NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IV. — 1807-1809

 

XXV. — LA FAMILLE EN 1809.

 

 

(Octobre 1806 — Novembre 1808)

MADAME. — FESCH. — PAULINE. — ÉLISA. — CAROLINE. — JULIE. — HORTENSE — CATHERINE.

 

Telles ont été les satisfactions que Napoléon a retirées du système, et tel, au moment de la crise, le secours qu'il y a trouvé. A-t-il du moins rencontré, près des membres de sa Famille qui n'ont pas ceint le bandeau royal et qui ne mènent point les armées, quelque peu de reconnaissance, d'affection ou au moins de tranquillité ?

On a vu quelles étaient les ambitions de Madame et comment, en mai 1806, elles avaient été déçues. Aussi s'en alla-t-elle bouder en son château de Pont. Je suis presque toujours à la campagne, écrivait-elle, et je me trouve bien de ce séjour. Elle ne revint nième pas à Paris pour la fête de l'Empereur que sa petite cour célébra par un divertissement en vers, dû à la plume élégante de M. Regnault-Beaucaron, magistrat de sûreté à Nogent, ex-législateur. Rentrée en octobre, après que l'Empereur fut parti pour la campagne de Prusse, elle passa l'hiver à Paris dans une intimité qui se resserrait chaque jour avec son frère, devenue aussi dévote qu'il semblait dévot, ne faisant parler d'elle qu'à propos de réouvertures et de bénédictions d'église. Sur les conseils de Fesch qui lui prêtait des tableaux, elle meublait son hôtel, faisait dorer son salon, aménageait sa chapelle où, du Musée spécial de l'Ecole française, elle avait obtenu qu'on distrayât pour elle un Saint Charles, patron du père de Sa Majesté l'Empereur et Roi, le Saint Charles-Borromée de Le Brun, qui, ci-devant y figurait sous le numéro 40 du livret et qu'on ne revit plus. Elle poussait si âprement le soin de ses intérêts qu'elle veillait elle-même à ce que les reliquats du prix d'achat du château de Pont, réservés jusqu'à la purge des hypothèques, lui rapportassent le 5 p. 100 ou mieux s'il se pouvait. De temps à autre, malgré les incommodités de l'hiver, elle allait au spectacle, les loges de l'Empereur étant à ses ordres ; mais la plupart de ses soirées se passaient chichement dans le salon peu éclairé de l'hôtel Brienne où elle jouait au reversis avec Mme de Brissac, Fesch, Mme Laplace, quelques prêtres de la Grande aumônerie.

L'Impératrice revenue, elle pensa, dès avril, partir à Pont et en écrivit à l'Empereur. Celui-ci, de Finckenstein, répondit : Madame, j'approuve fort que vous alliez à votre campagne, mais, tant que vous serez à Paris, il est convenable que vous dîniez tous les dimanches chez l'Impératrice où est le dîner de famille. Ma famille est une famille politique. Moi absent, l'Impératrice en est toujours le chef. D'ailleurs, c'est un honneur que je fais aux membres de ma famille. Cela n'empêche pas que, me trouvant à Paris, toutes les fois que mes occupations me le permettraient, je n'aille dîner chez nous. La leçon était sévère, mais le départ de Joséphine pour Malmaison et Saint-Cloud, puis pour Laeken afin d'y chercher Hortense, dispensa Madame d'une obligation à laquelle Julie s'était déjà soustraite et qui, à ses yeux, prenait l'air d'une déchéance. Elle resta donc à Paris, où elle continua la même vie retirée, qu'occupait, outre les comptes et les placements d'argent, une correspondance active avec Lucien, avec les autres enfants dispersés par l'Europe, avec Fesch, dès qu'il s'absentait.

Au retour de l'Empereur, on la vit, le 15 août, à Notre-Dame, assister au Te Deum, assez décorative pour que sa présence ne parût point déplacée. On ne dira pas : Quoi ! C'est sa mère ! C'est beaucoup, écrit une Polonaise qui eut l'accent parisien. Elle fit avec dignité sa fonction au mariage de Jérôme, et, après des voyages de quelques jours à Saint-Leu et Mortefontaine, elle fut des grandes fêtes de Fontainebleau qui ne rapportèrent à personne autant qu'à elle, bien qu'elle se fût dispensée de tenir maison et qu'elle eût jugé plus agréable de manger chez ses enfants. Trois jours avant qu'elle quittât, le 9 novembre, elle obtint que, à dater du 1er janvier 1808, l'Empereur lui attribuât la rente apanagère d'un million qu'avait eue Jérôme. De plus, des honneurs : comme elle avait pris au sérieux son titre de protectrice des Sœurs de charité et que, déjà elle venait de faire ériger en chef-lieu de la communauté le couvent des dames de la Croix, rue de Charonne, Napoléon décida que le Chapitre général des Sœurs hospitalières se tiendrait dans le palais de Madame et sous sa présidence. Les choses se passèrent fort bien et le rapport qu'elle adressa à cette occasion à Sa Majesté eut les honneurs du Moniteur et de tous les journaux avec, à la suite, une lettre approbative : Je ne puis, Madame, que vous témoigner ma satisfaction du zèle que vous montrez et des nouveaux soins que vous vous donnez. Ils ne peuvent rien ajouter aux sentiments de vénération et d'amour filial que je vous porte.

Sans doute voulait-il adoucir des rancœurs qu'il connaissait et, sans céder aux désirs de sa mère d'obtenir une situation politique, lui créer dans l'Empire un ministère de bienfaisance qui la contentât ; mais elle n'était point femme à désarmer. Si occupée qu'on la pût croire, dans l'hiver de 1808, de préparer l'entrevue de Mantoue, puis de tout disposer pour l'arrivée de la fille de Lucien ; à l'été, d'aller rejoindre Pauline à Aix-en-Savoie : l'année suivante de venir retrouver Louis à Aix-la-Chapelle, elle ne perdait pas de vue son but. Au Salon de 1808, elle avait fait exposer sa statue que venait de terminer Canova, et le Salon fermé, elle manda près d'elle l'architecte des Tuileries qu'elle invita à placer cette statue dans l'intérieur du palais, de façon qu'elle se trouvât le plus possible sous les yeux de l'Empereur. L'architecte répondit qu'il ne pouvait la mettre ailleurs que dans la galerie de Diane, et que, dès que l'intendant général et le grand maréchal lui en auraient donné l'ordre, il s'empresserait de l'y transporter. Mais Madame voulait le Salon de l'Empereur, ou mieux encore la Salle du Trône, en face du trône. Alors, en marbre sinon en chair, elle eût vraiment pris sa place et retrouvé son rang. L'Empereur ne consentit point, et ce fut un gros déboire.

Elle eût plus loin sans doute poussé ses prétentions et élevé ses désirs, si elle n'eût été arrêtée par sa passion d'épargner. Pour obtenir une augmentation de traitement, elle avait prétexté la nécessité d'augmenter le nombre de ses officiers et d'ouvrir son palais. Le million fourni et six cent mille francs par surcroît, elle commanda à Odiot un fort beau service de vermeil, mais elle n'en donna pas plus à dîner. Pour ses officiers, elle remplaça seulement ceux qui étaient morts ou qui demandaient leur honorariat. Ainsi, de ses dames, Mme Davout n'avait jamais fait de service : Mme Soult et Mme Junot à peine ; Mme de Saint-Pern était morte en 1806 ; c'étaient des places qu'il fallait remplir. Mme de Fleurieu, née d'Arcambal, la femme de l'intendant général de la Couronne, succéda donc à Mme Davout ; Mme Dupuy, l'ancienne dame de la princesse Joseph, vint, durant une année, au lieu de Mme de Saint-Pern et fut, en 1808, remplacée par Mme de la Borde-Méreville, née de Cabre. Mme de Bressieux. Mlle du Colombier, avec qui le lieutenant Bonaparte cueillait des cerises à Valence, se trouva imposée par l'Empereur. En 1809, la maréchale Soult et Mme Junot ayant obtenu l'honorariat, Madame fit nommer Mme de Saint-Sauveur, née princesse Masserano, et Mme de Rochefort d'Ailly, née Bayane. De fait, sauf Mme de Bressieux, c'était le même cadre ; car Mme d'Esterno, née Caulaincourt. Mme de Mornay en premières noces, n'était là que pour les honneurs de la Cour et parce que M. d'Esterno, ci-devant chambellan d'Elisa, puis de Jérôme, avait, en 1809, succédé à M. de Brissac, père de sa première femme. L'écuyer, le colonel Detres étant parti avec les étoiles, il y eut seulement M. Victor d'Arlincourt, le futur auteur du Solitaire, et, ce brevet annulé, M. de Quélen, le frère de l'abbé qui était à la Grande aumônerie et qui fut archevêque de Paris. Les traitements n'avaient point bougé : 15.000 francs à la dame d'honneur, 8.000 aux dames pour accompagner, 12.000 au premier écuyer, 6.000 à l'écuyer cavalcadour, 8.000 au chambellan. Seulement, cela tout sec ; point à compter sur la table et moins encore sur des radeaux. La dame d'honneur, Mme de Fontanges, n'a point de cachemire. Madame lui en fait l'observation et prend la peine de lui en choisir, de sa main, un qu'elle lui envoie — avec la facture. L'Empereur, raconte Madame à Girardin en son patois corse, il me dit à moi que jou souis oune vilaine, ma jou le laisse dire. Il dit que jou ne donne jamais à mangiare ; ma, s'il veut que jou tienne auberge, qu'il me donne oune maison comme doit l'avoir oune mère de l'Empereur et de trois rois, des pages, des préfets, des chambellans. Alors, il lo vera si jou ne fais pas bien les honours avec dignité. Jamais de dettes ; par an, au moins la moitié de son revenu à l'épargne, et ce revenu, nul ne sait quel il est, sauf Fesch, et encore. Donc, point d'argent pour soutenir ce rôle tout de bienfaisance, de représentation et de dignité que l'Empereur eût désiré que sa mère embrassa dans toute son étendue ; mais, un de ses fils éprouve-t-il quelque besoin, elle vide les bas de laine, et à partir de 1807, combien d'argent s'en va à Lucien ! Il a toujours été le préféré, mais peu importe : celui qu'elle aime le plus est celui qu'elle croit malheureux.

Elle a des côtés grandioses et superbes près de côtés mesquins et un peu comiques : ceux-ci viennent de l'éducation, ceux-là de la nature. Madame, dit-on, a toute la beauté dont une femme de son âge est susceptible ; mais cette beauté, qui tient à la pureté des lignes, est éclairée et comme sublimée par l'inexprimable orgueil de sa maternité souveraine. Sous le blanc liquide dont elle couvre son visage, qui lui cause d'insupportables névralgies, mais auquel, par une coquetterie suprême, elle n'a jamais renoncé, la physionomie en resplendit. Impassible, froide, silencieuse, elle est admirable. Voilà la nature. Si elle parle, — et c'est l'éducation — elle perd, et davantage à mesure qu'elle se met plus à l'aise, qu'elle se jette aux discours. Alors, c'est l'enfilade de paroles, le débordement d'inutiles confidences que ponctue le terrible accent, et à défaut des mots français, le patois corse avec ses vulgarités, ses étrangetés, ses familières interjections. Si elle l'entendait, la Polonaise, cette fois, dirait : Quoi ! c'est sa mère !

Napoléon le sent et c'est pourquoi, nuises à part les doctrines politiques, il eût fait une faute irrémédiable — car elle eût prêté au ridicule — en attribuant à sa mère des dignités qui eussent exigé ou justifié des discours. Il eût voulu que ses bienfaits parlassent seuls, et c'était par une sorte de pudeur filiale qu'il la retenait dans le cercle étroit dont il l'avait entourée. Seulement, elle ne pouvait comprendre que ce fût son intérêt.

 

L'intimité où Madame vivait avec son frère s'était encore naturellement resserrée depuis que le cardinal, ayant définitivement quitté Rome, donnait à Paris la plus grande partie de son temps. Il résidait peu à Lyon où il trouvait son palais délabré et insuffisant. Ce fut un grand effort lorsqu'il y partit en janvier 1807, et il prétendit que l'Empereur lui en tint compte. Son séjour à Paris, indispensable, à son dire, pour régler les affaires de la Grande aumônerie, ranimer et encourager le clergé, paralyser les concussions des imprimeurs qui faisaient payer le Catéchisme de l'Empire quatorze sous au lieu de quatre, ce séjour prolongé avait ruiné ses finances au point qu'il avait dû emprunter 12.000 francs pour son voyage. Aussi bien, comment vivrait-il à moins de 500.000 francs assurés par année ? L'Empereur ne voit-il pas que sa gloire est intéressée à ce que son oncle ait pour le moins un demi-million à dépenser ? Est-ce pour lui-même ? Non certes, mais pour les beaux desseins qu'il a conçus et que, dès son retour à Paris, au mois de mai, il va mettre à exécution. Car s'il se presse tant de faire sommairement la visite de son diocèse, s'il laisse même pendants les conflits d'autorité qu'il n'a point manqué de soulever, s'il revient en si grande hâte, ce n'est pas que ses devoirs de grand aumônier le rappellent — puisque, à Paris, il n'officiera ni aux obsèques du prince de Hollande, ni au mariage de Jérôme — mais que ses ouvriers le réclament. Il faut qu'il termine ses bâtisses, qu'il donne la dernière main à son École chrétienne des Beaux-arts. C'est eu son hôtel de la Chaussée d'Antin qu'il dispose à cet effet : les pensionnaires (il en a six déjà), architectes, peintres et sculpteurs, trouveront, avec des leçons de religion et de morale, un enseignement unique dans la galerie qu'il a formée. Les missionnaires qu'il a institués à Lyon viendront y étudier ; il y réunira l'élite des jeunes prêtres de l'Empire. S'il a choisi la Chaussée d'Antin, c'est pour y ramener par de bons exemples le feu sacré de la religion. Cette première assise posée, il bâtira son monument. N'y a-t-il pas, tout près, les jardins de Tivoli et quel palais on y pourrait construire ! Qu'on paye ses dettes et tout ira bien, à condition pourtant qu'on respecte ses prérogatives de cardinal, de grand aumônier, d'archevêque et de primat des Gaules, car il n'est point disposé à subir le moindre empiétement et il le fait bien voir.

Reste l'agrément de l'Empereur, lequel ne parait point disposé à le donner. La Chaussée d'Antin, dit-il, n'est pas un quartier convenable pour un cardinal. La galerie, au cas que Fesch veuille la conserver, serait mieux placée à Lyon. L'Institution des Beaux-arts chrétiens est aussi inutile que celle des missionnaires. Quant aux vaines susceptibilités auxquelles le grand aumônier prête l'oreille, il doit s'en défaire, s'il vent plaire à son neveu.

Battu, le cardinal se retourne. Puisqu'on veut qu'il porte sa galerie à Lyon, qu'on reconstitue donc le palais primatial en rachetant les parties aliénées à la Révolution, en le restaurant et en l'aménageant comme il faut : dépense utile : les princes en passant, y logeront et l'Empereur même. Cela remplacera le Palais impérial depuis si longtemps promis.

Ces discussions occupent le tapis l'année entière. Sauf pour les affaires de Corse où Fesch, toujours consulté, est laissé maître, avec Madame, de trancher à sa guise, le cardinal n'est en apparence de rien dans les affaires de France. L'Empereur ne semble arrêter son attention sur aucun des efforts que fait son oncle pour s'établir l'arbitre des affaires ecclésiastiques au profit des doctrines ultramontaines. Il ne s'émeut ni du fait qu'on a appelé des prêtres italiens dans le diocèse de Lyon, ni de la protection qu'on y accorde ouvertement aux Pères de la Foi. Si c'est par là que, sur son ordre, l'on commence la dissolution de la congrégation, c'est qu'elle y est plus nombreuse et plus entreprenante, mais la mesure n'arien de personnel à l'archevêque et, d'ailleurs, on doit employer les moyens les plus doux en même temps que les plus efficaces. Pourtant, ce n'est pas faute, par Fesch, de se découvrir, de s'interposer, de se mettre en vue, de marquer en toute occasion le rôle qu'il a pris et d'affecter qu'on est unanime à le lui accorder.

