NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME X. — 1814-1815

 

XXXII. — LE DISPERSEMENT.

 

 

(Mars-Avril 1814)

Marie-Louise quitte Orléans pour Rambouillet. — Distribution de viatiques. — Chacun des membres de la famille tire de son côté.

MADAME. — LOUIS. — JULIE. — JOSEPH. — JÉRÔME ET CATHERINE. — NAPOLÉON. — PAULINE. — ÉLISA. — LUCIEN. — MURAT. — EUGÈNE.

 

Le mardi 12 avril, Marie-Louise a quitté Orléans pour Rambouillet où on l'a attirée en lui garantissant qu'elle y trouvera son père, en lui montrant que seule elle peut plaider et gagner devant lui la cause de son fils et la sienne[1]. Son départ a donné à la Famille le signal du dispersement. La veille, sur des ordres venus de Fontainebleau, elle a distribué entre sa belle-mère et ses beaux-frères deux millions : chacun a repu 500.000 francs — cela leur permettra de vivre quelque temps.

Madame ne semblait qu'attendre ce viatique, car, dès le 8, à Blois, elle s'était munie près de Schouwaloff de lettres, de passeport et de sauvegarde pour elle et sa suite, à travers les troupes impériales et royales de la Coalition. Dès son arrivée à Orléans, elle avait réclamé à la mairie un passeport français pour Nice et pour Gènes : de là elle comptait gagner Rome. Elle avait hâte de partir : elle venait d'apprendre que, le 14 mars, son château de Pont-sur-Seine, le château que Courtalon déclarait indescriptible par son étendue et sa magnificence, avait, sur l'ordre exprès du prince royal de Wurtemberg, le beau-frère de Jérôme, celui-là même que l'Empereur avait par trois fois contraint le roi son père, à reprendre en grâce, avait été pillé, dévasté de fond en comble, les meubles, glaces, tableaux, etc. brisés, lacérés, puis, selon un procédé familier aux bandits, incendié de façon qu'il ne restât que les murs, la plupart construits en briques.

C'était là un des coups auxquels la fortune l'avait habituée, et cette fois elle ne pouvait point dire comme à Ajaccio, en voyant brûler sa maison : Nous la reconstruirons plus belle. Et comme à Ajaccio, il lui fallait fuir.

 

Par bonheur, au moment où elle allait partir, arriva le Cardinal Fesch qui devait lui faire un compagnon de voyage à son gré.

Fesch résidait à Lyon ou aux environs depuis le milieu de mai de 1813 où il était revenu de Paris après l'échec des négociations pour la mise en vigueur du nouveau Concordat. Il s'y était livré avec un zèle inusité aux travaux de son ministère, faisant au travers de son diocèse d'amples tournées de confirmation, et accusant chaque jour davantage son hostilité contre les Constitutionnels réconciliés que, par ordre de l'Empereur, il avait dû établir dans des cures, tolérer dans son chapitre ou même agréer dans son conseil. Dès la fin de janvier, lorsque les événements de la guerre prirent un tel tour qu'on put craindre l'entrée des Autrichiens à Lyon, le cardinal, qui ne se souciait point d'être emmené connue otage à Vienne, se retira par précaution dans la partie montagneuse de son diocèse en son château de Pradines, près duquel depuis Sol, il avait établi à grands frais une communauté de Bénédictines. A peine y avait-il publié son mandement de carême (4 février), que le 19, sur une alerte propice, il dut s'enfuir devant un parti autrichien détaché tout exprès pour l'enlever, et ayant fait avec des chevaux sauvés par grand'chance, neuf lieues le premier jour, dix-huit le second, il parvint à gagner Lyon on il arriva dans la soirée du 2. Il s'y arrêta à peine vingt-quatre heures. Ne sachant où se diriger, de Vienne en Dauphiné, il se rendit à Nîmes, puis à Montpellier où il reçut l'hospitalité de l'évêque, M. Fournier, aumônier de l'Empereur. Arrivé à Montpellier le 23 mars, il en partit le 26 de grand matin, après avoir vu sa nièce Elisa qui, chassée de Lucques par Bentinck, était venue de même s'y réfugier. Il avait appris-la capitulation de Paris et s'était décidé à rejoindre sa sœur. Non sans peine, il avait, par les montagnes de l'Aveyron, gagné Clermont-Ferrand, d'où, par Bourges et Châteauroux il s'était dirigé sur Blois et il y était arrivé le lendemain du départ de l'Impératrice. Tout de suite, il avait repris des chevaux pour Orléans où il avait été rendu le dimanche de Pâques. Le lundi, muni d'un passeport du maire d'Orléans à destination de Nice et de Gênes — car la mairie n'en pouvait donner que pour l'intérieur —, il partit avec sa sœur, et, à petites journées, sous l'escorte du colonel Georgeon, de la gendarmerie, il se dirigea sur Pradines où il s'arrêta et présida même à diverses cérémonies, entre autres une prise de voile. De Pradines, il expédia à ses intendants de Paris et de Lyon des ordres pour mettre à l'abri son mobilier et ses collections. Il s'attarda à Pradines jusqu'au 23 avril, sans paraître se préoccuper que l'Empereur passât à proximité. Il avait sollicité et obtenu, du lieutenant-général de police, M. de Sainneville, la permission de passer par Lyon, pour gagner Rome, non plus par Nice et Gênes, mais par le Mont-Cenis. A Lyon, il régla ses affaires privées car ses dettes montaient à plus de 150.000 francs, sans compter les engagements pour Pradines — et les affaires de son diocèse dont il espérait venir très prochainement reprendre l'administration : C'est maintenant plus que jamais, dit-il, que je vais être évêque ; les soucis de la politique et de la représentation n'absorberont plus mes loisirs ; désormais je serai tout entier et exclusivement à mon diocèse.

Ainsi se tenait-il assuré que le cardinal archevêque de Lyon, primat des Gaules, était intangible et consentait-il tout juste à faire le sacrifice de la Grande Aumônerie.

A la fin, le 27 avril, munis de sauf-conduits que le prince de Hesse-Hombourg, commandant les troupes autrichiennes, était venu lui-même porter au cardinal, Madame et son frère prirent, sous escorte autrichienne, la route du Mont-Cenis. Ils n'avaient qu'une suite des plus médiocres, le cardinal son secrétaire qui faisait le courrier, Madame, une Mme Blachier, née Ramolino, peut-être sa parente. Ils arrivèrent sans encombre à Césène au moment où, au milieu des pompes triomphales, le pape Pie VII, revenant de Fontainebleau, y faisait son entrée. Le cardinal sollicita une audience ; elle lui fut accordée ; il exposa le dessein qu'il avait formé, ainsi que sa sœur, de se retirer à Rome. Le Pape lui fit le meilleur accueil, lui souhaita la bienvenue dans ses États et lui promit sa protection. Dans la nuit du 12 au 13 mai, le cardinal et Madame arrivaient à Rome et descendaient au palais Falconieri, Via Giulia.

 

Le même jour où sa mère et son oncle quittaient Orléans à destination de Pradines, Louis qui vainement avait espéré obtenir la permission de vivre en France comme particulier, sous, le nom de comte de Saint-Leu, était parti en droiture pour Lausanne ; il y était arrivé le 15 avril, avait tout de suite loué une maison de campagne à proximité, et, dès le 20, profitant de la déchéance de son frère qui lui avait restitué sa liberté d'action, il écrivait à la reine Hortense pour lui proposer d'accéder à une séparation définitive et de poursuivre d'accord l'annulation de leur mariage. Ce devait être là désormais sa préoccupation principale.

 

C'est encore le 12 avril que Julie, avec ses deux filles, a quitté Orléans ; mais elle n'a pensé à se diriger ni vers l'Italie, ni vers la Suisse. Munie d'une procuration générale que son mari a passée en sa faveur le 10, par devant Cabart, notaire à Orléans, elle rentre tout simplement à Paris. Elle va pour le moment s'installer chez sa sœur, la princesse de Suède, dans cet hôtel de la rue d'Anjou que le Premier Consul a racheté .de Moreau- pour le donner aux Bernadotte ; de là presque aussitôt, elle se rendra à Mortefontaine, et, sans remords, sans inquiétude, on dirait sans souci, avec une admirable et philosophique inconscience, peut-être avec un détachement qui n'est point joué des vanités humaines, elle s'y installera et, avec frère, nièces, neveux, cousins et cousines, elle y reprendra la vie comme si l'Empire n'était point tombé, ou qu'il n'y eût jamais eu d'Empire. Jamais en tout cas, belle-sœur n'accepta moins d'être solidaire de son beau-frère.

Quant à Joseph, dont le Gouvernement provisoire semblait redouter la présence à Paris, il continua d'attendre à Orléans les 'passeports et sauvegardes qu'il avait chargé Miot d'aller demander au président du Gouvernement provisoire. Éconduit par le prince de Bénévent, chez qui il n'avait pu pénétrer, l'envoyé du roi avait trouvé plus d'accueil près de l'ancien chambellan de Joseph, le comte ou peut-être dès lors le marquis — de Jaucourt, lequel avait promis sa protection ; et en effet le 15, M. le comte de Laforêt — l'ancien ambassadeur de l'Empereur à Madrid, actuellement commissaire du Gouvernement provisoire au département des Relations extérieures, avait fait venir le comte de Mélito, avec lequel il avait traité tant d'affaires jadis, lui avait montré un petit papier signé par les cinq membres du Gouvernement' provisoire et portant l'autorisation écrite de délivrer des passeports au roi Joseph, moyennant qu'il s'engageât à ne pas rentrer en France sans une autorisation du Gouvernement. Miot avait été bien obligé d'accepter telle quelle la gracieuseté de M. le marquis de Jaucourt — marquis cette fois à n'en pas douter — et il avait retiré le même jour à la police les passeports qu'il avait expédiés aussitôt à Orléans.

Comment avez-vous pu penser, lui répondit Joseph le 17, que je me serais porté à me proscrire moi-même ? Je laisse ce soin à ceux qui croiront devoir le faire. Quant à moi, j'estime qu'ils se feront tort. Tel que je suis, il n'appartient à personne de m'outrager sans que le blâme en retombe sur lui... Je ne doute pas de votre bonne volonté, mais vous êtes tombé dans une grandie erreur si vous avez cru me servir en me conseillant une lâcheté.

Miot, qui avait fait de son mieux, put se consoler en pensant que son ancien maître avait peu le sens de la situation et le général Hamelinaye se chargea de rappeler à la réalité le ci-devant roi, en l'invitant à partir sur-le-champ. Joseph quitta donc Orléans le 18, en compagnie de sou aide de camp le général Espert, de son secrétaire Presle et de son chirurgien Paroisse. Mais il prit le nom de Paroisse pour ne pas avoir à se servir des passeports que Miot avait envoyés et Paroisse voyagea sous le nom de Cesarini

Sous quelque nom qu'elle voyageât, bien a pris à Sa Majesté Catholique de partir, car le 19, le prince de Bénévent écrit au chevalier Anglès, ministre de la Police générale : Le séjour de M. le prince Joseph sur le territoire français a chaque jour des inconvénients plus graves... Il me paraîtrait indispensable que, sollicitant à cet effet les ordres de S. A. R. Monsieur, lieutenant général du Royaume, vous preniez les mesures nécessaires pour son départ immédiat. Donc, on lâcha la gendarmerie à la poursuite de Joseph et le colonel Georgeon, revenu de son voyage à Pradines et à Lyon, fut détaché expressément à cet effet. Joseph avait passé le 19 à Bourges, puis on l'avait signalé à Nevers et à Autun : là on avait perdu sa trace : on supposa qu'il s'était arrêté soit chez- l'abbé Chardon, curé de Saint-Jean-de-Trézy, son ancien professeur au Collège d'Autun, auquel il faisait une pension de 4.000 francs, soit chez le frère de celui-ci, curé à Montcenis, soit enfin chez un ancien condisciple, le receveur de la ville d'Autun. Partout les perquisitions furent infructueuses. Mais le voici qui reparaît à Châlons-sur-Saône et on le suit à Dôle, puis aux Verrières de France où l'on s'assure qu'il est passé en Suisse. Même a-t-il trouvé un asile souhaitable au château d'Allaman, que le comte de Sellon, apôtre prochain de l'abolition de la peine de mort et de l'abolition de la guerre, a consenti à lui louer.

***

Restent Jérôme et Catherine. Le 5 avril, de Blois, avant même que l'abdication ne fût publique, la reine, sur des indications données par son mari, a écrit à l'empereur Alexandre en invoquant les liens de parenté qui les unissaient et l'intérêt qu'il lui avait témoigné à Erfurt. Votre Majesté, lui disait-elle, n'ignore pas les raisons qui ont forcé le roi mon époux à quitter ses États et à venir à Paris, malgré tous les inconvénients attachés à un voyage dans mon état de grossesse. Je m'adresse à elle, avec confiance, pour lui recommander mes intérêts particuliers qui diffèrent de ceux que la lutte actuelle doit décider en première ligne. Le royaume de Westphalie, fondé avec le concours de Votre Majesté, est maintenant occupé par les troupes alliées. Les articles d'un traité de paix régleront sans doute toutes les conditions de son existence future, mais je me repose sur la magnanimité et la justice éclairée de Votre Majesté et des puissances coalisées pour tout ce qui sera établi comme indemnité à donner au roi mon époux en compensation de ce qu'il pourrait perdre dans les arrangements à prendre pour parvenir au rétablissement désiré d'un système d'équilibre et de pacification en Europe.

En même temps, la reine prie l'empereur, son très cher cousin, de faire parvenir une lettre au roi son père où elle lui dit : Vous avez pesé toutes les raisons qui établissent nos droits et j'ose même ici vous rappeler, mon cher père, qu'une des raisons principales en me faisant contracter les liens qui m'unissent au Roi était qu'il eût un État quelconque, pourvu qu'il soit indépendant. Personne ne doit donc mieux que vous faire valoir ces droits et je me complais dans l'idée de devoir aux sollicitudes de votre amour paternel l'accomplissement de mes légitimes espérances.

Cependant l'adjudant général Galbois arrive de Fontainebleau apportant la nouvelle de l'abdication (7 avril) ; puis, de Paris, Schouwaloff qui doit accompagner l'Impératrice à Fontainebleau (8 avril) ; Schouwaloff déclare qu'il n'a reçut de son maître aucune instruction concernant les souverains de Westphalie ; Catherine, qui parait, mieux que trois jours auparavant, comprendre la situation, s'adresse de nouveau à l'empereur Alexandre, mais c'est pour le prier de leur faire expédier des passeports et un officier pour les escorter jusqu'à Stuttgard où ils désirent se retirer et attendre les événements. Le 9, elle écrit à son père pour lui demander un asile. Cela est simple et va de soi. Ils se mettront tout de suite en marche, prendront la route de Bâle et Schaffhouse ; de là le roi de Westphalie enverra à son beau-père un de ses aides de camp pour lui faire connaître plus exactement la roule qu'il tiendra et le jour précis où il arrivera dans les États de Wurtemberg. D'ailleurs, ce ne sera qu'une hospitalité de peu de jours ; on ne saurait manquer, si on ne leur rendait point leur royaume, de leur allouer une large indemnité. Je me plais à croire, écrit-elle, que l'intérêt que vous voudrez bien prendre à notre sort et l'intérêt général que notre situation doit inspirer, n'étant que de tristes victimes d'une ambition démesurée et d'une politique monstrueuse, nous feront obtenir quelques dédommagements en Allemagne. Le vice-roi d'Italie devant avoir, à ce qu'on assure, par l'intermédiaire du roi de Bavière son beau-père, le duché de Milan en toute propriété pour lui et ses descendants, je ne puis croire que les Alliés fassent plus pour lui que pour nous, ne pouvant, sous aucun rapport, se glorifier d'être aussi bien allié que ma famille et moi.

Bien mieux que par des lettres. Catherine estime qu'elle attendrira par ses discours son auguste cousin et elle se décide à venir à Paris. Au lieu donc de s'arrêter à Orléans, comme l'Impératrice, ses beaux-frères et son mari, elle prétexte une invitation qu'elle aurait reçue d'Alexandre et, quoique enceinte de cinq mois, elle pique sur Paris, où elle arrive le 10 sur les minuit. Elle descend à l'hôtel du cardinal Fesch, Chaussée d'Antin. Elle doit arranger au mieux les affaires, s'intriguer pour la principauté et pour les indemnités à obtenir, vendre à Alexandre la galerie du cardinal : C'est une occasion que l'Empereur saisira et qu'il est de retrouver. Jérôme, qui a combiné toute cette marche, attendra à Orléans, avec bien de l'impatience l'officier et les passeports russes afin de pouvoir se rendre à Bâle ; où il attendra des nouvelles de la reine. — Puisque ton attachement pour moi, lui écrit-il, t'a fait entreprendre ce voyage, ne précipite rien. L'essentiel est que je sois hors de France : dis à ton frère que je compte sur son amitié pour Soutenir mes intérêts : je sais qu'il peut beaucoup. Je le lui demande avec confiance, puisque je le ferais avec plaisir pour lui. Par bonheur, l'argent ne manque pas et, sur les 500.000 francs qu'il a reçus de l'Impératrice, le Roi peut envoyer 60.000 francs à sa chère Trinette, qui recevra encore, le 13, onze chevaux qu'elle vendra, au cas qu'elle ait besoin de fonds.

Pendant qu'à Paris elle va jouer ainsi par amour pour son mari, le rôle de solliciteuse pour quoi elle est si peu faite, Jérôme, qui ne se trouve pas en sûreté à Orléans après le départ clé l'Impératrice, et qui n'aurait pu voir tranquillement, dit-il, toutes les injures qu'on dit à notre famille, en est parti le I2 avec l'intention apparente d'aller à Lausanne, mais quel singulier chemin il a pris ! Descendant de trois postes sur la route de Toulouse, il s'est arrêté à La Motte-Beuvron d'où il pense sans doute rejoindre par Bourges, la route de Suisse. N'est-ce pas que, s'il remontait pour prendre la route directe, il passerait par Fontainebleau — ce qu'il entend d'abord éviter ?

A La Motte-Beuvron, il ne loge au château, parait-il, que parce que l'auberge du village est remplie de ses gens et de ses équipages. C'est au moins ce qu'atteste Laurent Nivard, notaire et suppléant de la justice de paix. Le propriétaire de ce château est, écrit Jérôme à la reine, un seigneur polonais. Ce seigneur polonais, Jérôme ne le connaît-il point qu'il ne le nomme pas à la reine : assurément si, car il l'a rencontré ci-devant, et l'on Peut croire qu'il a même avec lui une façon liaison : c'est le comte Thadée Mostowski. De 1792 à 1794, ce Thadéé Mostowski a près une part des plus actives aux affaires de son pays avec la France ; compromis par Ces relations avec les Girondins, il a failli les accompagner sur l'échafaud ; retourné dans son pays, il a, aux dépens de sa fortune et de sa liberté, entretenu l'esprit d'indépendance et de patriotisme ; mais, plusieurs fois arrêté et emprisonné Lier les Russes, il s'est déterminé, en 1809, émigrer en France, où il a acheté le château de La Motte qui fut aux Duras et aux d'Harcourt. Il y mène une existence somptueuse, encore légendaire en Sologne. Toutefois, en 1812, il a cru comme tant d'autres à la résurrection de sa patrie ; il a accepté de faire partie comme ministre du Trésor, du cabinet que présidait le comte Stanislas Potocki et ce fut à Varsovie qu'il rencontra le roi de Westphalie, lequel lui accorda, comme aux autres ministres du duché, les grandes entrées, durant qu'il résidait au palais de Brühl[2].

A présent, en échange de ces fugitives faveurs, le comte Mostowski octroie au comte de Hartz — tel est le nom qu'a pris le roi et par lequel il affiche encore ses prétentions royales — une hospitalité qui n'est point sans entraîner quelques désagréments. Le 15, sur la demande réitérée qu'en a formée la reine Catherine, l'empereur Alexandre détache de son État-Major le colonel Pancratief pour accompagner Jérôme jusqu'à la frontière suisse. Il ne dépend plus que de vous, écrit-il, et Votre Majesté pourra l'expédier dès qu'elle le jugera convenable. Le colonel russe vient donc à la Motte-Beuvron, d'où Jérôme part, sous sa sauvegarde, avec deux officiers attachés à son service ; il prend à Salbris la route de Bourges où il est le 18 ; il passe à Nevers, couche à Luzy, où il fait dégalonner les livrées des gens de sa suite, gagne par la traverse Autun où il loge chez un M. de Longecour, chevalier de Saint-Louis, et, de là par ces chemins qui font d'infinis détours, il se dirige sur Pontarlier où il est le 24 et d'où le lendemain il vient à Neuchâtel.

Cela est bien uni près des aventures que va courir la pauvre Trinette par amour pour celui. qui l'a si souvent trompée et dont elle n'est que plus éprise.

