NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VI. — 1810-1811

 

XXI. — MARIE-LOUISE ET LES FEMMES DE LA FAMILLE.

 

 

Avril 1810. — Mars 1811.

MADAME. — FESCH. — PAULINE. — ELISA. — JULIE. — HORTENSE. — CATHERINE.

 

Durant cette funèbre année 1810 où, par la réconciliation de ses fils, et par la chute définitive des Beauharnais, elle a cru que la fortune de la Famille serait désormais établie sur des bases immuables, Madame mère a passé par toutes les émotions, les tristesses, les angoisses qu'un cœur maternel peut éprouver ; elle les a ressenties plus profondément peut-être que les femmes d'autres pays ; car, outre l'amour qu'elle porte à chacun de ses fils, la grandeur, la gloire, la fortune de la Famille s'y trouvent intéressées et, à ses yeux, la Famille, la collectivité familiale apparaît non comme un être de raison, mais comme une réalité vivante et tangible, comme la raison d'être de tous ceux qui la constituent et qui doivent vivre et travailler pour la faire progresser. Toute dissension lui semble une offense à cette loi suprême et si, par esprit maternel, elle prend d'abord parti pour ceux qu'elle juge malheureux, souffrants ou opprimés, son esprit de justice l'éclaire assez pour qu'elle n'embrasse pas aveuglément leurs griefs et, dès qu'ils ont obtenu sur la question majeure, celle de l'avenir des enfants — pour elle, de la perpétuation de sa race — les satisfactions légitimes, elle entend que à l'union de la famille, les uns comme les autres fassent le sacrifice de leurs passions, de leurs affections, de leurs ambitions même. Si elle a trouvé que son fils Napoléon ne l'a point traitée comme il eût dû le faire en lui refusant le titre d'Impératrice, un rang politique, un douaire d'Etat, une souveraineté même, sa rancune n'obscurcit point la netteté de ses idées à son sujet : Napoléon a été suscité pour la plus étonnante des fortunes ; il en doit le partage à tous les siens, mais les siens lui doivent de reconnaître son autorité et de s'incliner devant des desseins qu'il leur est loisible de ne pas comprendre, mais non de contrarier, car le sort commun en dépend. C'est donc à adoucir les angles, à rechercher des voies de conciliation, à négocier des traités qu'elle passe sa vie. En Corse, ce n'est pas seulement pour mettre fin à la vendetta meurtrière entre deux clans ou deux familles qu'on entame ainsi des négociations très longues, où les conférences, qui semblent des palabres de sauvages, se succèdent sans fin, avec les interminables retours sur les mêmes griefs, et les minutieuses discussions sur les préliminaires, les accessoires, les accomplissements des réparations et des traités de paix ; c'est dans les familles même, à chaque instant, pour chaque querelle domestique, qu'on raisonne, pendant des jours et des jours, sur les torts réciproques, qu'on prépare des combinaisons, qu'on imagine de pieux mensonges, qu'on porte des paroles. D'ordinaire, on les parle, les Bonapartes les écrivent, et c'est longuement.

 

Pour début, ç'a été la querelle de Louis, et le séjour sans fin chez Madame, troublant déjà par la présence d'une cour qui n'a point ses habitudes, son intérieur parcimonieusement ordonné. Louis a beau payer ; ses grands maréchaux, ses écuyers, ses aides de camp, ses chambellans, ses mitres d'hôtel, ses valets de chambre, ses cuisiniers ne sont pas moins encombrants. Il y a, le jour et la nuit, des allers et des venues, des entrées et des sorties, et, tout le temps, des mystères. Louis a des fantaisies ; il lui faut de la musique, des bals d'enfants, des réunions de littérateurs, même d'artistes. Il joue toujours au roi, même quand il se fait simple, et surtout alors. Et puis, constamment malade, des rhumes, la fièvre, des douleurs dans les jambes, les mains plus prises, le pouls plus ou moins fréquent ; sans cesse, il s'observe et il fait de cette observation l'occupation principale de tout ce qui l'entoure. Les éclats au dîner de famille, les colères persiflantes de l'Empereur, ses montées de ton jusqu'à l'injure, les terribles silences que Louis coupe seulement de la brièveté froide d'une réponse longuement méditée ; alors, dans la voix qui veut s'assurer, la fureur sourde, l'entêtement sans issue, l'impuissance et le désespoir, c'est assez pour rendre chaque soir de dimanche un supplice pour la mère ; mais, de plus, il y a les gendarmes aux portes, une surveillance de tous les pas qu'on fait, un frère menaçant son frère presque de ses geôles : c'est une vie insoutenable pour Madame qui ne sait à quoi s'arrêter, qui, devant les injustices que subit Louis, prendrait son parti, si, à tout moment, elle ne constatait les contradictions de son caractère, le flottement de ses idées, les étrangetés de ses manies.

 

A peine, de ce côté, les choses sont-elles apaisées que, du côté de Lucien, la querelle engagée depuis près de huit années arrive à l'aigu. A toute heure, maintenant, ce sont les messages de Campi, les immenses lettres auxquelles il faut répondre, les avis à fournir, les conseils à tenir, les injures à recevoir. Dans cet intérieur silencieux, réglé, strict au point que l'économie y tourne en avarice, tombe une jeune fille, une enfant plutôt, élevée en pleins champs, bride sur le cou, laquelle, entre un père d'une étonnante faiblesse et une belle-mère trop avisée pour la reprendre, n'a été soumise à aucune règle et n'a jamais fait que ce qui lui plaît. Et elle sort de la maison la plus dépensière et la moins ordonnée qui soit au monde, si largement hospitalière que les maîtres, quelque jour, la devront quitter, la besace au dos, après avoir mangé des millions. Et les scènes recommencent, presque pareilles à celles de tout à l'heure, avec les pleurs de la grand'mère et de la petite-fille, exilées, l'une comme l'autre, des cérémonies familiales de l'arrivée de l'Impératrice. Pourtant, Madame parait au mariage ; elle y représente même à souhait. N'a-t-on pas écrit, cette année même, que Raphaël, s'il l'avait eue sous la main lorsqu'il peignait ses admirables tableaux de Sainte-Famille, n'eût pas cherché ailleurs cette figure de Sainte Anne qui résume si bien ce que le temps n'a pu enlever à des traits originairement si beaux que, en les considérant, le respect que l'âge impose se mélange encore de quelque amour ? Mais, tout juste, elle figure au mariage civil, au mariage religieux et au banquet impérial ; Lolotte, — la princesse Lolotte — ne pouvant avoir place aux fêtes, la mère-grand n'y assiste point. Au surplus voici qu'on lui enlève cette Lolotte, à laquelle elle s'est attachée, et puis que va devenir Lucien ?

 

Excédée de tant d'émotions, de chagrins intimes, où se mêle encore l'échec d'une nouvelle demande d'augmentation de douaire et de constitution de maison impériale, Madame, dès le commencement de mai, souhaite aller se reposer aux eaux d'Aix-la-Chapelle dont elle a toujours éprouvé de bons effets ; elle croit fort inutile de rester à Paris pour les fêtes puisqu'elle n'y assiste pas ; mais on dit que l'Empereur l'engagera à en donner une, elle n'en sait rien encore et désirerait en être avertie. Elle souhaiterait que cette fête fût une des premières afin de ne pas laisser passer la saison d'Aix. Elle souhaiterait surtout n'avoir point à en donner, car, outre ses habitudes troublées et son hôtel à sac, il lui en coûterait bien de l'argent. De plus, quoique sa nouvelle belle-fille soit fort correctement avec elle, l'appelle ma chère maman et lui écrive même quelques lettres durant le voyage d'Anvers, elle ne se sent nullement portée pour elle. Un tel abîme les sépare !

Il faut qu'elle attende le retour de l'Empereur pour obtenir son exeat, qu'elle attende encore la fin d'une de ces périodes de migraine, sa seule infirmité, qu'occasionne l'abus du fard. Officiellement annoncé depuis la fin de mai, son départ n'a lieu qu'à la mi-juin. Elle emmène une cour, deux daines, le chevalier d'honneur, le médecin, un secrétaire, quelques Corses à la suite comme elle en a toujours. Pauline, qui a eu sa part de tous les troubles de famille, ne perd point cette occasion de prendre quelques eaux et l'accompagne.

 

C'est à Aix où elle a reçu la visite de Catherine et de Jérôme retournant dans leurs Etats, que Madame apprend, coup sur coup, le dépit', la disparition peut-on dire, d'abord de Louis, puis de Lucien. Nul ne sait où ils sont partis, ce qu'ils sont devenus. Louis encore se retrouve après une quinzaine de jours, mais Lucien ! Où est-il ? En Angleterre, aux États-Unis, en Sardaigne, en Espagne ? Point de nouvelles, car malgré la bonne volonté de Marie-Caroline. la lettre dont elle s'est chargée, n'arrive pas à destination. En novembre seulement, on apprendra d'une façon certaine que Lucien est à Malte. Au moins, pour celui qu'on sait être sauvé, Madame ne doit-elle pas s'employer ? Et, depuis le 21 août qu'elle est revenue d'Aix-la-Chapelle, ce sont les négociations ouvertes et suivies par Decazes, les voyages de celui-ci à Graz, les conférences avec l'Empereur à Fontainebleau, le tout pour aboutir, du fait de Louis, à un lamentable échec.

Puis, les affaires de Jérôme, celles de Joseph, les tristes voyages à Mortefontaine où Julie raconte ses inquiétudes, l'antipathie croissante contre Marie-Louise, à mesure que croit sur celle-ci le pouvoir de madame de Montebello, la guerre ouverte par la dame d'honneur, les plaintes qu'il faut porter pour obtenir des réparations ; par-dessus tout, cette notion qui s'impose à la mère que, dans l'esprit de Napoléon, c'est fini du système de famille ; que, bien plus redoutable que la Beauharnais, une autre a pris, elle seule, toute la place qui, du droit le plus sacré, appartenait à la Famille. Et, pour achever tout, il y a les affaires de Fesch, toutes proches et d'autant plus directement pénibles, car, de ce frère à celte sœur, les liens sont si serrés que la vie est commune comme la pensée et qu'ils ne font rien l'un et l'autre qu'ils n'en aient délibéré. Or si, durant cette année 1810, Napoléon a rudement traité ses frères, il n'a guère plus ménagé l'oncle Fesch.

***

Pourtant Fesch n'a pas été sans rendre des services, mais, à proportion qu'il s'y emploie, on dirait que l'Empereur s'acharne après lui. Au moment même où, de concert avec Guieu, le secrétaire des Commandements de Madame, il étudie les moyens de rompre, sans l'intervention du Pape, le mariage religieux qu'il a béni comme grand aumônier ; où, en sa qualité d'Archevêque nommé de Paris, régulièrement investi de l'administration par une délibération prise par le chapitre le 1er février 1809, il fait déférer à son officialité diocésaine et métropolitaine la cause où il est le principal et presque l'unique témoin et dont l'appel ne peut être porté que devant son officialité primatiale de Lyon, l'Empereur lui enlève la succession du Prince Primat dont lui-même, trois ans auparavant, l'a proclamé l'héritier. Quant au successeur du Prince Primat, lorsque son État sera constitué, écrit-il le 24 décembre 1809, à Champagny, il est dit dans l'acte de Confédération que je dois le nommer ; mais je ne veux pas dans l'avenir nommer un prêtre ; c'est contre nos principes. Les prêtres ne doivent pas être souverains. En effet, Fesch se trouve destitué de la succession territoriale par le traité du 16 février 1810, dont les motifs sont développés dans le message au Sénat du 1er mars ; en même temps, sans doute, de la coadjutorerie de Ratisbonne avec future succession, garantie par les bulles du Pape du 21 octobre 1806. Quant à une compensation, Fesch devra l'attendre près d'une année — et la mériter.

 

Cette première disgrâce n'a-t-elle pas été occasionnée par la part prépondérante qu'il a prise, comme président, aux délibérations de la Commission instituée par l'Empereur, le 16 novembre 1809, en vue de rédiger une consultation sur diverses questions intéressant, les unes la Chrétienté, les autres l'Eglise de France en particulier et les dernières l'Empereur ? Cette commission, composée presque uniquement d'évêques aumôniers de l'Empereur et des princes, n'a pourtant pas manqué de fournir des réponses conformes aux désirs de l'Empereur : ainsi sur la compétence de l'officialité de Paris en matière d'annulation du mariage de Joséphine ; ainsi, ce qui était plus grave encore, sur la bulle d'excommunication laquelle pouvait, de la part d'une cour catholique, soulever des objections dirimantes au cas d'une demande en mariage présentée par l'Empereur.

Le ministre des Cultes a posé ainsi la question : La bulle d'excommunication ci-jointe a été affichée ; elle a été imprimée et répandue clandestinement dans toute l'Europe. Quel parti prendre pour que, dans des temps de trouble et de calamité, les Papes ne se portent pas à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité chrétienne qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône ? La Commission, après des considérants où elle a examiné chacun des griefs énoncés par la bulle, a conclu : La déclaration authentique de la nullité de l'excommunication semble être le plus sûr moyen pour empêcher que les souverains pontifes ne se laissent aller aux fausses suggestions par lesquelles on tenterait de leur persuader d'en publier de semblables à l'avenir ; il est vrai qu'elle a ajouté que, si la déclaration d'un petit nombre d'évêques n'était pas jugée suffisante, il resterait à la soumettre à l'examen d'une assemblée du clergé de France ou même d'un concile national pour y être renouvelée ; mais elle s'est empressée de déclarer que ce concile, après avoir établi les vrais principes, ne manquerait pas de déclarer la nullité, et interjetterait appel au Concile général ou au Pape mieux informé, tant de la bulle d'excommunication du 10 juin que de toutes les bulles semblables qui pourraient être rendues par la suite.

La Commission a donc remis aux mains de l'Empereur une arme qu'il tint en réserve, au cas que, à Vienne, il fût parlé de l'excommunication — ce qui ne fut pas loin d'arriver ; mais est-ce la restriction, la manière de s'abriter derrière le Concile national qui a déplu, ou n'est-ce pas plutôt la solution proposée pour les autres questions ?

