NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VII. — 1811-1812

 

XXIV. — LA FAMILLE À L'APOGÉE DU RÈGNE.

 

 

(Juin 1811 — Juin 1812.)

PAULINE. — JÉRÔME. — LOUIS. — HORTENSE. — LUCIEN. — ÉLISA. — CAROLINE ET MURAT. — JOSEPH.

 

Aussitôt après le baptême, Madame, se dispensant d'assister aux dernières fêtes impériales, est partie pour Aix-la-Chapelle. Sa suite est imposante : Mme de Fontanges, M. et Mme d'Esterno, le secrétaire des commandements Guieu, le secrétaire intime Rossi et le médecin Bouvier ; ce sera là toute sa société, jusqu'à l'arrivée de Pauline que retiennent encore à Neuilly quelques divertissements qu'elle veut prendre, musique italienne, déclamations, bals conduits par Julien. On n'y est point tout à fait à l'officiel, car les dames portent la robe ronde, mais cela n'est que plus élégant et l'on voit passer tous les princes et les rois venus au baptême — même Borghèse. Le 25 juin, Pauline part avec Jérôme qui, allant à Ems pour reprendre Catherine, accompagne sa sœur jusqu'à Bruxelles. La société d'Aix se trouve alors augmentée d'une dame pour accompagner, l'indispensable Jenny de Saluces, d'un chambellan italien, Brucco de Sardevolo, personnage muet, et de quelques figurants parmi lesquels un M. de Maussion qui devait, quarante années plus tard, remplir les fonctions de préfet du Palais à la cour de Napoléon III. S'y parait-il du saphir de 780 francs dont la princesse Pauline lui avait fait présent en souvenir des eaux d'Aix ?

Pauline était trop dépensière pour que Madame pût désirer de faire ménage avec elle. Nourriture à part, un mois d'Aix coûtait à la princesse de Guastalla 122.500 francs, plus 5.000 francs d'argent de poche. La distribution lui déplaît-elle point dans la maison qu'elle habite, elle en jette à bas les cloisons et construit à sa guise ; aux bains, elle veut être chez elle et elle loue pour 2.000 francs une aile du bâtiment. Elle ne lésine point aux gratifications et aux aumônes qui passent 3.700 francs, ni aux cadeaux qui vont à cent louis, sans compter les présents qu'elle apporta de Paris. Le médecin des eaux, M. Catalon, recevra ainsi une boite de 1.200 francs, et Mme Ladoucette, née Gobert, la femme du préfet, une parure de 850 francs. Au préfet lui-même, la princesse réserve un souvenir qui, pour ne coûter que les 72 francs que prend Bosio pour la terminaison, n'en paraîtra pas moins précieux : car ce sera son buste en plâtre. Pour en rendre ses actions de grâces, la prose ne suffira point à M. le préfet ; il saisira sa lyre :

Dieux ! Que son front est noble et que son œil est doux !

L'Égypte ne peut plus admirer Cléopâtre

La Grèce, de Vénus, cesse d'être idolâtre

Et la Gaule ravie embrasse vos genoux.

Et puis, encore des boites de 1.200 francs, des colliers, des rangs de corail, il en faut de tous les prix et pour tous les dévouements qu'on requiert, car la princesse est une infirme. Sa vie, dont l'amour faisait l'occupation, se trouve attristée par les précautions qu'on lui commande et, si souvent qu'on l'égale à Vénus, elle trouve pourtant une différence de la ceinture qu'on prête à la déesse à celle que lui fabrique M. Delacroix, bandagiste herniaire.

La maison de Madame est son refuge et elle ne se déplaît point à la vie toute simple qu'on y mène, où les bains qu'on prend, le temps qu'il fait, les promenades qu'on projette, font le principal objet de la conversation quotidienne ; mais ce calme est tout à la surface et, comme on jugerait mal les sentiments de Madame, si l'on s'en rapportait aux lettres qu'elle reçoit de son impériale belle-fille et sans doute à celles qu'elle répond. Ma chère maman, lui écrit Marie-Louise, et c'est avec les formes les plus déférentes, le ressassage des banalités les mieux portées. J'ai été bien touchée de l'aimable lettre que vous avez bien voulu m'écrire il y a peu de temps et vous prie d'être assurée de toute l'étendue de ma reconnaissance. Vous êtes bien souvent le sujet de nos conversations et j'attends avec une bien vive impatience le moment où je pourrai vous exprimer moi-même tous les sentiments qu'inspire le tendre et respectueux attachement que je vous porte. Et des vœux de même style pour la santé de Madame, des compliments de l'Empereur, des baisemains du petit-fils, des nouvelles du cardinal Fesch ; à la salutation, des je vous prie, ma chère maman, d'être assurée du tendre respect avec lequel je serai, toute ma vie, ma chère maman, votre très attachée fille.

Toute ma vie !...

Ne jurerait-on pas la famille la mieux unie, la plus tendre en ses rapports, la moins divisée d'opinions. Sauf que Marie-Louise s'abstient de faire mention de Pauline qu'elle sait pourtant à Aix, ce qui peut passer pour oubli, cela coule.et s'étend en adjectifs mous et en phrases convenues, comme si le cœur de Madame n'était point torturé par l'absence et l'exil des fils qu'elle chérit davantage. Au fait, c'est là son occupation majeure, chercher des nouvelles de Lucien et s'efforcer de communiquer avec lui, échanger des lettres avec Louis, lire celles qu'il écrit à Decazes, régler les démarches et les réponses de celui-ci, correspondre avec le valet de chambre du roi, s'enquérir de quelqu'un qui soit à son gré et qui consente à l'aller rejoindre, obtenir cette grâce si souvent réclamée pour M. de Bylandt ; voilà ce qui tourmente et emplit ses journées. Au moment où Madame se flatte d'avoir au moins emporté l'autorisation de l'Empereur, où elle en est à discuter avec Decazes, si Bylandt devra ou non prendre sa route par Aix, ce qui ferait un détour d'une centaine de lieues, Bylandt lui-même lui fait part de sa nomination à la place d'adjudant général (adjudant commandant) et de la destination qu'il a reçue pour l'Espagne[1]. Rien à espérer de ce côté : Louis y trouvera une nouvelle persécution de son frère, alors que les demandes de Bylandt prouvent avec quelle ardeur il a sollicité d'être replacé. Comme si ce n'était point assez de cette déconvenue, le temps est devenu froid, pluvieux et rien mauvais, au point que Son Altesse a suspendu de prendre les eaux ; l'unique distraction qui lui reste est de penser qu'elle ira passer quelques jours près de son fils Jérôme à Napoléonshôhe et que, là du moins, elle trouvera une bru à son gré.

Pauline ne l'y accompagnera pas ; ayant fait carême à Aix, elle va faire carnaval à Spa. Le voyage de Fontainebleau, pour quoi elle eût dû revenir, n'a pas lieu ; Neuilly n'est pas prêt pour la recevoir, les travaux du canal ayant été suspendus par l'entrepreneur que l'État ne paie point elle ira donc à Spa d'où elle viendra à Anvers saluer l'Empereur qui montre l'Impératrice à ses sujets flamands et hollandais.

Y a-t-il d'autres motifs et veut-elle rejoindre un amant ? On a dit Montrond, le Montrond de Talleyrand, de la duchesse de Fleury et de Mme Hamelin, qui, depuis la fin de 1809, a choisi pour sa résidence forcée le chef-lieu des Deux-Nèthes où est préfet son excellent ami Voyer d'Argenson. Pauline n'est pas à un amant près et autant vaudrait Montrond qu'un autre, si Montrond était aussi jeune ; mais Montrond a largement passé la quarantaine. On l'a dit, et sans doute pouvait-on s'y tromper. M. de Mérode qui se trouvait à Spa a raconté qu'il y vit arriver la princesse Borghèse, sœur de l'Empereur, et M. de Monteron qui s'établirent dans une belle maison à l'entrée de la ville, mais M. de Mérode n'eut garde de les fréquenter et, fidèle à son habitude d'éviter l'Empereur et tout ce qui tenait à la famille impériale, ce fils de sénateur partit tout aussitôt. Ce n'est pas là un témoin bien sûr ; mieux vaudrait M. Périgny, sous-préfet de Malmédy. qui s'empressa à venir, de sa résidence, faire à la princesse les honneurs de Spa, et qui, en échange de sa courtoisie, fut honoré d'un buste tout comme le préfet de la Roër, mais M. Périgny n'eut garde de mettre dans ses rapports des notions qui fussent dangereuses. Les médecins qui, après Aix, ont ordonné, pendant quinze à vingt jours, les eaux de Spa, qui tiennent la princesse pour vraiment malade, qui lui conseillent d'éviter avec un soin particulier le froid, l'humidité et la fatigue, qui prévoient tous les remèdes, même pour les cas où, emportée par des circonstances de plaisir ou autres, elle s'y serait fatiguée et, qui prescrivent alors des fomentations émollientes sur les parties qui souffriraient de la dilatation du sang et qui sont ordinairement chez Son Altesse les vaisseaux du bas-ventre, n'apprennent rien, hormis que les affections morales sont encore une fréquente occasion d'accidents chez Son Altesse, qu'elle ne saurait prendre trop de précautions pour les éviter parce que plus elles sont tristes et fortes, plus sûrement elles arrêtent la transpiration insensible, l'âme de la santé. Les marchands qui ont, chez cette bobeline, trouvé une cliente à leur gré, l'approvisionnent de boucles d'oreilles et de croix en grenats, d'épinglettes en améthystes, de montres de col, de cachets d'or et de demi-joncs en brillants, et ils se donnent garde de médire. L'on se trouverait donc fort incertain, si, le 28 septembre, la princesse, s'étant déterminée à venir à Anvers où l'Empereur allait arriver, n'y avait rencontré des gens de la Cour dont la vertu n'était point la discrétion. Ses voitures d'abord firent sensation. Dans une, un hamac était tendu, dessus était attachée une chaise à porteur, dessous une baignoire, sans compter ce qui était derrière et tout autour. Et Philippe de Ségur continue : Montrond, exilé ici, qui s'était mis à la suite de la princesse Pauline et surtout de Mme de Saluces qui tourne aussi mal qu'on devait prévoir, Montrond est enfermé à Ham. Il venait d'obtenir la permission d'être à Paris, et ce vieux galantin, fatigué de sa déconsidération et de son inutilité, aurait pris le grade de capitaine si on le lui avait donné. Il est une terrible preuve du soin qu'on doit se donner dans sa vieillesse considérée. On est donc à douter s'il s'agit de la princesse ou de son ex-lectrice, et d'autant plus que l'une ou l'autre prend en même temps d'autres distractions qu'on attribue encore à Mme de Saluces. Le commissaire général de Police écrit que, durant qu'elle était à Anvers, un colonel russe, nommé Kouloukorff, qui avait été admis chez la princesse à Aix-la-Chapelle, était venu s'établir à Malines. De là, il faisait chaque jour une excursion à Anvers. Il y arrivait à l'entrée de la nuit et en partait de grand matin. Je me suis laissé dire, ajoute le commissaire général, qu'il ne couchait pas à l'auberge. Je pense que ses visites avaient cessé avant le départ de Mme de Saluces. M. Bellemare, homme prudent, n'ignore point que, où loge Mme de Saluces, loge aussi la princesse, et, s'il parle de celle-là au duc de Rovigo, n'est-ce point que le respect l'empêche de nommer celle-ci ? Ce colonel russe, dont le nom parait bien n'avoir jamais figuré sur les contrôles, semble, comme suppléant de Canouville, plus vraisemblable que le quadragénaire à passions. Qui sait si ce n'est point Canouville lui-même, déguisé en Russe pour la circonstance ? Le 5 mai, Canouville était à Fuente de Oñoro, où il s'est battu comme un diable et où son camarade Septeuil a été estropié. Il a soigné et ramené Septeuil, mais, de mai à septembre, et de la façon dont il court, il a fort bien pu venir à Spa et se cacher à Malines.

Cela n'est point clair et les contemporains, en ce temps de la Restauration où les dictionnaires biographiques furent si fort à la mode, ont voulu que, au moment même où Montrond fut arrêté et emprisonné, la princesse ait subi de la part de son frère une entière disgrâce. Ils disent : Revenant en 1810 (ce serait 1811), des eaux de Spa, elle rencontra à Bruxelles (ce serait Anvers) l'Empereur et l'Impératrice. Le souvenir de sa cour désertée au moment du mariage de son frère avait laissé dans son âme un vif ressentiment contre celle qui avait été la cause involontaire de cette disgrâce. Elle se ménagea l'occasion d'un manquement public envers l'Impératrice, ce qui contraignit Napoléon à lui signifier, le jour même, l'ordre de s'éloigner de la Cour. Bientôt cependant, on lui fit entendre que, moyennant quelques réparations, tout pourrait s'arranger, mais elle eut la fierté de préférer la disgrâce à l'humiliation. Telle est, plus ou moins ornée de rhétorique, la légende qui prit cours. Ainsi écrit-on ailleurs : Le palais et les jardins d'Armide ne furent point attristés de cette disgrâce qu'elle préféra au chagrin d'une réparation. Et toujours la date : 1810, le lieu : Bruxelles. En 1810, Pauline n'a pu se trouver à Bruxelles lorsque l'Empereur y vint, puisqu'elle n'alla à Aix qu'après avoir donné sa fête de Neuilly ; elle fut du voyage de Fontainebleau et, si elle bouda ensuite, elle n'en assista pas moins à tous les bals de la Cour, à la naissance du Roi de Rome et aux fêtes du Baptême. Où est donc la disgrâce de 1810 et où sera la disgrâce de 1811 ?

Ce n'est point Pauline qui est disgraciée, c'est elle qui disgracie, et la victime est Mme de Saluces, cette Jenny Millo, qu'elle a si bien mise dans sa confiance que, de dame d'annonce recueillie par charité, elle a fait d'elle une dame pour accompagner et l'épouse d'un des hommes les mieux nés d'Europe[2]. A peine la princesse est-elle de retour à Neuilly qu'elle la chasse et elle motive ce renvoi par une sotte histoire d'argent. Mme de Saluces a abusé des fonds qu'elle lui a confiés. Elle n'assure pas moins qu'elle lui conservera l'intégralité de son traitement que, de 8.000, elle a porté à 11.000 francs.

C'est tout juste une histoire pareille à celle de Mme de Barrai l'année précédente. Exaspérée de quitter Paris et ses fêtes, d'être chassée comme une servante infidèle, de retomber à Turin et à son mari, Mme de Saluces, dès son arrivée qui fit scandale à Stupinigi, car chacun la savait de service, s'empressa de faire ses confidences sur la cause de sa disgrâce. L'amour, dit-elle, l'avait causée. Dans sa jalouse fureur, la princesse n'avait pu supporter l'affront de se voir au second rang dans le cœur d'un perfide séducteur. Aussi l'exil avait-il frappé son heureuse rivale et les portes d'un château fort s'étaient-elles fermées sur l'objet de sa jalouse passion... Mme de Saluces ajoute que le prisonnier doit être à présent en liberté. Dans le cas contraire, dit-elle à son confident, veuillez vous charger de ce billet pour la comtesse de B... (Brignole ?) Elle sait l'usage qu'elle en doit faire, si le malheureux était encore sous les verrous.

Le malheureux ressemble bien à Montrond : mais depuis quand Pauline dispose-t-elle de lettres de cachet ? Si l'Empereur a ordonné qu'on arrêtât Montrond et qu'on l'écrouât à Ham, c'est qu'il l'a soupçonné d'être mêlé aux intrigues et aux spéculations de Talleyrand, d'avoir joué un rôle d'intermédiaire et peut-être d'espion lors de la descente des Anglais et de tenir beaucoup trop des secrets du préfet des Deux-Nèthes, Voyer d'Argenson. On a saisi ses papiers, mais on lui a rendu les lettres qui n'avaient rapport qu'à des affaires d'intérêt ou de galanterie. Voilà qui lave Pauline des accusations de Mme de Saluces ; celle-ci n'en doit pas moins profiter de la coïncidence. Sa disgrâce est certaine, la cause qu'elle lui attribue est probable. Borghèse est d'autant plus empressé à lui faire accueil qu'elle a été plus maltraitée par la princesse ; l'histoire, si peu croyable soit-elle, doit donc trouver à Turin des oreilles complaisantes.

Nulle part, dans les papiers de Pauline, le nom de Montrond ne se trouve, tandis que ce sera chez Mme de Saluces que Rovigo le fera chercher lorsqu'il se sera évadé de Châtillon-sur-Seine, où il a été interné après un mois de Ham. Pauline ne semble avoir gardé de Montrond aucun souvenir, bon ou mauvais tandis que, contre Jenny, sa rancune persiste étrangement. Pourtant, dès qu'elle est arrivée à Turin, Mme de Saluces a envoyé à la princesse, avec le reçu égaré qui a servi de prétexte à sa disgrâce, un cachet, des petites opales et un collier noir qu'on a mis par mégarde dans ses paquets dont elle ne s'est que très peu mêlée. Mais Pauline se soucie peu d'une probité qui respecte les bijoux. Dès 1812, elle retient à Mme de Saluces, sur les 11.000 francs pour quoi celle-ci est portée au budget, 6.000 francs qu'elle dit vouloir appliquer à des mémoires arriérés d'objets de toilette ; en 1813, elle raye le traitement, octroie en échange, une pension de 3000 francs dont elle garde la moitié tant par mois, jusqu'à concurrence de 1.500 francs pour acquitter Leroy. Comme Mme de Saluces se plaint, faites-lui entendre, écrit la princesse, que j'ai déjà payé pour elle cinq ou six mille francs et que j'en suis lasse. Borghèse intervient alors, et fait une fois payer 1.900 francs d'arriéré, mais alors c'est fini à tout jamais de l'argent de Pauline.

La Restauration piémontaise fut plus clémente pour les Saluces. Annibal, c'était le glorieux nom de l'époux, ayant servi dans la dernière campagne comme colonel-major du 3e régiment de Gardes d'honneur, rentra général dans l'armée qu'il avait quittée capitaine ; il eut l'Annonciade, il fut quartier-maitre général des armées du roi son maitre, et mourut plein de jours en 1852, survivant de vingt-deux ans à sa fidèle épouse. Celle-ci, quand elle ne trouva plus à faire des romans, se mit à en écrire et publia Ma Toilette, manuscrit dérobé à une vieille femme qui n'est malheureusement pas une autobiographie et Foscarini ou le Patricien de Venise qui est une lugubre histoire.

Pauline, qui toute sa vie eut besoin de confidentes mais qui en changeait plus encore que d'amants, s'était pressée de prendre en gré une nouvelle lectrice, "e Rosalie Thomé de Quincy qu'elle fit tout de suite entrer dans ses secrets. Il y en a, car, dès la rentrée à Neuilly en octobre, Pauline ayant ouvertement retrouvé Canouville, auquel peut-être elle n'a guère été infidèle, s'avise d'ouvrir sa maison et de donner des fêtes. Ce sera mieux encore à Paris où, chaque semaine, il y aura petit bal avec petit ambigu et l'orchestre de Julien, mais Julien devra faire un prix raisonnable, le bal ne durant que jusqu'à minuit. Fâcheux petits bals ! Canouville s'y prodigue ; il y est désespérant de fatuité, de superbe et d'affichage. De ses campagnes d'Espagne, il est revenu tout pareil, sinon pire. Lé 20 novembre, c'est le premier des petits bals et, le 21, la foudre tombe. Donnez ordre au chef d'escadron Canouville, écrit l'Empereur à Berthier, de partir aujourd'hui avant neuf heures du matin, pour se rendre à Dantzig où il sera employé dans le 2e régiment de Chasseurs comme chef d'escadron. Vous lui enverrez à Wesel son brevet que vous prendrez chez le ministre de la Guerre. J'ai signé le décret qui le nomme. En conséquence, il cesse d'être votre aide de camp. Vous lui recommanderez de ne pas revenir à Paris, même avec un ordre du ministre, sans un ordre de vous.

Voilà qui est net. Il faut obéir et se taire. La princesse est surveillée de si près que, le 29, comme elle a expédié un courrier à Montgobert pour ses affaires, dès le lendemain, l'Empereur écrit à Savary : Qu'est-ce que c'est que le courrier que la princesse Pauline a envoyé à Soissons ? Informez-vous de cela. Elle fait donc bonne mine à mauvais jeu, avec l'espoir qu'elle fera profiter Canouville d'une embellie. Qui sait ?

Pour une amante affligée, Pauline a des distractions qui, lorsqu'on la connaît, semblent bien peu dans ses goûts. Elle remanie la distribution de son palais de Paris, où elle a pris fantaisie d'avoir un billard dans une pièce qui avait été la chapelle. Elle y porte, avec la minutieuse attention qu'elle met aux choses qui regardent son plaisir, une volonté d'être immédiatement servie qui prouve son impatience : Elle lance un ordre qui vaut un décret : On prendra six chaises du salon jaune, les deux causeuses et deux fauteuils. Il faut un papier monté sur châssis ; qu'il soit jaune et argent. On assortira le jaune ; on mettra un double rideau de percale à frange jaune ; on mettra un petit carreau jaune, un billard de dix pieds. Point de tableaux, on dispersera ceux qui étaient dans la chapelle dans le salon de service ou l'antichambre des valets de chambre ; mais des glaces, dont une, de rencontre, est payée 1.700 francs. A la réflexion, les rideaux de percale sont trop vulgaires, il les faut de quinze-seize bouton d'or croisé sur du quinze-seize blanc, attachés à des bâtons que terminent des thyrses et relevés à des grenades dorées. Pour le billard, on le demandera à Jorris qui le fera payer 2.200 francs non compris drap, galon, billes et accessoires.

Quoi ! Pauline, la Pauline des litières et des chaises longues, va jouer à carambole ! Est-ce bien pour elle-même qu'elle travaille ou pour un pauvre prisonnier qui a besoin d'exercice ?

Elle ne passe pourtant pas tout son temps à blouser ; elle est princesse, elle a son rang à tenir et surtout ne doit-elle pas déplaire à l'Empereur. Aussi, aux Tuileries, la trouve-t-on de toutes les fêtes ; le 1er janvier, elle fait cortège à l'Impératrice et elle parait régulièrement aux petits cercles. L'Empereur ayant commandé que ses sœurs fissent danser, elle donne un bal chaque semaine avec l'orchestre de Julien et sans Canouville, mais il y a des dragons de piquet à la porte du palais. Puis se sont, sur le petit théâtre des Appartements, chez l'Impératrice, des répétitions pour le quadrille mémorable, le ballet des Heures où la princesse doit jouer le rôle en vedette. Elle est Rome, et le casque en tête, l'égide à la taille, la pique en main, vêtue de mousseline de l'Inde à lames d'or, chaussée de brodequins de pourpre dont les bandelettes croisées sont arrêtées par des camées, elle porte, en cette mascarade qui veut être poétique et qui tourne au grotesque, quelque chose de divin devant quoi le sourire s'arrête. Elle apparaît comme la prédestinée, celle qui porte en soi la féminité entière, l'être type, la surfemme, dont la vue explique et justifie son sexe, puisque sa fin est d'éveiller le désir et sa vertu de le satisfaire.

Et il n'en coûte que 16.000 francs à Pauline pour laisser cette image dans le souvenir de ses contemporains, cette légende dans les regrets des hommes qui n'eurent point la félicité de la voir.

Cercles, bals, mascarades, des fêtes, un train de reine, des raffinements de luxe, des caprices de générosité, comme lorsqu'elle donne à Mme de Chambaudoin, la fille d'une de ses dames, qui épouse le général Reynier, un trousseau de 19.000 francs, rien d'une éplorée, rien de la rageuse qu'elle est, se plaisant à contrarier tout son monde, quand ses affaires de cœur vont mal. Et, à côté, pour le palais du faubourg Saint-Honoré, des consignes d'une telle rigidité qu'on dirait qu'on y cache quelqu'un ; le de Cavour qu'elle y loge, y est comme en charte privée, et la princesse entend si peu raillerie qu'elle écrit de sa main à son intendant : Monsieur Michelot, hier j'ai fait venir Grange (le portier). Je lui ai donné moi-même l'ordre de ne laisser entrer personne que M. de Tonnerre, Mme de Brignole, mon médecin et ma famille. Je lui ai dit, si Mme de Chambaudoin ou autres venaient pour Mme de Cavour, de ne laisser entrer personne. J'en avais prévenu moi-même Mme de Cavour. Il n'a tenu compte de rien. Il a laissé entrer ce matin Mme de Chambaudoin. Je suis fort mécontente. Je désire que vous le préveniez que, la première fois que je lui donnerai un ordre et qu'il ne l'exécutera pas, il sera chassé. Je suis fort mécontente aussi qu'il tienne toujours la porte du palais ouverte : c'est une chose qui ne doit pas être : quand une voiture est entrée, il faut qu'il ferme la porte de suite.

Certes, voilà du mystère où il est difficile de se méprendre, mais c'est bien mieux à Neuilly où la princesse part tout au début de mai. Elle n'habite point le palais, où seront le service et la maison d'honneur pour laquelle, chaque jour, à sept heures un quart précis, il y aura un couvert pour dix personnes. La princesse, elle, couchera et déjeunera à Villiers, servie uniquement par une femme, un valet de confiance et ses trois porteurs. Personne n'entrera à Villiers sous aucun prétexte à moins d'une permission de Son Altesse Impériale.

Et comme alors (4 mai), Murat arrive à Paris, Pauline trouve sa belle pour tirer Canouville du 2e Chasseurs où il se morfondrait à un service de troupes sous un brutal comme le colonel Mathis, lui, depuis cinq ans, le plus dissipé des dadais du major général. Sortir de l'état-major de Berthier pour suivre le roi de Naples, ce n'est pas déchoir. Murat, qui n'a rien à refuser à sa chère petite sœur, écrit tout aussitôt au duc de Feltre le priant de lui accorder pour aide de camp M. de Canouville, chef d'escadron et ancien aide de camp du prince de Neuchâtel. Cela va tout seul et n'est que de forme : Si vous accueillez cette demande, ajoute Murat ; je vous prie de m'expédier la commission au quartier général de l'Empereur. Mais Clarke sait que le terrain est brûlant ; il prend les ordres dé l'Empereur, et l'Empereur fait répondre par le prince de Neuchâtel qu'il n'a point trouvé convenable de nommer M. le chef d'escadron de Canouville l'un des aides de camp du roi de Naples. Au début de juin, lorsque celui qui était pour elle l'âme des réunions, des fêtes qu'elle avait données pendant l'hiver, entraîné par l'honneur, l'eut abandonnée pour la gloire et marcha dans les rangs des braves, elle ne tint plus à Villiers ni à Neuilly, et, cette fois, retombée en tristesse, en maladies et en souffrances imaginaires ou réelles, elle partit pour les eaux.

 

Madame, en quittant Aix-la-Chapelle, a enfin réalisé le projet dès longtemps caressé de rendre visite à son fils Jérôme. Elle a quelque espoir de retrouver chez lui sa fille Élisa qui a cru en obtenir la permission, en tout cas est-elle certaine de passer de bons jours près de sa bru Catherine laquelle aime tant son mari que, avec toutes ses idées, elle adopte toutes les affections. Comme Madame a pour Jérôme cette préférence qu'une mère éprouve volontiers pour son dernier né, elle est disposée à trouver que l'Empereur ne rend pas justice à ce frère si joli et tout ensemble si pétillant d'esprit et de génie, et, n'étant pas loin de penser que, malgré sa couronne, ses fêtes et ses maîtresses, Jérôme est malheureux, elle l'en chérit davantage. Il faut avouer d'ailleurs que le roi de Westphalie reçoit en ce moment des désagréments sans nombre. Dans le voyage qu'il a fait à Paris pour le baptême du Roi de Rome et dont il est revenu le 3 juillet, après avoir repris à Ems la reine qui l'y attendait, non seulement il n'a rien gagné sur l'Empereur, mais il a encore perdu en considération et en autorité. Il n'est pas seulement suspect, il est surveillé. Ses courriers même ne sont pas respectés en France s'ils sont adressés à tout autre qu'à son ministre ou à un ministre français. Son armée, son royaume même sont livrés au bon plaisir de Davout. Davout est maître de diriger, sur tel point qui lui convient mieux, les bataillons westphaliens, de faire occuper par ses troupes telle partie du territoire qui lui agrée, et, malgré la promesse faite à Paris que, en échange du Hanovre, la Westphalie serait au moins délivrée des 6.000 hommes de grosse cavalerie qu'elle devait entretenir, Davout, sans retirer aucun des cuirassiers, fait encore passer le Weser à 475 hommes et à 1.049 chevaux d'artillerie qui vivent à discrétion dans le district de Reuteln. Des commissions militaires sont instituées à Magdebourg et rendent une justice sommaire au nom de l'Empereur. Jérôme s'en plaint-il ? Toute armée, répond Napoléon, porte avec elle le moyen de sa conservation et, partout où sont mes troupes, les délits sont jugés par des commissions militaires.

Quiconque, en Westphalie, exerce un emploi, si médiocre soit-il, au nom de l'Empereur, se croit tous les droits sur les fonctionnaires westphaliens, donne des ordres, écrit du ton de maitre, commande sous peine d'exécution militaire, et, à chaque plainte que présente Jérôme, même en justifiant amplement les faits — témoin l'affaire Hermann à Magdebourg l'Empereur s'emporte, menace et invective.

Jérôme n'a pas même le moyen de retirer les capitaux qu'il possède dans certains départements, celui du Weser par exemple, et, en même temps que, de Paris, on le presse de payer les 1.500.000 francs mensuels qu'il doit au Domaine extraordinaire, on s'oppose à la perception ou au recouvrement de ses fonds. Ces capitaux, écrit-il, sont aussi bien ma propriété que ceux que je puis avoir à la Banque de France. Point de réponse à cela, mais l'ordre d'armer sans retard un régiment de chevau-légers avec des lances.

Comment faire, sinon écraser plus encore d'impôts un peuple qui en est accablé ? Jérôme se rend compte, plus justement qu'on ne l'imagine, des dangers que fait courir à la domination napoléonienne en Allemagne ce système de tyrannie. Il est instruit de l'effort que tentent en ce moment les sociétés secrètes, les associations de la Vertu et, à bon droit il s'en effraie. Je ne puis douter, écrit-il à l'Empereur, que les ennemis de Votre Majesté et de la France ne continuent à tramer des complots et à nouer en Allemagne tous les fils d'une vaste conspiration prête à éclater au premier signal de guerre. J'ai eu l'honneur de faire part verbalement à Votre Majesté des données principales que j'ai obtenues à cet égard ; tous les renseignements qui parviennent chaque jour des divers États allemands tendent à confirmer les premières découvertes. Il envoie donc des rapports de police, des pièces saisies, des lettres interceptées, mais, pas plus que des précédents renseignements qu'il a fournis, l'Empereur n'en tient compte. Il y voit un moyen d'obtenir quelques ménagements pour la Westphalie, en même temps qu'il y sent une attaque indirecte contre les procédés jacobins du prince d'Eckmühl.

Une seule chance reste à Jérôme ; c'est de profiter de l'armée qu'il a formée en Westphalie pour sortir de ce pays, et acquérir une réputation militaire qui l'habilite à un trône où il aura davantage ses coudées franches. Aussi, à toute occasion, répète-t-il à l'Empereur que, en cas de guerre, son grand et son unique désir est de servir activement auprès de lui et de faire la grande guerre. Le commandement, dit-il, d'un corps d'armée formé d'un nombre suffisant de troupes françaises et des seize ou dix-huit mille Westphaliens que je puis mettre sur pied, indépendamment de ma brigade de Dantzig, me mettrait à même de prouver à Votre Majesté mon zèle pour son service et mon absolu dévouement. Là encore point de réponse ; pourtant l'Empereur ne le décourage point et, en lui envoyant des ordres pour augmenter constamment son armée, il lui laisse l'espoir qu'il lui réserve un grand rôle.

L'ambition d'ailleurs n'est pas tout pour Jérôme qui n'est point homme à s'attacher longtemps à des pensées graves. Sa royauté, toute branlante qu'elle est, lui procure encore d'agréables passe-temps pour lesquels les caisses vides fournissent, au moment voulu, tout l'argent qu'il faut. Entre les dîners, les revues, les promenades, les maîtresses dont il change, les favoris qu'il grandit ou renverse, les voyages dans le Harz où il excelle à ordonner des divertissements inédits, sa vie s'écoule encore passablement, et il remet au lendemain les tristes songeries. Nul ne s'entend comme lui à la délicatesse des attentions et, pour sa mère, mieux encore que pour sa femme ou ses maîtresses, il s'ingénie à les multiplier. Il entend que Madame retrouve à Napoléonshôhe les petits meubles dont elle a l'habitude, l'éclairage qui convient à ses yeux fatigués ; il expédie tout exprès un courrier pour rapporter de Paris des garnitures de lampes conformes en tout à ce qui existe chez sa mère. Il n'a pas manqué de demander à l'Empereur son agrément pour la recevoir ; Napoléon lui a répondu : Je vois avec plaisir que Madame Mère aille tasser quelques jours avec vous ; mais l'Empereur eût-il vu avec le même plaisir les honneurs souverains que la Westphalie, au défaut de la France va prodiguer à celle qu'il ne voulut point comme Impératrice-mère.

Partie le 25 août d'Aix où elle a célébré économiquement la fête de l'Empereur, en autorisant qu'on donnât son nom à une rue et à une porte, et que les personnes de sa maison se rendissent au dîner et au bal du préfet, Madame a couché à Coblentz où elle a trouvé le colonel Zurvester, aide de camp du roi, venu pour la complimenter. Le 26, elle part de Coblentz et, à la frontière du royaume, elle est reçue par le ministre de l'Intérieur, qui la conduit à Marbourg où l'attend le grand maître des Cérémonies : le lendemain, à Wabern, à six lieues de Napoléonshôhe, le roi lui-même, et à l'arrivée au château, la reine, beaucoup réjouie de voir cette bonne vieille mère, femme respectable à tous égards et toute la Cour en gala. Madame, peu habituée à de telles réceptions, est mise par là en veine de générosité. Elle donne à sa belle-fille son portrait entouré de fort grosses perles et une ombrelle ou parasol, tout bordé de perles fines, au manche d'or et d'émail incrusté de perles fines. C'est le plus joli bijou que j'aie vu de ce genre, écrit Catherine. Il est du goût de Joseph qui en fit présent à sa mère. Le lendemain, c'est encore une très jolie rangée de perles : On ne reconnaît plus Madame !

La vie qu'on lui fait mener la sort bien plus encore de ses habitudes : promenades à la recherche des beaux sites, chasses à courre, entrée pompeuse à Cassel, avec toutes les troupes en haie et les autorités en costume, spectacle en grand gala, fêtes de nuit avec cantates de Blangini en son honneur, illuminations et bals parés, revues où le roi assemble vingt bataillons d'infanterie, deux régiments de cuirassiers et deux de cavalerie légère, plus de 19.000 hommes. Le roi en fait trois heures durant les honneurs à sa mère, mais il déclare ensuite, de lui-même, qu'il est difficile de voir de plus belles troupes.

Cependant, on cause, et les sujets ne manqueraient point pour s'attrister : Le roi dit que, si les choses continuent ainsi, le royaume succombera l'année prochaine. Quelle triste perspective, écrit Catherine ; comment l'Empereur peut-il pouvoir ruiner son propre frère ? De là à d'autres rêves, il n'y a pas loin, et, à propos des renforts envoyés par la Russie en Turquie, la reine écrit : Qu'il est donc fâcheux que l'empereur Napoléon n'ait pas l'ombre de souverain vis-à-vis de lui qui ait des moyens ! Ils sont tous des hommes faibles et sans moyens ou qui ont de trop petits États pour lui tenir tête. Est-ce là ce qu'elle entend dire ou la réflexion lui vient-elle spontanément ? A coup sûr, ce n'est pas là du loyalisme, mais, avec Madame, ne doit-on pas ressasser les malheurs de Louis et les mésaventures de Lucien, et de tels récits sont-ils bien faits pour engager à la fidélité ?

Malgré les prolongations successives qu'elle a accordées aux instances de Jérôme, Madame, à la fin, se détermine à partir le 5 octobre. Le roi et la reine l'accompagnent jusqu'à Wabern, d'où, le 6, elle va à Marbourg reprendre la route de France. Cette  séparation m'a vivement peinée, écrit Catherine. A l'âge où elle est et dans le siècle où nous vivons, il est bien difficile de prévoir le moment où l'on se reverra. Cette séparation m'a doublement coûté, car, pour moi, Madame Mère était une société agréable. Elle a beaucoup d'esprit et beaucoup de moyens. Étant presque continuellement seule et vis-à-vis de moi-même, je trouvais en elle une grande ressource. Puis, le cœur d'une femme a parfois besoin de s'épancher dans celui d'une autre femme. Catherine n'est point prodigue de ces plaintes où elle dévoile quelque peu des dégoûts qu'elle éprouve à proportion de la. passion qu'elle porte à son mari. Elle retombe en cette vie de plaisir où elle joue presque un rôle de figurante et où, à chaque instant, apparaissent à sa cour des personnages nouveaux, dont elle ne peut ignorer le rôle principal et qu'elle est d'autant plus obligée de gracieuser.

Au milieu des difficultés qui s'accroissent constamment, Jérôme continue à se divertir aux parodies impériales. Il a institué un Conseil du sceau des Titres et règle les signes distinctifs de la noblesse qu'il a confirmée ou créée : Aux princes, il octroie la couronne à cinq fleurons et à neuf perles, le manteau de gueules doublé d'hermine et deux bannières posées en sautoir derrière l'écu, celle de droite, de gueules au cheval d'argent, celle de gauche, au choix de l'institué ; les comtes ont la couronne à neuf perles sans fleurons et, des deux bannières, celle de droite d'azur au cheval d'argent ; les barons, couronne à sept perles et bannière de sinople ; les chevaliers, cercle sans perles et deux épées en sautoir. Quand le roi a fini avec le blason, il apprend son rôle dans les Etourdis, que la troupe royale jouera au naturel ; mais, dans cette troupe, Jérôme n'est point sans distinguer quelqu'un ; car, pour une parure qu'il achète 200.000 francs du joaillier Bapst, il vend cent cinquante actions de la Banque de France qu'il a mises sous le nom du comte de Furstenstein.

L'Empereur parcourt les départements du Rhin : Jérôme se trouverait fort honoré de recevoir sa visite, ou, tout au moins, d'aller lui présenter ses hommages, mais, de Düsseldorf, au lieu d'une invitation, c'est une mercuriale qu'il reçoit. On a dit à Napoléon que son frère a donné des chevaux au prince royal de Suède : Je désire, écrit l'Empereur, que vous contremandiez l'envoi de ces chevaux. La Suède se comporte mal et, d'un moment à l'autre, il est possible que nous soyons en guerre. Ces présents ne sont donc pas convenables dans cet état de choses. Vous ne savez pas à quel homme vous faites des présents. D'ailleurs, l'envoi de chevaux a toujours passé pour un hommage. Rien ne peut me déplaire davantage que cet envoi de chevaux. Jérôme n'a pas grand peine à remettre au point des faits que les malintentionnés du grand-duché de Berg ont singulièrement grossis : Bernadotte, lorsqu'il a passé à Cassel, a accompagné le roi à une revue et a monté deux chevaux de son rang qui ont paru lui convenir. Il en a fait l'éloge, ajoutant qu'il n'en avait pas encore et qu'il était embarrassé pour s'en procurer. C'était la façon de se les faire offrir et Jérôme, avec sa grâce habituelle, n'y manqua point. Bernadotte avait toutes les mémoires, hors celle du cœur ; aussi, à peine arrivé en Suède, s'empressa-t-il d'envoyer deux hussards chercher ses chevaux, que Jérôme fit conduire par un de ses piqueurs jusque vers la mer. Cela eut lieu le 10 avril. C'était, écrit Jérôme à l'Empereur, une libéralité polie envers un hôte auquel Votre Majesté venait de donner un trône. Napoléon ne releva point l'épigramme : Aussi bien, avait-il pu se convaincre, durant qu'il était sur le Rhin, que les plaintes de Jérôme n'étaient pas si mal fondées et le moment d'ailleurs eût été mal choisi pour la riposte.

En effet, le 23 novembre, vers minuit, un brusque incendie a éclaté au palais de Cassel. Pour se garantir du froid, on avait établi partout des tuyaux de chaleur qu'alimentait un seul foyer, poussé outre mesure. Un de ces tuyaux, chauffé au rouge, a mis le feu au parquet du salon du grand maréchal, de là aux rideaux et à tout le palais. L'appartement du grand maréchal était au-dessous de l'appartement du roi. Jérôme ne pouvant dormir et déjà, sans s'en rendre compte, à demi asphyxié par la fumée, avait pris machinalement le cordon de la sonnette pour sonner son valet de chambre, puis s'était laissé glisser de son lit et s'était évanoui sur le tapis où le valet de chambre le trouva. Revenu par l'air et de prompts secours et pris de l'idée que c'était une échauffourée pour l'assassiner, il donna l'ordre qu'on ne laissât entrer personne, courut lui-même au corps de garde pour imposer la même consigne, et, seulement en rentrant, éveilla son aide de camp dont il se méfiait. Puis, il vint à la chambre de la reine, éveilla Catherine, la couvrit d'une redingote, et, pieds nus dans des pantoufles, escortée seulement de l'aide de camp, le général Hammerstein, et de deux gardes du corps qui portaient les pierreries et l'argent, il la mena jusqu'à la demeure du grand écuyer. L'y laissant, il monta à cheval et retourna au château à la tête de cinquante gardes du corps. Ce n'était qu'un incendie, mais quel incendie ! Les sauveteurs improvisés, appelés par les cris du gardien de nuit de la tour Saint-Martin, s'empressent, comme sur un coup de folie, à jeter par les fenêtres tous les meubles et jusqu'aux glaces. Le pillage fait autant de dégâts que le feu. Tous mes grands appartements, mes petits appartements, mes cabinets, tous ceux du grand maréchal ont été la proie des flammes, écrit Jérôme à l'Empereur ; il ne reste du château que la façade dont le toit est à moitié brûlé. Il est huit heures du matin et le feu continue. Une grande partie de mes meubles, verreries, porcelaines, tapis a été détruit ; j'ai l'espoir que mon argenterie a été sauvée.