De l'hôtel du cardinal Fesch où elle est descendue, Catherine, dès le 11 au matin, s'est empressée d'écrire à son très cher cousin, l'empereur Alexandre, le priant de bien vouloir lui indiquer le moment qui sera le plus convenable pour le voir. C'est, dit-elle, avec une pleine confiance dans l'intérêt et l'attachement que j'espère trouver en Votre Majesté que j'ai entrepris ce voyage, sans doute bien pénible dans ma situation actuelle, et dont je ne pourrai obtenir de dédommagement que dans l'espoir de lui parler des sentiments que le roi et moi nous n'avons cessé de lui porter. Alexandre, qui a les formes exquises du parfait gentilhomme, s'empresse de répondre par des billets adorablement musqués ; il offre des passeports, des sauvegardes, des officiers d'escorte ; on dit même qu'il donne des promesses, mais combien vagues ! L'empereur Alexandre m'a bien deviné, écrit Jérôme à la reine, quand il m'a dit qu'il ne pensait pas que je voulusse rien accepter des Bourbons. J'aimerais mieux mourir de faim que commettre une lâcheté. C'était dire qu'il ne pensait point que Jérôme acceptât lé bénéfice du traité de Fontainebleau, et .de là à s'imaginer qu'en conséquence il se réservait de pourvoir, par d'antres compensations, à celles que Jérôme eût négligées, il n'y avait sans doute qu'un pas. Pour le prince royal de Wurtemberg, ce ne fut point par des gentillesses qu'il répondit à sa sœur, mais par un refus catégorique de la recevoir et par des malédictions contre Jérôme. Quant au ministre de Wurtemberg, M. de Wintzingerode — le père de celui qui était passé au service de Westphalie — il se permit de faire à la reine — de son chef, dit-il — la proposition de se séparer de son mari.

Catherine ne peut croire qu'une telle ouverture vienne de son père. Sur la lettre qu'elle a reçue du prince royal, elle a renoncé au projet de se jeter dans les bras paternels et d'attendre l'issue des événements actuels auprès d'un père qu'elle a toujours tendrement chéri, mais, quant à une séparation, qu'on ne lui en parle pas : Veuillez jeter un coup d'œil en arrière, écrit-elle le 15 à son père ; mariée au roi sans le connaître, victime à cette époque de grands intérêts politiques, je me suis attachée à lui, je porte aujourd'hui son enfant dans mon sein ; il a fait mon bonheur pendant sept ans par des procédés aimables et doux, mais eût-il été pour moi le plus mauvais des maris, m'eût-il rendue malheureuse, je ne l'abandonnerais pas dans le malheur et je ne mériterais ni votre estime, ni la sienne, si j'étais capable d'un tel procédé. Jamais je ne séparerai mes intérêts des siens ; ma résolution est prise irrévocablement là-dessus ; elle m'est inspirée par le sentiment et par l'honneur. Je le suivrai là où son sort le conduira, n'importe où, et je vivrai avec lui des chétifs revenus que nous avons conservés, si je ne puis lui obtenir une indemnité pour lui et ses descendants ; car, pour de l'argent, une pension de la France, toute la famille n'a qu'une voix là-dessus et s'est refusée à toute proposition de ce genre.

Ce dernier article, exact pour le moment, ne devait point le rester ; mais il achève le caractère de Catherine. Pour affronter son père, elle si tremblante devant lui, elle s'est sentie grandie et portée par son orgueil et par son amour, mais quels combats ne devra-t-elle pas livrer ! Tout ce qu'a écrit le prince royal, tout ce qu'a dit Wintzingerode, vient du roi de Wurtemberg. Dès le 12 avril, avant qu'il connût rien du voyage, il a accrédité Wintzingerode près de sa tille pour lui présenter des propositions qu'il la conjure d'accepter. Leur accomplissement, disait-il, peut seul vous assurer une existence conforme à votre naissance. Vous vous le devez ; vous le devez à l'enfant dont vous allez être la mère. Au nom de Dieu, ne fermez pas l'oreille à la voix d'un tendre père qui ne veut que votre bien, qui veut et peut vous saliver de l'abîme dans lequel vous tomberiez immanquablement si vous vous refusez à ses bonnes intentions pour vous. Dans une note-jointe, il a ainsi exprimé ses Bonnes intentions : Si le roi Jérôme consent, de sa propre volonté, à se séparer de la reine ma-fille, je promets de m'employer efficacement auprès des Empereurs et des rois mes alliés pour lui assurer un sort conforme à la dignité dont il a été revêtu et analogue à celui de son frère aîné. Je me charge entièrement de l'établissement et de l'entretien de ma fille, de même que du sort de l'enfant auquel elle donnera le jour. Si, par contre, le roi Jérôme se refusait à cette proposition ou que ma fille ne voulût pas y entendre, je devrais déclarer, quoique à regret, que je serais hors d'état de prendre dans l'avenir aucun intérêt à leur sort.

Le 14, ayant appris le voyagé de Catherine à Paris et l'interprétant — ce que beaucoup n'eussent point manqué de faire — soit comme une répudiation de la part de Jérôme, soit comme une rupture de la part de Catherine, en tous cas comme une séparation effectuée, il lui avait écrit dans l'effusion de sa joie : Ma très chère fille, ma chère, ma malheureuse enfant, j'apprends en ce moment qu'on vous a abandonnée, que vous êtes seule dans le malheur ; j'en bénis Dieu et je ne perds pas un instant pour ordonner au comte de Winzingerode de se rendre auprès de vous et de tout arranger pour vous voir retourner auprès de moi sans perte de temps... Que Dieu vous bénisse, vous conserve et veille sur ma bien-aimée fille !

Mais le lendemain 15, il a reçu les lettres en date du 5 et du 9, par lesquelles loin de lui annoncer qu'elle se séparât, Catherine, en lui demandant ses bons offices pour obtenir à son -mari un dédommagement territorial, lui annonçait, comme la chose du monde la plus naturelle, qu'en attendant elle venait avec Jérôme chercher asile dans ses États. Le roi Frédéric se retrouve alors dans sa nature : C'est un maitre inflexible, qui ne souffre point que, dans sa famille, une volonté s'élève contre la sienne, et qui, dans sa brutalité présente à l'égard des Bonaparte, trouve sa revanche de leur devoir son trône et de leur avoir donné sa fille : La déposition de Bonaparte, la proscription de toute sa famille, en excluent, écrit-il, tous les membres de toute possession territoriale ou souveraineté. Telle est la loi qu'a prononcée la France et qu'ont sanctionnée les puissances alliées. Comment donc peut-on vous bercer d'assurances ridicules ? Il faut vous soumettre aux décrets de la Providence. C'est elle qui en a décidé : Aucun Bonaparte ne doit plus régner, ni en grand, ni en petit ; c'est le but de notre alliance et nous sommes prêts à sacrifier de nouveau tous nos moyens à obtenir cette assurance qui seule assure notre liberté et celle de l'Europe. Suivez l'exemple que vous donne la fille de l'empereur François. Elle descend de plus haut que vous, elle est mère comme vous allez l'être, et elle retourne auprès de son père, au sein de sa famille. Faites de même et venez dans les bras d'un tendre père. Il vous attend, il vous recevra avec les sentiments les plus affectueux ; il donnera un état, un nom, à l'enfant que vous portez, j'en serai le père... Venez, je vous le répète, au sein de votre famille, mais qui ne peut recevoir un Bonaparte.

Ce parallèle n'était point pour changer la détermination de Catherine : de même' race que son père, elle n'est point de celles qu'on fait plier par la menace ; le 17 avril, elle lui fait connaître son irrévocable résolution : Quelles qu'aient été toute ma vie, mon cher père, écrit-elle, ma tendresse et ma soumission à la moindre de vos volontés, vous ne pouvez vous-même me blâmer, si, dans une circonstance aussi-importante, je me vois obligée de n'écouter que ce que le devoir et l'honneur me dictent. Unie à môn mari par des liens qu'a d'abord formés la politique, je ne veux pas rappeler ici le bonheur que je lui ai dû pendant sept ans ; mais eût-il été pour moi le plus mauvais des époux, si vous ne consultez, mon père, que ce que les vrais principes d'honneur me dictent, vous me direz vous-même que je ne puis l'abandonner lorsqu'il devient malheureux et surtout lorsqu'il n'est pas cause de son malheur.

Ce dialogue, de père à fille, est d'une tragique noblesse et le souvenir de tout ce que Catherine a supporté à Cassel et ailleurs rehausse à ce moment le caractère qu'elle déploie. Sans doute a-t-elle, au début, marqué à renier son beau-frère-un empressement regrettable, mais elle était de trop grande maison pour admettre que sa destinée fût associée à celle de Napoléon, tandis qu'elle la liait indissolublement à son mari, par l'efficace et physique union maritale. Si l'on roulait étudier de la psychologie féminine, on en trouverait ici de belles occasions : Marie-Louise que le physique ne retient point et qui semble incapable d'un moral, retourne à son père qui la fournira d'un amant ; Auguste de Bavière entrains à sa famille son mari dont elle fera un Bavarois bien renté ; Catherine seule désintéressée en son amour, refuse de quitter le mari qu'elle aime et lui sacrifie tout. C'est bien à celte dernière qu'est le beau rôle, mais il ne va point sans périls et sans douleurs.

A Paris, le gouvernement commence à s'offusquer du séjour prolongé de la reine : le 12, Monsieur, comte d'Artois, lieutenant général du Royaume a fait son entrée ; le 14, il a reçu en audience le Sénat et le Corps législatif ; le 16, il a nommé un Conseil d'État provisoire où, près des membres du gouvernement de M. de Talleyrand, siègent les -maréchaux Moncey et Oudinot et le général Dessoles et dont M. de Vitrolles est secrétaire. On fait savoir à la reine que sa présence est importune. D'ailleurs à quoi bon prolonger son séjour : les lettres qu'elle a échangées avec son père, les gracieuses excuses par lesquelles Alexandre s'est dérobé ne sauraient l'y engager. Elle a fait argent un peu de tout, vendant des voitures, des objets d'écurie pour 9.800 francs, des chevaux pour 79.558 francs, vendant cinquante-huit actions de la Banque pour 52.069 fr. 50 ; mal que bien, car elle ne s'entend guère aux affaires, elle a organisé une sorte d'administration pour ces biens — Stains et Villandry — que, par bravade contre son frère ; Jérôme a achetés voici quatre mois et qui à présent ne peuvent lui être d'aucune utilité : Filleul, le secrétaire du roi, aura la régie sous la haute surveillance de M. Hainguerlot.

Les dettes personnelles qu'elle et le roi ont contractées sont réglées presque entièrement : Il n'en est pas de même hélas ! pour les personnes de la Maison. La comtesse de Bocholtz, dame d'honneur, qui, avec les Furstenstein a suivi la reine à Paris, ne sait comment payer les mémoires à la lingère, au tailleur, aux marchands d'étoffes, au cordonnier, à l'orfèvre, peu de chose, — au total 3.367 francs. Elle vide ses malles, en sort ce qui peut se vendre ou s'engager : huit robes, un cachemire, un héron, deux petits colliers de perles, une épingle en diamants ; elle laisse à Marinville, qui reste à Paris, ce lot d'effets pour qu'il en tire parti : Et il n'en aura pas plus de 2.000 francs ! C'est la misère, la pire, celle qui court les monts-de-piété et les marchandes à la toilette !

A présent, Catherine est pressée, elle a hâte de rejoindre le roi à La Motte-Beuvron, où elle croit qu'il l'attend. Sans demander à l'empereur de Russie de lui donner un officier — alors qu'elle en a voulu un pour Jérôme ; sans prendre une escorte dont on se fût empressé de la fournir, munie seulement de laissez-passer des Alliés et de ses passeports français, elle quitte la Chaussée d'Antin dans la nuit du 17 au 18. Elle voyage dans une berline à six chevaux où ont pris place avec elle la comtesse de Bocholtz et le comte et la comtesse de Furstenstein. Elle emporte onze petites caisses, contenant ses diamants, ceux du roi et 84.000 francs en or. Les gens suivent en quatre voitures. .Elle prend la route d'Orléans, passant par Longjumeau, Montlhéry, Arpajon et Étampes. A Étampes, le 18 dans la nuit, elle trouve un courrier par lequel Jérôme lui fait savoir que, par crainte des réacteurs royalistes, il ne l'attend plus à La Motte, et qu'il est parti pour Berne. Elle a, pour le retrouver, à rejoindre la route de Dijon ; nuis il n'existe qu'une traverse, descendant d'abord à Pithiviers, remontant ensuite à Malesherbes et tombant, à Bouret, sur la route du Bourbonnais. Bouret est la poste intermédiaire entre Fontainebleau au Nord, où l'on trouve la route de Sens, Joigny, Auxerre, laquelle, à Rouvray, détache un embranchement sur Dijon et sur la Suisse, et Nemours, au Sud, d'où l'on va par Montargis, Cosne, La Charité, Nevers, Moulins, sur Lyon. C'est le chemin que suivra l'Empereur pour aller à l'ile d'Elbe.

Arrivée à grand'peine à Bouret, car les traverses sont en mauvais état et mal desservies, et il faut vingt-sept chevaux pour son convoi, la reine ne monte point à Fontainebleau où l'Empereur est encore ; elle descend coucher le 19 à Nemours. Elle y séjourne le 20. L'Empereur y passe ce jour-là. On a prétendu qu'elle l'y avait vu : aucun des témoins, français ou étrangers qui accompagnaient l'Empereur n'a parlé d'elle ; si elle avait désiré se présenter à Napoléon, elle l'id allée à Fontainebleau : aussi bien, l'Empereur n'avait point pardonné à Jérôme ses derniers actes en Westphalie, sur le Rhin, à Compiègne et à Stains ; il avait refusé de le recevoir ; il avait interdit à l'Impératrice de le voir et même de voir la reine ; il ne pouvait trouver bon que Catherine en allant à Paris, eût enfreint ses ordres, qu'elle eût prétendu séparer la fortune de son mari et la sienne de celle des Bonaparte et qu'elle eût eu des ambitions qu'il n'eût point réglées. Le 20, lorsque l'Empereur traverse Nemours, allant à l'Ile d'Elbe, elle ne sort pas de l'auberge, ne se présente pas à lui. Elle est retenue la journée entière par le manque de chevaux.

Dans la nuit du 20 au 21, elle part, remonte à Fontainebleau, et prend la route de Sens qui passe d'abord par Fossard, Villeneuve-la-Giuard et Pont-sur-Yonne. Le 21, à 6 heures du matin, jour frisant, un quart de lieue avant la poste de Fossard, les postillons brusquement lèvent les guides ; huit chasseurs ou mamelucks de la Garde, commandés par un maréchal des logis barrent la route. Deux officiers se détachent, un colonel de hussards, un commandant de la Garde nationale. Le hussard s'avance à la portière, demande la reine, lui notifie qu'elle est arrêtée au nom de Sa Majesté le roi Louis XVIII, et qu'il est chargé par les autorités supérieures de visiter la voiture et de s'assurer si elle ne contient pas des diamants de la Couronne. Furstenstein demande à voir les ordres qui justifient une telle mission[3]. Le hussard présente une feuille double, de papier ordinaire, au recto de laquelle est écrit : Le Ministre de la Guerre autorise M. de Monbreuil à se présenter près des autorités militaires et à requérir la force armée pour l'exécution des mesures qu'il est chargé de prendre pour le service de Sa Majesté Louis Dix-huit. Signé : Le Ministre de la Guerre : Le Gal Cte Dupont. Ce Monbreuil prie Furstenstein de ne pas retourner la feuille sur le revers de laquelle est écrit, dit-il, un autre ordre extrêmement secret et il la lui retire aussitôt des mains ; il m'agirait pas autrement si les ordres étaient supposés, et c'est la pensée qui vient aussitôt aux voyageurs : Ils ont affaire à des bandits de grand chemin déguisés en soldats, Furstenstein au moins a reconnu du premier coup et avant même qu'il eût présenté son papier, l'homme costumé en hussard. C'est un mauvais sujet s'appelant — ou plutôt se faisant appeler M. de Maubreuil, qui a figuré quelque temps à la cour de Cassel comme écuyer de la reine, y a eu de fâcheuses histoires, est parti pour l'Espagne avec les chevau-légers Westphaliens, s'est alors distingué et a été décoré de la Légion d'honneur[4]. A ce moment, ses affaires s'étaient totalement gâtées : on lui avait attribué non sans vraisemblance les Lettres anonymes dont Cassel était inondé ; en particulier une certaine épître à Blanche où se trouvait très maltraitée une certaine Blanche La Flèche, une des maîtresses de fond de Sa Majesté. De lui-même, le Maubreuil était repassé au service français et on l'avait perdu de vue, sauf que, dans les derniers jours que la reine avait passés à Paris, elle avait cru le voir diverses fois, épiant ses allées et ses venues si bien que, pour échapper à l'espionnage qu'elle sentait organisé autour d'elle, elle avait pris le parti d'avancer son départ et de se risquer la nuit sur les rouies.

Quelque opinion qu'ils eussent de ce M. de Maubreuil — de son nom Marie-Armand de Guerry — les voyageurs constataient qu'il avait la force en -main et ne pouvaient que discuter : Furstenstein, seul homme de la voiture, lui fit observer que ces ordres ne pouvaient concerner Sa Majesté, et il montra des passeports français, russe et autrichien qu'on lui avait délivrés ; mais Monbreuil, prétextant la rigidité de sa consigne, refusa même d'y jeter les yeux ; il fit rétrograder les voitures de suite que deux mamelucks furent chargés de surveiller et fit conduire sous escorte la seule voiture de la reine à Fossard. Après un quart d'heure d'attente, il obligea Catherine à descendre dans une vaste écurie attenant à l'auberge de la poste : deux sentinelles, sabre en main, furent placées devant la porte ; tous les coffres, les coffrets et les effets qui étaient dans la voiture furent sortis et mis en tas. Puis Maubreuil disparut, et un temps se passa. Un chef d'escadron des Chasseurs de la Garde arriva, monta à une chambre où Maubreuil l'attendait, s'entretint avec lui et s'en retourna après lui avoir serré amicalement la main. Peu après arriva un détachement de vingt à vingt-cinq chasseurs et mamelucks ayant à la tête un sous-lieutenant. Des vedettes furent placées à toutes les croisières des chemins pour écarter les voyageurs et les passants.

Sûrs de n'être point dérangés, Maubreuil et le garde national qui ne l'avait point quitté se rendirent à l'écurie : Le garde national déclina son nom de Dasies et sa qualité de commissaire du Gouvernement et il demanda à visiter les coffres. La reine, jusqu'à ce moment muette, toisant Maubreuil lui dit : Quand on a mangé le pain des gens, on ne se charge pas d'une pareille mission ce que vous faites là est abominable. Cela le déconcerta un moment : Je ne suis que le commandant de la force armée, dit-il ; parlez au commissaire, je ferai ce qu'il ordonnera. Les deux hommes ont concerté leurs rôles, mais ils les tiennent mal et donnent constamment l'impression qu'ils jouent une mauvaise charade. Tantôt ils font semblant de se quereller, tantôt de s'apitoyer, pour un peu ils deviendraient familiers. Cependant le commissaire Dasies insiste pour visiter les caisses. La reine les fait ouvrir par son valet de chambre, à l'exception du nécessaire du roi dont elle n'a pas la clef. La visite des caisses dure six heures, que la Reine passe assise sur une chaise de paille dans la cour, même durant que Monbreuil et Dasies sont allés déjeuner. La reine à la fin leur demande s'ils sont satisfaits et si elle peut continuer sa route : Dasies répond que, pour plus dé sûreté, il faut que les coffres soient examinés à Paris où Monbreuil et lui ont l'ordre de les faire transporter. La reine se récrie, dit qu'elle entend accompagner ses effets, veut au moins envoyer avec eux son valet de chambre ; ils s'opposent à tout, et quoi répondre à leurs mamelucks ?

A la fin, ils arrêtent et réquisitionnent une patache qui passe sur la route. Ils y font charger toutes les caisses. Les clefs sont restées à terre, ils les empochent. Maubreuil jette un coup d'œil autour de lui pour voir s'il ne reste plus rien qui soit bon à prendre. Sur la chaise où la reine à été assise il avise la cassette où est l'argent du voyage. Il l'ouvre, voit des rouleaux d'or, consulte un instant avec son compère et envoie la cassette rejoindre les caisses. Est-il possible, dit la reine, que vous me laissiez dépouillée de tout sur une grande route ?Madame, répond Maubreuil, je ne fais qu'exécuter les ordres du Gouvernement ; je dois rendre vos caisses intactes à Paris ; tout ce que je puis faire, c'est de vous donner ma ceinture : elle contient cent napoléons. Et d'un geste de gentilhomme, il tend sa ceinture : quand, deux postes plus loin, Furstenstein la dépose aux mains du juge de paix, elle contenait tout juste quarante pièces de 20 francs. — Mais cent louis faisait bien !

