerce et appartiennent à divers amateurs ; mais de gracieuses communications et des achats personnels m'ont permis d'en recueillir un assez grand nombre, en originaux ou en copies. Je n'en ai aucune du mois de novembre, mais j'en ai une du 5 septembre adressée à M. Michelot et expédiée par Andral, le médecin de Murat, le même qui, retournant à Naples, fut arrêté le 26 novembre, aux environs de Paris, avec Lord Oxford, dont il partageait la voiture. Son arrestation avait pour objet la saisie des lettres dont il pouvait être porteur. Ce fut à l'origine de l'affaire Exelmans : dans les lettres saisies, aucune de Duchand ni des Michelot.

Dans la lettre du 5 septembre adressée à Michelot, la princesse, après de copieux détails sur ses démêlés d'argent avec le prince, s'exprime ainsi : Vous ne me dites pas un mot dans vos lettres du baron Duchand, quoique je vous aie adressé pour lui des lettres que je vous avais expressément recommandé de lui faire passer. Vous savez que c'est un homme dans lequel j'ai mis ma confiance et qui la mérite par un dévouement sans bornes, et vous me demandez si vous pouvez lui confier de l'argent ! Vous le pouvez et je vous y autorise. Faites-lui passer la lettre que je joins ici à l'adresse que sans doute il vous a laissée. Je suis très souffrante dans ce moment-ci, cependant j'ai tout disposé pour mon départ (pour l'île d'Elbe) qui aura lieu du 25 au 27 septembre.

Ainsi les lettres que vous aurez à m'adresser pour cette époque, dirigez-les sur Livourne à l'adresse de Bartolucci, ou en les faisant passer à M. Bartolucci par M. Avigdor, banquier, ce qui serait encore plus sûr. (De la main.) Adieu, mon cher Michelot, je compte sur vous et je dis mille choses à votre femme. Je suis bien souffrante et bien seule. Ainsi il faut souffrir.

PAULINE.

Je vous recommande la lettre d'Adolphe. Donnez-moi de ses nouvelles et écrivez-moi plus souvent nue vous ne faites.

Voilà une première identification de Duchand et d'Adolphe. On en trouvera plus loin une seconde.

La réponse de Michelot à cette lettre parait avoir été apportée à Naples par la femme de confiance de la princesse, Mme Ducluzel (la Grosse Mère). Pauline retarda son départ pour File d'Elbe d'un mois. Elle n'y arriva que le 1er novembre.

Il faudrait admettre, pour que la lettre interceptée à la fin de novembre fût authentique, que la princesse l'eût confiée à un valet de chambre de Napoléon (ci-dessus) dont je ne trouve pas l'arrestation, ou à la poste. Et ce serait cette lettre qu'elle eût ainsi risquée où elle eût tenu, sur elle-même et sur son frère, ces propos qui devaient les déshonorer tous deux. Admettons qu'il y ait eu une lettre du mois de novembre ; il n'est pas possible qu'il n'y ait pas dans les lettres postérieures une allusion quelconque à des choses aussi graves, à des cas aussi exceptionnels, à des commissions aussi urgentes. Or voici la lettre que la princesse écrit le 16 décembre à Mme Michelot[2] :

Ma chère madame Michelot, j'envoie une personne sûre à Paris polir mes affaires, car il y a plus de trois mois que je ne reçois rien de vous. Jugez de mon inquiétude pour mes affaires. J'ignore tout. Je vous envoie une lettre pour Adolphe. Je vous prie, s'il est à Paris, de la lui remettre vous-même et, s'il est à son régiment, de la lui envoyer et de lui dire de vous renvoyer immédiatement sa réponse, pour que la personne qui lui remettra la mienne puisse vous rapporter sa réponse. Je vous prie même de la retarder jusqu'à cette époque. Je désire enfin savoir la décision d'Adolphe pour bien des choses. Dites-moi franchement ce que vous pensez de lui... (sic).

Ma santé est toujours faible. Le climat ici varie beaucoup. De grands vents. Une vie bien solitaire. Je jouis du calme, et le bonheur d'être avec mon frère me soutient, mais je suis triste de ne rien savoir de ma position de fortune, car ici je suis obligée de représenter, et je vais vendre mon argenterie à Livourne, car je suis bien pauvre. J'espère que M. Michelot me donnera des détails sur ma fortune. Je ne compte que sur lui et son silence me fait peine, car ici l'on reçoit des lettres de France, car mon courrier en a de Paris souvent. La personne que je vous envoie vous donnera des adresses pour l'avenir. Il est affreux d'être ainsi. Dites à Adolphe d'en profiter aussi pour m'écrire. Je vous envoie une note de commissions. Je vous prie, ma chère madame Michelot, de me les faire et de me les renvoyer par la personne qui retournera. Quand vous l'expédierez, donnez-moi des nouvelles des personnes connues. Je ne sais rien. S'il y avait des livres bien jolis et nouveaux, je vous Prie de m'en envoyer deux ou trois ouvrages. La Grosse Mère (Mme Ducluzel) se porte bien. Je demande à Adolphe différentes choses. Je vous prie de me les envoyer. Embrassez pour moi vos enfants que j'aime bien, surtout la petite. Adieu, ma chère madame Michelot, n'oubliez pas combien je vous suis attachée et pour la vie.