Pourtant il faut se loger quelque part, car, vu l'état de ses finances, Jérôme ne peut songer ni à reconstruire, ni à renouveler le château. La famille a beau s'empresser, le roi de Wurtemberg offrir à sa fille tout le mobilier dont elle aura besoin, Madame et ses filles envoyer quantité de jolies choses, Fesch mettre à la disposition du roi tout son riche ameublement qui est de plusieurs millions, l'impératrice Louise envoyer, dans trois caisses, les plus jolis ajustements possibles, tout cela ne fait pas un palais, ni l'argent pour le bâtir. L'Empereur a écrit : Il est fort heureux que vous ni la reine n'ayez éprouvé aucun accident, mais il a borné là ses secours. A la vérité, la ville de Cassel a, sur invitation, offert au roi un don de 800.000 francs, mais Jérôme, à la réflexion, a jugé plus digne de refuser le présent de ses sujets ou, tout au moins, de l'appliquer à la construction des casernes ; il y a bien un don semblable de 400.000 francs offert à la reine et que celle-ci a accepté sur l'invitation du roi, mais elle en a tout de suite employé 50.000 pour les pauvres et destiné 100.000 pour les frais d'établissement dans la nouvelle maison, ce qui, avec 150.000 qu'elle applique à ses dettes et 100.000 qu'elle met en réserve, apure le compte . On se détermine alors à exécuter une idée qui parait fort ingénieuse. On prend, dans les environs du château, un quartier tout entier, rue de Bellevue. On en fait déguerpir de suite propriétaires et locataires ; on met des ouvriers dans tout cela ; on perce des portes de communication d'une maison à l'autre ; on place une grille à chaque bout de la rue qui devient la cour du palais improvisé ; en quinze jours tout est presque fini (15 décembre) et le roi peut quitter la maison du comte de Furstenstein où il s'était provisoirement installé, pour venir habiter ses appartements royaux.

Il fallait une victime : il y en eut une, mais peu intéressante. Presque tout de suite, le grand maréchal fut destitué. L'on a, écrit la reine, trouvé plusieurs dilapidations dans son administration ; pauvre prétexte en Westphalie ! Le mieux est de penser qu'on a pressenti qu'il allait perdre l'esprit, à moins que ce n'ait été sa disgrâce qui l'ait rendu fou. Ce qui est certain, c'est que, quelques mois plus tard, le 10 septembre 1812, il mourut à Paris dans la maison où on avait dû l'interner. Quelle destinée, celle de ce Meyronnet, né aux Martigues, le 3 octobre 1172, de Nicolas Meyronnet, traiteur et de Catherine Michel, qui, d'abord mousse à bord d'un caboteur de Marseille, entré par la Révolution dans la marine de guerre, devenu petit officier, est rencontré par Jérôme sur l'Épervier, s'attache à lui, le suit partout, désertant son bord en pleine guerre et se mettant en cas de peine de mort, qui monte avec son maitre de degré en degré, est comte de Wellingerode, donataire du domaine d'Eichfield, grand maréchal du Palais, général de brigade, commandeur de l'Ordre de Westphalie, membre de la Légion d'honneur, grand cordon de Saint-Hubert, grand'croix du Mérite civil de Wurtemberg et qui, non content de ces dignités, parvient, par un prodige de hâblerie, à enter son traiteur de père sur la vieille famille des Meyronnet, marquis de Châteauneuf et barons de Saint-Marc, si bien que, dans tous les actes officiels, il se fait attribuer le nom de Saint-Marc. — Pourquoi pas de Sainte-Hélène, comme le fameux Coignard ! Malgré sa cruelle et ridicule aventure d'Halberstadt[3] (29 juillet 1809) il a gardé la faveur du roi qui a employé l'Empereur même pour le faire échanger et le délivrer de sa captivité anglaise. L'incendie éclate ; Meyronnet n'y est pour rien, il n'en est pas moins disgracié ; toutefois il ne saurait s'en aller ainsi : il est nommé l'un des capitaines généraux de la garde et c'est sous ce titre que le comte de Wellingerode ira rejoindre ses ancêtres, les cabaretiers de Martigues.

Lorsqu'il s'agit de le remplacer comme grand maréchal, c'est une affaire sur laquelle il faut au moins consulter l'Empereur. Jérôme n'a-t-il pas imaginé d'investir de ce grand office le cousin de l'ancien souverain, le prince de Hesse Philipstaht, — Son Altesse le Grand Commandeur, qui, à la vérité, le sollicite. Un parfait honnête homme et un homme d'honneur, répond Napoléon, pourrait-il désirer d'être grand maréchal d'un prince qui a détrôné sa famille ? Il peut désirer d'être colonel ou général, vous ayant reconnu ; il pourra être avec honneur grand maréchal de votre fils, mais pas le vôtre. Supposez une défaite, la marche de l'Électeur sur Cassel ? Dans ce cas, pourriez-vous vous défendre d'un sentiment d'effroi de trouver à vos côtés un homme qui aurait tant de liens par lesquels on peut le saisir ? L'Empereur prêche donc pour le général Morio : Peut-être a-t-il quelques remords de l'avoir si mal traité à Compiègne, mais alors il avait encore dans l'oreille la phrase que, à Cassel, Morio avait dite à Rambuteau et que celui-ci avait trop fidèlement rapportée : Vous retournez à Paris, vous êtes bien heureux, que ne puis-je en faire autant ! Ce damné pays doit me procurer 50.000 francs de rentes pour tout l'ennui qu'il me cause ; quand je les aurai en poche, qu'il aille au diable, je n'en ai nul souci ! L'Empereur fait l'éloge de Morio, disant qu'il mérite confiance et qu'il sera très bien placé dans la Maison ; mais Jérôme n'y consent pas ; Morio fait depuis un an fonctions de grand écuyer et il y réussit à merveille. Il compte donc l'y laisser.

Ainsi écrit-il le 22 décembre : Deux jours plus tard, Morio est assassiné dans les écuries du roi par un maréchal-ferrant nommé Lesage, furieux d'avoir été congédié et remplacé par un Allemand. C'est une perte pour Jérôme. Morio était un homme de sens et de valeur, aimable dans la société, très raide dans le service ; il n'avait point été des amis du premier degré, ceux des aventures américaines, étant seulement entré dans cette cour lors de la fondation du royaume, mais il s'était rattaché à eux par son mariage avec une sœur des Le Camus, et il était devenu l'un des plus influents : général de division, grand écuyer, colonel général des Chasseurs, tout récemment (14 décembre) comte de Marienborn avec dotation du château et du domaine de ce nom, il avait à ce point la faveur de Jérôme que, malgré sa conduite devant Girone, le commandement du corps d'armée westphalien durant la guerre prochaine lui était dévolu par avance.

La guerre en effet était proche, et les nouvelles ambitions que Jérôme en devait concevoir étaient pour le faire passer sur tout ce que l'Empereur exigerait de lui. Le 9 décembre, Napoléon lui a demandé un état détaillé de ses troupes, infanterie, cavalerie, artillerie ; il veut savoir combien de divisions la Westphalie peut fournir et comme elles seront commandées. Combien vous faudrait-il d'hommes, écrit-il, pour occuper la Silésie ? Combien en avez-vous eu en 1807 ? Quelles sont les places à prendre ? Ayant, le 17, la réponse de son frère, il veut des détails sur l'organisation de l'artillerie, du génie, des équipages, des caissons pour les ambulances, les vivres, les munitions. Il exige des sapeurs, des outils, quarante canons, deux cent cinquante voitures, soit 1.200 chevaux de plus. Il a dès lors résolu que Jérôme aura un commandement important et qu'il fera la Grande Guerre. — Si vous devez vous absenter de la Westphalie, lui écrit-il, qui est-ce qui gouvernera le pays pendant votre absence ? Quelles forces lui laisseriez-vous pour le contenir ? Jérôme répond aussitôt qu'il instituera une régence de quatre membres, qu'il laissera dans le royaume près de 14.000 hommes et 1.800 chevaux et qu'il mettra en marche 20.000 hommes.

Cela prend tournure. A un homme qui apporte 20.000 soldats, on montre quelques égards. Sans doute, Jérôme ne reçoit pas satisfaction contre le prince d'Eckmühl qui, étant la cheville ouvrière de la guerre nouvelle, ne saurait avoir tort ; ses actes arbitraires, ses agressions continuelles, sa tyrannie froide, cette sorte de cruauté avec laquelle il s'est plu, en jacobin parvenu qui n'est que prince, à brimer un roi, Jérôme doit les lui passer ; l'Empereur même n'ose ni réprimander un homme si utile, ni le ranger à des formes honnêtes ; mais au moins obtient-il qu'on consente à examiner si, au lieu de 12.500 hommes dont 1.500 cavaliers qu'il s'est engagé à entretenir, il a dû recevoir 25.000 hommes et 10.000 chevaux.

Pour la première fois, au cri de détresse que Jérôme a poussé le 17 novembre, l'Empereur a daigné compatir, mais c'est Davout qu'il a chargé de porter cette douceur, pour que cela le rapproche de la cour de Westphalie, parce que la désunion n'est bonne à rien. C'est là tout le blâme que reçoit le maréchal. Quant à la douceur, elle entraîne peu : l'Empereur l'entend d'une façon raisonnable ; comme vingt sous par ration de fourrage, vingt sous par journée d'hôpital, la ration de pain et de vin à un prix un peu moindre que le prix ordinaire, vu que dit-il, le soldat est logé chez l'habitant et que cet argent reste dans le pays. Après enquête, Davout doit reconnaître que la Westphalie dépense par mois 135.000 francs au delà de ce qu'elle s'est obligée à fournir ; ce n'est pas encore ce que disait Jérôme, mais c'est bien plus que ne veut rendre l'Empereur qui liarde et pourtant qui entend que le roi de Westphalie soit satisfait ; c'est une somme de payer vingt sols la ration de fourrage et ce sera une chose avantageuse à la Westphalie si Davout met quelques milliers d'hommes de plus.

Mal que bien, la chose est ainsi arrangée et vingt sols sont mieux que rien. Ayant trouvé que, sur ce point, Jérôme n'avait point si tort, l'Empereur consent à s'informer si, sur un autre, il n'aurait pas raison. Jérôme n'a cessé, depuis 1809, d'attirer l'attention de son frère sur ce qui se passe en Allemagne. La fermentation est au plus haut point, a-t-il écrit encore le 5 décembre, les plus folles espérances sont entretenues et caressées avec, enthousiasme. On se propose l'exemple de l'Espagne, et, si la guerre vient à éclater, toutes les contrées entre le Rhin et l'Oder seront le foyer d'une vaste et active insurrection. L'Empereur ne veut pas avoir officiellement le démenti de son optimisme ; répondant à son frère, il prend texte de ce que celui-ci, afin d'attester la misère générale, a pris ses exemples dans son royaume, à Hanovre, à Magdebourg et dans ses principales villes, pour attaquer violemment le gouvernement westphalien. Quand vous aurez des faits à m'apprendre, écrit-il à Jérôme, j'en recevrai la communication avec plaisir. Quand, au contraire, vous voudrez me faire des tableaux, je vous prie de me les épargner. En m'apprenant que votre administration est mauvaise vous ne m'apprenez rien de nouveau. Cela dit, l'Empereur ouvre pourtant une enquête sur ces faits que Jérôme lui a dénoncés ; mais, par malheur, il la restreint à la Westphalie, il l'imagine officielle, il la réduit à une conférence entre son ministre à Cassel et les ministres du roi et, par là même, il la frappe d'une nullité sans remède. Les ministres du roi, sous peine de se condamner eux-mêmes, ne peuvent qu'attester l'excellent esprit des sujets ; ceux qui sont Français ne savent rien et ceux qui sont Allemands n'ont garde de parler. Quant au ministre de l'Empereur, M. Reinhard, Allemand de naissance, de parenté, de mariage et d'esprit, il n'est rattaché au service de la France que par le traitement qu'il reçoit, les agréments qu'il se procure et les honneurs qu'il espère. Il n'est dévoué qu'à ses intérêts, et, s'il est patriote quelque part, ce n'est pas en France. Pour accuser le roi et ses ministres, il est clairvoyant et subtil, car cela peut plaire à Paris ; mais, pour renseigner sur l'état de l'Allemagne, il est aveugle et muet. Quel besoin de dauber sur des amis, des parents, des concitoyens ? bien mieux vaut laisser l'Empereur dans une illusion que la prochaine guerre, selon qu'elle sera ou non victorieuse, détruira ou confirmera.

L'Empereur ainsi, malgré les milliers d'agents militaires et civils qui sont à sa solde en Allemagne et qui, occupés chacun d'une besogne où ils portent leur âpreté et leurs courtes vues, n'ont garde de s'en distraire pour faire des tableaux ; malgré les douze postes diplomatiques qu'il entretient et d'où ne vient pas un renseignement exact sur l'esprit public, est moins bien informé que s'il avait répandu quelques policiers adroits. D'ailleurs, même prévenu, eût-il voulu regarder, et, s'il avait regardé, qu'eût-il pu faire ? La victoire, dont il ne doutait pas, arrangerait tout, pacifierait tout et contraindrait une fois de plus les mécontents à se résigner.

Jérôme, ayant dit ce qu'il avait à dire et ayant été mal reçu, prend aussi son parti d'attendre tout de cette infaillible victoire. Après la guerre, l'Empereur remaniera encore une fois l'Europe ; et sans doute alors la Westphalie sera absorbée par le Grand-Empire. Qu'importera alors la Westphalie à Jérôme qui aura, sans nul doute, reçu une couronne plus solide en récompense des services qu'il n'aura pas manqué de rendre dans la Grande Guerre ? Donc, ce n'est pas à se lamenter sur elle qu'il faut penser à présent, mais à en tirer tout ce qu'on peut et à en jouir. Ainsi ont fait Murat à Düsseldorf et Joseph à Naples : à cette fin de 1814 où la banqueroute est imminente, c'est à la cour de Cassel une prodigalité redoublée. Le 31 décembre, le roi fait tirer une loterie de bijoux de 61.000 francs. En un seul mois, mars 1812, Catherine qui se targue dans son journal de ne pas dépenser à Paris 60.000 francs dans l'année, achète comptant à Leroy des robes pour 10.000 francs, et un seul grand habit de blonde coûte 3 050 francs. Le roi donne une maison de 100.000 francs au comte de Bocholtz, une de 80.000 francs au comte de Lœwenstein, une terre de 168.000 francs au comte Siméon. Mme Morio reçoit 50.000 francs en or ; Malchus, le ministre des Finances, 100.000 francs en obligations de l'emprunt forcé ; Rouljand, second chirurgien, 100000 ; Le Camus-Furstenstein 200.000, de Coninx, conseiller d'État, 200.000. Un jour, le roi a en poche 1 100.000 francs de ces inscriptions et il les distribue. La reine, pour son jour de naissance, est gracieusée de boucles d'oreilles en diamants de 100.000 francs ; le prince de Hesse, pour son mariage avec une de ses cousines, est gratifié de 40.000 écus pour payer ses dettes, d'un bien qui rapporte 7.000 francs, de 5.000 francs de rente sur l'État, de 200.000 francs en obligations et d'une corbeille magnifique.

Chaque soir, on danse : six bals masqués chez les ministres elles grands officiers ; à la Cour, deux bals masqués et deux bals parés, les autres soirs, bal dans l'intérieur dont les ministres sont exclus. Aux bals masqués, le roi change pour le moins trois fois de costume ; il est le plus gai, le plus alerte et le plus admiré des danseurs. Il débite des turlupinades à ses généraux, excelle aux quadrilles, et trouve toujours à nouer quelque intrigue. La reine, qu'on reconnaît sans peine à son embonpoint, surtout aux bourrelets de graisse qui débordent de ses souliers, parait s'amuser tout autant. Quand le bal fait relâche, on a spectacle. La reine y mène son petit chien, qui appuie ses deux pattes sur le rebord de la loge et qui, parfois, mêle ses aboiements clairs aux airs de bravoure des acteurs.

Une seule préoccupation : durer jusqu'à la déclaration de guerre et retarder jusque-là la banqueroute. Aussi ne regarde-t-on à rien pour faire de l'argent : en janvier, les domaines de l'État se vendent à raison de huit fois le revenu. Le roi regarde la Westphalie comme perdue pour lui, il met toutes ses chances dans son armée et dans le commandement qu'il espère obtenir... Il se regarde comme un gouverneur qui va quitter sa province et qui se débarrasse des effets qu'il ne peut ou ne veut emporter. Mais il lui faut la guerre : aussi quel soulagement lorsque, dans les premiers jours de février, il reçoit de l'Empereur la circulaire adressée, le 27 janvier, aux princes de la Confédération : de désire que le contingent de Votre Majesté se réunisse et soit prêt à entrer en campagne le 15 février prochain. Le 8, il accuse réception : Son contingent sera rigoureusement prêt à la date indiquée.

 

Durant qu'elle était à Cassel, Madame a profité de la sûreté des courriers et du relatif voisinage, pour entrer en correspondance avec Louis. Depuis que Decazes a quitté le roi de Hollande, l'on n'a eu de témoignages sur son état que par le Dr Latour, son médecin, qui n'a pu y tenir et qui, rentré en France à la fin de mars, a été, dès le 18 avril, nommé, par l'Empereur, médecin du grand-duc de Berg. Louis ne l'a pas regretté ; l'on peut même penser qu'il l'a poussé dehors. Mon médecin me quitte, a-t-il écrit le 2 mars à Lavallette ; il est vieux, a besoin de revoir sa famille et, comme il est loin de pouvoir me guérir, je n'en veux plus auprès de moi. Ce qu'il n'écrit pas, c'est que, cherchant toujours le magicien qui lui rendra l'usage de ses membres inférieurs presque paralysés, il s'est engoué d'un charlatan établi à Gratz, un nommé Speck, fort peu considéré de ses confrères lequel, pour tenir à portée un tel client, lui a persuadé que les eaux de Gratz étaient supérieures à toutes autres, et lui a ordonné un traitement fort long dont le patient espère une fois de plus son salut. Alarme dans la famille qui, comme à l'ordinaire, a employé Decazes. Vous ne pouvez rien faire de plus douloureux pour votre auguste famille, a écrit Decazes, que de renvoyer le docteur Latour et de vous mettre entre les mains du docteur Speck. Mais Louis a son siège fait : Latour étant le seul compagnon qui lui restât est naturellement devenu le persécuteur. Rassurez-vous sur le départ de mon médecin, a-t-il répondu. C'est un bonheur pour moi, quoiqu'il soit brave homme au fond et instruit ; mais il ne m'a pas ménagé, ni sous le rapport de ma santé, ni sous celui de ma position. Il n'est sorte de sale propos dont il n'ait rempli la ville à mon sujet... Non seulement il aggrave mes maux, mais il en ajoute que je n'eus jamais. A l'entendre, j'étais encore plus mal avant mon mariage ; chacun plaignait ma femme, etc. On aurait dit qu'il cherchait les cordes sensibles pour les toucher. Ces propos, il les a répétés devant moi et, ainsi, il ne m'est plus permis de douter de ceux qui me reviennent de la ville. D'ailleurs, Louis ne lui veut pas de mal ; il désire qu'on le place ; il le recommande à mère et sœur, mais qu'on ne lui parle pas de le reprendre ! Il ne veut pas de médecin français, il n'en a pas besoin : M. Latour, écrit-il le 23 juin, peut s'amuser à radoter et à calomnier les absents comme il a fait des présents quand il était ici ; mais vous pouvez dire à maman que je n'ai pas besoin de médecin, que je la remercie bien vivement. J'ai ici le premier médecin du pays et, depuis que les charlatans de ce pays me conseillent et que le savant cautériste Latour m'a quitté, je me porte beaucoup mieux.

La vengeance de Latour, c'est que Louis se dégoûtera de Speck comme des autres, mais, pour le moment, il achèterait des coqs pour les lui sacrifier. Et c'est lui, l'homme respectueux des médecins, qui, vis-à-vis d'un savant illustre, s'est pourtant rendu coupable du seul tort qu'un médecin ne pardonne pas : étant roi, il a fait venir en consultation, de Berlin à Utrecht, le célèbre Hufeland et il ne lui a offert ni honoraires, ni botte à chiffre. Il lui a écrit une lettre de remercîment que Twent, son intendant, devait faire parvenir avec une somme de 6.000 florins, et Twent a omis d'envoyer la lettre et l'argent. Louis l'apprend et il en est affolé. Ne pas payer un médecin, quel crime on commet et quelle coalition on suscite ! Sur-le-champ, il prie Madame d'envoyer les 6.000 florins. Je lui demande ce cadeau, écrit-il, je ne pourrais pas envoyer cette somme d'ici sans beaucoup de difficultés. Ce pauvre Hufeland n'a pas même été remboursé de ses frais de voyage... Il a été malade, il a dépensé son argent et n'a pas même reçu un remercîment pour ses fatigues.

Il n'est pas besoin d'être Hufeland pour avoir part à la confiance de Louis. Ses cheveux tombent tous, c'est moins ce désagrément qui le fâche que les rhumes et les fluxions qu'ils lui occasionnent ; aussi, a-t-il demandé une perruque habilement faite dont il a envoyé les mesures soigneusement prises avec des cheveux pour rassortir. Mais voici qu'il trouve dans une gazette l'annonce d'une pommade végétale pour les cheveux. Elle est composée par le sieur Fortin et se vend rue Helvétius n° 32. Vite ! qu'on y courre et qu'on lui en envoie tout de suite une bonne provision. Par malheur, quand arriveront perruque et pommade, ses cheveux auront repoussé. Fortin a manqué sa fortune !

Ayant renvoyé Latour, Louis ne peut manquer de se plaindre qu'on l'abandonne et qu'il est seul : un seul homme peut combler ce vide désespérant, c'est Bylandt ; il n'y a que Bylandt ; il lui faut Bylandt ; rien que Bylandt. Je n'ai, comme dit Voltaire,

... besoin que d'un ami qui me parle du cœur.

Si mes rêves m'en ont donné un, je le bénirai. On ne veut pas qu'il me rejoigne, je n'ai besoin de nul autre. Quand, à la fin, le 23 juin, il apprend que Bylandt, réintégré dans son grade, refuse de se rendre à Gratz, ce n'est point Bylandt qu'il accuse, c'est l'Empereur. On aura encore machiné quelque noirceur. De lui-même Bylandt fût venu ; s'il n'est point venu, c'est qu'on l'a contraint, et comme cela est vilain et lâche ! Quant aux empêchements qu'on apporte à son arrivée près de moi, écrit-il, j'observe seulement que lorsqu'on déporta de France Barthélemy et d'autres, les Révolutionnaires même n'eurent pas l'inhumanité de refuser à son ami Letellier de le suivre et pourtant Barthélemy était avec nombre de compagnons et n'était point malade comme moi, et n'était point le frère du gouvernant d'alors !!... Il s'en prend à tout le monde et n'épargne personne : Il me semble, écrira-t-il encore, que, si ma sœur et maman avaient voulu, elles auraient bien trouvé moyen de m'envoyer mon aide de camp. Je ne puis concevoir une cruauté si grande et si inutile. Ainsi, le refus de Bylandt ne compte pas, et dût-on l'amener à Gratz de brigade en brigade, ce n'est que près de Louis que Bylandt se trouverait virtuellement libre.

Désormais Louis déplore en prose et en vers la Solitude à laquelle il est condamné :

Séduisant horizon, paysage enchanteur,

J'admire sa beauté parfaite !

Mais cache ton éclat, cache cet air de fête !

Quand tous les maux brûlent mon cœur !

Je suis actuellement comme un vrai hermite, absolument seul, écrit-il. Cela lui fait un thème. Pourtant, en mai, il a près de lui un voyageur qu'il a retenu, et qu'il laisse libre en juin. J'avais un Hollandais près de moi, écrit-il le 23 ; je le renvoie ; on peut donc être content ; je suis absolument seul. Là-dessus, la famille s'émeut, recherche les hommes qui ont pu avoir quelque part à sa confiance et suggère leurs noms à Decazes. Bréatte, l'ancien bibliothécaire du roi, s'offre d'abord : Qu'il me laisse tranquille. Dites-le lui ; vous m'obligerez, répond Louis. Ensuite, Ducoudray, son ancien secrétaire. Dites-lui de ne pas venir comme il m'en menace dans sa lettre, écrit Louis le 12 septembre. Je considérerais comme espions tous ceux qui viendraient chez moi à mon insu et sans ma permission. Dans la misère où il est, Ducoudray ne reçoit pas même un secours et c'est l'Empereur qui, par Corvisart, le 20 février 1812, lui envoie 4.000 francs. Decazes offre pour secrétaire un sien cousin, arrivé depuis peu, vingt ans, le meilleur ton, des connaissances pour son âge, fils d'un frère de son père, du même nom que lui. Il ne gênerait en rien Votre Majesté qui en ferait tout ce qu'elle voudrait et ne lui coûterait pas un sol de dépense de plus. Refusés le secrétaire et le désintéressement. Louis veut avoir le droit de se déclarer solitaire ; surtout il entend écarter tout ce qui est Français, car, à défaut de Bylandt vainement réclamé, il reçoit près de lui, dans le courant de l'été de 1811, son ancien ministre des Cultes et de l'Intérieur M. Van Capellen que sa femme accompagne ; mais, de cette compagnie, qu'il conservera près d'une année, il n'a garde de parler. Cela fait partie de sa politique hollandaise et il y porte toute sorte de mystères.

Car Louis n'a point renoncé à son trône, à son peuple, à ce qu'il nomme son pays. Officiellement il est le comte de Saint-Leu, mais, de quiconque vient le voir, il reçoit sans broncher le Sire et le Votre Majesté. Dans les entretiens journaliers qu'il a tête-à-tête avec Van Capellen, il l'entretient ordinairement de la Hollande, récapitulant les détails de son règne, regrettant de n'avoir pas fait telle ou telle chose pour le bien du pays, disant que, s'il était ramené par les circonstances en Hollande, il tâcherait de faire mieux sous quelques rapports. Un jour, le Moniteur arrive contenant des détails sur le voyage de l'Empereur en Hollande et plusieurs des discours adressés à l'Empereur par différentes autorités. Cette lecture le met dans une grande fureur. Il ne pardonne pas, dit-il, de telles bassesses à des Hollandais qui ont faussé le serment envers lui en se jetant dans les bras de celui qui vient de réunir la Hollande à son empire d'une manière si illégale... en se décorant d'un ordre substitué au sien par un jeu de mots qui fait de l'Union du pays, la Réunion de ce pays à la France sous la devise : Tout pour l'Empire.

Il ne se contente pas de converser ; il a établi des correspondances mystérieuses dont il attend sans doute de grands résultats, à en juger par les précautions qu'il prend pour dérouter la police : première enveloppe à l'adresse d'un banquier de Vienne ; deuxième au nom d'un négociant de Grata ; troisième avec cette seule suscription : Veuillez faire parvenir cette lettre, et la lettre est anonyme. Le cabinet noir n'en déchiffre pas moins quel est le destinataire, et il trouve des plaintes que le prince ne tienne pas la promesse qu'il a faite d'écrire tous les deux mois. Cela prouve qu'en Autriche la police des postes est faite au moins aussi bien qu'en France.

Ses peuples lui manquant, il s'adresse aux têtes couronnées. De Nohitsch, où il est allé prendre les eaux en juillet, il se rend le 26 à Bruck, où doit passer l'empereur d'Autriche accompagné de l'impératrice Maria-Ludovica. II sollicite une audience et il remet aux mains mêmes de l'empereur copie de sa protestation en date du 1er août 1810 contre sa déchéance.

La situation qui lui était faite à Gratz était d'ailleurs celle d'un roi qui eût gardé l'incognito. Il y jouissait de beaucoup de considération de la part du gouvernement autrichien qui avait beaucoup d'égards pour lui. L'archiduc Jean ne venait jamais à Gratz où il avait son musée de minéralogie, sans venir faire sa visite à l'ex-roi de Hollande. Cela n'empêchait pas que la police n'ouvrit à la poste toutes les lettres qui lui étaient adressées et qu'elle n'eût des surveillants apostés pour épier ses actes, ses paroles, ses sentiments, ses opinions et ses accidents de santé. Des uns et des autres, on était à la vérité aussi bien instruit qu'on l'est d'ordinaire par de tels rapports. Ainsi écrivait-on : La seule chose dans laquelle indirectement Louis blâme Napoléon, c'est dans les affaires de la Religion. Il vénère le Pape et se vante de n'avoir jamais voulu adopter dans ses États, pendant qu'il y régnait, les principes impies de son frère... Quant au moral, le roi s'est donné de bonne foi tout entier à la Religion : celle-ci amène la résignation, la paix de l'âme.

Cela est supérieurement jugé ; dans les lettres qu'il écrit en confiance qu'elles ne seront pas ouvertes, par exemple à son frère Lucien, quelle résignation il montre et comme il jouit de la paix de l'âme ! Nous sommes, lui écrit-il le 19 février, dans un temps où il est difficile de suivre la raison et encore plus sa conscience ; on est surpris sans cesse par les événements, les intrigues et la ruse. Qui l'a plus éprouvé que moi ? Tu sais mieux qu'un autre combien j'ai souffert et enduré pour éviter un esclandre dans mon intérieur et, à plus forte raison, une séparation, et cependant j'ai mis mon nom à un divorce auquel pour mon compte rien ne pourrait me forcer ! J'espérais qu'une nouvelle ère allait commencer, que l'ordre, la bonne foi, l'équité reviendraient sur notre malheureuse terre. Enfin, lorsque la force est dépouillée de toute considération et de tout autre argument, on est trop heureux de conserver quelques sentiments d'honneur et de probité. Je n'aurais jamais cru qu'il frit possible de se trouver dans une position dont on ne pouvait sortir intact ; ce qui a été ma position. Il a fallu choisir la moins mauvaise issue. C'est la politique actuelle d'en vouloir à la réputation et de la compromettre malgré vous. Je n'ai ici quelque tranquillité que depuis six semaines. On me laisse plus tranquille parce que l'on croit que je ne vivrai pas longtemps... La plainte verbeuse et déclamatoire s'espace en des pages à l'infini, il proteste contre les injustices et les réactions qui ont comblé la mesure ; il raconte avec une acrimonie désespérée les suites de son abdication, ses communications aux ambassadeurs de France, le discours que Napoléon a adressé au grand-duc de Berg par lequel il apprit toute une nouvelle morale et un nouveau droit ; le séquestre mis sur toutes ses affaires publiques et particulières sans exception, livres, garde-robe, etc. Nul grief n'est laissé de côté et les plus forts ce sont les voyages d'un ancien secrétaire (Decazes) ; puis le fameux Moniteur du 15 décembre où l'on publie une lettre inexacte de lui, écrite sur l'instigation de Champagny, et un sénatus-consulte ridicule où on lui donne un apanage en compensation de ce qu'il a perdu. Napoléon ne lui a pas seulement volé sa couronne, il a empoisonné toute sa vie. J'ai été, écrit-il, blessé, maltraité, étouffé, dès mon adolescence, par mon frère. J'ai sacrifié mon plus bel âge à le suivre dans ses campagnes. J'ai servi mon pays dès l'âge de quinze ans, avec un dévouement absolu, une activité sans égale, et je n'ai jamais reçu de mon frère une marque d'encouragement. Il m'a fait interrompre mes études pour me vouer à l'état militaire, et, dès que je m'y suis donné tout entier, tandis que les autres avançaient rapidement et étaient loués, vantés publiquement, souvent avec justice, mais quelquefois avec exagération, on me laissait oublié. Sans les deux ministres de la Guerre, Carnot d'abord et ensuite Bernadotte, j'aurais été encore capitaine au retour d'Égypte, et cependant j'ai perdu à la guerre la santé la plus robuste et un temps précieux.

Ce n'est pas assez que Napoléon ait retardé son avancement, il lui a imposé une femme d'abord, une couronne ensuite. Les derniers événements, dit-il, mon voyage et ma prison à Paris, mon retour et enfin mon abdication passent toute croyance. Il est inutile que je te parle de l'injustice et de toutes les sortes de malheurs dont j'ai été la victime, un volume suffirait à peine. Il le fait ce volume et, la conclusion, c'est le projet d'aller s'établir en Amérique, la demande adressée à Lucien de lui envoyer le plus tôt possible un passeport anglais, au nom de L. Van Hol, au moyen duquel il gagnera les États-Unis et se réunira à son frère.

Pourtant, à Gratz, il est fort bien installé dans une maison appelée la Maison Suisse qu'il a payée le prix fou de 25.000 florins et à laquelle il doit, en septembre, faire encore pour 11.000 florins d'augmentation. J'ai, écrit-il lui-même le 23 juillet, une maison agréable, saine, commode et un très grand jardin de ville. de paye le tout un peu cher, mais c'est ainsi pour tout le monde. Sans doute a-t-il en vue un établissement plus somptueux lorsqu'il demande à Madame de lui acheter, pour 120.000 francs, ses diamants qui, dit-il, valent beaucoup plus. Madame décline la proposition, mais les diamants ne sont pas moins vendus, et, après avoir vu plus de trente maisons de campagne sans prendre un parti définitif, Louis s'arrête à une propriété qui parait d'importance. Le courrier que Madame a, de Cassel, expédié à son fils, raconte au retour qu'il a trouvé le roi mieux que jamais, que sa maison était très bien montée, qu'il avait acheté une terre dont le château devait être magnifique, qu'il s'occupait beaucoup de cette campagne qu'il avait prodigieusement embellie et qu'il ne manquait de rien.

Au début, en effet, la famille avait pris l'alarme sur ses besoins ; comme Louis, dans chacune de ses lettres à Decazes ou à Lavallette, se plaignait des dépenses qu'il devait faire, des ports de lettres ruineux, des frais assommants de la poste ; comme il refusait tout argent venant de France, non seulement sa dotation dont il n'admettait pas qu'on lui parlât, mais les revenus de ses propriétés particulières, répondant qu'il les a données à sa femme et a ses enfants ou qu'on les lui a prises, comme on voudra ; comme, pour payer les petites dettes qu'il avait faites ou qu'il faisait à Paris, il s'adressait toujours à sa mère, et qu'on avait appris la vente de ses diamants, tout le monde l'avait cru à bout de ressources et ses frères et sœurs s'étaient empressés de se mettre à sa disposition. Cela l'avait exaspéré. Je ne sais, écrit-il, qu'est-ce qui s'amuse à dire que je suis dans la détresse ; ma sœur Élisa m'a envoyé des offres que j'ai refusées peut-être trop durement, mais je n'ai pas le sang si glacé qu'on croit. Caroline a fait de même et il écrit à Pauline : Je ne sais ce qui peut avoir donné lieu à cette démarche de ma sœur après un si long silence ; je lui en sais bon gré, mais je l'ai remerciée. Je n'ai besoin de rien ; persuadez-le bien à tout le monde... J'imagine que ce qui peut avoir donné lieu à cette démarche, c'est qu'on aura appris que j'ai vendu mes diamants, mais ils m'embarrassaient et je les déteste plus que jamais. C'est beaucoup dire. Les sœurs ont été remerciées : Jérôme est moins bien traité encore. Pour faire ses offres, il a écrit en mettant l'adresse au roi Louis ; Louis lui renvoie la lettre non décachetée, en écrivant dessus : Il n'y a pas ici de roi Louis, mais bien Louis Bonaparte, comte de Saint-Leu.

C'est à Madame seule qu'il demande de l'argent, mais plus pour la commodité que pour le besoin. Il la prie de payer pour lui Paër qui lui a fait de la musique, ou Hufeland qui est venu en consultation, de donner un secours ou un présent à tel ou tel en son nom, mais pas plus d'elle que de Pauline avec laquelle pourtant il est le plus lié, dont il parle avec tendresse à toute occasion, à laquelle il adresse ses essais littéraires, il ne voudrait rien recevoir pour le matériel de sa vie. Aussi bien n'a-t-il besoin de rien. Quoiqu'il écrive à Lucien : Je n'ai sauvé de mes propriétés que quelques décorations en brillants et 500.000 florins que j'avais eu le bonheur de prêter à quelqu'un qui m'en fera passer les intérêts ; quoiqu'il s'étende sur une perte qu'il aurait faite d'un autre prêt de 150.000 florins, on lui donne pour le moins, ses propriétés payées, 40.000 florins de revenu. Mais une bonne partie de ces revenus passent aux pauvres et souvent à des intrigants qui abusent de sa grande charité. Ainsi donne-t-il beaucoup à des officiers autrichiens qui prétendent ne pas pouvoir vivre de leurs appointements.

Son train est fort honorable. Il va le soir dans quelques maisons de la haute noblesse et, de temps en temps, il reçoit celte société chez lui. A dîner, il invite parfois quelque professeur ou quelque savant, ce qui rompt, pour Van Capellen, la monotonie d'une conversation où les mêmes sujets reviennent constamment. Un seul Français a trouvé grâce à ses yeux, c'est un émigré de haut parage, le marquis d'Ecquevilly, maréchal de camp de 1788, ci-devant capitaine du Vautrait chez le Roi, qui, après avoir commandé à l'Armée de Condé l'escadron de Royal, y a fait fonction de maréchal général des logis de la cavalerie. Pour l'instant il végète à Gratz en compagnie de sa femme qui est née Durfort-Civrac. Sa sœur, Mme d'Esterno étant la mère du d'Esterno, chambellan de Madame, M. d'Ecquevilly a trouvé dans cette parenté un trait d'union avec Decazes ; de Decazes, il est passé à Louis, et il attend de la protection de celui-ci la faveur de rentrer en France et d'y toucher une pension de 6.000 francs qui serait celle de son grade. Louis emploie donc mère et sœur pour M. d'Ecquevilly, lequel, à défaut de la pension qui se fait attendre, sollicite des secours du ministre de la Police. Cela ne lui fit point tort à la Restauration qui combla cette victime de Bonaparte et le fit lieutenant général, pair de France, cordon rouge et cordon bleu.

A Gratz, Louis, tout inflammable qu'il fût, n'avait pas trouvé à flamber, il se réservait pour les eaux. A Neuhaus, où il vint faire une saison en quittant Nohistch, il rencontra un ménage singulier, le Dr Pagliarucci et sa fille Jeannette. Pagliarucci était médecin et recherchait la pierre philosophale ou quelque chose d'approchant. Il était un peu fol et fort intrigant. Jeannette, dit-on, était un miracle de beauté. Étant fille d'un savant aussi illustre elle n'eut qu'à paraître devant Louis. Le père avec son Arcanum, la fille avec ses charmes, lui tournèrent complètement la tête. C'est l'avis du directeur de Police et il faut l'en croire. Si belle compagnie ne se pouvait quitter ; aussi Louis emmena-t-il à Gratz les Pagliarucci qui n'en quittèrent que le 5 novembre. Lorsque, dans ses mémoires, Louis dit qu'il vécut toute cette année très retiré attendant l'époque de la paix si désirée pour aller demander au Pape l'annulation de son mariage, n'était-ce pas qu'après avoir conquis sa liberté, il comptait offrir sa main à Jeannette ? Quant à son cœur, il le lui a donné tout de suite :

Fleur de beauté, fleur d'innocence,

Ainsi je t'aime et je me tais,

Lorsque je cache en ta présence

Mes vœux, mon trouble et mes regrets.

Plus aimable, mais non plus tendre

Un autre charmera ton cœur,

Ah ! puisse-t-il du moins comprendre

Et mériter un tel bonheur !

Jeannette envolée, c'est bien pis :

Sur mon cœur depuis ta partance

Je sens le plus horrible poids !

Ô ma Jeannette, ton absence

Double tous mes maux à la fois.

Mais il semble que ce grand amour s'exhale en vers et se paye de mots ; c'est assez l'usage de Louis, qui préfère les entités poétiques qu'il se forge aux réalités charnelles qui ne manqueraient pas de lui être secourables. Sa tendresse littéraire est volage et change volontiers d'objet. Le sentiment profond, immuable qui, en lui, prime même son égoïsme maladif, même sa haine contre son frère, c'est l'amour paternel, — amour pour son fils aîné, car du second, Louis, il parle à peine. Pour son frère, dont je ne connais pas le tempérament, écrit-il, je m'en repose entièrement sur sa mère.

Mais, sur Napoléon, il entend exercer à distance une surveillance de tous les instants ; il veut qu'on lui rende compte de tout et rien ne doit se faire sans son ordre écrit. Par le conseil de Latour, il a, étant à Amsterdam, fait mettre un cautère à l'enfant. Il n'admet pas qu'on y touche. Si le bras maigrit, écrit-il, on peut changer le cautère de place. Malgré ses discussions avec Mm de Boubers, lors de son abdication, il a pleine confiance en elle pour les soins à donner, une telle confiance qu'il eût voulu qu'elle fût seule chargée de son fils au détriment de Mme de Boucheporn et de Mme de Mailly et qu'il a engagé à ce sujet des négociations avec Hortense. Trouvez l'occasion de lui dire, a-t-il écrit à Decazes le 18 février, que je désire vivement que Mme de Boubers ait seule la direction, que cette direction ne change pas chaque semaine, ce qui non seulement est inconvenant, mais très dangereux. Engagez-la vivement à donner à Mme de Boubers les femmes de chambres nécessaires, mais point d'égale. Ces trois têtes me font peur ; quoique les deux autres dames soient également bonnes et dignes de confiance, il est impossible qu'elles ne sentent pas le danger de cette concurrence.