De crainte que la reine ne tourne vers Paris et n'aille porter ses plaintes avant qu'il ait pu mettre  son butin à l'abri, Maubreuil ordonne à Catherine de monter en voiture avec sa suite ; il met un cavalier à chaque portière, enjoint aux postillons de prendre la route de Sens, et au maître de poste de ne donner de chevaux à qui que ce soit pendant les trois heures qui vont suivre ; puis, reprenant avec Dasies la voiture qui les a amenés, il accompagne la patache où sont les caisses et qu'escortent neuf chasseurs sous le commandement d'un maréchal des logis.

En suivant la route de Sens, la reine arrive à Villeneuve-la-Guiard, où elle trouve un régiment de cavalerie wurtembergeoise ; elle se rassure à la protection du commandant ; très émue des événements qu'elle vient de traverser et des outrages qu'elle a subis, elle expédie aussitôt un courrier à Jérôme, un autre à l'empereur de Russie. Elle mande à l'auberge le juge de paix du canton et lui dicte sa déclaration. On y sent bien plus de colère et d'indignation que d'effroi : elle ne comprend rien à ce qui s'est passé : Qui pourrait le comprendre ? Ces formes légales, ces papiers, ces ordres, ces escortes militaires, ce régiment des guides, des chasseurs à cheval de la Garde, mis aux ordres de Monbreuil, cette absolue autorité qui fait trembler les agents des postes, qu'est-ce à dire ? Faut-il croire à un bandit opérant pour son compte ou à un agent exécutant des ordres réguliers ? En tous cas, il n'est que l'empereur Alexandre pour débrouiller la fusée. Le 22, ayant recouvré ses esprits, elle lui écrit une longue lettre où, dans un détail très précis et très clair, elle lui raconte l'attentat dont elle a été la-victime. Je me mets, dit-elle, sous la protection de Votre Majesté et réclame sa justice contre les brigands qui m'ont dépouillée de tout et m'ont abandonnée sur la grande route. Je suis forcée de m'arrêter ici à cause du choc affreux que j'ai eu à soutenir et qui a altéré ma santé. J'y resterai jusqu'à demain midi avant de continuer ma route ; j'espère que Votre Majesté voudra bien me faire donner quelques paroles consolantes... Vous êtes mon refuge et je compte sur la générosité de Votre Majesté qui ne permettra pas qu'on se livre jamais à aucun acte de violence à mon égard. J'ose demander à Votre Majesté de vouloir bien faire assurer mon voyage pour que je puisse rejoindre le roi mon époux le plus promptement possible.

Le jour même, Alexandre répond une lettre indignée — et naïve : Je puis garantir, dit-il, que ce n'est qu'une bande de brigands et toute leur conduite doit le prouver à Votre Majesté. J'ai exigé du Gouvernement les mesures les plus promptes pour découvrir et punir exemplairement les coupables. Il envoie à la reine le général comte Potocki pour se trouver dans sa suite et lui offrir ses services, me reprochant beaucoup, dit-il, de n'avoir pas proposé à Votre Majesté d'accepter quelqu'un pour son escorte en partant de Paris. Je suis vraiment chagrin de tout ce qui s'est passé et je vous prie de croire que je mettrai tout le zèle possible dans la poursuite de cette affaire.

En effet, du ton de maitre, Alexandre qui se sent personnellement atteint par cette offense faite à une cousine qu'il a prise sous sa protection, a écrit au gouvernement du comte d'Artois pour enjoindre qu'on punit les bandits et qu'on retrouvât les diamants. Rien ne serait plus simple à ce moment que de mettre la main sur les uns et sur les autres, car le secrétaire d'État, qui mène les affaires de Monsieur, connaît à merveille le principal agresseur ; aussi, pour donner satisfaction à M. de Nesselrode, lequel a exigé qu'on lui fit raison des bandits, M. de Vitrolles leur a-t-il fait dire qu'ils se missent à couvert et qu'ils eussent soin de ne se pas montrer ; quant à lui, il les a vus, il a causé avec eux, il s'est fait montrer les papiers de Dasies, il a eu la visite de Maubreuil ; il n'a eu garde de faire arrêter l'un ou l'autre. Maubreuil a consenti à faire porter aux Tuileries, dans la matinée du 23, un certain nombre de cassettes dont personne ne s'est avisé de vérifier le contenu ; lui-même, dans la nuit, accompagné de son domestique, a apporté à Vitrolles, qui était couché, les débris d'une petite caisse en bois et quatre sacs qu'il a annoncé contenir l'argent pris à Catherine. Vitrolles a dit qu'on déposât les sacs sur sa table de nuit, et il s'est rendormi, Le 24, rien. Le 25, M. de Vitrolles s'est déterminé à faire apposer les scellés sur les cassettes en présence de Maubreuil, de Dasies, et de deux de leurs complices qu'il a convoqués et qu'il a été bien surpris, de trouver au rendez-vous après ce qu'il leur avait fait dire. Alors seulement, il a paru s'apercevoir que les sacs déposés par Maubreuil sur son somno, dans la nuit du 23 au 24, ne contenaient point 84.000 francs en or, mais à peu près 2.000 francs en pièces de vingt et de dix sous. Il a voulu paraître fort indigné ; il est allé, a-t-il dit, prendre les ordres du lieutenant général, est revenu, a fait arrêter les quatre individus et, sans aucun examen, il a fait transporter à la préfecture de police les cassettes, dont certaines étaient toutes brisées, dont d'autres avaient la serrure forcée, qui auraient dû donner lieu au moins à un état descriptif. Sans prescrire aucune vérification préalable, il s'est hâté de faire savoir à l'empereur de Russie que les bijoux étaient retrouvés et qu'ils seraient à la disposition de la reine. De même il a informé celle-ci de la bonne nouvelle si bien que, de Sens, où elle est allée le 25, elle écrit à l'empereur pour le remercier. Elle vient, dit-elle, de recevoir l'avis que tous ses effets qui lui avaient été enlevés d'une manière aussi outrageante étaient retrouvés et déposés à Paris ; et elle compte se mettre en route très tranquillement sous la protection du comte Potocki. D'Auxonne où elle est le 28, elle adresse ses pouvoirs à Mme Malet de la Roche, sa lectrice, qui, à Cassel, avait la garde de ses diamants et à Cousin de Marinville, chambellan et maître de la garde-robe qui a entre les mains les inventaires de l'écrin du roi. Ainsi, le gouvernement du lieutenant général est parvenu, par une double mystification, à se défaire des injonctions de l'empereur Alexandre. S'il ne s'était agi que d'une femme, une reine, dévalisée sur la grand' route au mépris des lois et des traités, on n'eût point pris de telles précautions ; Monsieur avait fait dépouiller l'impératrice Marie-Louise et avait trouvé de bonne prise le butin qui lui avait été apporté ; aussi n'avait-il souci ni de la reine, ni de la femme, mais de la cousine d'Alexandre ; celui-ci apaisé et trompé, bientôt parti, ne les presserait plus sur cette histoire qu'on enterrerait, sauf les diamants qui pourraient faire le bonheur de fidèles. Cela n'était point si mal raisonné.

Jérôme attend sa femme à Berne avec tant d'impatience qu'à tout risque il s'est décidé à partir pour Paris. A la fin, arrive un courrier. Mon premier mot, ma seule et unique question, la seule qui pût occuper mon cœur, écrit-il le 29, fut : La reine se porte-t-elle bien ?Oui, Sire. Dieu soit béni ! Le reste m'est égal. L'empereur de Russie fera rendre justice d'un pareil attentat ! Je ne pouvais rien entendre. Ma bonne Catherine n'était pas malade, c'était ma seule, mon unique idée et je promets bien que tu ne me quitteras plus.

Le lendemain 30, Catherine arrive, très vaillante mais très fatiguée, et, pour lui souhaiter la bienvenue, elle trouve une lettre de son père, en date du 20, la plus cruelle et la plus brutale qu'on puisse imaginer, si l'on pense surtout à ce que l'Empereur fit pour le roi Frédéric. Jamais, écrit-il, le roi Jérôme ne sera reçu chez moi ; jamais un Bonaparte ne passera mes frontières, lors même que mes sentiments pour lui fondés, non sur la proscription de sa race, mais sur sa conduite comme roi et comme époux, seraient bien différents de ce qu'ils sont et de ceux qu'il a dû m'inspirer. Je crois bien que, depuis votre séjour à Paris, vous devez avoir entendu parler sur lui très différemment de ce que vous disaient les vils flatteurs et les êtres corrompus dont il vous entourait. Le temps des illusions est détruit. Il n'y a plus que lui et cette. masse d'êtres méprisables dévoués, depuis longtemps, à l'animadversion publique qui puissent vous bercer d'espérances ridicules, abuser de vous et se servir de vous en vous compromettant pour chercher à faire réussir leurs fantasques projets de souveraineté, de dédommagement !

... Et à qui ? Au frère d'un tyran, l'horreur du Monde, dont le trône éphémère ne devait son existence qu'à la destruction des premiers souverains de l'Allemagne, presque tous vos parents, vos grands-pères ou grand'mères. Jamais un Bonaparte ne régnera, même sur un petit État : ainsi le veut la tranquillité, le bonheur, le repos de l'Europe et si le caractère doux et affable de l'empereur de Russie, son désir de vous calmer, de vous empêcher de continuer vos fausses démarches ne lui a pas permis de vous parler aussi franchement et d'une manière aussi positive, c'est qu'il n'est ni votre père, ni votre frère.

La question ainsi vidée du vraiment inconcevable voyage à Paris, le roi de Wurtemberg qui, au fait, fut touché au vif par certains mots lancés par sa fille, prend l'offensive contre son gendre. Catherine n'a pas été forcée au mariage, elle n'a pas été sacrifiée. Je vous ai donné trois jours pour prendre votre résolution, dit cet excellent père. Depuis le mariage il a connu dans tous ses détails l'intérieur de son union avec le roi Jérôme. Il est instruit de tout... Jérôme a voulu la répudier. A Dresde, l'an dernier, Napoléon l'en a empêché. C'est une union pareille que, vu les circonstances du moment, il a désiré voir rompre.

Et il ne perdra point une occasion, il ne laissera point échapper une circonstance sans revenir à son dessein et tenter d'y réussir. Peut-être serait-ce trop que donner du génie à ce roi Frédéric, mais assurément a-t-il l'obstination et l'entêtement qui, à défaut de génie, peuvent le mieux servir des desseins politiques. Dès qu'il apprend le 26 l'horrible accident qui est arrivé à sa fille près de Fossart, il lui adresse son médecin et, en même temps, il lui montre comme il vaudrait mieux pour elle séparer sa fortune de celle de Jérôme : il n'insiste point sur une rupture immédiate, mais au moins qu'elle vienne seule passer quelque temps en Wurtemberg. Au nom de Dieu, écoutez ma voix, lui écrit-il, vous n'êtes et vous ne serez en sûreté que lorsque vous serez sous ma protection. Ne me faites pas trembler plus longtemps pour mon enfant. Vous êtes et resterez toujours encore maîtresse du parti que vous voudrez prendre, mais songez qu'en ce moment vous devez, pour votre conservation, pour celle de l'enfant que vous portez, être à l'abri d'attaques pénibles et que vous ne le serez qu'autant que vous viendrez prés de moi. Il prend Catherine pour plus niaise qu'elle n'est, car, par de familiaux exemples, il a montré comme il s'entendait à soumettre ceux et celles qui résistaient à ses ordres une fois qu'il les tenait en son pouvoir. Aussi se doute-t-il que ce coup échouera.

Mais lorsque, partant de France, et allant à Berne, elle passe le 29 à Neuchâtel, Catherine y trouve le baron de Linden, conseiller d'État actuel, que son père lui a envoyé de Stuttgard, le 16, pour lui offrir toutes les consolations, tonte l'assistance qui dépendent de lui ; Linden l'ayant manquée à Paris, est revenu sur ses pas et l'a enfin rejointe. Elle a avec lui une scène très vive qui dure plus d'une heure et demie et qu'elle termine en écrivant à son père : Vous et toute ma famille méconnaissez le roi mon époux ; un temps viendra j'espère où vous serez convaincus que vous l'avez méconnu. Et elle clôt ainsi la discussion : Je n'aspire qu'à la tranquillité et au repos, et il me serait cruel de devoir encore entrer dans des contestations vis-à-vis d'un père que je chéris et que je respecte plus que ma vie.

Linden pourtant ne se tient pas définitivement battu ; il suit la reine à Berne et s'y éternise prétextant qu'il attend de son roi de nouveaux ordres ; Jérôme alors prend la plume pour écrire au roi Frédéric et il le fait de bonne encre. Monsieur mon frère et très cher beau-père, lui dit-il... Votre Majesté sait mieux que personne que je n'ai nullement recherché la main de sa fille et que j'ai retardé autant que possible cet hymen. Cependant, depuis sept années, je fais son bonheur et elle fait le mien. Votre Majesté sait mieux que personne que cette alliance ne m'a procuré aucun avantage politique. J'ai fait votre fille reine et Votre Majesté elle-même a été faite roi par l'Empereur, mon frère. Dans le temps de ma prospérité, Votre Majesté a-t-elle jamais songé à séparer sa fille de moi ? Je prie Votre Majesté de remarquer que son alliance ne m'a pas même laissé espérer ce que le moindre paysan trouve chez le père de sa femme, un asile dans le malheur. Je n'ai rien demandé à Votre Majesté. Ma femme, aussi parfaite épouse que fille discrète, n'a rien accepté d'elle ; heureuse dans son intérieur, elle porte à Votre Majesté toute la tendresse d'une fille chérie, et, pour prix de ces mêmes sentiments, Votre Majesté veut lui ravir et son bonheur et son existence... Les malheurs peuvent abattre une âme faible, mais ils ne peuvent rien sur moi.

Ce fut de quoi enthousiasmer Catherine. Mon père, écrit-elle à Alexandre, devenu fort malgré lui son confident de toute heure, est-il donc devenu jaloux de mon bonheur intérieur, le seul qui me reste ? Je ne demande rien à môn père ; quand je suis avec mon époux, je puis me passer de tout. Et encore : Si Votre Majesté connaissait particulièrement le roi mon époux, il ne lui serait pas difficile de juger que la jalousie de ses moyens et de ses talents est la seule cause de la haine qu'on lui porte.

De ce côté tout semble dit et cette préoccupation qui peut aller jusqu'à la crainte d'un enlèvement est pour le moment écarté, mais il y a le vol, et les diamants dont on n'a point de nouvelles. Jérôme e envoyé à Paris le comte de Furstenstein pour presser la restitution des objets mis sous scellés par M. de Vitrolles et qu'il est pressé de revoir, car, écrit Catherine à Alexandre : Je dois vous avouer franchement que c'est la seule fortune que le roi et moi possédions, et comme, sous aucun prétexte, nous ne voudrions point accepter d'argent des Bourbons, où en serions-nous réduits si la valeur de ces objets qui passe trois millions était perdue pour nous ? Sans doute, n'ont-ils que cette fortune, mais en attendant qu'ils en aient des nouvelles, le comte et la comtesse du Hartz font à grande dépense, colonie l'exigent leurs habitudes et le titre royal, un gai voyage en Suisse : De Bobbenthal près de Berne où ils sont fastueusement installés, ils vont à Allaman faire visite au roi Joseph, puis ils parcourent les sites en renom, font un séjour à Zurich, et Catherine s'émeut aux beautés helvétiques. Par ces allées et venues, Jérôme sans s'en douter certes, plonge dans des inquiétudes mortelles les préfets du nouveau régime. Un d'eux écrit à Beugnot, ministre de l'Intérieur, que le nommé Jérôme Bonaparte est à Berne au centre d'un foyer d'insurrection ; qu'il remue ciel et terre pour organiser un corps franc avec lequel, s'il entrait en Bourgogne, il serait impossible de dire ce qu'il pourrait faire ; que les paysans des Vosges ayant souffert horriblement de l'invasion sont exaspérés, qu'ils n'attendent qu'un signal pour se soulever et que s'ils ont à leur tête le plus jeune et le plus intrépide des frères de l'Usurpateur, il y aura lieu de craindre qu'ils ne fassent des alliés une boucherie ; et ce préfet regarde comme de la plus haute urgence de faire un cordon de troupes de vingt à trente mille hommes qui, se liant à la division de M. de Bubna, préserveraient nos provinces de l'Est des tentatives d'un ennemi dont il faut, dit-il, que vous sachiez que le courage. s'exalte par les revers et qui, par désespoir même, pourrait se porter aux plus audacieuses résolutions. Trente mille Français et autant d'Autrichiens contre Jérôme tout seul, c'est beaucoup ; mais comme le témoignage de ce préfet annonce les facilités que trouvera Napoléon !

Jérôme n'a point l'air disposé à profiter de ces bonnes dispositions : Il a renoncé à accepter l'offre que légèrement sans doute et sans envie d'être pris au mot, l'empereur Alexandre avait faite à Catherine de la recevoir dans ses États ; il y a renoncé pour le moment, l'état de grossesse de la reine ne lui permettant pas d'entreprendre un aussi long voyage, et la question de parenté pouvant à chaque instant soulever des difficultés. II s'est déterminé récemment à demander l'agrément de l'empereur d'Autriche pour s'établir aux environs de Gratz en Styrie. Sans attendre qu'il Fait reçu il a Joué pour six mois à une demi-lieue de la ville le magnifique château d'Ekensberg. Il partira, dès qu'il aura reçu la réponse de Vienne et des nouvelles de Paris. On ne saurait manquer de lui restituer tout à l'heure ses effets puisque le gouvernement du lieutenant général a officiellement annoncé, à l'empereur de Russie comme à la reine, qu'ils étaient tous retrouvés, et il ne voit dès lors aucun motif pour qu'on lui retienne sa fortune.

A Paris, les chargés de pouvoirs du roi et de là reine, Cousin de Marinville et Mme Malet de la Roche n'ont pas perdu de temps : Ils ont dressé, en double exemplaire, d'après les pièces officielles qu'ils ont en mains, les états au 20 avril des écrins du roi et de la reine. Ils ont déposé à la Préfecture de Police ces états qui doivent servir à contrôler les pierres enfermées dans les diverses cassettes mises sous scellés le 25. On convoque pour le 26, Marinville et Mme Mallet. Il y aura le joaillier Bapst, l'orfèvre Biennais, Guignet, le valet de chambre du roi, puis les prévenus du vol. On brise les scellés ; les clefs ne se trouvent pas et Biennais doit crocheter les serrures rebelles. On ouvre : Le nécessaire du roi est vicie ; vide des diamants qu'il contenait et qui valaient 511.792 francs ; vide des tabatières et des portraits en miniature, vide des objets de souvenir qui représentaient aux yeux de Jérôme tous les accidents de sa vie. On passe aux effets de la reine. Au lieu des 84.000 francs en or, contenus dans une cassette élégante et solide, voici dans quatre sacs en toile, 500 pièces de 1 franc, 500 pièces de 1 franc, 325 pièces de 1 franc et 350 pièces de 50 centimes, 1.000 pièces de 50 centimes : soit exactement 2.000 francs. On ne prend pas plus la peine de décrire ces monnaies qu'on ne cherchera où et comme on a pu se procurer cette quantité d'argent blanc, fournie, par lots de 500 francs, dans des conditions assurément inusitées. On ouvre les boîtes : dans la première, les cases sont vides, mais, dans les cartons, on a négligé de petites pierres non montées, chrysoprases, rubis balais, opales, coraux gravés ; ailleurs quelques perles ; ici des émaux bleus ; là une feuille en brillants, un diadème de rubis et brillants montés à jour, un corps de peigne en vermeil, des vieux cœurs montés en or, des épingles en argent, une tabatière en or avec un chien en mosaïque. Il reste la broutille, les débris, les objets de fantaisie, les souvenirs en maroquin, les peignes en écaille, les travaux en cheveux, les parures de deuil en fer de Berlin, puis, çà et là comme si dans la crainte où il était d'être surpris le voleur se fût trop pressé dans son choix, quelque pièce de valeur ; mais à peine ; on a eu affaire à des connaisseurs.

Des trois ; quatre, cinq millions de diamants que possédait Jérôme — c'était comme on sait les valeurs mobilières de l'époque — il reste les 770 chatons que, par bonheur, il a eu l'idée de placer dans une ceinture qu'il porte sur lui : Ils représentent 1.409.441 francs. Il a encore son immense mobilier et son admirable argenterie qui-sont déposés à Paris et ses deux terres, Stains et Villandry, payées 950.000 francs. — Mais qu'est-ce cela ? Il possède encore sans doute des capitaux liquides, mais c'est sur eux qu'il vit, qu'il loue ou achète des châteaux, qu'il mène son train de roi ; il y puise à même et rien n'en est placé. C'est donc une brèche considérable faite à sa fortune que ces trois à quatre millions volés.

Quelque temps on a conservé une sorte d'espoir qu'on découvrirait la cachette où le voleur les avait mis. Un diamant trouvé dans une chambre que Monbreuil avait louée rue Neuve du Luxembourg, a été reconnu par Marinville comme provenant du nécessaire du roi au papier dans lequel il était enveloppé et sur lequel étaient inscrits le numéro d'ordre et le poids de la pierre ; mais c'était, ce témoin muet, tout ce que la Police avait découvert.