Tantôt, il s'offre pour négocier avec le Pape, pour faire partie d'une députation d'hommes capables par leur doctrine de l'éclairer sur sa position actuelle et de l'amener à traiter d'une confédération ayant pour objet la sûreté des États napoléoniens en Italie ; tantôt, à propos d'une nouvelle édition de l'Etiquette, il revendique, contre le ministre des Cultes, le droit de présenter seul au serinent les évêques nommés et, de cet article qu'il dit contraire à ses droits, il passe à un réquisitoire contre celui qu'il en soupçonne l'auteur : un ecclésiastique très connu par ses intrigues et son impiété, que les protestants et les philosophes travaillent à donner pour ministre à la France. C'est de Pradt, qu'il vise ainsi parce qu'il le croit en faveur et craint sa concurrence. A la mort du cardinal de Belloy, il annonce à l'Empereur que l'on tremble à Paris sur le choix d'un constitutionnel pour succéder à son siège. L'Empereur cette fois répond qu'il n'y a plus de constitutionnels et que, selon les principes de l'Église, l'on ne doit plus se souvenir d'un péché qui est pardonné ; il croit clore la discussion, mais Fesch, au contraire, voit la porte ouverte et s'y précipite : L'Empereur n'est pas informé de l'état de crainte et de perplexité où se trouvent le clergé de France et le peuple catholique, il va donc l'en instruire, car il est le porte-parole de l'un et de l'autre. Alors, énumération de griefs contre. le ministre des Cultes — non pas le candidat prétendu, de Pradt, mais le ministre en fonctions, Bigot-Préameneu : le ministre a changé la forme de nomination des chanoines ; il a envoyé des curés en retraite au séminaire ; il a retenu des missionnaires en prison ; il a exilé des abbés ; il a annoncé que, la mission du cardinal légat étant terminée, les évêques n'auraient plus de recours à Rome. Fesch lui en a écrit de son meilleur style et, pour preuve, il joint sa lettre et la réponse. On ne saurait rien faire d'un tel homme : il faut près de lui un conseil ecclésiastique qui le dirige. On a beaucoup de confiance en moi, finit-il par dire, on est convaincu que je sacrifierais mon existence nième à mes principes de foi et, dans l'effervescence d'une imagination exaltée, on me croyait exilé à Lyon. Ce bruit s'était accrédité par la cessation des travaux de mon hôtel qu'en effet j'avais interrompus extérieurement et intérieurement, lorsque Votre Majesté me signifia la cessation du traitement que je recevais comme ministre à Rome ; mais, pour faire tomber ce bruit, je me décidai à faire reprendre les travaux extérieurs ; ce fut un événement qui tranquillisa et réjouit beaucoup de monde. Il ne suffit pourtant pas à calmer l'Église de France. Cela ne se peut faire que si l'on pourvoit au siège de Paris ; mais qui y placer ? Caprara ou Juigné, Bayane ou Maure, Cambacérès ou Duvoisin ? De l'archevêque de Toulouse il n'y a pas à parler, c'est le fils d'un perruquier, mais pourquoi pas Barrai, l'archevêque de Tours ? Ainsi énumère-t-il tous les candidats possibles en précisant les défauts de chacun, et n'omet-il qu'un seul des cardinaux français — lui-même.

La malice est un peu épaisse, mais l'Empereur ne la relève point : il a assez à faire de répondre aux autres articles et il le fait nettement : Je vous prie, lorsque vous m'écrirez, de prendre garde à ce que vous me dites ou de vous dispenser de m'écrire, et de rester bien convaincu que, tous les mauvais sujets, je les ferai poursuivre avec plus de rigueur, s'ils sont piètres, que les autres citoyens, parce qu'ils sont plus instruits et que leur caractère est plus saint. Quant au reste de votre lettre, je n'y ai vu que l'effet d'une imagination en délire et je conseille à vous et à tous ceux qui créent ainsi des monstres qui n'existent que dans leur imagination de prendre des bains froids. — Dieu seul connait mon zèle pour votre service, répond Fesch, et la polémique tombe. Il part avec Madame pour Aix-les-Bains où est Pauline, passe quelques jours à Lyon, rentre à Paris, où il reste jusqu'à l'hiver.

Le siège de Paris est toujours vacant et Fesch continue à y jeter les yeux. Il n'est point assez sot pour se déclarer lui-même candidat — ce qui lui ôterait le moyen de se marchander — mais il le laisse dire, et tous ses protégés, très nombreux, intriguent pour lui. Dès septembre, cela est public. La catholicité est aujourd'hui dans l'Empire français et dans la fédération, écrit de Pradt à un de ses amis auquel il annonce que l'Empereur a manifesté l'intention de faire bientôt la nomination : Paris est à la hausse et Rome est à la baisse. L'archevêque de Paris est donc le primat de la France, par le fait, le contrepoids de Rome et le chef de l'opinion générale en France et dans la fédération. La nomination à cette grande place sera donc une époque pour l'esprit humain, car il s'agit de décider entre la religion purement mystique et pratique et la religion sociale et morale. La première est celle du cardinal Fesch, des sulpiciens et de tous les petits prêtres de Paris et de la France ; la seconde est celle de l'Empereur, de l'État et de toute la partie pensante de l'Empire et de l'Europe.

L'opposition — si taré que soit de Pradt pour en être le porte-parole — s'étend donc jusqu'à la Cour ; au ministère, Bigot-Préamenen est fort averti des factions qui entourent Fesch, mais ose-t-il en rendre compte ? L'Empereur, d'après le ministère de Rome, d'après les rapports de Lyon, d'après les lettres inhale de son oncle, ne sait-il pas à quoi s'en tenir ? S'il a regardé ses actes, ne les a-t-il pas vus en constante contradiction avec les décisions — pis, avec l'esprit même de son gouvernement ? Sans doute il n'a point vu, sans doute il ne sait rien, car, le 31 janvier 1809, il nomme Fesch archevêque de Paris.

Et Fesch a fait ses conditions. D'abord, il conservera le siège de Lyon et l'expectative du siège de Ratisbonne, concurremment avec le siège de Paris. Cela est accordé. Il lui faudra des bulles telles que celles déjà obtenues pour Ratisbonne, mais il ne doute pas que le Pape ne les lui donne. En Empire, avant la Révolution, il n'y avait presque pas d'électeur ecclésiastique — surtout des archiducs — qui n'eût au moins deux sièges, parfois trois. En France, ce fut plus rare, quoique ce ne fût pas sans exemple : d'ailleurs, n'en peut-on faire un pour l'oncle de l'Empereur ?

Ensuite. Fesch veut de l'argent, beaucoup d'argent. D'abord, l'Empereur lui achètera son hôtel. Chose convenue, mais il faut déterminer ce que vaut l'hôtel, car, dès qu'il achète, Napoléon en veut pour son argent. Donc, le S février, l'architecte des Palais impériaux reçoit l'ordre d'aller visiter les lieux et de rendre compte. Fesch a été son propre architecte, il a dirigé lui-même les constructions, a traité lui-même avec les entrepreneurs : aussi est-il très fier de son œuvre. Fontaine, au contraire, déclare que cette maison, construite contre toutes les règles de l'art, manque de solidité sur plusieurs points, que la distribution mal conçue est discordante et peu convenable, qu'enfin cette habitation, trop vaste pour un homme d'un état moyen et trop petite pour un grand, manque de dépendances et se trouve sans écuries, sans remises et sans logements à donner. Tout cela est vrai, mais, le 18 février, l'Empereur n'en fait pas moins paver, à compte, au cardinal de Paris la somme de 200.000 francs.

Ce n'est rien là : L'archevêque de Paris, écrit Fesch à l'Empereur, le 11 février, a besoin d'être environné d'une grande considération et de la représentation qui en impose aux grands et aux petits. L'humiliation n'est pas l'humilité. Le clergé et les fidèles de la capitale n'ont applaudi à ma nomination que dans l'espérance de voir le siège de Paris se relever de l'état d'humiliation où le réduisirent feu M. Portalis et le caractère faible de feu M. l'archevêque... Sire, que je devienne archevêque de Paris, mais que je le sois avec dignité. Il faut que je sois votre oncle, si vous voulez que je me rende utile. L'Empereur alors le renvoie à Duroc auquel Fesch expose ses demandes : réparation et embellissement de l'archevêché ; augmentation de traitement, augmentation de personnel. Dès le 19, l'Empereur ordonne Bigot-Preamenen que, sur un fonds de 600.000 francs, versés par la Caisse de la Police, 400.000 soient dépensés à l'Archevêché de Paris et que les travaux soient poussés le plus rapidement possible.

Cela est bien ; mais Fesch ne se soucie pas d'habiter l'Archevêché. La maison est humide et froide ; il n'y a pas de dépendances, pas de grandes salles, pas de jardin ; il faudra quatre ou cinq ans pour y être logé passablement. Comment mettre en comparaison, l'hôtel de la chaussée d'Antin ? Voilà qui est rare, ingénieux, agréable, beau jardin et le reste. Il n'est dit aux entrepreneurs que 236.000 francs, avec 200.000 qu'on dépensera de plus, ce sera un palais. On n'a Motte qu'à lui remettre les 400.000 francs qu'on va sottement dépenser à l'Archevêché : mais là l'Empereur ne cède pas. Il veut l'archevêque de Paris sous les tours Notre-Dame. Il paiera l'hôtel de la rue du Mont-Blanc 600.000 francs, pas un sol de plus, vendra le petit hôtel, terminera le grand et en fera une maison d'éducation pour des enfants de soldats. Il lui en coûtera encore 229.000 francs, mais ce sera une affaire réglée. Fesch refuse : son hôtel vaut bien mieux et il a là-dessus son idée de derrière la tête : Il garde les 200.000 francs qui lui ont été comptés et, pour le reste, dit qu'il s'arrangera. C'est ici la première dissonance, mais peu grave.

Officiellement et publiquement, il est archevêque nommé de Paris ; comme tel, il figure à l'Almanach impérial et dans les registres officiels ; comme tel, il traite de l'acquisition de la maîtrise de Notre-Dame, s'entremet près du préfet de la Seine, ordonne les travaux et installe les enfants de chœur ; ainsi fait-il de toutes les affaires du diocèse ; mais, quoiqu'il ait l'agrément des chanoines, il ne prend point encore possession comme administrateur capitulaire, uniquement parce qu'il prétend d'abord obtenir la bulle qui lui permettra de cumuler les trois sièges et qu'il n'entend pas sacrifier Lyon à Paris.

L'Empereur ne le presse point d'opter. Il l'a nommé Fesch a accepté ; c'est chose qu'il tient faite. Quant à savoir pourquoi il l'a nommé, c'est plus difficile : sans doute qu'il ignore ou dédaigne sa doctrine et son entourage ; qu'il se croit toujours en mesure de le conduire, de l'attirer par la vanité, de le réduire par l'argent et par lui, d'en imposer aux prêtres qui tenteraient d'être séditieux ; qu'il désire que le Tribunal de l'Officialité ne fasse point de résistance à une cause qu'il va prochainement y porter. Et puis c'est son oncle et peut-être Fesch en relient-il une sorte de prestige ; c'est sa créature et ne s'attache-t-on pas aux êtres à proportion qu'on les grandit ? Et puis, n'y a-t-il pas là derrière, Madame et Pauline ?

 

Car, c'est ici l'inséparable trio et, en vérité, qui s'y attendrait ? Entre cette mère qui fut toujours d'une haute vertu, d'une droiture entière de pensée, la femme la plus réglée, la plus économe et la moins fantaisiste qui soit et ce prêtre chimérique, mais de mœurs pures et de dévotion étroite, cet être de caprice et d'amour, cette tourneuse de têtes, cette adoratrice de son corps, cette païenne échappée d'un vase grec pour ressusciter en nos temps les divins mystères et le culte de la beauté, c'est un spectacle inattendu et piquant, mais, à y regarder de plus près, comme il devient aimable et comme il est fait pour toucher. Madame n'a plus à portée que cette fille et elle la croit profondément atteinte ; elle s'en inquiète constamment et fait partager ses soucis au cardinal. Elle est trop pure pour rien soupçonner de ce que Pauline, d'ailleurs, s'efforce constamment de lui cacher et Fesch, si, par hasard, il surprenait quelque chose, n'aurait garde d'en affliger sa sœur. Tous deux la savent inconstante, légère et fantasque, mais ils ne vont guère plus loin ; à peine s'ils se disent qu'il y a là des imprudences, mais ils les surveillent ; ils se laissent prendre aux attentions qu'elle leur prodigue, à la grâce dont elle leur donne le spectacle, à la gaieté dont elle leur apporte l'enchantement. Sans doute, ils regrettent que le ménage de Pauline n'aille pas fort bien, mais ils l'en ont plus souvent avec eux et, par cette égoïsme qui vient lorsqu'on vieillit, ils se consolent en la possédant qu'elle ne vive pas comme ils souhaiteraient. D'ailleurs, ils ne manquent point d'embrasser ses griefs et de se fier à ses histoires. S'il est difficile de présenter Borghèse comme un tyran, au moins est-il des sottises qu'il e faites et des torts qu'il s'est donnés. On en est quitte pour parler de ceux-là Au reste point de scandale : l'union s'est dénouée un peu à la façon italienne ; le prince, qui va de son côté, est fort poli pour le patito en exercice lorsqu'il le rencontre ; il est vrai que ce patito n'est point honoraire et qu'il change parfois, mais le prince est si souvent absent.

Le voici justement en Prusse et en Pologne où même, assure-t-on, ses carabiniers le virent une fois, durant que Pauline, au plus fort de sa grande passion pour Forbin, rentre à Paris où elle se tient en joie. Sa santé est parfaite à présent. Les bonnes nouvelles que nous recevons de l'armée, écrit-elle, ne contribuent pas peu à s'améliorer. L'Impératrice étant absente, elle se plie fort bien à faire, avec Caroline, les honneurs de Paris, et jolie plus que peut-être elle ne fut jamais — car l'amour embellit — elle est pleine de sourires pour chacun. Elle donne des divers de soixante couverts, elle ouvre ses salons à quiconque est présenté. Pour recevoir avec dignité les ambassadeurs étrangers, ce n'est pas trop de deux princes de l'Empire lui faisant cortège dans son appartement. Tout y était élégant, mais tout. à présent, a pris l'air qui convient et la direction est assez ferme pour qu'on la sente à tous les étages.

