NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VI. — 1810-1811

 

XX. — LES TRÔNES EN PÉRIL.

 

 

III. — LE ROYAUME DE NAPLES.

(Janvier 1810. — Mars 1811.)

 

Malgré les faveurs de tous les genres que l'Empereur u prodiguées à Caroline au moment du mariage, Murat est resté inquiet. Seul, son royaume de Naples, tout napoléonien qu'il est, diffère encore, par un semblant d'indépendance, du reste de l'Italie ; il a le droit de se demander combien de temps l'Empereur le permettra. De plus, par le mariage autrichien, l'Empereur est devenu le petit gendre de Marie-Caroline de Sicile. Murat ignore sans doute l'intimité qui a existé entre l'impératrice Thérèse et sa mère, la vénération de sa grand'mère où Marie-Louise a été élevée, les liens solides qui unissent la famille d'Autriche et celle de Sicile, mais le fait lui suffit, et il juge, mieux que l'Empereur lui-même, quelle influence devra prendre, sur un homme de quarante-deux ans, une femme de dix-huit ans qui se présente avec le triple prestige de sa race, de sa jeunesse et de sa maternité prochaine. La filleule de Louis XVI et de Marie-Antoinette exercera-t-elle sur la politique du successeur de Louis XVI une action semblable à celle qu'a eue sa tante et marraine, c'est peu probable ; mais, si Marie-Antoinette, par les actes qu'elle a provoqués et ceux qu'elle a imposés, a, entre Bourbons, dissous ce Pacte de famille qui avait valu à la monarchie française ses dernières victoires et son dernier éclat, il suffira de la présence de Marie-Louise et des idées qu'elle suggère, pour dissoudre entre Bonapartes cet autre pacte qui n'a point été imposé aux souverains par la nécessité d'une politique commune, mais qui l'a été aux nations par la volonté d'un homme. Si cet homme donne à ses idées un autre cours, c'est la banqueroute du système. Déjà, n'a-t-on pas vu la déchéance d'Eugène, l'exil déguisé d'Hortense ? Les Beauharnais abattus, qu'a pesé Louis ? Que sera-ce, à présent, des annexes des Bonapartes, de ceux qui, n'étant pas du sang, n'ont que, de mauvaise grâce, été appelés à un trône où ils sont constamment en butte aux ambitions, aux jalousies, aux dédains des Bonapartes authentiques ? Au sort destiné à Eugène, à celui réservé au fils de Louis, Murat ne doit-il pas préjuger le sien ? Quel remède y porter, quelle précaution prendre ? Se renseigner sur ce qu'on pensera, dira, préparera aux Tuileries et dans les ministères ; pour cela, outre Caroline aux premières loges, embusquer partout des agents de confiance, curieux de nouvelles et de papiers, bien nés, apparentés, qualifiés, accrédités, s'introduisant et furetant, puis par des voies sûres faisant passer leurs avis, cela est indiqué, mais cela ne sert que pour parer les coups : les prévenir est mieux et même se mettre en mesure d'en rendre.

Pour cela, il faut une armée : d'abord, chez Murat, cette armée flatte les goûts de parade ; par elle, lui, l'ex-chasseur des Ardennes, possède en sa main et sous son souffle des soldats à lui, habillés à sa livrée, vibrant sous son commandement, qu'il imagine héroïques, et dont il reconnaît les acclamations d'un geste emphatique et gracieux. A la passion de l'indiscipline, il a toujours superposé la passion du commandement, et il ne se sent parvenu roi que s'il a une armée. Ensuite, cette armée, napolitaine de nom, française de fait, où tous les officiers généraux, la plupart des officiers supérieurs, tous les officiers de la garde sont français, où, chaque jour, les régiments s'accroissent et se fortifient des soldats qu'on fait déserter des régiments de l'Empereur, cette armée lui donne la confiance qu'il a un parti en France dans l'armée, dans tout le militaire. Au contraire des autres Napoléonides qui, comme lui, rêvent l'indépendance, il ne craint pas de remplir de Français les cadres de son armée ; il les attire de partout ; il les comble de ses faveurs ; il ne lésine sur rien avec eux ; il leur permet à peu près tout : Vienne un jour où, par la mort de l'Empereur, vaque le trône impérial, voici les électeurs ; un jour où, contre un caprice de l'Empereur, il faille défendre Naples, voilà les protecteurs. Ceux-ci, Français, seront à lui au moins autant que les autres à Napoléon et contre eux, contre lui, quel Français porterait ses armes ?

Pour le moment, par cette armée il va tâter Napoléon et voir s'il joue franc jeu. Avec cette armée et les troupes françaises à ses ordres, l'Empereur le laissera-t-il entreprendre et mener à bien la conquête de la Sicile ? Alors, plus d'inquiétude sur cette action réflexe de la grand'mère sur la petite-fille et de celle-ci sur son mari ; plus d'inquiétude sur les fantaisies de l'Empereur ; Naples, accru de la Sicile, fait, dans le sud de l'Italie, un établissement solide où une dynastie est assise. Déjà, Murat a noué des relations, qu'il croit cordiales, avec les diverses cours d'Europe ; il a forcé l'intimité de tous les princes qu'il a rencontrés ; il saura trouver des alliés, s'il lui manque un suzerain, et, tel qu'il est, avec son nom, sa gloire, son génie militaire, 80.000 hommes sur pied et 50.000 en réserve, la mer pour rempart et les Anglais au besoin pour auxiliaires, il cessera d'être une quantité négligeable et se rendra redoutable, même à Napoléon.

Si les Bonapartes tombent de leur trône sur un caprice de leur auguste frère, s'ils sont incapables de lui résister, s'ils ne peuvent que courber la tête ou s'enfuir, c'est qu'ils ne sont pas des soldats, qu'ils n'ont, ni armée dévouée à leur personne, ni réputation militaire, ni passé glorieux, ni camaraderies éclatantes. Lui, Murat, a tout cela, ou croit l'avoir. Peu s'en faut — s'il s'en faut — qu'il ne mène les troupes comme Napoléon même. Se sachant brave, il ne peut manquer de rendre les autres tels ; ayant exécuté des ordres qui ont fait les victoires, c'est lui qui les a gagnées. Il a foi dans le prestige qu'il exerce aussi bien sûr, les Napolitains que sur les Français. De l'Empereur à lui, à peine s'il voit la différence, pourquoi les autres la feraient-ils ? N'est-il pas plus beau, ne représente-t-il pas mieux ? Ne se rend-il pas plus populaire ? N'est-il pas plus généreux ? Cette intime rivalité que, dès 1797 et 98, il accusait dans ses lettres à Barras, il ne la témoigne pas ouvertement, mais elle est le mobile de tous ses actes et, plus il se montre courtisan, plus il s'offre à toutes les besognes, plus il proteste de son dévouement et de son admiration, plus, au fond de lui, croit l'envie et s'accumule la haine. Au reste, tel on l'a vu se former dans la Garde constitutionnelle et les Chasseurs-braconniers, tel on l'a vu se développer à l'Etat-Major de Bonaparte et au Gouvernement de Paris, tel il est, mais avec la superbe que lui ont donnée sa fortune, ses campagnes, ses gloires et des trônes. Chez lui, la vanité est au comble avec la dissimulation, mais sans rien de morbide qui excuse l'une et explique l'autre. En même temps, niais. Les ruses qu'il emploie, sont toujours pareilles, quel que soit le protecteur momentané auquel il s'attache : des fourberies, des vantardises, des protestations, des tendresses, des larmes, c'est le jeu dont il couvre un plan suivi avec assez de ténacité, peu de hardiesse, aucun scrupule. Jusqu'ici, par ces moyens, il a réussi ; à présent, la Lulle est plus sérieuse, réussira-t-il de même ?