Sur les ordres formels de l'empereur de Russie, M. de Nesselrode insiste avec énergie pour qu'on lui fournisse des renseignedie.nts, qu'on pousse l'instruction et qu'on découvre les voleurs. Mais les voleurs sont affiliés aux polices successivement maîtresses de Paris — l'une du 30 mars au 12 avril, la police des Vivres-Viande ; l'autre du 12 avril au 3 mai, la police de Monsieur, le crime a été commis le 21 : Les amis de Monsieur ont eu douze jours jusqu'à l'entrée de Louis XVIII pour prendre leurs mesures. Pasquier, demeuré nominalement préfet de Police, n'est rentré dans l'exercice normal de ses fonctions qu'avec un gouvernement à peu près régulier. Mais il ne se soucie nullement de rompre en visière aux amis imprudents de Monsieur. Il sait fort bien ce qu'il en peut coûter d'être trop curieux, de remonter trop haut et de chercher trop loin. Il se contente donc le 8 mai de donner à l'ambassadeur de Russie des assurances de sa bonne volonté, de vanter l'habileté de ses agents et la rigueur de ses interrogatoires, mais, en même temps, avoue-t-il fort humblement l'inutilité de ses efforts. Rien ne peut égaler, écrit-il, l'obstination de ces voleurs et surtout de leur chef à ne pas vouloir, malgré l'évidence, reconnaître le vol et faire retrouver les objets volés. J'ai été jusqu'à leur promettre la grâce la plus entière, s'ils faisaient retrouver ces objets. Promesses et menaces ont également échoué. Ils sont toujours détenus et mis à un secret très sévère, sans aucune espèce de communication avec personne. Je fais et je ferai continuer les recherches tant que je pourrai trouver le moindre indice qu'il soit possible de suivre et, du moment que je ferai quelque découverte importante, Votre Excellence peut être assurée que je lui en rendrai compte.

Sur ce billet qui eût été mieux signé Lenclos que Pasquier, M. de Nesselrode pouvait dormir : Déjà avait été remis en liberté l'homme le plus important et dont il s'agissait de dissimuler la complicité avec les voleurs : ce M. de Vanteaux, chef et organisateur de la conspiration, l'homme auquel les Bourbons durent la Restauration. Placé dans un moment de fébrilité en face d'un vol caractérisé commis à main armée sur une princesse ; pressé et poussé par l'empereur de Russie qui exigeait une satisfaction immédiate, peut-être dégoûté par de tels contacts, M. de Vitrolles, le secrétaire d'État de Monsieur, fort neuf aux affaires et sans relations avec les entours d'un maître qu'il connaissait de la veille, avait commis la forte sottise d'arrêter Vanteaux en même temps que Maubreuil et Daslies. Pasquier était bien autrement prudent et circonspect. Il avait compris au premier coup comment, sans dommage pour qui que ce soit, sauf pour Jérôme, on pouvait se tirer d'une telle affaire qu'il eût assurément été préférable d'étouffer : ce qu'on n'eut point manqué de faire sans Alexandre : enlever toutes les circonstances qui avaient précédé, accompagné et suivi l'attentat : prendre le vol en soi, en supprimant les armes, les Chasseurs à cheval et le reste, en omettant les pouvoirs donnés à Monbreuil, les réquisitions faites par lui, le recel des caisses par Vanteaux et par Vitrolles ; M. Pasquier admet qu'il y a eu vol, car il est un magistrat intègre et il cherche les voleurs partout où ils ne peuvent être, car il est un homme d'État avisé. Ne compromettre personne, c'est l'objet essentiel ; il serait bien de retrouver les diamants de la reine parce qu'ainsi se débarrasserait-on des réclamations de l'empereur Alexandre, mais, quant à découvrir les coupables, leurs inspirateurs et leurs complices, il n'a garde. Aussi Marinville écrivait-il fort opportunément le 17 mai : Je commence à douter que l'on réussisse à retrouver les objets volés et je crois que le seul point sur lequel on devrait insister auprès des hauts juges de cette affaire serait celui d'une compensation en espèces, en prenant pour bases les deux inventaires généraux que j'ai déposés à la police.

Cela était d'un homme de bon sens, qui était sur place et qui, s'il ne savait pas, devinait ou flairait. Il s'était heurté au mur qu'on avait eu soin de construire et il comprenait à merveille qu'on ne laisserait point passer la justice pour faire plaisir au roi de Westphalie ; il en avertissait, rien de mieux ; mais Jérôme ne l'entendait pas ainsi ; sans rien connaitre des préliminaires, des tenants et aboutissants de l'affaire, il s'imaginait comme toujours que rien ne devait résister ; si l'adversité lui enlevait quelque chose de son prestige, il se réclamait de l'empereur russe et c'était assez pour que tout cédât. Donc, si Marinville ne réussissait pas à trouver les diamants, c'est qu'il y mettait peu de zèle. D'ailleurs ne venait-il pas de décliner d'un ton assez leste, la permission que le roi lui avait envoyée, par Furstentein, de le suivre en exil ? Son compte était bon : Jérôme révoqua ses pouvoirs et lui retira ses bonnes grâces ; puis, il expédia à Paris comme ses chargés d'affaires son secrétaire Filleul et un ancien maître des comptes en Westphalie, le baron de Gayl, auquel il accorda une confiance d'autant plus ample qu'il n'avait à craindre de lui aucune observation et aucune remontrance : Tous deux ne manqueront .pas sans doute d'être appuyés près du Gouvernement français par l'ambassadeur de Russie, car, au moment de quitter Paris, Alexandre a dit publiquement : Je n'ai laissé à Pozzo di Borgo que deux ordres qui me touchent au cœur, l'un est de connaître à fond la catastrophe de la reine de Westphalie et de lui faire retrouver ses diamants, l'autre est de veiller sur la reine Hortense. En ce qui touche les Jérôme, l'empereur, confiant en son omnipotence, et mal instruit de ses serviteurs, ne s'est point douté que, confiant leur sort à un Corse, l'ennemi passionné des Bonaparte, rien, malgré ses ordres, ne sera bit pour Catherine, car par là Pozzo agirait contre le comte d'Artois auquel il est lié par d'anciennes complicités, et contre les amis du comte d'Artois — ses amis personnels. Et ce sera par une négligence volontaire et méditée, la méconnaissance totale des ordres de l'autocrate, dont on ne parvient guère à s'expliquer la complaisance pour ce Pantalon diplomatique.

Rasséréné par ce changement de ministère dont il attend des succès immédiats, Jérôme, auquel l'empereur d'Autriche a fait répondre qu'il accueillera le comte de Harz dans ses États pourvu qu'il y soit incognito et exactement comme était le comte de Saint-Leu, a hâte de profiter de cette faveur. Toutefois, avant qu'il parte, il ne manque point de désirer que sa femme fasse connaître à son beau-père qu'ils ont trouvé près de souverains étrangers l'asile qui leur a été refusé en Wurtemberg. L'empereur d'Autriche, écrit Catherine le 27 mai, nous a offert cet asile avec une bonté bien flatteuse pour mon mari et pour moi et nous a même envoyé un de ses aides de camp et chambellan pour nous y accompagner. De même, ajoute-t-elle, l'empereur de Russie leur a offert une généreuse hospitalité qu'elle a dû décliner en ce moment à cause de sa grossesse, mais, lorsqu'elle sera relevée de couche, elle s'empressera de profiter de la gracieuse invitation de Sa Majesté.

Le 2 juin, après avoir reçu à Berne une visite de Joseph, le roi et la reine de Wesphalie partent pour Gratz. Leur suite n'est point sans être d'importance. Si Filleul et Gayl sont à Paris, restent le comte de Furstenstein, le chevalier de Berger, le chevalier de Bosse, M. de Hamel, le baron de Linden, M. de Pfuhl, le comte de Wickenberg, le baron de Zurwesten, le baron de Malchus, le baron de Stölting, plus quelques dames pour accompagner.

 

La Famille a passé ainsi, presque tout entière, aux environs de Fontainebleau : Madame, Fesch, Joseph, Julie, Jérôme, Catherine ; nul ne s'est détourné de sa route pour venir à Fontainebleau saluer celui auquel chacun doit tout. Certains pour l'éviter ont été prendre des chemins défoncés où les roues enfoncent jusqu'aux moyeux ; d'autres ont préféré à l'hospitalité du palais maudit des chambres en délabre dans une auberge de poste. L'Empereur est seul. Dans cette chute à l'abîme, pas une main amie, pas même la main maternelle, pour essuyer sur son front la sueur de mort. Maréchaux d'Empire et ministres, courtisans et valets, tout a déserté. La demeure des Rois qui vit s'accomplir tant de drames sanglants n'en a point connu qui égale en tragique horreur celui qui se déroule durant vingt et un jours dans cette âme. Tant qu'un espoir lui est resté, si vague, si incertain, tant qu'il s'est flatté de galvaniser la lassitude de ses lieutenants, d'avoir raison de leur révolte, de réveiller leur patriotisme et leur dévouement, il a résisté à la fortune adverse ; il s'est dressé prêt à l'étreindre dans une lutte suprême, il a rêvé la revanche et, dans Paris soulevé, l'écrasement des envahisseurs. Un homme est apparu, allant, venant, portant des paroles et des découragements, offrant des conditions et des ménagements, se posant en ami de la dernière heure, le serviteur à l'épreuve qui se retrouve d'autant plus dévoué que la tempête est plus violente, et, à celui-là en même temps qu'il ouvrait son cœur, il a livré ses destinées ; il lui a confié la mission de traiter pour lui et d'assurer son sort. Et cet homme qu'il croyait à lui, ce dernier et suprême' conseiller, était, on le sait à présent ; l'homme des ennemis. Cela ajoute encore au draine un élément d'horreur, que Napoléon ne put connaître et qui manquait à la trahison brutale.

Le sacrifice presque accompli, le voici qui se berce de rêves bourgeois : amour conjugal et paternel[5], vie tranquille en un beau site, Dioclétien à Salone. Il a signé ce traité qui rend sa déchéance inévitable mais qui du moins assure à tous les siens, à sa femme, à son fils, à l'impératrice Joséphine, à chacun des membres de sa famille une existence honorée et libre ; il a réglé le sort des rares serviteurs qui ne l'ont pas abandonné ; il a tout prévu pour chacun, des aides de camp généraux au dernier des valets de son écurie, à la dernière des bonnes de son fils et des femmes de chambre de sa femme, faisant ainsi vivant le plus admirable testament de mort. Il a pris son parti d'une existence qui sans doute sera vide et terne, mais que rendra supportable à ses quarante-quatre ans la présence de ceux qu'il aime. Cela encore lui manque. Dans la nuit du 12 au 13, il apprend que Marie-Louise, emmenant son fils, est partie d'Orléans pour Rambouillet, qu'elle s'est livrée aux Autrichiens, que renvoyant son escorte française, elle a accepté, sollicité ! une escorte cosaque. Alors la mesure est pleine : il veut en finir, d'un coup rejeter cette vie odieuse et il se réfugie dans la mort.

Et après la crise où la robustesse de sa nature a vaincu le poison éventé, il tombe épuisé dans une lassitude morale et physique, qui est comme le quotient de toutes les fatigues, de toutes les émotions, de toutes les déceptions, majoré de ce dernier ébranlement de l'être entier. Il semble incapable de prendre un parti, de former une résolution, surtout de traduire cette résolution en acte. Pour la première fois, il est oisif, incertain, absorbé bien moins par la tristesse de ses pensées que par le vide de son cerveau. Tous ceux qui l'approchent s'étonnent — combien à tort ! — de cette atonie et de cet affaissement. Il n'agit plus que par des gestes machinaux, il n'accomplit plus que des actes physiques ; toute pensée est pour lui une souffrance ou du moins un grand effort. De là des irrésolutions, des contradictions continuelles ; il a accepté de régner à l'Ile d'Elbe, mais il ne veut pas y partir ; il attend, il recule, comme si le Destin allait brusquement tout changer et lui apporter une fois de plus un renouvellement de fortune. Il a fixé à la fin le jour de son départ ; les commissaires des puissances alliées qui doivent l'accompagner, le colonel sir Neil Campbel pour l'Angleterre, le général Koller pour la Prusse, le comte de Truchsess-Waldburg pour l'Autriche, le comte Schouwaloff pour la Rassie sont arrivés le 16 à Fontainebleau ; ils sont logés au château, sauf le Russe qui a refusé. Le 17, après le déjeuner, ils lui ont été individuellement présentés. Il ne parle pas. Sa vieille garde frémissante, presque toute d'un dévouement inaltéré, se serre autour de lui, et, sur un signe de sa main, tuera tout ou mourra toute si on prétend l'enlever par force. Il a bien des raisons pour ne point partir : le traité de Fontainebleau, quel cas en tiendront les Bourbons, si, cinq jours après qu'il a été conclu, Monsieur, comte d'Artois, en viole chacun des articles ? N'a-t-il pas pris sa part du pillage du trésor particulier dont la propriété était garantie par l'article XII ? N'a-t-il pas refusé à Napoléon le titre d'empereur qui lui est reconnu par l'article II ? Ne prétend-il pas, au mépris de l'article III, s'emparer de tous les effets appartenant à la France qui se trouvent à d'Elbe et ne la remettre qu'après en avoir enlevé tout ce qui pourrait être d'une utilité quelle qu'elle fùt ; encore pour que les ordres de remise, même dans de telles conditions, soient expédiés le 18 par le général Dupont, a-t-il fallu, de la part des ministres alliés, une démarche presque comminatoire.

Sans doute encore, l'article XIV du Traité garantit toute sécurité à l'Empereur et aux membres de sa famille sur le territoire français ; mais en vérité y aura-t-il lieu de beaucoup s'étonner s'il arrive malheur au tyran, si quelque royaliste entreprend de venger des victimes telles que le duc d'Enghien, Frotté, Cadoudal et Pichegru ; très certainement cela arrangerait tout, lèverait toutes les difficultés, et satisferait toutes les consciences.

Aussi M. le comte Dupont, ministre de la Guerre, n'a fait aucune difficulté pour expédier le 16 avril les ordres qui ont mis toute la force armée, relevant du ministère aux ordres de M. de Monbreuil. Le lendemain 17, le Commissaire près le département de la Police générale, a invité toutes les autorités administratives chargées de la Police' à donner à M. de Monbreuil tous les secours nécessaires pour remplir la mission qui lui a été confiée. Le même jour, 17, le directeur général des Postes a enjoint à tous [es maîtres de Poste, sur toutes les routes, de fournir à M. de Monbreuil chargé d'une mission importante, le nombre de chevaux et postillons dont il aura besoin, et de sa main, au pied de l'imprimé, te directeur général qui est Bourrienne — Fauvelet de Bourrienne, l'ancien condisciple et secrétaire de Napoléon — a ordonné aux maîtres de poste de prendre toutes les mesures pour que le voyage de M. de Monbreuil n'éprouve pas le plus léger retard. Et ce même jour 17 (5 avril style russe) le gouverneur général militaire de Paris, général d'infanterie baron Sacken, a enjoint toutes les troupes russes de donner partout libre passage à M. de Monbreuil, envoyé par le ministre de la Guerre et chargé pour les affaires de Sa Majesté Louis XVIII et de lui procurer toute assistance ; et le baron de Brockausen, major et adjudant, par ordre de M. le Gouverneur baron Sacken a remis un nouvel ordre, donnant pouvoir à M. de Monbreuil de réquisitionner sur-le-champ toutes les troupes.

Ainsi voici un homme, dont on ne sait pas même le nom exact, mis en possession de tous les ressorts de force et d'activité sociales, armée française et armées étrangères, police et postes : Qui est cet homme ? qui l'a pris eu un tel degré de confiance, qui a pu lui donner de tels pouvoirs ? Les dates parlent : le 12 avril, Monsieur, comte d'Artois, nominé par le roi lieutenant général du royaume a fait son entrée à Paris ; le 14 au soir, le Sénat lui a déféré la lieutenance générale et le Gouvernement provisoire lui a remis l'exercice de l'autorité ; le 16 au matin, Monsieur a constitué un Conseil d'État provisoire, nommé des ministres provisoires et un secrétaire d'État, et il a révoqué toutes les commissions particulières qu'il avait données ci-devant et il a interdit à ceux qui en étaient revêtus d'en faire usage.

Les pouvoirs qu'a reçus Monbreuil de trois des ministres de Monsieur, Dupont, Bourrienne, Angles, sont postérieurs à cette prise de possession ; les pouvoirs qu'a reçus Monbreuil du baron Sacken ne peuvent avoir été délivrés que sur une insistance particulière de M. le général Dupont ; car il parait sans exemple qu'un étranger, et un étranger non militaire, reçoive le droit de requérir les troupes de l'empereur de Russie. Il y a là une exception qui n'a pu être motivée que par un cas tout à fait extraordinaire et sur l'intervention d'un personnage très considérable.

Nulle part l'objet de la mission n'est désigné, nulle part le secret n'en est révélé : qu'est-ce donc à dire ? M. le général Dupont, comme ministre du Gouvernement provisoire, a distribué ci-devant bien des pouvoirs à des chargés de mission, mais, à chaque fois, il donnait un objet à la mission : ici rien. Cette mission est d'une telle importance que nul, ni Dupont, ni Angles, ni Bourrienne, ni Sacken ne veut en révéler le motif. Secret d'État, secret royal : secret de M. le lieutenant général du royaume.

Ainsi la plus haute, la plus grave mission et à qui confiée ? A ce Monbreuil qui, voici vingt jours, attachait sa croix d'honneur à la queue de son cheval, grimpait au faite de la colonne sur les épaules de l'Homme de Bronze et s'y livrait à des démonstrations de saltimbanque ordurier ; à ce Monbreuil que ses scandales, ses brutalités, ses besoins, ses banqueroutes, ses airs de matamore duelliste, et ses bravades dans tous les genres faisaient croire un personnage disposé à toute besogne qui exigeât une tête chaude, de médiocres scrupules et quelque courage. Cette besogne, qu'on avait à lui proposer, c'était l'assassinat de Napoléon.

Mais qui l'avait désigné à Monsieur et à ses amis ? Son ancien associé, qui l'avait étrillé peut-être, mais qui avait reçu de lui pour solde une volée de coups de cravache ; ce Psalmet Faulte de Vanteaux, chef de la Compagnie des Vivres-Viande et restaurateur de la monarchie : ce Vanteaux qui tenait tous les fils de la conspiration ; qui, après ce coup de force par lequel le prétendu marquis de La Grange s'était emparé de Paris, se trouva ayant tout combiné, tout prévu, tout organisé, qui, en réalité avec les hommes qu'il avait réunis, fit la révolution, imposa le drapeau blanc, contraignit Talleyrand et son groupe à proclamer le roi, opposa le Droit divin à cette sorte de droit de désignation que les Jacobins nantis avaient prétendu s'attribuer ; bref, dans le général désarroi, montra des qualités et un entrain admirables. Cet homme, cela est naturel, n'a aucun scrupule, et il tuera ou fera tuer un homme sans le moindre émoi. Il a été de cette armée de Normandie, l'armée de Frotté et de Bruslart, où l'on avait la conscience large et la main prompte. Il a fait ses preuves. Il est parvenu à s'établir et à être reçu par le ministre de la Guerre de Napoléon comme munitionnaire général des vivres-viande de la Guerre. Par là il est entré partout et a pu donner à ses agents des passes jusqu'aux extrêmes avant-postes. Ainsi expédia-t-il à Vesoul son agent, Semallé, pour porter à Monsieur les effectifs de l'armée française. Monsieur les envoya par M. de Polignac à l'empereur de Russie qui décida la marche immédiate par Paris. Ainsi a-t-il mené la prise de Paris et l'enlèvement du Trésor impérial. C'est sur un cheval lui appartenant que le comte d'Artois a fait son entrée dans Paris. A ce moment, et pour tin moment, il est l'homme nécessaire, car il connait. Paris et ses dessous, et' tout ce qui entoure le comte d'Artois est, après vingt ans d'émigration, aussi dépaysé que le prince lui-même.

Peut-être le Gouvernement provisoire, et dans ce gouvernement, un Talleyrand et surtout un Lahorie, avaient-ils pensé à une telle solution ; peut-être avaient-ils poussé plus loin et, dès le 2 avril, préparé les voies en livrant à Monbreuil des uniformes de chasseurs de la Garde des magasins de l'Ecole Militaire ; il s'agissait alors d'un mouvement offensif de Napoléon et une troupe costumée conduite par un bon b... — qui eût été Monbreuil eût cherché l'Empereur, et, soit pendant, soit après l'action, en eut délivré l'Humanité. M. le duc Dalberg a fait à M. le baron Pasquier confidence de ce projet ; mais les maréchaux ont passé, il n'a plus été question pour l'Empereur d'attaquer, l'on a congédié Monbreuil. A présent on est revenu le chercher, mais d'ailleurs et pour une autre besogne, à laquelle on imagine qu'il est prêt ; le 16 et le 17 on lui a remis les papiers qui le rendent pour tin temps l'homme le plus puissant qui soit eu France, et il a dit qu'il prenait ses mesures et recrutait son monde, ce pourquoi sans doute a-t-il encore reçu de l'argent. Il s'est contenté de s'assurer deux individus, c'est peu pour un coup de force.