Sa maison d'honneur, que l'Empereur a déjà presque complétée en 1805, est, de toutes celles des princes, la plus éclatante en noms illustres, la plus fournie de jolies femmes et la plus instruite de l'étiquette. L'aumônier, le cardinal Spina, retenu à son siège de Gènes, ne parait guère, mais on a deux chapelains, l'abbé de Maussac et l'abbé de Saint-Gérat, tous deux de belle mine, de bonne maison et de noble tournure ; pour faire les honneurs, on a Clermont-Tonnerre et Forbin qui s'y entendent ; on a Montbreton, l'écuyer, pour veiller aux voyages. Mme de Champagny, la dame d'honneur, fait peu de service étant constamment attachée à son mari qu'elle adore ; d'ailleurs, elle représenterait peu, s'habillant mal ou point, tant elle pousse loin l'insouciance de sa personne, mais les dames pour accompagner compensent. Elles sont entre les belles du jour ; Mme de Chambaudoin d'abord, dont le mari, préfet de l'Eure, pare sa table, à ses grands dîners, des fleurs artificielles dont sa femme s'est coiffée l'hiver ; Mme de Bréhan de Plélo, Mme de Crécy, toute mignonne en sa jolie taille, blonde, exquise de pieds, de dents, de peau et d'esprit — ces deux viennent d'Elisa qui, devenue Lucquoise, les a repassées à sa sueur — puis, l'admirable M de Barral, Mme de Mondreville, alliée aux Beauharnais par son beau-frère, très grande, la tête peut-être un peu trop petite pour sa taille, mais si jolie avec ses traits d'enfant. Mme d'Arjuzon qui était digne de ses compagnes a suivi Hortense à la Have mais l'on a, pour se dédommager, le bataillon des lectrices et des dames d'annonce : d'abord Mme Barolis de Saint-Roman qui vient d'épouser M. Dupré de Saint-Maur, le secrétaire des commandements ; puis une petite Dormy, assez sotte, indiscrète et maladroite, mais faite à peindre ; enfin Mlle Millo, fille d'un ancien gouverneur de Monaco, quasi adoptée par le chevalier de Pougens et, pour son malheur, sœur de Mme de Campestre : elle est mignonne, futée, pleine d'esprit et de grâce, instruite comme un homme qui le serait beaucoup, rusée comme une femme qui le serait infiniment. C'est, en la place très modeste que la misère l'a forcée de rechercher et où d'ailleurs elle ne restera qu'un temps, la personne la plus remarquable de la maison ; c'est la favorite de la princesse, chez qui elle conduit bien des choses et, malgré l'étiquette, on se plaît à la voir au salon. Cela fait une jolie cour, et il est juste que tout le Paris officiel souhaite d'y être admis, mais la princesse ne fait point qu'ouvrir sa maison, rien ne lui plaît mieux que de recevoir des fêtes. Aux bals que lui offre l'Archichancelier, elle arrive des premières, trouve à son gré de danser et part des dernières. Jamais elle ne fut plus élégante et c'est une gaieté aux yeux que ses robes d'alors : en voici une de satin blanc sur un dessous de satin vert avec torsades d'or et tulle d'or au corsage ; en voici de velours vert, de velours blanc, de satin rose garnie en pointes à dents, de satin rose brodée en perles : surtout celle-ci, de satin blanc, brodée en or, avec soufflets de satin vert et or, où la broderie seule a conté 1.080 francs. Ce n'est rien encore près de la robe en point d'Alençon de 6.000 francs, mais faut-il, devant ces splendeurs, abaisser les quarante robes qu'a confectionnées la petite Leblanc ? La petite Leblanc fait peut-être aussi bien que Leroy, mais on la paye moins et c'est pourquoi on l'emploie davantage. Car, si élégante qu'elle soit, et si dépensière qu'elle paraisse, Pauline sait compter, et elle compte. A Leroy, le couturier, elle fournit toutes les étoffes qu'elle achète elle-même, chez Nourtier, Au Page. Si elle paye 18 francs les façons à Leroy, c'est 10 francs seulement à M" Leblanc. Si elle paye à Leroy 36 francs des capotes — peluche et satin rose, satin blanc et tulle, satin blanc et velours serin — même 120 francs des toques de satin ou de velours à trois plumes, elle a, chez Mme Guérin, 26, rue du Bacq, des chapeaux en ruban de taffetas bleu écossais avec bouquet de giroflées de Mahon pour 24 francs, et des capotes en satin et taffetas blanc pour 18 ; chez Mme Debray, elle en prend même à 12 francs qui ne lui vont pas plus mal ; et elle marchande, et elle rabat, et elle refuse. A Nourtier, chez qui elle achète en un mois pour 14.348 livres 15 sous, elle impose une diminution de 410 francs ; à la brodeuse qui ne lui a pas livré, au temps marqué, ce qu'elle a commandé, elle laisse pour compte les couvre-pieds de mousseline de l'Inde ou de tulle de coton, les taies d'oreillers et les mouchoirs de batiste. L'amusante personne, dont on ne saurait dire ce qui l'occupe davantage de sa beauté ou de sa santé ! La voici chaussant des souliers fourrés sur des bas de laine. gantant ses mains, pour la nuit, de gants préparés, passant des jupons ouatés où il ne faut pas qu'on oublie le faux-cul de 2 francs ; même, se culottant d'un caleçon de tricot fin auquel sont montées des ceintures de basin croisé doublées de percale ; deux fois la semaine, ce sont toujours les dix pintes de lait pour le bain ; et qu'est-ce donc, cet étui, en maroquin rouge doré, doublé de velours blanc, qui, en son double fonds, renferme un vase ovale en porcelaine dorée et que l'on porte avec piété en quelque lieu qu'aille Son Altesse Impériale ?

Passé le jour de l'an, encore des fêtes : c'est, pour la Sainte-Pauline, un vaudeville de Forbin et de Dupré de Saint-Maur, où parait toute la petite cour et où d'Aigrefeuille, l'acolyte de Cambacérès, qui fait, office de souffleur, sort de son trou, pour chanter, en son éternel habit violet, un couplet d'adulation comique ; Joséphine revenue, c'est, avec un redoublement des bals parés ou masqués, les cercles aux Tuileries où parfois la princesse, sous prétexte de santé, se fait porter en négligé, la fameuse fête pour laquelle Cambacérès emprunte le petit Luxembourg à Julie ; puis, la fête à Malmaison pour la Saint-Joseph où la troupe impériale joue la comédie au naturel et dans des pièces de Longchamps et d'Alissan de Chazet. Jusqu'au dernier jour, Pauline, malgré toutes les leçons qu'elle a prises de Grasset, se demande si elle pourra paraître. A l'avant-dernière répétition, elle a donné les répliques de son fauteuil et a fait chanter les couplets par sa lectrice. Mais le jour de la représentation, son costume lui sied à miracle : du coup, elle est sur pied, elle joue, elle danse, elle chante — presque aussi faux que sa sœur Mme Murat — elle est ravie de se montrer et le public est ravi de la voir.

Au printemps, elle pense aller prendre les eaux en Provence, et y passer le temps qu'il faut pour que ses architectes élèvent, au-devant de son palais. sur le jardin, des galeries où elle compte mettre eu belle vue les tableaux Borghèse ; le prétexte, au premier aspect, parait étrange et l'Empereur, sans être encore averti, soupçonne quelque mystère et refuse la permission. Mais Pauline insiste : sa santé en dépend, sa vie même ; on ne peut lui refuser. Après un essai d'installation au pavillon de Mousseaux emprunté à l'Archichancelier, à la mi-avril, elle s'en vient à Saint-Leu attendre la décision suprême qui doit arriver de Pologne. Napoléon pense que sa sœur serait mieux à la campagne et il a fait reprendre les négociations pour l'achat du Raincy, mais, en principe, il n'a rien contre une saison aux eaux : Je ne m'y suis opposé que comme conseil, écrit-il à Cambacérès, parce que je vois que les médecins conseillent les eaux à leurs malades quand ils veulent s'en débarrasser, et je regardais comme préférable qu'elle attendit la santé dans sa maison sans courir la chercher sur les grandes routes. C'est un exeat en règle, et Pauline se hèle d'en profiter. Sa mère, mieux renseignée, ne voit pas ce départ sans inquiétude. Je ne suis pas du tout tranquille sur sa position, sous plusieurs rapports, écrit-elle à Fesch, qui doit la recevoir à Lyon ; son état habituel de souffrance me déchire l'âme, et puis, dans sa suite, une seule personne mérite confiance, M. de Montbreton, un bien bon honnête homme. Aussi, Madame l'a-t-elle chargé de lui donner des nouvelles avec la plus grande exactitude et de ne rien lui laisser ignorer de tout ce qui pourra se passer.

A peine, de Villiers où elle est venue pour être toute portée pour l'embarquement, Pauline est-elle montée sur le coche d'eau, meublé et décoré tout exprès, qui la conduira à Auxerre où l'attendent ses équipages et d'où elle doit gagner Lyon, que l'Empereur, inquiet lui aussi sous plusieurs rapports, écrit à l'Archichancelier : Je suis bien fâché que vous ne m'ayez pas dit que l'on n'était pas d'accord sur le bien que ferait le voyage de Provence à la princesse Pauline 'Vous savez que je m'y étais d'abord opposé et que j'y étais contraire, mais on m'a écrit que toute la Faculté le voulait et j'y ai consenti. Si j'avais reçu votre lettre plus tôt, je ne l'aurais certainement pas autorisé.

En attendant, Pauline est à Lyon où l'oncle Fesch la retient trois jours ; il a de la morale à lui faire, des avis à lui donner, mais elle oppose constamment sa santé il lui faut les eaux d'abord, — elle ne dit pas lesquelles, — mais elle ne se rétablira parfaitement que si elle passe un hiver dans le Midi. C'est un jalon qu'elle plante par la main de l'Église et qui n'est pas mis là sans dessein. Si câline elle se montre pour Fesch, qu'il l'accompagne quelques heures en descendant le Rhône Pourtant il a des soupçons, Madame lui a écrit ; même ils devinent tous deux l'objet du voyage. Il y a eu des scènes et, pour surveiller sa nièce, le cardinal a détaché près d'elle son vieil ami Monseigneur Isoard Mais Pauline est si adroite qu'elle a bien su le retourner, et elle continue ses gentillesses quand, arrivée le 22 mai à Aix-les-Bains, elle se charge des frais de la procession de la Fête-Dieu. A Aix, elle inculque à Montbreton et à Mme de Bréhan, qui composent toute sa suite, qu'ils ont un besoin urgent de ces eaux-là mais que, pour elle-même, il en faut d'autres ; elle leur signifie en même temps qu'elle n'a que faire d'eux et elle part, seulement avec sa lectrice et ses domestiques affidés, pour un trou des Basses-Alpes, Gréons, où l'on accède par des chemins hypothétiques, mais où les eaux sont souveraines : celles-là et point d'autres ! A peine arrivée, elle se hâte d'en informer Jérôme pour qu'il le répète à l'Empereur, auquel, un peu plus tard, elle rendra compte des effets produits. De même à Madame et à Fesch, qu'elle remercie de lui avoir envoyé Isoard ; car elle ne le craint point, avant en son petit doigt de l'esprit pour rouler toute la Rote. Cela fait, elle n'a plus que patience à prendre : Elle touche au port. Forbin va venir ; elle l'attend : au surplus, voici qu'elle lui parle elle-même[1] :

N° 17. Gréoux, 10 juin à 1 heure après midi.

Bien-aimé, pas de tes lettres ce matin. Je suis bien impatiente d'en recevoir puisque, ta dernière, tu me disais avoir la fièvre. J'espère que ce ne sera rien et que mon A... sera tout à fait bien portant. J'ai pris encore ce matin mon bain et bu quatre verres d'eau qui sont assez bien passés ; mais, en sortant du bain, je me trouve bien faible, mais je suis persuadée que je m'en trouve bien. La petite Marie va très bien, elle est presque guérie. Tu as écrit à Ma..., que tu viendrais bientôt à Aix et que tu avais été malade, mais que les soins bien attentifs de Mme Derville et que vous aviez été si dorloté que vous vous en trouviez bien mieux. Elle est heureuse Mme Derville ! Vous soigner, vous voir, pouvoir librement avouer ses sentiments pour vous. son sort est digne d'envie. Pour moi qui suis obligée de me contraindre, de me cacher, mais qui t'aime, qui te chéris, qui t'en ai déjà donné tant de preuves, et qui ne peux être heureuse que par toi... Eh ! n'es-tu pas mon époux ? le mien a-t-il mérité ce titre si doux, si sacré ? Non, il ne l'a pas mérité, car sans cela tu ne serais pas le mien. Aussi, faut-il nie rendre amour pour amour, confiance pour confiance... croire que tout ce que je fais est pour notre bien, pour le Lien de notre amour. J'ai fait là-dessus toutes mes réflexions, et je tiens plus que jamais à ce que tout ce qui nous entoure soit bien persuadé que tout est fini entre nous, que nous puissions être tranquilles. Autrement, qu'arrivera-t-il ? Que le médecin est bien décidé à faire le diable et à s'en aller. C'est lui qui a tout découvert à M. Ho...[2] non pas par méchanceté, mais par crainte et par bêtise. Maman, mon oncle sait tout, car tu n'as pas idée ce que j'ai souffert à Lyon, des pleurs que j'ai répandus de nous voir découverts. Mme de B...[3] a profité de ce moment pour nie dire que c'était affreux la manière dont tu te conduisais devant elle, qu'elle n'était pas faite pour que nous nous (sic) lui manquions devant elle comme nous avions fait à Paris. Tu comprends ce que j'ai a souffrir, moi qui suis bonne et qui lui avais livré tonte ma confiance. M. de Mon....[4], tu sais mieux que personne comme il s'est conduit. Il a été la cause de notre séparation et de bien des maux. Il a trahi ma confiance d'une manière bien dure pour une [          ]. La petite Mi...[5] s'est rendue indigne de ma confiance ; aussi pour elle je puis avoir de la pitié, de l'indulgence, mais plus de secret. Mme D. M.[6] est une bonne fille mais il ne faut pas se fier ; elle aime beaucoup la petite. Mme Du...[7] ne t'aime pas ; elle craint que cela ne la compromette. Ad...[8] bavarde. Mme de Ba...[9] n'est ni bonne amie, ni mauvaise ennemie. Elle n'a point voulu nous servir. M. et Mme de Saint-Ma...[10] sont des inconséquents. Aussi je ne vois que Minette, Émilie, Nini[11]. Pour en imposer à tout le monde, il faut le plus grand soin, des sacrifices, des privations qu'il faut faire si tu veux me conserver. Je t'enverrai par écrit la manière dont il faut se conduire : il faut te soumettre et croire que je souffre plus que toi de cette contrainte et qui nous évitera bien des chagrins et même qui ne pourraient manquer de nous perdre. D'ailleurs, mon mari arrivant, il faudrait bien par force s'y soumettre. Ainsi ce n'est que par anticipation. Adieu, je vais tâcher de me reposer un peu. car je n'ai jamais écrit si longuement, mais tu sais bien que je fais l'impossible pour toi, pour toi seul. A ce soir, je récrirai.

9 h. ½ du soir.

J'ai été me promener, il faisait un temps charmant. On arrange un chemin pour aller en calèche. Nous y étions : cela tenait (?) en effet largement deux calèches à quatre chevaux, mais j'étais triste. Ni les ouvrages, ni les distractions ne peuvent te remplacer un instant, même dans mon souvenir. Mme... a la fièvre en sorte que je suis seule avec le médecin et Isoard qui est établi ici à la prière de mon oncle qui lui a écrit. Il est bon enfant, mais bête comme tout. Je me suis arrangée de manière que tu pourras venir à mon bain et y rester tout le temps que j'y serai ; mais Mme Du...[12] y est, ainsi que les messieurs qui sont ici ; mais ne t'effraye pas, cela se réduit au médecin et M. Isoard, et j'ai fait exprès pour que mon bien chéri puisse y venir ; mais je crains que la chaleur qu'il a fait ne l'incommode. Pour moi, malgré les personnes qui y seront je ne verrai que toi seul. Que cette solitude nie plaira quand tu seras là ! Que ne peut-elle durer toujours, mais nous ne nous séparerons jamais, jamais. Avec de la prudence, nous serons toujours heureux. J'attends avec impatience de tes nouvelles de la fièvre. Dis-moi ce que tu fais. Apporte donc ce qu'il te faut pour peindre, pour me faire de jolies choses pour moi. Ma chaumière commence à s'arranger. Je fais venir des fleurs partout. Je fais [proprier] le plus possible pour que mon bien chéri s'y trouve bien. A propos j'oubliais de te dire que mon mari a été nommé gé......[13] !  Il m'écrit des lettres charmantes et pleines d'amour ; je ne comprends pas d'où cela peut venir. Mais je finis car je suis fatiguée de tant écrire. Les eaux m'affaiblissent un peu. Addio, caro, sempre caro amico, amante caro, si ti amo ti amaro sempre ; carcado veni ma mando. Demain, j'écrirai ton règlement pour ta manière de te conduire ici, j'y mettrai toute mon attention la plus scrupuleuse pour bien faire. Je vais tâcher de dormir, mais je rève toujours de toi, depuis quelque temps encore davantage. Si ti amo di piu, caro idolo mio. Ti mando dei fiori che sono stati net mio sino, le o coprati di bacci... Ti amo ci io sala.