 

Celles-ci embrassent à la fois le gouvernement de l'Eglise, la composition du Sacré-Collège, le nombre des chapeaux qui doivent être mis à la disposition de l'Empereur, l'institution des archevêques et des évêques, l'abrogation du Concordat par sa non-exécution par le Pape, le rétablissement de la religion en Allemagne, les nouvelles circonscriptions à donner aux évêchés. Sous peine de se prêter à ouvrir un schisme, les évêques commissaires n'ont pas pu ne pas se conformer aux doctrines enseignées de tout temps par l'Eglise de France et, s'ils ont porté à leur consultation quelques ménagements, ç'a été presque uniquement dans la forme.

L'Empereur n'est point dupe et lorsque, le 19 janvier, Fesch, qui croit avoir fait pour le mieux, lui présente le mémoire de la Commission, il le traite avec une singulière dureté ; il l'accuse de n'avoir pas soutenu ses intérêts et d'avoir étouffé la voix de ceux qui, sans lui, auraient triomphé de la résistance des autres, de n'avoir pas voté avec la minorité qui, accrue de sa voix prépondérante, fût devenue majorité. Mais cette minorité, au compte de Fesch, ne se composait que d'une seule voix, celle du cardinal Maury. Encore Maury était-il si peu sûr de son opinion que, saris autre objection, il a adhéré à celle de la majorité. L'Empereur ne veut rien entendre ; il est certain qu'il a raison et il traite si durement son oncle que celui-ci veut se retirer à Lyon. Pourrais-je, Sire, écrit-il, reparaitre devant vous comme un coupable convaincu à qui on permettrait néanmoins d'exercer auprès de votre personne l'office de grand aumônier et, après avoir été éloigné comme un ennemi, pourrais je m'oublier moi-même au point de mépriser le sentiment de l'honneur ?... En attendant que Votre Majesté soit convaincu que personne n'est capable de la servir avec plus de zèle, je lui demande la permission de me retirer dans mon diocèse ; là dans le calme de ma conscience, j'attendrai les ordres de Votre Majesté ; peut-être les circonstances me fourniront-elles l'occasion de lui être plus agréable et en même temps plus utile à l'Eglise : ces deux objets furent toujours le principe de mes intentions.

L'Empereur a trop besoin de Fesch pour permettre son départ : d'abord, il a renvoyé le mémoire à la Commission en réclamant des réponses plus nettes, en particulier sur le droit qu'aurait le Concile national de suppléer aux bulles apostoliques, et il s'attend que Fesch, si rudement semoncé, y fera prévaloir son système ; puis, son choix est fixé sur l'archiduchesse d'Autriche ; l'union qu'il va contracter est une union catholique et qui peut la bénir hormis son grand aumônier ?

Il ne s'est pas trompé sur l'intimidation qu'il a exercée, car le second mémoire de la Commission est infiniment plus favorable à ses théories que n'a été le premier ; dans l'affaire du mariage, il éprouve de même le bon vouloir de son oncle, car c'est vraisemblablement aux lettres que Fesch, en sa triple qualité de cardinal, de grand aumônier et d'archevêque, adresse à l'archevêque de Vienne qu'est due la cessation de sa résistance. Fesch est moins heureux pour les cérémonies même du mariage. Il s'est employé avec tout le zèle imaginable pour que tous les cardinaux italiens y assistassent. Sachant qu'un certain nombre voulaient s'en dispenser, il s'est donné tout le mouvement possible pour les amener à changer de résolution. C'est Pacca qui l'affirme. Mais, considérant que les droits du Saint-Siège ont été lésés par le fait que l'Empereur n'a point eu recours au Pape pour l'annulation de son mariage avec Joséphine, treize cardinaux s'abstiennent de la cérémonie du Louvre. Lorsque le lendemain, ils se présentent à la grande audience, l'Empereur refuse de les recevoir et, devant leurs collègues, il exprime son indignation dans les termes les plus violents : déjà ses mesures sont prises pour exiger de certains la démission de leur siège, pour les contraindre tous à dépouiller les marques de la dignité cardinalice ; deux mois après, il les disperse en exil dans les petites villes de l'Est.

 

Quoique Fesch ait tout tenté pour détourner le coup qui les menaçait, sa faveur à ce moment ne semble pas en avoir souffert : mêlé qu'il est, comme on a vu, à toutes les affaires de la Famille, s'entremettant constamment dans les négociations avec Lucien et avec Louis, il est, de plus, fréquemment consulté, tantôt sur les choses de Corse, tantôt sur les nominations d'évêques. Par ordre de l'Empereur, les travaux du palais archiépiscopal sont poussés avec ardeur ; on décore richement les salons de réception ; on construit au rez-de-chaussée un oratoire en marbre et en stuc. Fesch d'ailleurs remplit en conscience ses fonctions, car, le 16 juin, il fait une grande ordination à Saint-Sulpice. N'était l'argent qui manque, tout irait bien ; mais la maison de la rue de la Chaussée d'Antin en mange infiniment. Par bonheur, Jérôme, qui s'en trouve muni par ses derniers emprunts, prête 100.000 francs au cardinal contre 115.000 francs de billets à ordre que reçoit le trésor de Cassel.

 

Mais les difficultés sont proches. Depuis qu'il a été nommé archevêque de Paris, Fesch malgré qu'il ait reçu, le 1er février 1809, les pouvoirs de vicaire capitulaire, ne les a point exercés pour le spirituel ; il s'est contenté de diriger, sur l'expresse demande du chapitre, l'administration diocésaine où son concours ne présentait qu'un accroissement et un appui tout puissant auprès du ministre ; il s'est gardé de prendre même un semblant de possession du siège, car il eût ainsi tout compromis et il eût risqué de ne jamais obtenir les bulles l'autorisant à cumuler Paris et Lyon.

Pour Paris, il renoncerait à Ratisbonne. Or, si le Pape n'a point vu d'inconvénient à ce que le cardinal de Lyon occupât en même temps le siège primatial des Gaules et le siège primatial d'Allemagne, pourquoi s'opposerait-il à la réunion sur une même tête de deux archevêchés de la même nation, bien moins éloignés l'un de l'autre et par qui du moins la primatie sur deux grands peuples, presque la moitié des fidèles catholiques, ne se trouverait pas confondue en un seul titulaire ? Les instances sont donc faites, mais elles restent pendantes puisque le Pape n'accorde plus à aucun évêque nommé l'institution canonique.

Comme c'est là l'arme la mieux trempée qu'ait trouvée Pie VII pour défendre son domaine temporel, l'Empereur n'a pour objet que de la lui arracher. N'ayant pu découvrir encore un pouvoir qui confère régulièrement l'institution aux évêques qu'il nomme, il a dû se résigner à ce qu'ils tinssent leurs pouvoirs des chapitres, par le moyen de leur élection en qualité de vicaires capitulaires, mais il entend qu'ils exercent ces pouvoirs, en sorte que, du moins en façade, les sièges paraissent remplis.

Fesch a ces pouvoirs ; l'Empereur veut qu'il les prenne. Alors c'est l'option pour Paris et l'abandon de Lyon, car, d'avoir la bulle après prise de possession, il n'y a pas à y compter. Or, si Fesch désire garder les deux sièges, il sacrifierait encore Paris à Lyon, qui est la primatie des Gaules. Après divers entretiens avec l'Empereur où il lui exprime sa répugnance toujours croissante d'abandonner l'église de Lyon, il arrive à lui proposer d'opter celle-ci, tout en prenant l'administration de l'archevêché de Paris jusqu'à ce qu'un archevêque y soit nommé ; mais il demande que cette option reste secrète ; et son ambition est si tenace et sa vanité si ingénieuse qu'il écrit au ministre des Cultes : Il n'est pas nécessaire que l'Empereur mentionne par un décret la nomination du chapitre. Il serait possible que Sa Majesté jugeât à propos de conserver les deux sièges sur une même tête. Ce ne fut qu'à cette condition que se fit ma nomination à l'archevêché de Paris. L'option alors n'aurait pas lieu et celle que je fais en ce moment n'est qu'une formalité conservatrice de mon siège de Lyon... Après cette protestation rien n'empêche que je prenne le titre de nommé à l'archevêché de Paris. Pour éviter le décret qui compromettrait les bulles, il invoque sa dignité qui ne lui permet pas d'assumer une administration qui l'assimilerait à un simple grand vicaire, puisqu'il la recevrait du chapitre.

Là se borne sa résistance ; seulement, il s'y obstine et comme, de son côté, l'Empereur s'obstine au décret, il déclare, le 14 septembre, sa constante résolution de ne pas abandonner son archevêché de Lyon. Oui, monsieur le ministre, écrit-il d'un ton inspiré à Bigot de Préameneu, je veux rester archevêque de Lyon parce que je crois que telle est la volonté de Dieu !... Quelles raisons pourraient me convaincre que la divine Providence veut que je l'abandonne pour le diocèse de Paris ? Quelle est l'autorité qui commande ce sacrifice et qui exige ma docilité ? Ces scrupules et celle inspiration divine sont si tardifs qu'ils ne tiendront pas sans doute si l'Empereur tente un dernier effort : Puisque vous ne voulez pas être archevêque de Paris, lui dit-il, j'en trouverai un mitré et je le ferai le premier homme du Clergé de France. — Comme il vous plaira, répond Fesch, car il a cette confiance qu'il est nécessaire et qu'on n'en saurait trouver un autre, surtout un cardinal ; mais il compte sans Maury, et, le 14 octobre, Maury est nommé archevêque de Paris.

 

Fesch n'en remplit pas moins à Fontainebleau, lors du baptême du prince Louis-Napoléon, toutes les fonctions de son grand office : seulement, on voit croître chez lui, chaque jour, la minutie, la stricte observance, l'esprit ultramontain. Il entre, non dans la piété, mais dans la dévotion. Ce Suisse, presque uniquement Corse, cet élève du séminaire d'Aix qu'a conquis l'idée romaine, est un fanatique d'images. La cour, qu'il a groupée autour de lui et qui le mène, est composée de ces jeunes prêtres qui, tout à l'heure, seront, dans la France de la Restauration, les organisateurs des Missions contre la France de la Révolution. Son palais de Lyon ne désemplit pas des réfugiés que la persécution chasse d'Italie : cardinaux, archevêques, évêques, prélats romains, généraux d'ordres, religieux, simples frères, y sont hébergés par l'oncle de l'Empereur et aux frais du persécuteur. Fesch protège ouvertement les Pères de la Foi, leurs collèges et leurs établissements ; il les a appelés à Lyon, les a propagés dans les diocèses : cela ne fera pas d'ailleurs qu'il trouve grâce devant eux : ils ne le nommeront pas une fois dans les volumineux récits de leurs aventures. Il est un des plus généreux souscripteurs du fonds secret institué en faveur des cardinaux noirs ; les secours qu'il ordonnance sur le trésor de la Couronne, en sa qualité de grand aumônier, et qui monte chaque année à 210.000 francs, vont en grande partie, par pensions de 1.200, de 2.000, de 2.400 francs à des ennemis déclarés de l'Empereur, car l'administration en est confiée à l'abbé Lucotte, l'abbé de Rauzan, l'abbé de Quélen, l'abbé de Bonald. Peut-être ne le voit-il pas, car son esprit est aussi médiocre que sa vanité est grande et, en flattant l'une, on s'est emparé de l'autre.

En dehors des questions religieuses, il fait effort pour se maintenir sur un bon pied avec l'Empereur. Par tous les courriers, il fait venir pour lui des merles de Corse, conservés en bouteilles, et souvent du vin de Tallano. Il compte sur ces gâteries pour arriver à lui vendre son hôtel de la Chaussée d'Antin, son palais comme il dit, qui, à présent, lui revient à 1.200.000 francs. Il en est fort endetté, au moins le prétend-il, car il continue à acheter des diamants à Paris, des terres en Corse et des tableaux partout.

Tout cela n'est point le martyre : Je ne le crains pas, a-t-il dit à l'Empereur. — N'y comptez pas, monsieur le cardinal, a répondu Napoléon, c'est une affaire où il faut être deux et quand à moi je ne veux martyriser personne. Néanmoins, c'est ici un commencement de refroidissement que les incidents du Concile de 1811 changeront en disgrâce, car Fesch, qui n'aura plus l'espoir des deux sièges réunis sur sa tête, y prendra place à la tète des défenseurs les plus déterminés des prétentions romaines.

***

Au milieu des querelles familiales, des discussions théologiques, des éternels retours sur les choses passées, entre ces vieilles gens et ces prêtres, Pauline passe en allure de nymphe, portant au travers des salons obscurs et froids de la rue Saint-Dominique, la splendeur de sa beauté joyeuse, l'éclat déconcertant de ses réparties, le caprice de ses amours, la contradiction de ses ordres, cet assemblage de piété filiale, de passion fraternelle, d'érotisme antique, de prodigalité et de ladrerie, brodé sur trame corse très serrée, qui le fait si curieusement valoir. Sans doute, doit-elle à l'atavisme remontant en elle et s'épanouissant en fleur de volupté, le mépris des pudicités qu'imagina la laideur, l'attrait des victorieuses nudités, la recherche d'un culte où elle soit à la fois l'idole et la prêtresse, mais cela, sans plus, ferait d'elle seulement l'amoureuse de son corps qu'elle fut, au point d'en dépérir, presque d'en mourir. Ce qui la distingue bien mieux, c'est la solidité inébranlable du sentiment de famille : les amants passent, bondissent, s'effacent ; personne de la rue Saint-Dominique n'en a rien su et les abbés qui, à la suite du cardinal, pénètrent dans le premier salon — ces abbés à jolis noms et à jolies tètes qui eussent si agréablement meublé une ruelle au siècle dernier — confits à présent dans leur dévotion romaine et leurs étroits scrupules, ne chargent même pas de muets anathèmes leurs regards fanatisés lorsqu'elle le traverse, tantôt élancée presque en une course de Diane aux écoutes, tantôt prostrée aux coussins d'eider de sa chaise que meuvent d'un geste lent deux immenses valets verts.