 

Pour avoir une armée, il faut de l'argent : Murat en doit beaucoup en France, au Trésor, à la Légion, à la Couronne ; mais il ne paye pas. A chaque injonction, il s'esquive et oppose des raisons : que l'Empereur lui donne des licences pour les bateaux napolitains et il paiera ; on lui en envoie, une fois, deux fois, trois fois : elles ne sont jamais dans la forme qu'il veut et il les retourne aux ministres : Payer ! Il faudrait diminuer son recrutement et restreindre ses dépenses de guerre, c'est ce qu'il veut d'abord éviter : Par ailleurs, il est ordonné, réglé, méticuleux, économe : Il ne met rien de côté pour lui, il ne se fait pas de caisse noire, pas de fortune qu'il place : Tout ce qu'il tire du royaume passe au royaume, mais d'abord à l'armée. Napoléon a beau lui écrire que la force des États consiste à avoir des troupes bonnes et fidèles plutôt que beaucoup de troupes, il subit le vertige du nombre, convaincu que, lui à la tête, ses soldats feront merveille. C'est là même un joli côté de sa nature qu'il n'admet point qu'on puisse être lâche, qu'on puisse se refuser à aller aux coups et que les soldats de Joachim-Napoléon n'aient point le cœur trempé à sa ressemblance. L'Empereur a beau écrire qu'il se paiera par ses mains, que ce royaume ne fait que lui coûter de l'argent, qu'il est indigné qu'on ne lui paye pas ce qui lui est dû... que les engagements qu'on prend avec lui sont sacrés et qu'il sait les faire respecter même des princes les plus puissants ; que les dettes sur son trésor de France sont constatées et n'ont besoin d'aucune vérification, puisque c'est de l'argent avancé en France, que les autres datent du moment même où il a cédé le pays, c'est lui-même qui, à la fin, est obligé d'entrer en composition : Murat, dès son premier voyage (30 novembre 1809-31 janvier 1810) a obtenu des réductions considérables, et sur le nombre des duchés établis dans son royaume, et sur le chiffre des dotations, et sur le million de rente dû au Monte-Napoleon, et sur le montant des engagements vis-à-vis du Trésor. Je désire faire une convention, a écrit l'Empereur à Champagny, surtout pour éviter de me brouiller avec le roi de Naples. Murat aura donc des termes, il paiera l'arriéré par des bons portant intérêt ; mais il voudrait mieux faire et se libérer avec des objets d'art : il propose ainsi l'Hercule-Farnèse dont l'Empereur ne veut pas au prix qu'il y met. Toutefois dans ce premier séjour, malgré la vivacité de son opposition au mariage autrichien, malgré l'expression qu'il a donnée du mécontentement des uns et de la joie insolente des autres, il n'a pas été sans gagner beaucoup. Il a pris à tâche de se faire pardonner les paroles que lui a, dit-il, inspirées uniquement son dévouement à l'Empereur, par l'outrance de sa servilité, par son empressement à s'offrir, sa joie à tout approuver, sa violence à prendre parti, avec une franchise militaire, contre quiconque encourt la colère de Napoléon. A un dîner de famille, l'Empereur éclate contre Louis, et Murat l'accable ; il ne se gène point pour le traiter d'imbécile autrement qu'en a parte et son accent gascon, son geste vulgaire, sa figure matérielle inexpressive, épanouie alors par la sécurité qu'il puise dans sa bassesse font un inoubliable tableau pour ses confidents d'occasion.

La récompense, c'est, au départ, la permission de préparer l'expédition, d'en lever les éléments, de former des camps, de tenir toutes les troupes françaises en alerte. La question du passage en Sicile est réservée ; il faut avoir examiné les éventualités, mais c'est assez gagné pour un jour, et Murat compte bien qu'une fois l'armée réunie, il arrachera l'autorisation de s'en servir. Pour veiller à ses intérêts, il a laissé en arrière Caroline qui n'est pas plus que par le passé inutile à ces manèges. Pas un goût de son auguste frère qu'elle ne s'ingénie à flatter, pas une distraction qu'elle ne s'efforce de lui offrir, si bien que, Murat parti, l'Empereur, pour la rapprocher, l'installe au pavillon de Flore.

 

Murat ne fait qu'apparaître dans son royaume ; l'Empereur l'a réaccoutumé à ses bontés, ce qui lui rend l'éloignement plus pénible ; le 14, il est rentré à Naples ; le 21, il est à Capoue où il voit ses troupes, et prend ses mesures contre le brigandage que soudoie l'infâme Caroline, et contre le débarquement, qu'annonce Moliterno, d'un prince français descendant des Bourbons, de Henri IV et de Louis XIV, le duc d'Orléans — au nom duquel on invite les Français à la désertion ; il prépare toutes choses en vue de son expédition de Sicile ; il renforce sa garde aux dépens des régiments dont il a le commandement ; point de scrupules à ce sujet et toutes les ruses en jeu des recruteurs du quai de la Ferraille. Une fois enlevé, le Français est débaptisé, maquillé au moral et au physique, de façon qu'on perde sa trace et que condamné à mort par contumace dans son ancien corps, il ne puisse s'évader du nouveau qui lui sert de prison. Comme, pour renforcer ainsi son armée, Murat a besoin d'argent, il entrouvre la porte aux marchandises coloniales, en autorisant la libre importation des blés, ce qui permet toutes les fraudes ; en même temps, il ruse de son mieux pour ne pas payer la solde des troupes françaises employées dans son royaume. S'il la paye, l'Empire, par réciprocité, ne doit-il pas payer la solde des troupes napolitaines en Espagne ? De plus, il payera la solde du pied de paix, non celle du pied de guerre ; il prétend se défaire d'un État-major général français qui fait double emploi avec le sien, et d'une administration qui sera avantageusement remplacée par l'administration napolitaine. 11 se croit donc bien sûr de sa faveur qu'il ose présenter une telle combinaison, dont le premier effet serait de faire passer toutes les troupes françaises sous les ordres d'officiers napolitains, portant encore la cocarde française, faute d'autre, mais tout prêts à en changer.

 

Toujours courant, il repart, le 10 mars, pour Paris où il prétend être le 20 pour les fêtes du mariage. Par un prodige de vélocité, surtout avec le Mont-Cenis à l'hiver, il arrive au jour dit ; il trouve l'Empereur déjà parti pour Compiègne, et, tout de suite, tant son désir est grand de mettre ses hommages aux pieds de Sa Majesté, il sollicite des ordres. Il est appelé. Sans doute, le faste qu'il déploie, cette cour extraordinaire en princes, ducs et marquis qu'il amène, fait bon effet. L'Empereur, qui règle lui-même la mise en scène, apprécie le nombre et la qualité des figurants qu'on lui procure, mais cela ne le fait point passer sur les actes de son beau-frère durant son bref voyage. L'Empereur n'entend pas qu'on désorganise ses troupes ; il ordonne à Murat de faire rentrer dans les régiments tous les soldats qu'il en a pris ; il le menace, s'il ne le fait, de lui enlever le commandement et de le donner à un général qu'il enverra ; il lui déclare qu'il ne l'aidera pas d'un écu pour les troupes qui sont nécessaires à son royaume ; il est de principe que le roi paye celles qui sont à Naples ; s'il ne les paye pas, ou qu'il les juge inutiles, on les fera revenir ; pourtant, pour faire l'expédition de Sicile, il faut avoir beaucoup de troupes et, sûrement, écrit l'Empereur, vous ne la ferez pas avec les troupes napolitaines. Napoléon est donc déjà de méchante humeur : il a vu que, dès qu'il rendait la main, Murat y gagnait, mais, sans doute, par surcroît, un fait grave se produit après le mariage, durant le second séjour à Compiègne, et amène une scène des plus violentes où il adresse à son beau-frère des reproches et des injures inoubliables.

 

De celte scène, nul témoin et point de récit ; mais les allusions continuelles qu'y fait, Murat ne laissent point douter qu'elle ait eu lieu. Est-ce au sujet de l'expédition de Sicile, de questions politiques, financières et militaires ? Le champ est vaste pour les suppositions : on peut penser que l'Empereur, ayant reçu d'un de ses ambassadeurs des avis sur la fidélité de Mural, a débuté par des reproches sur les dettes non payées, sur les Français incorporés dans l'armée napolitaine ; que Murat a insisté pour obtenir l'autorisation de passer en Sicile, que l'Empereur l'a refusée ; qu'il est parti en reproches sur l'opposition de Murat au mariage, lui a révélé les soupçons qu'il formait contre lui et lui a formellement déclaré qu'il le regardait comme indigne de son amitié. C'est là ce qui ressort confusément des justifications postérieures.

 

Il faut écarter l'hypothèse qu'il se soit agi de Caroline : A ne regarder que les dates, on aurait pu le penser. Un drame vient en effet de se jouer où Caroline a tenu le principal rôle et qui, par le retentissement qu'il a eu, aurait bien pu attirer l'attention de l'Empereur et de Murat.

On a vu que, en 1807, Caroline s'était faite la maîtresse de Junot, alors gouverneur de Paris, parce qu'elle avait cru qu'il pourrait servir à ses projets. Plus tard, elle a pris le comte de Metternich, auquel elle n'a point renoncé quoiqu'elle eût, à Naples, la Vauguyon, l'aide-de-camp intime de son mari. Metternich, revenu à Paris pour le mariage, est à présent l'amant de Mme Junot et, pour se venger de celle-ci, Caroline a acheté de sa femme de chambre les lettres que Metternich lui a écrites, et les a livrées à Junot. Junot furieux a fait une esclandre, a battu sa femme, l'a tuée presque, a voulu provoquer Metternich. Cette histoire a fait le tour de Paris. Napoléon en a-t-il ignoré les détails ? Cela est possible : la police ne jase pas volontiers des sœurs de Sa Majesté et Fouché est resté intimement lié avec Caroline. Murat reçu aucune lettre anonyme de cette peste de Mme Junot ? Cela est possible encore : D'ailleurs y aurait-il cru ? Il a celte sécurité maritale que sa femme est enceinte, et puis elle est bien trop avisée pour ne pas le convaincre de sa vertu.