En vérité, c'est tout elle, la reine des colifichets, comme dit l'Empereur, avec les factions qu'elle suscite, le besoin qu'elle a de confidents, les plans qu'elle forme, les fleurs dont elle se pare, sa santé dont elle s'occupe et l'amour dont elle vit. Il n'y manque que la toilette, mais, à ce moment, elle a mieux à faire que s'habiller, et, trois mois pleins, cela lui suffit. En septembre, comme elle l'écrit à Lucien, elle est toujours dans son désert, séparée de tout le monde, occupée uniquement du soin de sa santé. Borghèse, que l'Empereur veut décidément combler de gloire, est venu, de Pologne, annoncer — avant la lettre la victoire de Friedland ; puis, il est allé faire un tour en Italie et il a passé par Gréoux ; mais Pauline était prévenue. Rien ne l'a pu distraire d'une telle cure, ni le retour de l'Empereur, ni le mariage de Jérôme, ni le voyage de la Cour à Fontainebleau. Quel honneur et quel bonheur pour Gréoux les habitants le comprennent si bien qu'ils érigent un obélisque en souvenir. A présent, elle compte passer l'hiver à Montpellier, loin du bruit et de l'étiquette, pour confirmer sa guérison : au moins le dit-elle ; mais ce n'est pas à Montpellier qu'elle va, c'est à Nice. On annonce qu'elle y restera, tuais elle veut aller à Grasse et c'est en s'arrêtant quelques jours chez Mme de Forbin. A Grasse, malgré la musique, malgré la présence de Mme de Chambaudoin qui, étant de quartier, a remplacé Mme de Barral, laquelle avait relevé Mme de Bréhan, la princesse s'ennuie. C'est liai, semble-t-il, des beaux jours de Plombières et de Gréoux ; et Forbin n'a-t-il point cessé de plaire ? Elle veut retourner à Nice. Les gens du pays disent qu'avec les inondations, le voyage est dangereux. N'importe, la voici qui part. Elle est en sa litière que portent les géants valets de pied se relayant tous les quarts d'heure. Autour, une escorte, des gentilshommes du pays, le colonel de la gendarmerie, la lectrice Mlle Millo, les femmes de chambre et le valet de chambre. Le reste fait un second convoi. Route faisant, Pauline perd ses compagnons qu'arrêtent des torrents. Pour franchir certains, les porteurs doivent mettre les bâtons de la litière sur leurs épaules. D'accident en accident, elle est obligée de se réfugier en un moulin que les eaux cernent et menacent d'emporter. Pour nourriture, un poulet qu'elle plume elle-même, du lait et des œufs. Le moulin est proche d'un château à M. de Villeneuve, qui a été indiqué pour la couchée. Aussitôt prévenu, M. de Villeneuve accourt, essaie avec des perches d'établir un va-et-vient, mais, pour sortir, il faut attendre que les eaux aient baissé. Pauline est couchée, déjà remise de son alerte, lorsque arrive le second convoi, dames, intendant, médecin, dont les aventures ont été plus pitoyables encore. Elle fait appeler tout son monde, fait jurer qu'il ne sera parlé de rien à l'Empereur. Qu'auriez-vous fait si je m'étais noyée ? demande-t-elle au colonel de gendarmerie. — Je me serais brûlé la cervelle, répond-il ; mais la réponse ne la fait pas penser. Elle visite le château fort gaiment, déjeune, part pour Nice : au pont du Var, trois arches emportées, mais ingénieurs, préfet, soldats sont à les réparer. Enfin, ou arrive, on s'installe dans une maison charmante, à droite en arrivant dans le faubourg de la Croix-de-Marbre. Les jardins vont jusqu'à la mer, et, sur le rivage, un corps de garde est établi de crainte que les Anglais ne s'avisent d'enlever la sœur de Sa Majesté.

Le temps d'abord passe agréablement. C'est une fureur alternée de musique et de lecture. Le préfet, M. du Bouchage, s'ingénie à plaire à la princesse, qui parfois honore le théâtre de sa présence et qui daigne agréer une sérénade où les artistes et les amateurs du lieu exécutent à grand orchestre une cantate analogue à la circonstance, composée, mise en musique et chantée par M. Vinci, professeur et primo tenore de l'Opera buffa. A. la maison, on a d'autres plaisirs : La princesse chante, Mlle Millo chante, l'intendant chante et l'on se repose en faisant des vers qu'on mettra en musique. En voici même qu'on dit de la façon de Pauline :

Tendre Phébé, déesse de la nuit,

Vaine est donc sur moi ta puissance,

Lorsque le pauvre en son humble réduit

Éprouve ta douce assurance.

Entends ma voix, j'implore ton secours...

Douce nuit, suspens ma souffrance.

— Si tu sais mettre un terme aux plus longs jours

Sache en mettre aux maux de l'absence !

Cela est bien huit jours, mais, la semaine passée, ne s'ennuie-t-on pas à Nice comme ailleurs ? Il faut aller à Turin, et la princesse en écrit à l'Empereur qui, justement, vient de passer le Mont-Geais on sait dans quels périls. Y pensez-vous, répond-il, de vouloir venir à Turin par les mauvais chemins qu'il vous faut traverser. Restez à Nice pendant toute cette saison guérissez-vous afin de pouvoir venir au printemps à Paris. La voilà donc bloquée à Nice. Qu'y faire ? — De la musique ! Elle a, à Paris, Blangini dont elle a pris des leçons, qu'elle a nommé directeur de sa musique à 750 francs par mois, c'est bien le moins qu'elle s'en serve. Vite I Qu'on envoie nue voiture et qu'on ramène Blangini ! Et le voici qui arrive de Paris à Nice. Au piano, à présent ! Et il lui faut Blangini et sa musique jusqu'au dîner, Blangini jusqu'au coucher, Blangini pour les promenades en calèche, Blangini pour l'excursion à Antibes où l'Altesse Impériale va revoir la maison qu'habitait au temps des détresses Paulette Bonaparte, misérable et gaie !

Que de romances, que de duos plutôt : en un seul de ces recueils où, superbement, sur le maroquin, s'étalent le nom et les armes de la princesse, en voici de Grazioli, de Farinelli, du divin Cimarosa, surtout de Blangini lui-même qui prend alors tous ses titres : Maître de chapelle de S. M. le Roi de Bavière, directeur de la musique de Son Altesse Impériale Madame la princesse Pauline, princesse Borghèse, duchesse de Guastalla ; et, de ces feuilles qu'on remua à Nice, de ces notes où l'écriture a laissé quelque chose de personnel et de vivant, des paroles qui toutes parlent d'amour en cette langue que Pauline prêtait à l'amour, est-ce qu'il ne s'exhale point une volupté tendre et plaintive, comme le parfum d'un bouquet fané flotte longtemps sur les pétales morts... ?

Cependant, dans son voyage d'Italie, l'Empereur a constaté la nécessité de rendre à Turin un peu de vie et d'animation, de pourvoir enfin à cette charge de gouverneur général des Départements-au-delà-des-Alpes que Louis n'a point voulu remplir. Le 2 février 1808, il en fait, par sénatus-consulte, créer la dignité et, le 14, il y nomme le prince Camille. N'est-ce pas remplir les vœux de sa sœur qui, tantôt, voulait venir à Turin, mais est-ce à dire qu'il compte lui en imposer la résidence obligatoire ? Non pas ; il ne va point d'elle comme de Caroline et d'Élisa, et il n'est nullement question de lui racheter ou de lui reprendre l'hôtel du Faubourg Saint-Honoré. Bien mieux, c'est l'Empereur lui-même qui par Duroc et par Noël, son notaire, suit l'achat du Raincy ; lui qui envoie son architecte constater les dégradations ; lui qui, de nouveau, rouvre la négociation avec M. Destillères et qui s'entête à réussir. Il offre cette fois un million net, plus 24.000 francs d'épingles et les frais. Mais Destillères, qui n'est que le prête-nom d'Ouvrard, trouve des prétextes, Mme Junot qu'Ouvrard a prise pour locataire, — ou pour paratonnerre, — invente des atermoiements et, quoique l'Empereur tienne et annonce que c'est marché conclu, les échappatoires ne manquent pas au vendeur. Qu'importe ? La bonne volonté de Napoléon suffit à prouver qu'il ne condamne pas Pauline à un perpétuel exil.

Pourtant, eu réglant les attributions du gouverneur général — commandement supérieur des troupes et de la gendarmerie, haute surveillance de la police, transmission des ordres des ministres, et à l'inverse des pétitions des peuples. — Napoléon a marqué le double but qu'il poursuit : d'abord, mettre fin au scandale de la séparation et contraindre les deux époux à passer ensemble quelques mois de l'année ; ensuite, créer une cour pour vivifier Turin. Il a donc édicté par le menu, ne varietur, où et continent devront vivre le prince et la princesse. Ils auront, pour résidence commune à Turin, la partie du Palais royal qu'on nomme le palais de Chablais ; ils jouiront de plus de tous les autres palais qu'avait le roi de Sardaigne, et la Couronne entretiendra pour eux une meute à Stupinigi. Ils auront un gouverneur du Palais, faisant fonction de grand maréchal, avec un préfet du Palais sous ses ordres. Pour le prince, six chambellans, quatre écuyers, quatre aides de camp et un secrétaire des commandements ; pour la princesse, une dame d'honneur, douze dames pour accompagner, six chambellans, quatre écuyers ; pour tous deux, une chapelle et douze pages. Et dans quel détail n'est-il pas entré ? Tous les dimanches, dans les grands appartements, cercle tenu, au nom de l'Empereur, par le prince et la princesse ; chaque semaine, cercle tenu par la princesse dans ses appartements ; et les sièges, et les battants des portes, et la petite et de la grande parade, et les dîners, et les soupers, et les spectacles, et les soixante chevaux de l'écurie, et l'attelage à deux ou à six chevaux, il a tout prévu. A un sol près, il a fixé le budget : le service d'honneur coûtera 126.000 francs, — chambellans, écuyers et dames du palais étant uniformément ramenés à 2.000 francs par tête ; le service de l'intendant général, 381.000 francs ; car il ne passe que 100.000 francs à la toilette de la princesse et 60000 à sa cassette, et il en donne autant au prince ; le service de la chambre et de la bouche — personnel et matériel — 590.600 francs ; l'écurie 202.050 fr. ; la maison des pages 57.300 francs ; l'hôtel de Paris 37.381 francs ; le Raincy 10.760 francs. Avec un fonds de réserve de 160.000 francs à la disposition du prince c'est 1.613.000 francs : exactement ce que, à eux deux ils apportent, savoir : pour le prince, 300.000 francs sur le Grand-livre, 200.000 du domaine de Lucedio[14]. 333.333 francs et des centimes du traitement du grand dignitaire ; pour la princesse, 200.000 francs sur le Grand-livre, 100.000 des biens allodiaux du duché, 480.000 du traitement de princesse, qu'il lui laisse, mais en passant sous silence les trois millions restant dus de Guastalla. Il la prend ainsi dans un étau. Il lui coupe les vivres en les distribuant il supprime les fantaisies, il abolit les belles promenades ; il met l'argent aux mains du mari, le rend maitre de tout, même de sa femme.

Et voici en effet Borghèse qui arrive à Nice, pour y chercher Pauline et faire avec elle une entrée souveraine dans leur gouvernement. Il s'agit bien de cela en vérité, et Pauline est bien prèle à se livrer aux acclamations ! Est-ce que l'Empereur ne vient pas de rayer des contrôles de la Maison, Blangini le directeur de sa musique. Est-ce qu'on peut vivre sans Blangini ? Et, par surcroît, juste au moment où on vient de la flatter que l'affaire du Raincy est terminée, elle manque, l'intendant de la Couronne n'avant point voulu conclure si M. Destillères ne donne des garanties qu'il est légitime propriétaire, ce que l'Empereur attend pour mettre Ouvrant en cause et rattraper sur lui le million. Le Raincy, Pauline s'en consolerait, mais Blangini ! Il n'est point de la maison, mais il suivra quand même incognito ; ce n'est qu'à cette condition qu'elle partira (19 avril).

Encore, malgré le préfet et la garde d'honneur lui faisant escorte jusqu'aux limites du gouvernement général, la princesse est-elle de méchante humeur et le laisse-t-elle voir. Et, malgré la belle amazone façon cachemire amaranthe brodée en or que Léger a imaginée pour le voyage, malgré les sept habits de cour complets que Leroy a envoyés, et les robes de tulle brodé pour les petits soirs, et les habits cosaques de perkale brodés en argent pour les promenades, malgré un trousseau tout neuf, de quoi étonner à jamais les Turinoises, c'est d'une moue qui ne lui sied point qu'elle accueille les présentations, les espèces d'enthousiasme, les arcs de triomphe, les discours, les cercles et les spectacles. A peine reste-t-elle quelques jours à Turin, presque tout de suite elle s'enferme à Stupinigi où Blangini lui fera de la musique : mais quoiqu'elle lui ait doublé, ses appointements, qu'à la vérité on ne lui paie pas, il est pris de peur, s'évade et alors, elle n'y tient plus, elle veut s'en aller. Avant le 15 mai — elle est partie de Nice le 19 avril — elle en écrit à l'Empereur. J'approuve, lui répond-il le 26, de Bayonne, que vous alliez aux eaux de la vallée d'Aoste. Je suis biché, d'apprendre que votre santé soit mauvaise. Je suppose que vous êtes sage et qu'il n'y a pas là dedans de votre faute ; et il ajoute : Faites-vous aimer. Soyez affable avec tout le monde, léchez d'être d'une humeur égale et rendez le prince heureux. Le bonheur du prince, voilà dont Pauline se soucie autant que des eaux de la vallée d'Aoste ! Heureusement, on annonce Joseph qui passe le 30 mai à Turin, allant de Naples à Baronne. Il n'est point dans la confidence de l'Empereur, il ignore le but qu'il cherche, il se laisse prendre au grand jeu que lui fait Pauline et, de lui-même, en chef de famille, il donne l'exeat : J'ai trouvé ici Paulette dans un déplorable état de santé, écrit-il à l'Empereur. Elle ne mange pas depuis huit jours et ne peut pas même supporter le plus léger bouillon. Les médecins m'ont dit qu'elle devait quitter le plus tût possible l'air humide de Turin et aller aux bains d'Aix en Savoie. Son mari hésitait parce qu'il n'avait encore reçu la réponse de Votre Majesté pour ce orage. Je n'ai pas hésité un instant à lui dire de faire partir sa femme et que je me chargerais de tout vis-à-vis de Votre Majesté qui voulait avant tout que sa sœur vécût.