En ce moment, elle est heureuse ; débarrassée de son chanteur Blangini en faveur de Jérôme qui en a fait un maitre de chapelle, libérée de son mari, lequel occupe fort agréablement à Turin ses loisirs de gouverneur général, sa faveur, pour l'instant, va à des anonymes — car qu'est-ce que M. Achille de Cormier ? Il ne lui manquerait rien si son frère lui assurait à la fin un état qui fût stable et digne d'elle. Elle n'a reçu encore, pour son compte, que 700.000 livres de rentes et elle a des dettes. Cela s'arrange : aux étrennes de 1810, l'Empereur, galant par décret, lui fait présent des 500.000 francs que le Trésor lui a avancés sur ses biens en Westphalie, Hanau et Hollande, de plus 300.000 francs pour payer l'arriéré. Il y joint en devise : Faites en sorte que je n'entende plus dire que vous en ayez, et songez que, vous ayant donné le duché de Guastalla, j'entends que vous viviez avec, sans que je sois obligé de vous donner de nouveaux secours. Les 800.000 francs font passer la semonce ; mais qu'est-ce, au fait, le duché de Guastalla ? Pauline le demande à qui a signé là : Votre bien affectionné frère, et Napoléon répond : Je vous prie de m'envoyer, petite sœur, l'état des biens qui composent le duché de Guastalla, afin d'arranger vos affaires. Il les arrange si bien qu'il y ajoute, le 16 Janvier, 150.000 livres de rente, et, le 17, 650.000 : Au total 800.000 qui, avec les 700.000 de 1809, font 1 500.000 livres de rentes. C'est 3 à 400.000 francs de plus qu'il n'avait promis le 1er Mars 1809[1], mais, alors il n'avait point trouvé, pendant les jours sombres, à Fontainebleau et à Trianon, l'aide secourable de la petite sœur et les jolis cheveux blonds de Mme de Mathis. Si assidu pourtant qu'il se fût montré au palais du faubourg Saint-Honoré, il coupa net l'intrigue, le 29 janvier, lorsque les négociations du mariage commencèrent à prendre tournure. Mime de Mathis s'en retourna à Turin, mais, à la chasse où elle a servi à rabattre, la princesse n'a pas perdu son temps : outre l'argent, elle a des honneurs : tout dans sa maison a été baronnifié le 6 janvier, sauf Mme de Cavour qui, étant dame d'honneur, a été promue comtesse.

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Tout cela doit servir à la représentation, car, si l'Empereur donne largement, il entend qu'on dépense de même. Il exige donc de ses sœurs des bals dont Paris se distraie et s'occupe, et Pauline veut que ses bals à elle soient incomparables pour l'élégance. Le cadre est restreint et écarte les foules ; la société est triée sur les listes de l'Empereur ; il faut que les femmes soient jolies et les hommes beaux et jeunes. Rien n'est changé aux dispositions des appartements : point de fleurs, la mode n'en est pas venue encore : un orchestre, celui de Julien, qui, tout célèbre qu'il est, coûte cinq napoléons par soirée ; mais un beau buffet et beaucoup de lumières. Il y en a pour 2.000 francs à chaque bal. De janvier à mars, Pauline y dépense exactement 20 500 francs ; mais c'est le prétexte, car, de compter ce qui, par ces bals, passe chez les bijoutiers, les modistes, les couturiers, il y faut renoncer. Pauline, pour se faire honneur et pour parer sa beauté, achète en une seule année, chez un seul bijoutier, Devoix, du quai des Orfèvres, pour 250.356 francs de joyaux : parure de corail et diamants de 31.000 francs, parure de rubis du Brésil de 28.000, collier de trente-quatre brillants chatons montés à cage de 135.000, parure d'améthystes de 30.000. Même, dans ce merveilleux écrin, elle glisse une ceinture d'émeraudes fausses, entourées de vrais brillants, qui coûte 13.000 francs et fait l'effet d'un million. La ceinture de la princesse Pauline, c'est un événement, toutes les femmes en rêvent et, à part soi, Pauline en rit.

Ce n'est pourtant pas que les pierres précieuses lui manquent : outre les 300.000 francs, l'Empereur, au jour de l'an, lui a fait présent d'une parure de turquoises qui, sans les montures, vaut les 75.000 francs auxquels l'estiment les experts du Trésor. Mais qu'importent les perles de sa corbeille et les diamants Borghèse, et ces parures de mille sortes qui faisaient envie à Joséphine ; elle n'en a jamais assez ; elle en achète sans cesse ; elle place ainsi toutes les économies qu'on lui fait sur ses revenus, tout ce qu'elle grappille sur les divers chapitres de son budget, car, si elle dépense largement pour elle-même, elle est fort chiche aux autres ; couverte de pierreries, elle ne saurait passer pour ladre, et elle l'est.

 

Ainsi, autant qu'elle peut s'attacher à quelqu'un, elle a pris en gré sa lectrice, Mlle Millo, qui mène la maison, l'intérieur, les atours et même, en partie, les femmes de chambre. De la place de domesticité où elle l'avait mise à ses débuts, elle l'a élevée à une intimité de confidente. Or, Mlle Millo, Jenny, la chère Jenny que la princesse embrasse dans chaque lettre et qu'elle n'en gronde pas moins, a trouvé fort à son goût, M. Annibal de Saluces qui, de capitaine au service du roi de Sardaigne, est devenu écuyer des. Borghèse. M. de Saluces y répond parfaitement. N'était la distance entre la famille jadis souveraine des Saluces et celle de Mlle Millo, dont la sœur est une intrigante renommée, ce serait un joli mariage : même, la sœur omise, sauverait-on ces Millo avec le grade de maréchal de camp qu'avait le père et la charge de lectrice de la feue reine que tenait la tante, Mme de Neuilly ; mais encore faudrait-il que la chère Jenny apportât de quoi s'habiller, car les Saluces sont aussi pauvres qu'ils sont nobles. Bonne occasion pour Pauline de fournir une dot, mais elle n'y pense point. Par bonheur pour la lectrice, entre les Cavour et les Saluces, il y a de longue date rivalité de noblesse et d'ancienneté, et Mme de Cavour, la dame d'honneur, voit le bon moyen d'abaisser par une mésalliance caractérisée cet orgueil qui l'offusque. Seulement, elle doit s'intriguer : pour la fête de la princesse, on a improvisé à l'hôtel une comédie où l'Empereur a promis de venir et où Jenny doit chanter des couplets à son adresse. Il arrive en effet, mais lorsque tout est terminé et que les premiers acteurs sont partis. Impossible de recommencer pour lui ; Mme de Cavour s'enhardit alors à dire que les couplets de Jenny sont les plus jolis et qu'il faut qu'elle les chante. L'Empereur acquiesce. Jenny s'en acquitte à miracle. Je vous remercie de l'aimable bouquet que vous me réserviez, dit l'Empereur à Mme de Cavour. Vous me l'aviez bien dit ; tout de cette jeune fille intéresse et je voudrais faire quelque chose pour elle. — Votre Majesté peut tout, répond l'obligeante personne. L'Empereur l'emmène dans l'embrasure d'une fenêtre, et elle raconte l'histoire. Ajoute-t-elle qu'en 96, à Nice, quand le général Bonaparte arriva à l'armée d'Italie, il logea chez le père de Jenny et que la petite fille lui présenta des fruits et des fleurs ? En tout cas, en se retirant, il dit : C'est bien, et peu après, paraissent deux décrets, l'un nommant M. de Saluces écuyer de l'Empereur à 12.000 francs par an (2.000 francs de traitement et 10.000 de supplément), l'autre nommant la future Mme de Saluces dame de la princesse et lui attribuant une dotation de 3.000 francs, comme témoignage de bienveillance et indemnité de biens séquestrés. A grand'peine, Pauline donne 5.000 francs pour le trousseau.

Cette ladrerie qui, d'ordinaire, se dissimule sous les parures, se met pleinement au jour lorsque Borghèse arrive de Turin pour le mariage et qu'il s'avise de descendre au palais de sa femme. Alors, elle se double d'une antipathie qui cherche les occasions de s'affirmer, et d'un dédain qui s'étale. L'avant veille de l'arrivée, un ordre du jour apprend à la maison que, mercredi 27 courant, Son Altesse Impériale descendra dans son appartement du rez-de-chaussée pour laisser libre l'appartement du premier où doit loger Mgr le prince Camille ; puis, avec la précision minutieuse et tatillonne dont elle donne ses ordres, la princesse stipule comme le lit de tulle brodé, doublé de satin blanc, doit être placé dans la chambre bleue, comme un lit rose dans le cabinet rose, un canapé avec l'écran et les jardinières, dans la chambre bleue, la toilette dans le cabinet rose, et puis la salle de bains, les tuyaux, les volets et le reste.

Borghèse arrivé, Pauline, pour lui faire accueil, lui lit la lettre par laquelle l'Empereur fixe sa dotation personnelle et règle la séparation des biens ; puis, elle lui déclare qu'elle ne saurait abriter tout le monde qu'il amène et qu'elle a loué — à ses frais à lui l'hôtel Sinet où logeront les écuyers, les chambellans et les domestiques. Quant à la table, Borghèse devra paver son dîner et celui de tous ses gens. Pour une voiture, elle lui en prête une, même des chevaux, en attendant que ses équipages soient arrivés, mais ce n'est pas sans lui signifier à quel point elle en est contrariée. Marche-t-il dans l'appartement ? elle envoie dire que ce tapage au-dessus de sa tète lui fait mal aux nerfs. Veut-il la voir ? Il doit prévenir et, bien des fois, la porte lui est fermée — si bien que, un matin, au lever, l'Empereur lui ayant demandé comment va la princesse, il ne peut répondre, car il ne l'a pas vue depuis le dîner de famille. Même comme il s'oublie un jour jusqu'à écrire à la Princesse Borghèse, Son Altesse Impériale la princesse Pauline lui fait savoir qu'elle ne peut recevoir de telles lettres et qu'il`doit mettre aux enveloppes les titres et qualités auxquels elle a droit.

Au premier voyage de Compiègne, la princesse a pris soin de louer un grand appartement pour sa maison et ses gens, et, comme elle doit s'entretenir à ses frais au Palais et y donner bien à manger, c'est un déménagement complet : rien que de casseroles, on en porte soixante-quatre. Mais ce n'est rien que les casseroles ; il a fallu, comme partout, la chaise de la princesse, aux rideaux de taffetas vert bordés en mollet vert et aurore, et les tables de toilette, et les lits avec leurs matelas et leurs housses. Par quelle fatalité, a-t-on oublié le lit rose ? Pour Dieu ! le lit rose ! écrit Montbreton : Comment se fait-il que le lit rose de la princesse ne soit pas arrivé, écrit Mme de Cavour ; la princesse est furieuse... Comment se fait-il qu'on ait oublié une chose si essentielle et si pressée ? Tout le monde, à Compiègne et à Paris, perd la tête du lit rose. Peut-être mettrait-il de sa couleur l'humeur de la princesse et chacun s'en trouverait mieux ; car, outre Borghèse qui l'assomme, il y a cette table où s'assoient des ogres, et, où en quinze jours, on lui mange pour 7.000 francs.

Au second voyage, plus de lit, mais le contrôleur : il ne varie pas les menus, il n'apporte pas lui-même le déjeuner de vermeil, l'argenterie est sale, le service est mal fait ; puis, c'est au tour de la lingère, des valets de chambre, des femmes de chambre, et, à chaque fois, des lettres, des notes, des ordres du jour ; car la princesse décrète sans arrêter, seulement c'est pour sa maison, ses gens, son budget, les fonctions de chacun, les emplois qu'on fera des fonds, et, tous les jours, elle change d'idée et, tous les jours, aussi impérativement, elle ordonne et décrète le contraire de ce qu'elle ordonna et décréta la veille. Quel pendant au bulletin des lois de l'Empire le recueil des arrêtés de la princesse Pauline, duchesse de Guastalla !

A Compiègne la princesse a eu pourtant des occupations qui devaient lui plaire, d'abord d'enseigner à son auguste frère le code des élégances, de lui dire les habits, les cravates et les souliers qu'on porte sous peine d'être déshonoré, et la façon dont on les porte : elle a voulu lui montrer comme on valse et a médiocrement réussi. En bonne sœur au moins, elle s'est ingéniée à le rendre le mieux qu'il puisse être quand il se présentera à l'archiduchesse. N'est-ce pas tout elle, occupée uniquement de sa beauté et ne regardant qu'au physique des êtres ? Cela ne fait pas qu'elle souhaite que sa belle-sœur impériale la passe en agréments et, de ce côté, elle a toute satisfaction en la voyant si peu plaisante. Comment prendre de la jalousie contre une femme à ce point dénuée de grâce et d'élégance et qui n'a pour elle que sa lèvre autrichienne ? Aussi, Pauline se soumet d'assez bonne grâce aux cérémonies d'étiquette où elle figure. A Paris même, elle résiste moins que d'autres à cette traversée de la grande galerie où elle figure en posture de vassale : n'est-ce point elle l'Impératrice de beauté ? A l'offrande, a-t-on prétendu, comme elle tardait à remplir son devoir, un sévère regard du grand frère l'y a rangé : elle n'est point si sotte. La Chapelle du Louvre ne se prête point aux mêmes jeux que jadis Notre-Dame : dans le fait, c'est un salon, le Salon Carré. Il y a là des inventions niaises. Sans doute elle ne s'attarda pas au second voyage de Compiègne, mais ne s'y ennuyait-on pas à périr et puis n'avait-elle pas bien à faire pour la fête qu'elle devait offrir à Leurs Majestés dès leur retour d'Anvers.

***

Avant même d'aller s'installer à Neuilly, c'est là son occupation majeure, non qu'elle n'ait bien d'autres choses en tète : son conseil du contentieux à organiser, sa garde — juste quatre hommes et un caporal — à faire porter à treize hommes, son voyage des eaux à préparer, sa galerie de tableaux à installer dans le palais de Paris, et puis, les soirs, les bals où elle ne veut pour tout orchestre que Jullien et son compagnon avec leurs violons, mais tout s'efface devant le travail de la fête.

Chaque jour, solennellement, la princesse préside un conseil où siègent Mme de Cavour, l'architecte Besnard, M. de Forbin, l'intendant David, et Despréaux, le mari de la Guimard, le maitre des ballets de l'Opéra, l'homme à idées qui, depuis Marie-Antoinette, invente, règle et exécute tout le galant, l'ingénieux et le rare des fêtes de château. Il y est passé maitre, imagine les danses, les décors, les couplets : c'est un génie. D'abord, il faut à la princesse qui sait compter un devis raisonné : Despréaux s'en défend : Est-ce ainsi qu'on va au grand ? Sont-ce là des façons ? Peut-on donner un aperçu des cadeaux ? Rien n'est plus déplaisant à un artiste que de fixer le prix d'autres artistes. Quant à dire ce que coûteront les danseurs et la musique d'harmonie, impossible, à cause des détails que cela entraîne. Despréaux fera de son mieux et au moins cher, c'est tout ce qu'il peut dire : l'Opéra prêtera des costumes si on en demande : à la vérité, il faudra y dépenser quelque chose pour les mettre à la taille des sujets et leur donner un tour allemand ; de même, des décors qui feront des fabriques pour meubler le parc. Avec 6.000 francs on aura du reste : la princesse met 7.000 et, pour sa partie, Despréaux présentera une note de 13.748 sans compter les cadeaux, gratifications et pourboires.