 

Ce n'est point de Caroline qu'il s'est agi dans la scène de Compiègne, mais de l'expédition de Sicile, et Murat a fait la sottise d'attribuer ouvertement à l'influence de Marie-Louise les obstacles qu'y met l'Empereur. Il suffit d'une telle allusion pour que Napoléon trouve qu'on viole son for-intérieur et qu'il se cabre : les excuses que cherchera Murat prouvent que c'est là la querelle.

Lorsque Murat quitte Compiègne le 10 avril, il n'est pas rentré dans les bonnes grâces de l'Empereur ; mais il emporte la certitude que son traité de finances va être signé dans des conditions passables—et il le sera le 23 juin — et l'autorisation, à peu près définitive, de préparer l'expédition de Sicile. Il laisse, d'ailleurs, derrière lui, jusqu'à la lin des fêtes, Caroline qui, si elle n'a rien gagné sur l'Impératrice, est restée assez avant dans l'intimité de l'Empereur, pour que, du Pavillon de Flore où elle est entretenue à 708 francs par jour, des petits voyages où elle est toujours nommée, elle puisse tout surveiller et rapporter. Par elle, passeront les demandes et, avec elle, l'Empereur s'adoucira. Ainsi fait-il à propos des Français engagés dans l'armée napolitaine : Je donnerai au roi des officiers et des sous-officiers tant qu'il voudra, écrit-il à sa sœur, mais je ne veux pas qu'il les prenne sans ma permission, et qu'il désorganise les corps en disant qu'il ne le fait pas. Il faut être de bonne foi et marcher droit. Je ne saurais souffrir qu'on fasse rien contre mon service. La conclusion, c'est le passage au service de Naples d'abord d'un nouveau bataillon corse, puis d'un régiment suisse.

Néanmoins, il ne faut pas croire que Napoléon désarme : il met Naples au même rang que la Haye ; il fait notifier à Naples que son intention est également de n'y avoir qu'un chargé d'affaires et pas d'ambassadeur. — Dans plusieurs circonstances, on a manqué d'égards pour le caractère de son ambassadeur. Il veut cesser d'en entretenir un ; aucun traité ne doit être fait sans son approbation, même s'il s'agit de traités d'importation avec des particuliers ; quant à l'armée, il défend expressément que les troupes françaises soient commandées par des officiers qui, de grades subalternes, ont obtenu un avancement extraordinaire dans les troupes de Naples ; il veut que ses troupes ne reçoivent d'ordres que de généraux français ; il tient tellement à cette disposition — notifiée à la fois au général Grenier, chef d'état-major, au maréchal Pérignon, gouverneur de Naples et au ministre de la Guerre napolitain — qu'il déclare formellement qu'il ôtera plutôt le commandement de ses troupes au roi que de permettre qu'on s'écarte de sa volonté sur ce point ; sa surveillance enfin, loin de se ralentir, se rend tous les jours plus pressante ; il multiplie les missions de façon à être tenu au courant, par des agents indépendants, de ce que fait et projette son beau-frère.

***

Murat, rentré à Naples le 27 avril, était tout entier à ses préparatifs d'expédition, lorsque, le 4 mai, un vaisseau ras anglais de cinquante canons, le Spartiate, s'est présenté, comme pour le braver, dans le golfe de Naples. Le roi, aussitôt, a donné l'ordre à sa division navale — une frégate, une corvette, un brick ; un cutter et six chaloupes canonnières — d'appareiller et d'attaquer ; mais, dès les premières bordées, les officiers de la frégate ont été mis hors de combat, le brick a été coulé ; les autres bateaux fortement endommagés se sont retirés à grand'peine, ramenant cinquante morts et cent dix blessés.

Cela est d'un mauvais augure pour le passage en Sicile, malgré que le roi annonce presque sa défaite comme une victoire. Pourtant il ne renonce pas : le 16, il part pour la Calabre où il a assemblé ses troupes. Il emmène avec lui une suite considérable, et, outre sa maison militaire, ses ministres de l'Intérieur et des Finances, ses chambellans et ses écuyers, des intendants et des percepteurs de tous les genres, un gouvernement tout prêt pour la Sicile. Des quatre divisions qui forment son armée, dont le général Grenier, d'ordre de l'Empereur, est major général, la première, française, d'un effectif de 8.500 hommes, a pour commandant le général Partouneaux, avec Bourmont pour chef d'état-major ; la deuxième, française également, de 10.000 hommes, est sous Lamarque ; la troisième, de 3.500 hommes, napolitaine ou réputée telle, car le principal élément en est le Royal-Corse, obéit au général Cavaignac ; la quatrième, qui fait la réserve, et qui a pour noyau les quatre bataillons de la garde royale, reste sous la main du roi. Pour faire passer le phare à cette armée, il faut sept cent quatre-vingt-deux bateaux, qui, de tous les ports du royaume, arrivent peu à peu en suivant les côtes ; mais l'escadre anglaise les guette : elle est composée de deux vaisseaux de ligne, quatre frégates et quatre-vingts canonnières ; presque chaque jour, elle attaque quelqu'un des convois et l'anéantit. Murat n'en est pas ébranlé. Après un voyage triomphal au travers de son royaume, où il a recueilli, comme de juste, les acclamations des peuples, les hommages des prêtres et les serments des nobles, et où il a prodigué les amnisties aux émigrés, il est venu le 6 juin, dresser son camp royal à Piale, sous le feu de la croisière anglaise. Il est plein de confiance : La Sicile sera conquise, écrit-il à l'Empereur, les Anglais seront battus ou vous aurez perdu votre meilleur ami.

L'Empereur est bien moins Ardu succès : le 23 mai il a envoyé le colonel Leclerc, aide de camp de Clarke, pour inspecter les préparatifs, et recommander expressément qu'on ne tentât l'expédition qu'à coup sûr et si l'on avait les moyens de transporter 15000 hommes à la fois ; en tous cas, il a donné l'ordre qu'on mit Gaète en état de soutenir un siège de plusieurs mois, afin qu'en cas d'échec, on gardât ce point d'appui dans le royaume.

Cette inquisition qu'exercera un envoyé du ministre de la Guerre de France, ces conditions mises à l'expédition, ces ordres sur l'armement de Gaète, exaspèrent Murat. Il y trouve la preuve que tout est changé pour lui, il prévoit à quoi il devrait s'attendre si la fortune venait à l'abandonner dans cette circonstance... Sire, écrit-il, l'expédition ne sera pas tentée parce qu'il y a toujours quelque chance à courir et qu'aucune expédition, maritime surtout, n'en est exempte. Mais cette colère tombe, s'épanche en déclamations, en protestations, en apologies : Il est calomnié, il est le jouet des ennemis de l'Empereur qui sont les siens ; longuement et sans ordre, il accumule ses arguments de défense, sans qu'on en tire une idée nette des accusations.

Le lendemain, sans transition, il déclare qu'il a plus que jamais la certitude que rien ne peut l'empêcher de passer en Sicile ; sa flottille sera double de celle de l'ennemi ; il n'a pas besoin d'escadre, et même elle ne pourrait pas lui servir ; la panique est à Palerme ; les familles émigrées demandent à rentrer ; les Siciliens sollicitent sa protection ; en quarante-huit heures tout peut être terminé.

Toutefois, quelque assurance qu'il témoigne et malgré les simulacres d'embarquement qu'il multiplie. Murat ne peut pas aller contre les volontés de l'Empereur et, ne voulant pas trouver les raisons de l'opposition qu'il rencontre à ses projets dans les craintes justifiées d'un échec, il les cherche ailleurs, dans une entente formée entre Napoléon et Marie-Caroline.

Dès le 22 avril, en passant par Alexandrie, il lui écrivait, comme pour le tâter : Les nouvelles apportées de Palerme annoncent que la plus grande mésintelligence règne entre la Cour et les Anglais. qui, depuis le mariage de Votre Majesté et les préparatifs dirigés contre la Sicile, croient (Marie) Caroline d'intelligence avec Votre Majesté pour les chasser de Sicile pour la conserver pour elle ; ceci est très positif.

A cette invite, l'Empereur n'a rien répondu et l'idée qui, dès janvier, occupait Murat, s'est plus encore emparée de son esprit : au reste, toute Farinée parle d'une correspondance établie entre l'Empereur et la reine par le canal de l'Impératrice. On va jusqu'à dire qu'une sorte.de convention a été conclue entre eux, que la reine s'est engagée à chasser elle-même les Anglais de la Sicile, sans l'assistance des Français, et que l'Empereur, en échange, lui rendra intégralement ses Etats de Naples qu'elle gouvernera sous la dépendance de la France et selon les lois françaises.