Mais, voici qu'en mars Mme de Boubers est nommée sous-gouvernante du Roi de Rome : cela devient une grande affaire pour Louis. Il réclame qu'au moins, si la reine ne donne pas, comme il le souhaite, un gouverneur à Napoléon, non pas autant pour son instruction que pour l'ôter des mains des femmes ; si elle ne se décide point entre les trois personnes qu'il juge convenables : M. de Chaban, maitre des requêtes, M. de Chabrol préfet, ou l'évêque Villaret, qu'au moins elle ne fasse plus changer les gouvernantes chaque semaine, mais qu'elle confie l'aîné à Mme de Mailly et le cadet à Mme de Boucheporn, chacune ayant les bonnes et les gens nécessaires. Hortense ne se rend pas plus sur cet article que sur celui du gouverneur. Une mère aussi tendre ne saurait aliéner la moindre portion de son autorité ; toutefois, elle consent que, à peu près chaque semaine, Mme de Mailly, ou Mme de Boucheporn écrive au père des nouvelles de ses enfants. Louis répond en entrant dans de méticuleux détails, aussi bien sur le moral que sur le physique et en dissertant sur chaque objet. Je désire beaucoup, puisque Napoléon commence à grandir, écrit-il à Mme de Boucheporn, qu'il s'accoutume, insensiblement et petit à petit, à traiter sa mère et moi avec quelque sentiment de respect et qu'il parvienne ainsi à connaître parfaitement tout ce qu'il doit à ses parents : il est dans l'âge où l'impulsion que l'on reçoit dure toute la vie et, cette époque négligée, il serait difficile de le ramener à ce qui doit faire une partie essentielle de ses devoirs et de son bonheur. Il approuve qu'on le fasse écrire et loue sa fort belle main, mais il n'entend pas qu'on le fatigue. Il aura bien le temps, dit-il, d'apprendre tout ce qu'il doit savoir, quand même cela ne serait que vers les dix ou onze ans. Pêle-mêle, il prêche la nécessité des promenades ; il s'enquiert de l'écoulement du cautère, de la pousse des dents, de la couleur du teint, de la fréquence des rhumes, il ne veut pas de danse ; ce n'est un exercice sain que lorsque l'on a la poitrine entièrement fortifiée et que l'on a passé l'âge de la dentition, des gourmes, etc. Puis il revient du physique. A-t-on soin de lui donner en premier lieu des principes approfondis de la Religion et de la Morale ? C'est dans le courant de la journée, le soir, le matin, quand l'occasion s'en présente, que cette instruction doit être donnée : L'enfant seul ne doit pas s'apercevoir qu'il la reçoit et la suit en jouant et insensiblement.

Tout cela est pédant, médiocre d'expression et peu neuf, mais c'est assez que, chez ce malade, on trouve un père pour qu'on lui rende quelque sympathie, et le voici alors, ce père, se peignant au naturel dans les lettres qu'il écrit à son fils et qui, avec leurs longueurs, leurs parties délirantes, leurs méticuleuses attentions, en apprennent plus que toutes les études psychologiques sur ce côté du caractère de Louis. J'ai reçu ta dernière lettre, mon ami, lui écrit-il, je suis très content de ton écriture. Je ne t'écris pas plus souvent parce que je suis occupé de me soigner et tu sais que j'ai mal principalement à la main droite. D'ailleurs, j'ai la certitude que la plupart des lettres ne parviennent pas. Je ne sais pas, mon cher enfant, quand je te verrai, mais, quand même je ne te vois pas, cela ne m'empêche pas de t'aimer tendrement ; c'est une raison pour t'aimer davantage ; j'espère que tu penses aussi comme moi et que tu n'oublies pas le plaisir que me font tes lettres et les preuves que j'y trouve de tes progrès et de ta bonne conduite. Écris-moi tout ce que tu voudrais me dire si tu étais près de moi et parle-moi de tes études. Ma santé est bonne, je me porte bien mieux à présent. Adieu, mon cher enfant, je t'embrasse tendrement.

Dans une autre lettre de la fin de l'année 1811, le détail affectueux se rend plus précis, l'attention paternelle plus éveillée : Louis a vu que les lettres au moins qu'il adressait à son fils arrivaient à destination ; sa méfiance, si manifeste dans la première lettre, est calmée ; son cœur s'ouvre et l'homme apparaît méticuleux, tatillon, consciencieux, mais vraiment père : Mon cher enfant, je reçois exactement tes lettres et celles de ces dames ; aussi, je suis inquiet si elles me manquent un seul jour. Comme j'y suis accoutumé, il ne faut pas y manquer une seule fois. Je te fais mon compliment sur ton écriture qui est belle et qui le deviendra encore plus si tu t'appliques toujours. Quand on m'envoie de bons rapports sur toi, cela me fait beaucoup de plaisir. Tu sais bien que je t'aime beaucoup parce que j'ai toujours espéré que tu serais bien sage et bien bon ; rien ne me fait plus plaisir que d'en recevoir souvent des preuves. N'oublie pas de remercier, de ma part et surtout de la tienne, ces dames qui ont tant de soin de toi depuis ton enfance, Mme de Mailly, Mme de Boucheporn et cette bonne [Mme de Boubers] il ne faut pas l'oublier. Je veux, mon ami, que tu ailles les voir le premier jour de l'an pour les remercier de toutes les peines qu'elles ont prises pour toi depuis si longtemps.

Vois-tu souvent ta nourrice et Mme Rousseau ? Tu leur feras sans doute un cadeau le jour de l'an, écris-moi ce que tu leur auras donné et ce que tu leur auras dit. Ta maman t'en donnera les moyens.

Adieu, mon bon ami, continue à être bien sage, bien bon pour les personnes qui prennent la peine de te soigner et de t'instruire afin que tout le monde ait un peu pour toi de l'attachement que j'ai pour mon cher enfant.

On ne saurait dire que Louis soit entièrement véridique lorsqu'il écrit à Lucien : S'il (l'Empereur) avait reconnu mon fils, je serais rentré en France dès que l'on aurait voulu me permettre d'y vivre en simple particulier, et j'aurais habité une province méridionale, soit la Provence ou la Corse, quelque risque qu'il y eût eu pour moi ; les faits, on l'a déjà constaté souvent, prennent dans sa mémoire le tour qu'y donnent ses passions ou ses délires successifs, mais, ce que Louis peut dire en vérité, c'est que, pour ce fils, il s'est déclaré à Paris prêt à tous les sacrifices, que pour lui il a abdiqué, et que, dans toutes les négociations engagées depuis lors, il a posé pour première condition qu'on lui rendrait ce fils et qu'il le garderait avec lui.

S'il n'en parle plus à présent, c'est d'abord qu'il ne veut plus de pourparlers, ensuite qu'il sait l'inutilité d'une demande que contrarieraient moins encore les Constitutions impériales et la volonté de l'Empereur que la résistance obstinée d'Hortense.

Avec son fils, peut-être après lui, sa grande passion est la littérature. Nul homme, à moins d'être homme de lettres, n'en fut, semble-t-il, à ce point entiché, n'en prit les intérêts aussi à cœur, n'en embrassa si violemment les querelles : et c'est pourtant une littérature qui ne semble point faite pour émouvoir de si puissantes amours. Des contemporains, après Delille qui est hors de pair, le poète que Louis préfère est Campenon et, de Campenon, la Maison des Champs. Quand Campenon lui envoie son Enfant prodigue, je le trouve au-dessous de l'autre, écrit Louis ; ce n'est qu'une esquisse sans sensibilité ni sentiments. Les notes valent mieux que l'ouvrage. Il y a loin de là à Esther, c'est ainsi que doit parler le poète de l'Écriture Sainte. Deux mois plus tard, son jugement s'est adouci. Je dois une réponse à M. Campenon, écrit-il, je vous l'envoie. Faites-moi le plaisir de la lui remettre. J'ai reçu et lu son nouveau poème avec presque autant de plaisir que sa Maison des Champs, mais je préfère celle-ci. J'ai tort peut, être : j'attends pour le savoir la sentence de Geoffroy.

A qui voudrait prendre une idée de la dictature que Geoffroy exerça alors sur les esprits cultivés, de l'importance qu'on attachait à la littérature, de l'influence qu'avait le Journal de l'Empire et dont bénéficia le Journal des Débats, il suffirait de ces lettres de Louis. Le nom de Geoffroy y revient à toute page ; c'est son jugement que Louis attend pour prendre une opinion, et la plus magnifique récompense qu'il entrevoie, c'est un article de Geoffroy. Lorsqu'il écrit le 5 mars, je ne désespère pas d'entendre Geoffroy s'occuper de la Femme intrigante cet hiver, c'est tout son rêve de gloire qu'il exprime d'un mot. Entretenez-moi de Geoffroy et de la littérature, c'est mon seul plaisir, écrit-il le 3 avril ; il me semble que Geoffroy a bien raison au sujet de Mahomet II. Qu'en dites-vous ? écrit-il le 24 mai. Être comparé à Geoffroy, prendre quelque semblant d'être Geoffroy, cela vaut presque une couronne : Je vous dirai, écrit-il, que le très petit nombre de personne que je vois ici me font faire malgré moi un cours de littérature et, sans le vouloir, je me trouve disciple de Geoffroy. Car l'on attaque Racine que j'aime de tout mon cœur ; on lui préfère Voltaire. Je suis obligé de faire le petit Fréron. Envoyez-moi La Harpe quand l'occasion se présentera : vous m'obligerez.

Des livres ! Des livres ! Il en est affamé et à chacune de ses lettres il en réclame : Pourrais-je avoir, écrit-il, le bel ouvrage de l'Institut sur l'Égypte et celui de Denon, cela me ferait bien plaisir ! Tachez de m'envoyer souvent et régulièrement un ouvrage de ma bibliothèque et des meilleurs à votre choix, j'aurai la surprise et beaucoup de plaisir... La collection des moralistes me serait bien agréable. Je voudrais que vous me fassiez le catalogue d'une bibliothèque choisie de livres agréables et tout à faits récents en même temps. Envoyez-le moi. Ailleurs... Envoyez-moi souvent des livres, des nouveautés, des tragédies et comédies, mais de manière à m'épargner des frais de poste, par des occasions si c'est possible ; car les frais sont assommants. Ailleurs : Je vois dans les journaux bien des livres qui me tenteraient, l'Itinéraire de Chateaubriand, l'Introduction à l'histoire de France par Ragouneau, l'histoire de Lacretelle complète, je n'ai qu'un volume ; la nouvelle traduction de Tacite par Barret, si elle vaut celle de Dureau de la Malle ? Je voudrais bien aussi un Rousseau, Werther traduit par Aubry et la Messiade de Klopstock, si elle est traduite, ce que j'espère... Je voudrais bien avoir Delille en entier. Y a-t-il une édition complète de Bossuet ?... Ailleurs : Vous me feriez grand plaisir de m'envoyer l'ouvrage de Mme de Souza dont on fait tant de bruit... Vous me ferez bien plaisir, toutes les fois qu'il y a quelque ouvrage nouveau qui a du mérite, de me l'envoyer. Lorsque j'en entends parler et que je ne l'ai pas, cela me donne de grandes impatiences.

Non seulement il lit, mais il porte des jugements qui, s'il était encore roi, se traduiraient par des décrets. Ainsi, à propos des Prix décennaux : Comment, écrit-il, [les Académiciens] n'ont-ils pas donné le prix à l'histoire de Lacretelle ? C'est l'ouvrage qui parait bien supérieur. Au reste, l'Académie l'occupe infiniment, et, bien que Geoffroy n'en soit pas, elle a gardé à ses yeux un prestige qui ne pâlira jamais. Être de l'Institut ! Joseph, Lucien, Napoléon en sont et lui, qui s'y trouve plus de droits que tous ses frères ensemble, n'y a point été nominé en l'an XI et n'a guère à présent de chances pour y être élu : il est convaincu pourtant que la Deuxième classe s'occupe de lui : lors de la réception de Parseval-Grandmaison qui prenait le fauteuil de Saint-Ange, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély a commencé son discours par cette phrase : Monsieur, il est des hommes dont la destinée parait soumise à une fatalité déplorable ; ils luttent en vain contre elle, en vain ils s'arment de force ou de courage, de prudence ou de résignation ; ils marchent sous l'influence d'un astre impérieux et, s'ils obtiennent enfin le bonheur ou le repos, la main invisible qui les en avait éloignés, les frappe quand ils commençaient à en jouir. Louis n'en doute pas : c'est de lui qu'on a voulu parler et il écrit tout aussitôt : Je voudrais bien savoir à quel propos M. le comte Regnaud de Saint-Jean-d’Angély a fait aux malheureux cette première apostrophe dans son discours à l'Académie ? M. de Saint-Ange n'y donnait pas lieu réellement et n'en pouvait fournir le prétexte.

Ainsi mordu de littérature, il ne saurait se contenter de lire, sans doute écrit-il aussi : Certes ! Il a même tant de sujets en tête qu'il en propose à tout venant : Je vous dirai, écrit-il, que j'ai trouvé un sujet unique pour un grand poème, mais il n'y a qu'à Delille que je voudrais le dire, si jamais il était tenté de l'entreprendre. Pour avoir occasion d'essayer sa force, il provoque ses correspondants à des tournois littéraires, comme à développer ce thème : Les principes de morale qui sont obligatoires pour les individus le sont-ils pour les sociétés entre elles ? S'il en est ainsi, donner les preuves les plus convaincantes de cette thèse importante et quelles sont les modifications dont elles sont susceptibles dans leur idée plus générale !!! Il fait des vers, beaucoup de vers, des odes qu'il traduit d'Horace, puis des départ, des absence, des exil, des retour, des complaintes et des romances, sans compter les vers amoureux ou prétendus tels ; mais la versification n'est pas encore chez lui une vocation décidée ; il n'a point encore entrepris de la réformer et d'y donner des lois ; ses vers riment encore — mal — mais ils prétendent rimer. Sauf quelques indications des personnes qu'il rencontre, des lieux qu'il visite, des sentiments qu'il éprouve, on serait tort embarrassé d'en rien retenir. Le tracé en est si imprécis, le dessin si vague, la langue si pauvre, qu'à ces balbutiements on ne saurait s'attarder. On n'a rien d'une comédie qui eût sans doute été plus intéressante : la Femme intrigante, rien d'un roman qu'il semble avoir terminé en 1811 : Au moins, à partir de cette date, ne parle-t-il de Savadante qu'au passé : En avril il écrit pourtant : J'ai de grands projets sur Savadante, nous verrons de grands changements ; et le 24 mai : Parlez-moi de Savadante si vous vous intéressez à elle. Je vous dirai que je suis fort occupé-de mon petit roman, mais il faut faire le prote ou le magister de mon écrivain et cela ne me plaît ni ne me réussit. J'espère cependant en venir à bout. Cela me larde. Je voudrais être libre pour relire mes poètes. Qu'est-il advenu de Savadante ? A-t-elle même pris une forme définitive ou son histoire est-elle venue se confondre dans l'histoire de Marie ?

Pour celle-là, que Louis a commencé d'écrire à Tœplitz et dont alors il a fait confidence à Decazes, lequel n'a point manqué d'en parler à Pauline, on peut en suivre, dans ses lettres, les progrès et les vicissitudes. On pourrait la croire achevée au début de 1811 : Je m'amuse, écrit Louis le 5 mars, à corriger mon petit roman en lettres des Peines de l'Amour. Il est tout changé depuis Tœplitz. Ma sœur l'aura par le docteur (Latour), si c'est possible, et vous lui direz qu'elle pourra me critiquer tant qu'elle voudra. Cela ne me fera rien. Decazes aussitôt saisit la balle :

Avec quelle impatience, écrit-il, j'attends le roman de Votre Majesté ! Assurément j'en serai content, si Votre Majesté l'est elle-même et je puis dire cet éloge qu'il est bien peu de mes critiques qu'elle n'ait approuvées et même qu'elle n'eût d'avance intérieurement prévues. Et, pour être mis en possession du chef-d'œuvre, Decazes demande que le manuscrit lui soit envoyé à Laybach, sous le couvert de son cousin Dubouchet qui le lui fera passer ; et, si le roi y consent, il le fera transcrire par un autre cousin qui a la meilleure main et qui fera une copie de la plus grande élégance et du plus grand soin à l'usage de la princesse Pauline. C'est aller trop vite et les cousins sont trop pressés : Dites à ma sœur, écrit Louis le 29 avril, que son roman est fort avancé, mais je vais lentement. Hermacinthe n'a plus ses divers ridicules, elle ne fait plus maigre..., etc. Nous verrons si, comme cela, elle aura l'heur de vous plaire. — J'ai refait mon petit roman, écrit-il le 21 mai. J'en suis revenu aux Peines de l'amour ; ce sont elles que j'ai voulu décrire dans l'histoire de Marie : vous me direz si j'ai bien trouvé. Et le 26, Je ne manquerai pas de vous donner des occasions de faire le Geoffroy. J'ai presque achevé mon petit roman ; je l'ai presque tout changé, mais je doute qu'il vous plaise : quoiqu'il y ait pas mal d'événements, il y a peu de situations nouvelles. Vous pourrez facilement comprendre quelle a été l'idée que j'ai voulu traiter : il aurait fallu pour cela écrire quinze ou seize cents pages, tandis qu'il y en aura à peine le tiers. Ce ne sera qu'une esquisse. Si, par la suite, j'ai le temps, je pourrai peut-être le compléter en le refaisant. Puis, durant quelques mois, on reste sans nouvelles de Marie. Decazes s'est avisé de parler à Louis affaires et réunion, sujets interdits, et les confidences s'interrompent : L'expérience m'a appris, écrit Louis le 12 septembre, combien j'avais plus besoin de lire que de me livrer à des compositions imparfaites et qui le seraient longtemps si je ne m'occupais d'acquérir un peu de ce dont j'ai tant besoin. D'ailleurs, dans ma position, les premiers temps il est vrai m'ont trop vivement ému et préoccupé pour que je puisse m'occuper sérieusement à m'instruire, mais cela passe. Je me trouve en état de lire et relire les ouvrages sérieux et, plus cela m'arrive, et moins je suis tenté d'écrire. Je ferai bien d'y renoncer.

Cette façon de s'esquiver est une rupture. Or Decazes seul eut les honneurs d'être présenté à Marie ; Lavallette est indigne. D'ailleurs, à partir de décembre, la poste n'apporte plus à Gratz une seule lettre de la famille et n'en reçoit plus une seule de Louis pour les siens. Elles sont lues à l'étranger et c'est mettre l'Europe dans des secrets de famille, a dit l'Empereur. Quand les uns et les autres verront que nulle lettre n'arrive, ils comprendront et cela aura l'avantage qu'ils correspondront par toutes les occasions et que, dès lors, leurs lettres ne seront plus lues.

Sans doute, mais les occasions pour Gratz sont plutôt rares : c'est donc une mise en quarantaine. L'histoire de Marie s'interrompt ainsi au plus beau chapitre. Dès lors pourtant, elle est grande fille, seulement, vu l'écriture de son père, indéchiffrable. Van Capellen doit donc recopier tout l'ouvrage pour établir un manuscrit présentable. Il se charge de même de toutes les corrections d'imprimerie et elles ne sont point médiocres, car c'est le premier livre qu'on imprime en français à Gratz. Le tome Ier[4] est achevé d'imprimer en mars 1812, le tome II[5] en juin. Ils ne portent l'un et l'autre ni lieu d'impression, ni nom d'imprimeur ou d'éditeur.

Ce titre seulement :

MARIE

ou

LES PEINES DE L'AMOUR

avec cette épigraphe d'Horace :

Felices ter et amplius

Quos irrupta tenet copula, nec malis

Divulsus querimoniis

Suprema citius solvet amor die.

On tire cinq cents exemplaires, dont quatre cents, mis dans le commerce, sont payés mille florins à Louis qui les donne aux pauvres. Il est donc auteur ! Aussi, malgré sa belle résolution de ne plus écrire à Decazes, le 28 juin, il sort de son silence et avec la timidité d'un débutant, il lui recommande son livre et plaide les circonstances atténuantes : Monsieur Decazes, écrit-il, je vous envoie le griffonnage que j'avais projeté quand vous étiez ici et que j'ai achevé depuis. Vous le trouverez tout autre. Je vous prie de m'en dire franchement votre opinion, principalement à l'égard de la langue. Faites-moi le plaisir de bien remarquer toutes les fautes et de me les faire connaître afin que je n'y tombe plus, niais, avant, assurez-vous de la réalité de vos critiques. Cela vous sera facile puisque vous êtes près de l'Académie. J'attends votre réponse avec impatience.

Cet envoi n'est pas le premier. C'est pour ainsi dire un duplicata. Dans le premier, je vous ai envoyé deux exemplaires, un pour vous, l'autre pour Hermacinthe. Vous m'avez dit l'année passée qu'elle était malade ; si elle n'est point morte, envoyez-lui l'exemplaire ci-joint qui lui est destiné, sans dire de quelle part. Je vous [recommande ?] de le lui faire parvenir.

Ce livre fourmille de fautes. Vous ferez aisément la part du prote et la mienne. La moitié du second volume, c'est-à-dire la fin, n'a pas été revue par moi. Vous trouverez un petit vers trop court page 189. On a mis vœux pour souhaits. Non loin de là, on a mis aussi : Vous soignez ce drôle-là, pour saigner ce drôle-là, expression d'assassin. Il s'y trouve aussi des contradictions, parce que l'on a imprimé des passages rayés avec les corrections, etc. Malgré mille peines, j'ai dû renoncer à la ponctuation, elle est très fautive.

Dans le cas où vous trouveriez que c'est sans inconvénient, vous pouvez le vendre à un libraire à condition que le prix sera donné au village de Saint-Leu.

Adieu, je ne dois pas oublier de vous faire remarquer des fautes volontaires. Fête long rime avec parfaite bref. Il y a contre ou selon les règles difficiles des participes, page 189 deuxième volume : Tous les chants ont cessés, etc. Puisque les Anciens n'avaient point de rimes et que celles-ci sont des [      ][6], pourquoi tenir à leur richesse ? Un léger son, une faible conformité suffit et, quant au pluriel du participe, c'est une licence poétique ou du moins qui a voulu être telle.

N'est-ce point là le pouacre consciencieux que disait Napoléon ? Au tremblement qui saisit tout auteur devant son premier livre sorti de la presse, Louis ajoute, par des justifications préalables qui prouvent son ignorance de la langue, une sorte de folie du scrupule, dont témoignent les six pages d'errata qu'il met en tête de son livre et où il annonce qu'il n'y comprend pas les fautes de ponctuation et d'accentuation. Ce n'est point là ce qui empêchera le roman d'être bon, s'il est tel. Il faut donc le lire, et le lire en cette édition[7]. A Henri de Saint-Simon, qui lisait chaque soir un des romans paraissant alors par centaines, quelqu'un demandait quel plaisir il en pouvait tirer. J'y trouve toujours un homme, répondait-il, l'auteur ! Au moins, si, dans Marie, l'on ne trouve point Louis tout entier, on trouve de lui assez de morceaux pour qu'on prenne une idée plus précise de son caractère.

Dans un domaine situé sur les bords du Leck entre les provinces d'Utrecht et de Gueldre, vit une femme d'une admirable beauté, fière, originale, d'une vertu parfaite, d'un esprit profond et d'une virginité intacte : c'est Hermacinthe, qui gouverne, plus en prêtresse qu'en souveraine, des vassaux dont le bonheur fait son occupation et sa joie et sur qui elle exerce une dictature religieuse. Quelle religion ? On ne sait trop. A des détails, il apparaît qu'elle est catholique, mais elle tourne, à des pages, à une sorte de théophilanthropie. Hermacinthe régit donc cette Salente hollandaise et, grâce aux lois qu'elle a données, tous les êtres y sont bons, vertueux et libres, même les animaux. Hermacinthe a une pupille, Marie, et un frère, Jules, qui, destinés à être mariés l'un à l'autre, s'aiment d'un amour très discret et très jeune sous les regards attentifs d'Hermacinthe, laquelle ménage des épreuves diverses à la pudeur de la jeune fille et à la constance du jeune homme. On est au début de la Révolution, en une époque vague qu'on peut situer vers 1792. Jules qui est venu à Lille afin d'y régler des affaires en vue de son futur mariage, est, quoique citoyen hollandais, considéré comme soumis aux lois militaires, dites la Réquisition, et il est incorporé dans l'Armée des Alpes. Tout ce qu'il peut obtenir, c'est une commission d'officier au même état-major que son ami Adolphe.

Celui-ci, qui, dans le roman, représente la légèreté française, est un gentil cavalier, destiné à une vertueuse et charmante hollandaise, nommée Adélaïde, mais, pour le moment, fort épris d'une duchesse française appelée Corine, laquelle a tous les agréments, hormis la vertu.

Adolphe et Jules sont donc à l'Armée des Alpes : bataille, prise de ville, sac, pillage — et c'est Chambéry qui ne fut ni pillée, ni saccagée, — duels, quantité de duels et jeune fille sauvée par Jules des insultes de la soldatesque. Ici, aventures étonnantes de cette jeune personne, nommée Sophie, qui est d'une beauté parfaite, grande, svelte et blonde. Voyage nocturne de Jules en sa compagnie ; tempête, orage, refuge cherché dans une cabane, et, sans le portrait de Marie qu'il sent dans la poche de son gilet, Jules succomberait à la tentation, mais il est préservé et remet Sophie intacte aux mains de ses vertueux parents. Il revient à l'armée, mais, dans une rencontre où il se bat en héros, il est blessé et fait prisonnier. Adolphe, blessé aussi, mais libre, retourne à Paris où il épouse Adélaïde. Hermacinthe, qui est encore à Paris où elle continue les démarches pour obtenir la libération de Jules, veut alors, avec Marie, regagner son hermitage, mais elle est arrêtée, jetée en prison et le président d'un soi-disant tribunal qui la tient dans ses cachots, prétend abuser de la jeune Marie, laquelle ne trouve pour la protéger qu'un certain duc d'Ast, homme fort distingué sous tous les rapports à l'exception des mœurs, qui, à Paris, a fréquenté chez Hermacinthe. Tous les malheurs à la fois : l'hermitage et le domaine sont dévastés et incendiés par des pillards, et, de la Pologne autrichienne, arrive l'indubitable nouvelle de la mort de Jules. Le duc d'Ast, amoureux de Marie, la sauve des mains du fâcheux président qui l'a fait enlever ; mais il ne peut empêcher qu'Hermacinthe ne soit condamnée à être déportée à la Guyane, et, comme on vient de publier une loi révolutionnaire par laquelle toutes les veuves d'émigrés ou leurs orphelines restées en France sont obligées d'épouser de suite un républicain, Marie, pour échapper à de nouvelles poursuites du président, se détermine à épouser le duc qui a promis d'obtenir le commandement de la Guyane et qui l'obtient. Juste au moment où commandant et déportés vont mettre à la voile, des salves d'artillerie se font entendre, des cris : La Terreur est passée ! Robespierre est mort !Tout l'équipage, écrit Marie, se mit à genoux. Un respectable ecclésiastique qui devait être déporté avec nous entonna le Te Deum ! Chacun joignit sa voix à celle du pasteur, et, à peine avions-nous fini qu'on vint nous prévenir que nous étions libres ! Heureusement ! car, on devait en pleine mer ouvrir les soupapes du bateau et noyer tous les passagers.

Ensuite, tableau de la France après le 9 thermidor. Tous les personnages ont été sauvés : Adolphe et Adélaïde, comme Hermacinthe et Marie, mais l'infortunée Marie est enchaînée par un mariage que le duc s'obstine à ne pas laisser blanc. Marie devient donc enceinte et, tout aussitôt, le duc, homme libertin, change de passion et d'une vitesse étonnante. Il est à la fois l'amant d'une madame de la Ville et d'une danseuse nommée Coralie, et il prétend le devenir d'une des jeunes vassales d'Hermacinthe. Il enlève cette jeune vassale et part avec elle, laissant à Marie une lettre insignifiante.

A ce moment, la paix générale est conclue et Jules, tenu pour mort, relierait. Mais quelles aventures il a confites ! S'il n'a pu, étant captif, faire parvenir nue seule lettre, il a eu pleine liberté de passer des jours et des semaines près de l'aimable Sophie, laquelle est morte de douleur parce qu'il ne l'a pas épousée. Ensuite, il a été interné dans la Pologne autrichienne : où il a failli périr par la fièvre presque pestilentielle dite de Hongrie ; il a été sauvé par Amélie, baronne d'Es..., femme sans mœurs, qui, au milieu de la Pologne, avait transporté le luxe, la frivolité des Sybarites. Après la convalescence, promenades, nouvel orage, puis discussion philosophico-littéraire à la suite de laquelle Jules, le misanthrope Jules devint la conquête de la baronne. Mais Amélie se trouve enceinte ; elle convoque alors sa noble famille polonaise et elle annonce à Jules que, s'il ne l'épouse pas, elle va se tuer en présence de tous ses parents. Jules épouse et suit Amélie à Cracovie. Là, il retrouve la duchesse Corine, accompagnée d'un nommé Ernest avec qui il s'est battu jadis pour préserver la vertu de Sophie. Ernest lui apprend qu'Amélie a eu ci-devant d'autres maris et qu'elle a présentement des amants. Duel, séparation, pensées de suicide, voyage à des eaux thermales et tableau de la vie qu'on y mène ; mais Jules, quoiqu'il ait toutes les raisons de répudier Amélie, ne veut point du divorce contraire à la religion, et, pendant que sa ci-devant femme prend un autre époux, il se considère toujours comme lié à elle. Enfin, elle meurt subitement, de la chute d'une calèche qu'elle conduisait elle-même avec quatre chevaux, en compagnie d'un jeune fat, connu pour son courtisan. Jules, libéré, se rend près de la terre du duc d'Ast d'où Marie et Hermacinthe doivent regagner leur l'ermitage. Il les précède et les accompagne, invisible et présent, les sauve des assassins, des voleurs et de quantité de périls. Elles rentrent chez elles ; Jules se cache dans les environs, mais sa présence est décelée par son chien ou plutôt son ami, Fidèle, que Marie a recueilli. Fidèle s'échappe de l'appartement de Marie, vient trouver Jules à la cachette qu'il s'était ménagée dans le parc, puis retourne au château gratter à la porte de Marie qui ne peut rien comprendre à cette folle joie. Reconnaissance et réunion. Mais Marie est trop vertueuse, elle est trop dévouée à ses devoirs pour admettre, de la part de Jules, même une amitié confiante : Jules pourtant en semble digne, car il sauve d'une mort dramatique le duc, époux de Marie, qui, en patinant, a été précipité dans une crevasse et il risque sa vie pour conserver celle d'un rival détesté. Ce rival n'est pas encore au bout de ses infidélités à l'égard de sa femme ; il enlève la duchesse Corine qui, avec Ernest, est venue vivre à quelques lieues de l'hermitage, mais ensuite, las de ébauches, il se tue d'un coup de pistolet. On penserait que les choses vont s'arranger, mais survient là une inondation du Leck, telle que l'auteur la vit en 1808, au temps qu'il était roi. Jules y joue un rôle glorieux et enfin, après de nouvelles péripéties, telles que la mort d'Adolphe et d'Adélaïde, Marie et Jules trouvent, avec Hermacinthe, réunis dans le château reconstruit et peuvent encore espérer d'heureux jours.

Tel est, étroitement résumé et réduit à l'essentiel, car les épisodes y abondent, les incidents et les digressions, ce roman que peu de gens ont lu et sur lequel, sans le connaître, on a bâti quantité de théories. L'aventure, comme on voit, est étrangement confuse, désordonnée et enfantine, inférieure à ces milliers d'aventures dont alors l'invraisemblance amusait le public et où du moins l'on parvenait, à l'exemple d'Anne Radcliff, à obtenir parfois quelque effet de terreur. Le style, hors certains passages qu'il faut mettre à part, étonne par le mauvais ton : Les saloperies de la société, servir une petite morveuse, ce tripotage d'enfants ; la syntaxe est ignorée, les rapports des mots sont confusément sentis et leur sens parfois n'est que peu approprié à la pensée, et pourtant Marie, ou les peines de l'Amour est un des ouvrages qui révèlent le mieux la personnalité de leur auteur. Sans doute, de crainte que son livre ne soit arrêté, efface-t-il tout ce qui serait de la politique, tout ce qui porterait sur l'histoire de la Hollande ou sur sa vie royale ; sans doute l'intrigue est-elle toute romanesque et hors de la réalité, mais la plupart des caractères ont été pris sur des personnages existants qui étaient de l'intimité de Louis. Hermacinthe existe, puisqu'il lui destine un exemplaire de son roman : Decazes la connaît, et c'est même le seul modèle sur lequel on soit embarrassé de mettre un nom.

Nul doute que Louis ne se soit peint sous les traits de Jules, l'amant de Marie. A chaque page, des rapprochements s'imposent entre l'être réel et l'être imaginaire : ce sont ses idées, ses opinions, ses goûts, ses rêves qu'il prête à Jules. Il se voit tel que Jules, beau, bien découplé, alerte, agile et fort. Ce Jules accomplit toutes les prouesses dont Louis, si son physique ne s'y refusait, eût aimé trouver l'occasion et dont, par ses infirmités mêmes, il est porté à exagérer l'audace. Jules passe à travers les éléments conjurés, il pratique des sauvetages inédits ; il triomphe des ennemis de son pays, de ses rivaux en amour, des voleurs, de l'eau et du feu. Dans le détail des situations extrêmes où Louis se plaît à placer son sosie, il y a de l'inexpérience certes, de l'enfantillage à coup sûr, mais plus encore de ce grossissement caractéristique qui se rencontre chez certains délirants et qui leur rend réelles et présentes des aventures fictives. Jules est chaste ; Jules est amoureux de Marie ; il lui demeure fidèle, effectivement dans les- bras de la vertueuse Sophie, moralement dans les bras de la vicieuse Amélie. Les observations de Jules sur le monde de Paris sous le Directoire, sur les baigneurs qu'on rencontre aux Eaux ; ses pensées sur le suicide, ses malédictions contre les femmes impures, ce sont les observations, les pensées, les malédictions de Louis. Tout ce que Jules dit au sujet du divorce, Louis l'écrit dans ses lettres. A des pages, Jules disparaît, et, à travers la trame romanesque qu'il écarte, Louis se laisse voir en personne naturelle. Ainsi, ces réflexions de Jules après sa rupture avec Amélie, lorsqu'il veut rendre compte de la façon dont elle s'est faite, des procédés qui servirent à le déterminer à l'accomplir, des moyens par lesquels l'opinion fut préparée pour lui devenir contraire. C'est là une page des mémoires de Louis : En faisant courir par le monde le bruit de ce que l'on désire, il arrive aux oreilles de celui qu'il intéresse et, non seulement on attire par cela sa pensée et l'on s'épargne la peine de l'initiative, mais encore l'on se met dans la position la plus avantageuse dans le cas où l'on éprouverait des chagrins domestiques. Le public, dans les affaires du monde comme au spectacle, s'intéresse à celui qui s'offre le premier à son intérêt, et, quand les démêlés arrivent, on obtient tout crédit en client aux esprits justes et impartiaux : Le tort est à Monsieur et non à Madame. On l'a contrainte pour ce mariage, on l'a poursuivie, elle ne voulait pas ; elle n'a fait que céder aux instances. N'a-t-on pas imaginé pour l'y forcer de la faire lever à quatre heures du matin sous prétexte d'une fête, etc.

Jules a un chien qui lui montre toutes sortes de tendresses et qui est très justement et véridiquement peint dans l'effusion de ses sentiments affectifs. Louis aime les chiens : il est, de sa famille, le seul qui ait constamment un chien près de lui, non parce que ce chien est beau, mais qu'il est bon, tendre et dévoué. La société d'un chien lui parait préférable à celle de la plupart des humains, son affection plus sincère, plus désintéressée et plus commode. Il a éprouvé une douleur véritable à la mort tragique du pauvre Thiel ; à Gratz, il n'est point seul ; alors que les serviteurs et les compagnons s'éloignent ou se dérobent, Finette lui reste. Le maitre de Finette peut être l'historien véridique de Fidèle.

Pour Marie, comme pour Amélie, l'on ne saurait avoir de doutes sur les personnages. Si l'on rapproche des traits qu'il leur prête, ceux qu'il donne à Émilie de Beauharnais (Mme Lavallette), et à sa propre femme dans une sorte de confession qu'il adresse à la même époque à son frère Lucien, la ressemblance ne peut être méconnue. Tu sais, écrit-il, qu'ennemi du libertinage et des plaisirs grossiers, je faisais consister mon bonheur dans un heureux mariage. Après le retour d'Italie, à la paix de Campo-Formio, je pouvais être heureux et faire le bonheur d'une jeune personne que j'aimais et dont j'étais aimé, vertueuse, aimable et digne de l'amour et de la vénération d'un honnête homme. Tu la connais. Tu dois te rappeler comme on m'a fait alors partir subitement pour l'Égypte. J'ai dû sacrifier mon bonheur, mon instruction que j'étais alors en âge de reprendre où elle avait été interrompue et ma santé qui avait besoin de repos. J'ai tout sacrifié à mon frère. Cette jeune personne a depuis justifié mon attachement et mon estime. Elle a été malheureuse par moi, puisqu'on l'a forcée de se marier malgré elle à un homme qu'elle n'aimait pas. Cependant, elle a été, malgré la contagion de l'exemple, toujours vertueuse et estimable. C'est le modèle des femmes et des mères. Tu sais que ce qui a décidé mon frère à m'empêcher de contracter ce mariage fut le nom et l'état de sa famille, alors proscrite. Depuis, je suis resté malgré moi dans la carrière militaire que je n'aimais pas, parce que c'était la volonté de mon frère. Je m'y suis traîné sans grands succès, ni sans but. J'ai résisté plusieurs-années à un mariage que je ne redoutais qu'avec trop de raisons par le peu de convenances de caractère qui existait entre elle et moi. Je feignais de ne vouloir point me marier afin d'être en repos et qu'on ne me forçât à m'engager à choisir celle que je redoutais, tandis que j'attendais avec impatience qu'elle fût mariée elle-même pour être libre de mon choix et trouver le bonheur et le repos d'un honnête homme dans le sein d'une femme vertueuse, mais à peine Caroline eut-elle découvert mon secret que tout se conjure contre moi ! Depuis le mariage d'Émilie, je n'avais point eu d'attachement profond. Je désirais me marier et ma femme joua si bien la comédie qu'à mon grand étonnement, je me trouvai des sentiments nouveaux pour elle. Je crus que c'était une femme des plus parfaites. Elle se peignit à mes yeux telle que je désirais ma femme. Je fus ébloui et marié. Depuis lors, ma santé, mon caractère allèrent en succombant. Je sentis que j'étais perdu et les quatre années écoulées depuis lors jusqu'à mon avènement en Hollande me semblent un songe ; je suis étonné d'y avoir résisté.

Ces déclarations sont contemporaines de la rédaction de Marie ; contemporaines aussi de lettres très respectueuses sans doute, mais extrêmement tendres écrites à Mme Lavallette. Émilie a donc servi de modèle pour Marie. On ne saurait s'étonner que Lavallette ait, au moral comme au physique, assez peu de rapports avec le duc, époux de Marie. Louis avait constamment besoin des bons offices du directeur général des Postes et n'eût point été assez malavisé pour l'obliger à se reconnaître en un personnage que son immoralité rend odieux. Mais Hortense, c'est Amélie : le trait est violent, brutal, poussé au noir, mais faut-il s'attendre que Louis ait flatté le portrait ? Depuis notre mariage, écrit Jules, j'étais devenu taciturne, stupide quelquefois et d'une apathie inconcevable. J'étais sans cesse étonné de ma position et si étonné que, très fréquemment, j'en doutais ou voulais en douter, mais le moyen de conserver longtemps mon illusion, Marie toujours dans mon cœur et Amélie devant moi !... Quant à Amélie, elle me parut tout autre. Plus de confiance, plus de conformité d'opinions entre nous. Je lui en fis des reproches, mais elle en rit. — Je le vois bien, lui dis-je, vous vous amusez à me contrarier ; dans l'Amélie du lendemain, je dois trouver celle de la veille. — Mes pressentiments ne me trompèrent point ; dès que nous fûmes époux, la maison était sans cesse remplie. Tous les élégants, tous les oisifs des environs arrivaient chez elle. La danse, les concerts, les promenades, les parties de plaisir étaient de grandes affaires. Elle était chagrine si, par oubli, le matin était arrivé sans qu'elle sût à quelle partie ce jour était destiné. La maison était alors sens dessus dessous, chacun courait pour être instruit de cette grande nouvelle et moi, tranquille et triste spectateur de ce mouvement ridicule, soit dans l'intérieur de la maison, soit à la fenêtre, je me sentais prêt à succomber sous le poids du ridicule.

Louis n'épargne guère les femmes françaises et presque toujours c'est Hortense qu'il vise, mais il en vise d'autres aussi ainsi la duchesse Corine, qui n'est point, comme on pourrait croire, Mme de Staël, mais Mme Tallien. A la honte de son sexe, écrit-il, Corine n'a jamais rougi de se montrer en public enceinte, quoique non mariée, changeant d'amants comme de convives. C'est ainsi qu'elle se voyait entourée d'un bon nombre d'enfants, quand Ernest lui a donné son nom et sa main... Quoiqu'elle soit encore belle, elle est fort changée. Quelques années de plus ont épaissi sa taille et enflé ses traits si doux, si délicats, dont l'expression contrasta toujours avec son âme. C'est bien là Mme Tallien au moment où elle épousa M. de Caraman.