Ainsi Napoléon, moins facile à duper, aura beau écrire à sa sœur, le 2 juin : Ce que vous éprouvez est une suite nécessaire du printemps. Stupinigi est. un peu humide ; Turin est préférable. Je ne vois pas pourquoi vous n'iriez pas aux eaux de Lucques. Je ne vois aucun inconvénient que vous alliez aux eaux de Saint-Didier puisqu'elles sont, dans le Gouvernement, mais il ne faut pas quitter le Gouvernement sans mon ordre ; quand sa lettre arrive, Pauline est envolée. Le 5, elle est arrivée à Chambéry, le 6 à Aix. Seulement, il s'ait de ne point retourner d'Aix à Turin, pour y retrouver Borghèse et y vivre. Alors, voici qu'à chaque courrier, les nouvelles s'aggravent, se font mauvaises, pires : Paulette se meurt, Paulette est morte. Le 1er juillet, Madame, affolée, part de Paris en toute hâte, avec Fesch. A peine s'arrête-t-elle à Lyon ; elle voyage nuit et jour, croyant arriver trop tard. De La Haye, Louis écrit à Lavallette : Maman est partie pour se rendre auprès de ma sœur à Aix. Cela me montre assez combien elle est mal. Je suis triste, chagrin, je suis seul. J'ai besoin d'avoir de bonnes nouvelles de ma chère sœur. J'ai été élevé avec elle, mon cher Lavallette ; tous les souvenirs de l'âge heureux que j'ai passé se rattachent à son souvenir. Quand je songe à sa mauvaise santé, combien elle souffre depuis longtemps, combien elle a eu de malheurs dans la vie, je suis vivement peiné. Fais-moi le plaisir, mon cher ami, de m'envoyer régulièrement de ses nouvelles et d'en faire demander, si tu n'en as pas, chez maman ou chez mon oncle Fesch où on en aura sûrement tous les jours. Cela régulièrement, mon cher Lavallette, je compte sur toi.

Madame et Fesch arrivent à Aix : sont-ils pris eux aussi ? On en peut douter, car voici la note qui baisse. Paulette, à qui le climat de Turin ne convient pas, est plus malade qu'à l'ordinaire, écrit simplement Madame à Lucien, le 6 juillet. Et le 12, durant que sa mère retourne à Lyon par terre, elle s'embarque sur le lac du Bourget pour gagner Lyon par le Rhône. Elle pose à peine chez son oncle et continue sur Paris. C'est Elisa qui fournit le mot de la fin à la comédie : Paulette s'est moquée de nous, écrit-elle à Lucien ; je disais qu'elle attrape l'Empereur, car sa maladie n'est autre chose que le désir d'aller à Paris.

Seulement, c'est au Raincy qu'elle prétend descendre et l'Empereur l'interdit. Qu'elle n'aille pas, écrit-il, se loger au Raincy, ne lui appartenant pas et d'ailleurs la maison n'étant pas convenable pour elle. La princesse descendra à Paris, à son hôtel. — La princesse descendra à Neuilly et non ailleurs, écrit, de son côté, Borghèse. Dans cet embarras, on fait les logements au petit château de Villiers qui ne va plus être aux Murat. Pauline arrive ; à première vue, on ne la dirait point moribonde, mais enragée, et, au fait, elle n'a pas décoléré depuis Nice. La conduite du prince avec moi est indigne, répète-t-elle ; il a vu, il sait que l'air de Turin est mortel pour moi, que j'aurais succombé si j'étais restée plus longtemps et prétendre m'y retenir était une horreur. Je l'ai fui et je ne consentirai jamais à l'habiter. Seulement, il faut vivre, et point d'argent. Grâce à la générosité du prince, je manque de tout, dit-elle ; il faut qu'on trouve à emprunter ; à grand'peine, on obtient 40.000 francs chez Laffitte qui s'est fait une loi de ne pas prêter aux Altesses. Mais, cela suffira, l'Empereur ne va-t-il pas revenir et peut-il laisser sa sœur à la mendicité ?

Il arrive le 15 août : c'est lui qui a combiné ce gouvernement général, cette obligatoire résidence, ce budget étroit, qui a ordonné à Borghèse de se montrer sévère et de refuser l'argent, c'est lui qui a défendu le voyage d'Aix et c'est malgré lui que Pauline l'a fait. Mais combien de temps résistera-t-il ? L'Empereur a été charmant pour moi, dit la princesse en sortant de la première entrevue ; je reste en France et il va s'occuper de ma fortune, mais seulement à son retour d'Allemagne où il part le 22 septembre au plus tard. Un mois se passe : le 19 octobre, l'Empereur revient d'Erfurt ; on n'entend parler de rien et les créanciers s'impatientent. Enfin, le 28, le grand-maréchal annonce que, à dater du 1er janvier 1809, la princesse jouira provisoirement d'un revenu de 600000 francs, indépendant de celui du prince, plus du château et domaine de Neuilly tels que Caroline les a rétrocédés à l'Empereur.

C'est un bon commencement, mais il faut mieux. Pour tout obtenir de l'Empereur, l'art est de ne lui rien demander, de l'amuser, de le distraire, de s'ingénier à lui plaire. La princesse s'y emploie du mieux qu'elle peut et déploie tontes ses grâces ce sont chez elle bals, charades, fables, jeux de toutes les sortes, et en même temps, grâce à des intermédiaires adroits, on laisse discrètement entrevoir les besoins ; l'on montre comme ou saurait employer l'argent qu'on aurait, par l'honneur qu'on tire du peu qu'on en a. La récompense d'une si belle conduite ne se fait, pas attendre et la voici du 1er mars 1809 :

Ma sœur, étant dans l'intention de porter le duché de Guastalla à plus de 1.150.000 francs de revenu, j'ai ordonné qu'il y fût joint :

1° Des terres du revenu de 300.000 francs prises dans le grand-duché de Berg ;

2° Des terres du revenu de 150.000 francs prises dans l'Ost-Frise ;

3° Des terres du revenu de 200.000 francs prises dans le comté de Nassau ;

4° Des terres du revenu de 150.000 francs prises en Westphalie ;

Ce qui fera une augmentation de 800.000 francs aux revenus du duché de Guastalla. Ces 800.000 francs joints aux 200.000 francs que vous avez sur le Grand-livre et aux 180.000 francs que vous avez, provenant, soit des biens allodiaux du duché de Guastalla, soit du produit des Salines, porteront le revenu du duché de Guastalla à 1.180.000 francs.

Vous jouirez de cette augmentation de revenus à dater du 1er janvier 1809, ce qui vous mettra à meule de maintenir votre rang et de laisser au prince Borghèse ses autres revenus. Mais j'ai en même temps ordonné que les 480.000 francs dont vous jouissez sur ma cassette fussent réduits à 150.000 francs. Je désire qu'au moyen de ces dispositions, la maison de Neuilly entre dans la dotation du duché de Guastalla. J'ai chargé le sieur Estève de vous paver le revenu du grand-duché de Berg à compter du 1er juillet 1808, ce qui vous fera disponible une somme de 150.000 fr. Ainsi, cela vous assurera pour l'année 1809, un revenu de 1 300.000 francs pour vous seule Le prince Borghèse jouira alors d'un revenu de 150.000 francs de Lucedio, de 75.000 francs sur les Salines, de 300.000 francs sur le Grand-livre et de 300.000 francs de sa place, ce qui lui composera un revenu de 825.000 francs, indépendamment des 275.000 francs qu'il peut retirer de Rome, ce qui lui ferait 1.100.000 fr. Je désire que vous voyez dans ces dispositions une preuve de l'affection que je vous porte. Vous pouvez faire venir le sieur Daru qui vous donnera les renseignements dont vous aurez besoin.

Certes, il y a bien les dettes à régler, mais on ira au plus pressé en empruntant au Trésor 500.000 francs sur les dotations, et désormais, ayant palais de ville et de campagne, et 1.200.000 francs de revenu, on peut s'organiser pour vivre sur un bon pied.

Il le faut, car, du- court passage à Turin, la princesse a gardé toute une maison piémontaise qui fait plus que doubler la française, et qui, obligée il un service régulier, entraîne, outre les traitements, des frais de voyage assez gros. D'abord une dame d'honneur, la ci-devant marquise Benso de Cavour, née de Sales, fort aimable femme, très douce, très simple et peu argentée qui succède avec plaisir à Mme de Champagny ; sou fils Michel est, à Turin, chambellan du prince Camille, chargé du service de la chambre, fêtes et concerts. Ce sera tout à l'heure le père de Camille de Cavour, filleul de Borghèse et de Pauline[15]. Puis, les pins grands noms et les plus belles dames du Piémont : Mme de la Turbie, née de Sellon, sœur de Mme Michel de Cavour, celle-là qui, vivant à Genève et brûlant d'en sortir, a épousé le ci-devant marquis de la Turbie quoiqu'il eût trente ans de plus qu'elle et parce qu'il était chambellan — Benjamin Constant a raconté ce mariage — et qui, chez Pauline, trouvera Clermont-Tonnerre si de son goût, qu'à la fin elle divorcera, sera duchesse et transmettra à son neveu, Cavour, la terre de Vauvillars sur qui était érigé le duché de Clermont-Tonnerre ! Après, Mme de Farigliano-Novello, Mme de la Trinité qui mourut tôt. Mme de Mathis que l'Empereur remarqua, et Mme de Bernés. En hommes, pour chambellans M. Fresia d'Oglianico, M. dal Pozzo della Cisterna dont les ancêtres étaient princes, que l'Empereur fit baron et dont la fille fut reine, M. de Sordevole, personnage muet, tant il était pénétré de peur, M. Doria, pour plaire à Gênes, et M. de Castel Alfieri, homme considérable, dont les titres anciens font six lignes et les nouveaux autant, mais qui semble moins touché de ses cordons de Saint-Maurice et du Lion que de sa qualité récente de chambellan de S. A. I. la princesse Pauline de France. En écuyers, un Saluces qui passera à l'Empereur, un Solar, M. Duc Robert, M. d'Hullot des Hayes, M. de Cambiaso. Les pages, heureusement, ne font point de service à Paris ; maigre cela, l'on n'est point quitte de la maison d'honneur à moins de 121.600 francs, 158.400 avec le service de santé, le service de l'intérieur et les voyages des Piémontais. Il y a onze hommes à la bouche, cinq valets de chambre, deux huissiers, neuf femmes de chambre, dix-huit hommes de livrée, suisses et valets de pied, vingt hommes à l'écurie, et, de plus, au palais de Paris, deux hommes et onze à Neuilly. On doit dépenser pour le matériel de la Louche 132.000 francs, pour le chauffage 21.000, pour l'éclairage 18.000, pour le matériel de l'écurie 54.000, sans parler des achats de chevaux dont il y a trente-six en service, ni des achats de voitures. Et puis, il y a l'entretien des palais, les contributions, le mobilier, avant de passer à la toilette (180.000 francs), aux voyages (50.000), aux bals, aux fêtes, aux concerts, aux loges aux spectacles, et aux aumônes qui ne vont pas à 500 francs par mois. On arrive ainsi très vite à une prévision de 1.100.000 à 1.200.000 francs qui, naturellement, se trouvera dépassée, quelque parcimonie qu'y apporte Pauline qui, à Neuilly, ne nourrit aucun domestique de ses officiers ou de ses daines, qui ne donne point de sucre dans les chambres des personnes de la Maison d'honneur, ne fait donner du café qu'une fois par jour, et, pour elle-même, a sous clef un pain de sucre dont la femme de charge est responsable.

Au début pourtant, Pauline est toute gaie ; le gros chiffre l'éblouit : les 1.300.000 francs qui semblent inépuisables lui rendent même agréable le voyage de Rambouillet où durant cinq jours elle est en présence de Borghèse ; qu'importe ! ne va-t-elle pas vivre à Paris à sa fantaisie et sans plus entendre jamais, jamais parler de Turin ; mais voici la guerre avec l'Autriche qui éclate. Bonnes nouvelles : elle commande un service de quinze couverts tout en vermeil ; elle achète, pour Neuilly, une jolie chaloupe d'une douzaine de initie francs. Mauvaises nouvelles : terreur. L'Empereur, dit-elle, n'a-t-il pas déjà été blessé à Ratisbonne ? Il est si brave, si audacieux que je tremble toujours. S'il venait à périr, que deviendrions-nous ? On nous massacrerait ! Enfin, c'est Wagram, c'est La Riboisière, le page que l'Empereur a expédié porteur de la nouvelle. Pauline est très contente, mais elle n'en est pas plus généreuse. Que t'a donné Pauline ? dit l'Empereur au page revenu. — Rien, Sire. — Ça ne m'étonne pas. C'est une pisseuse !

Elle est partie avec Madame pour Aix-la-Chapelle où Louis doit les retrouver, mais n'est-elle qu'avec sa mère ? Son voyage, dit un témoin bien informé, a semé, dans plus d'un endroit, la désolation, dans plus d'un autre, l'espérance. Elle a été suivie à Aix et ne sait pas si elle jugera à propos de s'en apercevoir, elle y a trouvé plus d'un adorateur dont l'encens jusqu'ici s'est perdu en fumée. Elle traite ce sujet avec une légèreté charmante. On dirait Atalante qui court sur les fleurs sans y laisser la trace de ses pas. Et Beugnot conclut : Je me dis en la voyant et avec un amer regret : Heureux les mortels qui séjournent encore dans ce bel âge de la vie où l'on est admis à porter des vœux sur de tels autels ! Le séjour se prolonge et, au milieu des récriminations de Madame sur le prix que coûte chaque chose, des embarras des visiteurs interrogés soigneusement sur ce qu'ils payent, c'est l'apparition de Pauline brouillant les discours et de son joli rire délivrant les accusés. Elle est gaie : donc elle se porte bien. Sa santé, écrit-elle, se fortifie de jour en jour. Elle éprouve un bien infini des eaux et, pour en tirer tout le profit possible, elle restera tant qu'elle pourra. Rien ne vaut les cures joyeuses : La gaîté de toutes ces dames, écrit un chambellan, touche de si près à la folie que je n'ai qu'un désir, celui de voir la fin de cet éternel voyage. Au commencement d'octobre, la princesse annonce son retour, mais il s'écoule vingt jours encore avant qu'elle ne parte ; et, pour la décider, il ne faut rien moins que l'obligation de paraître à Fontainebleau, où l'Empereur va arriver tout droit d'Autriche.

 

Pauline est toute à part des trois sœurs. Pour elle il y a l'amour et sa fantaisie ; pour les autres, l'amour ne passe qu'après la politique, ne fait point mollir la fermeté des desseins et, s'il procure des agréments dont on connaît le prix, demeure subordonné à l'ambition, à moins qu'il ne devienne un des moyens qu'elle emploie.

A Venise (décembre 1807), Élisa a éprouvé une déception qui n'a point été médiocre. Cette Toscane, qu'elle désire de toutes les ardeurs de sa maigreur étique, lui a échappé au moment où, sûre du succès, elle croyait n'avoir qu'à étendre la main pour la saisir. Elle ne peut s'en consoler ni s'en détacher. Sur chaque prétexte, elle traverse Florence, emplissant ses veux de ces palais, de ces églises, du riant Arno, des campagnes grasses, et c'est pour retomber à Lucques, ou à Massa, ou à Piombino, s'instituer à Carrare fabricante et marchande de bustes, se consumer en cette vie bornée, étriquée et sotte et, pour distraction, aller prendre les bains à Pise ! Encore le prince Félix y tombe de cheval et Élisa y tombe de voiture : ce sont leurs sympathies.