Il faut une pièce de circonstance : la princesse la demande à Dupaty, son faiseur ordinaire. Chaque princesse a le sien. La pièce livrée est d'ailleurs tout aussi niaise que si elle était de Chazet, de Desprez ou de Riboutté. On y voit la reine Marguerite sœur de François Ier, un jardinier qui fut soldat, son fils Lucas, une Babet qui n'a point de dot, Clément Marot, Ronsard et Rabelais qui célèbrent en vers l'heureuse union du Roi et d'Eléonore d'Autriche, Bayard qui organise une chasse et Babet qui est couronnée rosière. Il y a des couplets où l'Empereur est égalé à François Ier et à Charlemagne : tout cela à cause d'Eléonore d'Autriche, qui ne parait point. François Ier, c'est bien près ; il a laissé des souvenirs qui ne sont pas tous flatteurs. Cela peut déplaire. On consulte le duc de Bassano qui n'hésite pas à signaler les périls. Il faut absolument, décide la princesse, que Dupaty change le sujet, tout en conservant la plus grande partie des couplets ; Dupaty commence donc à travailler sur un nouveau plan, mais, décidément, des allusions pourraient déplaire, mieux vaut y renoncer, et, pour consoler le poète, la princesse lui envoie cent napoléons.

Au lieu de littérature, Garnerin propose un divertissement en ballons, rien que des ballons : un ballon pavoisé de flammes aux couleurs de France et d'Autriche et décoré Je fleurs, enlèverait, dans un char allégorique, des dames choisies par Son Altesse Impériale pour présenter des fleurs à leurs Majestés. Ce ballon servirait à des promenades aériennes pour des personnes curieuses de ce nouveau genre de spectacle. A nuit close, ce même ballon, décoré d'une brillante illumination, s'enlèverait avec M. Garnerin et son épouse qui s'efforceraient d'aller jusqu'en Autriche. S'ils avaient ce bonheur, l'histoire s'emparerait du souvenir de la fêle comme elle conserve celui du ballon lancé par M. Garnerin à Paris et descendu à Rome lors du couronnement. Et puis, il y aurait un ballon détonant d'où une Vénus descendrait dans le parc par un parachute, un ballon météore qui accompagnerait le feu d'artifice, des ballons lumineux, des ballons changeants, tous les ballons, et il n'en coûterait que 8.000 francs. Est-ce trop ? M. Garnerin est prêt à offrir un divertissement d'expériences de physique qui serait bien distingué : Illuminations de gaz, de phosphore et d'électricité et démonstrations des ballons : 2.000 francs seulement.

Rien du tout : le ballon, dont on a abusé dans les Tivolis, est hors de mode. Sur un désir de l'Empereur, on aura la Signora Saqui, celle qui marche si bien sur la corde. Elle mettra le feu aux artifices. Il faut arranger que ce soit un génie et un génie tout en vie. La princesse veut aussi un rôle, muet, pour le yacht que, l'an dernier, à Fontainebleau, elle reçut de l'Empereur, auquel la ville de Nantes l'avait offert : le yacht pavoisé et illuminé fera sur la Seine fond de tableau. Fi des décors de l'Opéra que proposait Despréaux ! On aura, en toiles décorées exprès et montées sur des charpentes assorties, le Théâtre et la Maison de Caprice, le Temple de la Gloire et le Château de Schœnbrunn, et les figurants, danseurs et musiciens, seront habillés tout à neuf, de même que les acteurs qui, au lieu de la Fête de Meudon, joueront une pièce du répertoire de Feydeau, le Concert interrompu.

Verra-t-on assez clair ? La princesse, à chaque séance, veut croître l'illumination ; elle entend que toute la partie du jardin qu'on verra soit claire comme de grand jour. Avec trois mille terrines dans le parc, des fagots enflammés dans tous les fossés, des lampions pour 6.302 francs, des lanternes et bougies pour 1.800, des verres de couleur pour 480, on aura du reste ; mais il y a le dîner : six cents estomacs de qualité diverse, depuis les soldats de piquet jusqu'à l'Empereur, à emplir selon la hiérarchie, cinq menus qui diffèrent du tout au tout, cela n'est pas rien à combiner, et la table de douze couverts pour Leurs Majestés, les quinze tables de dix couverts pour les dames, le repas de vingt couverts pour les acteurs, le buffet debout pour deux cent cinquante invités, le dîner froid pour les cent hommes de la Garde à pied et les cinquante de la Garde à cheval. Et le feu d'artifice ? Reggieri demande 10.147 francs, mais il faut du majestueux et son prospectus paraît pauvre ; on agrée donc les coups de feu, mais forcés en fusées, bombes et soleils.

 

Pauline a cru être quille du tout pour 30.000 francs ; elle double la somme ; ce n'est pas assez : elle croit s'arrêter à 76.476 ; il en coûtera 98.577 : encore n'est-ce que pour la première fois, car l'Empereur voudra une seconde représentation pour les Parisiens, lesquels, à leur ordinaire, demanderont tous des billets, dénigreront ce qu'on leur montrera, s'étonneront qu'on ne leur livre point les salons et qu'on ne leur serve pas à souper. Au moins, quoique disent les jaloux, dans le public, le succès est immense, tel que les directeurs de la Porte-Saint-Martin supplient la princesse de leur permettre de rendre dans le cadre du théâtre le tableau de la fête, de leur prêter pour quinze jours seulement une partie des décorations, de façon qu'ils satisfassent la curiosité générale en montrant comment une sueur chérie a su fêter le héros des Français. Mais Pauline est excédée des cinq mille Parisiens auxquels elle a dû livrer ses jardins, des lampions qui traînent sur les pelouses, des palais de toile et de carton qui encombrent les allées ; elle entend qu'on ramasse l'état de toutes les dépenses, sans en excepter aucune, et que ce soit affaire terminée, car elle a hâte de partir pour Aix-la-Chapelle où elle sera libérée de son mari que, d'ailleurs, elle oblige de retourner tous les soirs à Paris pour lui être moins à charge, et où elle retrouvera sa mère.

Pendant son absence, on dépêchera à Paris lès embellissements du palais ; on mettra tout en ordre à Neuilly, en attendant qu'au mois de septembre, on commence les grands travaux sur la rivière. De tout, elle se fait rendre compte avec une précision tatillonne : Mme de Saluces, restée à Paris, donne avis de ce qu'elle commande et paye ; Michelot, l'intendant, surveille ce que le prince fait et il en rend compte ; il y a de plus des informateurs secrets, par qui la princesse contrôle l'intendant et Mme de Saluces. Elle a des façons d'entrer dans les détails où l'on retrouve sa mère. Ainsi, Herbault, le modiste, présente une facture dont il demande à être payé de suite et il sollicite en même temps le brevet de fournisseur de Son Altesse Impériale : elle accorde le brevet et elle écrit : Il faudrait profiter de son besoin d'argent pour lui faire accepter telle diminution. D'Aix à Paris, c'est un vol continu de petits billets familiers pour ce personnel à l'infini de femmes de charge et de femmes de chambre, qu'elle traite en familières, — la grosse mère, ou la chère poulotte, et qui sont instruites de tous les détails.

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A Aix, pourtant, avec la cour qu'elle mène à sa suite, dames, chambellans piémontais, lectrices, écuyers et le reste, elle prend part à toutes les fêtes, elle se montre à tous les spectacles, elle imagine des parties et des promenades. Lasse d'Aix, elle va passer des semaines à Spa où l'on est plus libre encore et où l'on s'amuse davantage ; partout, elle éveille le désir, partout, par une naturelle fonction de son être, elle porte l'image d'une déesse douce aux mortels, qui ouvre l'Olympe à quelques-uns. En même temps, pour sa mère, la fille la plus attentive ; pour Lucien, Louis, Jérôme, la sœur la plus dévouée. Elle embrasse leurs querelles, elle comprend leurs goûts, elle flatte leurs manies ; elle observe pour eux, rend compte avec esprit, conseille avec tact ; elle s'ingénie par d'habiles retours à ménager les réconciliations et, en tout ce qui les touche, elle la Reine des caprices, se montre la maîtresse de sa pensée, la gardienne de ses secrets, formant et suivant des plans sans se laisser distraire et sans en rien confier. Les amants qu'elle a, c'est pour se faire aimer ; mais, s'ils ont leurs heures, ils n'empiètent point et ne gagnent rien sur celles qui appartiennent à la Famille. Par quoi, elle est et reste marquée Corse d'un trait indélébile.

La voici de retour à Neuilly la veille de la fête de l'Empereur. Tout son monde s'y est rendu pour la recevoir, et — ce qui fut une grande occasion de correspondances — elle y trouve, tout prêts à être endossés, les robes et le manteau de Cour qu'elle portera à la cérémonie. Tout est bien, quoique, malade depuis dix jours, elle ait eu peine à se mettre en roule et quo le voyage l'ait grandement fatiguée. Mais, au coup de fouet, elle répond généreusement et ses nerfs la portent.

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Après, séjour à Neuilly, claustration volontaire ; le parc fermé à tout étranger, même à la maison d'honneur, même à ce M. Achille du Cormier qui eut jadis ses entrées grandes et petites. Un autre les a reçues : M. de Canouville, aide-de-camp du prince vice connétable, le plus beau et le plus fat des dadais à la Berthier. Ils sont là quelques-uns, Bruyère, Girardin, Curnieux, Colbert, La Grange, Montholon, Canouville, Noailles, les deux Périgord, Septeuil, Sopransi, Ferreri, Briqueville, Choiseul, qui font la mode, brûlent les cœurs, jouent gros jeu, dépensent des fortunes, mais, le plus galamment du monde, se font casser la tète à l'occasion. Dans cette armée de paysans et d'ouvriers, l'armée démocratique de la Révolution, ils maintiennent la tradition élégante et joyeuse d'une nation qui montait à l'assaut violons en tète et provoquait le premier feu de l'ennemi d'un joli salut. Corsetés, musqués, portant des outils de toilette dans leur giberne d'ordonnance, parés d'un uniforme qui est comme un costume de bal, la tête creuse et peu tournée aux littératures, enviés et dénigrés des officiers de troupe, applaudis pour leur belle tournure par le soldat, ils mènent une charge de l'air dont ils offriraient des fleurs, ils vont où l'on doit mourir du pas dont ils iraient à un rendez-vous d'amour. Ils se font pardonner la joie qu'ils ont à gâcher leur vie facile et somptueuse, par le dédain qu'ils portent à la perdre. On ne peut même dire qu'ils sont braves ; ils sont prêts. Pour acheter le luxe, l'éclat, les succès, l'amour des jolies femmes, la faveur même de l'Empereur, ils ont fait un billet, le seul qu'ils payent à présentation. Allez, leur dit Berthier. Ils partent seuls, du bal ou du bivouac, pour faire cinq cents mètres ou cinq cents lieues, pour prendre une batterie ou pour porter une lettre : Il y en a qui reviennent, car ils ont de la chance : mais à voir la liste de ceux qui sont estropiés ou morts, il faut saluer.

Armand-Jules-Elisabeth de Canouville a vingt-cinq ans tout juste ; d'une ancienne famille de Normandie, fils d'un Saint-Chamans, petit-fils d'une Saint-Contest, neveu de Sémonville, engagé à dix-sept ans au 16e dragons, sous-lieutenant à dix-huit, capitaine à vingt et un, il était à vingt-trois, aide de camp de Berthier et, à vingt-quatre, chef d'escadron. On raconte bien des anecdotes sur sa liaison avec Pauline : Jamais à ce point elle n'a été affichée, même par Forbin, et jamais autant elle ne s'afficha. Cela, de la part de tous deux, semble une gageure, et cela s'établit ainsi même durant le voyage de Fontainebleau où la princesse est venue le 25 septembre et où le prince de Neuchâtel se trouve accompagné de quatre de ses aides de camp.

 

Les premiers jours, tout va au mieux. Pauline s'empresse de plaire à l'Empereur en organisant des distractions pour sa jeune belle-sœur. Chaque semaine, pour le jeudi, où elle reçoit l'Impératrice et la Cour, elle s'ingénie à découvrir quelque divertissement qui soit neuf et qui fasse plaisir : Tantôt des petits chiens qui jouent la comédie à eux seuls, tantôt, la plus élégante lanterne magique de Paris ; elle pensait à Olivier, l'escamoteur en vogue, lorsqu'elle apprend que la reine Hortense l'a retenu. Qu'on la prenne maintenant à parler de ses projets ! Elle tient table selon les ordres reçus et elle y met un luxe de surtouts et de bougies ; à chaque fois, pour les douze convives, dix-huit les grands jours, l'argenterie de table, soixante-douze assiettes, huit plats ovales, douze d'entrées et d'entremets, quatre à hors d'œuvre, et deux ronds à grosses pièces. Mais, de couverts, à peine assez pour le nombre des invités, seulement douze assiettes de porcelaine à dessert, et point de vermeil. Malgré cela, rien de plus couru que ses dîners et elle en fait sa cour à l'Empereur.

Mais il y a Canouville : on a prétendu qu'à une revue, Canouville avait paru avec une pelisse bordée de martre zibeline et boutonnée de diamants ; que l'Empereur avait reconnu cette martre pour être d'une fourrure que l'Empereur Alexandre lui avait donnée et que lui-même avait offerte à sa sœur, et que, outré, il avait ordonné à Berthier d'expédier Canouville en Espagne. Cela sent le conte à plaisir : Point de revue qu'on sache que l'Empereur ait alors passée à Fontainebleau et où le major général ait assisté avec ses aides de camp. Vraisemblablement, l'Empereur, sur des rapports qu'on lui a faits, a dit quelques duretés à Pauline, qui, en coup de vent, quitte Fontainebleau. Rien n'est disposé pour la recevoir à Paris : les appartements sont détendus, l'intendant en congé, une partie des gens de livrée licenciée ; n'importe, Mme de Saluces donnera les ordres et fera le nécessaire. Le 6 novembre, Pauline lui écrit : Je pars demain à onze heures ; je serai à quatre heures à Paris, ma santé m'oblige à quitter F. (Fontainebleau) : Une telle précipitation, alors que Madame reste jusqu'au 10 et l'Empereur jusqu'au 16 n'est point sans cause.