Pour Mme Récamier, Louis se met moins en frais d'imagination ; sans lui attribuer un rôle dans son roman, il plaque quelques anecdotes qui ont été connues de toute la société. Celle-ci d'abord, dans un tableau de Paris qui est un des bons morceaux du livre : J'ai vu un benêt de mari assister à une fête que sa femme seule donnait chez lui, où trois mille personnes étaient invitées, où la dame du logis dansa un pas de deux avec le premier danseur de l'Opéra, jouant elle-même du tambour de basque et dansant au milieu d'une foule curieuse et maligne. Je l'ai vue ensuite, ravie de son prétendu triomphe, rentrer dans sa magnifique chambre à coucher, s'étendre sur un sofa vis-à-vis la porte restée ouverte, et la foule empressée à lui donner des secours, des sels, des eaux spiritueuses, tandis qu'elle se complaisait à étaler ses beaux cheveux, ses beaux bras nus en faisant mille contorsions. J'ai vu son inconcevable mari, dans cet instant, donner des chaises aux derniers rangs de la foule pour qu'on pût mieux se moquer de sa femme et pousser la bonhomie jusqu'à faire étendre et étendre lui-même des serviettes sur les meubles afin qu'on pût s'élever sur eux sans les gâter et mieux contempler sa moitié !

L'autre anecdote, que Thiébault aussi a enregistrée dans ses mémoires — ce qui prouve, contre les récents apologistes de Juliette, que tout le monde à Paris n'était point sa dupe, et moins qu'autres le frère de Joseph et de Lucien — demande une explication : la danseuse Coraly, c'est Mme Hamelin ; le duc c'est Montrond ; Mme de la Ville, c'est Mme Récamier. Dimanche passé, écrit Louis, lorsque toute la ville était à la promenade, la danseuse qui faisait exactement suivre sa rivale, découvrit qu'elle était partie avec le duc, dans la même voiture sans livrée, pour une petite maison hors des barrières. La Coraly qui avait pris ses mesures d'avance et donné de bonnes instructions à son cocher et à ses gens, part à la recherche de sa rivale avec la plus grande vitesse, atteint sa voiture à la barrière comme on était arrêté pour payer le droit d'entrée ; les cochers se disputent, se fouettent ; les promeneurs se rassemblent ; la comédienne descend alors et, se récriant sur le secret et le flegme des personnes enfermées dans l'autre voiture qui ne faisaient rien pour terminer celte querelle, elle excite la curiosité des nombreux spectateurs sur l'intérieur de ce carrosse et ouvre elle-même la portière avec une grande vivacité. Le duc et Mme de la Ville sont découverts par le public dans un extrême embarras et, l'on ajoute, quelque désordre d'habillement...

Que viennent faire ces anecdotes dans le roman ? montrer ce que valent les femmes dans la patrie d'Hortense, et c'est parce qu'elles ne valent rien, que Louis à nationalisé Hollandaises Marie et Hermacinthe, qui sont pourtant Françaises de naissance. C'est bien là tout ce qu'on trouve d'hollandais dans le roman, avec quelques paysages plus ou moins justes de ton, quelques noms de personnages accessoires, tel le comte de Bylandt (t. I, p. 115) et le tableau de l'inondation du Leck. Au reste, de même qu'il y a Bylandt, il y a le Dr Pinel (t. II, p. 22) et l'abbé de Lamblardie (t. II, p. 112), mais ils ne jouent aucun rôle. Il semble que ces noms véritables soient placés là pour mettre la curiosité hors de piste : elle a bien assez à s'exercer pour rechercher les personnages véritables, puisque Hermacinthe demeure introuvable.

Rédaction, corrections, copie du manuscrit, les épreuves, le brochage, la mise en vente, ç'avaient été pour Louis des jours heureux ou presque : seulement, il semble qu'aucun critique en France ne fut assez osé pour rendre compte de Marie ou les peines de l'amour.

 

A Paris, Madame n'a point trouvé Hortense. A la vérité, dans l'ordinaire de la vie, elle la voyait peu ou point, la rencontrait seulement aux Tuileries et dans les occasions officielles. Elle se contentait fort bien de choyer ses petits-fils, surtout l'aîné, car elle n'avait pu empêche que les étranges déclarations de Louis au sujet du cadet n'eussent tracé sur son esprit. On les lui envoyait chaque semaine et elle n'avait nul besoin de la mère.

Au Baptême du Roi de Rome, Hortense a rempli les fonctions de seconde marraine ; elle a figuré le 16 juin à l'ouverture du Corps Législatif, où, avec Pauline, le grand-duc de Wurtzbourg et le grand-duc de Francfort, elle a pris place dans la tribune aux côtés de l'Impératrice ; puis, elle a été du banquet impérial à la gauche de Marie-Louise. Ensuite, elle a disparu. Le 4 juillet, elle a envoyé à Saint-Cloud ses deux fils, qui, avec leur gouvernante, un écuyer et un chapelain, occuperont le Pavillon d'Italie, et qui, de là, après le départ de l'Empereur pour la Belgique et la Hollande, iront à Malmaison, chez leur grand'mère ; mais de juillet à décembre, leur mère qui ne saurait, dit-elle, se passer d'eux, ne les verra point.

C'est à Aix en Savoie que va Hortense, cela est public. Elle emmène Mme de Broc, Mile Cochelet, sans doute M. de Marmold, point M. de Flahaut qui est à Bourbonne, où il fait deux saisons pour soigner des rhumatismes qui l'obligent à se couvrir de flanelle. Mais son excellente mère, Mme de Souza, a soin de se tenir au courant de la santé de la reine, pour en donner des nouvelles, même à d'autres qu'à lui. Ainsi, écrit-elle le 22 juillet à Mme d'Albany : Votre entraînement est aux eaux d'Aix, bien affaiblie, bien maigre et toujours excellente. Cet Aix, si brillant parfois et dont, pour certaines saisons, la chronique est si abondante, semble en 1811 sans annaliste qu'on sache. Mme de Staël y a passé, mais elle n'a vu qu'elle même ; Mme de Boigne y est venue, mais l'on fait encore mystère de ses mémoires ; Mme Récamier s'y rendait, niais l'ordre d'exil l'a frappée en route. Il y a là pourtant M. de Sémonville qui eut la rage d'écrire, M. de la Tour Maubourg, le général Bachelu et même le fils cadet de Mme de Staël auquel Hortense promet de s'intéresser au rappel de sa mère. A défaut de chroniqueurs officieux, on a l'officiel, M. le baron Finot, préfet du Mont-Blanc. La santé de la reine, écrit-il, est améliorée par l'usage des eaux. Sa Majesté emporte les regrets du département et de la ville d'Aix en particulier qu'elle a comblés de bienfaits. J'ai été très satisfait de l'esprit du département à son égard. La plupart des dames de Chambéry, d'Annecy et d'Aix ont sollicité l'honneur de lui être présentées... Sa Majesté a donné une fête charmante le jour de la fête de S. M. l'Empereur. Elle avait daigné me consulter sur l'acte de bienfaisance le plus propre à célébrer un jour aussi cher à son cœur... Je prends des renseignements sur un militaire qu'elle se propose de faire rappeler de l'année et de fixer par un mariage dans son pays natal.

Cela semble fort simple : mais tout le monde ne jugeait point aussi favorablement que le préfet la conduite de la reine et quelqu'un, sans doute, avait intérêt à connaître quels étaient ses correspondants. Le 19 août, l'estafette, à son arrivée à Chambéry, s'aperçoit que le paquet à l'adresse de la reine a été brisé ; les cordes qui l'attachaient ont été coupées ; l'enveloppe adressée à la reine et portant la souscription pour elle seule, est vide. Des recherches sont engagées sans résultat. Le directeur de la poste qui sait que le paquet contenait entre autres une lettre de l'Impératrice Marie-Louise a voulu mener la procédure sans avertir ni le préfet ni la reine, mais il doit bien se confesser. Toute la police est mise sur pied, elle ne recueille que des lambeaux de papier sans intérêt.

Après cet étrange épisode qui lui a fait prolonger de quelques jours son séjour à Aix, le 31 août, à neuf heures du matin, Hortense part pour Genève avec des passeports à destination de la Suisse qui lui ont été délivrés, sous un nom d'emprunt, par le préfet du Mont-Blanc. Elle compte passer quinze jours dans la maison de l'Impératrice Joséphine, à Genève. Elle ne sait pas encore si, de là, elle ira voyager en Suisse, ou si elle se rendra aux vœux du vice-roi qui doit venir au-devant d'elle jusqu'aux îles Borromée pour la conduire à Monza. C'est là la version à l'usage des autorités. Tout au début de septembre, elle est à Genève où elle reçoit à dîner le préfet M. Capelle, qui croit lui faire sa cour en lui racontant les nouvelles aventures de Mme de Staël, devenue effectivement Mme Rocca, et fort embarrassée de l'être. Ces histoires ne sont point de nature à égayer la reine. Elle s'installe à Prégny, dans la maison que, par une heureuse fortune, sa mère a définitivement acquise le 11 avril et qui se trouve toute meublée. Jusque-là, elle a reçu et donné des nouvelles ; elle s'est tenue en correspondance avec la gouvernante de ses enfants. Le 14 septembre, elle écrit de Genève : Madame de Boucheporn, je vais faire un petit voyage pour voir mon frère. Je serai à Paris du 10 au 15 octobre ; ne m'écrivez plus à partir du 20 de ce mois, car je serai toujours en course. Cependant, si mes enfants étaient malades, Lavallette m'enverrait un courrier. Si l'Impératrice (Joséphine) partait, mes enfants retourneraient soit au Pavillon d'Italie, soit à Paris. Le petit voyage conduisit, dit-on[8], Hortense dans une maison de la rue d'Anjou, où elle accoucha, le 21 octobre, d'un enfant mâle qu'un médecin accoucheur, nommé Claude-Martin Gardien, demeurant rue Montmartre, n° 137, déclara le lendemain à la mairie comme né, chez lui, de Louise-Émilie-Coralie Fleury, épouse du sieur Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny, propriétaire à Saint-Domingue, demeurant à Villetaneuse, département de la Seine. Les témoins furent, l'un un cordonnier, l'autre un tailleur d'habits. Il y aurait eu, dit-on, à l'accouchement des témoins plus qualifiés, le comte d'Arjuzon, le comte de Poret, le baron de Flahaut de la Billarderie — Auguste-Charles-Joseph de Flahaut. Par une surprenante coïncidence, le sieur Gardien, en déclarant l'enfant, lui a donné les prénoms de Charles-Auguste-Louis-Joseph. Louis, qui s'entremêle ainsi, semble un délicat rappel de l'époux non consulté. Aussi bien, l'on ne fit point mystère de la paternité et un acte solennel, émané de l'empereur Napoléon III, la reconnaît et l'affirme en une forme qui ne saurait être contestée. M. de Flahaut, comme tous les siens, portait d'argent d trois merlettes de sable. Lorsque, le 7 juillet 1862, l'empereur Napoléon III conféra à Charles-Auguste-Louis-Joseph Demorny le titre de duc français, il lui impartit pour armoiries, d'argent à trois merlettes de sable, à là bordure componée d'azur et d'or de seize pièces, les compons d'azur chargés d'un aigle d'or empiétant un foudre du même qui est d'Empire, les compons d'or chargés d'un dauphin d'azur, crété, barbé et oreillé de même, qui est des dauphins d'Auvergne. La langue du blason est aussi claire que la langue légale et il importe peu que M. Demorny ait été avoué en celle-ci dès lors qu'il le fut en celle-là.

M. de Flahaut, revenu de Bourbonne plus vif et toujours, au dire de sa mère, le meilleur fils qui existât, n'eut rien de mieux à faire que de confier à Mme de Souza l'enfant qu'avait eu M. Demorny : car ce Demorny, quoi qu'on en ait dit, eut une vie certaine et une mort constatée, à preuve que Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny, officier au service de Prusse, né à Saint-Domingue, est décédé à l'hospice de Versailles le 5 avril 1814, à sept heures du matin. Mme de Souza mit le comble à ses bontés en imaginant, à l'usage de ses amies, une version romanesque des accidents de santé de la reine. Votre penchant, écrit-elle à Mme d'Albany, le 7 novembre, vient d'être bien malade, mais j'espère que ce sera un mal pour un bien, et il parait que l'humeur s'est déplacée de la poitrine pour se jeter dans un lumbago qui lui a fait jeter les hauts cris, mais on ne meurt pas d'un lumbago, et, depuis qu'il la tient, elle ne tousse plus. Cependant elle est toujours d'une maigreur affreuse. Dieu veuille la conserver, car c'est un ange !

Si, de M. de Talleyrand — dont elle avait reçu, dit-on, entre autres présents, son fils — Mme de Souza eût retenu l'aphorisme fameux : Surtout pas de zèle ! elle se fût épargné de fournir la seule mention qu'aient donnée les contemporains d'une maladie qu'eut Hortense en 1811. On eût pensé qu'après sa saison d'eaux, cette mère si jalousement dévouée avait rejoint ses fils et l'on eût passé. L'accident qui lui est arrivé n'a pourtant rien que de naturel et, en ce temps, malgré le mystère dont on l'entourait, il était assez fréquent pour qu'on pût en citer vingt exemples pris dans la société royaliste ou dans l'impériale, chez les grandes dames du ci-devant Versailles et chez celles des actuelles Tuileries. Le malheur est que l'on ne puisse publier les mémoires où la reine expose, explique, commente et justifie ses faiblesses. Ce serait pour elle la plus utile des apologies.

Cet incident, en se prolongeant, avait empêché la reine de prendre part à ses affaires ; la gestion de M. Pierlot, lequel cumulait les fonctions d'intendant général dans sa maison et dans celle de l'Impératrice Joséphine, avait été des plus fâcheuses, en sorte que, malgré qu'Hortense eût, du 1er janvier 1811, la jouissance de l'apanage de Louis, et que l'Empereur lui fit de plus un traitement de 120.000 francs par année, elle se trouvait si fort embarrassée au mois de septembre qu'elle avait dû solliciter une avance de 250.000 francs. En novembre, l'Empereur averti intimait à Mollien qu'il ne payât plus rien soit pour l'apanage, soit pour les coupes de bois sans qu'il lui en eût fait la demande. Et comme le ministre du Trésor, dont la femme avait été l'une des dames de la reine, avait fort justement part à sa confiance : Causez avec son intendant, lui écrivait l'Empereur, pour qu'il y ait de l'ordre dans cette maison et que, non seulement on ne fasse pas de dettes, mais que les dépenses soient bien ordonnées. Mollien n'avait qu'à se faire montrer le budget établi par le nouvel intendant, M. Moisson-Devaux, nommé par décret du 18 juin 1811, pour constater que si l'on avait eu du final à traverser les premiers mois de cet exercice, ce n'était point par l'excès de dépenses, mais par le mauvais emploi des recettes. Hortense n'en pouvait être responsable. Pour 1812, Moisson-Devaux établit le budget sur le pied de 1.200.000 francs de dépenses, contre 1.500.000 de recettes, et en mettant en réserve plus de 1.500.000 francs de revenus, soit de l'apanage, soit du grand-duché.

Sur ces 1.200.000 francs, la maison d'honneur en prend 76000. Elle est telle qu'au temps de la princesse Louis, sauf la dame d'honneur nouvellement nommée, Mme de Caulaincourt, la veuve du sénateur et la mère du grand écuyer de France ; une dame pour accompagner, ramenée de Hollande, Mme Lesné-Harel, née de Bosset, dont le mari, conseiller d'État en Hollande est à présent député des Bouches de la Meuse au Corps Législatif, et l'intendant général, Moisson-Devaux, bientôt baron de l'Empire, sous la dénomination de Vaux-Moisson, ancien officier supérieur, mari de cette Mme de Vaux, née Dupérier-Dumouriez qui fut dame du palais de Joséphine, et père de Mme de Montaran qui avait passé son enfance près d'Hortense.

La chambre de Sa Majesté coûte 66.000 francs par an : deux dames d'annonce, Mme Labarre et Mlle Pio, une première femme, Mme Despréville, trois femmes de chambre dès longtemps affidées, deux huissiers, quatre valets de chambre, un coiffeur et un secrétaire de la chambre se partagent 23.500 francs. On compte 4 500 francs pour l'habillement des hommes et 36.000 pour les fêtes, les gravures et les tableaux. A la cassette de la reine 290.000 francs, un peu plus de 24.000 francs par mois ; au culte 6.000 francs : il est réduit à un seul chapelain, l'abbé Bertrand, ancien maitre de la grande classe chez rue Campan, lequel, bien plus que de dire la messe, s'occupe de donner des leçons aux princes dont il est en fait le précepteur. Le service de l'intendant général absorbe, compris le service de santé, 186.000 francs ; mais l'Empereur ayant retenu tout le mobilier des palais de Hollande, on met 64.000 francs par année pour achat de linge, d'argenterie, de porcelaine. Pour la bouche et la livrée 321.000 francs, dont 110.000 pour la cuisine, 22.000 pour la cave, 40.000 pour l'office, 25.000 pour l'éclairage, 35.000 pour le chauffage, 12.000 pour le blanchissage, 16.000 pour l'habillement de la livrée et 16420 pour l'entretien du matériel et l'imprévu. A la bouche, un contrôleur, Bazinet, un maitre d'hôtel, Dieppe, un chef de cuisine avec six aides, un chef d'office avec deux, une lingère, deux argentiers et un caviste ; à la livrée, un fourrier, un concierge, deux suisses, huit valets de pied, deux porteurs, quatre frotteurs, un bougiste, un homme de peine, un porteur d'eau et une femme de garde-robe.

L'écurie, de soixante chevaux, coûte 140.000 francs, dont 35.888 francs de gages pour un personnel de trente-deux hommes : un commandant, M. de Montulé, colonel de l'ancienne armée, allié aux Turpin, descendant d'une famille ayant eu de belles charges à la Cour, qui, recueilli par charité, a été tout de suite en conflit avec les écuyers dont il esquive l'autorité pour recevoir directement les ordres de la reine ; un premier piqueur, Gilbert, deux piqueurs, un portier-sellier, quatre postillons, quatre garçons d'attelage, dix palefreniers et trois élèves postillons. Pour l'entretien de Saint-Leu, fort négligé les années précédentes, on passe 112.000 francs.

Il eût fallu joindre à ces chiffres celui de la maison des princes qui est loin de coûter les 120.000 francs que l'Empereur y a attribués, car Hortense tarde le plus possible à l'organiser et se contente des deux gouvernantes et de quelques gens de service, se refusant à se dessaisir, au profit d'un gouverneur, fût-il de son choix, d'une part quelconque de son autorité. L'Empereur, de son côté, hésite à la contraindre et ne juge point les temps arrivés pour réaliser cet institut des princes qu'il a décrété par le Statut de Famille. Néanmoins l'idée le tourmente et, considérant que le grand-duc de Berg est en âge de passer de la main des femmes à celle des hommes, il a renouvelé le projet de lui donner une maison telle qu'elle pût, moyennant quelques adjonctions dans la domesticité, recevoir par la suite les autres princes qui se trouveraient dans l'ordre de l'hérédité. Cette maison donc ne semble avoir aucun point de rapport avec la maison d'honneur que l'Empereur a pensé former au grand-duc de Berg avec des habitants du grand-duché ayant de la naissance, de la fortune, de la noblesse ; elle eût été exclusivement française et elle semble calquée sur celle qu'a reçue, avant 1789, le duc d'Angoulême. Dans l'une et l'autre, un gouverneur, deux sous-gouverneurs, deux sous-précepteurs. Le duc d'Angoulême a eu quatre gentilshommes de la manche, le grand-duc aurait deux écuyers ; pour les deux, maîtres de dessin, d'écriture, de musique, d'escrime et de danse ; au duc d'Angoulême, de plus, un maitre de clavecin ; au grand-duc, un maître de mathématiques. Médecin et chirurgien, comme de juste, et, pour domestiques, deux huissiers, deux valets de chambre de toilette, deux garçons de garde-robe. Le grand-duc eût eu de plus deux valets de chambre d'appartement. Point de bondie ni d'écurie à l'un ni à l'autre, la reine les fournissant comme jadis le comte d'Artois. L'Empereur avait tout prévu et, au personnel coûtant 88.160 francs, il avait joint le détail du matériel de 46.100 — toilette et garde-robe : 12.000 ; dépenses diverses d'éducation : 12.000 ; bourse, aumônes : 20.000 ; habillement de la livrée : 2.400 — ce qui eût produit une dépense totale de 134.560 francs ; mais on ne poussa pas plus loin et le grand-duc de Berg resta aux mains des femmes.

Hortense rentre en scène au moment où Leurs Majestés reviennent de leur voyage en Hollande et sur le Rhin. Tous les nuages sont dissipés, à preuve la baronnie conférée à Moisson-Devaux le 5 décembre. La reine est l'ornement nécessaire des cérémonies et des fêtes ; elle est comblée des bontés de l'Empereur qui, à chaque occasion, lui demande avec tin intérêt marqué des nouvelles de sa mère, qui, au jour de l'an, lui envoie un médaillon avec son portrait et celui de l'Impératrice entouré de brillants pour 49.534 francs, et qui, au grand-duc, donne un semblable médaillon de 12.000 francs. Deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, elle parait au cercle et, le dimanche au dîner de famille. Point de bal sans elle : c'est elle qui, le 6 février, ouvre, aux côtés de l'Impératrice, le grand bal paré dans la salle de spectacle, elle qui, le 11, mène le quadrille des Incas qui fut l'événement du carnaval[9] et qui resta comme un modèle pour ces sortes de divertissements ; elle y parait longue, svelte, désinvolte, malgré les perles et les diamants dont est couverte sa robe de mousseline, brodée à la poitrine d'un soleil d'or, et son étole de satin brodée d'or, et sa couronne d'or d'où tombe un voile de mousseline brodée d'or.

Avec ses épaules si joliment tombantes qu'elles donnent à son corps mince une apparence virginale, elle peut jouer les Reines-Vierges et elle sait les gestes qu'il faut, mesurés et simples, pour exprimer dans le langage restreint de la pantomime, les idées peu compliquées qui conviennent à cet art primitif. Autour d'elle, prêtresses du Soleil, Péruviens et Péruviennes, celles-là en un costume analogue au sien qui revient à 450 francs, ceux-ci en jupe de bayadère rouge ou bleu rayée d'or ou d'argent, plumes et paillons en tête, à 300 francs le péruvien des deux sexes, — en sorte que, bien que la reine paye jusqu'aux bottines et aux masques, elle en est quitte pour 14.000 francs — tous les figurants de son quadrille sont gens de sa maison, ancienne ou nouvelle, comme Mmes Mollien, de Broc, de Villeneuve, Harrel, de Maillé, Mlle Cochelet, MM. d'Arjuzon ou de Villeneuve ; ralliés de la première heure comme Montesquiou, Grammont, Graville, Bellissen, Marmier, Bréhan, Ségur, Bongars, Canouville (le maréchal des logis du Palais), Sainte-Aulaire, ou gens vraiment d'Empire : Letort, Menou, Victor, Dulauloy Delaborde, Rampon, Montalivet, Wattier, Bourgoing, Gantheaume. Flahaut figure en simple Péruvien, mais sa place n'en est pas moins bonne.

Par rapport aux choix que font Pauline et Caroline, par rapport surtout au recrutement actuel de la Cour impériale, l'entourage que se donne Hortense prend un caractère et dénote une forme de vivre. Non pas qu'il faille y voir sans doute une nuance d'opposition, mais au moins un goût personnel, un attachement au passé, le désir de conserver les relations anciennes. Hortense ne va point quérir, hors du milieu qui, par suite des circonstances de la vie, est devenu le sien, des personnages dont le nom connu ou la noblesse avérée fasse de l'effet ; elle manque de cette sorte d'enthousiasme pour quiconque n'est pas d'Empire et quoique, de jeunesse, elle se trouve liée avec des femmes qui sont du pur Faubourg et du plus intransigeant, comme Zoé Talon, comtesse du Cayla, que, par ces femmes, elle se trouve en coquetterie d'amitié avec des hommes comme le vicomte de la Rochefoucauld, elle garde ceux qu'elle a et s'emploie pour eux, mais elle ne recherche point les autres. Elle est assez bien née pour qu'elle ne s'émeuve point à des grandeurs qu'elle connut de tout temps et qui la laissent froide. Aussi, ceux-là qui, en 1812, regrettent l'Empire de l'an XIV se groupent volontiers autour de la fille de Joséphine, dont l'accueil est toujours égal et la grâce pareille à celle de sa mère.

A la fin d'avril, le 22, Eugène arrive de Milan pour recevoir les ordres de l'Empereur en vue de la campagne qui doit s'ouvrir. Hortense en est tout épanouie : elle est avant tout fille et sœur. Entre elle et son frère, il y a tous les liens qu'ont tressés les Misères communes, qu'ont renforcés les fortunes heureuses ou adverses ; il y a une façon de penser semblable qui se traduit par une infinité de nuances où la simplicité de fond transparaît. Ils ne sont pas nés princes ; ils ne s'en font pas accroire ; ils font ce qu'il faut qu'ils fassent parce que la position qu'ils occupent le commande ; mais ils se souviennent du point de départ et ils en ont gardé, avec le sentiment de ce qu'ils étaient d'origine, des affections que leur fortune n'a point effacées et des amitiés auxquels ils demeurent fidèles. La reconnaissance qu'ils éprouvent envers celui auxquels ils doivent leur destinée va plus à l'homme qu'au souverain, leur dévouement s'attache plutôt à la personne qu'au système, mais ils n'ont point de pensées viles et, même à ceux de leurs actes qui prêtent le plus à être discutés, on trouve une explication qui, si elle ne tourne pas toute à leur honneur, montre au moins des mobiles de dévouement et de tendresse, des mobiles qu'on peut dire d'humanité.

Après le dernier cercle à Saint-Cloud qui est le lundi 4 mai, et au moment où l'Empereur part pour Dresde avec Marie-Louise, la reine vient s'établir à Saint-Leu où sa mère fait un séjour, avant le dispersement général : Joséphine doit en effet aller en Italie pour les couches de sa bru et, de là, elle reviendra à Aix en Savoie, durant qu'Hortense, accompagnée cette fois de ses deux fils, ira prendre les eaux à Aix-la-Chapelle ; Hortense évitera ainsi de se trouver en Savoie avec tous les Bonaparte qui y affluent : Pauline, Julie, Madame, Fesch, sans parler de la princesse de Suède : elle connaît assez leur bienveillance pour désirer qu'elle s'exerce d'un peu loin.

Ce ne fut qu'après six semaines d'angoisses que Madame apprit l'arrivée de Lucien en Angleterre. Il avait débarqué à Plymouth le 12 décembre 1810 ; le 25 janvier 1811 seulement, elle en avait la nouvelle ; aussitôt elle prenait la plume pour en informer tous les siens : Lucien a été transporté avec toute sa famille à Londres ; on les y traite très bien. Tous les Anglais leur témoignent beaucoup de considération. Ne croirait-on pas trouver là comme l'écho de ces phrases que Lucien adresse à ses enfants : Le Tyran s'est trompé. Il m'est doux de penser que, malgré son projet de la flétrir (la, c'est Alexandrine), le bruit de la réception qu'on nous fait ici arrive à ses oreilles et que l'image de votre mère, accueillie avec transport et vénération par les nobles insulaires anglais, le poursuit et l'irrite au milieu de ses fêtes impériales sans qu'il puisse s'y opposer.

Il convient de rabattre quelque chose de ces allégations enthousiastes. Après le débarquement de Lucien, la curiosité qu'il a causée et le triomphe dont il a été l'occasion pour les journalistes, la lassitude est venue assez vite. Si Lucien était venu à Londres et qu'Alexandrine eût fréquenté le beau inonde, il y en aurait eu pour une saison, mais ils sont à Ludlow, à la frontière du pays de Galles, où le comte de l'omis, fils de ce lord Clive qui fut le vainqueur de Tippoo-Sahib, leur a — gratuitement, croit Lucien, — offert l'hospitalité à Dinham house, vaste et noble demeure en briques construite à côté de l'ancien château royal. Depuis son départ de Civita-Vecchia, Lucien a dépensé 200.000 francs : le seul affrètement de l'Hercule lui a coûté dix mille piastres d'Espagne, il donne en roi et s'est égalé au moins à ses frères par ses largesses envers l'équipage du Président ; aussi, assez démuni, a-t-il accepté cet asile qui a ce qu'il faut de grandiose pour lui plaire et où la surveillance, exercée d'abord par le colonel Mackensie, puis par le colonel sir Baldwin Leighton, est toute de courtoisie. On est revenu en effet de l'opinion qu'exprimait le comte de Lille, lorsqu'il écrivait à l'arrivée de Lucien à Malte : On veut le représenter comme s'étant évadé et il avait quarante personnes à sa suite, B. P. ne pouvait donc pas l'ignorer, car il n'est pas servi pas des imbéciles. Quel est donc le but de ce départ. Je l'ignore complètement, tout ce que je sais, c'est que je regarde M. Lucien comme un autre Sinon. Mais il était brouillé avec son frère... Plaisante raison ! Querelle de coquin n'est rien. Ils ont le même intérêt et voilà le lien de ces gens-là. Peut-être la défiance persiste-t-elle chez les émigrés français, mais les Anglais, surtout les surveillants, ne paraissent en avoir aucune. Même l'honorable Lady Leighton, aussi honorable, écrit Lucien, de titre que de caractère, est d'une société précieuse pour Alexandrine. On s'est installé ; même a-t-on commencé à déballer les objets d'art apportés d'Italie, dont l'énumération a fait l'étonnement des Anglais, surtout quand ils y ont vu inscrits deux bustes en marbre du Pape. Au bout de six mois, les choses se gâtent avec le comte de Powis qui déshonore l'hospitalité anglaise. Le comte de Powis — en même temps baron Clive of Walcot, baron Powis of Powis castle, baron Herbert of Cherbury et Viscount Powis of Ludlow, lord-lieutenant des comtés Salop et Montgomery, recorder de Shrewsbury et Ludlow, gouverneur du fort Saint-Georges de Madras — cet homme, aux titres multiples et aux sinécures rémunératrices, n'en est pas moins, au dire de Lucien, d'une insupportable lésinerie. Faut-il avouer, à son excuse, que les enfants de Lucien sont ainsi élevés qu'on ne les reprend jamais et que leurs jeux favoris consistent à briser tout ce qu'ils rencontrent ? Quelque jour, les cuivres que Roger grava d'après Prudhon pour illustrer la Tribu indienne leur étant tombés sous la main, ne s'aviseront-ils pas de les passer au grès ? Qui sait leurs méfaits à Dinham house ? En tous cas, le comte de Powis a montré quelque regret de ne point avoir fixé un loyer ; sur quoi, Lucien lui a envoyé 300 guinées — 50 pour chaque mois, ce qui porte le loyer annuel à plus de 15.000 francs — puis il s'est mis en quête d'un autre gîte. Sous le nom du banquier chez lequel il a placé ses fonds, il achète pour 9.000 £ (225.000 francs) le château de Thorngrove, à trois milles de Worcester et à quinze de Ludlow. Le paysage est à souhait, la campagne n'est qu'un jardin ou un parc délicieux : c'est un verger continuel planté de pommiers et de poiriers et, des haies qui séparent les héritages, les arbres s'élancent d'une végétation prodigieuse. Le château est vaste et agréable, la terre assez étendue ; cette fois, on s'installe pour tout de bon et d'une façon digne du nom qu'on porte. Livrée, équipages, mobilier, tout est à l'avenant, non pas que Lucien recherche le luxe pour lui-même ; il est de ces hommes, fort simples en ce qui touche leur personne, auxquels nulle fortune ne résiste. Lui-même n'a guère d'autre besoin que de terminer son poème de Charlemagne : il y travaille en promenant, en mangeant, en chassant, rayonnant d'un kiosque qu'il a fait construire à un mille du château. Prise d'une noble émulation, Alexandrine a aussi son poème : Bathilde, reine des Francs, qu'elle compose en secret pour en donner la surprise à son mari. Mais elle a d'autres distractions : A Worcester, la société s'est émue du voisinage d'un homme illustre et persécuté et s'est empressée à faire des visites et à offrir de petits soupers. Cela est médiocre, niais Alexandrine se plaît à recevoir ces hommages et Lucien lui-même les agrée.

Ils en ont de plus retentissants : des professeurs d'Oxford, plusieurs savants anglais, des grands propriétaires du voisinage arrivent de loin pour leur rendre visite : même, dit-on, lord Rolland, le marquis de Lansdowne, lord Brougham ; cela est-il bien sûr, et, si la curiosité attire ainsi les chefs des Whigs, que peut leur dire Lucien ? Avec le monde officiel, il est moins bien : le lieutenant du comté n'est point venu en personne ; il a envoyé un simple baronnet pour l'excuser. Lucien, qui sait ce qu'on lui doit, en tire grief.

Il a, dans la ville même, des compatriotes malheureux, car Worcester est un des dépôts ou des cantonnements des prisonniers de guerre, mais nulle part Lucien n'en fait mention, bien qu'il ait eu certainement des rapports avec quelques-uns d'entre eux.

L'argent qu'il a emporté de Rome est presque épuisé : Lucien en a mis une grande partie dans la maison de banque Le Mazurier, de Londres, qui fait banqueroute en 1811. Il y perd 8.000 £ (200.000 fr.) et il eût perdu tout ce qu'il avait en dépôt sans la prévoyante intervention de M. Baring, plus tard baron Ashburton ; il n'en a pas moins, en une année, écorné son capital de plus de 700.000 francs, sans compter les dépenses courantes. Quoique ignorant ce nouveau désastre, la famille prévoyait que Lucien devait être gêné et, dès le 18 février 1811, Louis avait pris l'initiative de lui faire des offres de service. Il s'était, dès son enfance, assez mal accordé avec son frère et, malgré qu'il lui reconnût du génie, il n'avait recherché sa société que dans les moments où il était en froid avec Napoléon. De loin, il lui écrivait des lettres tendres et se confiait à lui ; même, pour s'avoisiner au Plessis, avait-il acheté Baillon, mais à peine l'avait-il eu qu'il s'en était dégoûté. Vis-à-vis d'Alexandrine, il n'avait jamais témoigné de sympathie et, l'année précédente, il avait été des plus chauds à prêcher la séparation ; maintenant, il paraissait croire que leurs situations pareilles devaient les rapprocher : c'était près de Lucien que son incertitude prétendait se fixer et sa faiblesse s'abriter. Il devait donc d'abord se faire pardonner sa fâcheuse intervention. J'embrasse tes enfants, lui écrivait-il, et je te prie de faire mes compliments à ta femme. Oubliez l'un et l'autre la lettre que je t'ai écrite de Paris l'hiver dernier. Je t'ai conseillé la séparation si, par ce moyen, tu pouvais rentrer et assurer l'état de tes enfants ; mais, à ta place, j'aurais agi comme toi, et j'ai commencé par déclarer à ton secrétaire que je t'écrivais de faire ce que je n'aurais pas voulu faire pour moi-même. Puis, dans cet accablement de sa solitude, dans son désir qu'il a d'être pardonné, il offre à Lucien la moitié de ce qu'il possède, la moitié de ses diamants, la moitié des intérêts d'une somme de 500.000 florins qu'il a placée. Je ne crois pas, dit-il, que je retire d'autres propriétés particulières dont on s'est emparé. Si on pouvait les sauver, je t'en offrirais également la moitié. J'ai donné à mes enfants et à leur mère mes propriétés foncières ; j'espère qu'on les leur laissera. Quant à cette somme de 500.000 florins que j'ai, si je viens à mourir dans ce pays, je te laisserai cette somme, qui te sera toujours quelque chose. Si la Providence en dispose autrement, ne pourrions-nous nous rejoindre en Amérique ? Dis-moi promptement ce que tu en penses. Je crains de nouvelles persécutions. Que me conseilles-tu de faire ?

Sur une lettre aussi affirmative, Lucien s'empresse de répondre que tous les griefs anciens sont oubliés, qu'il attend son frère en Angleterre pour, de là, partir en Amérique et que le mieux est que, en attendant, Louis lui envoie tout ce qu'il a sauvé de sa fortune. Pour porter son message et rapporter l'argent et les diamants, il expédie, de Thorngrove à Gratz, un homme affidé. Louis a fort bien accueilli d'abord l'idée de passer aux États-Unis, mais il veut des détails : Où irais-tu t'établir en Amérique, a-t-il écrit ? Il serait bien nécessaire que je susse cela positivement. N'ayant personne près de moi, je ne puis trouver quelque consolation que dans ta famille ; chaque jour, je suis convaincu davantage que l'Amérique est notre seul asile à l'un comme à l'autre. Si l'on était juste, on nous en ouvrirait le chemin. Mais voici les objections qui se présentent : d'abord, il ne balancerait pas une minute s'il était certain de pouvoir se rendre en Amérique sans toucher en Angleterre, mais cela est-il vraisemblable ? Puis, il ne partirait pas sans esprit de retour : Je t'avoue, écrit-il, que si la Hollande d'abord, la France ensuite, réclamaient jamais mes faibles services, je me croirais obligé en conscience de revenir d'Amérique tant qu'une paix générale n'aura pas réglé définitivement le sort des États. Enfin... enfin, il trouve que Lucien a pris trop au pied de la lettre sa proposition de partage et qu'en vérité cela est indiscret. Venons, maintenant à l'article de la fortune, écrit-il ; je ne peux pas t'envoyer la somme que tu désirerais. Je me suis fort mal expliqué dans ma première lettre ou tu m'as sûrement mal lu. J'ai parlé, mon ami, de te laisser tout ce que j'ai, en cas de mort... J'ai de quoi suffire à peine à mes dépenses, à l'achat de livres et à quelques aumônes. Il n'est plus question ni de la moitié des diamants, ni de la moitié des revenus ; le vent a tourné ; Lucien en est pour le voyage de son affidé qui revient les mains vides.

Rien à espérer de Rome. Au moment d'embarquer sur le Président, Lucien a donné ordre à son secrétaire, Joseph Servières, d'attendre à Malte une occasion pour ramener en Italie un certain nombre de domestiques qu'il a licenciés et d'aller ensuite à Rome pour veiller au transport en Angleterre des objets précieux. Servières n'a pas de raisons particulières pour sacrifier sa vie à Lucien. Employé au Trésor public à Paris, et en même temps auteur dramatique, ayant fait jouer avec succès (de 1800 à 1809) plus de trente vaudevilles et comédies, il a été ibis en rapport avec le sénateur par son mariage avec une demoiselle Honoré-Charen, belle-fille du peintre Guillon-Lethière, directeur de l'Académie de France par la grâce de Lucien, qu'il avait accompagné à Madrid et dont il était depuis lors-le commensal, le peintre ordinaire et le conseiller artistique. Engagé comme secrétaire par Lucien en décembre 1809, arrivé à Canino vers la fin de janvier 1810, Servières a traversé depuis lors des péripéties qui n'ont point été pour l'attacher à sa place, car, avec sa femme et son enfant de deux ans et demi, il a dû suivre toutes les caravanes de la famille ; de Malte, pour regagner l'Italie, il s'est d'abord rendu à l'unis sur un bâtiment qui y transportait des prisonniers libérés ; à Tunis, le 22 novembre, il a été remis par le consul d'Angleterre au consul de France et il a attendu, jusqu'au 1er janvier 1811, l'occasion d'une polacre ottomane qui l'a débarqué le 5 à Livourne. Là, il a été longuement interrogé par le commissaire général de Police et obligé à un nouveau séjour jusqu'à ce que le ministre eût donné une décision. Celle-ci a été favorable et il a pu prendre la route de Rome avec les domestiques congédiés.

A Rome, autres embarras et, cette fois, insurmontables. Lucien, avant son départ, a confié à un certain abbé Colonna, son compatriote et son allié, quatre cents tableaux environ, estimés deux millions, et des statues valant au moins cent mille écus, parmi lesquelles la fameuse Minerve des Giustiniani, la troisième statue de l'antiquité. Tous ces objets précieux sont restés encaissés depuis lors et Lucien, convaincu de la facilité de son voyage en Amérique, a chargé l'abbé Colonna de lui envoyer toute cette collection par le retour de son bâtiment.

L'Hercule, comme on sait, n'a eu garde de revenir et l'abbé n'a pas pu transporter les caisses de Rome à Naples, car elles servaient de gage au comte Lavaggi pour des sommes qu'il avait généreusement prêtées sans prendre hypothèque sur les biens fonciers. Telle est la situation lorsque Servières arrive, apportant peut-être l'argent nécessaire pour désintéresser Lavaggi ; mais l'attention de l'Empereur a été éveillée par la nouvelle du passage de Servières à Livourne, et, le 14 mars, il a donné ordre à Savary de mettre le séquestre sur les objets d'art et autres qui se trouveraient à Rome et autre part appartenant au sénateur Lucien, afin qu'ils ne deviennent pas la proie des Anglais. Servières, mandé chez Norvins, directeur de la Police à Rome, s'empresse d'indiquer les dépositaires, car il n'a d'autre idée, après ses aventures, que de retrouver sa place au Trésor, et Norvins, ainsi armé, fait déballer les tableaux que l'humidité gâterait. C'est ainsi qu'en octobre 1811, la comtesse d'Albany a pu admirer les Carrache que Lucien a achetés des Giustiniani, le Massacre des Innocents du Poussin, la Bacchanale de Rubens, les Jordaens, les Vernet, une centaine de beaux tableaux. Il reste à Lucien, en dehors des tableaux qui, en cent caisses, ont été envoyés à Naples et confiés à Caroline, ceux de petite dimension qu'il a emportés, entre autres les Raphaël, le Sommeil de Jésus, la Madone aux Candélabres et le portrait du Fattore, mais qu'est cela près de la grande spéculation qu'il s'était promise ? En vue de cette vente, il avait chargé sur l'Hercule les cuivres gravés d'après ses tableaux et ses marbres par Fontana, Pistrucci, Folo, Petrini, Carattoni, Testa, Banzo, etc. ; il avait fait tirer les gravures à Londres et avait fait luxueusement imprimer un texte sous le titre de : Choix de gravures à l'eau-forte d'après les peintures originales et les marbres de la galerie de Lucien Bonaparte. Il fallait renoncer à ce qui était à Rome et il ne restait d'espoir que du côté de Naples, où se trouvaient entreposés outre les tableaux et les bronzes, deux coffrets de bijoux appartenant à Madame Lucien.