C'est que ce fanfaron est un homme prudent ; il tient à sa peau avec piété ; il veut bien dire qu'il fendra en quatre quiconque se mettra devant lui mais il raisonne fort bien et s'il évoque volontiers des périls imaginaires, nul comme lui mur esquiver les réels. Il est demi-fou, si l'on veut ; à des jours, on le dirait, mais, à d'autres, il est un sage, à la façon de Sosie. Il a reçu tous les pouvoirs pour attaquer l'Empereur à Fontainebleau ou à fa porte de Fontainebleau ; il a expédié tin de ses complices surveiller le départ ; mais qu'irait-il faire là Napoléon aura sans doute une escorte ; il aura en tout cas .bien du monde avec lui. Il n'y a par là que des coups à embourser ; tandis qu'il se ménage une Petite affaire qui, si elle réussit, le dédommagera de sa fabrique d'huiles, de Son association avec Vanteaux, de son entreprise des remontes de la cavalerie et de son affaire de l'approvisionnement de Barcelone. Il épie la reine de Westphalie, la suit à son départ, et au moment opportun parait pour travailler de son métier de bandit.

En négligeant Napoléon et en le laissant passer, sans l'attaquer, nul doute que Monbreuil ne puisse prétendre qu'il lui ait sauvé la vie ; c'est sur quoi il s'appuiera constamment, omettant de dire que son coup n'était pas sûr et qu'il eût risqué gros. De même, par une sorte d'esprit chevaleresque, mettra-t-il le projet au compte de Laborie et de Talleyrand, et, même en ses pires jours, s'abstiendra-t-il de nommer Vanteaux et le comte d'Artois.

***

Le départ de l'Empereur a été fixé au 20 avril à huit heures du matin, mais aucune réponse n'est encore arrivée au sujet de la remise de d'Elbe. L'Empereur en est inquiet. Il a des conversations avec les commissaires alliés, surtout avec l'Anglais qui, chargé de l'accompagner jusqu'à destination, lui inspire confiance. Il lui a déjà demandé si, pour se rendre à l'Ile d'Elbe, il pourra s'embarquer sur un L'aiment anglais, ce à quoi Lord Castlereagh s'était empressé d'acquiescer. De même, à diverses reprises, lui a-t-il demandé s'il trouverait un asile en Angleterre, au cas qu'il ne pût tenir à l'Ile d'Elbe. A la fin, sur les assurances du général Koller que tout sera réglé à sa satisfaction il se décide au départ[6].

Il descend l'escalier en fer à cheval ; il s'avance ; il fait ses adieux à sa garde, puis il monte dans sa voiture qui part au galop. Au-devant roule une première voiture avec Drouot et Cambronne, puis vient un piquet de Chasseurs à cheval de la Garde, cinquante hommes d'escorte couvrent la voiture de l'Empereur, que suivent les quatre voitures des commissaires et huit voitures pour le service. L'Empereur traverse Nemours, Montargis où la garde à pied horde la haie. Il couche à Briare où ci-devant il avait donné rendez-vous à Marie-Louise. Il y reçoit de ses nouvelles, le 21 à la première heure, par l'officier d'ordonnance Laplace qui arrive de Rambouillet. Il va coucher à Nevers. Les derniers détachements de la Garde qui devaient accompagner l'Empereur, se trouvaient à Nevers ; ils l'escortèrent encore jusqu'à Villeneuve-sur-Allier, peut-être même jusqu'à Varennes. En arrivant à Varennes, écrit le commissaire russe comte Schouwaloff, j'y ai trouvé à ma grande surprise la moitié d'un régiment de cosaques d'Elmourin. Il y avait aussi des Autrichiens. J'ai fait former une escorte de trente cosaques qui ont été une dizaine de lieues avec les Autrichiens ! De Nevers, Napoléon est venu à Roanne où un officier autrichien apporte, de la part des souverains Alliés, le retrait des prétentions de Monsieur sur les effets appartenant à la France qui se trouvent à l'île d'Elbe. Madame et Fesch sont à Pradines, deux lieues et demie de Roanne ; mais, écrit Campbell, nous ne pouvons pas dire qu'ils eurent aucune communication avec Napoléon. Un apologiste de Fesch dit que Madame et le Cardinal auraient envoyé à Roanne l'aumônier des Bénédictines de Pradines, l'abbé Jacquemont, lequel aurait pénétré jusqu'à l'Empereur et lui aurait porté les vœux de sa mère et de son oncle. Rien de moins sûr : ce qui est certain c'est qu'ils ne vinrent point.

L'Empereur a donc eu une escorte française, autrichienne ou russe depuis Fontainebleau, jusqu'au delà de Varennes, deux ou trois postes avant Roanne : durant ce trajet, Monbreuil eût donc eu fort à faire pour l'attaquer[7].

A Lyon qu'il traversa le 23 à 11 heures du soir, l'accueil fut respectueux. L'Empereur refusa l'escorte autrichienne de Lyon jusqu'au Péage du Roussillon. A Valence, où il passa le 24 à 3 heures de l'après-midi, il s'arrêta seulement pour changer de chevaux à l'Hôtel de la Poste que gardaient depuis la veille cent chasseurs autrichiens et tyroliens. Une foule considérable, écrit le Préfet, s'était portée sur son passage, mais tout est resté parfaitement calme et tranquille. Les militaires, les habitants, tous ont conservé une attitude calme et silencieuse. A Loriot, deux postes après Valence, les commissaires apprennent que plusieurs villes de la Provence étaient mal disposées pour Napoléon ; mais que faire ? Requérir des troupes, attendre des ordres ? Ils pensèrent saris doute à traverser en vitesse la zone dangereuse ; ils ignoraient d'ailleurs à quel degré d'horreur petit arriver l'émeute de gens du Midi, et le colonel Campbell avait pris l'avance pour préparer, soit le convoyage par un navire de guerre anglais de la corvette française qui devait transporter l'Empereur à l'île d'Elbe, soit même l'aménagement pour cette traversée du bâtiment anglais qu'il trouverait à Marseille ou à Toulon. A Montélimar, aux Vive l'Empereur ! commencent à se mêler les Vive le Roi ! L'accueil est tel encore qu'on doit l'attendre de Français. Mais à quelques lieues, à Donzère, on fête la Restauration et l'occasion est trop belle d'insulter le vaincu. Il est vrai que Douzère, étant jadis principauté pour le compte de l'évêque de Viviers, ne se tenait point pour terre de France. Encore bien moins Avignon et le Comtat. Là les travailleurs de la Glacière fourbissent leurs armes. Les voitures qui précèdent l'Empereur passent le 25 à 3 heures et demie ; la foule s'assemble à la poste et, comme il y avait des aigles sur une des voitures en question, écrit le maire, la populace par des cris réitérés ; exigea qu'on enlevât ces aigles, ce qui fut fait de suite, par ordre du commissaire de police. Cependant le maire, craignant les suites des sentiments que manifestait la populace, avait ordonné à la garde urbaine d'assurer le passage de l'Empereur, et il avait décidé de faire relayer hors de la ville : le 26, à 6 heures du matin, arrive la voiture où se trouvaient l'Empereur et le grand maréchal. Elle est suivie de deux voitures pour les officiers. Point d'escorte. La garde urbaine qui s'était portée au lieu où l'on devait changer de chevaux, a contenu un rassemblement de deux à trois cents personnes qui se sont bornées à faire des huées. Les chevaux de poste ayant été changés, les voitures ont continué leur route.

Pourtant n'est-ce pas là que, selon les témoignages de Noël Santini, près de la porte de Saint-Lazare, une bande armée et furieuse arrêta les voitures : Alors, dit-il, un officier en uniforme et décoré de la Légion d'honneur, s'avança armé et menaçant vers la chaise de poste où se trouvait l'Empereur. Sans la courageuse initiative du chasseur Noverraz, qui se trouvait sur le siège de la voiture, et qui présenta un pistolet à l'officier, c'en était fait. Quel était cet officier ? J. Chautard qui fut en intimité avec les anciens serviteurs de l'Empereur dit que les Comités royalistes de Paris d'accord avec le Gouvernement provisoire avaient envoyé l'infâme Monbreuil pour organiser, avec un chef des bandits du Luberon, l'assassinat et le pillage. Monbreuil ne saurait être en cause. On le suit heure par heure à ce moment ; mais il est un autre homme, officier, décoré de la Légion d'honneur, qui se trouve justement envoyé et accrédité par les Comités royalistes de Paris : c'est le commandant Mollot[8]. Il est capable de toutes les besognes depuis le vol jusqu'à l'assassinat et c'est pourquoi il fut dépêché dans le Midi par les Vivres-Viande. Il a parcouru toute cette région muni des ordres donnés par Dupont et des pouvoirs délivrés par Polignac et Semelle ; il a fait reconnaître la révolution par Augereau, par Masséna, par Gantheaume, à Valence le 13 avril, à Marseille le 14, à Toulon le 20. Il a eu cinq jours pour tout préparer sur la route de l'Empereur et ne doit-on pas constater que, partout, la populace est parfaitement avertie des heures du passage, alors que les autorités n'en sont instruites que par l'arrivée du premier service ? De cet homme qu'on appelle le commandant ou le lieutenant-colonel Mollot, on peut tout croire.

N'aurait-on tendu de piège qu'à Avignon, en tous cas on était averti. Évitant, pour gagner Aix, la route directe par Cavaillon et Lambesc, on crut mieux faire de passer par Regnard, Saint-Andiol et Orgon. Mais déjà les assassins étaient prévenus. A Orgon, la populace, amassée devant la poste, ne se contente pas d'injurier ; elle prétend immoler en personne celui dont elle a pendu à la porte de l'auberge le mannequin ensanglanté. Les commissaires sont obligés de défendre l'Empereur de leurs corps et on échappe, sauf aux pierres, parce que les chevaux frais partent au galop ; désormais, à chaque poste, à chaque hameau, à chaque tournant de route, il faut craindre un guet-apens. A un quart de lieue d'Orgon, l'Empereur prend l'habit d'un de ses courriers qui le remplace dans la voilure et, sur les bidets de poste, il court lui-même en avant ; ainsi traverse-t-il sans encombre Port-Royal et Cane, où des rassemblements guettent sa venue, mais, à trois lieues avant Aix, à l'auberge de la Calade, la fatigue l'oblige à s'arrêter. Il est midi. Sous son déguisement, il a avec l'hôtesse une sorte de conversation qui ne peut lui laisser aucun doute sur le sort qui l'attend, au cas qu'il soit reconnu. Déjà autour de l'auberge, un rassemblement est formé où les nobles d'Aix se font remarquer par leiir exaltation. Le commissaire russe expédie son aide de camp au maire d'Aix, le sommant de la façon la plus énergique de pourvoir à la sûreté de Napoléon. La journée se passe à attendre ; ce n'est qu'à à heures du soir qu'on obtient une réponse. Quelques gendarmes qu'a envoyés le maire dégagent la place. L'Empereur monte dans la voiture du commissaire prussien dont il a pris la casquette. On traverse Aix très tard ; toute la ville qui était sortie hors des murs était rentrée et la garde urbaine était sous les armes ; de plus les gendarmes continuaient à escorter.

On a dit que, durant cette journée du 25, l'Empereur avait eu peur : on eût mieux dit qu'il avait eu horreur. Tel qu'il était, soldat d'abord, et imbu profondément de l'idée militaire — idée de discipline et d'ordre social — il a, dès ses débuts, éprouvé contre l'émeute, les émeutiers, les cris, les odeurs, les brutalités, l'ignominie des foules, une répugnance physique qu'il a manifestée par ses paroles et par ses lettres lorsque, à Paris, il assistait en spectateur aux premières Journées de la Révolution. Nul doute qu'il n'en eût été influencé lorsqu'en Vendémiaire an IV, il prit parti contre les sections ; lorsque, en Italie, en Égypte il ordonna de si sévères répressions des émeutes ; en Brumaire, au milieu de l'émeute parlementaire, ce n'était point par les risques que courait sa vie qu'il avait été intimidé, mais par l'ignominie du péril. Depuis lors, son dégoût des mouvements populaires s'était accru à proportion qu'il avait développé son esprit d'ordre et de hiérarchie et que, de degré en degré, il avait monté si haut qu'à présent, de son trône, il avait vu les êtres étagés comme une pyramide dont il eût occupé solitairement le sommet. L'idée qu'on pût porter la main sur lui, le saisir, l'entraîner, le rouler dans la boue, le déchirer, lui infliger ces supplices comme à Foulon et à Prina, cette idée révoltait ses nerfs et hérissait le poil sur son corps.

Napoléon avait vu à l'œuvre ces justices populaires : en 92, — août et septembre — à Paris ; en 93, dans le Midi et a Toulon : L'impression lui en était restée si profonde qu'il l'évoquait le 26 avril en déjeunant à la Pugnère, après avoir traversé Aix.

A Aix trois routes aboutissaient : celle de Marseille, que nul ne songea à prendre ; celle de Saint-Tropez traversant Toulon qu'il fallait éviter ; enfin celle de Fréjus, par Saint-Maximin, Tourves, Brignoles, le Luc, Vidauban, le Canet et le Muy. Certains points étaient dangereux, ainsi Saint-Maximin, que Lucien avait dénommé Marathon au. temps où il s'appelait Brutus et organisait la Ter-roui' ; mais, ait Luc, l'Empereur trouverait la princesse Pauline qu'il avait le désir de voir et, sur la route, on était assuré de trouver des troupes autrichiennes et même des françaises. Les commissaires consentirent à ce que l'embarquement eût lieu à Fréjus au lieu de Saint-Tropez, ces deux ports étant situés dans la même baie. Entre Tourves et Brignoles, on manqua retomber dans les scènes d'Open, mais les gendarmes d'Aix continuaient à escorter les voitures et il y avait des Autrichiens à portée.

Le 26, à 4 heures de l'après-midi ; l'Empereur arriva au Luc d'où il se rendit au château du Bouillidou, où résidait Pauline, et, pour la première fois, il trouva un être qui l'aimât sincèrement ; mais l'amour pour la Famille était le seul sentiment stable et ferme qu'eût la reine des Caprices. Et par ailleurs quelle pauvre femme délicieuse, affolée et affolante !

***

Pauline avait passé à Nice l'hiver presque entier, depuis la fin d'octobre ; ses entours l'y avaient maintenue le plus qu'ils avaient pu dans une totale ignorance de ce qui se passait, sous le prétexte que sa santé ne le pourrait supporter. Ils n'avaient pu lui cacher pourtant, le 10 février, l'arrivée du Pape. Aussitôt elle avait envoyé son chambellan pour le complimenter et lui demander audience, Elle avait passé trois quarts d'heure avec lui et cette démarche, dit le préfet, fut remarquée avec une vive satisfaction. Pourtant les fervents s'étonnèrent qu'il l'arrivée de Sa Sainteté, elle ne fût pas descendue pour le saluer comme la population s'y attendait. Elle réitéra pourtant sa visite et se loua chaque fois des bontés du Saint-Père.

Mlle de Quincy revint de Paris ayant fait de son mieux pour exécuter les ordres de la princesse ; mais, en même temps qu'elles arrivèrent des nouvelles de victoires : Champaubert et Montmirail. La girouette avait tourné ; tout fut changé. Pauline désapprouve ce qu'a fait la malheureuse Quincy et elle la renvoie à Paris le 28 février : Au reste, écrit-elle, dans six semaines, deux mois, je serai à Paris. Je vois bien qu'il est temps que j'y sois moi-même. Je n'ai pas du tout approuvé toutes les cachettes où l'on a enfoui tous mes objets précieux. Il fallait mettre cela avec les bijoux de la Couronne. C'était le seul parti raisonnable à prendre. Si, comme je l'espère, les victoires de l'Empereur continuent à aller de mieux en mieux, remettez tout en place. Que je n'aie pas le chagrin de voir tout en désordre. Je suis sûre que vous l'avez fait dans de bonnes intentions, mais il fallait avoir un peu plus de confiance et ne pas tant se presser.

Puis, plus rien. Les communications sont coupées ; ni voyageurs, ni lettres, ni journaux de Paris ; pour arriver à Nice, il faut prendre par Bordeaux, traverser tout le Midi et suivre le littoral Cependant, toute inquiète et perdue qu'elle est, Pauline n'a point oublié qu'elle doit des égards à sa santé et que le moment approche où elle est accoutumée d'aller prendre les eaux de Gréoulx. Vers la mi-mars, elle a quitté Nice. En route, soit qu'elle se sentit plus souffrante ou qu'elle voulût attendre les événements, elle s'est arrêtée au Luc où M. Charles, député au Corps législatif, a mis à sa disposition sa maison du Bouillidou à une lieue du village. C'est là que, à son retour d'Égypte, s'est arrêté, le général Bonaparte.

D'aller rejoindre son mari, elle n'y pense point et elle n'y peut penser. La séparation parait définitivement consommée et la princesse ne témoigne certes aucun désir de partager la fortune de son époux honoraire. Lui-même, Borghèse est alors 'bien moins occupé de devoirs militaires et civils comme gouverneur général des départements au delà des Alpes et commandant supérieur des 27e et 28e divisions que de devoirs envers une dame à laquelle il prodigue les présents. Leroy et Picot n'ont rien d'assez beau. Pour le 1er janvier, Leroy expédie au prince une robe de tulle maillé, fixée argent, à trois rangs de point turc en argent, guirlande de fleurs d'ail et liseré en point turc, laquelle, avec la robe de dessous en satin et le bouquet de coiffure, monte à 1.272 francs ; il fait une autre expédition le 18 janvier, et, le 6 mars, le jour de Craonne, c'est un paradis de 800 francs. Quant aux bijoux, les sommes dépensées sont si fortes que l'intendant ne sait comment faire face aux traites. Laissant son chef d'état-major, le général Porson, régler, selon les ordres-contradictoires de Clarke, les mouvements de ses troupes, dont il ignore jusqu'à l'effectif, il abandonne au général Fresia qui se débat à Gênes contre la menace d'une attaque des Anglo-Siciliens débarqués à Livourne, la responsabilité des mesures militaires et tout ce qu'il ordonne lui-même est au rebours des plus élémentaires notions. Il éparpille ses troupes comme à dessein sans se déterminer aux abandons nécessaires. Le 23 mars, alors que Gênes n'est pas attaqué, il en désespère, mais il n'a garde de s'y rendre et se tient à Turin où il a mieux à faire. Tascher est témoin que rien n'est davantage pour gêner cette Altesse Impériale que l'arrivée inopinée d'un messager de l'Empereur auquel l'aide de camp de service ne peut refuser l'entrée. Le 26, les Anglais entrent à la Spezia et y trouvent des quantités infinies de munitions, qu'on a négligé d'évacuer ou de détruire. Gènes va être attaquée, mais le prince a son idée faite là-dessus : La défense de Gênes n'est pas un objet principal des opérations militaires en Italie ; Fresia dispose de 4.500 hommes qui suffisent pour tenir longtemps ; ses avant-postes sont en avant de Sestri et il lui semble peu probable qu'ils puissent en être délogés de sitôt. En effet, cela prit bien une semaine, et, Fresia ayant capitulé le S avril, Borghèse n'eut pour objet que d'entrer en accommodement pour éviter toute contestation. En effet, s'empressa-t-il, le 19, de proclamer la déchéance de l'Empereur, d'ordonner à ses subordonnés d'envoyer au Gouvernement provisoire leur adhésion à tous ses actes et d'arborer-de suite la cocarde blanche redevenue celle de la nation. Le 20, il offrit spontanément d'évacuer les territoires situés hors des limites de l'ancienne France et déclara qu'il se tenait dores et déjà comme dégagé de toute responsabilité. Toutefois, il ne savait comment opérer sa sortie ; peut-être lui avait-on dit qu'elle devait être entourée de quelque dignité ; surtout, étant amoureux, prolongeait-il le plus possible son séjour à Turin. Il avait donc presque éconduit un simple colonel autrichien dont les pouvoirs n'étaient pas en règle, mais, le 27, lorsque, avec sa grâce coutumière, Lord William Bentinck, conquérant de Gênes, le somma d'avoir à partir, il ne se le fit point répéter. Le soir même, à 7 heures, il signa avec les commissaires autrichien et anglais une convention pour l'évacuation du Piémont ; il remit à l'instant le commandement militaire au général Clément-La-Roncière et il sollicita de tous côtés, et avec quelles instances, les passeports et sauvegardes dont il avait besoin pour se rendre chez lui à Rome. Il ne les obtint que le 1er mai et partit aussitôt pour Milan, d'où il comptait aller en droiture à Rome ; mais, à son grand étonnement, on ne parut point empressé de l'y voir et il dut attendre à Milan le bon plaisir du' secrétaire d'État de Sa Sainteté. Le 11 juin, il en écrivait à Consalvi ; puis à Pacca, Charles IV, au Pape lui-même. Le Pape lui ouvrit à la fin les portes de la Ville, mais il ne put, par ordre, lui ouvrir celles des Salons et Borghèse se trouva si mal accueilli qu'il vint s'établir à Florence.

