NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME X. — 1814-1815

 

AU LECTEUR.

 

 

Les tomes VIII et IX de ce livre ont paru en 1906. Sept années ont passé. J'espérais publier d'un seul coup les trois qui doivent le terminer. Je n'ai pu. Je me décide, pour montrer que je n'ai point renoncé, à mettre au jour le dixième volume : les deux qui manquent encore sont presque achevés. La documentation, autant que j'ai pu, est entière assemblée, et c'est ainsi que j'ai pu imprimer, comme j'ai fait il y a deux ans déjà, Napoléon à Sainte-Hélène. A beaucoup de reprises, de bienveillants lecteurs m'ont reproché mon retard et, s'ils n'accusaient point ma paresse, peut-être pensaient-ils que j'avais le tort de me disperser à des conférences ou à des articles ; quelques-uns 'ont pu croire que j'étais intimidé par les attaques dont j'étais l'objet ou dégoûté par l'hostilité que ne manquent point de me témoigner ceux auxquels il déplaît que je dise et que je publie ce que je pense.

Depuis quarante-deux ans que je combats pour ma cause, j'ai appris à mes dépens de quel rapport sont communément la fidélité et la franchise : j'y suis fait.

L'unique raison de ce long retard, a été la difficulté que j'ai rencontrée à discerner, à établir et à contrôler la conduite des Napoléonides durant la première proscription, les Cent Jours, et les années qui se sont écoulées jusqu'à la mort de l'Empereur, et la plupart de mes articles ou de mes conférences ont eu pour objet d'habituer le public à certaines nouveautés, de provoquer des contradictions ou des approbations documentées. Cela m'a réussi souvent.

Pour contrôler les apparences et peser la valeur de récits le plus souvent contradictoires, pour pénétrer un peu au delà et, si la Vérité demeure inaccessible, fixer au moins quelques vérités ; pour sortir de ces chemins que la lâcheté de notre paresse nous engagerait à suivre et qu'ont battus depuis un siècle les historiens se copiant l'un l'autre, il a fallu un effort d'autant plus grand que mes études, depuis vingt ans, avaient porté sur la jeunesse, l'avènement, le règne de Napoléon, guère sur les sept dernières années de chute et d'agonie. J'étais de ceux qui suivent le vieux Béranger et qui disent comme lui de la sinistre défaite.

Son nom jamais n'attristera mes vers.

S'il faut pénétrer dans les jours néfastes que voile pour jamais un crêpe ensanglanté, que ce soit au moins avec l'âme inflexible d'un patriote, avec la volonté de tout dire, la résolution d'arracher les masques et de montrer les visages, l'assurance que par là seulement le héros, trahi et livré, peut trouver les revendications nécessaires.

Cela d'abord : et, pour comprendre quelque chose au drame, il a fallu en saisir l'ensemble ; il a fallu que ces personnages éparpillés par le monde et procédant à des actes multiples,  se rejoignissent et concourussent à une action commune. Il ne s'agissait point, comme lors d'une récente cause célèbre, de glisser dans le premier engrenage d'un procès, de peser simplement aux balances du Code le cas proposé sans s'inquiéter des suites. Il fallait déterminer quel avait été durant six années le détail de l'existence de chacun des Bonaparte, dans le rapport où ils se trouvaient avec Napoléon 'et, en même temps, au cas que mon esprit pût s'y hausser, prendre une vue d'ensemble sur eux tous. Pour ces volumes comme pour les précédents— mais avec quelles difficultés nouvelles ! — Napoléon était le pivot autour duquel tournait le drame, et en lui seul il fallait chercher la raison des pensées, des paroles et des actes de ses parents, car ils ne présentent d'intérêt que dans le rapport qu'ils ont avec lui.

Ce n'était donc pas Napoléon seul qu'il me fallait, mais sa mère, son oncle, ses sœurs, ses frères. Où chercher, où trouver ? En France, rien ou à peu près dans les dépôts publics. Des rapports de police inspirés par un désir de flagorner les vainqueurs et par là terriblement suspects. Un peu plus, guère, au dehors : néanmoins des pièces importantes aux Archives de Russie et aux Archives du Vatican. Les collections particulières sont jusqu'ici peu riches sur cette période et je n'ai pu atteindre celles où sont conservés certains documents que je connais par l'analyse, mais dont je n'ai pas le texte intégral.

Quant aux archives familiales dont sont en possession les descendants de personnages ayant joué un rôle sous l'Empire, je ne suis point de ceux auxquels on les communique et mon expérience m'a appris que, même si on m'en offrait l'accès, il serait périlleux de l'accepter. La plupart des descendants ignorent ce que renferment des liasses que le plus souvent ils n'ont point ouvertes. lis vivent sur leur bonne foi et, d'après la tradition qu'ils ont recueillie, ces liasses ne sauraient renfermer que de la gloire, de l'honneur, de la probité, du dévouement : vienne un Monsieur auquel ils livrent leurs cartons, qui les ouvre et qui les inspecte, qui sait ce qu'il y trouvera ? Et alors, trois hypothèses : ou le Monsieur, s'il est honnête, ira trouver ceux qui lui auront ainsi marqué confiance et il leur dira : Cachez tout cela ou détruisez-le ; il est inutile qu'on apprenne certains faits qui seraient loin de tourner à votre réputation : sur quoi on se brouillera avec lui. Ou bien, s'il tient d'abord à une publication qui retentisse, il se dira : On peut arranger cela ; ce sera même plus piquant et plus neuf. En coupant ici, en ajoutant là, rien de plus simple. Et ainsi conspire-t-on contre la vérité. Ou bien, sans éprouver le moindre scrupule, il publiera le document tel qu'il l'a reçu et manquera à l'honneur : tant pis pour le professeur qui ne l'aura point lu et qui en veut tirer vanité.