Restait Paris et Madame : mais les communications étaient singulièrement difficiles ; ne recevant rien de sa mère, malgré qu'il lui eût écrit plusieurs fois, Lucien s'adressa à la grande-duchesse de Bade, Stéphanie de Beauharnais, lui disant que, si le silence de sa mère n'était pas un blâme, il devait présumer que ses lettres avaient été interceptées ; que pourtant il avait besoin d'argent pour entreprendre son voyage aux États-Unis et qu'il demandait que sa mère lui en envoyât. Stéphanie répondit aussitôt en se mettant à sa disposition et Lucien, ne voulant pas que la requête qui attesterait son dénuement passât sous l'inspection du colonel Leighton, chargea un ami commun de lui faire connaître ses remercîments et ses demandes. Il avait besoin de recevoir, au plus tôt, 50.000 francs de sa mère et ajoutait qu'il n'avait aucun espoir de continuer sa route vers les États-Unis avant la paix générale. Aussitôt informée, Madame s'ingénia à expédier l'argent demandé. Dès le mois d'avril, elle chargea Nicolas Clary, qui continuait à Paris son commerce de banque, d'envoyer à Lucien des traites sur Hambourg. Il ne semble pas que cette négociation ait réussi. Il y eut, dit-on, d'autres tentatives de correspondre par La Borde, l'ancien amant d'Alexandrine, chez qui Lucien l'avait vue pour la première fois à Méréville, mais, pour une raison ou l'autre, l'argent ne parvenait toujours pas et l'on dut aviser à d'autres moyens. A Worcester était interné le général Lefebvre-Desnoëttes, colonel des Chasseurs de la Garde qui avait été fait prisonnier par les Anglais le 21 décembre 1808, au combat de Benavente. Sa femme l'avait rejoint le 9 octobre 1810 et lui avait porté 20.000 francs que l'Empereur lui envoyait en gratification. Mme Lefebvre-Desnoëttes était la fille de M. Rolier, intendant général de la maison de Madame Mère, et son cousin proche par sa femme née Benielli[10]. On n'eût pu trouver mieux comme intermédiaires. En ouvrant à Londres un crédit à Lefebvre-Desnoëttes, on compterait à Lucien tout l'argent qu'on voudrait, mais encore fallait-il que l'Empereur n'en sût rien. Bolier employa donc des noms supposés et un langage convenu dans les lettres qu'il achemina vers son gendre, par le canal de M. Martin, commissaire général de Police à Boulogne. La personne qui prend intérêt à M. Douglas, écrivit-il à Lefebvre-Desnoëttes, vous prie de lui compter jusqu'à concurrence de 100.000 francs sur votre crédit. Vous aurez soin d'en prendre une quittance double, d'envoyer l'une et de garder l'autre. Quelques jours plus tard, Madame s'étant ravisée, Bolier écrit : Vous ne donnerez à M. Douglas que par petites sommes. On le préfère. On est inquiet de sa santé ; informez-vous de ses besoins. Lefebvre-Desnoëttes répondit, sous la signature Charier, en datant de Boston, le 19 septembre, et-en adressant à M. Castmelle, négociant à Boulogne, sa lettre qui, sous couleur de commerce, parait surtout traiter de l'évasion qu'il méditait et qu'il devait mener à bien quelques jours plus tard : J'ai fait remettre sur les cent dont vous me parliez, cinquante pour les cent à M. Doug... Votre contre-ordre est arrivé trop tard. Il se portait bien il y a huit jours. Quant à des reçus, que cela ne vous inquiète pas, contentez-vous du fait. Il avait grand besoin de ses fonds, les a demandés et les a eus.

Martin n'avait pas rendu compte au ministre de la Police de ces correspondances, qu'il entretenait par les smogglers qui aidaient parfois les prisonniers à s'évader et faisaient surtout la contrebande. Le Cabinet noir surprit une lettre : aussitôt Savary manda à Paris le commissaire de Boulogne ; il l'interrogea avec une extrême sévérité, fit comparaitre Rolier, qui prétendit que tout cela était faux, que le crédit n'était que de cent louis au profit d'un sieur Douglas qui existait réellement et avec lequel il avait des affaires d'intérêt ; Martin se défendit en présentant des lettres de Rouler qui ne pouvaient laisser de doutes ; il n'en fut pas moins semoncé de la belle sorte, menacé de destitution et renvoyé à son poste avec injonction de faire passer au ministre de Police tous les paquets qui lui viendraient d'Angleterre. Madame découvrit sans doute des moyens plus surs de faire passer son argent et l'on peut croire que ce fut désormais avec l'acquiescement tacite de l'Empereur. On trouve en effet dans ses papiers de comptes, à la date du 21 novembre, un reçu délivré par Charles Sapey, l'ancien associé de Lucien, à Campi, son ancien secrétaire, pour une somme de 50.000 francs prêtée à Campi par un sieur Bobée, sur l'entremise de Sapey ; à la date du 7 mai 1812, un reçu de 15.800 francs délivré par Rolier à Campi, avec, au pied, cette note de la main de Rouler : Cette somme a été payée au général Lefebvre-Desnoëttes pour le rembourser de pareille somme qu'il avait fait passer à M. Lucien. Ce ne sont là que des bribes d'information, mais suffisantes pour indiquer d'où Lucien tirait ses principales ressources.

Juste à ce mois de niai, l'assassinat du principal ministre, M. Perceval, ayant amené la dissolution de son administration, Lucien espéra que, par suite du changement de ministère, il pourrait partir bientôt pour les États-Unis. Il avait déjà fait choix de Philadelphie pour sa résidence. Pour se procurer le moyen de s'y rendre, il envoya à Naples le neveu de sa première femme, André Boyer, qui devait retirer les effets jadis confiés à Murat et sans doute recevoir les fonds que fourniraient les divers membres de la famille.

 

On est étonné de ne point trouver, sur ce sujet, trace de demandes adressées à Élisa ; les relations sont-elles donc rompues définitivement entre elle et Lucien ou bien la grande-duchesse a-t-elle si habilement adressé ses lettres qu'elles aient échappé aux divers cabinets noirs et que nul fragment ne s'en soit égaré ? Sans doute, Élisa s'est faite avant tout princesse et gouvernante générale, et, pour sa famille, même sa mère et son frère Jérôme, elle n'entend point dérober un de ses précieux instants aux peuples dont elle fait le bonheur. Pourquoi plus pour Lucien ? En juillet, lorsque, fort éprouvée encore par la mort de son fils, laissant à Florence sa fille Napoléon et aux bains de Lucques son époux le prince Félix, elle vient à Livourne prendre des bains de mer, sa cure ne l'empêche point de travailler, d'écrire, de donner ses ordres, de tenir en mains tout son monde. Elle est toute aux affaires, aux levées de conscrits, aux querelles entre le Chapitre de Florence et l'archevêque nommé, aux règlements généraux d'administration, aux lois dont elle comble les Lucquois. Affaires, ses correspondances, même celles qui paraissent intimes, celles qui pour le moment semblent gratuites. Elle a des fruits confits pour Cambacérès, des gâteries pour Regnaud et pour Laplace ; rien ne la fait manquer à ces attentions vis-à-vis des ministres et des gens en place, mais elle en garde autant à l'égard des disgraciés : ainsi continue-t-elle à suivre son commerce avec ses deux étranges protégés, Fouché et Talleyrand, les deux hommes qu'elle tient pour redoutables et qu'elle pense voir reparaître quelque jour. Et, en même temps, elle s'ingénie à conserver la bienveillance de l'Impératrice qui, s'étant prise d'une sorte de passion pour sa petite nièce lui envoie, le jour de sa fête, un choix des plus beaux joujoux qu'on fasse à Paris. Elisa, en retour, adresse à sa belle-sœur, toutefois après en avoir sollicité permission de l'Empereur, une botte avec son portrait qu'elle a fait faire à Florence. Elle sait se rendre aimable avec quiconque peut la servir.

L'Empereur pourra être satisfait de la ressemblance, mais ce ne sont pas ces petits cadeaux qui lui fermeront les yeux. Il entend être régulièrement informé de tout ce qui se passe à Florence, comme à Turin ou à Rome, soit en ce qui regarde les gouverneurs dans leur cour, soit en ce qui regarde le pays, et, à cet effet, il a placé à Florence, comme directeur général de la Police en Toscane, un homme à lui, Pierre Denis de La Garde, un de ces personnages mystérieux qui ont le privilège de lui écrire sur toute chose, en pleine franchise et qui ne ménagent point, comme ferait un préfet, les Altesses Impériales. La Garde a fait ses preuves à Madrid et c'est un malheur qu'il en soit sorti ; mais, à Florence comme à Madrid, il saura ménager extérieurement ceux qu'il surveille, et, avec la grande-duchesse si jalouse de son autorité, il se contentera d'observer, sans se brouiller avec elle par des empiètements imprudents.

Elle n'est point femme à les tolérer : Fesch, comme secrétaire général de la Société maternelle, ayant invité le préfet de l'Arno à convoquer les dames de Florence pour provoquer leurs adhésions, Élisa lui écrit : Permettez-moi, cher oncle, que je vous fasse mes observations. Les Florentins, ayant à leur tête une sœur de l'Empereur, trouvent très extraordinaire qu'un préfet les convoque pour un acte de charité et pour tenir un conseil sans m'avoir à leur tête. On ne suppose pas que j'irai chez le préfet tenir une assemblée. Et tout de suite Fesch s'excuse et se rétracte.

Par contre, elle a grand goût à tout régir, même ce qui ne concerne point ses fonctions de gouvernante, même l'armée, dont à la vérité Félix est le chef pour la 29e division, et, comme le mari, elle commande le général et par suite les soldats. C'est elle qui propose les mutations d'officiers, elle qui, dans le département de l'Ombrone, veut le général Barquier au lieu de l'adjudant-commandant Mariotti, un Corse qu'elle entend rappeler à l'état-major pour tout diriger sous le nom du prince ; elle qui, dans le département de l'Arno, met le général Pourchain, qui lui est particulièrement agréable, à la place du général Barquier. Le ministre de la Guerre, avec qui elle est au mieux, s'empresse d'acquiescer ; le haut commandement est désorganisé, et l'on en verra les suites avant peu, mais la grande-duchesse est satisfaite.

Si elle garde pour elle de telles victoires, elle ne manque pas de publier toutes les autres qu'elle remporte. Pas un de ses voyages qui ne fasse un sujet d'article, pas un de ses actes qui ne soit célébré, pas un de ses pas qu'elle veuille perdre pour la postérité. Elle a, au Journal de Paris en particulier, des amis complaisants, tels que Rœderer, qui s'empressent d'enregistrer l'enthousiasme d'une population immense lorsque, à Livourne par exemple, le 29 novembre. S. A. I. daigne assister au lancement du brick l'Inconstant : S. A. I. monta ensuite sur une superbe chaloupe et alla visiter la flottille qui est au mouillage dans ce port ; partout elle a été accueillie aux cris de : Vive Élise ! Vive l'Empereur ! Voilà qui fait froncer le sourcil à l'Empereur et lui fait oublier les petites boites que sa sœur envoie à l'Impératrice : Les journaux de Toscane, écrit-il au ministre de la Police, mettent dans le plus grand détail ce que fait la grande-duchesse, et les journaux de Paris le répètent trop souvent. Il faut que vous recommandiez au directeur de la Police de ne pas laisser imprimer ces bêtises. Moins on parlera de la grande-duchesse et mieux cela vaudra... Je vois dans un dernier article que des équipages français ont crié : Vire Élisa ! Vire l'Empereur ! C'est ridicule. Je rendrai le directeur de la Police responsable de ce qui sera imprimé d'inconvenant... L'Europe s'embarrasse peu de ce que fait la grande-duchesse. Les souverains laissent imprimer ce qu'ils font, mais c'est malgré eux et pour empêcher les bruits ridicules. On laisse mettre dans les journaux que l'Empereur a été à la chasse, c'est parce que le public qui n'en entendrait pas parler en ferait des nouvelles. Il y a de grands intérêts attachés à ce que font les souverains au lieu qu'aucun intérêt n'est attaché à ce que fait la grande-duchesse. La commission sans doute est peu agréable à rendre, niais Savary sait où prendre le bureau des nouvelles florentines et Regnaud se chargera d'insinuer au secrétaire de la grande-duchesse qu'il faut mettre une sourdine à la réclame.

Si, cette fois, Napoléon n'a pas voulu attaquer sa sœur directement et s'il a préféré employer quelqu'un de Paris, c'est qu'il a là à présenter une observation personnelle et délicate qui, après tant de remontrances du même genre, prendrait de sa part une importance inutile ; mais qu'Élisa s'avise de broncher dans le travail, par exemple de laisser son secrétaire des Commandements écrire en son nom au ministre de la Guerre de France, il faut voir comme l'Empereur la relève et la redresse : Écrivez, dicte-t-il, que ce n'est pas convenable, qu'il peut faire les lettres, mais que tout doit être signé par la grande-duchesse ou par son mari ; que cette manière de faire est ridicule et contraire à la dignité de mes ministres et au bien du service. Tout employé doit gagner son salaire et, grande-duchesse qu'elle est, Elisa, morte ou vive, devra faire ce pourquoi on la paye. Au moins n'a-t-on pas à le lui répéter et s'étonne-t-on qu'on ait eu à le lui dire ; car rien n'est moins dans son caractère : elle n'aime point qu'on se donne des airs à ses dépens et ce n'est point elle qui est paresseuse pour les écritures. Bien plutôt se mêle-t-elle d'avoir des idées et de les proposer, quitte à ce qu'elles soient réfutées, même avec quelque ironie, par des sous-ordres qui ont la confiance de l'Empereur. Tout ce qui éclot à Florence ou à Lucques où elle s'est instituée la Restauratrice des Arts lui paraît devoir forcer l'admiration, et, pour bâtir des palais, graver des cuivres, tailler du marbre, il n'est tel que d'être du grand-duché. Elisa protège de haut, à la Médicis, des fournées d'artistes médiocres, parodistes de l'École française, mais qui, à défaut de génie, ont de l'entregent. Ainsi, à la grande indignation de Fontaine, lui a-t-elle suscité un rival en la personne de l'architecte Sterni auquel elle s'est employée à procurer les travaux du Quirinal ; ainsi, à la grande colère de Denon a-t-elle imaginé de suggérer à l'Empereur la fondation à Paris d'une école de gravure que Morghen eût dirigée. Morghen ! quand il y a en France Bervic et Boucher-Desnoyers, Tardieu et Massard ! Déjà Morghen a eu la commande d'une gravure d'après le Bonaparte franchissant les Alpes de David, qui doit lui être payée 110.000 francs. Il a touché un à-compte de 10.000 francs, et il ne terminera jamais la planche ; il vient de recevoir la commande d'un portrait de Marie-Louise qu'il n'ébauchera même pas. Sur l'école de gravure, Denon, qui s'y connaît, le prend de haut et, en rudoyant Morghen, il dit son fait à la protectrice.

Cela ne la décourage pas. Le goût de dominer qu'elle a si bien satisfait dans sa maison en domestiquant le mari qu'elle semble avoir tout exprès choisi, en se donnant pour amant ancillaire son grand-écuyer lucquois, ce goût qu'elle a eu loisir d'exercer sur ses peuples de Piombino et de Lucques, et dont elle s'ingénie à dispenser la jouissance aux sujets du grand-duché, ce goût qu'elle étend sur les Arts, l'Armée, l'Église, l'Opinion et l'Empire, est chez elle exclusif de tout autre goût ou de toute autre passion. Devenue chauve — car, en 1812, elle a des tours de cheveux à un louis la pièce — restée laide et tout aussi maigre, elle n'a pas même de coquetterie. Elle laisse cela aux pauvres femmes qui cherchent à plaire, alors qu'elle commande même l'amour. Elle ne s'occupe pas de sa toilette ; elle a fait un arrangement avec Leroy qui, pour 833 francs 33 centimes par mois, lui choisit, confectionne et expédie deux robes dont elle ne se plaint ni ne se loue et qu'elle porte telles quelles. Pour 333 francs 33 centimes, elle est fournie dans les mêmes conditions de chapeaux, coiffures et rubans. Avec cela, et, pour les grandes occasions, un extraordinaire de peu de chose, elle est nippée ; on ne saurait dire habillée. Peu lui importe : elle ne ferait de folies que pour un manteau royal.

 

Caroline est fort loin de cette forme de penser, plus loin encore de ces béatitudes que procure l'ambition satisfaite. Livrée par Maghella, elle est tombée et, avec elle, toute la coterie française. Murat, roi par sa grâce, n'a point osé la chasser de son trône comme il a fait de son lit, mais ce n'est pas l'envie qui lui en a manqué. Toutefois l'audace eût été un peu forte et il eût dû être plus avancé qu'il n'était alors avec les ennemis de l'Empire. Il s'est donc contenté de réduire, à Capo di Monte, la reine en une sorte de captivité, éloignant tous les Français qui lui étaient affidés et ne permettant pas même au ministre de l'Empereur de pénétrer librement jusqu'à elle. Il redoute surtout qu'elle écrive à Napoléon et il prend ses précautions pour infirmer par avance tout ce qu'elle alléguerait. Quant à lui, il parait suivre avec une sorte de confiance son dessein — ou plutôt le dessein de Maghella — et peut-être dès lors les négociations préliminaires sont-elles plus avancées qu'on n'a été jusqu'ici disposé à le penser.

Les événements qui se sont produits à Naples de mars à juillet 1811 et qui y ont, de la part de la France. amené des mesures répressives, préparatoires, pouvait-il sembler, à une ouverture d'hostilités, ont empli d'espérances les prêtres toujours dans l'attente de quelque événement favorable à leurs désirs. Que Joachim, disent-ils, se mette à la tête de ses troupes, qu'il vienne à Rome, les peuples, partout mécontents, de partout se réuniront sous sa bannière. La franc-maçonnerie dont Murat croit tenir les fils en sa qualité de grand maitre, trouverait donc en l'Église romaine une alliée inattendue ; mais, à en croire Norvins, établi directeur de la Police à Rome surtout pour surveiller Naples, d'autres alliances se préparent. On dit, écrit Norvins le 11 août, que le roi Joachim se met sous la protection des Anglais, que les secours qu'il en recevra et ceux que lui prodigueront tous les prêtres, tous les catholiques d'Italie le rendront formidable à Sa Majesté Impériale. Le roi, observe-t-on, ne tenterait pas une telle entreprise s'il n'était pas sûr de quelques puissants appuis même dans l'intérieur de la France. On dit que déjà deux bâtiments anglais sous pavillon américain sont entrés à Naples où ils ont été bien accueillis.

Les rapports de Norvins pourraient sembler tendancieux s'ils ne se trouvaient concorder exactement avec ceux de Durant, moins explicites, mais tout aussi noirs : il me semble, écrit le ministre de France, que le roi continue à se laisser emporter ou par les suggestions d'une vanité insurmontable ou par des rapports et des conseils dont la loyauté est suspecte... Ceux qui rêvent depuis longtemps un certain système italique ont beau jeu pour le précipiter dans des mesures mal calculées et dont je me suis permis de faire apercevoir au roi l'imprudence et les dangers.

Le renvoi de Daure et de Lanusse vient encore préciser cette situation. Ces deux hommes qui, à Paris, tiennent à quantité de monde, qui ont leurs entrées dans les ministères, et peuvent trouver des accès près de l'Empereur, ne manqueront pas de parler et Murat prend les devants en les accusant : Sire, écrit-il à l'Empereur le 17 août, ces hommes m'ont fait bien du mal. Les intrigues de M. Daure ont rempli de troubles mon palais et ma capitale. C'est lui qui m'a mis à deux doigts de la mort... et il affectait de répandre que ma maladie n'était pas réelle... Il a voulu former un parti contre moi, il n'a pas craint de m'attaquer jusque dans mes affections les plus chères et, quoique ses efforts à cet égard soient bien loin d'avoir obtenu le succès qu'il osait désirer, peut-être Votre Majesté a-t-elle en mains la preuve qu'elles n'ont pas été entièrement sans effet. Voilà les précautions prises contre Caroline. Pour Lanusse, il l'excuse : c'est un malheureux qui n'a été qu'entraîné par la perfide adresse d'un homme profondément pervers, mais il s'acharne sur Heure. Que n'a-t-il cru l'Empereur qui le jugeait capable de se livrer à toute sorte d'intrigues et d'affaires ? Il se retranche sur sa santé pour être bref, sur le besoin qu'il a de repos de n'en puis pas goûter, dit-il, en songeant qu'on a pu altérer votre amitié pour moi, en songeant qu'on vous a inspiré des soupçons contre celui qui n'a vécu et ne vis que pour vous aimer et vous servir. Et des déclamations, des Dites-moi que vous m'aimez encore, des déclarations que sa marine, son armée, tout ce qui est en son pouvoir sera consacré à l'accomplissement des volontés de l'Empereur ; là, des restrictions habilement glissées qui permettent les résistances : Ce que je ne possède pas, ce qu'il m'est impossible de faire, ne l'exigez pas de moi, c'est m'humilier et me réduire au désespoir ; demandez-moi plutôt mon royaume tout entier ; demandez-moi plutôt mon existence que je vous ai consacrée et que je serai toujours prêt à sacrifier pour vous. Et puis, tout en fin, en post-scriptum, comme une chose simple et qui ne souffre pas de difficulté, il annonce qu'il a remis le portefeuille de la Guerre et de la Marine au maréchal de camp Tugny et celui de la Police générale à M. Maghella, sujet, dit-il imprudemment, de Votre Majesté. — Je n'ai fait, ajoute-t-il, que des choix provisoires, afin que, si Votre Majesté jugeait à propos de m'en indiquer d'autres, je puisse m'y conformer.

L'Empereur pourrait s'y laisser prendre, il a été pris tant de fois à ces protestations de Murat, mais, par malheur pour celui-ci, en même temps que sa lettre arrive à Paris, y affluent de tous côtés des renseignements qui la contredisent. D'abord, c'est Norvins qui déclare que le motif de la disgrâce de M. Daure a été son attachement à S. M. I. et R. et à la cause de la France qu'il a soutenue à Naples avec l'énergie et la dignité qui lui appartiennent. Norvins annonce que, à Naples, l'acharnement contre la France est à son comble ; que les discours du palais ne sont que les échos de ceux du roi qui affecte hautement les dispositions les plus violentes contre tout ce qui est Français ; on reparle des Vêpres Siciliennes et l'on dit que la Messe de Naples les vaudra bien. Mais Naples n'est qu'un point en Italie. Une conspiration sourde entretenue par le roi et ses agents a ses ramifications à Rome, à Florence, à Milan et même, dit-on, dans le cabinet de Savone. Les prêtres élèvent jusqu'aux nues les vertus et le caractère du roi ; les intelligences qu'il soudoie dans les principales villes de l'Italie dépassent les bornes des intérêts qui lui sont permis comme souverain. — Il parait certain que l'on a mis dans la tête du roi l'extravagante idée et le criminel projet d'être le maître et le libérateur de l'Italie et que les Anglais et le Pape sont les conseillers cachés de ce plan dont l'exécution semble être remise à l'époque où la guerre dans le Nord la démunirait du petit nombre de troupes qui lui reste. A l'appui de celte déclaration, Norvins dresse une liste des agents que Murat entretient à Rome et dans diverses parties du royaume d'Italie : certains sont des employés du Gouvernement impérial, quelques-uns Français, la plupart Corses, protégés de Madame ou de Fesch ; chacun a sa mission spéciale : tous relèvent de Maghella.

En même temps que Norvins, Daure écrit à Savary : il part pour Paris où il apportera des détails convaincants ; puis, c'est Grenier qui écrit que les portes de la ville de Gaëte sont absolument fermées aux soldats qu'il commande ; de tous les points de l'Italie où la Police a des directeurs ou des commissaires généraux, arrivent des rapports d'une conformité singulière qui, dit Desmarest, ne laissent point de doute quant au fonds principal des faits. Enfin, à Paris même, le hasard a mis, juste à ce moment, aux mains de l'Empereur une suite de documents qui, soit pour des époques déjà anciennes, soit dans des circonstances toutes récentes, ne laissent aucun doute sur le caractère factieux des relations établies par Murat.

Lors de la dissolution du Concile, à la mi juillet, des perquisitions ont été ordonnées chez divers particuliers pour rechercher les complicités dans l'affaire de la publication de la Bulle d'excommunication et dans celle de la nomination des vicaires apostoliques. Ces perquisitions, si elles n'ont pas produit tous les résultats qu'on devait en attendre sur les menées religieuses, ont mis la police sur la trace d'une agence d'informations établie par Murat à Paris et dont le chef semble être Aymé, son ancien intendant, devenu son premier chambellan. Cette agence, comme la plupart des agences — celle des Bourbons en particulier — est au fond assez peu de chose et vise surtout à tirer de l'argent. L'examen de ces papiers, écrit Savary, m'a prouvé clairement, ce dont je me doutais déjà depuis longtemps, que M. Aymé n'était ici qu'un chef d'intrigues d'autant plus dangereux qu'il ne fréquentait que la très mauvaise compagnie des cafés ou des maisons de jeu où il puisait toute sa politique et abusait de la confiance de son prince pour jeter dans son esprit diverses impressions d'inquiétudes et d'espérances. Aymé avait sous sa direction quelques personnes aux gages de la cour de Naples puisqu'une lettre du secrétaire du roi ordonnait de les payer ; et, pour collaborateur principal, il avait La Vauguyon, qui, par ses relations avec Maret, prétendait se procurer aux Relations extérieures, des documents qu'il était du plus haut intérêt de connaître.

La Vauguyon vaut Aymé. C'est un intrigant, vendant fort cher au roi de Naples le crédit qu'il a la hardiesse de présenter comme le fruit de son habileté et s'étant par là fait accorder une confiance dont il abuse pour tourmenter l'esprit de son maître. Exactement la même manière de vivre qu'Aymé. Il puise ses renseignements aux mêmes sources... C'est un homme, ajoute Savary, qui marche dans la même direction que son frère, M. de Carency, l'homme le plus méprisable de la capitale.

Ce qui rend pire le cas d'Aymé, c'est que, sur l'ordre que Savary lui a intimé de retourner à Naples, il a pris ses passeports pour cette destination, avec détour par Melle, son pays natal ; qu'il est bien allé à Melle, mais que, rappelé par La Vauguyon qui lui a écrit qu'il avait des pièces de première importance à lui remettre pour le roi, il est revenu à Paris où l'on sait si bien qu'il est suspect que Campo-Chiaro, l'ambassadeur de Murat, lui a recommandé de ne pas trop se montrer.

Cela est louche, mais il n'y a pas lieu à arrêter Aymé, surtout lorsqu'on dispose d'un moyen infaillible pour le réduire à l'impuissance. Le 19 août, par décret impérial, il est rappelé en France et il se démettra de toutes les charges et emplois qu'il a au service du roi de Naples, en rentrant dans sa patrie.

Mais, à ce moment même, des indices venus d'Espagne mettent l'Empereur sur une nouvelle piste. Le 20, il adresse cette note à Savary : Il m'a été assuré que les diamants de la couronne d'Espagne ont été enlevés par des Français et qu'en faisant des recherches chez les bijoutiers, surtout chez ceux qui fournissent la cour de Naples, on aurait des indices. Suivez cela adroitement, afin de savoir la vérité. Savary transmet aussitôt à ses agents des ordres en conséquence : mais, au mot la cour de Naples, il substitue le mot le roi de Naples — et ce n'est point par inadvertance. Lui n'a point de doutes, étant de longue date au courant de l'affaire : En juin 1808, quand Murat est tombé malade à Madrid, c'est lui, Savary, qui a reçu le commandement par intérim. Or, le 25 juin, Duroc lui a écrit sur l'ordre de l'Empereur : Sa Majesté désire que vous empêchiez qu'on vole et qu'on commette aucune espèce de gaspillage. Les Espagnols ont déjà remarqué qu'on a porté au Retiro un très beau tableau de Raphaël : C'est une bêtise qui ne mérite pas la moindre attention. Cependant, il faut le l'aire remettre au Palais. Il faut faire rentrer dans les écuries du roi tous les chevaux qu'on en a fait sortir. Il court des bruits qu'il a été gaspillé et détourné des diamants de la Couronne. Il faut empêcher cela : tous les diamants doivent être remis à M. d'Azanza et servir d'hypothèque à un emprunt pour l'Espagne.

Savary a de la mémoire, et, en mettant la main sur Aymé, premier chambellan de Murat et son homme d'affaires, il sait qu'il met la main sur les diamants. Ferdinand VII en se rendant de Bayonne à Madrid a en effet laissé les diamants de la couronne sous la garde du marquis de Mos, grand maitre de la Cour, qui ne consentit à les remettre au prince Murat que contre quittance qui lui fut délivrée alors, écrit le ministre de Russie à Naples, par un M. Aymé, actuellement chambellan de Sa Majesté Napolitaine. Savary est aussi bien instruit que le prince Dolgorouki et il ne doute pas qu'Aymé ne le conduise à la cachette.

Le 23, Aymé est arrêté chez lui, 21 rue de la Victoire, et écroué à Vincennes où il est mis au secret. Dès le 24, l'Empereur se croit si près du but qu'il mande à Maret : Ecrivez en chiffres au comte Laforêt qu'il voie le roi d'Espagne et qu'il lui fasse connaître qu'ayant des indices que quinze à dix-huit millions de diamants ont été soustraits par des individus à la Couronne d'Espagne et ayant appris qu'un sieur Aymé y était compromis, je l'ai fait arrêter et enfermer jusqu'à ce qu'il ait révélé ce qu'il sait sur cette affaire, qu'il a déjà avoué qu'il avait vu de très beaux diamants et entre autres la Perle pérégrine[11] ; que le sieur Aymé avait dit que la Perle pérégrine avait passé par les mains d'un bijoutier qui est en ce moment à Naples ; que j'ai donné ordre à mon ministre à Naples de faire interroger ce bijoutier et de prendre tous les renseignements qui pouvaient donner des lumières là-dessus, mon intention étant de faire retrouver ces quinze ou dix-huit millions de diamants et d'en envoyer la valeur au roi, secours qui sera essentiel pour lui en cette circonstance ; qu'il a été soustrait également des objets d'un grand prix chez le prince de la Paix, qu'il faut faire des enquêtes, que cela sera suivi en France et qu'on fera rentrer des sommes considérables.

Chez Aymé, si, au cours des perquisitions on n'a pas trouvé les diamants, par contre, on a trouvé dix-neuf lettres de la main de Murat ne pouvant laisser aucun doute qu'il eût sérieusement songé à succéder à l'Empereur dans un cas donné. Ces lettres datent la plupart de 1809 ; Fouché y est très souvent nommé et il est lui-même en pleine correspondance avec Murat. Il n'en avait jamais parlé à l'Empereur. Ce témoignage très net de Savary se trouve exactement confirmé par le rapport que, sur l'heure, il a fait, en style fleuri, rédiger par Desmares et qu'il a remis à l'Empereur : Plusieurs lettres, trouvées chez M. Aymé, écrites par le roi de Naples et la minute de quelques réponses faites par M. Aymé, écrit Desmarets, prouvent que, si cette intrigue n'a point été accompagnée de projets criminels, elle a du moins existé pour préparer l'opinion, d'une part, à un événement naturel ou forcé et, de l'autre, pour abuser de la crédulité du roi de Naples sur la possibilité qu'il fût un jour appelé à succéder à Votre Majesté en pareil cas.

Les lettres originales furent remises à l'Empereur. Les ratures faites à quelques-unes, écrit Savary, ne pouvaient se deviner à mon ministère sans y commettre le roi, ce que je n'ai pas cru convenable, et j'ai jugé qu'au Cabinet de l'Empereur on les expliquerait beaucoup mieux. Le colonel Bacler d'Albe, chef du Bureau topographique, semble en effet avoir été chargé de ce déchiffrement. Ensuite, cette correspondance fut, sur l'ordre de l'Empereur, dit Méneval, déposée aux Archives impériales. Comme Talleyrand y était compromis, on ne doit pas s'étonner qu'on l'y cherche vainement. Pourtant le cas ne devait pas être pendable, car Fouché, qui parait y avoir été le plus souvent nommé, fut l'objet, à ce moment même, (22 août) d'une mesure gracieuse de la part de l'Empereur qui adoucit singulièrement son exil en lui permettant de venir passer l'automne à sa campagne de Ferrières.

Napoléon ne pouvait penser, sur de telles articulations, à faire son procès à Aymé, que, deux mois auparavant, il avait nommé baron de l'Empire sur institution de majorat et qui, officier de la Légion d'honneur, trésorier de la 12e cohorte, ci-devant intendant général de Murat grand-duc de Berg, actuellement premier chambellan, conseiller d'État, grand cordon de l'Ordre des Deux-Siciles, connaissait trop de choses et tenait à trop de gens pour n'être pas à ménager. On tira de lui ce qu'on put et ce fut peu de chose, si, dans ses interrogatoires, on a pris note de tout ce qu'il a dit. Il y niait même d'être agent secret du roi de Naples, alors qu'on avait son chiffre et partie de sa correspondance ; à croire Napoléon lui-même, il avait été moins discret à d'autres moments.

Ce qui est certain, c'est qu'on usa de clémence à son égard. Le 3 septembre, il acquiesça au décret rendu contre lui le 19 août, se démit des charges qui lui avaient été conférées par le roi de Naples et engagea sa parole d'honneur de ne correspondre ni directement, ni indirectement avec Naples et de ne porter ni prendre aucune décoration ni marque distinctive, ni aucun titre appartenant à la cour de Naples. Là-dessus toutefois, il ne fut point relâché : il le fut seulement le 23 novembre, où, sur la haute intervention de Caroline, il reçut, avec la liberté, l'injonction de se rendre directement dans le département des Deux-Sèvres où était située sa terre de la Chevrelière et d'y rester jusqu'à nouvel ordre.

Pour La Vauguyon qui n'avait été nullement impliqué dans l'affaire des diamants, les choses s'étaient passées plus simplement. Pris de peur, lors de la première perquisition chez Aymé, il avait brûlé ses chiffres et ses papiers et n'avait point été étonné de recevoir l'ordre de partir pour Naples dans les vingt-quatre heures. Toutefois, rien ne prouvait que, Aymé pris et La Vauguyon parti, l'agence ne continuât pas à fonctionner par quelques Français moins connus. Pour s'en assurer, Savary qui savait quels étaient les courriers affidés du roi prit ses mesures pour qu'à leur passage à Lyon, le commissaire général de Police les arrêtât sous quelque prétexte, saisit leurs dépêches et les lui expédiât.

Dès le 24 août, Murat a reçu des avis sur la recherche que fait la police de ses correspondants, car il éprouve le besoin de protester de son dévouement, d'offrir ses services, de demander à être employé en cas de guerre : Je serais bien malheureux, écrit-il, si Votre Majesté avait changé, parce que je ne vois pas d'autre moyen de confondre mes vils accusateurs qu'en cherchant de nouveau à verser mon sang pour votre service. De grâce, ne me refusez pas. Et il termine ainsi : Sire, je suis bien malheureux, oh oui ! bien malheureux ! rendez-moi votre amour. Jamais je ne méritai d'être traité avec tant de rigueur. Non, je ne l'aurais jamais pensé, non jamais ! Vous avez pu croire plutôt à des personnes qui vous sont étrangères qu'à celui qui est votre ouvrage et qui par-dessus tout vous adore pour son malheur. Le lyrisme des protestations s'accroit en raison des craintes que l'Empereur ait trouvé les vraies pistes, mais il en est diverses qu'on peut suivre ; certaines ne mènent à rien ou presque ; d'autres sont les bonnes qui conduisent à la félonie qu'à toute force Murat veut cacher. Le 28 août, il a su de quoi on l'accuse : ce n'est encore, semble-t-il, que l'affaire des correspondances d'Aymé, ou, tout au plus, les lettres de Fouché. Il fait donc encore bon visage et se prépare à nier lorsqu'il écrit : Depuis que j'ai appris la nature des rapports atroces que l'on vous a faits contre moi, je suis au contraire surpris que vous n'ayez pas été plus méchant encore contre moi. Cependant je suis malheureux et je le serai tant que je ne serai pas rassuré directement par Votre Majesté. Sire, croyez-en votre plus fidèle ami, je suis et je serai toute ma vie le plus dévoué de vos soldats ; mettez-moi à l'épreuve, j'invoque une de vos pensées sur ma conduite passée. Avec une habileté singulière, il s'esquive sur le terrain qu'il sent fuyant et dangereux et, quitte à imaginer contre soi-même des griefs qu'il n'a point de mal à réfuter, il s'établit en homme qu'on calomnie et qu'on persécute, de façon à invalider par avance les accusations qui pourraient être graves. Ainsi, dit-il que Grenier aurait écrit que dans le mois de juin, lui Murat, aurait ordonné le désarmement de la place de Gaëte et que depuis il l'avait fait réarmer ; et il tonne contre ce rapport qui n'a jamais existé ; mais c'est pour finir en écrivant : Sire, cet état est trop pénible pour moi pour pouvoir le supporter plus longtemps. Il est trop cruel de se voir tous les jours accuser par des Français qui devraient bien plutôt rendre justice à la pureté de mes intentions au lieu de me calomnier, mais Votre Majesté leur a donné trop d'avantage sur moi. Sire, de grâce, faites cesser cet état de choses et rendez-moi votre confiance, ou bien ne prenez pas une demi-mesure. Je suis bien assez malheureux d'ailleurs, oh ! oui ! bien malheureux ! Il écrit encore : Je me flatte toujours que Votre Majesté voudra bien mettre un terme à tout ce que je souffre et qu'elle ne me laissera pas en butte à des calomnies qui ne devraient pas être écoutées parce qu'elles partent de trop bas et qu'elles ne devraient jamais m'atteindre.

Voilà qui est imprudent : ce même jour, 3 septembre où il expédie ces hautaines apologies, il apprend par une voie indirecte que le ministre de la Police générale a fait arrêter Aymé. Au premier coup, il paye d'audace. C'est une erreur involontaire de la part de la police. — Il est impossible que ce serviteur de Votre Majesté ait pu commettre le moindre délit et je suis sans inquiétude sur son sort du moment que vous en êtes l'arbitre. Ce sera, Sire, encore quelque faux rapport qui n'a pas été dirigé contre lui, mais dont il peut être la victime. Mais il a beau dire qu'il se verra obligé de dévoiler à Sa Majesté bien des iniquités qui feront gémir sa grande âme, il est inquiet, et, ce qui l'achève, c'est lorsqu'il apprend que Durant recherche son bijoutier et l'interroge. Il ne peut plus douter que les diamants d'Espagne n'entrent en jeu.

De Paris, il ne reçoit rien, car son agence d'informations est coupée. Il a une lettre de l'Empereur du 30 août, des plus sévères. On en connait seulement ces quelques lignes : Vous vous êtes entouré d'hommes qui ont en haine la France et qui veulent vous perdre. Tout ce que vous m'écrivez contraste trop avec ce que vous faites. Je verrai par votre manière d'agir si votre cœur est encore français[12]. Rien autre. De La Vauguyon qui va arriver à Naples, il doit attendre des renseignements sans prix, mais, pour le moment, il ne peut supporter de se trouver face à face avec l'amant de sa femme, avec l'homme dont Maghella lui a dévoilé la trahison. Il expédie au-devant de lui un courrier portant l'ordre qu'il s'arrête là où il le rencontrera, si c'est au delà de Rome, et, si c'est en deçà, qu'il retourne sur-le-champ dans cette ville où il trouvera des ordres et des instructions ministérielles pour se rendre en Espagne, et y prendre le commandement de la division napolitaine en remplacement du général Compère. Cela est du 10 septembre. La Vauguyon, qui est déjà à Capoue, répond par sa démission que le roi refuse en réitérant ses ordres, et il se rend à Rome pour attendre les événements.

Cependant d'autres nouvelles sont venues et les inquiétudes de Murat ne font que croître. Après une réconciliation telle quelle avec la reine, il lui demande de partir pour Paris, de voir l'Empereur, de détourner de lui la foudre que Jupiter va lancer. Caroline qui tient à son trône, qui le perd si Murat en tombe, qui trouve sa revanche et sa réhabilitation dans le sauvetage de son mari, qui peut-être n'est pas en condition de lui rien refuser, part sur-le-champ, accompagnée seulement de la duchesse de Cassano, sa dame d'honneur, de Mme Exelmans, dame pour accompagner, du prince d'Angri, son chevalier d'honneur, et d'un écuyer, M. Buccini. Janvier, le secrétaire des Commandements, suivra.

Part-elle les mains vides ? Au dire du ministre de Russie à Naples, qui parait donner la clef de cette étrange aventure, elle emporte une espèce de diadème fort riche, d'une forme gothique, une ganse de chapeau, une garniture de boutons, des boucles de souliers, un pommeau d'épée, un pommeau de canne, le tout en diamants et provenant de la couronne d'Espagne, dont elle va, dit-on, faire l'offrande pour calmer la colère de son frère.