Voici sans doute l'explication : Le 9, l'Empereur écrit à Berthier : Envoyez un de vos officiers à Paris avec ordre de ne revenir qu'avec des nouvelles de l'Armée de Portugal. Dans cette lettre Canouville n'est pas nominativement désigné, mais peut-être l'a-t-il été verbalement. Il n'était point en disgrâce quinze jours auparavant, puisque, le 22 octobre, il a été honoré par Lettres patentes du titre de baron de l'Empire. En tout cas, le 9 novembre, il reçoit ordre de partir immédiatement pour porter des dépêches au prince d'Essling : au galop de charge, il fait les six ou sept cents lieues qui séparent Paris de Salamanque. Là il apprend qu'on ne communique pas avec l'Armée de Portugal et qu'il devra attendre on ne sait quel temps pour remettre ses dépêches en mains propres. Il raconte ses histoires à qui veut les entendre, en particulier à ces bonnes pièces, le général Thiébault et la duchesse d'Abrantès et, après une nuit à Salamanque, il repart sans escorte pour Paris, toujours au galop, car il ne peut vivre sans sa déesse. A Paris, à peine arrivé, ordre d'aller remplir sa mission telle qu'elle lui fut donnée, et retour fort piteux à Salamanque, où, du fait aussi de Pauline, au moins le dit-on, il trouve, pour compagnon d'infortune, un autre aide de camp du prince de Neuchâtel.

Celui-là Achille Tourteau de Septeuil, plus jeune de deux années que Canouville, aussi élégant et recherché, n'a point laissé insensible une des dames de la princesse, la belle Mme de Barral ; Pauline l'avait eue fort en gré et l'avait mise le plus avant dans sa confidence, bien que fort belle et portant à ravir le grand habit. Elle avait fait de M. de Barral un chambellan de Jérôme avec résidence à Cassel, ce qui avait fort débarrassé sa femme ; et, de celle-ci, sa compagne, sa complice et sa victime ; car elle ne lui laissait point une heure. Qu'arriva-t-il ? Faut-il penser que la princesse se scandalisa de quelque chose ? Est-ce de ce que Septeuil ne lui faisait pas la cour ? Pourquoi Septeuil, alors que régnait Canon-ville ? Mais n'est-il de rivalité que dans les choses d'amour et, entre deux femmes, surtout qui furent intimes, ne suffit-il pas d'une confidence ou d'une indiscrétion pour éveiller des haines qui tuent ? Aussi bien n'est-ce pas assez qu'une ait un amant pour que l'autre veuille le prendre, même sans le prendre, le détacher ? L'anecdote ici se complique de drame : Septeuil, envoyé par le major général à l'Armée de Portugal, dut, comme Canouville, attendre à Salamanque que les communications fussent rétablies. Quant il put rejoindre à la fin Masséna, ce ne fut point pour rester inactif. Il se conduisit en brave homme à Fuentès-de-Oñoro, où son cheval fut tué sous lui — Il en avait eu un tué à Saragosse, et un à Essling Mais cette fois, le boulet qui tua son cheval lui emporta la cuisse. On l'amputa sur le champ de bataille ; Mme de Barral qui avait dû quitter la maison de Pauline et la Cour et se retirer dans sa province, divorça, un peu tard, de son vieux mari et épousa son jeune amant : elle avait vingt-cinq ans de moins que M. de Barral ; elle en eut sept de plus que M. de Septeuil : cela fit compensation.

Pauline, fort peu contente, est rentrée à Paris. Peut-être y trouve-t-elle, après quelque temps, à suppléer Canouville qui pourtant reste le préféré. D'ailleurs les affaires de Louis et celle de Jérôme l'inquiètent et l'occupent, puis l'Empereur, revenu de Fontainebleau, tient sa cour et n'entend pas qu'on se dispense de paraître. Il veut que la princesse, en outre de ses bals hebdomadaires, donne au carnaval un grand bal paré : ce bal-là fait époque : c'est le premier où, par ordre, tous les hommes sont en habit habillé. Il veut qu'elle assiste à tous les autres bals, à la Cour, chez Hortense et les ministres, et il y en a trois ou quatre chaque semaine ; Il veut que, le 26 février, qui est mardi-gras, elle mène aux Tuileries un quadrille mythologique. Pour cela, huit jours de répétitions avec Despréaux, auteur du scénario, Lefebvre, arrangeur de la musique, les prévôts de danse et les violons répétiteurs. Cela coûte cher, car il est d'usage que la princesse qui mène le quadrille paye les habits des danseurs, et cela est assez laid, manque de grâce et d'invention.

Avec le Carême, arrive Borghèse qui descend au palais du faubourg Saint-Honoré. Cela fait une mortification que les Canons n'ont pas prévue.

***

Ce sont d'autres désagréments plus graves qu'a reçus Elisa et ils précèdent des douleurs profondes, les seules que son âme virile et son esprit d'ambition lui permettent d'éprouver.

Rien, on l'a vu, n'égale son habileté à se faire valoir et, bien que l'Empereur l'aime peu, elle a su imposer même à lui, la plus haute opinion de son intelligence et de son caractère. Pour le public, elle joue de la presse en artiste, faisant rédiger sous ses yeux ou rédigeant elle-même, les articles louangeurs que, de son cabinet, elle envoie à ses amis de Paris qui les glissent dans les journaux où ils ont accès. L'Empereur se fâche de cette perpétuelle réclame ; il interdit qu'on parle de la grande-duchesse, qu'on raconte ainsi par le menu ses actes généreux et ses pensées de gouvernement, mais l'agence est si bien montée qu'elle parvient toujours à passer ses nouvelles. Devant l'Empereur, Elisa se présente comme l'élève la plus attentive, comme la plus humble imitatrice, à ce point pénétrée de la grandeur et du génie du maitre que nulle flatterie dès lors ne parait excessive et ne provoque un recul. Si, par quelque circonstance, l'effet s'en trouve diminué, il est rare qu'il n'en reste pas trace. Pourtant tout n'est pas rose et il y a des déboires.

Ainsi, le 6 août 1809, la grande duchesse a écrit à son frère : Sire, j'ai fait exécuter la statue de Votre Majesté par mes meilleurs artistes de Carrare, et, avec elle, les bustes de la Famille dont j'avais des copies. J'ai cru qu'en plaçant ainsi le père au milieu de ses enfants, je composerais un monument agréable au cœur de Votre Majesté et qu'elle voudra bien en agréer l'hommage pour le jour de sa fête. Peut-être Votre Majesté daignera-t-elle remarquer le buste de ma fille ; déjà elle commence à s'associer par ses tendres vœux à l'amour et à la reconnaissance de sa mère. L'Empereur ne répond pas, donc il agrée le présent ; mais, lui envoyer directement tant de blocs de marbre serait peu correct ; en adressant les caisses à quelque inférieur, on s'exposerait à ce qu'elles ne fussent pas défaites ; Elisa les expédie à son correspondant ordinaire, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, qu'elle juge en position d'en tirer bon parti. Regnaud, en effet, y donne tous ses soins ; il assiste en personne au transport des quatorze bustes et statues et il emploie, près de l'architecte Fontaine, toute sa diplomatie et tout son prestige pour obtenir que les présents d'Elisa soient placés, le 2 décembre, dans la Galerie de Diane où l'Empereur, les verra, en même temps que les malachites de l'Empereur de Russie, montées à grands frais par Jacob ; mais, le matin, l'Empereur ne passe pas par la Galerie de Diane ; et comme, le soir, il y aura cercle dans les Grands appartements, on enlève bustes et meubles et on les porte dans la galerie du Musée ; l'Empereur ne les y voit pas davantage ; ils encombrent, et on les envoie à Trianon où les uns sont encore, tandis que les autres ont trouvé asile à Versailles.

Il y a ainsi des machines savamment combinées qui font long feu, mais Elisa ne se décourage pas. Du ton dont elle offrait des bustes, elle annonce qu'elle est enceinte de trois mois (9 décembre). Si le sort exauçait mes vœux les plus ardents, écrit-elle, je donnerais à mon auguste frère un neveu digne de son nom et de sa gloire, mais, quel que soit l'enfant que je porte, du moins puis-je me flatter qu'héritant des sentiments que lui inspirera sa mère, il rivalisera avec elle d'amour et de dévouement pour Votre Majesté. C'est s'y prendre par avance, mais il s'agit qu'en faveur de l'enfant à venir, l'Empereur continue la pension qu'il a payée jusque-là à Elisa sur la grande cassette : Vain espoir : à dater du 1er janvier 1810, le traitement de 240.000 francs est supprimé.

Sans doute, la grande-duchesse a tant de beaux revenus qu'une telle économie devrait lui paraître justifiée ; elle n'y est pas moins sensible, car elle met de côté le plus qu'elle peut, et puis, n'est-ce pas une disgrâce qu'en vérité elle ne mérite point ? Nul, dans le service de l'Empereur ne se range de plus près à ses idées, puisqu'elle semble s'attacher à les devancer. Là peut-on croire, ce n'est plus flatterie ; Elisa a pris si complètement l'Esprit de la chose, elle est si bien pénétrée de la doctrine, qu'elle va naturellement au but où tend Napoléon. En ce qui touche la querelle religieuse, elle a, de son chef et pour son compte, engagé les hostilités à Lucques et à Piombino avant qu'elles fussent ouvertes en France, et elle continue, en Toscane, à les suivre au compte de l'Empereur, mais selon les impulsions propres de son caractère. Pour ce qui est du papisme, Lucien ni Fontanes n'a tracé sur elle, et elle est demeurée inébranlable. Ainsi, de Pise, où elle passe l'hiver, sitôt qu'elle apprend la mort de l'archevêque de Florence, elle s'empresse de demander que l'Empereur nomme au siège vacant un prélat français qui ait donné des preuves certaines de son dévouement. Le clergé toscan, dit-elle, a grand besoin d'une meilleure impulsion et de meilleurs exemples. Elle met sévèrement en garde contre les candidats qui pourraient se présenter ; elle prévoit des mesures de violence ; elle est là pour son compte. Dans la lutte contre l'Angleterre et les marchandises anglaises, peut-être est-elle moins convaincue, mais elle agit comme si elle n'éprouvait aucun doute. Elle marque aux douaniers des faveurs particulières. Bien mieux : Toutes mes voitures, ordonne-t-elle, doivent être visitées lorsqu'il n'y a pas d'ordre d'un des officiers de qui dépendent les effets. Autrement, mes cochers feront la contrebande comme ils la faisaient à Livourne. Cela n'est-il pas d'un bel exemple et qui peut se plaindre, lorsque la grande-duchesse soumet elle-même ses voitures à la visite ?

Quant aux lois qu'à Lucques elle édicte par monceaux, c'est pour se plaire à elle-même. Elle adore décréter, légiférer, réglementer, pourvoir au bonheur de ses peuples ; Lucques a des airs de Salente, d'une Salente de laboratoire où les êtres ne sont pas les produits de la nature, mais des théories de la princesse. En une seule session qu'elle ouvre le 17 février par un discours prononcé par le prince époux, elle fait présent aux Lucquois d'une trentaine de lois d'intérêt général. On en rit, mais pourquoi un canton aurait-il de moins bonnes lois qu'un empire ? L'homme étant partout le même, n'a-t-il pas besoin partout d'institutions pareilles et, de ce qu'il fait partie d'un petit peuple, doit-il, étant obligé de vivre en société, être dispensé des règles que dans les grands Etats on estime salutaires ? Sans doute le bulletin des lois de Lucques prend assez facilement un air de parodie par rapport au Bulletin des lois de l'Empire, mais de ce qu'ils touchent moins d'êtres, les besoins des Lucquois sont-ils moins pressants que ceux des Français ?

Elisa fait donc des lois, loi sur le desséchement des marais, loi sur la confection d'un cadastre, loi sur l'inscription des pensions et leur liquidation, règlement pour les fabriques des églises paroissiales, promulgation du Code pénal, loi sur l'intérêt de l'argent, la culture du tabac, les cours prévôtales, l'imprimerie, la propriété littéraire, la réorganisation des tribunaux. Mais à force de faire des lois, elle en abuse ; tout lui est sujet d'enquête, d'étude et de loi ; Lucques est transformé par elle en Etat modèle, si tel est l'Etat où chaque action et chaque démarche des sujets est observée et réglementée, où l'initiative n'appartient qu'au souverain, où la liberté de l'individu est supprimée, non pas même au profit de la collectivité, mais de l'idéal social que le prince s'est formé. Il me semble, disait Elisa à Lucques, que je suis ici au milieu de ma famille ; mais elle entendait une famille dont elle fût l'unique chef et où elle fût par tous aveuglément obéie. Napoléon est despote, mais qu'est-ce auprès d'Élisa, qui double le despotisme qu'elle modèle sur son frère du despotisme naturel à son sexe ? La femme qui a l'esprit de domination l'exerce en pourvoyant à tout, en croyant tout prévoir, en exerçant une tyrannie, parfois bonne, sur tous les êtres qui dépendent d'elle ; elle ne souffre pas qu'ils s'émancipent à éprouver un besoin qu'elle n'ait point imaginé ; toute fantaisie lui semble un attentat contre ses droits, et tout acte personnel un crime de lèse-majesté. Pour elle-même, elle ne rend aucun compte et la servitude qu'elle impose est, à ses yeux, la conséquence naturelle de son infaillibilité.

 

Il eût été beau qu'Elisa eût à parler à Bacciochi de ce qu'elle pensait faire et à lui demander permission. Elle n'entend même pas qu'il figure à côté d'elle et qu'il se mêle à sa gloire. C'est assez qu'il passe pour le père de ses enfants et qu'il en ait l'honneur. Aussi, partant pour Paris où, malgré sa grossesse de cinq mois passés, elle se rend pour les fêtes du mariage, elle le laisse quelque part, à Florence, Piombino ou Lucques, après lui avoir permis de la conduire à la première poste.