PAULINE.

P.-S. — Je vous prie de mettre l'adresse d'Adolphe. Je l'ignore. A présent donnez-moi des nouvelles des personnes de ma connaissance. Un petit mot me fera plaisir, ce que l'on dit. La personne et tous. Mme Ducluzel vous écrit pour différentes choses que j'ai peut-être oubliées et qui nous sont nécessaires. Je .désire, ma chère poulotte, ne pas passer deux mille francs pour tout cela ou deux mille quatre cents.

Et voici le document qui accompagnait cette lettre. Je le publie tout entier, car si, en novembre, Pauline a demandé à Mme Michelot six bouteilles de Rob Laffecteur de quoi guérir toute l'Ile, il faut penser qu'elle insistera en décembre lorsqu'elle enverra ses commissions aux mêmes Michelot[3].

NOTE DES OBJETS QUE JE DEMANDE À MADAME MICHELOT

1° Deux douillettes jolies et bien nouvelles, une rose et une blanche, qui puissent se mettre été comme hiver, et qui ne soient ni de satin, ni de velours, légèrement ouatées, d'une jolie forme. Quant à la mesure, je ne suis pas engraissée.

2° Une petite robe ou mamelouk, selon ce qui sera le plus à la mode.

3° Une jolie toque rose habillée, d'un rose un peu vif avec des plumes roses.

Une autre toque, de la couleur qu'on voudra pourvu qu'elle ne soit pas blanche.

4° Un chapeau ou un bonnet, tout ce qu'il y a de plus à la mode pour aller avec la robe n° 2.

Si Mme Michelot ne croyait pas avoir assez de cent louis pour toutes ces choses que je lui demande, elle ne ferait pas faire le mamelouk ni les chapeaux.

5° Une douzaine de madras de baptiste, les plus fins et les plus nouveaux.

6° Du ruban rose et bleu. Il faut que le bleu ne soit pas trop foncé, mais plutôt d'un joli pâle. Le rose doit être bien franc et point hortensia.

7° Deux pots de rouge de Mme Chaumeton, l'un d'une nuance un peu plus forte que l'autre.

8° Deux camisoles de laine bien fines dont on envoie le modèle.

9° Quelques jolies bourses et quelques jolis cordons de montre.

10° Deux peignes fins d'ivoire pour ôter la poudre ; un autre long pour coiffer.

11° Une demi-douzaine de brosses à dents plus fortes et plus larges que celles qu'on a envoyées et qui n'ont pas pu servir.

12° Deux paires de chaussons bleues beaucoup plus étroits que ceux envoyés qui ne peuvent pas servir du tout, deux paires de chaussons noirs, six paires de souliers de taffetas blanc, six paires de souliers de prunelle blanche plus étroits que les autres.

13° Six douzaines de vessies grandes et belles comme les dernières envoyées.

14° Une paire de bottines de peau noire pour mettre par-dessus les souliers.

15° Un moule pour faire les bourses avec la soie, l'argent et l'or, les petits glands qu'il faut. Il faut que la soie et l'or soient assez forts ; parc que la princesse ne fait que des bourses quadrillées.

16° Quatre à six bouquets de fleurs, un de roses blanches, un autre de roses roses, mais belles, et les autres comme on voudra, pour mettre sur des chapeaux de paille.

17° Dix aunes de beau taffetas blanc, dix aunes de beau taffetas bleu, et autant de taffetas rose fort. On diminuerait une robe si la somme ne suffisait pas.

18° Envoyer le Journal des Modes depuis trois mois et le continuer par abonnement.

NOTA. Les deux douillettes ne doivent pas passer 4 à 500 francs. Les deux toques ne doivent pas coûter plus de 4 à 500 francs, le mamelouk ou robe et chapeau 250 francs.

Il faudrait que cela fût emballé mieux que les deux dernières caisses qu'a apportées Mme Ducluzel, car cela est arrivé abimé.

Tous ces objets-là seront enfermés dans des caisses les moins volumineuses et les moins nombreuses possible.

Je prie Mme Michelot de m'envoyer aussi ce qui est marqué dans la note pour Lubin.