A Rome, où La Vauguyon s'est réfugié, la première demande de Caroline est pour lui. Avant le déjeuner, chez Miollis, elle a avec lui un long entretien secret, et, après le déjeuner auquel il est admis, elle a encore avec lui un entretien fort long. A Norvins, qu'elle prend en particulier et qu'elle sait si fort lié avec Daure, elle dit que le roi est tout dévoué à l'Empereur, mais que des informations étrangères ont pu l'égarer ; que le roi a eu tort parce qu'il devait tout à l'Empereur et qu'il devait prendre les ordres de Sa Majesté avant de rien décider sur les Français à son service ; qu'elle espère trouver l'Empereur à Compiègne, où elle va de suite rétablir les affaires du roi et retourner à Naples dans deux mois ; qu'elle le remercie de la manière avec laquelle il a accueilli et traité les Français venant de Naples (sans en nommer aucun) et qu'il avait bien des amis à sa cour. Si elle ne dit rien d'Aymé et du motif réel de son voyage, elle parait fort mécontente du temps qu'elle a passé à Capo di Monte qu'elle compare au château d'Udolfi — le château des Mystères d'Anne Radcliffe — ; elle se plaint de M. Maghella qui a le portefeuille de la Police et elle dit qu'elle craint qu'il ne soit nommé ministre ; elle approuve hautement l'ordre de quitter Rome signifié par Miollis à Crivelli, consul de Naples à Civita-Vecchia, que Norvins a signalé comme un des organisateurs de l'espionnage ; bref, tout en rejetant les accusations sur les entours de son mari — un peu du reste comme a fait Napoléon — elle justifie et semble approuver toutes les mesures que l'Empereur a dû prendre.

Il est sur le point d'en prendre de bien plus sévères : paraissant ignorer si le maréchal Pérignon est encore gouverneur de Naples — alors que Murat, profitant de ce que le maréchal était en congé, l'a destitué le 7 juin en supprimant sa fonction ; que, par un manque absolu d'égards, il a obligé Mme Lanusse, née Pérignon, à quitter Naples le 12 septembre en même temps que son mari, bien qu'elle fût enceinte et sur le point d'accoucher — l'Empereur pense d'abord à le remplacer par le général Legrand ; puis, sur de nouvelles informations, sans tenir compte du décret de Murat, il invite Pérignon à rejoindre immédiatement son poste : il le rétablit, de son chef, dans la place de gouverneur en lui donnant des instructions qui le rendent l'arbitre réel des destinées de Murat : Sa Majesté Impériale, écrit Clarke au maréchal le 16 septembre, a vu avec peine les démarches auxquelles s'était récemment livré le roi et elle a cru y reconnaître l'influence immédiate d'ennemis de la France, soupçonnés eux-mêmes d'être dirigés par la cour de Palerme et par les Anglais... Vous êtes autorisé à assurer Sa Majesté que l'Empereur ne veut point réunir Naples à la France, à lui faire observer que s'il avait eu en vue cette réunion, il l'aurait faite ouvertement ; qu'il ne l'a pas voulu, parce que le royaume de Naples n'a pas besoin d'être réuni pour faire partie du Grand Empire, qu'il convient à l'Empereur que le roi règne à Naples, mais que l'Empereur ne peut oublier qu'il est empereur de Naples et qu'il en est le suzerain comme il l'est du royaume d'Italie.

En même temps, ordre au général Grenier de concentrer ses troupes, de ne tolérer à Capoue que des Français, d'introduire dans Gaëte un bataillon du 22e pour faire cesser tous ces propos outrageants pour nos armes et pour les Français ; injonctions à Murat au sujet du contingent maritime stipulé par le traité de Bayonne, au sujet des contributions arriérées dues à la France, des dettes contractées envers le Trésor, de la solde arriérée du Corps d'observation et des fournitures qui ne lui ont pas été livrées ; mise sous séquestre des palais et domaines de la Maison Farnèse dans les ci-devant États romains ; enfin, renvoi, sans audience de congé, du duc de Campo-Chiaro, ambassadeur du roi de Naples à Paris. Toutes ces mesures encore ne sont que préparatoires. Il faut que Murat se soumette ou qu'il se démette. Le voyage de la reine semble indiquer qu'il se soumet, mais cette soumission contrainte, combien de temps durera-t-elle et Norvins n'a-t-il pas raison lorsqu'il annonce la révolte de Murat pour le moment où la guerre dans le Nord fera retirer les troupes françaises du royaume de Naples ?

L'Empereur se demande-t-il assez si, pour avoir pris cette attitude, Murat n'a pas dès lors cherché des appuis chez les étrangers et s'il n'a pas, dès ce moment, partie liée avec quelque puissance ? Accuser Maghella ou Zurlo d'intelligence avec la cour de Palerme et avec les Anglais, cela peut faire quelque sensation mais ne porte pas preuve. On rencontre dans les journaux anglais des paroles énigmatiques ; on constate d'inexplicables voyages de navires parlementaires ; des frégates anglaises restent, l'ancre jetée, des vingt-quatre heures à portée de la terre ; il y a — les agents étrangers l'attestent — un continuel échange de dépêches entre Cagliari et Naples ; il y a des bâtiments, sous pavillon russe, qui entrent dans le port, y déchargent des marchandises, en embarquent d'autres et, sous les auspices des agents diplomatiques de Russie, repartent pour des destinations trop faciles à deviner — Malte, le grand entrepôt des marchandises anglaises, ou les ports de Sicile, de Sardaigne, d'Espagne. Cela peut passer pour vétilles, infractions au Blocus continental, spéculations tentées par des favoris — au besoin par les souverains eux-mêmes. Jusqu'ici, point d'autre preuve que des intelligences criminelles aient été établies par Murat avec les Anglais que la déclaration qu'il en fit lui-même, le 18 décembre 1812, en présence des maréchaux et des généraux français qui l'attestent, regrettant de n'avoir point alors accepté les propositions qui lui avaient été faites.

Mais, si ses rapports avec l'Angleterre demeurent mystérieux, ceux qu'il a avec l'Autriche et la Russie sont patents et officiels. L'Empereur, bien qu'il eût lès 1806 conçu le Grand Empire, n'a point osé, à ce moment, refuser aux royaumes feudataires qu'il constituait une représentation diplomatique qui, devant l'Europe, manifestait leur indépendance, et qui, à ce moment de guerre presque universelle, paraissait sans inconvénient. Ayant toléré que Joseph, Louis et Jérôme accréditassent des ministres près des diverses puissances, il pouvait difficilement refuser cette faculté à Murat, roi au même titre. Néanmoins il rayait vu avec peine. — Moins la cour de Vienne aura de relations avec Naples, avait-t-il écrit le 26 août au duc de Bassano, mieux cela vaudra. Il eût désiré qu'Otto, son ambassadeur à Vienne, loin de presser le départ du comte Aller — ministre nommé d'Autriche à Vienne — y eût mis indirectement des entraves, mais l'Autriche, justement peut-être parce qu'elle le sentait hostile, n'avait point eu à tenir compte des désirs qu'on n'avait eu garde de lui signifier ouvertement.

Un chargé d'affaires est arrivé en juillet et a été suivi, dans les premiers jours de septembre, par un ministre ; à ce même moment est arrivé un ministre de Russie. Murat en a pris un grand orgueil. Jusque-là, le corps diplomatique accrédité près de son cabinet se réduisait, pour l'ordinaire, à un chargé d'affaires de France et un chargé d'affaires d'Italie, deux surveillants de l'Empereur ; il avait vu arriver un ministre de Hollande, mais qui n'avait pu présenter ses lettres de créance, son roi ayant abdiqué. Il avait quelque part un colonel Gomez, chargé, disait-on, des affaires de Sa Majesté Catholique, mais la tendresse n'existait guère entre l'ancien et le présent roi de Naples. A présent l'Europe accréditait des ministres près de sa personne : la Bavière, l'Autriche, la Russie ; n'est-ce point là une des causes de son changement d'attitude vis-à-vis de l'Empereur ?

Avec la Russie, le temps est passé du grand amour. Jadis, l'empereur Alexandre avait, de lui-même, pris l'initiative d'envoyer à Naples un ministre, M. de Bibicoff, mais Murat, n'ayant eu permission de l'empereur Napoléon de répondre que par l'envoi à Pétersbourg d'un chargé d'affaires obscur, Francesco Brancia, Bibicoff avait aussi cédé la place à un chargé d'affaires, le comte Constantin de Benckendorff, et il en devait être ainsi jusqu'au moment où arriverait en Russie le ministre du roi de Naples, le prince de Torella, dont le départ était constamment ajourné sur des ordres venus de Paris. Pour activer ce départ auquel il paraissait s'intéresser vivement, le cabinet de Pétersbourg avait annoncé la nomination d'un nouveau ministre, M. d'Alopéus, dont, sur de nouveaux retards, il avait changé la destination. D'abord Benckendorff, très cajolé par la reine, avait eu toutes facilités pour assurer les relâches des navires à pavillon russe qui violaient à tout instant le Blocus continental et pour rendre agréable le séjour de Naples à quantité de personnages russes qui allaient et venaient en Italie : tels le prince de Hostein-Oldenbourg, les conseillers de Cour Bicilly et Wlassopoulo, le comte Potocki, le comte et la comtesse de Witte, le prince Gustave de Mecklembourg-Schwerin, le général major Adadowroff, quantité d'autres. Le roi et la reine avaient fait grand accueil à la femme séparée du grand-duc Constantin, la grande-duchesse Anne, née princesse de Saxe-Cobourg, laquelle menait à sa suite un jeune Suisse, aussi peu mesuré dans ses repas que dans ses dépenses, et fort soupçonné de traiter la princesse à la Cosaque : réception à Terracine pax le général Caracciolo, escorte de lanciers de la Garde depuis la frontière, compliments à l'arrivée par le ministre des Affaires étrangères et le grand maure des Cérémonies, offre d'un double service et des équipages de la Cour, dîners de gala et grands bals, on avait, malgré l'incognito de la voyageuse, déployé toutes les pompes ; on en avait si peu d'occasions !

Mais, depuis que le refroidissement entre la France et la Russie semble présager une guerre, Murat, tout en continuant à faire bonne mine à Benckendorff, parait avoir donné à ses ambitions un nouvel objectif. L'homme qui, contre l'Empereur, accepte toutes les combinaisons de Maghella et du parti italique en vue de conserver le royaume de Naples, peut-il en même temps, comme Benckendorff l'affirme dans chacun des rapports qu'il trouve à expédier avec sûreté — car, à la poste, toutes les dépêches en clair sont ouvertes et toutes celles en chiffre retenues — aspirer au trône de Pologne ? De tout autre que de Murat la chose serait incroyable, mais Benckendorff est trop précis pour qu'on puisse en douter. Ce rêve d'ailleurs chez Murat ne date point d'à présent : lorsque, le premier de l'armée française, à la tête du 1er Chasseurs, il fit, le 28 novembre 1806, son entrée dans Varsovie, l'enthousiasme dont il fut l'objet lui tourna la tête. Il se vit roi de Pologne et il accueillit, presque comme tel, l'expression des vœux de la nation que lui apportait une députation de la noblesse de Varsovie. L'Empereur souffla sur cet échafaudage. S'il avait fait un roi de Pologne, c'eût été Jérôme, non Murat, mais le rétablissement du royaume eût entraîné des guerres hasardeuses. Il y renonça. La place étant restée vide, Murat imaginait qu'elle était pour lui, que seul il convenait à cette nation équestre qui, à Somo-Sierra, avait prouvé que ses chevau-légers n'avaient point dégénéré des uszars de Sobieski. Au dire de Benckendorff, le roi et tous ses entours, la reine même, quoique plus circonspecte, ne se gênaient nullement pour dire que, comme le royaume de Naples devait devenir province française et que Sa Majesté était aussi portée pour la nation polonaise qu'elle en était aimée, il ne serait point improbable que des événements politiques, peut-être assez prochains, ne donnassent lieu à l'élévation de ce prince, dont les services et les malheurs de la brave nation polonaise mériteraient bien déjà la restauration. Officiers et soldats parlaient comme d'un fait acquis de leur marche en Pologne ; Murat prétendait même avoir reçu de l'empereur Napoléon l'expectative de la couronne de Pologne, et ses pensées, ses goûts, ses discours s'en ressentaient de la manière la moins équivoque. Il s'habillait et se coiffait à la polonaise, réglait à la polonaise l'uniforme de ses troupes d'élite, apprenait la langue polonaise et recherchait, avec des attentions tout à fait inusitées, tout Russe portant un nom polonais ou ayant la moindre connexion en Pologne. Les exemples que citait à l'appui M. de Benckendorff étaient en effet significatifs.

Déjà réservés avec le chargé d'affaires de Russie, les rapports devinrent plus tendus encore avec le nouveau ministre, le prince Serge Dolgorouki qui apportait de Hollande, où il avait été ci-devant accrédité près de Louis Bonaparte, cette sorte d'animadversion méprisante contre les Bonaparte qui avait été de ton à la cour de Russie au temps où ses cousins, les freluquets étaient les favoris d'Alexandre. A son arrivée, constatant que, malgré les promesses si souvent réitérées, le prince de Torella n'était pas encore parti pour son poste, il prétexta une indisposition pour ne pas paraitre à la Cour et ne déploya son caractère que lorsque Torella eût été expédié.

Bien qu'il fit nombre et que sa présence flattât la vanité de Murat, le ministre de Russie ne pouvait servir ses desseins, au cas que sa destinée le fixât à Naples : tout autre était pour lui le parti à tirer des envoyés autrichiens. Le comte hier n'avait point, pour le moment, à sortir de son rôle d'observateur, de l'attitude de réserve qui lui étaient imposées par les instructions, vu les doubles liens de parenté et et d'affinité entre l'empereur et Leurs Majesté Siciliennes, mais, attendant les confidences, il se tenait prêt à les recevoir et à les transmettre, sachant qu'elles ne pouvaient tourner qu'à l'avantage de son souverain ; et elles ne tardèrent pas sans doute à venir, car, au sens général des renseignements qu'il fournit sur les prétentions et les vexations toujours croissantes de l'empereur Napoléon, aux tendances, à la forme qu'il y donne, à mille détails qu'il relate, on ne peut douter qu'il ne soit directement informé. C'est là son droit d'envolé autrichien. Tout pas que fait Murat pour affirmer son indépendance est un échec pour la politique française, un succès pour la politique autrichienne. L'Autriche, qui avait alors des traditions, renouvelle ainsi, sous un autre aspect, la campagne diplomatique qui, en rompant grâce à Marie-Caroline et à Marie-Antoinette, le Pacte de Famille, a assuré, par la désunion de la Maison de Bourbon, l'affaiblisse ment de la France. Dans le système napoléonien du Grand Empire, elle s'attaque au sujet qu'elle juge, à bon droit, le plus facile à entraîner et dont elle n'a pas eu de peine à discerner l'ambition, la vanité et la sottise. Dès les premiers jours, une entente — sans doute encore tacite — s'établit entre l'Autriche contrainte de subir l'alliance de Napoléon et Murat contraint de subir sa suzeraineté. Tous deux, portant impatiemment le même joug, deviennent des alliés naturels et, s'ils ne sortent pas dès lors de leur apparente soumission, c'est que, comme dit le comte Mier en envisageant l'hypothèse de la réunion de Naples à l'Empire, ce serait une folie de pouvoir espérer s'opposer à cette mesure à main armée.

On ne saurait douter qu'il y a eu dès lors échange d'impressions, de regrets et d'espérances : au cas d'une guerre heureuse et d'une suite de victoires de l'Empereur, Murat se tient donc sûr d'obtenir l'avancement qu'il souhaite et d'être appelé au trône des Jagellons ; au cas d'une guerre malheureuse et d'une suite de revers de l'Empereur, il se raccroche à l'Autriche, et qui peut dire si, dès lors, il n'a pas jeté les bases de quelque entente ? Certes, dans ce cas, il devra tourner ses armes contre l'Empereur, mais c'est là une hypothèse qu'il n'envisage pas pour la première fois.

De quelque façon qu'il retourne — ou qu'on retourne autour de lui — les termes du problème, le moment n'est pas venu de proclamer son indépendance. Le travail des sociétés secrètes en Italie n'est pas au point ; des puissances étrangères, l'Autriche n'admet pas la guerre immédiate ; l'Angleterre, à son ordinaire, fait sans doute des propositions qui amèneraient, à son profit, la catastrophe de celui qui se fierait à sa bonne foi. Si Murat est renversé, si Naples est réuni au Grand Empire, nul ne bougera en Europe pour sa cause. Et, d'autre part, l'Empereur, en sa pleine puissance, dispose encore de couronnes enviables. Murat n'a pas à hésiter. Il demande grâce.

Il l'implore directement de l'Empereur par ses affres ; il l'implore en envoyant Caroline à Paris ; il 'implore en s'adressant au ministre de France : Le roi, écrit Durant le 28 septembre, a récapitulé devant moi toute sa vie, avant et depuis son élévation au trône. Il demanda qui avait donné à l'Empereur plus de preuves de son dévouement, qui avait mis plus de prix à passer aux yeux de l'Europe pour le séide de l'Empereur — je rends l'expression même du roi — et qui peut être encore plus empressé et plus heureux de lui dévouer jusqu'à la dernière goutte de son sang... Il m'assura qu'il ne pouvait plus y tenir, qu'il lui était impossible de gouverner s'il se voyait privé plus longtemps de la confiance et de l'amitié de l'Empereur et il me demanda expressément de faire connaître sa résolution de quitter la couronne si l'Empereur ne lui rendait pas son estime et ne cessait pas de l'accabler d'humiliations, de reproches et d'exigences.

Cette menace est pour la galerie : Murat compte à bon droit sur Caroline pour le remettre avec l'Empereur et il n'a nulle intention de quitter Naples sans une compensation effective, mais l'apparence du désintéressement est toujours seyante.

Caroline est arrivée le 26 septembre à Turin, d'où elle s'est empressée d'annoncer sa prochaine venue à l'Empereur ; mais celui-ci est parti depuis le 18 pour son voyage de Belgique et des bords du Rhin. Caroline semble l'ignorer — la nouvelle n'en est donnée d'ailleurs que le 26 dans la Gazette de Marengo et n'en continue pas moins à toute vitesse. Le courrier qu'elle a envoyé en avant pour commander des chevaux est arrêté le 23, à Lyon, par le commissaire général de Police qui, sur le vu de son part, saisit les dépêches à l'adresse du duc de Campo-Chiaro et du général Régnier et les expédie au ministre de la Police. Savary y trouve la preuve des inquiétudes où est Murat sur la façon dont l'Empereur, connaissant ses sentiments, doit être à son égard, et il en fait part à Napoléon. En d'autres jours, quels cris on eût entendus ! Intercepter les dépêches envoyées par la poste, cela se fait partout, mais dévaliser un courrier, muni d'un passeport diplomatique délivré par le secrétaire intime d'un souverain, cela est neuf. Pourtant, nul n'accuse le coup. Le 28 septembre, l'écuyer Buccini, sans s'occuper autrement du courrier, traverse Lyon, précédant à peine la reine, qui, le fer octobre, arrive à Paris où, n'ayant où loger, elle descend rue du Mont-Blanc, à l'hôtel de son oncle le cardinal Fesch.

Quelques jours dans l'attente. Le 4, Caroline commence à se rassurer : elle reçoit de l'Empereur ces quelques mots datés d'Anvers : de reçois votre lettre de Turin ; vous devez être bien fatiguée de votre route. Comme je ne tarderai pas à me rendre à Paris et que le voyage serait extrêmement fatigant pour vous, je pense que vous ferez bien de m'y attendre. Voilà un gros point de gagné : le voyage impromptu n'a pas déplu ; l'espérance est permise. Sans doute, Caroline préférerait-elle, en partant à la suite de l'Empereur, terminer l'affaire, mais les ordres sont formels et d'ailleurs elle est à bout. Depuis près d'une année, elle mène une vie infernale. De Paris, Murat l'a affolée de sa déchéance prochaine ; il lui a raconté que l'Empereur a voulu lui faire signer une abdication éventuelle ; puis ç'a été la querelle au sujet du Baptême où il ne voulait pas qu'elle parût ; puis, au retour, alors qu'elle était malade, épuisée d'une fausse couche, la proscription des Français, sa séquestration à elle, des violences après quoi il semblerait qu'un mari n'a plus qu'à tuer et à mourir et que Murat a terminées en la suppliant d'aller les sauver. Il y a en vérité de quoi abattre même une femme telle que Caroline, si vigoureuse d'esprit et de corps. Sa mère la trouve bien triste et bien changée. Pour tuer le temps, elle va passer quelques jours à Mortefontaine, près de Julie ; mais ses dragons l'accompagnent, car, depuis la lettre d'Anvers, pas un signe de l'Empereur, nul des habituels égards dont il entoure les porte-couronne. Enfin, le 11 novembre, l'Empereur est de retour. Ce jour-là, — la remise des diamants n'est-elle pas faite ? — il envoie à sa sœur des chevaux et des voitures de ses écuries et des valets de pied, mais point encore de service d'honneur. Une grande explication a lieu à Saint-Cloud, après le dîner de famille. Caroline, tout en ménageant son mari qu'elle ne saurait accuser sans se compromettre elle-même, et tout en maintenant entre elle et lui celte solidarité dont dépend leur couronne, expose ses griefs, adoucit les angles, explique qu'on s'est mal entendu, affirme le dévouement et offre les services de Murat, parvient enfin à recouvrer l'entière bienveillance de l'Empereur. Le 19 novembre, Sa Majesté lui fait offrir un logement dans son palais des Tuileries et la reine occupe, ainsi que son service, le pavillon de Flore. On lui a donné un service de bouche et de chambre. Sa Majesté lui a fait donner aussi un service d'honneur composé de deux chambellans et d'un écuyer.

Cette mention est insérée par ordre au Journal des Voyages qui est comme une annexe au Registre des Cérémonies et garde trace de tous les précédents d'étiquette. Caroline est donc ainsi rétablie, à Paris, dans les honneurs royaux, elle est installée, en posture de faveur, dans le palais où l'Empereur sera de retour de Saint-Cloud avant dix jours ; elle obtient, le 23, la mise en liberté d'Aymé ; elle obtient le pardon de Murat qu'elle engage même à venir à Paris afin de mieux se réconcilier encore ; même elle espère que Pérignon va être rappelé ! Bien qu'elle ne soit pas dans les bonnes grâces de Marie-Louise, bien qu'elle ne jouisse plus de cette faveur intime que Napoléon lui accordait lors du mariage, elle est dans la place, et elle saura, par son assiduité, sa souplesse, son intrigue cachée, regagner le terrain perdu et, tout en conservant à Murat leur royaume, se défaire peu à peu des hommes qui ont failli le lui faire perdre. Causant quelques jours plus tard avec Wintzingerode, le ministre de Jérôme, qui s'étonnait, après l'incendie du palais de Cassel, que l'Empereur ne fût pas venu au secours de son maître, elle lui révèle son secret en lui disant que là-dessus l'Empereur n'entend pas raison et qu'elle n'a pu rester sur un si bon pied à Paris qu'en lui persuadant qu'elle ne venait pas dans l'intention de lui rien demander.

Non, elle ne demande rien, mais elle se fait tout donner. Elle se prête à toutes les fêtes, elle se rend agréable en toute occasion ; elle suit les chasses ; elle organise des comédies et des quadrilles, elle se met à la suite de l'Impératrice dans ses promenades ; elle comble de présents le Roi de Rome, lui offrant, tantôt cette petite calèche que Tremblay fabrique, que Baliser cisèle, et que traînent les béliers de Franconi, tantôt une pièce mécanique contenue dans une boîte en or émaillé, d'où sort, par un médaillon entouré de perles fines, un oiseau chanteur tel qu'on en voit en rêve. Vienne le carnaval, c'est elle qui invente les quadrilles, commande les costumes, dirige les répétitions et mène la danse. Elle est la France dans le grand ballet du 8 février ; et, après s'être faite l'inspiratrice de Dupaty pour ses imaginations adulatrices, elle paye son écot de 19.891 francs — non sans marchander, car elle obtient un rabais de 1.120 francs.

Au second bal, elle est du quadrille de l'Impératrice, où paraissent les costumes de toutes les provinces de l'Empire ; elle n'a garde de s'habiller en Napolitaine comme la princesse Aldobrandini. Elle se fait Dalmate, et cela consiste en une robe de mousseline rayée d'or, passée sur un pantalon de satin blanc rayé de vert, et traversée par une écharpe de satin lilas ; en un voile de mousseline lamée d'or posée sur une coiffure en rubans rouge et argent, et c'est 1.800 francs qu'il en coûte à la cassette de Marie-Louise.

Qu'importe cela ? Caroline ne regarde pas à la dépense, quoiqu'elle compte serré ; elle paye aussi bien cinquante napoléons une robe courte de percale brodée que soixante-quinze un habit de chasse en cachemire rouge brodé et lamé d'or ou en cachemire bleu lamé d'argent. Elle a des manteaux de cent napoléons, en cachemire ponceau brodé d'or, semé de dessins d'ornement brodés d'or, garni et doublé d'hermine, à agrafe d'or et de perles ; elle a des peignoirs de percale ou de mousseline brodée de 1.400, .300, 1.200 francs. Ses chapeaux s'envolent en plumes, cinq ici, sept là, neuf ailleurs, et chaque plume augmente le chapeau de 50 francs. Elle a des recherches qui sont rares, car elle ne reçoit pas, comme d'autres, toute sa toilette de Leroy, chez qui elle ne fait qu'un mémoire annuel de quelque 30.000 francs ; elle a ses fournisseurs à elle et tonnait toutes les bonnes maisons, si bien que ses sœurs et belles-sœurs cherchent sans cesse à surprendre les adresses de ses fournisseurs.

L'Empereur aime ce luxe, cette dépense, cet honneur qu'on fait à sa cour ; il aime qu'on ait l'air gai et l'attitude joyeuse, qu'on ne l'ennuie point de réclamations, de demandes et de maussaderies. De plus, il eut toujours un faible pour Caroline qui excelle à le prendre. Il arrange donc toutes choses, se montre bon prince et pardonne. Mais Murat, dès qu'il se sent sauvé, est tout prêt à abuser : avec cette inconscience qui, après toute chute, le fait rebondir, il s'imagine que, sans avoir donné à la France la moindre satisfaction réelle, au point de vue politique, financier ou militaire, il n'a qu'à reprendre avec l'Empereur l'entretien où il l'a laissé. Souverain par la grâce de Dieu, qu'a-t-il à correspondre avec les ministres d'un autre souverain ? A la bonne heure, si c'est directement avec l'Empereur ! Outre que c'est se mettre ainsi sur un pied avantageux, c'est se ménager sans doute des conditions meilleures qu'il n'en obtiendrait de subalternes obligés à la lettre de leurs instructions. L'Empereur, il est vrai, a interdit à Murat de lui parler affaires ; si, comme le roi en fait courir le bruit à Naples, il lui a écrit, ç'a été pour être agréable à Caroline et achever la réconciliation, mais sans entrer dans aucune question. C'est par son ministre des Relations extérieures qu'il lui a fait demander son contingent maritime et son contingent de terre. Cela est fort bien : au duc de Bassano répondra le marquis de Gallo, mais à l'empereur des Français le roi de Naples ; et c'est pour faire les plus étranges propositions.

Que l'Empereur lui vende trois vaisseaux, trois frégates et trois corvettes que lui, Murat, paiera en trois années à partir de 1812, et, dans trois ans, il livrera à l'Empereur trois vaisseaux, trois frégates et trois corvettes qu'il aura fait construire, tandis que, de son côté, l'Empereur, avec le prix des bâtiments qu'il aura vendus, en fera construire tout autant, en sorte que, avant trois ans, ce ne sera pas par trois, mais par neuf qu'il faudra compter les unités de son contingent maritime. Seulement, pour l'instant, de ces vingt-sept navires de rêve, il n'en a aucun à fournir de réel. Quant à son contingent terrestre, qui doit être de 11.000 hommes, l'armée, au dire de Murat, étant de 23.000 hommes au total, il faut en déduire 6.000 hommes pour les Calabres, 6.000 pour les garnisons des places, 4.000 pour Naples et le golfe, 2.000 pour l'artillerie, total 18.000. Il ne restera qu'environ cinq à six mille hommes disponibles. Est-ce vraiment la peine de les déplacer ? Ne vaudrait-il pas mieux les laisser dans le royaume ? Et voici le fin du fin : Si Votre Majesté tient essentiellement à avoir le contingent qui n'est certainement pas encore en état d'entrer en campagne, et qui n'est pas même entièrement armé, il faut nécessairement que je forme de nouveaux corps et que je ne sois plus tenu de payer le Corps d'observation de l'Italie méridionale, car mes finances ne sauraient suffire aux frais des constructions navales, à ceux des approvisionnements de Corfou, à l'acquittement de la dette déjà contractée envers votre Trésor impérial et à l'entretien hors du royaume de 17.000 hommes de contingent et de mon contingent de marine de six vaisseaux, six frégates et six bricks. Sentant qu'il tient là l'argument majeur — le seul qui puisse émouvoir l'Empereur — car, dans la composition de la Grande Armée, 17.000 hommes, dont partie Français ou commandés par des Français comme la Garde napolitaine, ne sont pas une quantité négligeable — Murat en tire tout ce qu'il peut. D'abord, point de contingent maritime à fournir, point d'exigences au point de vue de ses dettes envers le Trésor : il a, contre les ordres de l'Empereur, levé le camp de Scylla ; il n'a point, malgré les ordres de l'Empereur, rétabli un camp et une place d'armes en face de la Sicile ; tout cela passe ; l'Empereur admet la conversation sur des sujets où, ci-devant, il donnait des ordres ; s'il ne la suit pas lui-même, il en charge Clarke et, dès lors, il consent même qu'il fournisse des armes et des canons si Murat lui en fait des demandes en règle.

Croyant qu'on lui rend la main, Murat prend ses avantages. Bien sûr, c'est dans l'intérêt de l'Empereur et par un excès de dévouement qu'il lui dénonce l'état d'anarchie des départements romains, le mécontentement qui y est au comble, le brigandage qui s'accroit, les routes qui ne sont rien moins que sûres (24 décembre) — et, de là, il part pour une proposition qui ne saurait être qu'avantageuse à l'Empereur : Sire, si le général Miollis n'a pas assez de troupes pour détruire les brigands, pourquoi ne pas lui envoyer celles du général Grenier qui me sont pour le moment entièrement inutiles, puisque je ne puis pas même les employer à la police de mes États et que je serai toujours à même de vous les redemander si les circonstances l'exigeaient. C'est bien là l'exécution du plan dénoncé par Norvins. A toute occasion, Murat insistera pour qu'on le délivre du Corps d'observation : tant que ce corps sera à proximité de Naples, le roi ne pourra se risquer à affirmer son indépendance ; le premier point à gagner c'est de l'éloigner ; et, pour y parvenir, Murat aspire à rentrer dans les habitudes de correspondance directe avec l'Empereur, à lui adresser lui-même, avec ses demandes, ses hyperboliques flatteries, ses déclarations d'amour qui parfois tournent à une sensualité qui étonne, à moins qu'elles ne s'effondrent en une servilité qui révolte, lorsqu'on pense au double jeu et aux défections prochaines : Votre Majesté m'avait ordonné de ne plus lui parler d'affaires dans ma correspondance, mais habitué à ne correspondre qu'avec elle, lors même que je n'étais que son aide de camp et l'un de ses généraux, mon cœur ne saurait se faire à une privation aussi sensible, à celle de pouvoir dire à Votre Majesté ce que je ne saurais jamais écrire à ses ministres. Qu'elle daigne pardonner cette fierté ; je l'ai puisée dans les bontés de Votre Majesté, bontés que je n'ai jamais mérité de perdre.

Napoléon, cependant, par une notification solennelle qu'adresse directement, le 30 décembre, le duc de Bassano au marquis de Gallo, a prétendu, en ce qui concerne le royaume de Naples, établir juridiquement les bases 'qui le rattachent au Grand Empire, de façon à prévenir le retour des velléités d'indépendance qu'il est obligé de combattre depuis deux années. Il n'y a, a-t-il dit, quant aux relations avec la France, nulle similitude entre l'ancienne dynastie qui occupait le trône de Naples et la nouvelle. La maison de Naples qui reconnaissait le pape pour suzerain, ne relevait point du trône de France, qui n'était point celui de Charlemagne. Son expulsion a coûté soixante millions et vingt mille hommes à la France. Celle-ci en plaçant à Naples un dignitaire de l'Empire, a entendu créer un roi qui ne cesserait pas d'être Français, qui, en qualité de grand feudataire, serait héréditairement grand amiral de l'Empire, et, comme grand vassal, serait tenu, vis-à-vis de l'Empereur, à ces devoirs stricts : Maintenir la constitution du royaume approuvée et garantie par l'Empereur ; fournir un contingent de troupes et de vaisseaux ; observer dans ses. Etats le système continental. — Le traité de Bayonne, ajoutait-il, n'est pas un traité proprement dit : un traité est une convention libre où se balancent des intérêts ; celui de Bayonne n'est qu'un acte de munificence impériale par lequel Sa Majesté, disposant d'un trône, a dicté les conditions de son bienfait. Et il tirait des conséquences qui pourront paraître singulièrement hasardées : De la qualité de grand feudataire, disait-il, découlent les devoirs suivants : déférer à ce qui est exigé de lui pour le maintien de ses rapports avec son suzerain ; construire une place forte qui domine le détroit ; tenir en bon état les batteries des rades de Tarente ; concourir avec la France et le royaume d'Italie à l'entretien de Corfou ; ne pas souffrir que dans ses États, comme dans la Confédération du Rhin, aucun ministre étranger usurpe la préséance qui appartient au ministre de l'Empereur ; couvrir d'une protection spéciale les principales familles qui, lors de la conquête, ont contribué le plus à établir la dynastie dans l'esprit du peuple napolitain ; enfin, inspirer à l'armée napolitaine un esprit français. Le jour, concluait-il, où les rois de Naples oublieraient ces devoirs, ils auraient perdu leurs droits à la couronne.

Ainsi, l'Empereur distinguait deux sortes de devoirs envers lui, les uns stipulés par le traité de Bayonne, lequel n'avait pas été seulement un acte de munificence impériale, mais aussi un échange d'Etat contre Etat, puisque Murat, en recevant la couronne des Deux-Siciles y avait cédé le grand-duché de Berg et de Clèves ; les autres découlant d'un droit que n'avait formulé ni le décret du 30 mars 1806 par lequel Joseph avait été reconnu comme roi de Naples et de Sicile, ni le statut constitutionnel du 20 juin, ni le traité du 15 juillet 1808, mais qui paraissait sans doute à Napoléon inséparable de cette qualité de suzerain que Murat n'avait jamais reconnue par un acte public. Le mélange y était singulier d'engagements occasionnels et d'obligations permanentes, de mesures localisées et strictes et de formules vagues devant régir la conduite entière du vassal. Toutefois l'on ne saurait penser que de cette dissertation didactique, l'Empereur ait voulu tirer immédiatement des armes contre Murat ; que, sur un des points essentiels qu'il y a traités, il ait prétendu établir une doctrine intangible : car, presque au même moment, les faits y donnent un éclatant démenti et il ne le relève point.

L'incident qui se produit le 1er janvier dans la Salle du Trône, au moment où le Corps diplomatique est appelé, à l'occasion de la nouvelle année, à présenter au roi ses félicitations et ses vœux, la brutale agression du prince Serge Dolgorouki, ministre de Russie, contre le ministre de France[13], et le double duel qui en résulte, n'altère point les rapports rétablis entre les deux beaux-frères. L'Empereur ne recherche point si Murat a encouragé les prétentions de l'envoyé de Russie à prendre le pas sur celui de France, afin d'affirmer devant l'Europe l'indépendance de sa couronne ; dès qu'il a reçu de lui les satisfactions qu'il s'est tenu en droit d'exiger, il passe l'affaire presque sous silence, se bornant à une lettre fort calme, fort indifférente et d'un langage fort bref. Il sait fort bien qu'au point de vue des usages diplomatiques, il a tort et que, seule, la prépondérance qu'il exerce à Naples peut justifier une préséance qui n'est établie ni par les constitutions du royaume de Naples, ni par les traités entre les puissances étrangères et la France. C'est une preuve de plus qu'il eut tort d'admettre, pour les royaumes feudataires, une représentation diplomatique : il n'en avait pas besoin : aussi glisse-t-il légèrement. Murat fait de même et, sans plus parler de l'incident, continue à solliciter des faveurs qui, sous prétexte de l'aider à former son contingent, l'avancent peu à peu dans son indépendance. Ainsi, le 8 janvier, écrit-il au ministre de la Guerre pour obtenir qu'on lui renvoie d'Espagne les troupes qu'il y a et qui, réduites à un effectif de mille et tant d'hommes, c'est-à-dire aux seuls cadres, ne sauraient, dit-il, rendre aucun service à l'Empereur, tandis que, dans son royaume, il pourrait les réorganiser et en tirer parti ; ainsi, le 11, s'adresse-t-il à l'Empereur pour obtenir aux Français, autorisés à passer à son service, les lettres patentes prévues par le décret du 26 août 1811 : de la sorte ne perdra-t-il ni l'état-major, ni les cadres de son armée. Mais il n'a garde de montrer quels y sont ses intérêts : il prend un ton familier, comme d'un accusé dont l'innocence a été reconnue et qui a droit à des réparations : Je me flatte, écrit-il, que cette démarche des Français employés dans mon royaume prouvera à Votre Majesté qu'ils n'y sont pas maltraités et qu'on vous en a imposé quand, il y a quatre mois, on vous rapportait que pas un Français ne resterait dans mon royaume. Sire, tous les Français employés sont traités ici à l'égal des Napolitains ; je pourrais ajouter avec une certaine prédilection qui excite la jalousie de mes sujets. Sous le moindre prétexte, il écrit pour se faire valoir : lettre sur les levées de deux mille matelots qu'il a faites, sur les constructions navales qu'il mène avec une activité extraordinaire, sur la situation en Sicile ; enfin, pour obtenir une marque publique de bienveillance qui efface la défaveur témoignée par le renvoi de Campo-Chiaro, il nomme, sans autorisation préalable, un ambassadeur à Paris et y expédie le duc de Carignano.

Tout cet air d'empressement qu'il se donne a un objet : il prétend être employé dans la prochaine guerre, afin d'obtenir par là une couronne qu'il estime moins fragile. L'Empereur ne doit certes point résister à une telle demande. Il a appris, par l'expérience de 1809, combien est rare un magister equitum tel que Murat. Dans la guerre qu'il va entreprendre, où les masses de cavalerie sont destinées à jouer un rôle majeur, il a besoin de cet entraîneur d'hommes, le seul de ses généraux qui déchaîne la tempête des charges héroïques et qui, par une sorte d'instinct, saisisse le moment, discerne l'objectif, règle l'effort, multiplie l'assaut et, cravache en main, calme et rieur, emballe après lui les escadrons farouches dans une ruée sanglante d'apothéose !

C'est pourquoi, bien plutôt que comme frère, il a pardonné comme chef d'armée, mais il n'entend pas se rendre au premier coup, il veut faire attendre un commandement comme une faveur ; il n'ira point chercher Murat, il prétend que Murat sollicite et implore, qu'il vienne sans conditions, non parce que l'Empereur a besoin de Murat, mais parce que Murat a besoin de se réhabiliter aux yeux des Français — car, des aspirations de Murat à la Pologne, il ne voit rien, ou, s'il en voit quelque chose, il n'a garde d'en parler : c'est un appât, celte couronne, après lequel bien d'autres courent. Murat se décide : Au dernier bal, écrit Durant le 20 février, le roi m'a laissé entrevoir combien, si la guerre s'allumait dans le Nord, il désirerait la faire activement et reprendre son rang parmi les braves de l'armée française. Il me confia que la reine lui avait conseillé de demander à l'Empereur la permission de la rejoindre et qu'il n'avait été retenu de le faire que par une seule considération, mais qui lui paraissait décisive, ne concevant pas qu'il pût demander à l'Empereur un commandement dans la Grande Armée après qu'il s'était vu ôter celui des troupes françaises dans son royaume. Au moindre mot de S. M. I., tous ces souvenirs étant effacés, il partira avec joie, avec transport. Il y a donc encore des conditions à cette offre de services et, comme toujours, c'est le Corps d'observation qui est en jeu. L'Empereur ne répond pas, il veut que la soumission soit complète et sans restriction. Sur ce silence gardé à son égard, Murat s'exaspère en désirs. Avant la fin de février, il s'adresse lui-même à l'Empereur[14] ; point de réponse ; le 14 et le 17 mars, il insiste près de Durant ; enfin le 22 il écrit : J'ai déjà écrit à Votre Majesté pour lui demander l'honneur de l'accompagner dans la campagne qui va s'ouvrir. Votre Majesté n'a pas encore daigné me faire connaître ses volontés et la reine me mande que Votre Majesté doute de la sincérité de ma demande et du désir que j'ai de l'accompagner. Sire, il est tel que, sans la crainte de vous déplaire, je me serais mis de suite en route, mais, Sire, oui, telle est ma destinée qu'on est parvenu à me rendre suspect et que vous ne nie croyez plus le même cœur, le même zèle pour votre service. Autrefois, il n'y a pas même encore longtemps, vous m'auriez cru sur ma parole ; vous avez dit si souvent : Je n'ai d'amis vrais que Murat et Berthier. Vous m'avez oublié quand aujourd'hui je ne pense qu'à vous ; oui, le souvenir de vos bontés passées fait mon seul tourment. Rappelez-vous du passé, Sire, il vous répond de l'avenir. Appelez-moi et vous jugerez ensuite mes sentiments, oui, appelez-moi, et vous vous persuaderez que ma demande est sincère. Rappelez votre Murat ; pouvez-vous aller affronter de nouveaux dangers sans lui ? Je meurs si vous ne m'appelez. Jamais je n'eus tant de besoin de vous voir. Vous vous convaincrez de la sincérité de mon idolâtre attachement. Rappelez-vous ma conduite passée et mes malheurs sont finis.