 

Cette ignominie n'était point pour Pauline. Elle avait à coup sûr une mobilité dans les desseins très surprenante ; mais elle se trouvait constamment pareille en sa tendresse fraternelle. Elle n'a demandé conseil qu'à son cœur, et, dès qu'elle a connu les événements de Fontainebleau, elle a pris son parti. Bacciochi, lui ayant écrit de Marseille pour lui proposer de l'accompagner jusqu'à Rome, elle lui a répondu le 21 avril : L'Empereur devant passer par ici, je veux le voir, lui offrir mes consolations, et, s'il accepte que je le suive, je ne le quitterai plus. S'il me refuse, j'irai à Naples, près du roi de Naples. Je n'ai pas aimé l'Empereur comme souverain ; je l'ai aimé comme mon frère et je lui resterai fidèle jusqu'à la mort.

Elle doit pourtant prendre ses dispositions, car elle n'est guère argentée ; il lui faut payer sa maison d'honneur, donner au moins à sa clame, Mme de Cavour, les moyens de gagner Turin. Elle ne compte nullement sur la rente de 3oo.000 francs stipulée par le traité de Fontainebleau, non parce qu'elle trouverait honteux de la recevoir, car il lui suffit que l'Empereur l'ait stipulé pour qu'elle le trouve bon, mais elle n'a point confiance à qui doit payer. Le 23, dès que les communications sont ouvertes avec Paris, elle envoie à son intendant l'ordre de remettre à Mlle de Quincy, si elle vient la rejoindre, son collier de diamants, ses autres bijoux, ses dentelles, ses schalls, les menus bibelots dont elle a l'habitude et tout l'argent comptant qu'il y aura dans la caisse. Cela va à peu de chose, mais par bonheur il y a les pierreries ; c'était une folie, mais n'était-ce pas aussi un placement ?

Que ce fût pour attendre et protéger le passage de l'Empereur ou pour former la liaison entre l'armée de Lyon et l'armée hispano-anglaise, deux escadrons de hussards autrichiens du régiment Lichtenstein bivouaquaient autour du Bouillidou ; un détachement d'infanterie occupait le Luc ; mais cela ne faisait point de la société pour Son Altesse Impériale. Ayant appris que plusieurs cardinaux allaient traverser le Luc se rendant en Italie, elle mit à la maison de poste un de ses gens chargé de demander à ces voyageurs de la venir voir. Le premier qui se présenta fut Pacca, lequel fit répondre qu'il n'avait jamais rencontré à Rome la princesse Borghèse et qu'il n'était point connu d'elle. Parti du Luc, à environ une lieue de route, il vit un casino de campagne, situé dans une jolie position et qu'entouraient des troupes ; il s'imagina que la princesse y demeurait, en quoi il ne se trompait point, et il réfléchit qu'il avait commis un acte de dureté et de discourtoisie en refusant de plaire, par une courte visite, à une daine malade, et dans ce moment malheureuse, à laquelle ce refus avait dû être si sensible, par contraste avec la conduite qu'avaient tenue à Rome, vis-à-vis d'elle, divers cardinaux, lorsqu'elle était venue épouse du prince Borghèse et sœur du Premier Consul. Ces scrupules — ou ces remords — déterminèrent le cardinal Fuca à descendre de voiture, à traverser la ligne des troupes et à s'annoncer aux gens de la princesse qui ne dissimulèrent pas leur surprise : Je trouvai, dit-il, la princesse abattue, décharnée et d'une pâleur presque mortelle, à ce point que si une clame de cour ne me l'eût indiquée, je n'aurais pu penser que c'était là cette Pauline Bonaparte dont les journaux français avaient tant vanté les grâces et les charmes. Elle était pourtant désinvolte et vivace et elle me parla avec douleur, mais avec beaucoup de présence d'esprit de la funeste catastrophe de son frère. Elle me dit qu'elle espérait venir promptement en Italie, attendant au port de Nice une frégate envoyée par le roi Murat. Apprenant que, dans peu de jours, je comptais être à Rome, elle me dit que j'y trouverais son oncle Fesch et sa mère auxquels elle me priait de donner de ses nouvelles. Ensuite le cardinal prit congé ; mais si brève qu'elle eût été, cette visite avait singulièrement ému Pauline. Elle en garda une reconnaissance extrême, la racontant comme un trait presque héroïque ; elle s'en souvint si bien que dix ans plus tard, quoiqu'elle n'eût point, qu'on sache, revu le Cardinal, elle lui laissa, par son testament, une pendule et deux candélabres qu'il choisirait dans sa villa de Rome.

 

Le lendemain 26, entre 3 et 4 heures, l'Empereur arrive au Bouillidou. Il porte encore cet uniforme étranger qu'il a dit revêtir pour se soustraire aux violences de la plèbe. Pauline saisit les mains de son frère qu'elle baise et qu'elle baigne de larmes. Elle s'enferme avec lui dans son appartement où tous deux restent jusqu'à huit heures du soir. Alors, pour faire place à son frère et à sa suite, en même temps pour se rapprocher de Fréjus où elle doit s'embarquer, elle quitte le Bouillidou, après avoir reçu les hommages des commissaires étrangers, et elle se rend au Rayol, près du Muy, propriété d'un M. Savournin. C'était un fidèle : Apprenant que l'Empereur cherchait un secrétaire, il mit à sa disposition son propre fils. Napoléon avait déjà commencé à travailler avec M. Rathery, secrétaire du grand maréchal, et ce fut auprès de Bertrand que fut employé le jeune Savournin.

Le lendemain, écrivant de Fréjus à Marie-Louise, Napoléon, craignant que sa jalousie ne s'éveillât, eut soin de ne lui annoncer que sous une forme dubitative le projet qu'avait formé sa sœur de le joindre à l'île d'Elbe. La princesse Pauline, écrivit-il, qui va dans un château à deux lieues d'ici, veut absolument venir à l'île d'Elbe pour me tenir compagnie, mais elle est si malade que je pense qu'elle ne pourra faire le trajet. Or, pour s'assurer qu'elle l'y suivrait, il fit, aussitôt son arrivée à Fréjus ; remettre par Bertrand au colonel Campbell une note où se trouvait cette phrase : La princesse Pauline, sœur de l'Empereur, désire venir à l'île d'Elbe, mais comme elle est incommodée, elle ne peut partir de Fréjus que dans cinq ou six jours. Sa Majesté désirerait qu'une frégate anglaise pût la prendre et la conduisit dans l'île. Au moins était-il assuré de trouver dans son exil une affection désintéressée et tendre : c'était la première qui s'offrit ; ce fut la seule.

Cette nuit au Bouillidou, hors des insultes de cette populace de Provence, apporta a l'Empereur une accalmie nécessaire. Toutefois il dormit peu : il en passa une partie à lire les journaux et les brochures qu'on s'était procurés à Lyon. Vers les trois heures, arriva le préfet du Var, le chevalier Le Roy. Je m'empressai, écrit-il le 28 avril au ministre de l'Intérieur, de me rendre au Luc pour y concerter avec les personnes de la suite de Napoléon et avec MM. les commissaires des puissances alliées, toutes les mesures d'ordre et de service. Au départ, à quatre heures du matin, selon le désir des commissaires, il suivit le cortège jusqu'à Fréjus. La foule, écrit-il, a été considérable partout sur le passage de l'ex-empereur, mais la tranquillité et la décence n'ont reçu nulle part d'atteinte. M. Le Roy, ancien officier, ancien tribun, nettement dévoué à l'Empereur, eut avec lui deux entretiens, lui offrit son cheval de selle parce que l'Empereur craignait que les équipages se fissent attendre, et lui montra en toute occasion la plus respectueuse déférence. Après l'avoir accompagné jusqu'à Fréjus et avoir constaté que les navires de transport y étaient arrivés, il prit congé et regagna Draguignan.

Suivant le désir qu'avait exprimé l'Empereur, le colonel Campbell avait amené de Marseille la frégate The Undaunted, capitaine Usher. Mais en même temps que l'anglaise, arrivait en rade la frégate française la Dryade, accompagnée du brick l'Inconstant et d'un transport armé en hâte à Saint-Tropez : cette division était sous les ordres du capitaine de vaisseau Peytres de Moncabrié : selon les instructions que le commandant avait reçues, il devait embarquer l'Empereur sur le brick que la frégate convoierait. Cette disposition était inconvenante mais la difficulté eût pu être levée par la bonne volonté de M. de Moncabrié si l'Empereur n'avait eu pris des engagements avec Campbell. Il dit à M. de Moncabrié que bien certainement il aurait préféré passer dans la cale d'une tartane française plutôt que dans un vaisseau à trois ponts anglais, mais qu'il ne pouvait donner contre-ordre sans de graves inconvénients. Les navires français levèrent l'ancre le 28 à huit heures du soir, l'Empereur, escorté jusqu'au port de Saint-Raphan par un détachement autrichien, s'embarqua sur l'Undaunted où il fut reçu avec les honneurs militaires et salué de vingt et un coups de canon.

La traversée fut assez contrariée : Enfin le 3 mai à 2 heures la frégate mit en panne à portée de Porto-Ferrajo, où le 4 l'Empereur fit son entrée.

***

Elisa se trouvait à Montpellier lors de la catastrophe du à avril. En quittant Turin le 19 mars, elle avait eu quelque idée de continuer sur Paris ; mais, à Chambéry, elle avait appris l'occupation de Lyon par les Autrichiens et elle s'était dirigée sur Grenoble d'où, par Valence, elle était venue le 23 à Montpellier. Elle comptait y prendre la route de Toulouse et de Limoges, mais le mouvement rétrograde du duc de Dalmatie l'avait encore arrêtée et l'état de sa santé ne lui avait point permis de suivre son oncle Fesch qui, l'ayant vue au passage, avait ensuite gagné Clermont par les montagnes. Le prince Félix, qu'elle a trouvé à Gênes, l'a accompagnée. Il a cru que pour le moment sa place était à côté d'elle. C'est pourquoi ce général de division commandant en chef a abandonné ses troupes au moment où elles allaient avoir affaire aux Anglais ; mais le prince Félix était ainsi fait que son devoir — conjugal — constamment des lieux où l'on donnait et l'on recevait des coups. Il n'en désire pas moins faire agréer ses services à l'Empereur et il a envoyé à cet effet un de ses aides de camp au ministre de la Guerre pour solliciter de nouveau des ordres qui lui permettent de donner de nouvelles preuves de son dévouement à Sa Majesté dans quelque grade qu'on juge à propos de l'employer. — Que ne restait-il à Gênes ?

La grande-duchesse s'est établie dans la banlieue de Montpellier, au château de la Piscine, qu'elle a loué moyennant 3o francs par jour. C'est là qu'elle apprend l'abdication, le traité de Fontainebleau, le soit qui lui est fait : 300.000 francs, quelle misère ! Voilà donc cette catastrophe affreuse arrivée, écrit-elle le 15 au duc d'Otrante, qui venait de la quitter car, en revenant d'Italie, il avait passé du 28 au 30 mars avec elle. Tout est perdu, je me décide à partir pour Naples. Je ne résiderai jamais à l'ile d'Elbe. Je veux me fixer à Rome, si le Gouvernement français n'y voit pas d'obstacle et si le Pape le veut. Et elle ajoute : Travaillez pour moi auprès du prince de Bénévent. Nous sommes proscrits. Tout le monde nous accable ! En effet, le maire de Montpellier la fait prévenir des dispositions de la populace prête à se porter sur la Piscine. Un ami dévoué qu'elle a gardé des anciens jours prépare et détermine son départ, lui procure une chaise de poste, reçoit en dépôt ses effets les plus précieux. Le 16, elle part déguisée et sans suite pour Marseille où elle est le 18 et d'où elle compte se rendre à Naples, au moins pour le temps de ses couches. Elle n'a point encore perdu tout espoir d'obtenir de la part des Alliés un dédommagement que doit lui mériter sa conduite en Toscane et qu'on lui a laissé entrevoir comme son salaire : Lucques ou Piombino. De même que tout à l'heure elle disait à Fouché : Travaillez pour moi, à présent elle s'adresse tout droit à Talleyrand. Ce sont ces deux hommes, les plus forts du Gouvernement, les seuls forts même, qu'elle se ménagea durant tout le règne, avec lesquels elle s'établit en liaison intime, et qu'elle soutint constamment, même dans les moments de leur disgrâce. Talleyrand en échange lui doit bien Lucques. C'est un petit pays, dont les revenus sont modiques, car l'Empereur ne lui a jamais demandé ni un homme ni un écu. Vous me connaissez, dit-elle, et savez qu'avec quelques moyens, ma philosophie et mon peu d'ambition ont été par tous mes amis regardés comme mon plus grand défaut... Je me regarderais comme trop heureuse si je pouvais finir ma vie dans ce pays-là J'ignore le sort qu'on destine à ma malheureuse famille, mais, dans tous les cas, j'ai besoin pour mon existence de mon indépendance. On n'a rien à redouter de mon influence et, si je jette un regard sur le passé, ce ne sera que pour gémir sur le sort de mon infortunée mère, de mes frères et de mes sœurs et non pas sur moi. Et elle termine par ces mots : Si les événements n'ont pas chassé de votre cœur notre ancienne amitié, tâchez de me faire jouir d'un sort indépendant.

En attendant, au lieu d'aller à Naples comme elle en a parlé, elle se détermine pour Bologne, où elle pourra, dans lés terres qu'elle possède aux environs, attendre le passage du grand-duc de Toscane auquel elle a des réclamations à présenter, et d'où elle ira facilement à nome si le Pape consent à la recevoir. Elle arrive à Bologne dans la nuit du 26 au 27, accompagnée seulement, outre le prince Félix, du jeune Lucchesini qui a décidément remplacé l'inévitable Cenami, d'une femme de chambre et d'un domestique. Le lendemain 27, le prince Félix, redevenu Félix Baciocchi, envoie au sénat français la déclaration que, comme sénateur et comme général de division, il adhère à la déchéance de Napoléon et à la constitution proclamée par le Sénat ; et il y joint le serinent que, en sa qualité de sénateur, il prête à la Constitution que vient de voter le Sénat.

Ce dernier trait achève le personnage : mais Baciocchi n'est point seul de la famille à prétendre conserver son siège au sénat royal.

***

Lucien lui aussi donne sa mesure : il a eu d'abord à prendre ses précautions vis-à-vis du Pape son protecteur, et il n'y a pas manqué. Le 11 avril, le jour même où fut signé le Traité de Fontainebleau, il a écrit à Pie VII : Permettez-moi, Très Saint Père, que du fond de mon cœur, je félicite avec Votre Sainteté pour son heureuse quoique trop tardive délivrance pour laquelle nous n'avons jamais cessé de faire les vœux les plus ardents depuis le jour où la persécution nous a privés d'un asile dont nous nous réjouissions sous votre protection paternelle. Quoique si injustement persécuté par l'empereur Napoléon, je ne puis être indifférent au châtiment qui l'a frappé. Voici, depuis dix ans, le seul moment dans lequel je me sens encore son frère. Je lui pardonne, j'ai pitié de lui et je fais des vœux pour qu'il rentre à la-fin dans le sein de l'Église et acquière des droits à l'indulgence du Père des Miséricordes et aux prières de son Vicaire.

Peut-être pense-t-il se rendre agréable au Souverain Pontife en employant de telles formules. N'a-t-il point à lui demander un asile qu'il ne doute point au reste qu'on ne lui accorde : Sur le point, dit-il, de partir de cette heureuse Angleterre où j'ai soutenu une longue prison, mais douce et honorée, je prie Votre Sainteté d'accorder à moi, à ma femme et à mes fils, ses bénédictions, en attendant que nous puissions les recevoir en personne prosternés à vos pieds.

Mais ici est-il pleinement sincère, n'a-t-il vraiment d'autre objet que d'arriver à Rome et de s'y' établir définitivement ? Ne trouve-t-on pas l'expression bien plus franche de sa pensée dans cette lettre du 26 avril au prince d'Essling, qu'il charge son inséparable Chatillon de porter à Paris : Mon cher Masséna, voilà donc le drame terminé ! Tant de gloire perdue ! Bon Dieu ! que de souvenirs et de regrets !

Dans cette catastrophe, moi, persécuté depuis dix ans pour les plus honorables motifs, dois-je l'être encore aujourd'hui ? N'y a-t-il plus de patrie pour moi ? Je vous écris à cœur ouvert et je vous prie de me répondre un mot à Rome, où je vais embrasser ma mère.

Suis-je encore considéré comme sénateur à Paris ? C'est à vous que je m'adresse comme à un ami... De quelque manière que les choses tournent pour moi, la paix honorable et la monarchie tempérée sont les vrais biens de la France et j'en jouirai de loin ou de près.

Voilà ce que dit à Masséna son affectionné serviteur Lucien Bonaparte, voilà ce que Chatillon va demander à Talleyrand. L'autorisation de traverser le territoire français pour gagner Rome est le prétexte ; le fond c'est la prétention de siéger au Sénat Royal et de prendre part au gouvernement dans une monarchie tempérée. Que de chemin depuis Marathon ! Chatillon est encore chargé de traiter avec Didot pour l'impression du Charlemagne et il restera à Paris pour la surveiller.

Chatillon voit d'abord Talleyrand et lui expose comme une histoire nouvelle, les luttes de son maître, ses malheurs, ses travaux, ses idées politiques et sa ferme intention de jouer un rôle. Talleyrand, très nettement, oppose à toutes ces prétentions une fin de non-recevoir, et il n'accorde même pas le passeport. Mais, de celui-ci, Lucien se passera. Le Père Maurice, qui, comme on sait, joue près de lui le factotum, a obtenu de lord Castlereagh un passeport pour lui, un secrétaire et un courrier. Lucien sera le secrétaire. Laissant donc à Thorngrove Mme Lucien, laquelle aspire à faire son entrée dans la vie Anglaise, il traverse Paris dans un demi-incognito, car il laisse trace de son passage dans les journaux. On annonce qu'il retournera en Angleterre au mois de septembre prochain pour y prendre sa famille qu'il conduira en Italie où il se propose de fixer sa résidence et, en même temps, un article communiqué apprend aux lecteurs du Journal des Débats que Monsieur Lucien Bonaparte a fait un poème intitulé Charlemagne en vingt-quatre chants. M. Charles de Chatillon a composé les vingt-quatre dessins sous les yeux du poète. Les plus habiles graveurs de l'Europe sont occupés des vingt-deux planches qui doivent compléter l'ouvrage. Deux planches sont totalement terminées par M. Heath, un des plus habiles graveurs de Londres. Le texte sera imprimé par M. Pierre Didot, dans le même format et le même caractère que ceux du Racine grand in-folio.

Ce n'est pas trop — est-ce même assez pour une telle œuvre que, par l'impression, le format, les gravures, elle soit mise en pendant du divin Racine et qu'elle lui soit égalée, au moins par le luxe de la présentation. Après avoir ainsi affirmé ses ambitions poétiques, Lucien n'a plus qu'à se hâter vers Rome où il arrive sans encombre le 27 mai. Le soir même, il est reçu en audience privée par Pie VII rentré depuis trois jours dans sa capitale et il tient à éterniser ce souvenir en datant de mai 1814 la dédicace qu'il lui fait de son poème. La Providence, après quatre années de captivité, nie ramène aux pieds de Votre Sainteté. Pendant ces années d'épreuve, j'ai achevé le long poème dont vous avez daigné accueillir les premiers chants avec tant de bienveillance. Je puis donc aujourd'hui déposer encore cet ouvrage au pied du Trône pontifical...

***

Vers cette maternelle Italie, patrie de leurs ancêtres, les Bonaparte se trouvent donc ramenés la plupart par ce grand coup de vent du destin. A présent voici Napoléon roi à l'île d'Elbe, son fils prince à Parme, sa mère, son oncle, un de ses frères simples particuliers à Rome, une de ses sœurs aspirante souveraine à Bologne : sur le trône de Naples, Murat est-encore assis, et Eugène vient à peine de perdre, dans des conditions encore inexpliquées, la vice-royauté dont l'avait pourvu son beau-père. Toute l'Italie frémit donc des Napoléonides et il n'est qu'eux des Alpes au phare de Messine. C'est grâce à eux qu'elle a retrouvé une vie politique, militaire et littéraire, une vie artistique et une vie sociale. Mais tant de gens ne l'avaient pas compris et se sont trouvés prêts à abandonner et à trahir leur propre cause ; tant d'autres, pour de mesquines ambitions personnelles, ont abandonné les larges voies qui seules pouvaient mener au salut ; tant se sont jetés dans de pitoyables querelles où devaient s'effriter tous les éléments de résistance ; et l'Autriche attentive aux fautes de ses adversaires, intervenant habilement entre eux, flattant alternativement l'ambition de l'un ou de l'autre, préparait savamment l'éclosion d'un parti qui, devant les excès d'une populace vraisemblablement stipendiée, devait réclamer son joui comme un bienfait.