Ne faut-il pas renoncer à tout espoir ? De Bayonne, l'Empereur vient (11 mai 1808) d'envoyer un projet de sénatus-consulte portant réunion de Parme et de Plaisance et de la Toscane à l'Empire. Les orateurs diront, a-t-il écrit, que la réunion de la Toscane est nécessaire pour augmenter nos côtes et, dès lors, le nombre de nos matelots et aussi pour rendre central le port de la Spezia, où j'ai ordonné l'établissement d'un port militaire comme celui de Toulon. Et la division de la Toscane en trois départements, l'institution d'une sénatorerie, l'ordre qu'avant le 1er janvier 1809, où commencera le régime constitutionnel, les lois françaises soient publiées, tout semble être pour signifier à Elisa qu'il n'y a plus à y compter. Elle-même fait, contre fortune, bon cœur. Elle a pensé aller en France ; elle y renonce. Elle restera dans ses Etats. Mon ambition est peu de chose, écrit-elle à Lucien, et le climat me convient. En septembre, elle se rend à Bologne, à la rencontre de Caroline qui roule vers son royaume, mais elle ne se tient pas de passer par Florence, d'y rester quelques jours, incognito, sous le nom de comtesse de Mondioni. Elle y pousse une reconnaissance dans les musées, les galeries, les académies, les ateliers, les salons ; rien de ce qu'elle veut voir ne lui échappe — et c'est bien moins les choses d'art que l'esprit de la société, des savants et des artistes_ Elle sait se faire apprécier et peut-être désirer, car Florence est habituée à ces agréments que donne une cour et Menou, qui y commande, a pris tout le monde à rebours et se conduit en sorte qu'il n'est personne — Français ou Toscan — qui n'aspire à son départ. Les agents de l'Empereur, le conseiller d'État Dauchy chargé d'organiser l'administration, le général Radet chargé, avec la gendarmerie, de la haute police, sont obligés de faire passer par Elisa leurs demandes, leurs réclamations et leurs avis, et ne manquent pas ensuite de lui faire leur cour en la tenant au courant de tout ce qui l'intéresse. Ils lui parlent de la dureté, de la hauteur et du manque de formes du gouverneur, du mécontentement général qu'il tu provoqué, du scandale de sa vie privée, de l'ineptie de ses actes publics, des vœux ardents que forment les Toscans d'être gouvernés par Son Altesse Impériale et des espérances qu'ils fondent à cet égard sur les déportements de leur gouverneur actuel. Elisa ne se fait point faute de faire répéter ces airs à Paris par ses trompettes ordinaires : Renaud, Talleyrand, les Laplace, le monde de l'Institut, les correspondants de son académie. Jugeant même le concert un peu maigre, elle expédie Cenami pour le régler, pousser aux acclamations et réciter sa gloire. Toute la famille s'emploie. Aussi bien, si l'Empereur a refusé de donner à Élisa un trône en Toscane — car il eût fallu y appeler aussi ce Bacciochi ; — s'il a voulu l'annexion pure et simple au royaume ou à l'Empire ; s'il a d'abord prétendu établir sa domination, promulguer ses codes, installer ses préfets, ses juges, ses douaniers, ses percepteurs d'impôts de tous ordres, soumettre les sujets à la conscription, jeter enfin le ci-devant royaume d'Étrurie dans le moule du Grand empire, il ne répugne pas, la fonte coulée, à donner satisfaction à sa bonne ville de Florence, et, selon l'exemple qu'il a appliqué aux départements piémontais, à constituer les départements toscans en un gouvernement général avec résidence à Florence.

Elisa, qui s'est rendue facile au point de supprimer ses douanes de Lucques et de Piombino moyennant une indemnité annuelle, qui à peine a chicané sur les détails, bien qu'elle n'ait point encore reçu les limites promises depuis trois ans et qu'elle ait dû, ce qui, dit-elle, est sans exemple, suspendre le paiement du budget du mois, voit enfin arriver récompense de tant d'efforts, de tant de platitudes, de tant d'assurances particulières de son affection bien sincère adressées à tous les ministres, le prix aussi — pourquoi ne pas le dire ? — de son esprit de classification et de gouvernement, de son désir marqué du bien public, de sa façon d'administrer vigoureuse et clairvoyante. Le 2 mars 1809, un sénatus-consulte érige en grande dignité de l'Empire, sous le titre de grand-duc, le gouvernement général des départements de la Toscane, avec les titre, rang et prérogatives attribués au gouvernement général des départements au-delà-des-Alpes par l'acte des constitutions en date du 7 février 1808. Selon l'article III, le gouvernement général de la Toscane pourra être conféré à une princesse du sang impérial avec le titre de grande-duchesse et, dans ce cas, Sa Majesté Impériale et Royale déterminera les dispositions des actes des Constitutions qui lui seront applicables.

Le lendemain, 3 mars, décret conférant à notre sœur la princesse Elisa, princesse de Lucques et de Piombino, le Gouvernement général des départements de la Toscane avec le titre de grande-duchesse, et, le même jour, décret réglant ses fonctions, qui, au moins pour le militaire, ne peuvent être calquées sur celles attribuées à Borghèse. La grande-duchesse donc, portera à la connaissance de l'Empereur les réclamations formées par les collèges électoraux et, les assemblées de canton ; elle recevra au serment les fonctionnaires civils et militaires : dans sou gouvernement où elle aura ad latus un général de division commandant les troupes, un chef d'état-major, un intendant du trésor, un directeur de la police nommés par l'Empereur, elle transmettra à ces divers agents les ordres des ministres elle exercera la haute surveillance sur la police, sur l'exécution des lois relatives à la conscription, sur toutes les autorités civiles, militaires et administratives, mais sans pouvoir modifier ni suspendre un ordre donné par les ministres. Elle recevra les informations des autorités, les plaintes et les pétitions des citoyens, les renseignements financiers et militaires ; elle aura près d'elle un secrétaire des commandements qui suivra la correspondance, présentera au serment, transmettra les ordres des ministres et tiendra la plume dans les conseils d'administration.

Ce sont presque exactement les pouvoirs, c'est presque le titre que l'Autriche donnait aux archiduchesses, gouvernantes générales des Pays-Bas : mais de ce que c'est autrichien, est-ce français ? De tous les actes que sa condescendance envers sa famille a inspirés à Napoléon, celui-ci est peut-être le moins facile à justifier. En donnant à sa sœur Piombino où d'ailleurs le mari était au moins associé à la principauté — c'était une sorte de terre titrée qu'il lui offrait ; à Lucques, si elle seule gouvernail, le prince régnait ; mais, à Florence, c'est l'Empire, donc, ce sont des Français, et c'est une femme qui les gouverne ! Cette femme porte seule un titre, exerce seule des pouvoirs où son mari ne participe point. — Bien mieux ! Ce mari lui est subordonné. Le prince Félix, promu Altesse Impériale et général de division, est nommé commandant général, et c'est sa femme qui lui transmettra les ordres de l'Empereur et du ministre de la Guerre. Cela fait rire en attendant que cela fasse pleurer. Sans doute, il n'est guère admissible que la grande-duchesse avant un mari, et ce mari ayant porté l'uniforme d'officier, un autre que lui commande en chef. Peu importe en effet, si c'est pour les revues et la parade, mais s'il faut se battre ?

D'autres peuples, que la loi salique n'a point régis durant quatorze siècles, pour qui la possession et le gouvernement du fief n'impliquent point l'obligation de le défendre en personne par l'épée ; des peuples en qui ne se trouve nul des éléments constitutifs et déterminatifs de la race française — ni le celte, ni le romain, ni le franc, — peuvent admettre de telles formes et même se passionner pour elles ; mais, en France, tout y répugne et s'y oppose. C'est une atteinte directe au génie de la nation, à ses traditions et à ses lois. On admet que, de la coulisse, la femme mène l'homme qui gouverne et, par suite, tienne tous les fils, sans être en rien responsable de leur jeu ; on consent que, mère, elle régisse les peuples au nom d'un roi mineur ; car on suppose — combien à tort ! — qu'alors la maternité la guidera et l'élèvera au-dessus des passions habituelles à son sexe mais il n'est aucun exemple des conditions politiques où l'Empereur place Elisa, grande-duchesse en son nom propre, grande dignitaire de l'Empire, ayant l'autorité sur le civil et le militaire et commandant officiellement son mari.

Qu'il lui accorde, après cela, toute la représenta-lion du souverain, qu'il adapte à son usage l'étiquette impériale, qu'il la fasse jouir de tous les palais et châteaux — palais Pitti en ville, et alentour Poggio-a-Cajano, Poggio-impériale, Pratolino, Castello, Àmbrogiana, Appeggi, — qu'il lui attribue une maison d'honneur pareille à celle que Pauline a reçue à Turin, qu'il lui donne un train de reine, avec un million dont elle dispose pour tenir sa cour et un demi-million que paye la Couronne, peu importe ; Cela peut contenter Florence, n'a rien à voir avec l'administration, mais aussi n'est-ce point par là qu'Elisa est sensiblement touchée.

Sire, écrit-elle, je vous dois tout, et je serai heureuse si mon dévouement sans bornes et mon zèle empressé à suivre ponctuellement vos ordres, vos intentions pour le bonheur de votre peuple toscan, justifient la haute confiance dont elle m'honore. Permettez, Sire, que je sois l'interprète des sentiments du prince. Il est allé passer quelques jours à Piombino. Je lui ai envoyé par un courrier les dispositions bienveillantes de Votre Majesté à son égard. Vous serez content de son zèle, j'en réponds. La carrière militaire lui a toujours plu et il aurait désiré sacrifier sa vie en combattant pour Votre Majesté. Et non contente de son habituelle formule : Je me recommande à la haute protection de Votre Majesté, elle ajoute encore aux salutations du protocole et se proclame avec un très profond respect de Sa Majesté Impériale et Royale, la plus dévouée et soumise sœur.

Comme de juste, à Lucques, les félicitations pleuvent, les députations s'empressent : Elisa promet sans difficulté d'aller prendre possession de son gouvernement, où d'ailleurs l'Empereur l'engage à se rendre le plus tôt possible. Il la comble : il vient de lui régler les plus belles armoiries qui soient : écartelé au un de Toscane (ou plutôt de Médicis), au deux de Lucques, au trois contre-écartelé de Massa et de Piombino, au quatre de Bonaparte et sur le tout, en ovale — ce qui selon les règles du blason s'applique aux filles non mariées — d'Empire. Il a joint File d'Elbe au gouvernement général, en sorte que, grande-duchesse en Toscane et à File d'Elbe, princesse à Lucques et à Piombino, Elisa étend sa domination des Apennins à la mer ; il a autorisé l'usage en Toscane de la langue italienne ; il a composé la maison d'honneur des noms les plus illustres ; Mastiani, Torregiani, Mozzi, Gherardesca, Albizzi, Dragomani Strozzi, Borghèse, Pazzi, Bardi, Gazzoni, Rinuccini ; il lui a donné une garde — le bataillon des Vélites de Florence — qui sera de la Garde impériale, ; il lui donne une flotte, à la vérité de six petits bateaux ; il fournit une solution à toutes les difficultés pendantes : dette publique, pensions, traitement des curés, ordre de Saint-Étienne, entretien des routes, employés supprimés ; il aplanit ainsi le terrain sous les pieds de sa sœur, marquant par là sa volonté de lui laisser les agréments de gouverner, sans les embarras. Mais ce n'est point de cette façon que la grande-duchesse entend son rôle ; elle ne l'entend même pas tel que l'a réglé le décret d'institution : si elle ne s'émancipe point jusqu'à aspirer à se rendre indépendante, c'est de l'Empereur seul qu'elle accepte des directions et elle n'admet près de lui d'autres intermédiaires que ceux qu'elle-même a choisis.

Aux termes du décret, c'est par les ministres, selon leurs départements, que doivent passer les rapports : Elle les adresse à Reg nard, pour qu'il les remettre à l'Empereur : Je ne sais ce que vent dire cette marche, écrit Napoléon : Regnault ne travaille pas avec moi. Les ministres ordonnent ; elle, contremande les ordres : ainsi pour M d'Albany que l'Empereur veut à Parme et qu'elle laisse à Florence ; ainsi pour toutes les mesures de haute police qu'elle modifie ou change à son gré. A la fin, l'Empereur se fâche : Vous avez le droit, lui écrit-il, d'en appeler à moi des décisions de mes ministres, mais vous n'avez pas le droit d'en arrêter en aucune manière l'exécution. Les ministres parlent en mon nom ; personne n'a le droit de paralyser, d'arrêter l'exécution des ordres qu'ils transmettent. Veuillez donc remettre en exécution la décision du ministre et rapporter la défense que vous avez faite ; car l'ordre que vous avez donné dans cette circonstance est criminel, et, en véritable législation, donnerait lieu à accusation contre vous. Il n'y a pas en France d'autorité supérieure à celle d'un ministre. Je ne veux donc pas entrer dans le fond de la question, puisque, quand même mon ministre aurait tort, moi seul en suis juge et que vous n'aviez pas le droit de mettre aucun obstacle à son action. Par cette raison, j'approuve la décision du ministre. Quant au ton de sa lettre, je le trouve convenable, et mes ministres prendront toujours le même parce que tous connaissent nies intentions à cet égard et que je ne leur permettrais pas la moindre condescendance. Ne vous exposez donc pas à ces querelles et à de pareils désagréments. Vous êtes sujette et, comme tous les Français, vous êtes obligée d'obéir aux ordres des ministres : car un mandat de prise de corps, décerné par le ministre de la Police, vous ferait fort bien arrêter, non seulement vous, mais le premier prince du sang. Eh ! que deviendrait donc l'État si un officier de police qui serait chargé d'exécuter ce mandat, croyait que l'ordre et la décision du ministre peut être arrêté par une décision quelconque autre qu'une loi ou un décret impérial ! La leçon est rude ; Elisa promet d'en tenir compte, et, moins d'un mois après, elle recommence, en proposant directement à l'Empereur, sans avis des ministres, des nominations à faire en Toscane. Et rien ne peut l'empêcher d'agir ainsi, quelque disposition que montrent les ministres à la gracieuses, à passer les dossiers à sa convenance, à se conformer aux désirs qu'elle exprime, à !araire profiter d'exceptions : seulement, si l'Empereur a donné une indication générale, exprimé une règle applicable à tout l'Empire, il faut bien qu'en Toscane, on obéisse comme ailleurs ; et ce n'est pas alors sans lutte et sans rébellion, sans appel direct à l'Empereur qui remet proprement sa sœur à son rang de sujette — ce dont elle se venge sur ses sujets à elle, à Lucques et à Piombino.

Mais ce qui lui inspire ces révoltes, c'est l'esprit de la chose, au moins autant que le goût à dominer. Elle veut bien faire, et de son chef ; elle a des idées, les applique, et n'entend pas qu'on les contrarie. Autoritaire, certes, mais comprenant ce qu'est l'autorité ; aimant le pouvoir, oui, mais pour s'en servir dans des buts pareils à ceux que poursuit son frère. Elle est nette en ses décisions, et vigoureuse à les exécuter. S'il se produit quelque trouble, quelque émeute au sujet de la conscription, les exemples ne lui coûtent pas, et elle ne se prend pas d'attendrissement : désarmement de la commune, arrestation des curés et des notables, dix-sept condamnations aux fers, c'est son joyeux avènement. Ma fermeté en imposera, dit-elle, et elle ajoute : Tout est parfaitement tranquille en Toscane. Elle triomphe lorsque, en juillet, il s'élève quelques troubles du côté de Modène et de Ferrare. Ici, écrit-elle à Lucien, nous sommes comme en pleine paix. Même le passage du Pape n'a produit aucune sensation. Elle y a mis bon ordre : tout incommodé qu'était Pie VII lorsqu'il est arrivé, à huit heures du soir, à la chartreuse de Florence, il n'a pas moins dû partir le lendemain à la pointe du jour. Encore Élisa se rend-elle témoignage qu'elle a été très bonne pour lui. J'ai tâché de rendre son voyage le plus agréable possible, écrit-elle. Je n'ai rien épargné pour cela. Je lui ai donné une voiture, de l'argent, etc., car il est venu sans chemise, sans rien. Il sera content de moi. Il lui eût fallu peu de chose. Et pourtant, il semble que ce fut vrai.