Or, au même moment où le colonel Leclerc apporte ainsi un veto suspensif dont le bruit, répandu dans tout Naples, détruit les projets du roi, un étrange incident vient fournir aux soupçons de Murat sur la duplicité de l'Empereur, une base qu'il peut croire solide : un agent de la police napolitaine, Joseph Cassetti, qui a eu jadis avec Marie-Caroline des rapports intimes, a été envoyé de Naples à Palerme pour connaître les forces ennemies et sonder les dispositions de la reine. Il l'a trouvée fortement irritée contre les Anglais et est venu à bout de lui persuader de s'abandonner entièrement à la France. Elle l'a renvoyé sur un de ses corsaires que commande un certain capitaine Visco et lui a donné une lettre, toute écrite de sa main, adressée à sa nièce[1], l'auguste Marie-Louise impératrice des Français. Elle lui marque, dans cette dépêche, de reconnaître Cassetti pour son agent ; elle se plaint des vexations insupportables qu'elle éprouve continuellement de la part des Anglais et elle se montre disposée à consentir à tout pour s'en délivrer. Elle déclare en même temps qu'elle ne veut en aucune façon traiter avec Murat ; mais elle s'en remet entièrement à sa nièce et la prie de combiner avec l'Empereur ce qu'ils jugeront convenable. Cassetti, de retour à Naples, a confié la mission qu'il a reçue de Sicile au préfet de police, Maghella, lequel, depuis la mort de Saliceti, survenue le 23 décembre précédent, est chargé des opérations générales de police bien plutôt que le titulaire intérimaire du portefeuille, M. Daure. Maghella a retenu Cassetti, il a expédié un courrier au roi en Calabre, et, sur la réponse qu'il a reçue, il y a envoyé l'espion. Le roi l'a interrogé lui-même ; il lui a fait enlever la lettre de Marie-Caroline, et l'a renvoyé à Naples où il a été mis au secret dans le propre hôtel du préfet de police.

De ce que Marie-Caroline a tenté d'entrer en rapports avec Napoléon, faut-il conclure que Napoléon soit d'accord avec elle ? Non certes, mais Murat peut craindre qu'elle ne s'y mette, qu'elle n'ait déjà recherché d'autres moyens de communiquer avec sa petite-fille, qu'elle ait réussi et qu'on le prenne pour dupe. Les hésitations, les doutes de l'Empereur, ses ordres, les missions qu'il donne lui en paraissent la preuve. Pourtant, quoi de plus logique ?

Napoléon sait par expérience que la traversée d'un bras de mer, que ce soit la Manche qui a trente kilomètres ou le Phare qui en a trois, présente des difficultés presque insurmontables, lorsqu'on la tente avec des chaloupes, en présence d'une escadre ennemie maîtresse de la mer ; il n'ignore pas que, entre Messine et Scylla, le régime des courants est spécial et qu'il attira de tout temps l'attention des marins. quoique, en sa qualité de grand amiral, Murat refuse d'en tenir compte ; il n'admet pas que la conquête de la Sicile, défendue par 22.000 Anglo-Siciliens, puisse être un coup de surprise comme l'escalade de Capri ; il est d'autant mieux en droit de prêcher la prudence que, même en admettant que la descente ait eu lieu, au cas d'un échec en Sicile, toute retraite est coupée à Murat et à son armée par l'escadre anglaise qui n'aura pas manqué d'anéantir la flottille — et alors, c'est un roi français, grand dignitaire de l'Empire, prince de la Famille impériale, fait prisonnier de guerre avec les 20.000 Français qu'il aura amenés ; c'est un désastre pis que Baylen, le royaume de Naples perdu, le prestige de l'Empire ébranlé, peut-être l'Italie méridionale à reconquérir. L'Empereur ne croit donc pas au succès, il ne croit même pas à la réalité de l'expédition ; mais en autorisant qu'on la préparât, il a eu pour but d'attirer sur la Sicile les forces anglaises et de les détourner du Portugal, où, à ce moment même, Masséna doit entrer en action, et il croit au succès de cette démonstration, il tient à ce qu'elle soit prise au sérieux, et avec les combats qui se livrent chaque jour entre l'escadre anglaise et les chaloupes de Murat, il fait du bruit qui sert ses projets. Dans l'armée, on est si bien convaincu de l'inconsistance du projet qu'un jour, lors du simulacre quotidien d'embarquement, Lamarque, le vainqueur de Capri, gourmandé par le roi sur son peu d'empressement à se rendre à son poste, lui a répondu devant tout l'état-major : Sire, je ne crois pas à vos gasconnades.

 

Murat y tient pourtant, et bien plus sérieusement qu'on ne pense à Paris : par Caroline, qui est du voyage de Rambouillet (du 6 au 17 juillet), il arrache de l'Empereur l'autorisation de tenter la descente — sans doute Grenier a-t-il le contre-ordre dans sa poche ; — le 3 août, il donne positivement ses instructions ; mais un des convois attendus a dû s'échouer sous Amantes pour n'être pas pris par les Anglais ; il faut retarder ; ce sera pour le 15 ; mais, le 15, l'escadre anglaise est devant Piale ; il faut se contenter de la revue, des banquets et du feu d'artifice au milieu duquel les Anglais jettent une trentaine de bombes ; c'est à leur lueur que l'armée porte les toasts de son empereur et de son auguste épouse. Chaque jour, on annonce le mouvement pour le lendemain, et chaque jour, pour une cause ou l'autre il est remis. Bien que Murat ait obtenu l'autorisation de l'Empereur, il n'a pas regagné ses bonnes grâces et, par tous les courriers, ce sont des plaintes, des doléances, des protestations. Sans un assentiment formel, n'ose-t-il se risquer, ou lui-même est-il pris d'inquiétude devant le problème posé ? On ne saisit pas, au milieu de ses continuelles hâbleries, s'il est ou non de bonne foi, et le dernier épisode ajoute encore à ces doutes.

 

La saison est déjà avancée, l'équinoxe approche, les subsistances, peu abondantes dès le début dans ce district de Reggio qui ne produit ni blé ni gros bétail, sont complètement épuisées. Si Murat veut faire quelque chose, il faut qu'il agisse sans retard. Il commande l'embarquement pour la nuit du 17 au 18 septembre, et le 17, les instructions générales sont expédiées par Grenier à chaque commandant de division. D'après le plan adopté, le rôle principal est réservé aux divisions Partonneaux et Lamarque ; la division Cavaignac est destinée à une diversion vers la Scaletta. Au moment d'agir qu'arrive-t-il ? Selon un témoin napolitain, le roi, ayant fait embarquer la moitié du corps expéditionnaire, reste toute la nuit sur un bateau, à la marine de Reggio, mais ne pouvant se décider avec cette promptitude avec laquelle César se jeta en Angleterre et observant de l'incertitude et des avis contraires chez ses généraux, il laisse passer les heures jusqu'à ce que l'aurore paraisse et, voyant alors les navires anglais, grands et petits, sortir du port de Messine, il fait donner aux troupes l'ordre de retourner à leur camp. Selon d'autres — et c'est le bruit chez les Français — au moment où les deux divisions Par-tonneaux et Lamarque attendent le signal de quitter le mouillage, le général Grenier, au nom de l'Empereur, s'oppose au départ et il s'ensuit à bord de la galère royale une scène des plus vives. De cette version, nulle confirmation, ni dans les lettres de l'Empereur à Grenier, ni dans les lettres de Murat à l'Empereur — et pourtant, nul doute que Murat n'en eût parlé, ne se fût plaint, n'eût dit quelque part que l'Empereur lui avait fait manquer sa fortune. La première version est donc seule vraisemblable.

Quoi qu'il en soit, que Murat ait hésité lui-même ou qu'il se soit heurté à la volonté de Napoléon, le résultat est pareil : Les divisions françaises qui sont à portée de la voix en sont quittes pour une nuit blanche, mais la napolitaine ? Cavaignac, qui la commande, a reçu à Pentimele le 17, à dix heures moins un quart du soir, l'ordre d'embarquer ; il n'a pu lever l'ancre qu'après onze heures. Son escadrille, qu'escorte une seule canonnière, se dirige à la rame vers son objectif et, après divers incidents, elle arrive, sans avoir rencontré l'ennemi, à la fiumara de San Stefano. Elle prend terre sans rencontrer de résistance sérieuse et s'établit militairement. Le Royal-Corsé occupe la grande route de Messine, mais, sur un ordre du chef d'état-major de la division, le lieutenant-colonel Desbréat, il la quitte pour se jeter dans la montagne ; la plus grande partie de l'escadrille s'éloigne malgré les injonctions de Cavaignac et, sur l'ordre du capitaine de frégate Caracciolo, regagne Pentimele.

Cavaignac, après son débarquement, commence à douter que les autres divisions aient fait leur mouvement, car il n'entend pas un coup de canon sur la ligne du Phare, mais comme, d'autre part, il n'aperçoit aucun des signaux qui lui ont été indiqués, il reste en position. Au petit jour, il constate qu'il n'y a aucun mouvement dans le canal, et convaincu que le signal de retraite lui a échappé, il ordonne qu'on rembarque, mais, par suite de la position donnée au Royal-Corse et de la fuite de l'escadrille, il ne parvient à ramener qu'à peu près la moitié de son monde. Il laisse en Sicile 42 officiers et 753 hommes du Royal-Corse qui sont faits prisonniers par les Anglais. Le drapeau donné au régiment par Joachim-Napoléon est pris, promené dans Messine et suspendu, dans la Cathédrale, à l'autel de la Madonadelle-Lettera, protectrice de la Cité.