Par un prodige de son habileté, l'Autriche sans risquer dans d'inutiles batailles le prestige de son armée, était parvenue, en opposant l'un à l'autre les deux Français, Murat et Eugène, et en les tournant tous deux contre l'Empereur, à chasser d'Italie une armée qu'elle n'avait point vaincue et qui avait battu l'armée autrichienne en tontes les rencontres, à reprendre sans coup férir la Haute-Italie tout entière et sauf qu'elle avait dû momentanément tolérer à Naples Murat qui ne l'y gênait point, elle avait établi son autorité sur la péninsule bien plus solidement qu'en 1789 et elle allait y disposer des territoires sans avoir, comme jadis, à les disputer à l'influence française et aux prétentions héréditaires de la Maison de Bourbon.

La nouvelle de l'occupation de Paris avait, comme on a vu, mis fin aux pourparlers engagés entre Murat et Eugène. Murat avait compris qu'il n'avait plus rien désormais à ménager du côté de la France et qu'il devait, avant que fût publique la nouvelle dont, pour le moment, il avait seul le secret, donner des gages aux Alliés s'il voulait que l'Autriche tint avec lui une partie au moins des engagements qu'elle avait pris. Le 10 avril, il porte son quartier général à Parme ; le 12 il concentre son armée ; le 13, ayant joint à la division Nagent trois bataillons et un escadron de chevau-légers, il commence activement les opérations sur le Taro dont il force le passage, malgré la résistance des généraux Maucune, van Dedem et Rambourg. Le 14, il pousse son avant-garde sur la Stara, perd quelques centaines d'hommes, fait tuer environ trois cent cinquante Français, mais mérite de l'Autrichien Nier ce certificat : Le roi de Naples a dirigé en personne les opérations. Les généraux Balachoff et Thuyl ont été témoins de la conduite et de l'activité du roi.

Pourtant Balachoff se méfie : si Murat avait marché deux jours plus tôt, il aurait signé un traité au nom de la Russie ; mais cette attaque si brusque ne lui parait pas claire : Il croit sage et rationnel d'attendre la tournure que prendront les affaires de France. Pour fléchir la Russie, Murat n'a que l'Autriche près de laquelle il se rend aussi empressé, aussi platement obséquieux qu'il était jadis vis-à-vis de l'Empereur, acceptant d'un air de gratitude et de joie la nomination du prince Rospigliosi chargé de prendre possession de la Toscane, Sa Toscane, au nom du grand-duc autrichien, se prodiguant à l'attaque de Plaisance par la division Nugent où il marche en volontaire avec l'avant-garde, à San Lazzaro.

Si on allait ne pas vouloir de lui ! Si on allait lui appliquer la déclaration des puissances alliées du 31 mars où il est dit qu'on ne traitera plus avec Napoléon Bonaparte, ni aucun membre de sa famille. Il s'efforce, pour renier son maitre, à trouver quelque serment plus redoutable ou quelque déclaration plus convaincante ; mais qu'est-il de plus fort que d'avoir massacré quelques centaines de Français ? Pour se remettre de l'émotion que lui a causée le document, il en relit le texte avec attention, il en discute le contenu avec Mier : Il se persuade que cet article ne peut pas le concerner, étant partie intégrante de la Coalition et s'étant battu pour sa cause.

Ce qui le frappe, ce qui l'émeut, au point qu'il en pleure, ce n'est pas l'infortune de Napoléon : Napoléon n'ayant voulu se prêter à aucun arrangement raisonnable, s'obstinant à continuer une guerre qui fait le malheur de la France, son ambition effrénée ne laissant pas espérer une paix durable tant qu'il serait à la tête de la nation française, il n'est que trop juste, dit-il à Mier, qu'il soit rayé de la liste des souverains, enfermé et réduit à ne plus être en état de faire les malheurs du monde entier, mais les Bourbons ! Pourquoi les Bourbons ? C'est la guerre civile qu'ils amèneront ; et il pleure en parlant du danger auquel pourront être exposés ses parents à lui, si jamais ils tombaient entre les mains des partisans de Napoléon qui se vengeraient sur eux du parti qu'il a embrassé en faveur des alliés. De fait, il n'est pas si bon frère, oncle ou cousin qu'il pleure sur ses parents, et c'est sur lui-même qu'il pleure. Les Bourbons lui seront des ennemis irréconciliables qui ne reculeront devant aucun moyen pour le renverser. La régence de l'Impératrice lui-eût bien mieux convenu : Avec son ami le duc d'Otrante, il en eût tiré bon parti, son ami le prince de Bénévent lui eût conservé ses faveurs. Toute la France y applaudirait — et lui aussi.

Il n'a plus le moyen de donner des preuves efficaces de sa bonne volonté contre les Français : la convention militaire passée le 16 avril à Schiarino-Rizzino entre le représentant du prince Eugène et celui du maréchal de Bellegarde a mis fin aux hostilités entre Autrichiens et Franco-Italiens. Plus de beaux coups de sabre à donner, plus de plans de campagne à exposer ; le prestige disparaît par quoi, depuis tantôt une année, il tient les Autrichiens en haleine, qu'il s'est fait payer d'un royaume et que, s'il avait su s'y prendre et qu'il eût joué franc-jeu ; on lui, eût acheté de la moitié de l'Italie.. Mais cette misérable campagne, où il a montré ce que vaut sa misérable armée, a tout dissipé. On avait cru à une armée napoléonienne, commandée par un lieutenant, un émule, un rival de Napoléon, on a trouvé une armée napolitaine commandée par un colonel de cavalerie. Les égards qu'on lui témoignait disparaissent. Il le sent et, quelque rampant qu'il soit devant les Autrichiens, il se rend à l'égard des Anglais — et de celui des Anglais qui s'est montré entre tous le plus violent et le plus dur — d'une platitude telle qu'on se réjouit qu'il ait renié là France et qu'il n'ait plus rien de français.

Lord William Bentinck, avec une escadre, deux divisions anglo-siciliennes et ses régiments italiens où il a réuni tous les bandits de la Péninsule, vient, après vingt jours de campagne, de triompher de 2.500 conscrits français à demi nus, sachant à peine charger leurs fusils, abandonnés, sinon trahis, par leurs chefs, les généraux de division commandant les 27e, 28e et 29e divisions militaires : Leurs Altesses Impériales le prince Borghèse et le prince Félix. Pourtant ces petits soldats ont tenu tête aux Anglo-Siciliens, le 7, en avant de Chiavari, le 12 au Monte-Faccio, le 13, le 14, le 15 et le 17 derrière la Sturla et ils n'ont cédé Gênes le 20 que sur les coups de fusil que leur tiraient dans le dos les émeutiers aux gages des Anglais. Encore, a-t-on dû accorder à la garnison les honneurs de la guerre. Et c'est à lord Bentinck que, le 23, le roi, après des compliments sur sa victoire, écrit ceci : Vous avez bien voulu accepter à Reggio une épée. Celle que j'attendais n'étant pas arrivée, je m'empresse de vous envoyer la mienne. Recevez la, Mylord, comme un gage de mon estime et du cas particulier que je fais de vous. S'il en était autrement, si je n'étais pas pénétré des sentiments que j'ai eu l'honneur de vous exprimer, croyez-moi, Mylord, je suis trop fier et trop indépendant pour vous tenir un langage qui ne serait pas celui de mon cœur... Je désire être l'ami sincère, l'allié sûr de l'Angleterre. Je crois sans orgueil que je suis la personne qui lui convient le mieux à la tête de la nation napolitaine. Je veux être surtout votre ami, Mylord ; je crois avoir des droits à l'estime de tous les militaires ; j'en veux avoir à la vôtre.

Fortement repris par son gouvernement lorsque, récemment, il avait émis la prétention de ne point tolérer Murat en Toscane, rappelé à la politesse et invité à quelques égards, Bentinck accepta l'épée et remercia poliment, mais il se soulagea en écrivant à Castlereagh : C'est une sévère violence à mes sentiments que d'encourir le moindre degré d'obligation vis-à-vis d'un personnage que je méprise aussi entièrement ; mais, ayant jusqu'ici adopté, au mieux de mon humble jugement, une ligne de conduite concernant ce personnage que Votre Seigneurie n'a pas approuvée, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de ne manifester aucune apparence d'un esprit d'animosité. Seulement, il demanda à déposer entre les mains du Prince régent, à titre de curiosité, le présent qu'il avait dû accepter pour le mieux servir.

Tel est donc le résultat de ses avances et de sa diplomatie : malgré sa marche sur Plaisance et les actions qui en furent la suite, par quoi doivent être levés, comme il l'écrit à Bentinck, tous les doutes qu'on eût pu conserver sur ses sentiments, il n'a convaincu ni la Russie, ni l'Angleterre : nulle des deux n'a adhéré au traité autrichien. Les Autrichiens ne renient point encore leur signature, mais ils portent leur allié sur les épaules et n'aspirent qu'à se-débarrasser de lui. Tant pis s'il ne comprend pas à demi-mot, il s'attirera des injonctions fort nettes. Le 25 avril, Bellegarde écrit au général-major Eckhart d'inviter le roi de Naples, auquel le comte Mier a déjà dû parler dans ce sens, à rentrer dans ses États avec ses troupes. On lui a retiré la division Nugent ; certains de ses officiers cabalent et peuvent risquer un coup. N'a-t-il pas à craindre, étant donnés les événements, d'être enlevé au milieu de son armée par les Autrichiens ou même par des Napolitains ? En tout cas, il n'a plus rien à faire à Bologne, et, le 29, à 4 heures du matin, après avoir donné l'ordre à tous les fonctionnaires napolitains employés en Toscane de rentrer immédiatement dans le royaume, il part pour Césène où il fait une visite de courtoisie au Pape ; il passe à Ancône, et, le 2 mai il rentre à Naples, — et c'est comme s'il venait de triompher de la France, en voiture découverte, ayant avec lui la reine et le prince Achille, au milieu des acclamations enthousiastes de ses peuples...

***

Si les Autrichiens avaient été si pressés de rendre à ses sujets le roi Joachim (Napoléon est supprimé), c'est que les événements qui venaient de se produire à Milan leur faisaient désirer qu'il disparût le plus tôt possible de l'Italie centrale où il s'éternisait et qu'il les laissât disposer à leur gré de l'Italie septentrionale d'où ils avaient trouvé les moyens d'écarter Eugène et où les intrigues engagées par le roi pouvaient devenir sinon dangereuses au moins gênantes. Murat n'avait point été sans les servir pour supprimer Eugène et, à présent, tout simplement, ils le poussaient dehors : mais l'histoire d'Eugène est instructive.

Vivement agité par les dernières nouvelles de France et leur influence, le vice-roi avait pris le 8 avril le parti d'expédier à l'Empereur son aide de camp de confiance, le général Gifflenga. La mission dont il l'avait chargé était verbale : put-elle être remplie, on ne sait ; en tous cas, elle fut sans objet, le drame était accompli. Qu'Eugène- n'eût point connaissance du dénouement, alors que Murat en était instruit, c'est de quoi étonner : au moins savait-il l'occupation de Paris, et étaient-ce là les dernières nouvelles de France qu'il eût reçues. Il ne pouvait d'ailleurs douter de l'écroulement définitif de la puissance impériale lorsque Murat prononçait sa marche contre les troupes françaises et se disposait à les attaquer : c'était le coup suprême au lion déchu.

Le 11, Neipperg qui est toujours au camp autrichien fait connaître officiellement la prise de Paris au général Vignolle, chef d'État-major du vice-roi : un armistice tacite est établi entre l'armée d'Eugène et l'armée de Bellegarde ; seul, Murat, dans sa tardive impatience de donner des gages aux coalisés, sacrifie quelques Napolitains, bien plus d'Autrichiens, de la division Nagent qu'il commande et de Français qu'il combat.

Le 15, aux avant-postes de l'armée franco-itatienne, se présente, accompagné du comte Neipperg, le général von Watenberg, aide de camp du roi de Bavière. Il est porteur d'une lettre, en date du 11, où le roi, après avoir donné des louanges à la loyauté de la conduite d'Eugène qui l'a rendu fier d'avoir un tel fils, lui annonce que tout a changé de face et qu'il peut quitter la partie sans se déshonorer. Vous le devez, dit-il, à votre femme et à vos enfants. Il raconte brièvement la défection de Marmont et l'abdication conditionnelle de Napoléon et il conclut : Les Alliés vous veulent du bien, mon cher Eugène, profitez de leur bonne volonté et songez à votre famille, une plus longue retenue serait impardonnable.

Aussitôt Eugène a pris son parti : Il n'a reçu de France aucun ordre : ni de l'Empereur auquel il doit obéissance et fidélité jusqu'à ce qu'il ait été par lui-même relevé de son serment, ni du ministre de la Guerre et du major général auxquels le subordonne la hiérarchie militaire. Il n'a reçu avis que par le roi de Bavière — son beau-père, mais un des membres de la Coalition — de l'abdication conditionnelle de l'Empereur. D'ailleurs quels droits, cette abdication ouvrirait-elle pour lui ? Sans doute Napoléon lui a conféré certains pouvoirs en vue d'une entente avec Murat, mais ils ne sont ni authentiques ni formels, ils sont applicables à un cas donné et défaillent, le cas défaillant.

Mais le vice-roi entend, comme l'a dit le roi de Bavière, profiter de la bonne volonté des Alliés. De lui-même, et sans avoir reçu de France aucun pouvoir, il charge le 16 avril les généraux Dode et Zucchi de conclure, avec le comte Neipperg, représentant du maréchal de Bellegarde, une convention dont il paraît impossible qu'il n'ait point posé les bases dans des conférences préalables avec le négociateur autrichien. Car on y tombe tout de suite d'accord, sans discussion, sur des points d'une importance capitale. Livrer aux Autrichiens les places d'Osopo, Palmanuova, Venise et Legnano, avec les forts en dépendant, c'est-à-dire toutes les défenses encore intactes et même point attaquées de cette partie du royaume cédée par l'Autriche au traité de Presbourg, c'est de la part d'Eugène, annoncer qu'il n'élèvera aucune prétention au delà de l'Adige et le présent, en fortifications, armement, vivres, approvisionnements de toute espèce est de telle importance qu'il doit compter qu'on lui en saura gré. Par les autres articles, les troupes italiennes commandées par le vice-roi continueront à tenir la partie du royaume et les places non encore occupées par les puissances alliées ; les troupes françaises évacueront le royaume, regagneront la France et l'armistice conclu entre elles et les Alliés durera huit jours après qu'elles auront dépassé les territoires occupés en France par les troupes alliées. Une députation du royaume d'Italie aura la liberté de se rendre au quartier général des Alliés et, dans le cas où la réponse qu'elle aurait obtenue ne serait pas de nature à tout concilier, les hostilités ne pourraient cependant recommencer entre les troupes alliées et celles du royaume d'Italie que quinze jours après le retour des députés chargés des déterminations des puissances alliées.

Telle était cette convention de Schiarino-Rizzino, par laquelle Eugène se tenant assuré, d'après son beau-père, de la bonne volonté des Alliés, s'engageait et se livrait sans aucune garantie, tant il était certain du résultat. Il ne semblait même pas qu'on pût le discuter. Sans avoir l'idée de se rendre personnellement à Milan, il écrivait d'un ton désinvolte au duc de Lodi qu'il eût à convoquer le Sénat pour former la députation. Sans attendre ce que dirait ce Sénat, il acceptait les hommages de l'armée qui élisait les généraux Fontanelli et Bertoletti avec mandat d'aller demander aux puissances alliées que l'indépendance de la patrie fin reconnue et que la couronne fût déférée au prince Eugène. Le 17, dans la proclamation qu'il adressait aux soldats français, il s'excusait de ne pouvoir les ramener dans leurs foyers, et leur annonçait que, en se séparant d'eux, d'autres devoirs lui restaient à remplir. Un peuple bon, généreux et fidèle réclame, disait-il, le reste d'une existence qui lui est consacrée depuis près de dix ans. Je ne prétends plus disposer de moi-même, tant que je pourrai m'occuper de son bonheur qui a été et sera l'ouvrage de toute ma vie. Cela était déclarer qu'il se tenait dès lors pour souverain légitime et qu'il en prenait la qualité.

Hormis la lettre qu'il avait écrite à Melzi, et qu'il lui avait envoyée par Méjan, secrétaire de ses commandements, Eugène n'avait rien fait pour s'assurer le Sénat, tant il était certain du vœu unanime qui allait lui déférer la couronne. C'était déjà trop d'envoyer Méjan, suspect justement de relations avec l'étranger, vénal et déconsidéré ; de plus singulièrement maladroit et aussi ignorant que son maitre de la formation de partis, nouvelle en effet.

Trois grandes factions se partageaient le monde milanais : italienne, autrichienne et française. L'italienne, muratiste plutôt, malgré les mystères de Maghella, les jactances de Lechi, les proclamations de Carascosa et de Zucchi, malgré le travail des loges et les affiliations des ventes, avait poussé fort peu loin ses conquêtes. Ce parti semblait avoir pour chef, dans le royaume, le général Pino, mécontent de n'avoir pas été payé selon les mérites qu'il s'attribuait et d'avoir été relevé de son commandement pour les fautes inexplicables qu'il avait commises durant la campagne : Eugène, par une impardonnable imprudence, l'avait laissé sans emploi ni destination à Milan, d'où il était en correspondance avec Murat et ses agents, où il avait groupé autour de lui une sorte de coterie militaire d'officiers hors de service, et où il avait trouvé des alliés : sans contredit le comte Luini, chef de la direction générale de la Police, très vraisemblablement Melzi lui-même : Melzi qui menait Pino sous main, jouait de lui à sa guise et se flattait de recouvrer par lui, en 1814, la première place qui lui avait échappé en 1805.

Le parti qu'on appelait français était eh réalité le parti d'Eugène. De Napoléon il n'était plus question et l'on peut se demander si, après tout ce qu'il avait fait pour l'Italie depuis 1796, Napoléon avait jamais eu un parti ; s'il avait jamais été accepté comme souverain par lés Italiens ; s'il avait jamais été considéré par eux autrement que comme un conquérant ; si le fait qu'il avait tiré la nation italienne du sépulcre et qu'il lui avait ordonné de vivre, que par lui seul, dès lors, elle vivait, avait été compris, admis, reconnu par les contemporains : il avait été le conquérant ; puis, il avait été le maitre ; il avait été l'organisateur et, comme tel, avait contrarié clos intérêts, blessé des vanités, choqué des croyances, détruit des traditions. Avec cela, on est admiré, point aimé. Quant aux Français, ils avaient été fats, protecteurs, maladroits, brutaux et bons enfants, ce qui était pour les rendre cinq fois odieux.

Eugène s'était conformé à cette règle au moins jusqu'au montent où on avait imaginé de lui attribuer cette fameuse réplique : Je ne crains ni vos épées, ni vos stylets. Cela ne signifiait rien, n'était ni dans sa façon ni dans son caractère, pour quoi cela avait porté. Il avait pour lui l'armée presque entière et, dans l'administration, ce qui servait le mieux, le plus utilement, ce qui avait conscience de la lourdeur de cette tâche : faire une nation. La plupart de ces fonctionnaires venaient de l'État de Modène ; c'étaient gens d'esprit et d'action, intelligents et déterminés qui ; dès la première campagne du général Bonaparte, s'étaient voués aux idées de la Révolution. Ils constituaient la faction Estense, odieuse aux Milanais.

Aux Modénais, se rattachaient certains Italiens intelligents, peu séduits par le panache de Murat et rebelles aux lumières des- Loges, disposés d'autant mieux en faveur d'Eugène qu'ils se flattaient d'avoir raison de lui. Patriotes sincères, ils se proposaient d'améliorer avec le vice-roi, promu roi, une constitution qui avait à leurs yeux le mérite d'exister, et au contraire de la napolitaine, de fonctionner ; ils prétendaient donner au seul groupement qui méritât encore, dans la Péninsule, de porter le nom de la nation une administration telle que les plus petits États se trouvassent peu à peu portés à la réclamer et, subissant quelque jour la loi d'attraction, fussent amenés à provoquer, demander ou exiger leur réunion. Malheureusement ces patriotes intelligents et lettrés étaient en trop petit nombre, ils étaient trop raisonnables et trop paisibles ; ils dédaignaient trop les moyens qu'employaient leurs adversaires. Et puis, étant partisans de maintenir ce qu'avaient institué les Français, ils participaient à la défaite française : ils étaient les vaincus.