Pourtant, dans la suite si nombreuse, le prince Félix eût à peine compté. En sept voitures, Elisa emmène six dames du palais, cinq chambellans, deux écuyers : Corsini, Albizzi, Dragomani, Pazzi. Gherardesca, Strozzi, quel cortège à l'orgueil d'une Bonaparte ! Les fourgons pour les bagages sont à l'avenant, car il faut que la cour florentine paraisse au moins à l'égal de la milanaise. Pour la distinguer et la rendre mieux sienne, quoiqu'elle soit uniquement à l'Empereur, Elisa a imaginé, à l'instar de ses sœurs ou belles-sœurs qui ont des royaumes, de décorer les dames de son chiffre en or. L'Empereur, lorsqu'il verra ce chiffre, en prendra ombrage. Il n'admet point qu'on établisse des ordres sans sa permission, fût-ce des ordres de cotillon ; puis, Elisa, à Florence, tient la Cour de l'Empereur, mais n'a point de cour : Tout cela, dira-t-il, sont des choses fort irrégulières.

Arrivée à Paris le 17 Mars, Élisa est logée d'abord au petit Luxembourg, d'où elle passera à l'hôtel Marbeuf. Comme elle est fatiguée du voyage, elle ne participe pas au premier séjour à Compiègne, mais elle se trouve à Saint-Cloud, le 30, pour recevoir l'Impératrice et elle est de toutes les cérémonies qui suivent. Elle arrive après à Compiègne avec sa fille qui a le don de séduire Marie-Louise. La grande-duchesse de Toscane est bien intelligente, écrit l'Impératrice à son père ; elle est laide, mais elle a une fille de trois ans qui est le plus bel enfant que j'aie jamais vu. Et elle s'éprend de la petite Napoléon, elle la gâte, elle la fait déjeuner entre elle et l'Empereur ; quelques semaines plus tard, le jour de la naissance de l'enfant, elle s'aperçoit qu'elle ne l'a point fêtée et, en hâte, elle envoie sa dame d'atours à Paris pour rapporter des joujoux.

 

Bien qu'Élisa n'ait pas manqué d'amener son grand écuyer lucquois, l'inévitable Cenami, elle ne pense guère à la bagatelle ; elle voit les ministres et les directeurs généraux, elle pousse ses protégés, elle enlève des places, elle imagine des règlements, elle réforme des Communautés, elle fait ses affaires. A sa rentrée à Paris, après le départ de Leurs Majestés pour Anvers, elle visite les monuments, pose pour Dumont qui fait son buste, vit assez en famille, surtout avec sa mère qui lui fait ses confidences au sujet de Lolotte, peu avec Pauline qu'elle n'aime guère, moins encore avec Caroline qu'elle déteste. Des siens, celui qu'elle préfère est Jérôme, et cela va au point que, Jérôme étant pressé d'argent, elle lui prête cinquante mille francs. Ces deux êtres n'ont rien de semblable ; peut-être pour cela s'entendent-ils si bien.

Sa grossesse approche du terme : le 3 Juillet, à l'hôtel Marbeuf, elle accouche d'un garçon qui, selon les ordres contenus en la lettre close adressée par l'Empereur à l'archichancelier faisant fonction d'officier de l'État civil, reçoit les prénoms de Jérôme-Charles. Jérôme qui sera parrain, est témoin avec Borghèse, et au pied de l'acte, Élisa signe de sa nerveuse écriture, avec un paraphe aussi ferme qu'en pleine santé. Par la même occasion, on dresse, pour les Archives de la Famille, un acte de notoriété tenant lieu de l'acte de naissance d'Élisa-Napoléon, la fille d'Élisa, née le 3 Juin 1806. Napoléon-Élisa, dit l'Almanach Impérial, et on appelle la petite, Napoléon.

A Lucques, la naissance de Jérôme-Charles, héritier présomptif, est célébrée par des réjouissances qu'ordonne la grande-duchesse et où préside le prince Félix : Te Deum, cent mariages à dot de 200 francs, aumônes, amnistie pour les condamnés de simple police, remise des amendes et des contributions arriérées. Pourtant, Élisa n'est guère en argent. Le voyage de Paris lui a coûté cher, — 800.000 francs dit-on — et, si l'Empereur lui a fait présent d'un beau médaillon à portrait de 50.000 francs ; s'il a donné à chacune des dames de Toscane des porcelaines de Sèvres pour quelque 2000 francs, il n'a pas déboursé un sol d'argent comptant. C'est la liste civile de Toscane qui doit tout payer. Bien mieux : l'Empereur prétend profiter du séjour de sa sœur pour régler avec elle l'affaire toujours pendante des dotations assignées, en 1806, sur Massa, Carrara et la Garfagnana : C'est 200.000 livres de rente qu'il demande à Élisa. Celle-ci est bien trop adroite pour résister de front, mais, selon une tactique qui jusque-là lui a réussi, elle s'ingénie à gagner du temps et, pour tirer en longueur, elle ne néglige aucun des entours qui peuvent la servir. Seulement, cela exige des démarches et elle doit renoncer au séjour qu'elle avait promis à Jérôme d'aller faire, en Août, à Napoléonshöhe. Elle y envoie Cenami pour consoler de son absence.

 

Elisa n'a pas que l'affaire des dotations : elle se môle d'une intrigue où l'on s'attendrait peu à la trouver. Jadis, elle fut des plus ardentes contre Fouché et, si elle ne contribua pas à sa première disgrâce, au moins l'appela-t-elle de tous ses vœux. Mais, depuis lors, il a passé bien des jours. Fouché était très lié avec Hainguerlot et l'on sait la place que tient Hainguerlot dans les tendresses d'Elisa et de Jérôme. C'est à Lucques que les Hainguerlot ont cherché et trouvé asile quand Cassel leur a manqué. Ils y ont un beau-frère, Beauvais, gouverneur du palais, un associé Eynard, banquier de la cour, qui est mêlé dans toutes les affaires d'argent d'Elisa : achats de domaines nationaux avec dispense d'en payer le prix, prêts fictifs au trésor, toutes choses qui par la suite apparaîtront.

Si Fouché a été serviable pour Hainguerlot, il s'est montré de même pour Lespérut qui s'était abîmé dans une affaire criante ; et l'on se souvient que, après Fontanes, avant Cenami, Lespérut fut fort bien en cour. Elisa a su reconnaître une telle obligeance de la part du ministre de la Police : elle s'est réconciliée avec lui, puis s'est établie dans une sorte d'intimité, telle qu'avec Talleyrand ; car, bien que les deux hommes soient dans la disgrâce de son frère, elle ne les en tient pas moins pour les plus forts du régime, même les seuls forts. Lorsque Fouché, après une dernière audience de l'Empereur, se décide à un départ qui ressemble à une fuite, il accourt chez Elisa et lui demande des lettres pour son grand-duché. Elle y met une grâce infinie, le recommandant avec chaleur et le désignant même dans ses lettres sous l'aimable épithète de l'Ami commun. Fouché trouve en effet, en Toscane, tous les secours qu'il doit attendre des hommes y a fait giter, et si, de Livourne où on lui a procuré un navire, la galiote l'Elisa, il ne gagne pas la haute mer, au risque des Anglais avec qui il s'est ménagé trop de liaisons pour n'être pas muni de leurs passeports, ce ne sont pas les scrupules, c'est le mal de mer qui le contraint à débarquer.

Du port, c'est à Elisa qu'il s'adresse pour être protégé : Je n'ai jamais demandé aucune grâce à l'Empereur, lui écrit-il le 8 août ; je lui en demande une aujourd'hui par votre organe. A l'approche de sa fête, que Sa Majesté oublie les torts qu'elle me reproche et qu'il me soit permis de me réunir à ma femme et à mes enfants ; en quelque lieu que ce soit, j'en serai profondément reconnaissant. Elisa s'entremet activement ; elle obtient que l'Empereur reçoive la duchesse d'Otrante ; elle obtient que Fouché ait l'autorisation de voyager en Italie et dans le royaume de Naples, où son arrivée est annoncée à Murat qui en prend grand peur. Le 24 août, de Lyon où il est revenu, Fouché lui adresse, en même temps que ses délirantes actions de grâces, une apologie qui étonne, même de lui : La force de mon âme, dit-il, a succombé quand je me suis vu traiter par l'Empereur comme un ministre infidèle... Il aurait fallu avoir l'âme flétrie pour n'être pas sensible à tous les changements qui s'opéraient à mon égard. Quoi, me disais-je, l'essence des choses est-elle changée ? Le mensonge est devenu vérité ? La vertu et le dévouement sont donc des crimes ? Mieux vaudrait m'ôter la vie que me la rendre insupportable ! On peut bien croire que c'est sur cette lettre que, à la suite d'une nouvelle démarche d'Elisa, Fouché reçoit, le 27 août, l'autorisation de résider dans sa sénatorerie d'Aix. Ainsi, voilà lié à Elisa, et par un inoubliable service, l'homme qui devra ; quoi qu'il arrive, jouer dans les événements un rôle majeur, si la fortune de l'Empereur vient à s'ébranler : Fouché est un homme nécessaire, car il est bien moins une individualité qu'une résultante. Il représente l'ensemble des Jacobins nantis qui ont trouvé dans le régime de Bonaparte l'accomplissement, la sécurité, la consécration de leur fortune, qui ont défendu cette fortune avec Napoléon, qui la défendent à présent sans lui, même contre lui, et qui, s'ils le voient prêt à tomber, n'épargneront rien pour la sauver, en l'accablant.

Elisa a donc cette grosse affaire de Fouché ; elle en a d'autres encore, plus minces : nomination pour dame d'honneur de Mme Dragomani, en remplacement de Mme Mastiani démissionnaire ; pensions des moines sécularisés dans les États romains, mais originaires de Lucques et de la Toscane ; réforme des sœurs hospitalières qui sont presque exclusivement livrées à la vie contemplative ; quantité de détails ; car, de Paris, elle continue à tout mener, et toutes les nouvelles que reçoit l'Empereur passent par elle ; mais elle se plaît au travail et jamais elle ne se plaint qu'il ne l'absorbe ou la fatigue : elle jouit d'administrer et de régenter, et c'est là sa raison de vivre.

 

Rentrée au début de septembre, elle trouve en Toscane des inquiétudes résultant de la mauvaise récolte : elle redoute les soulèvements que causera la disette. Le pain le plus commun est à trente centimes la livre ; la misère se fait sentir à Livourne d'une façon effrayante ; la plus grande partie de la population est sans travail et le royaume d'Italie refuse de laisser sortir du riz et du blé : Il y aurait donc lieu de craindre, si elle ne veillait, mais elle prend des mesures pour supprimer l'agiotage ; elle fait arrêter préventivement quelques prêtres qui fomentaient des troubles et qui avaient des armes, elle ordonne qu'ils soient transportés à Florence et interrogés. Elle a l'œil à tout et, chaque semaine, les notes de police qu'elle envoie, rédigées de sa main, à l'Empereur, résument tous les événements petits et grands qui se sont produits dans son gouvernement. Elle se flatte donc d'avoir acquis assez de titres à la bienveillance de son frère pour n'avoir plus à craindre qu'il reprenne la question des dotations, mais c'est mal penser : l'Empereur est un créancier impitoyable et il entend qu'on le paye, aussi bien à Lucques qu'à Naples et à Cassel.

A Paris, au commencement d'août, lorsque Daru, en sa qualité d'intendant général, a apporté à Elisa les ordres de l'Empereur sur ces dotations, elle n'a su que dire : J'obéirai à Sa Majesté, mais, dès le lendemain, elle a rédigé un plaidoyer en règle. Il fallait s'assurer de celui qui le présenterait : or, elle connaissait à peine Daru et n'avait avec lui aucune liaison. Soyez donc assez aimable, lui a-t-elle écrit, pour me prouver que vous valez mieux que votre réputation comme vous me le disiez hier matin. Avec son habituelle netteté, elle a évalué les revenus de ses 90.000 Lucquois et les médiocres avantages qu'elle a tirés de la réunion de Massa et de la Garfagnana. La contribution de Massa, qui était de 17.000 francs, n'a jamais pu être recouvrée, a-t-elle dit, et j'ai dû remettre l'arriéré pour ne pas faire vendre les instruments aratoires et le lit du pauvre. Si l'on demande 200.000 francs de plus à l'ancien territoire lucquois, il ne restera plus la moindre ressource aux habitants pour s'approvisionner de blés et pour faire valoir leurs terres. Sans doute, ces considérations disparaissent si la politique de l'Empereur exige que tous les gouvernements soient les tributaires de son vaste empire, mais ce sera au prix de la ruine complète du pays. A la vérité, il y aurait une transaction possible : Si Sa Majesté, dit-elle, pouvait consacrer quelques minutes à l'examen de notre situation, elle ferait disparaître les enclaves de Barga et Pietra Santa, qui ne sont d'aucune ressource à la France et qui sont au milieu de ma principauté. Elle m'avait fait annoncer cette réunion par son ministre des Relations extérieures, mais Sa Majesté n'a pas encore signé le décret présenté par la commission qu'elle avait nominée. Je pourrais alors profiter de cette réunion pour augmenter l'imposition foncière de 50.000 à 80.000 francs ; mais jamais des 200.000 francs ; car Sa Majesté sait d'avance que cela est impossible. Et elle invoque à la fois l'intérêt des populations et la bienveillance de l'Empereur envers son fils dont elle détruirait d'avance un héritage que sa mère a reçu comme premier acte de munificence du plus grand des souverains.

Mauvais lièvre qu'elle a levé : puisque ces territoires de Massa et de la Garfagnana rapportent si peu qu'autant dire rien, puisqu'Elisa refuse de constituer les dotations telles qu'elles sont stipulées au traité de cession, puisqu'elle réclame instamment Barga et Pietra-Santa, l'Empereur la traitera encore favorablement si, renonçant aux deux cent mille livres de rente et donnant les enclaves, il se contente, en échange, d'une portion seulement des territoires qu'il a réunis à la principauté le 30 mars 1806. Son choix est tout indiqué : il reprendra Carrare. Depuis 1806, il n'est point de chicane que les agents d'Elisa ne cherchent aux agents français chargés d'expédier à Paris des marbres qui, pour le service de l'Empereur, doivent sortir en franchise. Sous les prétextes les plus ingénieux, ils luttent à chaque fois, avec l'appui de la princesse, pour faire payer les droits de sortie. Cette petite guerre a fatigué l'Empereur et, l'occasion se rencontrant de mettre la main sur les carrières dont il fait si grand usage pour les monuments de son règne, il en profite.