PAULINE.

***

Voilà donc, pour cette fois, une lettre authentique et une note authentique. Que prouvent-elles ? Que Pauline a un amant. Parbleu ! nul n'a nié quelle eût des amants. Elle moins que les autres. Mais elle n'a pas deux amants auxquels elle écrive. Elle en a un, qui est le Colonel baron Duchand, et si, dans une intention falote de ne pas le compromettre, elle l'appelle parfois Adolphe, c'est bien du même homme qu'il s'agit. C'est au ménage Michelot qu'elle se confie pour faire passer ses lettres à Duchand, de même qu'elle se confie à lui pour tout ce qui l'intéresse : argent, fortune, bijoux. C'est à Mme Michelot, dit-on, qu'elle a demandé six bouteilles de Rob Laffecteur. Rien de plus naturel qu'elle lui donne ses commissions, mais si elle lui a donné celle-là, elle y reviendra dans sa note du 16 décembre ; elle rappellera qu'elle attend le remède sauveur. Point !

Evidemment, si ce sont là des preuves pour quiconque est de bonne foi, ce n'en sont pas d'absolues. Quelles preuves faudrait-il et comment les trouver ? Dès qu'on entre dans cette façon de penser qu'un homme et une femme n'ont pu se rencontrer une heure dans la vie sans coucher ensemble — le frère et la sœur, le père et la fille, le fils et la mère, — dès que la haine, suscitant une sorte de délire génésique, détermine des affirmations de ce genre, il est matériellement impossible de combattre ces affirmations par des contre-preuves. Que si le bruit en était revenu à Pauline et qu'elle eût nié et qu'elle se fût récriée : Vous voyez bien, eussent dit ces gens, elle nie ! Aurait-elle besoin de nier si cela n'était vrai et ne repousserait-elle pas la calomnie par le dédain ? Elle n'en a rien su, et par suite elle n'en a point parlé : Vous voyez, diront-ils, elle ne dit rien. C'est un aveu !

Mais l'Empereur, lui, a parlé ; il a parlé avec la netteté qui était dans ses habitudes et dans sa façon.

Il a dit à O'Meara : Lorsque j'arrivai à Paris après mon retour de l'île d'Elbe, je trouvai dans les papiers particuliers de M. de Blacas... une lettre écrite par une des femmes de chambre de ma sœur Pauline et qui paraissait avoir été dictée dans un moment d'aigreur... M. de Blacas avait fait falsifier cette lettre en y ajoutant des histoires abominables, jusqu'à dire que j'avais couché avec ma sœur. Et en marge était écrit de la main du faussaire : à imprimer (O'Meara, I, 248). Dans un autre texte (I, 511) : de manière à faire croire que j'avais couché avec ma sœur.

Voilà la réponse : Elle ne compte pas, disent les calomniateurs. Napoléon est bien obligé de nier l'inceste. Ce ne sont pas des choses dont un se vante. — Mais ce n'est pas à une question qu'il répond ici. Il va au-devant de l'accusation et il y attache d'ailleurs si peu d'importance qu'il ne sait pas exactement l'histoire ou qu'il la raconte mal — à moins que ce ne soit O'Meara qui l'entende mal ; — mais enfin, telle que soit l'anecdote, il connait le crime dont on l'accuse et il prend l'offensive. Continent le connaîtrait-il autrement que par la lettre trouvée chez M. de Blacas ? On n'est point venu lui dire, et les pamphlets parus jusque-là sont muets : il a donc dit la vérité, mais les implacables détracteurs n'admettent point que la lettre ait été falsifiée.

Dans quel but, disent-ils, M. de Blacas eût-il falsifié cette lettre ? C'est bien simple : L'imprimer (C'est écrit dessus) et déshonorer l'Empereur. Pour ceux qui, par une suite de faux caractérisés, ont provoqué à Londres la déchéance de Murat, après avoir, sans aucun doute, déclenché l'ouverture de ses hostilités contre les Autrichiens, pour ceux-là, c'est un péché véniel de fabriquer un papier témoignant que Bonaparte est incestueux. Et comme c'est un abbé, l'abbé Fleuriel, qui le fabrique, on est absous d'avance.

 

 

 



[1] Papiers Beugnot, AB-XIX, 339, f° 13 et 14. Cette pièce n'est pas écrite de la main de Beugnot, ni sur son papier habituel ; elle n'est pas datée.

Elle n'est pas placée à la suite des Rapports au roi. Elle est dans un autre volume intitulé : Notes diverses relatives à l'administration du comte Beugnot dans le Grand-Duché de Berg et à la Direction Générale de la Police en 1814 (on a ajouté) et avant.

[2] Autographe, communiqué par le général Rebora.

[3] De ma collection.