Les Autrichiens étaient les vainqueurs, à la vérité, à Milan comme sur le Mincio par la victoire des autres. Ils n'en étaient pas moins enivrés et arrogants et, pour préparer une restauration intégrale du régime antérieur à 1796, ils étaient prêts à beaucoup de sacrifices — d'argent, s'entend. Les nobles jouaient dans cette faction le rôle principal : ils n'en avaient pas moins sollicité et obtenu du gouvernement napoléonien des honneurs, des sinécures et des places, mais, en croyant les rallier, on n'avait fait que leur donner plus de moyens et de raisons pour trahir.

Aux Autrichiens purs se joignaient ceux qu'un Lombard bien informé appelle les Autrichiens mitigés — lesquels pensaient pouvoir conserver sous un prince de la maison d'Autriche, devenu roi d'Italie, et moyennant l'abandon des forteresses à des garnisons autrichiennes et d'un tribut annuel payé à l'Autriche, un semblant d'indépendance, le code des lois civiles et pénales et une administration particulière.

Enfin, un dernier parti, Italien pur, presque uniquement composé de Milanais, se plaisait à imaginer que rien ne serait plus aisé que d'obtenir l'indépendance du duché de Milan moyennant qu'ils portassent le dernier coup au régime impérial, repoussassent les avances de Murat et tinssent tête aux Autrichiens. A la vérité, ce n'était point par les armes, mais en faisant appel aux sentiments délicats d'honneur, de probité et de générosité de l'empereur d'Autriche et des souverains alliés. L'aristocratie milanaise s'était convaincue que placer un membre d'une maison régnante sur le trône de Milan offusquerait les autres familles souveraines, tandis qu'un prince indigène n'exciterait la jalousie de personne. Par suite, la lice était ouverte, et les Verri, les Confalonieri, les Porro, les Castiglioni — chacun d'eux ne doutant pas que le choix auguste ne tombât sur lui, — s'empressaient à renverser le Gouvernement italo-français. Certains d'entre eux s'étaient mis en relations avec lord Bentinck qui encourageait leurs espérances.

Les sénateurs, sauf quelques exceptions, se rattachaient bien plutôt qu'à la faction française, à celles des Autrichiens mitigés et des Italiens libéraux. Eugène avait parmi eux fort peu de partisans. Convoqués le 17 avril par une lettre du duc Melzi qui, se disant indisposé par la goutte, s'abstenait de paraitre, ils étaient appelés à délibérer sur un projet que, dit-on, Méjan avait apporté. Des décrets en trois articles : députation à l'empereur d'Autriche pour obtenir la suspension des hostilités ; intervention requise de l'empereur d'Autriche pour que l'Italie indépendante fût admise à jouir des bienfaits promis à l'Europe entière ; demande pour l'Italie indépendante du prince Eugène comme souverain.

Dès le début, aux artifices mis en usage pour gagner un temps qui né pouvait sertir qu'aux Autrichiens ; au refus de délibérer en comité secret ; au choix des membres de la commission chargée d'opposer une rédaction du décret à celle proposée par Melzi, on put juger que le prince Eugène était en mauvaise posture. Tel que le proposa cette-commission, le décret n'avait plus la moindre valeur morale. Le Sénat, était-il dit, enverra trois députés aux grandes puissances pour leur présenter ses hommages et les supplier d'arrêter les hostilités, pour leur demander d'accorder à l'Italie son indépendance. Le Sénat saisit avec empressement cette occasion d'offrir au prince Eugène l'assurance de sa parfaite estime et de son dévouement sincère.

Cela avait tout l'air d'un congé.

Nul raisonnement ne put l'aire reconnaitre aux rédacteurs de cette proposition qu'ils achevaient de tuer cette cause de l'indépendance qu'ils prétendaient servir. Le comte Guicciardi qui avait pris le premier rôle, répondit par des arguments tels que de demander si les droits du prince Eugène n'étaient point primés par ceux du Roi de Rome. Il fit rejeter-un amendement proclamant le droit conféré au vice-roi par le 1er et le 4° des Statuts organiques, droit que l'admiration et la reconnaissance de la nation avaient rendu encore plus sacré. Tout ce que purent obtenir les partisans d'Eugène fut que cette assurance de parfaite estime et de dévouement sincère, au lieu d'être directement et uniquement adressée à Eugène, frit d'abord communiquée aux puissances alliées, comme un vœu tacite et discret.

Guicciardi, Castiglioni et Testi furent élus pour composer la députation envoyée aux Souverains alliés.

On pouvait penser que, dès lors, la partie était perdue pour Eugène ; mais à défaut du Sénat qu'il n'avait su ni intimider par sa présence, ni rallier par ses arguments, restaient l'armée qui lui était dévouée, l'administration qui lui restait fidèle, le peuple qui, moyennant la promesse de certaines diminutions d'impôts et de l'abolition de la conscription, pouvait lui revenir d'un élan. Le Sénat même n'était point incapable de se reprendre dès que les meneurs seraient écartés. Il fallait donc, pour avoir raison de ces forces encore intactes et de ces retours possibles, précipiter les évènements et, pour cette besogne, les Muratistes se trouvèrent d'accord avec les Italiens purs comme arec les Autrichiens purs et mitigés. Chasser le Sénat était le premier acte ; les Muratistes appelleraient ensuite Murat, les Autrichiens Bellegarde, ce serait à qui courrait le plus vite, mais jusqu'à l'événement on s'entendit. On réclama la convocation des Collèges électoraux ; on réunit cent cinquante signatures sur une pétition qu'on adressa au podestat de Milan, le comte Durini, lequel la renvoya au président du Sénat. Cela donnait à la révolution tramée par les aristocrates un air libéral et démocratique.

En même temps, le chef du parti autrichien, le comte Gambanara, de concert avec l'avocat Traversi, avait appelé du Novarais, dans la journée du 19, quantité de paysans, brutes sauvages, auxquels en attendant le pillage de la ville qu'il leur avait promis, il allouait six livres par journée qu'ils seraient absents de leurs villages.

Au ministère de la Guerre, un autre conspirateur, le général Bianchi d'Adda, intérimaire, éloignait de Milan, dans la nuit même du 19 au 20, les troupes qui y étaient stationnées et renvoyait au général Pino le secrétaire général du ministère de l'Intérieur venant lui demander d'assurer l'ordre public. Sur quoi, comme à un signal, Pino s'emparait du commandement. Autour du palais du Sénat, les Italiens purs groupaient la foule qui, sous l'impulsion du comte Confalonieri, allait l'envahir, arracher aux sénateurs le rappel des députés et la convocation des Collèges, puis les chasser avec violence et livrer le palais au pillage ; le noble comte Confalonieri se réservait de crever à coups de parapluie le portrait de l'Empereur-Roi et de le précipiter par la fenêtre.

Du simulacre à la réalité de l'assassinat, le pas est vite franchi. Les gens bien nés crèvent les portraits, la plèbe crève les modèles. On cria : Chez Melzi ! Des amis de Melzi mêlés à la foule, crièrent : Chez Prina ! Prina était le ministre des Finances. On se rua chez lui ;-on le saisit dans un grenier où il était caché ; on le jeta par la fenêtre ; un marchand de vins le recueillit à demi mort, le porta dans sa maison ; on commença à jeter des pierres aux fenêtres ; Prina un peu remis, voulut se livrer : il parut à la porte, on s'empara de lui et quatre heures durant, on le trama par les rues, le battant, le poussant, le heurtant aux pierres, le piquant avec la pointe des parapluies. A la fin, il expira.

Ces atrocités s'étaient produites presque sous les yeux du général Pino, dictateur encore latent, quoique investi du commandement des troupes. n'avait rien fait pour les prévenir ; il ne fit rien pour les arrêter ; il ne devait pas même penser à les punir. Enivré des cris de : vive le roi Pino ! que quelques misérables allaient poussant par la ville, il ne pensait plus à son complice le roi Murat et il se demandait pourquoi pas Pino, puisqu'il y avait bien eu Napoléon. N'ayant pas été proclamé par les émeutiers, il éprouva le besoin d'une sorte d'investiture légale et, le 21, il se rallia au podestat Durini qui semblait le chef des Italiens purs. Dans le Gouvernement provisoire, nommé dans la matinée du même jour par le conseil communal, il n'y avait d'ailleurs, pour ainsi dire, que des Autrichiens.

La popularité de Pino avait duré à peine une journée : Dès le 21, elle s'était évanouie, parce qu'il avait eu la prétention de rétablir l'ordre ou tout le moins, d'empêcher les pillages, La garde nationale n'attendit pas ses instructions et se fil brutalement raison de la populace, laquelle en prit Pino pour responsable.

Cependant la convocation des Collèges électoraux portait ses fruits. Bien que, aux termes de la Constitution, ces collèges n'eussent d'autre prérogative que de présenter des candidats pour certaines fonctions strictement définies, ils s'enivrèrent de leur nom, se déclarèrent investis de la souveraineté, confirmèrent la nomination du général Pino, abolirent le Sénat, révoquèrent les pouvoirs des députés, délièrent du serment de fidélité tous les fonctionnaires civils et militaires et se livrèrent à une orgie enfantine de décrets contradictoires et excentriques. Une centaine d'individus sans mandat, qui n'avaient pas l'air de se clouter que l'armée autrichienne fait aux portes, parodiaient ainsi la Constituante française qui fut en elle-même assez folle pour que ses imitatrices dussent être insensées. Cette Constituante milanaise avait d'ailleurs une juste peur de déplaire à qui de droit et, pour annuler les délibérations les plus enthousiastes, il suffisait que quelqu'un fit observer qu'elles pouvaient n'être point du goût des Hautes Puissances Alliées. Il était naturel que, adoptant une telle marche, les Collèges électoraux accablassent d'injures et d'exécrations le prince et le régime déchus.

Eugène avait appris à Mantoue les résultats de la trahison effective de Melzi, et de la séance du Sénat. L'arrivée des comtes Guicciardi et Castigloni, venus pour lui demander les passeports et les sauf-conduits nécessaires à leur voyage ne pouvait lui fi-tisser aucun doute sur les dispositions des Milanais. Il avait en mains la forcé et il avait le droit. Son armée s'assemblait aux cris de Vive le prince Eugène ! Les chefs venaient mettre aux pieds du vice-roi les protestations dévouées de tous leurs soldats... Ils suppliaient qu'on leur permit de marcher sur Milan, s'engageant à ramener sans effusion de sang la population milanaise à de meilleurs sentiments et à la connaissance de ses véritables intérêts ; mais Eugène n'avait jamais été entreprenant, et rompu à une continuelle obéissance, l'énergie et l'initiative lui manquaient lorsqu'il s'agissait de jouer un rôle personnel, mémé lorsqu'il s'était préparé à ce rôle, qu'il l'avait appris et qu'il en avait débité les premières tirades.

L'atavisme Beauharnais remontait en lui et l'emportait sur l'éducation napoléonienne. A l'Armée du Rhin, son père avait eu de ces brusques défaillances, après avoir lui aussi attesté les hommes et les dieux qu'il ne se retirerait pas sans avoir vaincu. En cédant à quelques émeutiers qu'avait enivrés le pillage, à un général dont la trahison ne pouvait étonner, à des Collèges électoraux inexistants qui agitaient sans y croire un fantôme de souveraineté nationale, Eugène perdait le bénéfice de sa longue duplicité, de sa désobéissance à l'Empereur, de ses entretiens suspects avec Murat ; mais il y gagnait, ou du moins il croyait y gagner la bienveillance de l'Autriche. Connaissant, depuis le 19, les termes du Traité de Fontainebleau et cet article VIII par lequel l'Empereur avait stipulé qu'il serait donné au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement convenable hors de France, il n'avait point renoncé à espérer que les Souverains Alliés, auxquels il s'était hâté d'écrire pour leur faire connaître la situation du royaume et solliciter pour le pays leur intérêt et leur direction, accueilleraient favorablement ses lettres. Je sais, écrivait-il à Melzi, que les souverains et en particulier l'empereur de Russie ont déjà exprimé les sentiments les plus obligeants non seulement pour l'État, mais pour ma personne. Il faut penser que la nouvelle des émeutes de Milan et du massacre de Prina eurent sur cette âme étrangement faible de soldat et d'homme d'État une influence telle qu'elle fit d'abord renoncer à toutes ses espérances et qu'elle le porta ensuite à une série d'actes dont le moins qu'on petit en dire est qu'ils furent singulièrement hasardés.

Le 20 Prina a été assassiné. Le 21, Eugène se démet eu faveur de Pino de tonte autorité. Le même jour, il signe un article additionnel à la Convention du t6, portant que le matériel de la marine française et de la marine italienne à Venise sera, ainsi que l'arsenal et tout ce qu'il renferme, remis aux Autrichiens. Il est sans pouvoir pour traiter au nom de la France, et il le sait, puisque dans la lettre qu'il a écrite à Pino, il lui dit : Faites-lui comprendre (au peuple) que malgré la rupture de ses liens politiques avec la France, il est de sou intérêt de ne pas s'aliéner la bienveillance du monarque qui la gouverne et qui est remonté sur son trône de par la volonté de la nation et les succès des armées des Hautes Puissances. Il n'ignorait donc rien de la double nullité de l'acte par lequel il dépouille son ancienne comme sa nouvelle patrie.

Il y a mieux : s'étant démis de toute autorité au profit de Pino, deux jours plus tard, à Mantoue, avec Bellegarde, il conclut une nouvelle convention par laquelle il livre aux Autrichiens toutes les places de guerre, forteresses et forts qui ne sont pas encore occupés par eux, Milan et le territoire non occupé du Royaume d'Italie, l'armée même, son armée, qui passe sous les ordres du feld-maréchal comte de Bellegarde. Sauf quelques vagues stipulations au sujet des traitements, pensions et solde des troupes italiennes, des autorités et des employés civils et militaires, qui devront être payés sur le même pied et sur les mêmes caisses qu'elles l'ont été jusqu'au jour de la Convention, aucune stipulation pour protéger les biens, la personne, la liberté, les droits civils et politiques de ses anciens sujets ; il s'en remet de tout aux Puissances alliés, invoquant comme unique considérant l'article 1er du traité du 11 avril, par lequel l'Empereur Napoléon a renoncé pour lui ses héritiers et successeurs et tous les membres de sa famille à tout droit de souveraineté et de propriété sur le royaume d'Italie. De quel droit traite-t-il pour l'Italie, alors que, deux jours auparavant, il a transmis tous pouvoirs à Pino ?

Quoiqu'on ait allégué de l'émotion qu'a pu lui causer l'assassinat de Prina ; quoiqu'il ait lui-même annoncé par une étrange proclamation que de nouveaux arrangements politiques l'obligeaient à s'éloigner des Italiens et rendaient incertain l'accomplissement d'un vœu, qu'il me fut bien possible, dit-il, de laisser échapper une fois quand vous l'aviez vous-même manifesté mille, la raison de ces résolutions et de ces actes échapperait si l'on ne trouvait cet article secret ajouté à la Convention de Mantoue : Son Altesse Impériale le prince Eugène pourra emporter et disposer de tous ses biens particuliers, meubles et immeubles dans quelque part du royaume qu'ils se trouvent.

A défaut d'une couronne, Eugène emportera au moins d'Italie la plus grande fortune qu'eût un particulier en Europe.

Pour épargner aux Autrichiens, en leur livrant le royaume et la capitale, jusqu'au moindre risque de combat, pour avoir raison des résistances de l'armée et décevoir le Gouvernement provisoire, Eugène tint cette convention secrète pendant trois jours. Le 26, où le général Sonimariva, commissaire impérial autrichien, se présente aux portes de Milan et en prend possession au nom des Hautes Puissances, Eugène ayant renvoyé à ses quartiers la Garde royale, ayant remis au préfet de l'Olona les insignes de la royauté italienne, publie la convention du 23, en même temps qu'il adresse une suprême proclamation aux peuples d'Italie et il livre à un régiment autrichien la ville et la citadelle de Mantoue.

Auguste est accouchée le 13 d'une tille à laquelle ont été donnés les noms de Théodelinde-Louise-Eugénie-Auguste-Napoléone, et les craintes que l'état de sa femme a données à Eugène n'ont sans doute pas influé médiocrement sur la faiblesse et l'irrésolution de sa conduite ; peut-être même certaines temporisations auxquelles on serait tenté d'attribuer des motifs politiques ont-elles pour but de sa part de ne point se séparer de sa femme et d'attendre qu'elle soit en mesure de l'accompagner. Le 27, elle est assez bien rétablie pour supporter le voyage et, avec elle et ses enfants, il quitte Mantoue, accompagné seulement de quelques serviteurs personnels. Au moment de son départ, des officiers et des soldats de l'armée dont il a été le chef se pressent sur son passage pour lui renouveler leurs hommages, leurs offres et leurs prières. Il les remercie, mais les invite à se soumettre aussitôt, car autrement, leur dit-il, vous vous rendez coupables de révolte militaire et vous vous exposez aux plus grands dangers.

De Mantoue, il se rend à Vérone, traverse le Tyrol, non sans risques, et arrive heureusement à Munich où il est accueilli à miracle par sa famille bavaroise. A peine s'il y touche barre ; il a hâte de recommander ses intérêts aux Souverains Alliés-et en particulier à l'empereur Alexandre. Ma mère, écrit-il, a été traitée par eux avec des égards dont je suis particulièrement touché.

Ainsi le dispersement s'est opéré et, sans se soucier de celui qui fit leur fortune et dont dépendit leur existence, tous s'en sont allés, l'abandonnant. Chacun a tiré de son côté, cherchant à garder quelque bribe de la puissance qu'il lui doit, et portant à être ingrat ce qu'il a d'intelligence et d'activité. Ceux qui lui sont liés par le sang ne sont certes point à excuser, mais ils tenaient pour leur être dus les bienfaits qu'ils ont reçus ; ceux qu'il a adoptés, qu'il a introduits dans sa famille n'ont pas cette piètre excuse ; ils sont redevables uniquement à sa bonne volonté et ne trouverait-on pas par là qu'ils sont pires et plus méprisables ?

 

 

 



[1] Je renvoie pour tout ce qui touche Marie-Louise et le roi de Rome à mes livres : L'Impératrice Marie-Louise et Napoléon et son fils.

[2] Napoléon et sa famille, t. VII.

[3] Pour le détail complet, les préliminaires et les suites de cette aventure, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre : L'Affaire Maubreuil, Paris, 1907, in-18. J'aurai des confirmations à y ajouter dans une prochaine édition, mais je n'ai rien à en retrancher, ni à y modifier.

[4] Voir Napoléon et sa famille, IV et VI.

[5] Voir L'Impératrice Marie-Louise et Napoléon et son fils.

[6] De Nemours, le 18 avril, le général Lefebvre-Desnouettes écrit au ministre de la Guerre : J'ai reçu l'ordre d'escorter l'empereur Napoléon avec 1.500 chevaux de la Garde, jusqu'au port où il doit s'embarquer. Mais je viens d'être prévenu que Sa Majesté continuerait sa route en poste et que je ne l'accompagnerai que jusqu'à Briare où il arrive ce soir. Le régiment des Chasseurs de la Garde était alors à l'effectif de 3.800 hommes, et c'est ce même régiment fournissant l'escorte jusqu'à Briare qui fournit le détachement par qui la reine Catherine est arrêtée.

[7] Il est superflu de dire qu'il ne convient pas d'attacher la moindre créance à une légende relative à un prétendu piqueur de l'Empereur nominé Wernet dont le buste, œuvre d'un artiste de l'école de David d'Angers, fut agréé récemment, sans enquête préalable, par le Musée de l'Armée. Voici l'histoire qu'on raconte : Après les adieux de Fontainebleau, Wernet courait en avant de la berline qui emportait Napoléon. Un paysan l'arrêta et lui révéla que des conjurés attendaient le passage de l'Empereur pour l'assassiner. Le piqueur rebroussa chemin, persuada à l'Empereur que la route était encombrée à quelque distance et le décida u prendre à cheval par un sentier de traverse. en l'assurant qu'il le rejoindrait tant bien que mal un peu plus loin avec la berline. Dès que l'Empereur eut disparu, Wernet prit sa place dans la berline et ordonna de courir ventre à terre. Il n'avait pas fait une demi-lieue qu'une grêle de balles s'abattit sur la berline. La fusillade fut terrible, quelques chevaux de l'escorte furent tués, mais Wernet passa et put, comme il l'avait dit, rejoindre Napoléon qui n'apprit que plus tard sa belle conduite.

Il n'y a rien de vrai dans cette histoire, mais elle est précieuse comme déformation traditionnelle et narrative : Elle déforme l'anecdote du voyage d'Orgon à la Calade, lorsque l'Empereur, après l'émeute d'Orgon, se transforma en courrier et courut seul en avant des voitures : sans doute il n'y avait ni piqueur, ni escorte, ni sentier de traverse, ni fusillade, ni chevaux tués. N'empêche qu'il n'est pas plus permis de douter de Wernet que de son dévouement. Son buste est là.

[8] Je me permets de renvoyer le lecteur à l'article documenté intitulé : La Restauration en 1814 : Le lieutenant-colonel Mollot que j'ai publié dans Petites Histoires, 1re série, Paris, 1910, in-18.