Le signal de retraite avait-il été donné, à défaut d'un contre-ordre qui, en tout état de cause, fût arrivé trop tard ? On a prétendu que, lorsque Murat eut exhalé sa colère, Grenier lui dit : Le général Cavaignac est en route pour sa destination ; faut-il lui donner contre-ordre ? Et que Murat répondit : Laissez-le aller. Plus tard, ajoute-t-on, il fit jouer le télégraphe pour ordonner le retour, mais Cavaignac n'aperçut point les signaux. On a dit que le roi, lorsqu'il connut les ordres de l'Empereur, voulut se donner à lui-même et donner à l'armée de satisfaction d'amour-propre, prouver par un fait positif que le passage était possible et que, là où les Français avaient reculé, ses Napolitains, — qui d'ailleurs étaient des Corses, — avaient réussi. Ne pouvait-il raisonnablement penser, a-t-on ajouté, que les Anglais, tenus en échec sur le front principal de l'attaque, laisseraient à la division Cavaignac le temps de revenir à son mouillage, après avoir pris terre sur le point de débarquement qui lui était désigné ?

Tous ces raisonnements ont été faits après coup. Grenier, s'il avait pris sur lui d'imposer le contre-ordre au roi, l'aurait aussi bien donné à la division Cavaignac, qui, napolitaine de nom, était française de fait et faisait partie de l'armée. Cavaignac n'était en rien responsable, car, à son débarquement, le roi l'embrassa et lui passa lui-même le cordon de grand commandeur de l'ordre de Westphalie que Jérôme avait envoyé pour le prince Achille ; Cavaignac, il est vrai, ne put obtenir la mise en jugement du capitaine de frégate Caracciolo, un des deux auteurs du désastre ; mais, à cela, il y a la bonne raison que Caracciolo étant d'une des plus grandes familles napolitaines, Murat ne se souciait pas plus de le perdre qu'il n'avait hâte de prouver à tous la !acheté de ses officiers.

La version qui, de beaucoup, semble la plus vraisemblable, c'est que, dans cet état d'incertitude qu'a dépeint le prince Pignatelli Strongoli, Murat a complètement oublié la troisième division : elle ne pouvait recevoir à temps un contre-ordre : on n'a pensé à lui faire aucun signal et on l'a laissée se débrouiller. Murat dans le rapport qu'il adresse à l'Empereur le 18 septembre ne s'élève pas contre Grenier, il avoue quelques hommes perdus et il dit en excuse : J'aurai du moins acquis la certitude de conquérir la Sicile quand Votre Majesté l'aura décidément ordonné. Quant au reste, il ajoute : Je me propose, Sire, d'avoir l'honneur de vous écrire particulièrement sur les contrariétés de toute espèce que j'ai eu à surmonter de la part de quelques généraux dans une circonstance aussi importante. Et cette lettre qu'il annonce ainsi ne se retrouve pas.

Ce qu'il prétend d'abord, c'est masquer la défaite aux yeux de son peuple : Il publie donc un ordre du jour où il annonce que l'expédition de Sicile est ajournée, que le but que se proposait l'Empereur est atteint, qu'un grand problème est résolu puisqu'il est démontré que toutes les flottes ennemies ne peuvent empêcher le passage du détroit par des barques de pêcheurs et que la Sicile sera conquise le jour où on le voudra fermement. Là-dessus, il ordonne que les bateaux regagnent leurs ports respectifs et quo les troupes reprennent leurs cantonnements.

Il ne trompe personne : l'Empereur, à qui on a avoué deux cents prisonniers, parvient, le 27 novembre, après maintes injonctions vaines, à savoir qu'il y en a près de mille, mais ce qui lui déplaît surtout c'est celte obstination à mentir ; l'ordre du jour le fâche plus encore : Le roi de Naples, écrit-il, a tort de parler ainsi de mes projets sans mon autorisation ; mon but était de faire une expédition en Sicile ; comme la Sicile n'a pas été conquise, mon but n'a pas été atteint ; je trouve fort extraordinaire qu'il ait parlé de moi d'une manière inexacte ; cela peut avoir l'inconvénient de faire supposer que je n'ai pas toujours pour but de réussir ; toutefois, il ne devait pas parler de moi sans y être autorisé et je le prie désormais d'agir avec plus de circonspection ; et il donne l'ordre que toutes les troupes restent à Reggio en position de menacer la Sicile jusqu'au Pr janvier : mais, cet ordre, Murat refuse de l'exécuter : la Calabre est hors d'état de nourrir les troupes, le trésor est épuisé, et d'ailleurs le résultat est atteint puisque les Anglais continuent à renforcer leurs troupes de Sicile. Cela l'Empereur le nie sur bonnes pièces : Toutes les troupes que les Anglais avaient destinées à la Sicile, ont été envoyées en Portugal aussitôt qu'on a connu l'ordre du jour que le roi a fait paraître, et il lui écrit : Si vous vouliez revenir à Naples qui vous obligeait de déclarer que vous mettiez fin à l'expédition ?... Mais vous agissez sans aucune espèce de prudence.

Murat est revenu à Naples par mer : il y est arrivé le 3 octobre ; la reine qui est rentrée le 4 août vient à peine de se remettre d'une fausse couche très douloureuse dont elle a été très malade ; mais, en ce moment, c'est la moindre préoccupation du roi. Quoique, selon toute probabilité, il ne doive attribuer qu'à lui-même l'échec qu'il a reçu, il en reporte l'entière responsabilité à l'Empereur, et, sinon au contre-ordre Grenier auquel il ne faut pas croire jusqu'à meilleure information, au moins à la mission Leclerc. Par là, tout le plan qu'il a échafaudé s'écroule. Si l'Empereur n'est pas en accord formel avec Marie-Caroline, tout le moins interdit-il qu'on touche à la Sicile, et c'est un aveu qu'il ménage la grand'mère de sa femme. Il faudra donc que Murat reste sur sa défaite, renonce à conquérir la Sicile. Ce n'est pas assez : voici qu'on prétend lui arracher l'instrument sur lequel il compte pour se défendre contre l'Empereur même. Cet ordre, expédié à Pérignon et à Grenier, de ne tolérer qu'aucun soldat français soit commandé par les officiers au service de Naples, l'atteint au vif, car c'est fini des espérances qu'il a pu former de faire, avec les régiments que l'Empereur a mis sous ses ordres, une garde française de prétoriens.

Chaque jour, d'ailleurs, ce sont de nouveaux déboires : tantôt l'Empereur envoie directement à ses généraux l'ordre de confisquer tous les bâtiments, quelqueconques, qui portent ou sont soupçonnés de porter des denrées coloniales ; tantôt il exige des  abaissements de tarifs ou des suppressions des droits d'entrée sur les draps ou les soieries de France ; il refuse d'envoyer un ambassadeur ou même un ministre à Naples ; il s'oppose à ce que Murat accrédite des ministres à Vienne et à Pétersbourg ; il accumule les plaintes contre la division napolitaine d'Espagne, un ramassis de brigands qui empoisonnent tous les pays par où ils passent ; il ordonne d'arrêter en route un bataillon de marche qui se rend en Catalogne et qui ne servirait qu'à grossir les bandes de brigands ; toutes ces troupes désertent, elles sont dans la misère, il n'en veut plus, et quand Murat les réclame, il les garde ; il exerce, par ses agents, une surveillance de chaque instant et, sur chaque menu fait qu'on lui dénonce, vérifié ou non, il porte une plainte ; il exige que, dans l'état où est le trésor napolitain, Murat mette en construction tous les vaisseaux stipulés par le traité de Bayonne, qu'il arme les rades jusque-là uniquement réservées au cabotage, que, dans des ports où il y a place à peine pour un chantier napolitain, il trouve moyen de construire des vaisseaux au compte de l'Empire et sous le contrôle d'agents qui ainsi pénétreront partout ; qu'il change les titres des commandants de sa garde, parce qu'ils sont pareils à ceux usités en France.