Tout réussit à Elisa et sa réputation, soignée par des amis complaisants, continue à se répandre avec un tel excès de louanges et une telle prodigalité de détails que l'Empereur écrit à Fouché : Empêchez qu'on mette dans les journaux autant de choses sur la grande-duchesse. Même, elle est de nouveau enceinte, et M. Cenami, qu'elle a renvoyé à Paris pour les limites de Lucques, en porte l'heureuse nouvelle et en reçoit les félicitations, — Bacciochi aussi.

 

Donc Elisa peut croire qu'elle a réalisé son rêve ; Caroline au contraire est éveillée du sien et la comparaison qu'elle peut faire de sa destinée avec celle de sa sœur est pour lui rendre cet éveil plus pénible. Elle est arrivée à Naples persuadée qu'elle serait admise officiellement au gouvernement comme Caroline d'Autriche. A Bayonne, si elle ne s'était point associée à l'effort de Joseph pour la faire reine régnante, c'est sans doute qu'elle connaissait, et les promesses faites, et les desseins arrêtés par l'Empereur ; puis, que Murat ne se contenterait point dune sinécure de prince époux ; trop avisée d'ailleurs pour souhaiter une place dont les inconvénients les dangers eussent à peine égalé le ridicule. Mais, au moins, avait-il été constaté, dans le décret d'investiture, que c'était par elle et à cause d'elle que son mari était roi au moins, la survivance de la couronne lui avait-elle été assurée et, en des communications moins officielles, l'Empereur avait eu soin de signifier à son beau-frère qu'avec une femme comme la sienne, il pouvait s'absenter, elle étant très capable d'être à la tête d'une régence. Pour être récente utilement, ne fallait-il point qu'elle se mit au courant et, pour cela qu'elle eût entrée au Conseil ? Après son arrivée royale. Caroline comptait donc que l'effectif de la royauté allait suivre, mais Murat ne partagea point cet avis. Comme il avait régné à sa guise à Düsseldorf, il comptait régner à Naples, et s'il avait pu être conduit jusqu'ici, il s'était élevé ; sur son trône, à une telle hauteur de vanité qu'il se tenait en garde, s'inquiétait, s'irritait à penser seulement qu'on pût croire le mener. Il mit sa femme en suspicion, mais, derrière la sœur, voyant le frère, il n'osa se porter aux extrémités ; d'ailleurs, il gardait pour elle une sorte d'amour qui le conduisait à des réconciliations, et puis son génie tremblait devant le sien.

A Paris, Caroline n'avait eu que deux liaisons dont on exit parlé, et si l'amour — cela s'appelle-t-il ainsi ? — y était entré pour quelque chose, l'ambition et l'intrigue avaient eu bonne part. Avec Fouché, Talleyrand et Maret, la politique seule, semble-t-il, était en jeu, et les confidences, quoique moins intimes, n'en avaient pas été moins profondes, mais, elle ne s'était point attaché ceux-ci comme elle avait fait de Junot et de Metternich. Elle prétendit donc suivre de pareille façon les desseins qu'elle avait portés à Naples, et elle choisit d'abord, pour l'intimité où il vivait avec le roi et pour la confiance dont il était honoré, M. de La Vauguyon : c'était le fils cadet du ministre de Louis le frère de ce prince de Carency qui avait fait, sous le Directoire, métier d'espion et de mouton avant de faire métier d'escroc. Paul de La Vauguyon, qui venait d'avoir trente ans, avait servi, en Espagne, dans le corps d'émigrés du marquis de Saint-Simon et n'était rentré en France qu'en l'an XIII, pour prendre du service dans l'armée. Après Austerlitz, Murat se l'était attaché comme aide de camp, lui faisant en deux ans franchir tous les grades jusqu'à chef d'escadron, l'ayant en telle passion que c'était par La Vauguyon seul qu'il s'était fait accompagner en son voyage à Naples. C'était un joli homme, grand. mince, élancé, avec la tournure et les manières de l'ancienne cour, mais, sous ce vernis, dissimulant assez mai sa sottise et sa nullité. Quant à ses amis, comme dit Saliceti, un paquet de godelureaux, dont il n'y avait rien à faire. Mauvais choix. Sans l'autant payer, car il n'y eût point prétendu, Caroline avait sous la main l'homme qu'il lui eût fallu : Saliceti. Elle le connaissait depuis qu'elle était toute petite, et, par tout le passé, pouvait se le rattacher ; mais Saliceti, qui d'abord avait paru incliner vers elle, se dégagea dès qu'il vit comme elle s'entourait, ne se soucia pas pour si peu de se brouiller avec le roi et profita de la mission que l'Empereur lui avait confiée à Rome, pour rompre les chiens.

Voyant qu'elle s'était fourvoyée avec La Vauguyon dont la fortune n'en avait point été arrêtée, car Murat l'avait fait tout de suite général de brigade et l'un des deux colonels généraux de sa garde, Caroline changea ses batteries et les tourna sur Daure que Murat avait connu en Egypte et qui, dans la disgrâce où il était tombé depuis l'expédition de Saint-Domingue dont il avait été l'ordonnateur en chef, s'était trouvé trop heureux de venir à Naples comme ministre. De physique, il n'était point engageant : court, ramassé, commun, plein d'esprit pourtant, mais avec un ton détestable qui annonçait la mauvaise compagnie, surtout en femmes ; les deux portefeuilles qu'il tenait — Guerre et Marine — faisaient passer là-dessus : c'était l'homme important.

Saliceti qui avait le ministère de la Police générale était trop avisé pour parler, mais il y avait à côté le préfet de police : c'était un Génois, nommé Maghella, ancien protégé de Saliceti, qui lui avait fait jouer un rôle important dans les révolutions de la Ligurie, l'y avait fait nommer ministre de la Police, puis l'un des trois directeurs de la république réorganisée. Après, Maghella avait été membre du Corps législatif français et, eu même temps, aurait eu une place dans les Droits réunis. En tout cas, que Saliceti l'eût recommandé, ou que Murat le connût d'Italie ou de France, il vint à Naples et, presque tout de suite préfet de police, se mit en opposition avec son ancien protecteur. Maghella a joué, durant le règne de Murat, le rôle principal, mais de la coulisse, et il est presque impossible de le suivre. S'était-il, dès 1809, dévoué aux idées unitaires ? Était-il alors — comme il fut certainement plus tard — affilié aux Carbonari ? Cherchait-il encore sa voie et, en attaquant Caroline, visait-il celle qui, bon gré mal gré, se trouvait grouper autour d'elle le parti français ? Simplement, remplissait-il son métier de policier et prétendait-il se pousser dans la faveur de Murat ? Il n'a point dit son secret. Ce qui est sûr c'est qu'il dénonça la reine comme avant des conférences secrètes avec les ministres. Bien de plus peut-être, pour le moment. N'était-ce pas assez ? Cela se passait en mai : dès lors, Caroline fut mise en charte, privée, séquestrée par son mari : Nous ne pouvons lui faire notre cour qu'un instant, le lundi seulement, écrit l'ambassadeur de France. Le roi l'a exigé ainsi et il veut que la reine s'isole chaque jour davantage. Elle est gênée au point qu'elle ne peut même donner à déjeuner chez elle à aucune femme. Elle passe sa journée seule avec ses livres, sa musique et des ouvrages de femme. Il parait que la manie du roi est nue crainte épouvantable de paraitre être mené par qui que ce soit, mais surtout par la reine. Il répète souvent celle phrase qu'il n'est mené par personne. Il l'applique même à d'autres qu'a la reine. La reine ne peut plus recommander aucune affaire ni aucun individu aux ministres, la demande est toujours rejetée... Cette défiance ut celle mésintelligence sous le rapport politique sont d'autant plus extraordinaires que l'on ne peut se dissimuler que le roi et la reine sont très bien comme mari et femme, c'est-à-dire que le roi n'a point de maîtresse et ne s'est livré jusqu'ici à aucun attachement fixe... C'est par ordre de la reine, ajoute l'ambassadeur, que j'ai écrit à Votre Excellence sur une matière aussi délicate et ma dépêche n'a été transcrite qu'après avoir été lue par la reine.

Malgré l'insistance de cet appel, il ne semble pas que l'Empereur y ait répondu. D'abord, il avait trop besoin de Murat pour engager, sur un terrain, d'ailleurs dangereux, une discussion oiseuse ; puis, si son ambassadeur écrivait sous la dictée de la reine, d'autres agents rendaient compte différemment des choses et des êtres ; enfin, son expérience de 1807 lui avait appris qu'en ce qui concernait Caroline, il convenait d'être prudent. La soutenir formellement était grave et d'ailleurs, à quel titre et comment intervenir ? Il ne bougea donc pas et, au moins pour un temps, les choses parurent s'arranger mieux qu'on n'eût pu le penser d'abord. Mais c'étaient les positions prises : la manifestation énergique de la volonté d'indépendance qu'avait faite Murat, l'entrée en action d'un parti italien opposé au français et avec lequel Caroline devait s'allier, sous peine de ne plus compter dans son royaume.

 

Ce trône que Caroline voulait partager, Julie ne le regrettait guère. Après ce voyage de Naples, où elle avait dû subir les fatigues des réceptions, des acclamations et des présentations, elle était rentrée avec bonheur chez elle. Un instant, lorsqu'elle était à Lyon, il avait été question de l'appeler à Madrid, mais Joseph avait déjà quitté sa capitale, et ce n'était point la place d'une reine — et telle que Julie — au milieu d'une armée battant en retraite. Bien mieux serait-elle à Mortefontaine, avec ses filles, ses nièces, ses cousines, son petit monde. Et ce fut alors l'existence reprise comme avant le départ : Paris et le Petit Luxembourg, la campagne et Mortefontaine, chaque année, une saison à quelques eaux, Vichy, Aix ou Plombières. L'argent ne venant point de Madrid, ce fut l'Empereur qui y fournit et ii rendit à Julie, pour tenir maison, les 1.500.000 francs des traitements auxquels Joseph avait officiellement renoncé lorsqu'il monta au trône d'Espagne. Dire qu'il ne souhaitait pas que Julie partit, aile à Madrid, serait trop. A chaque embellie, il parle de départ, mais la reine — qu'il s'agisse d'aller régner à Naples ou en Espagne excelle à opposer aux questions et aux avis l'immuable sérénité de son entêtement. On a beau raconter devant elle que la plupart des généraux français et des aides de camp du roi ont appelé leurs femmes, en sorte qu'il se trouve à Madrid, même en Françaises, une société fort agréable et fort brillante, elle n'en a point souci. Le roi l'a bien invitée à le rejoindre, mais sans enthousiasme. De plus, sur les personnes qu'elle pourrait mener avec elle, il a si sévèrement exercé sa critique que la pauvre Julie devrait renouveler toutes ses habitudes. Telle de ses dames est née Espagnole ; sa qualité serait loin de lui être favorable ; telle autre : tu feras bien de ne pas la mener avec toi ; d'ailleurs : tout ce que je t'écris de ces dames, c'est pour que tu n'aies pas de sujet de dégoût en arrivant, pas plus qu'elles. Son secrétaire des commandements, Franzemberg, ne sera pas officier de la Maison : Il est des opinions du pays que je ne veux pas heurter pour quelques individus. Bref, le tableau n'est point engageant et, d'ailleurs, voici les Espagnols qui se chargent encore d'en rembrunir les couleurs en sorte que, vraiment, pour se risquer, il faudrait que Julie eût une tout autre envie de régner qu'elle n'eut jamais.

 

Hortense ne veut pas plus de la Hollande que Julie de l'Espagne, moins sans doute ; car Julie ignore l'Espagne, et, à la Hollande, Hortense attribue toutes ses tristesses, la mort de son fils, le redoublement d'inquiétudes de son mari, la disgrâce de quiconque s'est montré de ses serviteurs et de ses amis et, contre ce petit qui vient de naître, l'injure du soupçon. Pour elle-même, elle se refuse à vivre sous ce ciel gris, dans ce pénétrant brouillard, au milieu d'ildres qu'elle sent hostiles ; elle ne veut plus habiter ces palais-prisons où la tristesse des souvenirs s'aggrave de la mélancolie des aspects et de la cruauté du climat. Surtout, elle prétend arracher ses fils au monstre : la Hollande, verte et grise, aux eaux lentes et lourdes, le royaume de l'ogre qui dévore les petits enfants.

Et puis, il y a Paris ; il y a l'existence indépendante, avec le droit d'aller et de venir où il plaît, de recevoir les anciennes amies, de leur offrir, aux occasions, des fêtes intimes, d'avoir, pour les enfants, de petits bals masqués, avec, pour entr'actes, des petites pièces qu'arrange Després, la Symphonie Burlesque, de Haydn, des goûters et des loteries ; il y a les monuments, les salons, les musées, les ateliers, les théâtres ; il y a l'Impératrice, pour qui l'on sent approcher les jours mauvais et pour qui cette fille, qui fut toujours maternelle, se sent pleine de pitié et de tendresse ; car, elle qui a beaucoup souffert, la sent nouvelle et rebelle à la souffrance.

Grâce à la pension du Trésor impérial qui s'ajoute à la pension de Hollande, grâce aux 480.000 francs donnés pour sa maison et celle de ses fils, sur lesquels elle paie peu les ayants droit, — certains ne l'étant pas depuis trois mois, d'autres depuis six ; la gouvernante, Mme de Boubers n'avant pas de quoi régler les médecins des enfants et obligée d'emprunter pour les nourrices — Hortense est riche et elle économise : chaque mois, c'est au moins 10.000 francs qu'elle place en diamants ou en pierres fines. Point des bijoux de fantaisie et de mode passagère qui ne valent que par la monture, des bijoux dont Joséphine a tant, que les experts mettent en tas sans les priser, mais des valeurs sérieuses, monnayables et transportables, qui, en quelque lien d'Europe que ce soit, gardent presque le même prix. Pour quel objet, par quel pressentiment, Hortense continue-t-elle ainsi à thésauriser ? Pense-t-elle que cet, Empire dont, elle vit n'est guère solide et, au milieu des fêtes qu'elle donne, en son hôtel de la rue Cérutti, à l'Empereur et à la Cour — avec spectacle, bal et souper — voit-elle passer le spectre des déchéances et, par delà les jardins en fleurs, s'ouvrir les âpres chemins des exils ? Ou bien, est-ce à elle seule qu'elle songe, prétend-elle s'assurer une vie indépendante sans avoir besoin du Trésor de Hollande ou du Trésor de France, une vie qu'elle mène à sa guise et où n'aient plus rien à voir Louis ni la royauté ?

Voici longtemps déjà qu'une pensée l'occupe : elle aime, sans le dire, un des plus jolis officiers de Farinée, un camarade de son frère, un ancien hussard-Bonaparte qui, passé en 1800 au dragons, le régiment de Louis, y a gagné sa première épaulette. Cela remonte à 1801. En 1802, il t'été placé près de Murat qu'il a quitté en 1807. De Pologne où il végète, il est appelé à Paris, près du major général. Entre Hortense et lui, nul lien. Lui ne comprend pas ces faveurs qui parfois le dérangent en sa vie, ses combinaisons, ses amours. Elle le rencontre dans des fêtes officielles, c'est assez pour qu'elle soit contente. D'ailleurs, c'est un mystère que nul ne perce, qu'elle ne confie à personne, que peut-être, elle-même, habille en son esprit d'un autre nom. Cela se passe au profond d'elle et cet amour qu'elle n'a point avoué, qu'elle n'a point encore laissé deviner, elle ne s'y livrera que lorsqu'elle sera libre ou qu'elle se tiendra telle — et ce jour-là qui sait où elle devra porter sa liberté ?