Cette lettre, telle qu'un amant rebuté l'écrirait à une maîtresse adorée, pourrait attendrir, elle devrait paraître vraie ; jamais homme, à coup sûr, n'a autant protesté de sa sincérité : malheureusement, on n'a guère de doutes à garder sur les motifs que Murat eut de l'écrire au moins dans ces termes de passion.

Le 29 février, l'Empereur s'est résolu à appliquer à Maghella, sujet français, le décret du 26 août et à le rappeler en France. Il ne veut pas laisser derrière lui, en Italie, un tel ennemi et il en débarrasse Caroline, régente de droit au cas où Murat recevrait un commandement à la Grande Armée. S'il hésitait encore, il aurait été déterminé par un rapport que Norvins a envoyé de Rome le 22 janvier, dénonçant Maghella comme correspondant avec le roi Ferdinand, faisant le commerce avec les Anglais qui, grâce à lui s'approvisionnaient de tout à Naples, étant d'intelligence avec les brigands qui, sous sa protection, infestaient le territoire occupé par les armées françaises. Mais l'idée était déjà arrêtée dans son esprit puisqu'il avait eu soin de faire constater, le 11 décembre, que, quoique préfet de police à Naples, Maghella avait touché, jusqu'au mois d'octobre 1811, son traitement de député au Corps Législatif français ; nul doute ne pouvait donc s'élever sur sa nationalité française. Le 2 mars, par lettre chargée à la poste, le Grand juge transmet à Maghella l'ordre de rentrer en France dans le délai d'un mois. En même temps, Durant déclarera que cet individu doit, dans les quarante-huit heures, quitter Naples, sous peine d'être arrêté. Vous ne dissimulerez pas au baron Durant, écrit l'Empereur à Bassano, que le sieur Maghella est prévenu d'intelligences contre la sûreté de l'Empire et qu'il est d'intelligence avec les Anglais pour faire un mouvement de soi-disant patriotes en Italie. C'est le 21 mars seulement que Maghella est touché par la lettre du Grand juge, ou du moins qu'il en accuse réception : c'est le 22 que Murat écrit sa déclaration d'amour.

Le rappel de Maghella ne provoque pas seulement chez Murat ce morceau de littérature, mais aussi un accès de fièvre. A chaque émotion qu'il éprouve il tombe ainsi malade. Comme il s'enferme, les commentaires vont leur train. L'indisposition et la mauvaise humeur du roi continuent toujours, écrit Mier à Metternich le 27 mars ; depuis trois jours, il n'a vu personne. Et il ajoute : Le Gouvernement français fait tout pour dégoûter le roi de la place qu'il occupe momentanément et il paraît que la présence de la reine à Paris n'a fait que différer le moment de son rappel. L'absence et l'éloignement n'ont fait qu'augmenter la mauvaise intelligence qui régnait depuis quelque temps entre le roi et la reine. On souffle la discorde pour embrouiller les choses davantage et trouver un prétexte pour réunir ce pays au Grand Empire. Mier, qui reflète l'opinion de quelques Napolitains de la Cour, est bien en droit de s'y tromper, puisque, à Rome, Norvins s'y trompe lui-même et que Murat affolé voit dans le rappel de son ministre de la Police, dans le silence que l'Empereur lui oppose, dans le refus de lui rendre le commandement des troupes françaises, une menace de réunion. Si l'Empereur, avant de partir pour la Russie, allait la prononcer ! Si tous ces individus suspects dont on surprend les allers et venues de Sicile à Rome et à Paris, portaient des paroles de conciliation entre la grand'mère et le petit gendre ? Si, exaspérée contre les Anglais, Marie-Caroline préludait à sa paix avec Napoléon par de nouvelles Vêpres siciliennes ? Qu'est ce qu'un Stampani, un Folacci brusquement entrevus, se hâtant de Palerme vers Saint-Cloud ? Ces hypothèses chauffent la tête enfiévrée de Murat ; il arrive au dernier degré de l'énervement ; il ne veut voir personne et il pleure. Puis il s'irrite, il écrit au duc de Feltre des lettres de violence : Pourquoi le général Grenier a-t-il fait distribuer 90.000 cartouches à son corps d'armée ? De quel droit paralyse-t-il le commerce, la justice, l'administration dans ses cantonnements ? Qui l'a autorisé à arrêter les voyageurs et à exiger leurs passeports ? Est-ce que le royaume de Naples est considéré comme un pays ennemi ?

Le 5 avril, il ne peut plus y tenir ; il écrit à l'Empereur : Croyez que vous n'aurez jamais à vous repentir de la dernière faveur que ma vie passée nie donne le droit d'implorer, n'écoutez que votre cœur, Sire ; je serai heureux toute ma vie, si vous permettez à votre vieux serviteur, à votre fidèle et dévoué ami d'aller visiter son ancien général. Il ne demande plus même un commandement ; il sollicite d'aller à Paris où, par ses instances, il arrachera au moins un sursis en faveur de Maghella qui tient tous les secrets du mouvement italique et en qui sa confiance est comme superstitieuse. Quant à Maghella, il paraît compter sur un mémoire où il s'est justifié fort humblement, fort habilement aussi, où il a énuméré les services qu'il dit avoir rendus et où il a protesté de ses bonnes intentions : cela ne doit lui servir à rien. Son mémoire, arrivé à Paris le 1er avril, a été mis aussitôt sous les yeux de l'Empereur, et le 2, le Grand juge, duc de Massa, a répondu : Sa Majesté m'a ordonné de vous faire connaître que son ordre est irrévocable et qu'elle entend qu'à la réception de ma lettre, vous ayez à rentrer incontinent en France, sans que vous puissiez vous en dispenser par quelque motif ou prétexte que ce soit, sous peine de désobéissance. Au reste, l'Empereur veut bien oublier la conduite que vous avez tenue à Naples, espérant que vous vous comporterez en France de manière à ne pas l'en faire ressouvenir. Sa Majesté me charge de plus de vous faire connaître que le temps des intrigues, des cabales et des révolutions est passé et que ceux qui veulent remuer le paieront de leur tête. Ce sont les propres expressions de l'Empereur.

Que va faire Murat à l'arrivée de cette lettre ? A Rome, on croit que M. Maghella renoncera à sa qualité de Français et aura assez d'empire sur le roi pour conserver sa place, mais, perdre sa couronne pour Maghella, Murat n'y peut penser. Pérignon commande à Naples ; Grenier tient Gaëte ; en deux jours, le Corps d'observation renverserait sans combat la monarchie. Murat se soumet ; Maghella comblé, — 200000 francs comptant, des terres de 25.000 francs de revenu avec autorisation de les aliéner, 30.000 francs de traitement annuel conservé — part de Naples le 12, il sera le 23 à Paris et se présentera le 24 à l'audience du Grand juge.

Quant à Murat, il est rassuré ; il vient de recevoir, par Caroline, l'autorisation de venir à Paris. Le 15, le voyage est décidé ; tout est prêt ; les chevaux sont commandés sur la route ; déjà un service de quatre personnes est expédié. Le 16 au matin, le roi passera en revue quatre régiments ; ensuite, il tiendra son conseil ; dans la soirée, il recevra toutes les personnes de la Cour et il partira ensuite en droiture pour Paris, incognito, sous le nom de comte de Calabre. Le 15 au soir, changement à vue, le roi se renferme, se dit malade, contremande les chevaux sur la route de Paris, en fait envoyer sur la route de Calabre — la Calabre étant menacée par les Anglais. Il a reçu des dépêches du duc de Carignano, qui admis, le dimanche 5, à présenter ses lettres de créance, a été mal reçu par l'Empereur qui, doutant encore si Maghella et Murat se soumettront, n'a pas dissimulé son mécontentement.

Mais, soit qu'il ait reçu de nouvelles lettres de Caroline, soit qu'il se soit raisonné lui-même, Murat ne se tient pas au voyage de Calabre. Le 23, il écrit à l'Empereur : Sire, sur l'invitation de la reine, je fis de suite partir mes équipages pour Paris. J'allais m'y rendre moi-même lorsque je reçus le rapport du duc de Carignano sur l'accueil peu favorable qu'il avait reçu de Votre Majesté. Ce rapport m'apprenait que vous conserviez, Sire, les mêmes préventions contre moi et contre mon gouvernement. Je changeai de suite de résolution. J'écrivis à la reine que je ne partirais que quand' j'aurais reçu directement de Votre Majesté ses dernières résolutions. Sire, cette détermination était irrévocable parce qu'elle avait été bien méditée et que je m'étais convaincu que Votre Majesté ne reviendrait pas de ses préventions et que la reine n'avait arraché de Votre Majesté l'autorisation de me rendre près d'elle qu'à force d'importunités ; j'attendais donc la réponse de la reine, lorsque j'ai été informé par des personnes dignes de foi et exclusivement dévouées à Votre Majesté que vous aviez soupçonné ma fidélité ; que vous m'aviez cru assez lâche pour vouloir éviter de faire la guerre et attendre des chances favorables pour pouvoir me soustraire à votre influence et me rendre indépendant. Sire, ce soupçon qui vous a été donné par vos ennemis, plutôt que par les miens, vient de me rendre toute mon énergie, toute mon âme. Je n'hésite plus à me rendre près de vous, vous serez alors le maître et de ma personne et de mes prétendus projets. Fort de ma conscience, je ne crains que votre inimitié et j'irai vous demander justice ou cesser de vivre. Celui qui se fait gloire d'être votre ouvrage, qui vous appartient par tant de liens, qui vous demande tous les jours d'aller combattre pour votre service, ne peut avoir conçu de lâches projets, ne doit pas même en être soupçonné...

Trois jours plus tard, le 26, au moment de monter en voiture, il dit à Durant : Je vais à Paris ; j'y serai avant huit jours. J'espère y trouver l'Empereur, je lui porte mon cœur, ma tête. Je me mets absolument dans sa main. Je vais lui déclarer que, s'il fait la guerre, je ne le quitte pas, que je veux à tout prix reconquérir son affection, sa confiance et ne retenir à Naples qu'avec la force et la considération que peuvent seuls me donner les sentiments de l'Empereur à mon égard.

Le 27, à six heures du soir, il traverse Rome, sans s'arrêter que pour changer de chevaux à la place du Peuple ; c'est dans sa voiture qu'il donne audience au général Miollis et au sénateur Hédouville. Le 4 mai, il arrive à Paris, devançant de quarante-huit heures l'estafette qui met dix jours, et, tout de suite, il vient rejoindre au pavillon d'Italie, dans le parc Saint-Cloud, la reine qui y est établie depuis le 1er avril. Le soir même, il voit l'Empereur et la réconciliation est accomplie.

 

Joseph, en quittant Paris le 16 juin, n'a point emporté ce qu'il était venu chercher : le commandement en chef direct et absolu sur les Armées du Nord, d'Aragon et du Midi et le droit de faire rentrer sous son administration les provinces qu'il jugerait pacifiées. Toutefois, les concessions qu'il peut croire avoir arrachées semblent immenses et, si les promesses que lui a faites l'Empereur sont suivies d'effet, si les généraux consentent à exécuter les ordres que l'Empereur a dit leur devoir donner, les Français seront désarmés sans que le Roi Catholique en soit beaucoup plus fort. L'Empereur a accordé que, dans les gouvernements de l'Armée du Nord, la justice se rendra au nom du roi ; que le commandant en chef de cette armée enverra au roi des rapports journaliers, en même temps que l'intendant général, Dudon, lui remettra l'état de la perception des contributions et de leur emploi. Le roi aura, près du général en chef de l'Armée du Nord, un commissaire chargé de veiller à ce que le quart du revenu soit versé pour le service du roi et pour celui de l'Armée du Centre. Toutes les fois que les provinces auront les moyens nécessaires pour se garder et se garantir des guérillas, elles pourront rentrer sous l'administration espagnole et ne fourniront alors aux Français que ce qui sera convenable. Ces dispositions seront communes à l'Armée du Midi. Le maréchal commandant cette armée, écrit Berthier, doit envoyer des rapports au roi et l'instruire de tout ce qui se passera. Les budgets en recettes, et en dépenses, des différentes provinces de l'arrondissement de cette armée doivent être aussi envoyés au roi qui tiendra dans ces provinces un commissaire pour percevoir le quart des revenus. Même méthode pour l'Armée d'Aragon. Enfin, de France, il sera, par mois, envoyé au roi une somme de 500.000 francs jusqu'au 1er juillet, de un million à partir de cette date.

Le roi avait encore présenté d'autres demandes : que les maréchaux commandants en chef ne pussent augmenter les impôts existants ni lever aucune contribution extraordinaire sans son consentement on celui de l'Empereur ; que le maréchal Bessières cédât le commandement de l'Armée du Nord au maréchal Jourdan ; que les maréchaux commandants d'armées et les intendants généraux ne pussent vendre les biens nationaux et communaux, le plomb et le vif argent appartenant à l'État, sans l'autorisation du roi ; que les administrations espagnoles ne pussent être changées que par le roi ; que les trois quarts des revenus des provinces occupées, conservés par les Français, servissent à la fois aux besoins des armées occupantes et au paiement des administrations espagnoles : que les dispositions applicables aux diverses armées le fussent également à l'Armée de Portugal ; que l'Empereur continuât à payer la solde de l'Armée du Centre, qu'il rappelât de Madrid les employés français qui ne servaient plus à l'administration centrale supprimée ; que, l'Empereur accordant au roi les honneurs du commandement dans les armées où il se trouverait, le roi pût réunir les autorités espagnoles, comme bon lui semblerait, pour leur parler dans l'intérêt des affaires d'Espagne ; qu'il pût s'attacher les officiers espagnols ou autres qui se trouveraient parmi les prisonniers ; enfin qu'il eût liberté de prendre toutes les mesures qu'il jugerait convenables à l'égard des Cortès et autres dispositions, en se conformant aux vues qu'il avait écrites d'après l'ordre de l'Empereur sur cet objet.

Le reste était broutilles : Belliard qu'il voulait garder comme chef d'état-major ; Lorge qu'il voulait remplacer par Maurice Mathieu ; les soldats survivants du contingent westphalien qu'il voulait engager dans sa garde, etc., etc.

A la veille du départ, l'Empereur sans accéder à toutes ces demandes, eu accueille pourtant certaines. Il fait l'avance d'un million d'argent comptant ; il abandonne à la nomination du roi tous les emplois de judicature et d'église ; il consent que l'administration en Andalousie reste telle que Joseph l'a établie ; il réserve au roi le droit de grâce ; il règle les honneurs du commandement consistant en ce que le roi, présent à une armée, y fasse exécuter les ordres et les dispositions prescrites par l'Empereur ; il accorde Jourdan pour le Nord, Belliard pour l'état-major au cas qu'ils en veuillent ; et enfin, verbalement, il accepte, semble-t-il, que, au mois de septembre, le commandement et l'administration pourront être réunis dans, l'intérêt de la prompte pacification de l'Espagne.

Y eut-il d'autres promesses et d'autres engagements ? Jourdan a assuré que l'Empereur donna à Joseph l'assurance positive que les gouvernements militaires cesseraient bientôt : Ils avaient, aurait-il dit, produit un bon effet sur le gouvernement anglais qui offrait de quitter le Portugal, si les troupes françaises évacuaient l'Espagne, et de reconnaitre le roi Joseph, si la nation espagnole le reconnaissait et si la France de son côté consentait à reconnaitre la maison de Bragance en Portugal. Cette allégation de Jourdan est certainement inexacte. Ce ne fut que près d'une année plus tard, en avril 1812, que de telles propositions furent soumises, par ordre de l'Empereur, au gouvernement anglais. L'Empereur ne pouvait donc en parler en juin 1811.

Ce ne fut sur aucune espérance de cette nature que Joseph prit sa décision : il ne céda nullement, comme on l'a dit, à une pression de l'Empereur ; il avait trop bien pris l'esprit royal — les témoignages de ses serviteurs français, Girardin et Rœderer l'attestent ; — il avait trop envie de retrouver certains agréments et une certaine personne pour qu'on eût à le pousser. Il ne voulait plus être prince français et il voulait rester roi d'Espagne. Ce fut là toute la raison de son départ. L'Empereur affirme à maintes reprises qu'il en a détourné son frère et Joseph n'y contredit pas.

Mais Joseph a compté sur l'effet des promesses qu'il a arrachées de l'Empereur ; il prétend ne pas rentrer dans ses États avant d'en avoir la confirmation par écrit ; il s'est arrêté, pour l'attendre, à Marrac, et la première lettre qu'il reçoit de Berthier, en date du 17 juin, en est, sur bien des points, la contradiction. Ainsi pour Jourdan qu'on est convenu envoyer à l'Armée du Nord et que l'Empereur verra avec plaisir employé comme gouverneur de Madrid. L'Empereur compte que le roi fera ses efforts pour seconder le duc de Raguse, qu'il l'appuiera de deux à trois mille hommes d'infanterie, dix-huit cents chevaux, quinze à dix-huit bouches à feu ; alors que restera-t-il à l'Armée du Centre, l'armée que le roi commande et qui, elle seule, fait son royaume ? Sans doute, l'Empereur promet des secours en hommes, mais à la condition qu'on cesse, dans les autres armées, de retenir au passage ce qui est destiné à l'Armée du Midi ; or ces bataillons que Joseph a retenus font le meilleur de son armée. Et encore l'Empereur demande que, après son arrivée à Madrid, le roi aille passer en revue l'Armée de Portugal. A quoi bon, puisque Joseph ne la commande pas ?

Le plus grave est que dans les lettres qu'il a écrites aux différents commandants d'armée et qu'il communique au roi, Berthier ne dit rien ni du rapport quotidien à envoyer à Madrid, ni du quart des contributions à réserver à Joseph. Bon pour les honneurs à lui rendre, les escortes à lui fournir, les réunions de notables à tolérer, la justice rendue en son nom, le droit de gracier les individus condamnés par les tribunaux, le droit de nommer aux places du clergé ; mais pour le reste, quelle espérance garder après les lettres de Berthier : Quant à l'administration du pays, écrit-il, elle doit continuer à marcher dans la direction donnée par les instructions et les ordres de l'Empereur : les fonds doivent être destinés aux besoins de l'armée, à l'entretien des hôpitaux et vous devez défendre et empêcher toute espèce d'abus. Le roi ayant, plus particulièrement encore que vous, les moyens de connaître les abus qui ont lieu, l'Empereur ordonne que vous profitiez des lumières que le roi pourra vous donner à cet égard pour les réprimer. Il est nécessaire que vous me fassiez connaître le budget des ressources et des dépenses, afin de faire connaître la partie des revenus qui pourra être versée à Madrid, dans la caisse du Gouvernement, pour le service du roi et pour l'Armée du Centre. Ainsi, ce sont les commandants d'armée qui sont établis les juges de leurs besoins et bien qu'ils doivent donner des renseignements sur les recettes et les dépenses, si le roi juge à propos de tenir près d'eux un commissaire espagnol à cet effet, on peut d'avance être assuré que, du quart des contributions, pas un maravédis n'entrera dans le Trésor de Madrid.

Joseph relève ces contradictions entre les promesses et leurs effets ; il refuse Jourdan comme gouverneur de Madrid : Il est naturel, écrit-il, que, dans la capitale du roi d'Espagne, lorsque la garnison est espagnole, que la garde nationale est espagnole, le poste de commandant de ces troupes soit occupé par un Espagnol ou par un Français au service de l'Espagne. Il a gagné à Paris que Belliard ne fût pas rétabli dans cette fonction où, malgré les ordres de l'Empereur, il l'a remplacé par Lafon-Blaniac, officier de sa maison et général espagnol, il lutte pour que Jourdan, malgré la confiance qu'il lui témoigne, n'y vienne pas. Accepter un maréchal d'Empire pour gouverneur de la capitale, ce serait reconnaître la suzeraineté de l'Empereur : c'est juste pour un Murat qui a reçu Pérignon pour gouverneur de Naples, mais le roi d'Espagne !

Il réclame au sujet du quart des contributions, mais sans grand espoir : Quoi qu'il en soit, dit-il, je ferai ce que je pourrai, mais je n'ai pas dans le succès la confiance que j'avais montrée en arrivant à Paris et que j'eusse conservée plus que jamais si j'avais obtenu ce que j'avais demandé... Je suis toujours calme et imperturbable et peut-être les événements surpasseront mon attente. Mais, au moins, qu'on soit régulier pour le versement des subsides promis. Tous s'accordent à dire, écrit-il le 24 à l'Empereur, que les armées ont besoin d'argent, que les peuples sont épuisés, que les insurgés en reçoivent beaucoup de l'Angleterre. A Mollien, le ministre du Trésor, il écrit en faisant un pressant appel à son ancien attachement : Vous épargnerez le sang français en augmentant mes moyens d'attaque et de défense. A l'Empereur, le 26, à la veille de franchir la Bidassoa : Les Anglais font des sacrifices de tous les genres en Espagne et en Portugal : de supplie Votre Majesté de me permettre de lui rappeler combien il importe que l'argent que la France doit verser à l'Espagne soit envoyé le plus tôt possible. Pour ce qui me regarde, je vois bien que je ne puis pas compter sur une part aliquote des contributions des provinces. Si Votre Majesté préférait de me faire envoyer directement un million de francs par mois, en sus de celui dont elle a arrêté l'avance, cette mesure serait plus profitable pour tous et l'effet en serait plus efficace parce qu'il serait sûr et prompt. Que Votre Majesté, ajoute-t-il, pense que la Manche est sans troupes, que les ennemis vont former une armée de 20.000 hommes dans les provinces du Centre, qu'ils recruteront partout Espagnols, Français même, Allemands, Italiens à force d'argent. Il faut que tous les corps soient tenus au courant, que l'argent ne manque pas.

Dès que ce sont les Anglais qui sont les adversaires, il faut s'attendre que la cavalerie de Saint-Georges entre en bataille ; elle fait le corps principal d'une armée qui n'a vraisemblablement d'anglais que le drapeau, les généraux, les cadres, et quelques régiments privilégiés. Les Anglais achètent des soldats, des forteresses, même des victoires et paient leur gloire en guinées. Chaque année, la guerre de la Péninsule leur coûte, assure-t-on, vingt-cinq millions de livres sterling : 625 millions de francs : cela fait de l'illustration un peu chère. De France, du Trésor impérial, il sort environ 40 millions de francs : même doublée, portée à 100 millions par les contributions utilement perçues en Espagne, la somme ne va pas au sixième de celle fournie par la Grande-Bretagne. Les troupes impériales, maintenant que les contingents alliés sont presque épuisés par la désertion ou par les fatigues des campagnes, sont sans doute composées presque uniquement de Français ; les soldats impériaux, servant par obligation ou par contrainte, sont certainement moins exigeants sur la solde et les vivres que ne sont les mercenaires au service anglais ; mais, si haut qu'on porte la dépense d'entretien du soldat dit anglais par rapport à celle du soldat français, il n'en reste pas moins, les deux armées ayant un effectif sensiblement égal — 160.000 contre 140.000 — quatre ou cinq cents millions que les Anglais emploient à lever des guérillas, à provoquer les désertions, à entretenir les juntes, à maintenir l'Espagne en état de guerre.

Napoléon pourtant ne peut pas lutter d'argent avec les Anglais. Les douze millions qu'il a promis de payer par an à Joseph viennent en augmentation sur la dépense courante des armées en Espagne, et, en prenant cet engagement il a déjà trop présumé de ses facultés. Quant à payer au roi deux millions par mois, vingt-quatre millions par an, il ne le peut matériellement pas. La guerre prochaine avec la Russie absorbe toutes ses ressources ; s'il se fait l'illusion de penser que, comme dans les précédentes campagnes, des impositions extraordinaires sur les territoires conquis, rembourseront les dépenses et fourniront encore des accroissements au Domaine extraordinaire, il n'en est pas moins obligé, pour le moment, si fort qu'il pressure les royaumes alliés ou feudataires, à des avances qui épuisent le Trésor.

Pourtant, Joseph, dès son entrée en Espagne, expose l'état misérable dans lequel se trouvent les populations qui le reconnaissent et même les armées françaises. Il faut, écrit-il, de Vittoria le 1er juillet, quarante-neuf millions de réaux pour les six derniers mois, et la totalité des revenus particuliers ne s'élève pas à soixante millions par an. A Valladolid, la ration est au tiers ; à Santander, l'armée n'est pas payée ; à Vittoria même, la solde est suspendue depuis le 1er mai, et le duc d'Istrie a fait enlever par force les fonds qui se trouvaient dans la caisse de l'armée, plus de 600.000 francs. Nulle base fixe pour l'impôt laissé à l'arbitraire des généraux ; nul ordre pour les consommations ; partout les exactions particulières multipliant les misères des peuples, et la rivalité des généraux et des intendants français les misères des soldats. Pour y remédier, dit Joseph, il faudrait que le général qui préside à l'administration, qui devrait être espagnole, fût en même temps commandant des troupes françaises ; par là, il aurait une action égale sur les administrateurs et les consommateurs. Malgré cela, Joseph ne perd pas courage. J'ai réuni aujourd'hui les notables de ces trois provinces, écrit-il à l'Empereur le 2 juillet ; l'esprit public me parait amélioré depuis mon retour. De Burgos, où il est arrivé le 6 et où il a trouvé des troupes de sa garde venues à marches forcées de Ségovie, il écrit : La nouvelle de mon retour a fait beaucoup de bien, ma présence en produit un peu, mais que peuvent des paroles contre des actes d'administration et des faits qui les détruisent ? Il a réuni les autorités et les notables, a prononcé un discours virulent contre les mauvais prêtres qui soufflent la guerre civile et sont les principaux agents de la formation et de l'accroissement des bandes de révoltés. Il est allé plus loin et, en présence de l'archevêque, il a déclaré que, si le haut clergé ne voulait pas remplir les fonctions de son saint ministère pour le bonheur de ses peuples, il se chargerait de rétablir la paix par la force des armes et qu'alors il élèverait aux dignités de l'Église les pauvres et bons pasteurs, en leur donnant les richesses dont leurs chefs auraient abusé.

De cette évolution de sa politique religieuse qui a bien son importance, il ne dit rien à l'Empereur : Il est tout à l'exposé du système d'administration qui lui mettrait en mains au moins une portion d'autorité : Un gouverneur français, général de division ; des troupes françaises en réserve pour agir contre les bandes en masse et les troupes ennemies ; un préfet espagnol, une administration espagnole subordonnés au gouverneur ; des gardes civiques pour la police intérieure des communes ; des compagnies d'escopeteros pour les routes et les communications ; les moines et les prêtres payés ; mon autorité reconnue par les gouverneurs, et la tranquillité peut se rétablir. Pour tout cela, il faut de l'argent : l'Espagne n'en peut fournir puisque, dans la seule province de Burgos, le budget, pour une année à compter du 1er août, se trouve, au dire du général Dorsenne, en déficit de près de quatre millions de réaux. — Recettes estimées à 75.871.250 réaux ou 20.219.688 francs ; dépenses évaluées à 79.557.362 réaux ou 21.202.036 francs —. Donc, c'est la France qui doit en donner : l'Espagne l'acceptera, pourvu qu'on la débarrasse de tout ce qui est Français. Les Français n'y entendent rien : Les dispositions militaires de l'Armée du Nord sont timides ; les dispositions législatives et de police sont furibondes. Surtout, les vols particuliers sont infinis : témoin ce troupeau de dix à quinze mille têtes de mérinos appartenant au duc de l'Infantado qui, par ordre de l'Empereur, était dirigé sur France et qui, en route, s'est évanoui. On est quitte pour dire qu'il a été pris par les guérillas et il n'est pas perdu pour tout le monde — sauf pour l'Empereur.

De l'argent ! de l'argent ! Si j'avais à ma disposition aujourd'hui vingt millions et toute l'autorité convenable sur les Armées du Nord et d'Aragon, je crois, écrit Joseph de Valladolid, que je pourrais changer la face du pays. Les notables de la Biscaye, ceux de Castille, de Palencia sont prêts à tout ; jamais époque ne fut plus favorable. C'est l'opinion de tous les Espagnols de bonne foi et de tous les Français qui ont du bon sens et qui veulent finir cette guerre.

Vingt millions ! En attendant, il se contenterait d'un seul, et, à sa rentrée à Madrid, sa première lettre (17 juillet) est pour supplier Sa Majesté de faire presser l'envoi des fonds qu'elle lui a assignés et tout ce qu'elle pourra faire envoyer. Ce sera, dit-il, de l'argent bien placé. Le moment est favorable ; mon voyage a fait faire beaucoup de réflexions à beaucoup de monde et je n'ai pas reconnu l'opinion tant elle est mûrie et améliorée. Le 20, même note ; ses espérances sont assez affermies pour qu'il écrive à La reine de le rejoindre avec ses deux filles. Je ne puis plus, dit-il, supporter l'horrible isolement où je suis réduit depuis deux ans. Le 26, rien n'est arrivé encore ; il s'inquiète et s'exaspère : Aucun service n'est assuré, écrit-il, pas même celui de ma maison. Le million que j'ai reçu à Paria a payé mon voyage et mon séjour ici depuis mon retour. Je ne vois pas moyen d'exister ici si Votre Majesté ne fait exécuter ponctuellement l'ordre du prêt d'un million par mois et si elle n'en ajoute pas un autre en remplacement du quart que je dois recevoir des contributions du Nord, du Midi et de l'Aragon qui ne peuvent rien envoyer. Le temps est précieux ; avec quelques millions, on pourrait avancer les affaires dans ce moment ; dans quelque temps, on ne réussira pas avec des sommes énormes et d'immenses forces. Cinq à six millions qu'il eût emportés de Paris eussent tant servi ! Que de choses seraient déjà faites dans un moment, où, avec l'opinion, les bandes marchent au-devant de lui. Mais il n'y a pas d'argent, la misère publique et particulière sont à leur comble et, dit-il, je suis moi-même plus mal que la veille de mon départ. Je fais front à l'orage ; l'opinion est toujours croissante, mais je prévois le moment de la décadence, si les secours d'argent tardent à arriver. Par tous les courriers et il les multiplie, en expédiant un tous les deux jours, — mêmes plaintes et mêmes espérances : Toutes les bandes demandent à entrer à mon service ; elles suivent le mouvement de l'opinion ; mais je n'ai pas le sou, je ne puis payer personne... Ma garde n'est pas payée depuis dix-huit mois ; je suis plus gêné qu'à mon départ de Madrid. J'ai pour toute ressource dix mille francs par jour... Je prie Votre Majesté de venir à mon secours avec quelques millions, mais au moins par le paiement exact du million mensuel. L'opinion est très bonne. Le changement est grand. Quelques secours et il sera complet.

Tout son système de pacification est subordonné à l'argent qu'il attend. Il a réuni son conseil d'État : il a annoncé la paix prochaine, des desseins favorables à l'Espagne que l'Empereur a formés et que la pacification de l'Europe réaliserait bientôt. Partant de ces heureux présages, il a fait entrevoir l'époque rapprochée où la nation serait appelée à prendre part elle-même à l'établissement d'un ordre de choses propre à consolider l'État. Il faut donc, a-t-il ajouté, penser dès ce moment à préparer un travail pour la convocation des Cortès, non telles qu'elles existaient autrefois, ni même telles que la Constitution de Bayonne les avait organisées, mais plus nombreuses et composées de manière qu'on pût y appeler les hommes les plus marquants de la nation, quelles que fussent leurs opinions et le parti qu'ils auraient suivi ; enfin, appeler une véritable représentation nationale dont le nombre des membres serait illimité et qui pourrait légalement prononcer sur le sort de l'Espagne. Il a conclu en nommant une commission chargée de préparer un règlement ; mais, pour de telles élections, il faut de l'argent. Le citoyen Joseph Bonaparte sait, par expérience personnelle, ce qu'il en coûtait dans le département du Liamone : Sa Majesté Catholique, pour avoir de bons députés, doit y mettre le prix, et l'argent n'arrive toujours pas.

Le 2 août, voici enfin qu'il est annoncé. Berthier écrit que, le 7 juillet, l'Empereur a envoyé huit millions en Espagne, mais, de ces huit, un seul est pour le roi : 500.000 francs de juin, 500.000 de juillet, et il a demandé vingt millions ! 500.000 francs, ce n'est ni de quoi vivre, ni de quoi solder des bandes, ni de quoi entretenir une armée, ni de quoi élire des Cortès. Pour juin, soit ! c'est ce que l'Empereur a promis ; mais, pour juillet, il y a sûrement eu confusion : c'est un million qui fut promis. Je prie Votre Altesse, écrit Joseph à Berthier, de faire rectifier cette erreur qui m'est si préjudiciable, dans le premier envoi. Rappelez aussi à l'Empereur, je vous prie, que ne recevant rien du Midi, du Nord et de l'Aragon, contre son intention, il est plus que temps de remplacer ce déficit par un million de plus que la Trésorerie enverrait de moins aux trois armées qui occupent ces arrondissements.

Les 500.000 francs sont annoncés, mais ce n'est pas à dire qu'ils soient arrivés et tout le mois d'août se passe à les attendre. A chaque courrier, Joseph réclame, il implore, il supplie, il annonce tout ce qu'il aurait pu faire et tout ce qu'il manque : Si j'avais reçu les secours qui m'ont été promis à Paris, j'aurais dix mille Espagnols au lieu de cinq mille... Un million de francs peut remplacer mille hommes de troupes françaises. Comme il l'écrit à l'Empereur le 17, depuis son départ de Paris, il n'a reçu aucun secours en argent, aucune instruction, rien qui réalise les promesses qui lui ont été faites, aucun rapport d'aucun général, de manière qu'il est aujourd'hui pire qu'avant son départ de Madrid, puisque toutes les plus petites ressources ont été usées, que l'Armée de Portugal détruit tous les moyens qu'il avait d'exister, que la récolte est mauvaise et que les troupes française diminuent sans qu'il puisse les remplacer par des espagnoles, puisqu'il n'a même pas l'argent nécessaire pour solder sa maison et sa garde, à qui il est dû dix mois de solde. Le 22, il écrit à Berthier : Si cet état de choses continue, avant six mois, nous évacuerons l'Espagne faute de vivres. L'ennemi n'épargne pas l'argent. Quant à moi, pour tout vous dire d'un mot, je ne sais pas comment je paierai ma table dans huit jours, et, pour mes employés, c'est encore pire...

Le million arrive à la fin ; en retard de trois mois pour une moitié, de deux pour l'autre. Rien de plus que les 500.000 francs par mois : car, malgré tout ce qu'ils tirent chacun de leur arrondissement, les généraux se plaignent constamment et Soult, disposant de toutes les ressources de l'Andalousie, est le plus bruyant pour crier misère et réclamer des secours. L'Empereur s'y laisse prendre, augmenterait plutôt la part de ses soldats en diminuant celle qu'il fait au roi sur les quatre millions que, presque chaque mois, il engloutit en Espagne : mais, pour donner à Joseph un peu d'espoir, il fait briller à ses yeux les joyaux de la couronne d'Espagne, qu'il fera restituer par Murat. Cela est vague, et Joseph donnerait volontiers ces vingt millions de diamants dont lui parle son frère pour quelques espèces sonnantes.

Sa misère est réelle et profonde. Il fait figure de roi ; il a une cour, une maison, des ministres, des envoyés extraordinaires et plénipotentiaires, une garde, une armée, des employés pour chaque branche d'une administration qui comprend idéalement l'Espagne entière et les Indes occidentales et orientales et rien de cela n'est payé. L'Armée de Portugal occupe les provinces d'Avila, d'Estramadure et de Talavera et elle empiète sur celle de Madrid ; Marmont qui la commande frappe des contributions d'un million sur la province de Tolède, de quatre millions sur la ville même ; et c'est ce qui est le plus fidèle au roi ; il enlève la totalité des récoltes ; il commande en maître aux préfets et aux généraux espagnols et, si on lui résiste, il ordonne, en pays soumis, des exécutions militaires.

D'autre part, l'Empereur affaiblit à tout instant l'Armée du Centre en en tirant des officiers et des hommes. Ordre de rentrer en France aux généraux Belliard, Lorge, la Houssaye, Rouyer, Grandjean, Bessières : tout ce qui appartient à l'Armée du Midi doit y être envoyé sur-le-champ, alors que Soult garde, de l'Armée du Centre, aussi bien les 2.500 Allemands qui ont passé la Sierra Morena, que les deux régiments qui lui ont été remis sur un besoin dont la réalité ne fut jamais démontrée. Les inconvénients d'affaiblir l'Armée du Centre, écrit Berthier le 4 août, sont légers en raison de l'importance des besoins des Armées du Midi et de Portugal qui sont les véritables armées pour défendre la capitale. Le 21, alors qu'elle est réduite à 9.000 soldats, dont 5.000 Espagnols, et à 2.000 chevaux, ordre de l'Empereur d'envoyer à Marmont le 26e Chasseurs, ordre réitéré et formel de rendre à Soult tout ce qui est à lui. En échange, on écrira à Dorsenne qui, en remplacement de Bessières, commande l'Armée du Nord, et à Soult, de faire passer au roi ce qui lui appartient. Ils sauront le compte à tenir de ces écritures.

A cette crise s'ajoute la fermentation produite à la Cour et dans la garde espagnole par le décret rendu par l'Empereur sur les Français au service des princes étrangers : on s'inquiète ; on veut quitter l'Espagne, rentrer en France : et puis il y a des bruits au sujet d'annexions et ces bruits sont fondés.

Le 25 août, en chargeant le duc de Feltre de complimenter le duc de Tarente sur la reprise de Figuères, l'Empereur lui a écrit : Vous ferez connaître à ce maréchal que j'ai pris un décret pour réunir la Catalogne à la France. Vous recevrez ce décret sous peu de jours. Il a ajourné la signature, mais sans changer de dessein, car, le 3 octobre, remplaçant Macdonald à l'Année de Catalogne par Decaen, il a donné l'ordre à celui-ci de ne correspondre en rien avec le Roi d'Espagne ni ne répondre à aucune lettre de ses ministres.

Joseph a constamment déclaré qu'il remettrait sa couronne au cas où l'Empereur violerait l'intégrité du territoire espagnol. Napoléon ne voudrait-il pas que le bruit répandu de l'annexion de la Catalogne, s'ajoutant au dénuement où est Joseph, au mécontentement des officiers, à l'anéantissement de l'Armée du Centre, le déterminassent à adopter la seule solution qui puisse terminer la guerre : son abdication ou sa retraite ? Mais, si Joseph renonce une fois de plus à appeler à Madrid sa femme et ses filles ; s'il déclare que, cet état de choses continuant, il n'aura d'autre parti à prendre que de s'en aller à l'armée de Suchet ou du maréchal Soult en abandonnant Madrid, il n'a nulle idée de se retirer ; il est certain que l'Empereur connaissant la vérité, viendra à son secours ; il multiplie ses plaintes à Berthier ; il lui remet sous les yeux ses promesses ; il lui envoie copie de la lettre qu'il a reçue de lui le 1er juin et qui était écrite au nom de l'Empereur. Enfin, comme il a fait ci-devant, il charge Julie de porter à l'Empereur lui-même, à Compiègne où elle est invitée, son ultimatum : Tu sauras, lui écrit-il le 21 septembre, la réunion projetée de la Catalogne, le sort qui est offert aux Français qui m'ont suivi, les incursions forcées, mais non pas moins réelles, de l'Armée de Portugal dans les provinces du Centre, l'impossibilité de me soutenir ici sans commandement, sans argent. On m'avait promis un million et on ne m'en envoie pas même la moitié ; car je suis à attendre le prêt du mois d'août et on me donne 500.000 francs au lieu d'un million. Je devais toucher le quart des revenus des arrondissements du Nord et du Midi et je ne reçois rien. Dans cet état de choses, il faut obtenir de l'Empereur une explication positive. Si je dois rester, il faut que les promesses qui m'ont été faites me soient tenues, et, alors, viens et apporte avec toi les moyens d'argent qui me sont promis, de manière que je sois sans inquiétude pour notre existence pendant six mois ; mais, au moins, si l'Empereur ne fait pas cela, qu'il veuille que je rentre en France, sache-le, mande-le moi et que cette longue pièce s'achève, le plus tôt sera le mieux.

Comme il est arrivé déjà, devant Julie intervenant, Napoléon recule : il éprouve pour elle, qui ne l'aime point, qui ne lui a jamais pardonné de n'avoir pas épousé Désirée, une forme de respect qui tient sans doute à ses vertus, mais aussi au degré de splendeur où étaient portés les Clary au temps du mariage de Joseph ; ce fut le premier pas de la famille vers la fortune : l'impression en a subsisté, même chez le souverain du Grand Empire. Puis, elle représente lainé ; elle a obtenu de son union avec lui des agréments médiocres ; elle a une part au gouvernement de la famille : elle parait rarement, mais, lorsqu'elle se mêle d'emporter quelque chose de l'Empereur, bien rarement elle échoue, même pour les plus inexplicables grâces. Enfin, là, l'Empereur ne veut pas avouer le but qu'il poursuit ; il ne veut pas prendre la responsabilité de détrôner son aîné, de le lui dire, de le dire à Julie ; il souhaite que Joseph se retire, mais il ne l'y contraindra pas. Julie a donc, pour le moment, un apparent gain de cause. Le 9 octobre, l'Empereur mande à Berthier : Écrivez à Sa Majesté Catholique que je donne des ordres pour que l'argent qu'elle désire lui soit envoyé. Joseph est autorisé à retenir à l'Armée du Centre les troupes venant de France destinées à l'Armée du Midi, et Soult sera invité impérativement à restituer à l'Armée du Centre les hommes qui en font partie. Voilà Joseph rassuré : Je vois avec plaisir, écrit-il le 8 novembre, que l'Empereur conçoit la difficulté de ma position et vient à mon secours. Les ennemis nous font une guerre terrible avec l'argent, et l'état où je me trouve les aide beaucoup par la désertion occasionnée par la pénurie où nous nous trouvons de tout.