Sans aucun ménagement, il frappe, comme grisé par les coups qu'il donne et par les blessures qu'il fait, et, pour envenimer chacune d'elles, Murat a retrouvé à Naples, Maghella qui tient tous les ressorts de la police depuis la mort de Saliceti : on dit assez haut qu'il l'a empoisonné ; peut-être n'en a-t-il pas eu besoin. En tout cas, Saliceti disparu, le champ lui appartient. Nul n'est de taille à lutter avec lui et il est de force à mettre en échec l'Empereur même. Qu'il soit dès lors affilié aux sociétés secrètes subsistant de la Parthénopéenne ou suscitées par les émigrés siciliens, ou qu'il se rattache à d'autres sociétés, telles que les loges franc-maçonnes créées par les Français dans toutes les villes qu'ils occupent, Maghella exerce une action mystérieuse, groupe et tourne à son profit des forces innomées, et prépare, dans le silence et l'obscurité, l'accomplissement d'un des desseins les plus ambitieux qu'un homme ait conçus. Il déteste la domination Napoléonienne, il veut se rendre l'initiateur d'une Italie indépendante qui se fasse telle elle-même, qui ait son roi, son drapeau, plus tard ses institutions libres. Pour cela, il lui faut un point d'appui, et c'est Naples, un général et c'est Murat, une armée et ce doit être l'armée napolitaine. De telles idées se rencontrent trop avec l'ambition et avec les inquiétudes de Murat pour qu'il soit difficile de les lui faire embrasser à mesure qu'on les lui dévoile : même, sans lui en confier le secret, il est des points où Murat se trouve naturellement entrer dans le projet de Maghella quoique le but primitif diffère.

Ainsi, Murat a élevé jadis des prétentions jusqu'à la Couronne impériale ; il s'en est tenu pour l'héritier et il a conduit ses intrigues dans l'espoir que le trône vacant lui appartiendrait ; mais il estime peut-être à présent que l'objet est à la fois trop élevé et trop lointain, et, de lui-même, il s'est restreint à Naples : d'ailleurs, même pour affecter l'Empire, sa royauté lui est nécessaire. Or, cette royauté est menacée ; la tempête qui vient de renverser le trône de Louis, d'ébrécher celui de Joseph et celui de Jérôme, souffle à présent sur Naples. Pour y résister, il faut une armée et un trésor : dès le début Murat l'a compris ; mais, pour l'armée, étant données les injonctions de l'Empereur à Pérignon et à Grenier, les résistances des généraux français, et le courant surtout des idées de Maghella, il ne peut plus compter sur les troupes qui obéissent directement à l'Empereur ; il entend donc d'abord se débarrasser des régiments français qui, de fait, sont encore les maures de son royaume, puis renforcer l'armée napolitaine avec des éléments français, italiens et nationaux.

Pour ceux-ci, il a l'excellent prétexte des lettres de l'Empereur sur sa division d'Espagne : qu'on la lui renvoie, il n'en désertera plus un seul homme : il la regarde comme perdue, si l'Empereur n'accueille pas sa demande ; quant aux troupes françaises, il ne peut plus payer leur solde ; ses finances sont entièrement épuisées ; l'effectif d'ailleurs est double de celui qui est stipulé par le traité de Bayonne ; il demande donc qu'on les restreigne à ce nombre précis ; il prie l'Empereur ou de payer la majeure partie de ses troupes qui sont dans le royaume ou d'en diminuer le nombre. En même temps, comme il a un urgent besoin de cadres solides pour son armée qu'il recrute à force, qu'il a portée en deux ans de 17.405 hommes à 40.154 et qu'il compte mettre à 60.000 hommes, il ouvre des perspectives de plus en plus flatteuses aux officiers et soldats impériaux qu'il prétend attirer à son service ; il encourage les désertions surtout dans les régiments étrangers, tels qu'Isembourg et la Tour d'Auvergne où l'esprit est bien plus aventureux que national. Il appelle de Paris quantité de jeunes hommes à beaux noms, qui préfèrent, à un brevet de sous-lieutenant imposé par l'Empereur, les agréments d'officier d'ordonnance et un extraordinaire avancement. Il recrute à force partout où il peut, même aux frontières des ci-devant États romains.

Quant aux finances, assez malades, mais dont il exagère vis-à-vis de l'Empereur l'état de dépérissement, en alléguant que le déficit vient de son prédécesseur, il emploie pour remplir son trésor toutes sortes de ruses. Afin d'obtenir la libre entrée des navires américains et la levée du séquestre — qu'il se gène peu pour ordonner, témoin l'Hercule, mis à la disposition de Lucien, — il allègue la nécessité d'approvisionner Corfou, la mauvaise récolte, la disette dont est menacée sa capitale. Il se défend avec indignation de tolérer le commerce des denrées coloniales : Votre Majesté pourrait-elle croire, écrit-il, que, au camp de Piale, en face des Anglais, enfin aux portes des magasins anglais nous soyons restés des quinze jours sans sucre ! Pourtant, on n'en manque point dans le royaume où la surveillance des douanes s'exerce avec une négligence préméditée et où, de Sicile, de Malte et de Tunis, affluent les produits anglais. Murat lui-même est intéressé dans des armements de navires qui vont en chercher à Malte.

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Pour suivre un tel plan avec la rigueur, le secret et la continuité qui conviennent, il faut un calme, une persévérance, un sang-froid que n'a pas Murat. Maghella ne s'est point encore rendu assez maitre de son esprit pour lui inspirer toutes ses mesures et le rassurer sur les conséquences ; l'Empereur l'a trop habitué à sa fortune pour qu'il en doute encore, et il a peur de lui comme d'une divinité implacable et lointaine qu'on peut tromper, mais par qui il ne faut pas se laisser prendre. Au moindre bruit que son trône est menacé, il perd la tête et fait des écritures maladroites. Il écrit d'ailleurs trop, se laisse emporter par sa plume, comme un rhétoricien novice, déclame, supplie, pérore et récrimine. Dès le mois d'octobre, il risque des allusions aux bruits qui circulent et qui sont décourageants pour tout le monde parce qu'ils ne sont démentis par personne ; le 5 novembre, à propos de l'extension au royaume de Naples du décret du 18 octobre ordonnant de brûler les marchandises coloniales, il précise : la malveillance n'a pas manqué, dit-il, de présenter cet acte d'autorité comme la preuve de la réunion du Royaume à la France. Je vous prie, Sire, de me faire demander par les Relations extérieures ce que vous désirerez, car Votre Majesté ne se fait pas une idée du caractère des Napolitains, disposés à voir tout en noir. Et comme si cette dernière mesure faisait déborder le vase, il part on plaintes contre tout le monde, contre l'auditeur Capel, chargé d'organiser le domaine extraordinaire, qui lui donne plus d'embarras à lui seul que le gouvernement du royaume, qui n'a pas craint de lui demander son domaine privé, la dotation de l'Institut et celle de l'archevêché de Capoue pour former des corps de biens mieux réunis et dont l'administration fût plus facile ; contre le ministre de la Guerre, Clarke, dont la correspondance n'est pas décente et blesse la dignité royale ; contre le chargé d'affaires de France, Grosbois, qui pourra bien parvenir à la fin à rendre suspects même ses sentiments, tant la guerre que l'on déclare à son gouvernement est active et injuste ; contre le consul général et les consuls de France qui prétendent faire exécuter à la rigueur le décret du 18 octobre et qui secondent de tous leurs efforts le chargé d'affaires en lui fournissant des allégations tendancieuses et controuvées ; contre la consulte de Rome qui, sur le bruit que la peste s'est manifestée à Brindisi a fait suspendre toute communication par mer et par terre. Tout le monde lui en veut, tous les Français sont ligués pour le persécuter et pour le dénoncer : Au nom de Dieu, Sire, écrit-il le 9 novembre, faites cesser l'état pénible dans lequel je me trouve. Je ne puis plus lutter contre la perfidie et la mauvaise foi. Si on remet exactement sous les yeux de Votre Majesté les rapports de ses agents qui ne peuvent être que les conséquences de leurs propos, Votre Majesté ne pourra manquer d'y remarquer l'esprit ennemi dont ils sont remplis et vous ne souffrirez pas que des gens qui ne vous sont rien, mais qui attendent des places de leur prétendu zèle, attaquent d'une manière si scandaleuse les sentiments et la conduite de celui qui fut constamment et qui sera toujours le meilleur serviteur de Votre Majesté.

Voilà la polémique engagée, et de quel ton ! Au reste, Murat ne s'arrête point à des mots et il passe à des actes bien plus significatifs : par cette même lettre, il annonce la nécessité où il se trouve de pourvoir à la vacance du ministère de la Police — ce qui prépare la nomination de Maghella — et, comme l'Empereur, malgré la promesse qu'il s'est laissé arracher par Caroline, se refuse toujours, selon la décision qu'il a notifiée en avril, à désigner un ministre ou un ambassadeur pour Naples, il menace, par représailles, de rappeler de Paris son ambassadeur : Si, à mon grand regret, écrit-il, Votre Majesté était décidée à ne pas nommer un ministre à Naples, je vous prierai de permettre à M. Campo-Chiaro de rentrer dans le royaume où je pourrai tirer quelque parti de ses connaissances et de son dévouement.