En attendant, à l'été, sa vie uniforme coule à Saint-Leu, au milieu des préoccupations de santé des enfants, des changements de nourrices pour le dernier petit, de ce tracas maternel dont il semble qu'à distance, les inquiétudes fassent une partie du charme. Elle aime les fleurs, elle s'inquiète des pauvres ; elle lute et marie des jeunes filles : Mme Campan est tout près, à Écouen, surintendante de la Maison-Napoléon et Hortense se plait au milieu des pensionnaires ; elle y va souvent, organise des goûters, se fait la fournisseuse de ballons et de damiers. Elle a, dans cette jolie vallée de Montmorency, des voisins de choix et qu'elle prise fort, comme les Luçay, toujours prêts à lui donner sur leurs étangs qu'on n'a point encore élevés à la dignité de lac, le spectacle de leurs pèches bibliques. Souvent, elle vient à Paris. ou est si près : elle a le prétexte de se faire peindre par Gérard et c'est une occasion de déjeuner à Tivoli où elle prend des bains ; elle court les boutiques, elle se fait montrer les nouveautés ; surtout, elle est la cliente la plus assidue des bijoutiers et il ne passe pas une belle pierre qu'on ne la lui présente. À l'hiver, l'Empereur étant en Espagne, elle vient tenir compagnie à sa mère et s'installe avec elle à l'Élysée.

De Hollande, Louis la surveille et l'entoure d'espions. Des Français qu'il a renvoyés et auxquels il conserve leur traitement, certains ont cette mission de confiance : Fornier Montcazals, emmené d'abord comme premier chambellan, est à présent chargé, comme Mésangère, de suivre les affaires du roi à Paris et à Saint-Leu. Il doit exécuter les instructions qu'il reçoit de La Haye, sans rien dire à Hortense de ce qu'il fait ou prépare chez elle : Vous n'avez besoin de parler à personne pour l'exécution de mes ordres, lui écrit Louis. J'en trouve même l'observation étrange ; j'espère seulement que cela ne vous arrivera plus. Donc, sans qu'Hortense soit avertie, on démeuble l'hôtel, on enlève les statues, les portraits, les bustes ; on les expédie en Hollande. Je désire, a dit Louis, que tous les ordres que vous recevrez de moi soient extrêmement, secrets, quelque frivole que soit l'objet. A Saint-Leu, de même est-il pour les employés, les régisseurs, les pauvres, les curés, la commune : tout doit se faire sans que On — c'est Hortense— en reçoive le moindre avis.

D'autres agents ont mission de rédiger et d'adresser un bulletin et, au milieu des nouvelles politiques, glissent les nouvelles de famille, ce qu'ils apprennent d'Hortense et des enfants : tel Decazes revenu de Hollande au commencement de 1809, avec le titre de conseiller de cabinet et la croix de l'Union, et préposé aux informations : mais, l'Empereur parti pour la guerre d'Autriche, Decazes se croyant assuré de Fouché auquel il a été spécialement recommandé et avec qui il a établi dès lors des relations, commet l'imprudence d'envoyer ses bulletins par la poste. Lavallette, tout ancien ami qu'il est de Louis, ne peut les soustraire au Cabinet noir, par suite à l'Empereur : ils sont anonymes : c'est Fouché qui en doit rechercher l'auteur et il ne se presse point. De mai à septembre, Napoléon en renvoie à son ministre de la Police et à chaque fois, sa colère croît : Tâchez d'en découvrir l'auteur et faites-le arrêter, écrit-il. Le 2 octobre, c'est lui-même qui trouve le nom : La personne qui envoie de si mauvais bulletins au roi de Hollande est un M. Decazes, juge du tribunal de première instance. C'est, je crois, le gendre de M. Muraire... Portez-y ordre. Le 15, ordre formel de renvoyer M. Decazes en Hollande : Puisqu'il est l'espion du roi, il pourra l'employer chez lui, et Napoléon ajoute, ce qui donne à penser à Fouché lui-même : Ce petit drôle de Decazes doit avoir des intelligences chez vous. Vous voyez ce qu'il dit du ministre de Prusse ; j'ai eu occasion de faire plusieurs fois cette remarque. Fouché n'a point la conscience si tranquille et l'esprit si désintéressé qu'il s'avise de prendre à ses dépens parti pour un indifférent : Decazes devra quitter Paris dans les vingt-quatre heures.

Qu'a-t-il bien pu dire d'Hortense ? Qu'elle a montré à ses fils le bœuf gras, venu, avant de mourir, pour saluer les neveux de César et qu'elle a donné quinze napoléons à l'Amour ; qu'elle a assisté aux bals masqués des princesses et qu'elle y est venue en domino ; qu'elle était présente à la représentation au bénéfice de Mlle Contat ; que, pour les inondés de Hollande, elle a remis 20.250 francs à l'ambassadeur ; qu'elle aime la musique et les fleurs. qu'elle va à des concerts, qu'elle touche du piano et de la harpe et que, par économie, elle a pris un abonnement de musique ; qu'elle fait peindre, elle et ses enfants, par Isabey, par Wolf, par Hunier, par Boucher, par Mme Godefroy, par Jacques, par Guérin, par Gérard ; qu'elle fait faire sou buste par Bosio, qu'elle achète des porcelaines de Dagoti et des vases d'albâtre de Fleschelle. — Quoi encore ? Qu'elle a, en mars, passé quelques jours à Malmaison, à Rambouillet ou à Saint-Cloud, qu'elle continue ses visites à Écouen, et que même elle est venue à Saint-Leu.

Le 27 avril, la voici, en cinq voitures, qui part rejoindre l'Impératrice à Strasbourg ; mais là malgré l'agrément des promenades sous l'escorte de la garde d'honneur, elle se laisse tenter par sa cousine Stéphanie, qu'elle accompagne aux eaux de Baden. Elle y emmène ses fils dont elle ne se sépare point. D'ailleurs, elle n'y compte pas séjourner, ni faire de toilette, car elle a laissé à Strasbourg la plus grande partie des parures qu'elle a emportées de Paris — une saphirs et brillants, une turquoises et brillants, une rubis et brillants, une pierres de couleurs et brillants, même ses perles, le diadème, les quatre rangs, les deux colliers en petites masses et les huit poires ; un jour même, elle revient (le 28 mai) pour le bal que donne la ville, mais, tout de suite, elle repart : un aimant l'attire à Baden, et c'est Mme de Krüdner.

Dans la crise qu'elle traverse, Hortense cherche un terrain où poser le pied et se reprendre. Ses enfants, tant qu'elle les aime, ne suffisent pas à remplir sa vie ; sa mère, moins encore. Ira-t-elle à l'amour ? Certes, mais auquel ? À défaut de l'homme qui ne la connaît pas encore, il y a Dieu. Ce qui est de rêveur et de mystique en Mme de Krüdner la séduit au point qu'elle veut l'attacher à sa maison : elle l'écoute parler, prêcher, ne se rassasie point d'elle. Ce sont ici des mots nouveaux qui soulèvent son âme, des idées qui soulagent son cœur. Elle se sent entraînée si loin, si haut, dans quel rêve !

Tout à coup, une lettre de l'Empereur : Ma fille, je suis très mécontent que vous soyez sortie de France et surtout que vous en ayez fait sortir mes neveux. Puisque vous êtes aux eaux de Baden, restez-y ; mais, une heure après avoir reçu la présente lettre, renvoyez mes deux neveux à Strasbourg auprès de l'Impératrice ; ils ne doivent jamais sortir de France. C'est la première fois que j'ai lieu d'être mécontent le vous, mais vous ne deviez pas disposer de mes neveux sans ma permission ; vous devez sentir le mauvais effet que cela produit. Il faut donc rentrer : si elle avait prolongé son séjour à Baden, qui sait ?

Elle n'est point si bien convertie qu'elle ait pu résister aux délicieuses étoffes anglaises qu'on trouve au delà du Rhin. Elle en a empli ses voitures : de perkales, de batistes, de tricots, elle a acheté pour 3.436 francs et les douaniers, qui salueront très bas la reine de la Hollande, n'auront pas le soupçon qu'elle fait la contrebande. Elle traverse seulement Strasbourg, se rend à Plombières, s'y établit. Elle y reste quatre mois pleins, laissant, au milieu d'août, sa mère retourner à Malmaison. Par qui, vie quoi est-elle retenue ? De société, on.lui voit M. Molé, M. de Boufflers, Mme de Coigny, encore passent-ils. Son service, c'est Mme de Broc., Mme de Boubers, M. d'Arjuzon ; des promenades aux environs, des excursions, des déjeuners sur l'herbe, fort bien, mais quatre mois ! Redoute-t-elle, si elle rentre, les espions de son mari ? Est-elle, par eux et par les fantaisies tyranniques de Louis, dégoûtée de Saint-Leu, où elle ne se sent pas chez elle et où l'on prend à tâche de le lui montrer ? Est-il arrivé à Plombières quelque baigneur attendu et désiré ? Qui sait ? Cc qu'il faut retenir, c'est son état d'esprit au moment où elle est arrivée de Baden. Sa mère qui, d'ordinaire, ne lui ménage point les présents, qu'a-t-elle trouvé alors pour lui faire plaisir ? — Un chapelet.

 

Ainsi, de ses trois belles-sœurs, l'Empereur en a deux qui, de leur plein gré ou presque, résident en France, et peu s'en est fallu que, en cette même année 1809, la troisième ne les vint rejoindre. Au moins est-ce malgré elle. Catherine aime son mari et n'a qu'un désir, c'est de vivre près de lui. Ou elle ne sait pas les infidélités qu'il lui fait, ou elle les accepte avec cette hauteur et cette placidité allemande qui tolèrent les maîtresses pourvu qu'il n'y ait point de favorite et que les distractions n'empêchent pas le devoir. En ces cours, les princesses ne sont point élevées dans le préjugé, qu'elles rempliront uniquement la vie des souverains, leurs époux. Les passades, même dans une mesure les habitudes, comptent peu à leurs veux, pourvu que le rang reste subordonné et qu'une brusque élévation ne vienne pas, en froissant leur orgueil, établir d'odieuses rivalités. Malgré ses fantaisies, Jérôme n'en marque pas moins à sa femme une tendresse à laquelle elle est très sensible. Il la comble de présents ; il lui offre tous les plaisirs dont elle fut si longtemps privée : il la fait présider à la magnificence de ses fêtes, qui lui sont dédiées même lorsqu'une autre a le droit de s'en croire l'héroïne. Si, dans ce ciel d'opéra, courent parfois des nuages, ils sont roses et n'éclatent que dans la coulisse : Jérôme demande du plaisir à ses maîtresses, mais, s'il s'aperçoit qu'elles veuillent le mener, rupture immédiate et exil, pas male déguisé.

Catherine aime donc son mari, et lorsqu'on découvre à Cassel la conspiration de Dörnberg, elle se refuse à partir. Je ne quitterai le roi qu'a la dernière extrémité et lorsque ses craintes pour ma sûreté pourraient nuire à ses moyens de défense, écrit-elle à son père le 23 avril. Pourtant, le lendemain 2i, il faut qu'elle parte, sans dames, sans écuyer, sans linge, sans robes. C'est une route détournée qu'elle doit prendre, la directe, par Marbourg, étant coupée par les insurgés. A Francfort, elle s'arrête pour attendre sa suite qui péniblement la rejoint. Le 30, elle arrive à Strasbourg, n'avant pour ainsi dire que ce qu'elle porte sur elle, mais assurée ile trouver asile près de l'Impératrice que, désormais, elle ne quitte point et dont elle partage, durant tout le mois de mai, la vie uniforme, agitée seulement par les dépêches de l'armée. Au commencement de juin, Joséphine devant aller à Plombières, Catherine pense qu'elle pourra retourner près du roi. Jérôme lui a même fait préparer des logements aux bains de Pyrmont ; mais, à présent, c'est le duc de Brunswick qui menace la Westphalie : impossible d'aller à Pyrmont, et pourtant la reine veut être mère, ses médecins ont ordonné une cure qui doit être décisive : Spa vaut à peu près Pyrmont ; c'est donc à Spa qu'elle vient. Elle y arrive le 12 juin. Il faut y rester six semaines, car c'est le temps où Jérôme fait campagne, puis c'est l'incursion du duc de Brunswick ; mais, malgré le voisinage d'Aix où elle fait seulement une courte visite à Madame et à Pauline, elle n'y tient plus et, le 29 juillet, le jour même où son cousin germain prend sans coup férir Halberstadt, compris le 5e ligne westphalien et le grand maréchal Meyronnet, elle fait sa rentrée à Cassel. Son absence a duré trois mois et elle aura grand'peine se consoler du temps perdu.

 

C'est donc ici le meilleur ménage : et, à y regarder, peut-être est-il tel parce que la femme née princesse, élevée en princesse, a, sur le genre de bonheur que doit attendre et espérer l'épouse d'un souverain, des idées fort différentes de Julie ou d'Hortense, des idées qu'on ne saurait comparer qu'à celles de Bacciochi. Sur tous ces couples qui eussent pu être heureux, l'esprit de royauté a soufflé pour les désunir. Julie rêvait un mari bourgeois, Hortense un mari amant ; ces deux se trouvent victimes. Elisa règne en Toscane comme elle eût régné dans un village, dans une maison en Corse ; partout elle eût domestiqué son mari. Il est vraisemblable que, quel qu'eût été l'époux, Pauline l'eût traité comme Borghèse ; mais pour Caroline, c'est bien le goût du trône qui met le trouble entre elle et Murat. Qu'on en raisonne comme on voudra, le fait est que, sauf Jérôme, tous les couples Bonaparte sont désunis par la politique et l'exemple le plus frappant en va venir de Napoléon lui-même.

 

 

 



[1] Les mots peuvent être mal lus ; les abréviations, en des cas, restent inexpliquées. On reprochera la longueur : mais c'est ici toute la femme. Et qu'on compare les fragments des lettres à Fréron que j'ai donnés au tome premier.

[2] Ou Ha...

[3] Mme de Bréhan, dame pour accompagner.

[4] Montbreton, écuyer.

[5] Millo, plus tard Mme de Saluces, dame d'annonce (?).

[6] Mlle Dormy, autre dame d'annonce.

[7] Madame Ducluzel, sorte de femme de charge.

[8] Adèle, femme de chambre.

[9] Mme de Barral, dame pour accompagner.

[10] Dupré de Saint-Maur, secrétaire des Commandements.

[11] Femmes de chambre.

[12] Mme Ducluzel.

[13] Général.

[14] Il y aura à revenir sur le domaine de Lucedio et sur les salines échangées aux Borghèse pour les statues antiques de leur galerie.

[15] Le 21 août 1810, S. A. I. Mme la Princesse Pauline, princesse Borghèse, duchesse de Guastalla, épouse de S. A. I. Mgr le Prince Camille, prince Borghèse, duc de Guastalla, grand dignitaire de l'Empire, passe procuration, par-devant Me Edon notaire à Paris, à Mme la Comtesse de Cavour, dame d'honneur de S. A. I. pour tenir sur les fonts baptismaux l'enfant dont vient d'accoucher Mme de Cavour, belle-fille de Mme la Comtesse de Cavour et femme de M. de

Cavour, chambellan de S. A. I. le Prince Borghèse.