Mais s'il l'a lu et qu'il ne le propose qu'afin de décevoir l'histoire et de tromper la postérité : qu'il cherche à s'adjoindre un complice dont le nom impose, dont la réputation porte une garantie... qu'en penser ?

Voilà des cas qui se présentent lorsqu'on entre dans certaines archives privées : on devient un obligé, tenu à tous lès ménagements et à toutes les réticences : sous peine de trahir la confiance témoignée, on renonce à tous les droits hormis celui d'admirer, de louer et de justifier ; on est intéressé à celer le document qui pourrait ternir la pureté du héros ; on lui doit d'accepter toutes ses fables, d'y donner l'estampille, d'argumenter pour les soutenir et de supprimer opportunément ce qui les contredit.

Par là, assurément, l'on s'assure les faveurs de personnes distinguées et l'on se fait apprécier dans des salons bien pensants. II est encore des écrivains qui, à ces menus suffrages, préfèrent leur indépendance. L'intérêt que procureraient à leurs livres ou les agréments que leur fourniraient à eux-mêmes les complaisances dont ils payeraient les communications propices, ne valent point qu'ils y sacrifient leur conscience ou, si ceci compte peu, leur réputation. Car un jour ou l'autre la vérité se fait jour — et l'on est disqualifié.

Aussi bien, il est d'autres moyens pour composer un dossier et pour lui donner du corps, pour approcher de la réalité et pour se former une opinion. De ces moyens je n'ai négligé aucun, et, jusque dans les derniers jours, j'ai vu des pièces nouvelles s'intercaler à leur place et éclairer des parties demeurées dans l'ombre. Jamais, la chasse aux papiers n'a été si fructueuse : certains lots sont sortis de cette étonnante loterie où la justice est l'enjeu et j'y ai trouvé tantôt la clef d'énigmes demeurées jusqu'ici insolubles, tantôt le droit d'affirmer aveu certitude ce que j'avais seulement soupçonné.

Sur bien des points il s'en faut que je me tienne aussi ferme, et c'est pourquoi j'ai tellement tardé à me séparer de ces volumes. D'autres profiteront de ces documents nouveaux dont je pressens et j'espère la venue, qui d'ici quelques jours ou quelques mois sortiront des limbes, et apporteront aux historiens officiels, à ceux en particulier qui ont adopté et répandu les imaginatifs récits de M. de Metternich, les plus éclatants démentis. Nous vivons encore aujourd'hui sur ces mensonges, médités à loisir par le chancelier autrichien et répandus sur l'Europe entière par les héraults qu'il avait embauchés. Ils vont être dissipés, et par ses propres lettres et ses propres confessions. Nous vivons sur la foi de mémoires non publiés et d'autant plus accrédités, car le mystère dont on les entoure leur assure, en même temps que le respect des badauds et la considération qui s'attache aux objets dont tout le inonde parle et que très peu de gens ont été admis à contempler, la certitude de n'être ni contrôlés, ni contredits, ni réfutés. Mais peu à peu le prestige se dissipe. Tel des heureux détenteurs du secret a commis l'imprudence d'alléguer un fait en citant la référence. Halte-là ! Le fait est faux ; faux par là même tous les discours auxquels il eût donné lieu, faux les commentaires qu'on en tire ce de même est-il de toutes les parties, de ces mémoires qui, à closes raisonnées et moyennant d'habiles escamotages, ont depuis soixante-dix ans été livrées au public.

L'intrigue est à jour et l'on a le droit de se réjouir qu'après trois quarts de siècle, l'on puisse espérer avoir raison d'une mystification qui n'a que trop duré ; espérer seulement, car tout n'est pas à découvert et mon regret est grand de voir passer ces vérités dans le ciel, de les sentir approcher et de ne pouvoir encore les saisir.

Pourtant il faut finir : le temps presse et j'ai hâte que, telle quelle, mon œuvre paraisse : à l'âge que j'ai atteint, on est mis à la retraite dans la plupart des carrières, militaires et civiles. C'est l'avertissement que donne la Loi, du prochain affaiblissement des facultés mentales et de l'extinction prochaine des forces vitales. Je dois me hâter, d'autant que je pense toujours à suivre d'autres projets et à écrire encore quatre ou cinq livres que je crois nécessaires à l'achèvement de cette œuvre. Il faut des rêves aux vieillards comme aux enfants.

 

FRÉDÉRIC MASSON

Clos des Fées, décembre 1912.