Mais il en est de cette promesse comme des autres : c'est toujours l00000 francs qu'il reçoit ; encore, plus ou moins exactement, selon les disponibilités du Trésor. Tout un grand mois s'écoule sans qu'aucun convoi n'arrive et, le 24 décembre, Joseph écrit : Je suis aujourd'hui réduit à Madrid ; je suis entouré de la plus horrible misère ; je ne vois que des malheureux autour de moi ; les principaux de mes fonctionnaires sont réduits à n'avoir plus de feu chez eux. J'ai tout donné, tout engagé,à Paris, pour un million de biens, à Madrid le peu de diamants qui me restaientje suis moi-même tout près de la misère. Que Votre Majesté me permette de rentrer en France ou que Votre Majesté Impériale me fasse payer exactement le million par mois qui m'a été promis à dater du 1er juillet ; avec ce secours je puis me traîner ; sans cela, je ne puis pas prolonger mon séjour ici et je serai embarrassé à faire même mon voyage ; j'ai épuisé toutes mes ressources.

Noël n'ayant rien apporté, Joseph adresse, le 1er janvier, à l'ambassadeur de France, une note officielle où il met en parallèle les assurances qu'il a reçues à Paris et les effets qui les ont suivies. Aucune de ces promesses ne s'est vérifiée, dit-il, et ce n'est pas ce dont je me plains, j'ai dû croire et je crois encore que des événements indépendants de la volonté de l'Empereur s'y sont opposés jusqu'ici, mais il faut passer le temps qui nous sépare de la réalisation de ces espérances et c'est ce que je ne puis faire sans les secours qui m'ont été promis et qui ne m'ont pas été envoyés. C'est pourquoi, déclare-t-il, faute du paiement d'un million par mois, je ne puis prolonger mon séjour ici d'une manière convenable à l'honneur de mon nom.

Ne doit-on pas penser que c'est là un ultimatum et que la forme inusitée et solennelle qu'il a prise pour porter ses plaintes annonce un prochain départ ? Ce serait mal connaître Joseph : s'il songe à quitter Madrid, c'est pendant quelques mois et pour aller, non en France, mais à Valence qui vient d'être prise par le maréchal Suchet : il ferait entrer cette ville, le territoire qui peut la nourrir et les troupes qui doivent la défendre sous son autorité directe, dans l'arrondissement de l'Armée du Centre. Sous tous les rapports, il est convenable, utile, nécessaire qu'il aille à Valence : Il m'est pénible, écrit-il à l'Empereur, de prolonger ici une vie inutile et bientôt honteuse. Comment puis-je vivre, avoir des ministres, avoir un Conseil d'État, me rappeler ce que je suis et le nom que je porte, et vivre ici comme les rois fainéants dans leur cloître, sans avoir comme eux la foi qui leur faisait juger leurs humiliations médiocres aux yeux du ciel ? Que lé maréchal Suchet, Soult, Marmont commandent des armées, je ne refuse rien, je ne demande rien, Sire, de ce que les autres peuvent faire mieux que moi, mais je demande à faire mon métier dans la portion du territoire central arraché à l'insurrection, afin que je puisse être mieux connu, et j'ose le dire, afin que les peuples connaissent le bien qu'ils repoussent et que la paix devienne bientôt le vœu et l'intérêt de toutes les provinces espagnoles.

Rien ne semble alors moins dans les idées de l'Empereur que d'accorder à son frère un pouvoir effectif sur le royaume qu'il lui a donné. Il est excédé de l'Espagne ; il ne lit plus même les rapports militaires qu'il en reçoit, et il se contente d'analyses. Les cris de misère que pousse son frère ne le touchent pas. Il sait que, par une prodigalité que ne comporte pas sa situation, le roi continue des traitements à Paris à des individus qui ne lui servent de rien et gâche ainsi 10.000 écus qui seraient bien mieux employés si on les envoyait au roi, à Madrid, puisque à chaque occasion il demande de l'argent. Il est las d'avoir, au petit Luxembourg, Julie qui occupe un palais et à laquelle il continue à verser, chaque année, le million de la dotation que Joseph a reçue comme prince français. Il ne sait quoi faire de l'Espagne, et, en cette unique occasion, il n'a l'idée nette ni des forces et des moyens à employer, ni des résultats à poursuivre. Il a, depuis trois ans, remis à y venir lui-même, pour juger sur place. Mais du moins, depuis trois ans, avait-il conscience que lui seul pouvait porter un remède à cette situation chaque jour plus désespérée. Depuis 1809, il avait maintenu, d'abord à la frontière, puis à Vittoria, ses équipages de campagne, équipages formés ex près pour cette sorte de guerre et qui ne sauraient, semble-t-il, servir ailleurs. A tout moment, il avait exprimé le dessein de venir et d'en finir : il arriverait en coup de foudre, trouverait tout préparé, se mettrait à la tête de sa garde, toute répartie dans l'arrondissement des Armées du Nord et d'Aragon, et l'on verrait beau jeu. A présent, à la fin de décembre, il rappelle ses équipages qui, le 11 janvier, partent de Vittoria sous une escorte de cinquante cavaliers, vingt gendarmes à pied et une compagnie d'infanterie ; il rappelle les grenadiers, l'artillerie à pied, la gendarmerie d'élite, les guides de l'armée, l'artillerie à cheval, le train d'artillerie, les Chasseurs, les Polonais, les Dragons de la Garde ; il n'attend que la prise de Valence pour rappeler l'infanterie de la Garde et alors, les généraux, les officiers d'état-major polonais, les trois régiments de la Vistule, deux régiments français et toute la Garde.

Prenant ses précautions vis-à-vis de Joseph, il lui a écrit le 1er janvier : Dans aucun cas, je ne retirerai aucune troupe d'Espagne et j'en enverrai de nouvelles. Rien de plus exact à suivre ses chiffres : en remplacement de la Garde et des troupes d'élite qu'il a rappelées : quarante bataillons, dont, vingt-deux de la Garde, il envoie les divisions Souham, Reille et Caffarelli, chacune de quatorze bataillons, total quarante-deux. Ainsi, au lieu de se trouver perdre, les armées d'Espagne se trouveront gagner.

L'armée gagnant à être ainsi composée de conscrits, l'Espagne gagnera à être diminuée d'un royaume. Le moment semble venu à Napoléon de réaliser ses projets sur la Catalogne. Est-ce pour prendre un avantage territorial qu'il gardera, quelque issue qu'aient les choses en Espagne ? Est-ce pour mettre fin aux hésitations de Joseph ? Est-ce pour présenter, en cas d'une négociation avec les Anglais, l'abandon de la Catalogne comme une concession ? Ces hypothèses sur l'intention peuvent être soutenues, elles ne changent rien au fait.

Le 14 janvier, l'Empereur écrit à Berthier : Vous me ferez une division territoriale de la Catalogne en deux divisions. Vous consulterez à cet effet le général Guilleminot qui a été sur les lieux. Le même jour, Berthier remet le projet de Guilleminot. L'Empereur ne l'approuve pas ; reprend lui-même le travail qu'il adresse le 23 au major général : Vous trouverez, lui écrit-il, le décret par lequel la Catalogne est organisée en quatre départements. De ce décret, l'article 1er est ainsi conçu : Le territoire de la Catalogne est réuni à l'Empire français, ainsi qu'une petite portion du pays située en Aragon dont les limites seront tracées sur la rive droite de la Cinca et de l'Ebre, à l'ouest de la route de Fraga à Mequinenza et Batea. Ce territoire formera quatre départements : département du Ter, chef-lieu Girone, sous-préfectures : Figuières et Vicq ; département du Mont-Serrat, chef-lieu Barcelone, sous-préfectures Villa-Franca et Manresa ; département des Bouches-de-l'Ebre, chef-lieu Lérida, sous-préfectures : Tortose, Tarragone, Cervera ; département du Sègre, chef-lieu Puycerda, sous-préfectures : Talarn, Salsone. La vallée d'Aran est réunie au département de la Haute-Garonne. Les départements du Ter et du Sègre forment la 33e division militaire, ceux du Mont-Serrat et des Bouches-de-l'Ebre la 34e.

Des expéditions du décret sont adressées aux divers ministres compétents ; mais, sur réflexion, elles sont retirées ; l'Empereur modifie la rédaction sur un point essentiel : il supprime la réunion à l'Empire, se borne à écrire : le territoire de la Catalogne est divisé en quatre départements, et raye les divisions militaires ; mais, d'ailleurs, tout subsiste du décret, auquel, le même jour et les jours suivants, un ensemble de décrets, lettres et instructions donnent le développement qu'il comporte : création aux ordres du général comte Reille d'une Armée de l'Ebre, formée de quatre divisions et recevant pour arrondissement l'Aragon entier et les départements du Mont-Serrat et des Bouches-de-l'Ebre ; instructions à Suchet pour le royaume de Valence, à Dorsenne pour l'Armée du Nord, à Decaen pour les départements du Sègre et du Ter. Nulle part il n'est question de Joseph. Son armée du Centre, réduite presque à sa garde et. à ses régiments espagnols, se trouve ainsi cernée, bloquée par toutes ces armées, dont les chefs n'ont avec lui aucun rapport de subordination, pas même des égards de politesse. Decaen et Reille en Catalogne et en Aragon, Suchet dans le royaume de Valence, se reliant à Soult en Andalousie ; Marmont en Estramadure, empiétant sur la Castille neuve ; plus haut, Dorsenne, remplacé bientôt par Caffarelli, dans les Asturies, Léon, la Biscaye et la Navarre, tous s'établissent, s'installent, se trouvent bien comme ils sont et quiconque tente de les troubler — fût-ce l'Empereur ou ses délégués — est assez mal traité pour perdre le goût de se mêler de leurs affaires.

L'exemple de ce qui va se passer en Catalogne est le plus démonstratif qu'on puisse trouver.

L'Empereur, poursuivant l'exécution du décret du 26 janvier, a nommé le 2 février, outre les préfets et les sous-préfets, deux intendants, chargés chacun de deux départements : ce ne sont pas de médiocres personnages, ce sont des conseillers d'État : Chauvelin et Gérando. Les préfets de même ont été choisis avec le plus grand soin : ils sont jeunes, tels qu'il les faut, et ils ont fait leurs preuves : Alban de Villeneuve va aux Bouches-de-l'Ebre, le comte Treilhard au Mont-Serrat, Roujoux au Ter, Viefville des Essarts au Sègre. Les sous-préfets Bérenger, Lefèvre de Courchamp, Bouthillier-Beaumont, de Laage, Chevalier, Girod-Libois, Las Cases, Billig sortent la plupart du Conseil d'État, certains des préfectures : presque tous jeunes, riches, distingués, pleins de connaissance et de zèle. Ils partent en hâte sur l'ordre exprès de l'Empereur. Accueillis à bras ouverts par les Catalans, avec l'expression du dédain par les généraux, ils ne trouvent à Girone aucun gîte qu'on leur ouvre et couchent huit nuits sur le pavé. Tout de suite, les commissaires des guerres qui, avant leur arrivée, rein plissaient toutes les places, ouvrent contre eux les hostilités. Partout, coalition des militaires pour faire prévaloir un système d'opposition à l'établissement de l'autorité civile. Roujoux, préfet du Ter, ayant porté plainte des excès commis par des soldats d'artillerie, le général Prost arrive dans son cabinet, le sabre nu à la main, et le menace de le tuer s'il se mêle de dénoncer ses soldats. Roujoux, par esprit de modération, tait l'attentat de Prost ; dès lors, nul moyen de répression contre les vols qui se commettent partout. Les préfets écrivent lettre sur lettre, mais c'est au général en chef, lequel n'en tient aucun compte. Des villages sont pillés, des individus paisibles sont arrêtés et pendus. Les préfets crient : on les laisse crier. A Olot, ville entièrement soumise, où il y a en fonctions un sous-préfet et des employés de toutes les administrations, sous prétexte qu'un coup de fusil a été tiré sur un trainard — et, disent les employés français, c'est le trainard qui l'a tiré, — le général en chef entre à la tête de dix mille hommes, laisse piller pendant une heure, impose la ville à 60.000 francs de contribution extraordinaire et à 120.000 rations. Au retour du général à Puycerda, Gérando, qui, accompagné du préfet et du maire, vient lui présenter des observations, est accueilli avec des expressions tellement grossières, tellement outrageantes qu'il faut toute la prudence de ce sage magistrat pour éviter un éclat funeste. M. Viefville des Essarts, préfet du Sègre, en présence de ces faits et de bien d'autres, écrit à l'intendant qu'il ne voit aucune possibilité à l'organisation de son département et qu'il préfère s'éloigner à être l'objet du mépris et considéré par l'armée comme un obstacle à ses opérations. A Girone, le préfet est tombé malade, au moment même où Gérando, épuisé par ces luttes, a dû se rendre aux eaux de Dax : le général en chef saisit l'occasion et, déterminé à changer de lui-même l'ordre de l'administration décrété par l'Empereur, il arrive à la préfecture. Il a la fâcheuse surprise d'y trouver guéri le préfet qu'on disait mort, et revenu Gérando qu'on disait à Paris. Son étonnement est extrême et il le laisse éclater dans la réception pleine d'emportement qu'il fait à M. de Gérando. Les propos les plus extraordinaires et les plus injurieux sortent de sa bouche en présence du commissaire général de police et de l'état-major. Le lendemain, il fait connaître un arrêté par lequel il réduit tous les traitements administratifs et frais de bureau aux trois cinquièmes. Et, lorsque Gérando vient lui porter ses réclamations, il répond : L'armée a besoin de ce sacrifice. Je veux que l'Empereur rappelle son administration ou qu'il la paye. Mon intention est de vous faire crier. Comme l'intendant lui représente que, pour la sûreté des fonds, il doit au moins excepter les percepteurs et. les comptables, il retire à ceux-ci la perception des contributions et la remet aux commandants militaires. L'administration civile ni plus ni autorité, ni action, ni raison d'exister. Ses chefs sont livrés à la risée des soldats. Gérando, intendant, conseiller d'État, baron de l'Empire, est publiquement insulté dans l'exercice de ses fonctions par des colonels, des adjudants commandants, par le moindre épauletier ; sa sûreté personnelle, la dignité de son ministère sont compromises. Le général, ayant pour complices tous les commandants militaires, veut que l'administration s'écroule par le départ des administrateurs : il y va de sa fortune. Cette misérable administration ne voudrait-elle pas maintenir la saisie faite par les douanes de France d'environ cinq cents voitures de denrées coloniales chargées pour son compte ou, suivant lui, pour le compte de l'armée ?

Si telles sont les facilités que rencontre, de la part des militaires, une administration française, instituée par l'Empereur, composée de fonctionnaires d'un rang supérieur revêtus de pouvoirs d'exception et pouvant porter leurs plaintes directement aux pieds du trône, qu'on juge quelle situation est faite par les généraux à l'administration espagnole instituée pat Joseph et composée de fonctionnaires qui, s'ils sont Français de naissance, n'en sont que plus méprisés par les officiers français, qui, s'ils étaient Espagnols de patrie, sont traités en vaincus et dont la voix n'a pas plus de chances pour être écoutée à Paris que celle de leur souverain lui-même.

Le partage effectif de l'Espagne en fiefs militaires, indépendants les uns des autres, reliés seulement à l'Empire par des liens dont l'exemple de la Catalogne montre assez la faiblesse et le relâchement, a eu pour conséquence que chacun des généraux en chef lève des contributions, recrute des hommes, organise et administre son territoire pour son compte, sans se soucier du voisin, en prenant ses convenances, en prêtant, s'il lui plaît, à l'un ou à l'autre un secours instantané, le marchandant ou le refusant ; et, tandis que les Grandes Compagnies, sous le nom de guérillas, parcourent le pays, passent entre les postes, pillent les villages et tuent les voyageurs, une féodalité sous le nom de Commandements d'armée ou de Gouvernements de provinces, s'est constituée en Espagne, telle qu'on la vit en France du XIIe au XIVe siècle, et ces nouveaux grands vassaux sont ducs, princes ou rois en Navarre ou dans les Asturies, en Catalogne ou en Estramadure, comme jadis les anciens étaient comtes en Artois ou en Auvergne, ducs en Normandie ou en Bourgogne. Mais les grands vassaux d'à-présent n'ont point de suzerain auquel ils aient prêté foi et hommage ; ils ont un chef militaire et politique, et ce chef est l'Empereur, qui est loin, qui va être séparé d'eux par des milliers de lieues et dont ils se sont accoutumés dès lors à méconnaître les ordres et à enfreindre les décrets. L'école de la guerre espagnole montrera bientôt quels enseignements elle a donnés.

Quant au roi d'Espagne, dans leur dédain pour ce qui n'est pas militaire, dans leur haine méprisante contre la famille de l'Empereur, dans l'orgueil de leur indépendance, ils ont comme une joie d'enfants méchants à le brimer, l'insulter, à le voir se débattre dans sa misère. Ils molesteraient ses agents et pressureraient ses peuples pour le plaisir, si même leur avidité ne les poussait pas. Vis-à-vis des Espagnols, rien ne les arrête en leur tyrannie, ni la religion commune, ni les traditions héréditaires, ni le souci de l'avenir, puisqu'il s'agit seulement de tirer le plus possible de leur souveraineté momentanée. Ils ne rencontrent, pour tempérer leur folie d'exploitation brutale, ni une hiérarchie dont eux-mêmes relèveraient et participeraient, ni aucun de ces organismes sociaux qui, au moyen âge, s'étaient peu à peu formés pour la résistance. Ils sont les maîtres : leur verbe fait la loi et nulle loi ne prévaut contre eux, nulle institution, nulle tradition. Jamais un tel despotisme ne s'est présenté avec cet ensemble et cet émiettement tout à la fois, car, au moins, les premiers Capétiens, si leur pouvoir effectif ne s'étendait guère hors du domaine royal, se trouvaient investis, vis-à-vis des grands vassaux, d'une autorité morale, d'un droit familial, du prestige de la souveraineté, de la consécration religieuse. Ici, Joseph n'a rien qui l'élève, le recommande, le fasse respecter. On lui vole l'argent même que lui envoie l'Empereur et il doit se taire. Le 25 janvier, il a été avisé, de Burgos, que le neuvième convoi de 1841 y était arrivé, mais qu'on ne se souciait pas de le faire escorter jusqu'à Madrid. Il a envoyé de ses troupes pour prendre possession de ces malheureux 500.000 francs qu'il attend comme les Hébreux attendaient la manne, et on ne livre à ses envoyés que 380.000 francs, le reste ayant été retenu pour droit de commission par le général en chef de l'Armée du Nord. Les Français qui sont dans sa garde n'ayant pas été soldés depuis neuf mois et ne recevant pas de distributions, les officiers demandent à rentrer en France, les soldats désertent et vont à l'armée anglaise ou aux partidos où on les paye chèrement et régulièrement. Cela encore est une occasion de risée pour les généraux français ; mais Joseph, malgré l'absence totale de nouvelles, soit des armées, soit de Paris ; malgré la famine à Madrid, le pain à dix-huit sous la livre, les gens mourant de faim dans les rues, malgré la peste qui s'annonce, malgré les bandes insurgées courant jusque sur la promenade de Madrid, sabrant des promeneurs et enlevant des mules, malgré l'annexion de la Catalogne que, le 3 mars, l'ambassadeur de France a signifiée officiellement à son ministre des Affaires étrangères, malgré tout, Joseph ne part pas. Sans doute parle-t-il à sa femme des joies qu'il éprouverait à se rendre à Mortefontaine, de la terre qu'il voudrait obtenir à deux ou trois cents lieues de Paris, en Italie ou dans le midi de la France, car il a besoin du midi ; mais cela est vain, car, à côté de cette démonstration qui lui semble nécessitée par les circonstances, il place une invite à l'Empereur qu'il compte bien devoir être entendue : Je ne veux pas augmenter les embarras actuels, écrit-il le 11 à Julie, et je suis prêt à rester tant que la guerre du Nord peut le lui faire désirer. C'est une marque d'attachement qu'il donnera à son frère qui devra lui en être reconnaissant ; mais il entend bien que, s'il reste, ce sera avec pleins pouvoirs et commandement en chef.

Il ne s'est pas trompé dans son calcul et, de nouveau, en gagnant du temps, il a tout gagné — si c'est gagner quelque chose que garder cette ombre de couronne. Le 13 mars, il reçoit une lettre de Berthier en date du 18 février qui est le bulletin de sa victoire. L'Empereur, écrit le major général, désire que le maréchal Jourdan soit votre chef d'état-major, car, si la situation politique oblige Sa Majesté à aller en Pologne, son intention est de vous donner le commandement de toutes ses armées en Espagne.

Jourdan est à Madrid depuis la fin de septembre 1811. Le 11 juillet, l'Empereur a donné ordre à Berthier qu'on lui comptât la somme nécessaire pour faire ses équipages et aller à Madrid où il pourrait être utile et qu'il y partit sans délai[15]. Le maréchal y est arrivé le 30 septembre, est entré dans les fonctions de la place de gouverneur, que Joseph s'est déterminé à contre-cœur à lui conférer, mais en projetant d'y joindre celles de chef d'état-major de l'Armée du Centre, ce qui lui permettrait de l'emmener au cas où il quitterait sa capitale. Alors, il mettrait sous Jourdan le général Daultanne, pour l'état-major, et le général Lafon-Blaniac pour Madrid. Sans attendre à ce sujet les ordres de l'Empereur qu'il a pourtant sollicités, il invite, le 28 octobre, Jourdan à adopter cette combinaison, ne doutant pas que le maréchal ne se prête à ses désirs avec son rôle accoutumé, et, le 15 janvier, il décide que, seul, Jourdan donnera aux troupes les ordres de mouvement.

L'Empereur ayant, par une lettre que le roi reçoit le 24, autorisé Jourdan à prendre les fonctions de chef de l'état-major à l'Armée du Centre, Joseph, aussitôt, écrit à Berthier : Le maréchal, qui ne refuse ni ne sollicite aucun emploi, m'a observé que, s'il est employé aussi activement, il lui devient indispensable d'être traité comme les autres maréchaux qui ont 200.000 francs, lui n'en ayant que 100.000. L'Empereur sentira la justice de cette réclamation fondée sous tous les rapports. Ainsi, Jourdan, qui s'est contenté de 100.000 francs, du 28 octobre au 24 janvier, lorsqu'il était nommé par le roi aux fonctions de chef d'état-major, en veut 100.000 de plus dès que l'Empereur a donné son autorisation. Qu'on ajoute les rations, frais de table, etc. ; cela rend un peu chers les services du chef d'état-major d'une armée de 7.000 hommes. Joseph trouve que c'est tout juste : la France est bonne pour payer.

Le marchandage devient bien plus âpre encore lorsque Joseph ayant reçu, le 13 mars, la lettre de Berthier, écrit à Jourdan pour lui exprimer le désir de connaître sa façon de penser au sujet de la proposition qui lui est faite de prendre la direction de l'état-major de toutes les armées en Espagne. Si c'étaient des pouvoirs, de l'autorité, des droits sur les autres maréchaux que Jourdan réclamât, nul n'y trouverait à redire. L'expérience qu'il a faite en 1809 était concluante ; mais, s'il n'a pas réussi alors à servir utilement Sa Majesté l'Empereur dans cet emploi, c'est qu'il n'était pas entouré de la considération nécessaire, et, ce qu'il demande, ce que demande Joseph pour lui, c'est que l'Empereur fasse quelque chose pour ce maréchal afin qu'il puisse se servir avec utilité dans la place où il se trouverait. Ce quelque chose n'est pas de l'argent, puisque l'Empereur a accordé les 200.000 francs (40.000 comme maréchal, 60.000 comme gouverneur de Madrid, 100.000 d'extraordinaire) — les autres ayant 40.000 comme maréchaux, 40.000 comme commandants en chef et 120000 d'extraordinaire, — mais un titre de duc, sùrement celui de duc de Fleurus, tant convoité.

En même temps que Jourdan se marchande parce qu'il se sait nécessaire, étant le seul chef d'état-major que le roi puisse supporter, Joseph qui, de son côté, se croit indispensable, pose des conditions dont il s'est bien gardé de parler jusque-là. Le 23 mars — il a reçu la lettre de Berthier le 19 et il a tout de suite fait la proposition à Jourdan, donc il a virtuellement accepté l'offre de l'Empereur — le 23, donc, il expédie à Julie, Deslandes, son secrétaire intime. Julie devra remettre à l'Empereur une lettre par laquelle Joseph renonce au trône d'Espagne, d'abord si le décret de réunion a lieu et s'il est publié dans les gazettes, ensuite, si l'Empereur, faisant la guerre à la Russie, ne lui donne pas — à lui Joseph — le commandement et ne lui laisse pas l'administration du pays ; de même, si M. Mollien ne lui a pas envoyé d'argent après les 500.000 francs qu'il a reçus pour janvier. — Je mets, écrit-il, autant mon honneur à ne pas quitter l'Espagne trop légèrement que je le mets à la quitter dès que, durant la guerre avec l'Angleterre, on exigera de moi des sacrifices que je ne puis et ne dois faire qu'à la paix générale, dans le but du bien de l'Espagne, de la France et de l'Europe.

Ainsi, de la part de Joseph, des querelles de forme, d'argent, de protocole ; nulle inquiétude, nulle crainte au sujet du commandement général qu'il assumerait ; nulle au sujet de ces six armées indépendantes qu'il aurait à diriger sur un théâtre comprenant la péninsule entière ; nulle au sujet de ces cinq généraux en chef, qui, depuis deux ans, partout, toujours, en toute occasion, méconnaissent ses instructions, repoussent ses prières, et ayant pris l'habitude de le mépriser, ne sauraient être rangés à ses ordres que par des pouvoirs discrétionnaires armant une âme de fer. Et l'adversaire est Wellington qui vient d'enlever Ciudad-Rodrigo, qui assiège Badajoz, qui tient en échec l'Armée de Portugal. Et Marmont en péril appelle vainement ses frères d'armes ; et le chef de l'Armée du Nord comme le chef de l'Armée du Midi se dérobent sous les prétextes les plus frivoles.

Qu'on donne à Joseph le commandement général, l'administration générale et beaucoup d'argent, tout ira bien. Il éprouve en ses propres talents, militaires et civils, une confiance à ce point robuste que, quelque désastre qu'il subisse, il y trouvera toujours une explication qui servira à son apologie.

Aux conditions qu'il a posées, il ne se tient même pas : L'Empereur ne les connaîtra que par les gazettes anglaises. Sur Deslandes, tué par un parti de Mina, les lettres de Joseph ont été trouvées ; elles sont publiées dans tous les journaux espagnols : elles mettent à nu les querelles entre les deux frères, la misère du roi, le délabrement de son armée, l'annexion certaine de la Catalogne. L'Empereur, qui les tient pour fausses, n'y fait certainement pas réponse. D'ailleurs, Joseph, dès que, le 3 avril, il a connaissance de la lettre que l'Empereur a écrite le 16 mars à Berthier, s'empresse de prendre le commandement général et d'avertir les commandants des diverses armées.

La lettre de l'Empereur est ainsi conçue : Mon cousin, vous ferez connaître au roi d'Espagne par une estafette extraordinaire qui partira ce soir, que je lui confie le commandement de toutes mes armées en Espagne et que le maréchal Jourdan remplira les fonctions de chef d'état-major. Vous donnerez en même temps cet ordre au maréchal Jourdan. Vous informerez le roi que je lui fais connaître mon intention sous le point de vue politique par le canal de mon ambassadeur. Vous écrirez au maréchal Suchet, au duc de Dalmatie et au duc de Raguse que j'ai confié au roi d'Espagne le commandement de mes armées dans ce royaume, que le maréchal Jourdan fera les fonctions de chef de l'état-major et qu'ils aient à se conformer à tous les ordres qu'ils recevraient du roi pour faire marcher les armées dans une même direction.

Cette dernière phrase ouvre la porte à toutes les résistances ; Joseph est désarmé vis-à-vis de lieutenants qui ne lui sont subordonnés que s'ils le veulent bien, et qu'il n'a pas plus le droit de destituer qu'il n'a le droit de changer la composition de leur armée. S'il n'est question dans la lettre ni de Caffarelli ni de Decaen, c'est donc que l'Armée de Catalogne et l'Armée du Nord sont déjà placées hors de son action. Tout est confus, imprécis, obscur, les points les plus utiles sont laissés dans le vague et l'Empereur aura beau écrire le 3 avril à Berthier : Mandez au roi d'Espagne en chiffres que je lui ai confié la direction politique et militaire de toutes les affaires d'Espagne, l'incertitude n'en subsistera pas moins, Joseph n'en sera pas plus respecté et plus obéi, l'insubordination des chefs n'en sera pas moins forte et le désastre qu'amènera un tel commandement n'en sera pas moins certain.

Au point de vue politique, on peut se demander si l'Empereur à subi l'influence des illusions de Joseph on s'il veut paraître la subir ; car, en ces affaires d'Espagne, on ne parvient d'aucun côté à établir la sincérité des deux interlocuteurs. Joseph a répété sans cesse que, si Napoléon le laissait libre, il se chargeait de pacifier l'Espagne. Il a réclamé, durant son séjour à Paris, de pouvoir prendre toutes les mesures politiques qu'il jugerait convenables à l'égard des Cortès ; il a paru assuré que les Espagnols n'attendaient que le moment de la réunion de cette assemblée pour concourir avec lui et leurs représentants à la pacification de l'Espagne ; depuis son retour de Paris, il a, dans chacune de ses lettres, motivé ses plaintes et ses demandes d'argent sur le retard quo l'Empereur apportait ainsi à une pacification que souhaitaient les Espagnols las à la fois de la guerre et de l'alliance anglaise. L'Empereur est donc en droit de faire écrire le 15 mars par le duc de Bassano à l'ambassadeur de France : Le roi doit avoir des moyens de communiquer avec la nouvelle régence de Cadix. La haine pour la France est balancée par la haine pour l'Angleterre... donc un arrangement est possible. La base en serait simple... Proposition faite au roi par les Cortès d'adopter la constitution qu'ils ont rédigée, et reconnaissance par eux de la dynastie nouvelle ; acceptation par le roi de cette constitution qui est celle de Bayonne à l'exception de quelques spéculations idéologiques contraires aux mœurs du pays ; reconnaissance par l'Empereur de l'intégrité de l'Espagne et rappel des troupes en totalité, du moment où la tranquillité serait établie.

En novembre 1810, l'Empereur avait formulé cette dernière proposition[16], mais elle était alors subordonnée à une rectification de frontières, tandis qu'à présent l'intégrité de l'Espagne serait maintenue ; donc il renoncerait même à la Catalogne.

Autre solution, renouvelée de celle que, semble-t-il, Laforêt a préconisée, en août 1811 et que Joseph eût sans doute été fort tenté d'adopter — sauf amendements — s'il avait eu pour l'exécuter le moyen essentiel qui lui avait toujours manqué : l'argent. Maret propose donc en second lieu : la convocation directe des Cortès par Joseph qui, depuis la prise de Valence, peut réunir les députés des deux tiers de l'Espagne ; l'adoption par ces cortès de la constitution de Cadix plus ou moins modifiée ; un appel à l'union adressé par les députés des Cortès joséphistes aux députés de Cadix. Quand on verra, écrit Maret, d'un côté huit cents députés, les armées impériales, les places fortes, et de l'autre les Anglais, acharnés à ruiner l'Espagne, et chez elle, et par l'insurrection de ses colonies, le choix sera bientôt fait... Que le roi réunisse donc les Cortès ; après quinze jours ou un mois, lorsqu'ils auront fait un grand nombre de rapports, de discours, une constitution même, puisque telle est la manie des Espagnols ; lorsqu'ils auront envoyé dans les provinces des députations solennelles, pourquoi n'en enverraient-ils pas aussi à Cadix, en Galice, à Alicante, dans tous les pays où l'insurrection existe encore et où le besoin de voir arriver le terme d'une lutte si prolongée est le vœu secret de tout le monde ? Pour préparer l'opinion à la convocation des Cortès, l'Empereur suggère des pétitions adressées au roi par les archevêques, les évêques, les juntes, etc. Le roi répondra que l'intégrité et l'indépendance de l'Espagne seront assurées, que les troupes françaises se retireront dès qu'on posera les armes. Il profitera du moment et il disposera alors du meilleur instrument qu'il puisse trouver, une assemblée délibérant, discutant, éclaircissant toutes les questions et portant la lumière dans les provinces, par ses discours, ses adresses et ses députations.

L'Empereur parait croire si bien à l'efficacité de l'une ou l'autre de ces solutions que, sans attendre même qu'elles aient été présentées à Joseph, il en fait l'un des objets essentiels d'une communication officielle qu'il charge le duc de Bassano d'adresser, le 17 avril, à lord Castlereagh en vue de rétablir la paix sur le continent et de prévenir la guerre avec la Russie.

Les bases qu'il offre sont les suivantes : Garantie de l'intégrité de l'Espagne par les deux puissances contractantes ; la Franco renonçant à tout accroissement de territoire de l'autre côté des Pyrénées ; garantie de l'indépendance de la dynastie actuelle avec une constitution nationale des Cortes ; garanties semblables de l'intégrité et de l'indépendance du Portugal et de la maison de Bragance ; Naples à Murat ; la Sicile au roi Ferdinand ; évacuation respective du Portugal, de l'Espagne et de la Sicile par les armées françaises et anglaises de terre et de mer. Quant aux autres objets en discussion, négociation sur cette base : Que chaque puissance gardera ce que l'autre ne pourra lui enlever.

A l'acceptation de ces offres dont la modération est incontestable, car l'Empereur se trouverait, si elles étaient agréées, abandonner aux Anglais toutes les colonies françaises, la plupart des colonies hollandaises et l'empire incontesté des mers, la présence de Joseph en Espagne met un obstacle insurmontable. Le 23 avril, lord Castlereagh répond qu'il a soumis au Prince régent la lettre du duc de Bassano. Son Altesse Royale devait à son honneur de demander une explication de ces mots : La dynastie actuelle serait déclarée indépendante et l'Espagne régie par une constitution nationale des Cortès. Si, comme Son Altesse Royale le craint, le sens de cette proposition est que l'autorité royale d'Espagne et son gouvernement établi par les Cortès seront reconnus comme résidant dans le frère du chef du gouvernement français et les Cortès formés sous son autorité, et non dans le souverain légitime Ferdinand VII et l'assemblée des Cortès réunis légitimement... il m'est ordonné de déclarer nettement et explicitement à Votre Excellence que des engagements de bonne foi ne permettent pas à Son Altesse Royale de recevoir une proposition de paix fondée sur une telle base.

L'on s'est demandé jusqu'à quel point l'Empereur était sincère en présentant ces offres à l'Angleterre ; sans doute, elles étaient tardives et, dès lors, la querelle avec la Russie paraissait engagée trop à fond pour qu'elle pin être dénouée pacifiquement ; mais, si l'on veut considérer que l'on retrouve ici, à l'égard de la Catalogne, les procédés que l'Empereur mit en jeu, en 1809, lors d'une précédente négociation avec les Anglais, à l'égard du Brabant hollandais ; que, dans un cas comme l'autre, il a menacé d'annexer une partie d'un des royaumes feudataires, au cas où le cabinet anglais se refuserait à traiter ; que de là, avec Louis, il est passé à l'annexion de la Hollande entière et que les Anglais peuvent se demander s'il ne suivra pas ce précédent contre Joseph, la négociation prend un caractère sérieux qui semblerait lui manquer si on considérait isolément les propositions faites.

L'Empereur assurément voudrait, d'une façon ou d'une autre, liquider l'affaire d'Espagne. Il semble admettre comme première base la convocation des Cortès, ce qui constitue une sorte d'appel à la nation pour ou contre Joseph, car l'arme est à double tranchant et les Cortès réunis par Joseph pourraient fort bien proclamer Ferdinand. Ce serait là une solution que Napoléon n'a pu manquer d'envisager. L'autre solution, plus agréable sans doute, mais combien improbable, consisterait dans le groupement de toutes les forces de l'Espagne autour du roi napoléonien, par la fusion des Cortès bourboniens avec les Cortès joséphistes, ce qui enlèverait aux Anglais le meilleur prétexte qu'ils aient mis en avant pour continuer la guerre ; mais l'on ne peut penser que Joseph ait été sincère, si, après les échecs qu'il a subis en Andalousie, il a affirmé que la réunion était possible : d'ailleurs il ne l'a point dit à présent, et l'Empereur, en en parlant, se leurre d'illusions étranges s'il est de bonne foi, ou, s'il ne l'est pas, revient par un chemin détourné à l'abdication de Joseph.

On ne saurait aller jusqu'à affirmer que, en restant en Espagne malgré tous les efforts de l'Empereur pour l'amener à une renonciation volontaire, en s'obstinant à être roi, en dépit de son frère, de la France et de l'Espagne, en rendant ainsi impossible la négociation avec l'Angleterre, Joseph doit être déclaré responsable de la guerre avec la Russie, des désastres qui l'ont suivie et, par là, de l'écroulement de l'Empire. En ce qui concerne l'Espagne, les desseins de l'Empereur demeurent si obscurs qu'on peut se demander s'il en a qu'il suive ; s'il ne laisse pas les événements couler en attendant qu'ils lui fournissent eux-mêmes l'issue qu'il ne trouve point ; s'il eût, en 1812, agréé la renonciation de Joseph au trône où il l'avait placé sans demander à l'Espagne des avantages territoriaux qui eussent remis toutes choses en question ; s'il ne s'est pas proposé de laisser durer la royauté de Joseph jusqu'à son retour de la guerre du Nord pour venir ensuite lui-même prononcer comme en Hollande l'annexion totale. Mais, Joseph n'eût-il pas été la cause, il fut, en tous cas, l'occasion du désastre.

 

 

 



[1] Il y a ici, pour les dates, contradiction avec les états de service de Bylandt, mais une lettre de Rossi à Decazes, en date du 10 août ne laisse point douter que Bylandt ne sût alors qu'il était déplacé.

[2] Napoléon et sa famille, VI.

[3] V. Napoléon et sa famille, IV.

[4] De 4 pages d'errata non numérotées et de 343 pages.

[5] De 2 pages d'errata non numérotées et de 344 pages.

[6] Illisible.

[7] La contrefaçon parue en 1811, à Paris, chez Chaumerot, libraire, Palais-Royal (imprimerie de Patris) sous le titre MARIE OU LES PEINES DE L'AMOUR, par Louis Buonaparte, en 3 vol. in-12 de 4 et 275, 4 et 284, 4 et 194 pages, reproduit assez fidèlement l'édition de Gratz, mais avec des corrections et des suppressions. On aura lieu de parler de la seconde édition parue à Paris, chez Arthus Bertrand, rue Hautefeuille, sous le titre MARIE OU LES HOLLANDAISES, deuxième édition revue et augmentée et formant aussi 3 vol., de 4, 210, 4, 205 et 4, 288 pages. C'est presque un autre ouvrage.

[8] Il faut noter que le Journal de Paris du 10 octobre annonce que S. M. la reine Hortense vient d'arriver dans cette capitale. Ce retour officiellement annoncé pourrait faire penser que l'événement était déjà accompli à cette date, qu'il s'était produit en Suisse, ou dans quelque village en France, et que la déclaration de l'enfant n'eut lieu que plusieurs jours après sa naissance.

[9] L'Impératrice Marie-Louise. — Edition Ollendorff, page 371.

[10] V. Napoléon et sa famille, III.

[11] La Perle pérégrine, célèbre dans toute l'Europe, était une perle, grosse comme un œuf de pigeon, qui recueillie sur les côtes de Panama, avait été présentée en 1579 au roi Philippe II et avait depuis lors figuré parmi les bijoux les plus précieux de la couronne d'Espagne.

[12] Cette lettre dont la minute a disparu des Archives est une de celles dont copie fut remise par M. de Blacas au comte Castlereagh, pour démontrer qu'en 1814, Murat trahissait les alliés. A cet effet, sur l'expédition remise au Cabinet anglais qui porte cette attestation : Pour copie conforme : BLACAS D'AULPS, avait-on substitué à la date du 30 août 1811, celle du 7 mars 1811, et avait-on introduit des phrases et intercalé des mots qui, à la vérité, sortaient étrangement du style de l'Empereur, mais comment douter d'une authenticité si formellement affirmée ?

[13] L'épisode trop compliqué pour être rapporté ici a fait l'objet d'un article spécial qui sera publié dans le deuxième volume de mélanges intitulé Jadis.

[14] Cette lettre n'a pas été retrouvée.

[15] Dans ses mémoires, dont la véracité est suspecte, Jourdan a rapporté que l'Empereur l'avait appelé à Saint-Cloud et lui avait dit qu'il ferait de l'Espagne ce qui conviendrait à sa politique. Jourdan aurait, ajoute-t-il, fait les plus vives instances pour titre dispensé de reprendre un emploi qui lui avait attiré tant de désagréments, non pas de la part du roi qui ne cessa jamais de le combler de bontés, mais qui provenaient de la fausse position où il s'était trouvé. Tout cela est peu vraisemblable. L'Empereur n'aurait guère choisi pour confident l'homme de son frère, à moins que ce ne fût pour que ses dires fussent rapportés. Les objections de Jourdan nu pouvaient s'expliquer que si on lui eût parlé de la place de chef d'état-major ; or, il n'était question que du gouvernement de Madrid, rapportant cent mille francs par an — le commandement de l'Armée du Nord étant définitivement écarté.

[16] Napoléon et sa famille, t. VI.