L'Empereur, soit qu'il ne voie pas, soit qu'il ne veuille pas voir, répond avec une modération qui étonne et cède sur bien des points. S'il répugne à autoriser Murat à envoyer en Russie et en Autriche des ministres qui lui dépenseront de l'argent sans raison, il n'est point intransigeant et, pour peu que Murat insiste, il lui donnera gain de cause : ainsi pourront se nouer les trahisons définitives. Après avoir tant da fois déclaré qu'il n'aura plus qu'un chargé d'affaires à Naples et point de ministre, Quant à moi, écrit-il, le 13 novembre, je vais vous en envoyer un. Le 22, en effet, il nomme le baron Durant de Mareuil, un des serviteurs les plus anciens et les plus attentifs de la carrière. Avisé, ouvert et informé, Durant est de ceux auxquels on en fait difficilement accroire ; tout différent par l'âme de la Rochefoucauld, qui a joué à La Haye un vilain rôle, il n'est point homme à mêler au devoir professionnel des rancunes personnelles et des haines privées ; mais, par devoir professionnel, il rendra compte de tout ce qu'il apprendra ; il constatera ainsi des faits qui, au temps où ils étaient dénoncés par des agents subalternes, pouvaient être niés, qui, à présent, étant donnés le titre et le caractère de celui qui les rapporte, ne pourront être contestés. Par vanité, par désir d'en finir avec des individus qu'il trouve tracassiers, par espoir qu'ayant affaire à un seul, il en aura plus facilement raison, Murat s'est fait donner un surveillant, alors que tout contrôle lui est insupportable, lui semble une atteinte à son indépendance et à sa souveraineté.

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Ainsi, en ce moment, seul des princes confédérés, il s'abstient de fournir la situation de ses troupes à l'Empereur qui la réclame vainement : c'est pourtant là le point en litige : car tout tient à cette question d'effectif et l'état de ses finances en dépend, comme l'impuissance où il dit être de payer la solde des troupes françaises. Par une explosion d'inconscience et de vanité, il s'est vanté d'avoir porté son armée à 40.000 hommes, et, en même temps, pour se débarrasser des Français, il a allégué que ces 40.000 hommes épuisaient ses ressources. Il n'a pas compris qu'il donnait ainsi barre à l'Empereur qui lui répond : N'en ayez que 15 ou 20.000, et vous n'aurez pas de déficit. A quoi peuvent servir 40.000 Napolitains ? Vous sentez bien, que convaincu comme je le suis que, si je retirais mes troupes, il faudrait bientôt les renvoyer à grandes marches, parce que les Anglais ne manqueraient pas d'en profiter pour venir vous attaquer, ce qui me serait en Europe une dépense considérable et un échec, je me trouve embarrassé de la mauvaise direction que vous donnez à vos affaires... Avec vos 40.000 Napolitains vous n'êtes pas à l'abri d'un débarquement de 12.000 Anglais. L'Empereur malgré les instances de Murat refuse donc de retirer ses troupes du royaume, mais, en même temps il ne veut pas rendre les Napolitains qu'il emploie en Catalogne : C'est peu de chose, dit-il, et il ajoute : Croyez que j'attache peu de prix à vos troupes qui sont formées à la hâte, mal habillées et mal composées. Il y tient pourtant, soit qu'elles lui servent d'otages, soit qu'il soit embarrassé pour les remplacer.

Sur la réduction de l'armée, Murat est intraitable : sans craindre de se contredire, il déclare que ses finances n'ont jamais été plus prospères et mieux administrées ; s'il y a un déficit, c'est du fait de son prédécesseur. La dette qu'on lui reproche n'est pas la sienne, c'est celle qu'il a trouvée, mais ce déficit a diminué quand il aurait dû s'accroître par l'augmentation de 7.000 hommes de troupes françaises et d'environ 25.000 hommes de régiments napolitains nouvellement levés, par les dépenses de l'expédition, par celles des constructions navales, consistant en un vaisseau, une frégate, deux bricks, cinq goulettes et une flottille de quatre-vingts bâtiments de tout calibre... par les travaux immenses du génie, de l'artillerie, des ponts et chaussées, par l'augmentation des dépenses de tous les ministères, par quatre millions déjà payés sur l'arriéré fait avant son avènement au trône et par le paiement de trois millions déjà remboursés sur l'emprunt de Hollande. Alors, de quoi se plaint-il et qu'a-t-il besoin qu'on lui enlève les troupes françaises ? — Mais, répond-il, c'est pour augmenter, selon les ordres mêmes de l'Empereur, les troupes napolitaines. L'an passé, l'Empereur ne lui a-t-il pas écrit de Vienne de lever des troupes et de former une belle division napolitaine pour la lui envoyer si la guerre continuait ? N'a-t-il pas, par le traité de Bayonne, fixé le contingent napolitain à 16.000 hommes et 18.000 après la conquête de la Sicile` ? N'est-ce pas la preuve qu'en 1808 comme en 1809, l'Empereur ne tenait point en tel mépris les soldats napolitains et, s'il exige ce contingent, réglé par le traité, comment Murat le fournira-t-il s'il ne doit rester aucun soldat dans son royaume ?

Piqué au vif, Murat ajoute : Votre Majesté a trop mauvaise opinion des Napolitains ; elle croit que 12.000 Anglais me chasseraient du royaume. Je ne puis pas partager entièrement votre opinion puisque j'ai été et je suis tous les jours à portée de les apprécier. Je la partage bien moins encore sur les Anglais auxquels Votre Majesté fait beaucoup trop d'honneur. Je ne les crains nullement et les Napolitains les méprisent et si jamais Dieu ne me présente d'autres ennemis à combattre dans mon royaume, je puis garantir sa tranquillité pour longtemps. Mais, supposons que 12.000 Anglais soient plus entreprenants et plus braves que les 18.000 qui se bornèrent, il y a quinze mois, à occuper mes îles, quand je n'avais que 12.000 hommes à opposer, et qu'ils parviennent à persuader qu'ils peuvent battre tous les Napolitains, ils ne persuaderont jamais à Votre Majesté qu'ils peuvent battre 12000 Français. Eh bien ! Votre Majesté a 25.000 Français dans mes Etats ; qu'elle m'en laisse 10.000 et, certainement, elle ne sera pas forcée de revenir à marches forcées pour me secourir et si, par un de ces événements crus impossibles, je venais alors à perdre le royaume, j'y renonce d'avance et Votre Majesté le reconquerra pour elle. Je ne demanderai alors, pour prix de mon constant dévouement, qu'à marcher, comme simple soldat, dans l'armée destinée à chasser les Anglais. Si l'Empereur retire ces 15.000 hommes, l'arriéré sera exactement payé, la balance se rétablira dans les finances, les constructions navales seront activées. De grâce, Sire, prenez ma position en considération, je le mérite. Elle est devenue insupportable surtout quand elle devient inséparable de vos reproches.

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Ces reproches pourtant continuent : mais ils vont aux effets, non à la cause, que Napoléon ne perçoit pas. S'il ajourne toute décision relative au pavillon napolitain, ce n'est pas, semble-t-il, parce qu'il se rend compte de l'effort de Murat pour se napolitaniser et pour muratiser les Napolitains ; il reproche Corfou mal approvisionné, l'expédition de Sicile manquée, quand la carte envoyée par Murat la montre si facile ; dans la noblesse napolitaine que Murat veut reconstituer, il ne voit que du ridicule : Y a-t-il un seul Napolitain, écrit-il, qui se soit distingué à votre service ? qui ait gagné une bataille ? Y en a-t-il qui aient acquis de l'illustration en Europe ? Non. Dès ce moment vous ne pouvez avoir d'autre noblesse que celle que vous avez... Ce que j'ai fait en France et ce que l'Europe a approuvé ne serait à Naples qu'une singerie mal appliquée. Sans doute, à prendre que Murat veuille la faire semblable à la noblesse impériale ; mais il ferait une noblesse muratiste et, par là, ce qu'il entend, c'est consacrer la destruction de la féodalité, le partage des terres féodales entre les barons et les communes, le partage des terres communales entre les citoyens, et, de cette grande mesure dont Joseph a eu l'initiative, mais qui n'a été réalisée que par lui et terminée qu'en 1810, de cette révolution agraire pacifiquement accomplie, faire un établissement définitif qui rattache à la monarchie aussi bien les anciens que les nouveaux propriétaires.

De même est-il de l'armée française. Las de se plaindre que Murat ne paye pas la masse d'habillement, qu'il y ait, de ce chef, un arriéré de 900.000 francs sur 1810, que la solde ne soit pas à jour, que les prestations ne soient pas fournies, il croit punir Murat en lui enlevant des régiments : J'ai déjà retiré une partie de mes troupes, écrit-il, et je retirerai le reste si elles ne sont pas exactement payées. C'est faire le jeu du roi de Naples qui ne demande rien davantage.

Il reste toutefois assez de Français dans le royaume pour que l'Empereur soit assuré d'y être obéi s'il commande le renversement du trône ; mais, s'il a tant de fois marqué son mécontentement, il n'a vu encore ni l'utilité de s'emparer de quelque province, ni la nécessité de jeter bas le roi. Pour l'Italie, ce ne sera pas d'une intendance qu'il aura besoin, mais du royaume entier, et l'époque du remaniement n'est pas encore venue. Quant à Murat, il le croit léger, inintelligent, disposé à des oppositions de détail, mais il ne le voit ni factieux ni traître. Tout ce qui est de ses projets d'indépendance et de révolte lui échappe, tant il est convaincu de sa reconnaissance, de son impuissance aussi, s'il retirait de lui sa main. Il se confie aux protestations que lui adresse son beau-frère, et, en ce moment, malgré toutes les querelles pendantes, s'il le renversait, ce ne serait pas qu'il le tiendrait pour suspect, mais qu'il aurait emploi à faire de ses Etats.