Le 1er novembre, Champagny fait part au ministre de Lucques de l'annexion décidée. Elisa est donc traitée comme Louis, Joseph et Jérôme, et elle est frappée au point qui lui est le plus sensible, car son établissement de Carrare est son orgueil et sa joie elle rêve d'emplir le monde des statues qu'elle y fait copier sur les plus beaux modèles ; elle y a fondé une école de sculpture qui fournit déjà des élèves distingués ; elle en tire la vanité de protéger les arts et l'agrément que la fabrique prospère et fournit à ses frais : Je vous dirai difficilement le chagrin que votre lettre m'a causé, écrit-elle à Champagny ; il a été d'autant plus sensible que c'est au moment où la naissance d'un fils a augmenté mes espérances que Sa Majesté me retire une partie de ses bienfaits. La perte de Carrara est grande pour moi. Je ne voudrais pas cependant montrer la moindre opposition aux volontés de l'Empereur. Lui obéir, faire tout ce qui pourra lui être agréable sera toujours le désir de sa sœur la plus soumise et la plus dévouée. Cela est le bon moyen pour s'acquérir l'oreille du juge, mais, en même temps, faut-il trouver des avocats experts et, sur l'heure, elle expédie à Paris, pour traiter avec Champagny, son grand écuyer Cenami, qu'elle munit de ses pleins pouvoirs, des lettres les plus chaudes pour chacun des membres de la Famille, d'instructions rédigées avec une précision qu'envierait tout homme d'affaires, de plaidoyers même où elle s'efforce de prouver que l'Empereur a jugé lui-même hors de toute proportion les réserves faites par le traité du 30 mars 1806 ; que les pensions qu'elle paye aux cinq cents religieux rentrés à Lucques des couvents supprimés en Italie et à Rome, absorbent et au delà ce qui lui restait d'aisance : donc, que le dédommagement de Carrare doit lui rester en entier : Toutefois au cas où elle devrait l'abandonner, au moins devra-t-on lui donner comme indemnité Barga et Pietra-Santa.

Ainsi, par une habileté suprême, parait-elle accepter le fait qui, bien que décrété, n'est encore ni publié ni accompli ; au lieu de s'insurger et de récriminer, elle s'incline très bas ; en gagnant du temps, elle parviendra à tout gagner, et, comme elle a fait en 1807, lorsque les demandes se sont rendues trop pressantes, elle écartera ainsi l'imminent péril. Non seulement, pour les intérêts de l'Empereur, elle ne s'en montre pas refroidie, mais il semble que son zèle en soit fouetté. Par suite de la nomination au siège de Florence de M. d'Osmond, ancien aumônier du prince Louis et évêque de Nancy, la querellé religieuse est devenue des plus vives en Toscane. Un instant, Elisa s'est trouvée surprise par l'espèce d'insurrection du Chapitre ; c'est de Paris que, pour les premières arrestations, sont venus les ordres, accompagnés même d'une semonce de l'Empereur : Il vous reste, a-t-il écrit, à réparer le défaut de surveillance par des mesures de rigueur ; mais, tout de suite, elle s'est reprise et elle a marché aux exécutions par catégories, aux déportations à l'Elbe et en Corse de tout ce qui paraissait suspect. Elle s'occupe sans relâche des ventes des biens d'église où Eynard la seconde quand elle a besoin d'un prête-nom ; elle poursuit et réprime les brigands plus vigoureusement encore que les prêtres ; bref, elle gouverne de la façon qui plaît.

En même temps, très obséquieuse vis-à-vis de Marie-Louise avec qui elle s'établit en correspondance, secondée en cela par l'engouement décidé de l'Impératrice pour la petite Napoléon ; très adroite à tirer parti du goût qu'à l'Empereur pour la pompe et la  représentation, sollicitant ainsi des crédits pour compléter au palais Pitti l'ameublement des appartements de Leurs Majestés, de façon qu'à leur prochain voyage d'Italie, elles les trouvent dignes d'elles ; elle gagne jusqu'ici peu de chose, mais elle suspend du moins le coup qui devait la frapper et c'est plus que n'ont obtenu tous ses frères.

***

On a vu combien a été différent durant cette période, la plus agitée peut-être que la Famille ait traversée encore, le rôle des trois belles-sœurs : Julie, Hortense et Catherine.

Julie hésite sans doute à se rendre près de Joseph ; elle allègue en excuse sa santé, avec quelque apparence de vérité, car, à Plombières où elle s'est rendue dès la fin d'avril, elle a des évanouissements qui durent une heure et plus. Mais, malgré cette résistance, elle n'en demeure pas moins l'intermédiaire le plus attentif et le plus dévoué entre l'Empereur et son mari ; ses conseils témoignent une fois de plus de son excellente tête et, si Joseph l'eût écoutée, il eût pris, de longue date, le seul parti qui convint à sa dignité et qui assurât la terminaison de la guerre ; il serait revenu vivre en prince français à Mortefontaine, entre sa femme et ses filles. Mais Julie se sait à peu près impuissante et l'état souffreteux où elle vit ne lui permet pas les grands efforts. Il est vrai qu'elle achève de s'épuiser en abusant des eaux thermales. C'est la folie de l'époque : ainsi, cette année, Julie fait à Plombières trois saisons à la suite et y reste d'avril à août. Au retour, elle s'est presque résignée à aller en Espagne vers le mois d'octobre, mais alors c'est le plein de la crise, et c'est le moment où, de Paris, elle exerce le plus utilement son bon sens marseillais et son habileté conjugale. Elle ne se presse point ; elle n'exécute aucun des ordres qu'elle reçoit de Madrid ; elle ne vend pas ses terres ; elle ne rassemble pas ses capitaux ; elle attend que les événements aient pris un autre cours, et, aux occasions, elle intervient, cherchant les moyens pour calmer alternativement son mari et son beau-frère ; souvent elle les trouve. Elle fait peu sa cour, et réside à Mortefontaine, menant toujours la même vie, entre ses filles dont l'éducation, surtout religieuse et morale, l'occupe fort, ses sœurs, nièces, cousines, qui lui font une habituelle société et quelques amis. La princesse de Ponte-Corvo, mainte- . nant princesse de Suède, aussi peu désireuse de connaître les Wendes et les Goths que jadis les paysans de la terre de Labour, lui tient si fidèle compagnie que, dans cette maison de haute vertu, elle installe à sa suite son compagnon d'habitude, cet étrange Chiappe, qui, à la Convention, en d'autres temps, tint dans ses mains la liberté et la vie de Lucien. — Une existence très douce dans ce cadre dressé pour la joie des yeux, où l'art des dessinateurs de jardin n'a pu parvenir à gâter la nature, où les bois druidiques et sacrés, les eaux miroitantes à l'infini, les verdures fraîches des prés déroulés, les lointains bleuâtres des horizons, quelque chose de grandiose et d'âpre qui vient de la terre tourmentée et des roches éparses se joint à l'infinie et reposante douceur des plaines toutes proches, comme pour faire de ce canton le refuge d'êtres qui méprisent les foules, dédaignent les cours et s'efforcent vers un idéal.

Et, dans ce paysage, on voit passer tantôt lés longs cheveux blanc de Bernardin de Saint-Pierre, tantôt la soutane trouée de l'abbé Lécuy.

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Hortense est antre, et quelle distance d'elle à Julie Sans doute la vie qu'elle mène avec Louis est un enfer dont elle veut s'évader ; mais, lorsqu'elle part du Loo, que ne passe-t-elle par Paris où sa mère aurait si grand besoin d'elle, où son second fils, le petit Louis, qu'elle n'a pas vu depuis deux mois, est livré à des subalternes ? Abandonnant l'aîné à Amsterdam, comment ne vient-elle pas embrasser le cadet ? Il lui faut cette panacée des eaux, soit ! Elle crache le sang, elle a la fièvre et, en tout, elle est fort malade. Tant, que ne prenant pas confiance aux médecins des eaux, car Martinet est mort en 1808, ni à Court, le médecin de Julie, elle pense à faire venir de Paris son médecin Lasserre. Et puis, du temps passe ; sa mère qui a vu l'Empereur la rassure sur l'avenir : Qu'elle prenne les eaux le temps nécessaire, et qu'ensuite, elle écrive à son mari que l'avis des médecins est qu'elle habite un pays chaud pendant quelque temps, qu'en conséquence, elle va en Italie près de son frère.

Quant à son fils l'Empereur interdira qu'il sorte de France. Mieux ; l'Empereur entend donner du décorum à ce voyage aux eaux, ne point laisser à une reine ces airs de baigneuse évadée ; par ordre, deux dames. et un chambellan la rejoignent à Plombières ; par ordre, les journaux insèrent une note inquiétante sur sa santé : ainsi le séjour est rendu officiel et l'opinion est préparée à la séparation.

Soit ! elle est inévitable ; le dissentiment entre ces deux êtres est si profond qu'ils ne peuvent se concilier, même dans l'amour de leurs enfants ; mais, quand Hortense reçoit cette lettre où Louis lui annonce son abdication, où il l'invite à prendre h régence, où il parle de son fils et de son peuple en des termes par qui éclate sa douleur, pas une ligne de réponse, nulle compassion, nulle pitié, et dans les lettres à l'Empereur pas un mot de regret ! Elle est bien trop joyeuse d'être libérée !

 

Depuis le commencement de juin qu'elle est arrivée à Plombières, elle a traversé encore des crises, mais elle va mieux, elle prend ses bains, elle se promène et si, d'abord, elle ne recevait personne que Julie, et pas même Rœderer, bientôt, elle a fait exception pour Mme de Souza et pour son fils, Charles de Flahault. C'est Flahault, bien plus que Joséphine, qu'elle vient, de Plombières, retrouver à Aix-en-Savoie, sur la fin de juillet. Elle est là pâle, maigre, fort abattue, toujours prête à pleurer sans savoir pourquoi. On lui dit : Ayez du courage et soignez votre santé ; votre malheur n'est pas du malheur ; votre cœur ne souffre pas. L'Empereur a reçu vos enfants parfaitement : il les soigne, il les veille, ils sont en France. Vous les reverrez cet hiver. Vous voilà près de votre mère. Il faut songer à tout cela ; il faut dormir, manger et laisser à Dieu et à l'Empereur le reste. A quoi, elle sourit, car elle sait mieux que la donneuse d'avis à quoi s'en tenir.

Bientôt cette mourante se trouve assez bien remise pour faire à distance des excursions prolongées : Le 26 juillet, elle vient à Lausanne, avec dix personnes de suite distribuées en deux voitures à quatre chevaux. Elle voyage sous le nom de Mme Durougsky, de Varsovie, et sans doute est-ce Flahault, si fort au courant de la Pologne et des Polonaises, qui a fourni ce nouveau baptême. Elle visite la cathédrale, les environs de la ville et, le lendemain, retourne à Sécheron, puis à Genève et regagne Aix où elle reste tout août et la première moitié de septembre : Encore voudrait-elle avec sa mère parcourir cette Suisse nouvellement découverte par la mode et, pour qu'elle rentre, pour qu'elle vienne retrouver ses enfants à Fontainebleau, faut-il un ordre de l'Empereur. Elle a quitté le petit Louis en mai, Napoléon en juin ; elle rentre en octobre : c'est six mois passés : quelle incomparable mère !

 

A Fontainebleau, elle a, comme Pauline, maison à part où elle reçoit une fois la semaine l'Impératrice et la Cour ; même se lie-t-elle assez avec Marie-Louise, au moins autant que cela semble possible : Elle a une intelligence mondaine qui la rend apte à tourner les difficultés, à ne s'embarrasser d'aucune rencontre, et à grouper des êtres dont la fonction est de se haïr. Soit inconscience, soit goût à jouer la difficulté, elle se plan à figurer partout où elle n'a que faire, et il eût été inimaginable qu'étant donné l'Empereur divorcé et remarié, elle ne s'attachât pas à entrer en amitié avec la remplaçante de sa mère. Mais à cela que ne gagne-t-elle pas ? D'abord, elle a conquis la garde de ses enfants ; elle obtient que sa mère rentre en France et habite Navarre ; le 4 novembre, au baptême solennel du petit Louis qui sert d'annonce à la grossesse de l'Impératrice, elle est officiellement mise en posture de princesse ; vivant séparée et ayant maison à part : en effet, le 6, l'Empereur voulant rétablir la maison de la reine Hortense sur le même pied qu'elle était et doit être comme princesse française lui rend les dames pour accompagner, les chambellans et les écuyers qu'elle avait étant la princesse Louis, ce personnel qui, depuis 1805, a lié sa destinée à celle d'Hortense et qui se sert d'elle pour faire fortune, moins une cour qu'une société, moins des officiers que des confidents, mais il lui plaît ainsi.

Pour l'argent, bien mieux ; Hortense reçoit, le 28 novembre, du trésor de la Couronne une somme de 500.000 francs affectable à ses dépenses antérieures au 1er novembre ; par décret du 26 décembre, il lui est attribué chaque alliée 500.000 francs du Trésor ; 500.000 autres francs des forêts, et 500.000 francs du Grand-livre. Bientôt elle disposera du revenu entier de l'apanage (deux millions), plus des revenus attribués au grand-duc de Berg (650.000 fr.). Seulement, l'Empereur a réglé la dépense totale à 1.750.000 francs, de façon à amortir 600.000 francs de dépenses arriérées, frais de voyage, achats de voitures lors du mariage de l'Empereur, où Louis n'a pas voulu entrer.

Malgré cela, la maison est des plus somptueuses, et rien n'est oublié pour lui donner grand air : Hortense a repris pour son usage les armoiries que portait Louis avant son avènement, les insignes de connétable, l'épée brochant sur l'aigle d'or, le manteau étendu sur un faisceau d'étendards, l'écu sommé d'un casque princier taré de face, entouré du collier de la Légion, accompagné de la devise : Fais ce que dois advienne que pourra. De ce sceau, sont scellés tous les brevets qu'Hortense délivre, toutes les pièces officielles : Fais ce que dois !

Rentrée à Paris, établie à l'hôtel Cerutti, où elle se déplaît, car elle y rencontre des souvenirs de son passé conjugal, mais où du moins, à présent, elle taille, rogne, et bâtit à sa fantaisie, Hortense, le 15 novembre, inaugure son quant-à-elle par une fête d'intimité. Le grand-duc de Berg et les personnes de la suite célèbrent la Sainte-Eugénie (il n'y a pas d'Hortense au calendrier) par un intermède en prose, mêlé de vaudevilles, le Prix, qu'a composé tout exprès M. Riboutté, l'auteur de l'Assemblée de famille. C'est une paysannerie qui se passe aux environs de Plombières, où le Prix, qui est le buste de la reine, échoira à celui qui lui présentera la fleur qu'elle aime davantage : chacun apporte, dans un panier couvert, un bouquet d'hortensias, et l'on chante :

Ah ! quel plaisir ! Ah ! Quel bonheur !

Entre nous, point de jalousie,

A la bonne Eugénie

Nous offrons tous la même fleur !

Cela est de la poésie d'à propos, mais le grand-duc de Berg en son joli costume de berger fait passer sur lés lieux communs et puis

La fête d'Eugénie est celle des bons cœurs.

Flahault est de la représentation, Lucas ou Vincent, Pierre ou Thomas, car il est à présent établi en titre dans la maison ; mais ce n'est pas là une liaison à l'ordinaire comme en forment trop souvent Elisa, Caroline et Pauline ; c'est un engagement sérieux, où l'on trouve des sentiments profonds, et, de la part d'Hortense quelque chose du définitif d'une union raisonnée, contractée après réflexion et devant durer la vie. Quant à Flahault, si on doit l'en croire, c'est pour lui bout pareil à un mariage de convenance : Il en a pesé les avantages, en a d'avance éprouvé les effets sur sa fortune et il est lié par la reconnaissance autant et plus que par l'amour.

D'une famille distinguée dans les armes, honorée d'emplois de confiance dans la maison militaire du Roi, puis aiguillée par l'un de ses membres, le comte d'Angiviller, sur les fonctions civiles d'importance, Charles est fils d'un maréchal de camp qui fut successeur de Buffon à l'Intendance du jardin du Roi et d'une demoiselle Filleul qui tenait, dit-on, de près à Louis XV. A seize ans, le 24 mars 1800, il est entré dans l'armée par cette porte des Hussards volontaires qu'à la veille de Marengo, le Premier Consul a ouverte à la jeune noblesse. Presque tout de suite officier au 5e dragons, il n'est encore que capitaine en 1807, mais il a été admis dans l'état-major de Mural et il a tout ce qu'il faut pour y être remarqué.

Sa mère qui l'a élevé, vit en lui son roman et elle l'a pétri dès l'enfance pour la séduction. Elle sait les aventures, car elle en eut ; elle sait le monde, car elle l'a reçu et fut formée — en même temps que, dit-on, déformée — par l'évêque d'Autun, le prince de Bénévent de demain ; elle a de l'imagination, car, émigrée, son mari guillotiné, pour vivre et faire vivre son fils, elle a écrit et publié des livres, et ces livres, les seuls de la littérature émigrée où abstraction soit faite du milieu et du temps, donnent, dans des fables ingénieuses et tendres, une idée gracieuse de la société ancienne et des lois morales qui la régissaient. Revenue en France, remariée à M. de Souza-Botello, ministre de Portugal à Paris, elle s'y est casée, établie, maintenue en dépit de tout et n'a guère proposé pour but à sa vie que l'agreement et l'avancement de son fils : elle lui a fait apprendre l'anglais, l'allemand et l'italien, elle l'a élevé à la perfection des manières ; surtout, elle l'a formé à ce tour de pensées, d'attentions et de tendresse qu'un homme ne peut recevoir que d'une mère très attentive, très experte, qui a mué, d'un sexe à l'autre, la science de la femme et l'expérience des hommes. Ainsi lui a-t-elle transmis, avec un atavisme se modelant à toutes les impressions de la femme, quelque chose d'attendri où d'autres femmes se retrouvent et ne résistent point. Cela n'exclut pas les combinaisons, n'empêche pas qu'on vise aux grades, aux dignités, à la fortune, mais tout en est couvert, enveloppé et paré. Et Flahault est soldat ; il est brave et distingué parmi les braves ; il porte l'uniforme d'une grâce qui ravit, il a un visage qui intéresse, une voix modérée où tremble la passion, un regard voilé d'une mélancolie qui semble trahir une peine secrète, des manières élégantes, une conversation spirituelle, des opinions qu'il rend indépendantes, des attentions qu'on dirait toujours suggérées par le cœur et désintéressées de pensées d'avenir, tant elles sont adroites, insinuantes, multipliées, presque secrètes, tant, lorsqu'elles viennent à être découvertes, elles paraissent spontanées, dictées seulement par un goût de se sacrifier. Jamais personne, a dit une femme qui l'aima, n'a mieux réalisé l'idée qu'on se fait d'un héros de roman et d'un preux chevalier.

Hortense l'a connu dans la société d'Eugène avec qui il a été des plus liés. Dès longtemps, sans en rien dire et sans qu'il en sût rien, elle a étendu sur lui une protection bienfaisante. En 1807, Flahault quitte l'état-major de Murat sur une question fort sotte de livrée que le grand-duc de Berg a voulu imposer à ses aides de camp ; il s'en va, chef d'escadrons au 13e chasseurs, dans une triste garnison d'Allemagne ; il s'y désespère, car il a emporté de Varsovie une grande passion ; mais, dans chacune de ses lettres, sa mère lui répète qu'il doit être tranquille, qu'une personne dont le crédit est bien établi et qui l'aime sans qu'il s'en doute, fait des démarches pour le faire revenir. Effectivement, il finit par recevoir l'ordre, ou plutôt la permission de rentrer, signé de la main de l'Empereur. Il est placé à l'état-major de Berthier, employé en Espagne, puis en Autriche, là blessé, à Ens, le 13 mai 1809, promu colonel sur le champ de bataille : il n'a pas encore vingt-cinq ans.

Il y a eu pourtant des intervalles de Paris, et, à ces moments, cette femme dont sa mère lui parlait dans toutes ses lettres, arrivait à son cœur, tout en cherchant à lui cacher le sentiment qu'il lui avait inspiré. N'étant point jolie, elle se croyait condamnée à ne jamais être aimée et n'osait même chercher à plaire. Son constant et généreux attachement se dérobait à tous les yeux sur les dehors d'une amitié toute fraternelle. Les rapports de Flahault avec son frère qui était son meilleur ami, lui donnaient l'occasion de le voir sans cesse[2]. — Je finis par l'aimer, dit Flahault, à une autre femme, car j'eus mille preuves de son dévouement. Il se dévoua donc à son bonheur et il se crut lui-même heureux en voyant avec quelle reconnaissance elle acceptait sa sincère affection ; à présent, son cœur est enchaîné par le devoir à l'existence de cette femme.

Il semble que cette liaison, débutant effectivement au moment même où la séparation entre Louis et Hortense a été officiellement prononcée par l'Empereur, soit acceptée par tout le monde comme une sorte d'union morganatique. Joséphine en est certainement instruite ; sa conduite à Aix le prouve ; Mme de Souza en est sans contredit la confidente ; ses lettres l'attestent ; l'Empereur lui-même doit être au courant ; avec la discrétion convenable, certains mots de ses lettres à Joséphine, y font allusion. Si bien renseigné par sa police, il ne peut manquer d'être informé, et il redouble d'attentions pour Hortense témoin, au jour de l'an, l'envoi de deux tapisseries des Gobelins, la levée du séquestre à Saint-Leu, dont la reine jouira pleinement et où elle fera les dispositions qu'elle jugera convenables, les gentillesses des bals, en particulier celui du mardi-gras, et tout le reste qui montre le goût qu'il a pour elle et il comble Flahault de faveurs qui l'approchent chaque jour davantage de sa personne : général de brigade, le 11 décembre 1812, aide de camp de l'Empereur le 26 janvier 1813, général de division le 24 octobre, comte de l'Empire le même jour, donataire à 24.000 francs le 19 novembre, commandant de la Légion, le 23 mars 1811, Flahault est employé à la fois aux occasions de guerre les plus périlleuses et aux missions de diplomatie militaire les plus délicates. C'est l'homme en qui Napoléon a semblé prendre le plus de confiance dans la dernière époque de son règne.

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Catherine, placée en contraste avec Julie et Hortense est digne aussi d'attention. De son mari, elle parait trouver tout admirable, jusqu'aux enfants qu'il a de ses maîtresses : car elle s'en établit la marraine et la protectrice. Elle a pour lui une passion qui résiste à tous les désagréments qu'il lui donne du côté de la fidélité ; car, par ailleurs, il est le plus galant, le plus empressé et le plus généreux des maris. Il fait autant et plus de présents à sa femme qu'à ses favorites et, comme il est plein de goût, il excelle à les choisir. Aux fêtes qu'il donne, Catherine peut toujours se méprendre et croire qu'elles lui sont dédiées ; au fait, c'est à lui-même, sans doute, que Jérôme les dédie.

Par une rencontre qui doit bien le surprendre, lui qui n'a jamais payé ses dettes, paye à présent les dettes de sa femme ; car il a trouvé quelqu'un qui l'égale, sinon le surpasse en prodigalité. Et c'est à la royale, à l'allemande, fastueusement, que Catherine s'endette. Elle porte en soi un tel sentiment de ce qu'elle est, un tel orgueil de sa race, une telle conception de l'absolutisme, qu'elle n'admet, ni qu'elle retarde la réalisation d'un caprice qui tient, si l'on peut dire, à son essence royale, ni qu'on élève un doute sur la façon dont le paiement s'en pourra faire. Cela est le curieux et le rare de Catherine, que, soumise à toutes les fantaisies de son mari au point de n'avoir pas d'autre volonté que la sienne et d'admirer tout ce qu'il entreprend, elle se retrouve princesse, et princesse allemande, en tout ce qui n'est point son mari et qui la touche personnellement. Elle s'étonne et s'indigne si, à l'ouverture des Etats, on ne dresse pas son trône près du trône du roi ; elle prétend à tous les honneurs de cette royauté dont la possession lui semble aussi assurée, aussi certaine que celle de son père, et qui lui parait telle parce qu'elle-même en possède la dignité, qu'elle est née pour elle, et que, dans l'idée qu'elle a prise de sa race, il est naturel, juste, même nécessaire qu'elle ait épousé une porte-couronne.

Sur son mari, la famille de son mari, l'origine et les péripéties de leur fortune, ses idées sont peu nettes. Elle n'en sait que ce que lui a dit Jérôme. Il lui a montré à diverses reprises des titres anciens qu'il a achetés ou qu'il a reçus en présent, des titres de la fin du XVe siècle, une bulle signé Ia de Bonaparte ; il lui a dit qu'il y avait des papiers bien plus vieux que Fesch conservait. Il lui a conté l'histoire à sa guise : Ainsi — c'est Catherine qui le note dans son journal : — L'Empereur des Français fut envoyé en Corse, tout au commencement de la Révolution française pour soutenir M. de Marbeuf qui y était gouverneur. A son approche, les Corses prirent mon mari, qui avait cinq ans, et la reine de Naples, qui en avait sept, et les mirent sur les bouches des canons et ils firent dire à l'Empereur que le premier coup de canon qu'il tirerait, ils feraient sauter son frère et sa sœur ; malgré cela, l'Empereur fit plusieurs décharges ; aucun coup ne les atteignit et les Corses ne les firent point périr. L'on sait, ajoute-t-elle, que les messieurs Paoli et Bonaparte étaient rivaux de temps immémorial. Les premiers avaient plus de bien, mais, nous, nous avions plus de crédit ; surtout les troupes étaient pour nous, ce qui, dans tous les pays du monde, fait pencher la balance.

Telle est l'idée qu'elle s'en est faite. A travers ce voile complaisant que Jérôme a étendu sur les annales de sa famille, elle entrevoit des querelles féodales, des alliances avec les Français, des flottes et des armées que le roi de France confie à Napoléon, quelque chose d'héroïque et de grandiose qui pare de poésie l'enfance de son mari et qui illustre la lignée dont il est sorti. Et elle ne va pas plus loin, car elle l'aime.

Mais, pour l'Empereur, ses sentiments sont fort différents et elle perd peu à peu ses enthousiasmes du début. A présent, elle se révolte quand il prend le Hanovre et qu'il morcelle la Westphalie. Quelque chose des sentiments allemands bouillonne en elle et elle ressent l'injure à la façon d'une princesse outragée. Que les lambeaux d'Allemagne soient partagés entre les princes allemands, cela est bien, que les meilleurs morceaux soient attribués à son père ou à son mari, qui, par elle, est allemand, cela est mieux, mais toute attribution à d'autres qu'à des Allemands lui parait un vol qu'on leur fait. Dans sa correspondance avec son père, des mots échappés montrent la blessure et prouvent, qu'en ce qui la touche, elle n'est point aussi facile que Jérôme à se soumettre.

***

Ainsi, sauf Hortense, dont la situation est à présent toute à part et qui gagne à mesure que les autres perdent, les femmes même de la Famille ont à trembler pour leur fortune, leur position ou leurs Etats. Entre l'Empereur et chacun des frères et des sœurs, le fossé se creuse ; les dissentiments s'enveniment, les partis se forment ; Lucien et Louis éveillent des sympathies que n'attirerait point leur caractère, et l'Empereur reste seul. Heureusement, a-t-il dit, que j'ai lieu de penser que l'Impératrice est grosse. Là est pour lui la justification inconsciente de tous ses actes, de même que là en est l'unique explication.

 

 

 



[1] Encore, comptait-il alors, dans le revenu de Pauline, plus de 100.000 livres de rente que Borghèse devait fournir. A présent il y a, en rentes 628.000, en actions des canaux 130.000, en actions des Salines 122.500, en biens de Galicie 50.000, de Guastalla 101.000, de Hanau 200.000, de Westphalie 150.000, de Hollande 150.000 : sur le papier 1.527.228 francs, mais le revenu ne rentre pas tout dans l'année, il ne rentre même pas tout entier : en 1811, il s'en faudra de 86.000 francs. Il en est ainsi pour toutes les dotations hors France.

[2] Ce témoignage qui est comme celui de Flahault lui-même, date d'une façon incontestable l'origine de la liaison. Eugène n'est point à Paris avant octobre 1809, mais il y est longuement en 1810.