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En Europe on imagine la catastrophe bien plus prochaine qu'elle n'est en réalité.

Toutes ces discussions n'ont point été inaperçues ; l'Empereur, à diverses reprises, a marqué son mécontentement d'une façon publique et, de ce qui s'est passé en Italie, en Hollande, en Espagne, en Westphalie, on a conclu qu'à Naples où les griefs sont bien plus forts, Murat ne sera pas mieux traité. De partout, revient le bruit d'une annexion prochaine : A Cassel, Catherine de Westphalie écrit dans son journal que le royaume de Naples doit être réuni au royaume d'Italie, que la reine de Naples, invitée par l'Empereur aux couches de l'Impératrice, a écrit à Madame mère que, comme on voulait lui prendre sa couronne, elle préférait recevoir cet affront à Naples qu'à Paris. A Rome, on dit que les troupes françaises sortent du royaume, par suite d'une convention faite avec Ferdinand réhabilité dans ses Etats sur les vives instances de l'Impératrice, que la guerre est déclarée à la Russie et que la destination du roi Joachim est la Pologne.

Murat, à qui de partout reviennent ces bruits, essaie de se rassurer sur l'autorisation que l'Empereur vient de lui donner d'envoyer à Vienne son ministre, le prince de Sant'Angelo, sur les remercîments que l'Empereur lui a adressés pour les beaux coraux qu'il a envoyés par son écuyer Caraffa et dont l'impératrice se fera de belles parures, mais il s'inquiète et s'énerve, il voudrait savoir. En apparence pour donner des preuves de zèle, après avoir dit que la ruine du royaume l'a obligé à dissoudre le camp de Scylla, il annonce que ses troupes sont en marche pour les Calabres, que ses équipages sont près d'y arriver, que sa flottille sera entièrement réunie avant le 25 mars et que tout va annoncer à la Sicile qu'il veut de nouveau en tenter l'invasion. C'est un moyen de tâter l'Empereur, d'apprendre s'il est d'intelligence avec Marie-Caroline. Il sait en effet que à Lissa, le 14 janvier, a été arrêté sur un brick sicilien un nouvel émissaire de la reine, un nommé Guillaume Amuller d'Amilia, natif de Stuttgard, qui se dit chargé de paroles pour l'Empereur ; il sait que cet homme a été conduit à Vincennes et, s'il ignore l'objet de sa mission, il ne peut douter qu'il ne soit analogue à celui que s'était proposé Cassetti ; ne recevant, des nombreux agents qu'il entretient à Paris, rien qui l'éclaire, il imagine qu'il débrouillera lui-même l'écheveau et qu'au cas qu'il faille parer le coup, rien ne vaudra d'être sur place : saisissant le prétexte de la prochaine délivrance de l'Impératrice, il écrit à Napoléon : Je ne puis résister plus longtemps au désir de voir Votre Majesté. Serais-je le seul de vos amis sincères qui serait privé du bonheur de voir un des premiers votre illustre rejeton ? Non, Sire, cette idée est affreuse pour moi et je viens vous demander l'autorisation d'aller passer quinze jours à Paris.

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Ainsi, par suite de circonstances particulières, Murat, jusqu'ici, est indemne, si menacé que chacun le croie et qu'il se croie lui-même. Sa destitution est ajournée, à moins de circonstances imprévues, jusqu'à la réorganisation de l'Italie, mais Jérôme, exproprié du royaume qu'il a récemment acquis et de provinces qu'il possède depuis l'institution de la Westphalie, a vu ce que pèse dans la balance de son frère l'affection ancienne et quelle valeur gardent pour lui les traités solennels ; Joseph, exproprié de même d'un tiers de son royaume, ne s'est point soumis, proteste, déclare qu'il veut abdiquer et l'Empereur n'attend que cette abdication pour donner une forme nouvelle à l'Espagne. Les traits communs qu'on a relevés ci-devant pour Fesch, Eugène, Lucien et Louis, reparaissent et s'affirment pour Jérôme, Joseph et même Murat. On ne peut plus parler de querelles particulières et y chercher des motifs appropriés : on est en présence du système qui est mis en action à la fois à Ratisbonne, à Milan, à Amsterdam, à Cassel, à Madrid et à Naples, partout où le système familial avait été en vigueur. Ce n'est pas un des trônes napoléoniens qui se trouve renversé parce que celui qui l'occupait s'est insurgé contre la politique du Grand Empire, ce sont tous les trônes à la fois qui sont menacés et ébranlés par suite d'une conception nouvelle de celui qui les a érigés.

L'on peut dire sans doute que chacun de ces rois a donné à l'Empereur de graves motifs de mécontentement ; on peut énumérer les fautes qu'ils ont commises et, en face de ce qu'ils coûtent à la France, dresser le bilan de ce qu'ils lui rapportent ; mais ce calcul que l'Empereur établit à présent et dont il se targue, que ne l'a-t-il fait en 1806 quand il instituait le royaume de Naples et celui de Hollande, en 1807, quand il créait le royaume de Westphalie, en 1808 quand il imposait son frère aux Espagnes ? Que ne l'a-t-il fait après chaque exercice, à la clôture de chaque campagne ? Il eût été pareil : la colonne de l'Avoir eût été aussi vide, celle du Doit aussi chargée. Quatre années durant, il a préconisé, établi, maintenu et accru le régime familial. Ni les révoltes napolitaines, ni les prétentions hollandaises, ni les insurrections espagnoles, ni les folies westphaliennes ne l'ont désabusé. Il a persisté, envers et contre tous, dans ce dessein, que servait son inébranlable fortune, de grouper autour du Grand Empire, un essaim de royautés feudataires. Rien ne l'a détourné de la confiance qu'il portait à ses frères et par suite à son système cl, à coups d'hommes et de millions, il est parvenu à lui donner sinon la vitalité, au moins une existence apparente.

Si brusquement, en 1810, ses yeux se dessillent, s'il fait ses comptes et voit le déficit, est-ce une simple coïncidence avec le second mariage, la grossesse de l'Impératrice, la certitude qu'il a d'être père et de fonder lui-même une famille ? S'il renonce, à cette date, au système qu'il a ainsi suivi à travers toutes les chances mauvaises, depuis qu'il est empereur — on pourrait dire depuis qu'il est général d'armée, car, depuis 1796, non pour des trônes étayant et affermissant son trône, mais pour des places étayant et affermissant la sienne, la conception est pareille, et si elle s'est étendue, amplifiée, magnifiée, c'est à proportion que son étoile montait vers le zénith, et que sa fortune, se développant, couvrait la France après l'Italie, et l'Europe après la France — s'il rompt alors, violemment, brutalement, avec le passé, qui peut penser que ce soit par hasard ? La situation nouvelle veut une formule nouvelle ; l'hérédité naturelle substituée à l'hérédité collatérale implique des sentiments nouveaux ; l'Empereur ne veut plus de rois feudataires, rattachés à sa personne par un lien de famille ; car, si, de lui à ses frères, ce lien n'est déjà guère solide, que sera-ce des neveux à leurs oncles ? Il n'admet plus des rois ayant un semblant d'indépendance, mais des fonctionnaires d'un ordre supérieur, qu'il révoquera à son gré ; il ne reconnaît plus d'États constitués ayant une apparence de nationalité, des limites assises, un territoire fixe, mais il prend ici ou là, à sa convenance et à son gré, telle ou telle fraction de peuple dont il a besoin pour quelque projet : le Rhin est franchi, comme les Pyrénées, comme les Alpes ; le Grand Empire ne connaissant plus de bornes où il doive s'arrêter, s'étend comme un fleuve sorti de ses rives et il perd chaque jour en profondeur ce qu'il gagne en étendue. Non seulement l'Empereur démembre selon ses fantaisies les royaumes qu'il a créés, mais il ne semble plus croire que ces royaumes soient ou qu'ils puissent être. Il ne les regarde plus que comme une formule d'attente, qui est usée et qui doit disparaître. Que fera-t-il ensuite de ses frères et beaux-frères ? Les enverra-t-il gouverner quelque province, les laissera-t-il comme princes français autour de son trône, les réduira-t-il à suivre la destinée de Louis et de Lucien ? Il ne sait, mais peu lui importe, dirait-on ; ils ont disparu de devant ses yeux qui, ouverts sur la race qui doit venir de lui, sont fermés sur la race d'où il sort.

 

 

 



[1] Il n'y a qu'un mot en italien : Nipole pour exprimer nièce et petite fille et le traducteur, peu versé dans la généalogie, a pris l'un pour l'autre.