NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME IV. — 1807-1809

 

XXIV. — LA CRISE DE 1809.

 

 

(Janvier 1808 — Octobre 1809)

La crise de 1809. — L'armée française. — L'armée autrichienne. — JÉRÔME. — LOUIS. — JOSEPH. — MURAT. — EUGÈNE.

 

L'effort, dans la campagne de 1809, est immense, peut-être plus g rand qu'en aucune autre, plus méritoire à coup sûr, car les éléments que l'Empereur a en mains sont médiocres et ceux que l'ennemi lui oppose différent singulièrement, par le commandement, l'instruction, l'esprit militaire, de ceux qu'il a mis en ligne jusque-là. L'armée du camp de Boulogne, déjà diminuée par Ulm et Austerlitz, si éprouvée dans les campagnes de Pologne, décimée à Eylau, épuisée par ses marches à travers l'Europe, achève de mourir en Espagne. C'est une armée neuve qu'il a fallu créer. Les conscrits des classes 1808 et 1809 y sont les soldats anciens. Sur la classe 1810, il a été appelé, le 1er janvier 1809, 80.000 hommes ; il en a été appelé 20.000 sur chacune des classes antérieures de 1806 à 1809, ce qui donne encore 80.000 hommes ; mais les classes antérieures à 1806 ont été définitivement libérées. Sauf les exceptions des soldats de métier, c'est donc une armée de trois ans, peu instruite, nullement manœuvrière, médiocrement habillée, et dépourvue de traditions militaires. Beaucoup de conscrits sont partis par force ; ceux des anciennes classes qui se croyaient libérés, sont mécontents ; les autres, garçons de dix-huit ans, rempliront les hôpitaux. Sur le papier, l'Empereur réunit en Allemagne trois cent mille combattants, dont, cent mille auxiliaires allemands auxquels il va apprendre à vaincre ; en Italie, cent mille, dont vingt mille Italiens. Mais la proportion de soldats anciens n'est sérieuse que dans la cavalerie et l'artillerie ; dans l'infanterie, des régiments entiers sont composés de recrues.

L'Autriche a trois cent mille hommes de troupes actives que, depuis trois pleines années, l'Archiduc Charles organise et dresse ; elle a deux cent mille hommes de réserve ; elle a l'Insurrection hongroise ; elle a le Tyrol soulevé ; elle a l'Allemagne du Nord tout entière qui frémit et veut marcher, et mène dans le centre et dans le sud, les peuples, malgré les rois, sont plus près d'elle qu'ils combattent que à e la France pour qui ils se battent. Ce sont là des forces de révolution, mais c'est à la révolution que l'Autriche en appelle contre l'homme de la Révolution ; et — renversement étrange des rôles, — Napoléon, par suite de l'alliance mensongère de Tilsit et d'Erfurt, est contraint de ne point mettre en mouvement les seuls éléments de révolution qui lui puissent servir d'appuis dans l'Europe orientale.

 

C'est en Westphalie que l'Autriche trouve le terrain le mieux préparé et c'est là que les effets de ses excitations se font d'abord le plus vivement sentir.

Jérôme a religieusement suivi, durant l'année 1808, le mode d'administration qu'il avait inauguré à son avènement. Il devait à la France, pour le compte de son royaume, vingt millions de contributions de guerre arriérées — exactement 20.047.666 francs 24 centimes. Il a bien demandé aux États de voter un emprunt du même chiffre, et il l'a obtenu, mais vainement a-t-il cherché des préteurs en Hollande ; personne n'a voulu s'engager sur le crédit du royaume, et la France attend toujours. En son nom personnel, le roi a emprunté, à Paris, à la Caisse d'amortissement, 1.800.000 francs. A la première échéance, le ministre des Finances de Westphalie a renvoyé le directeur de la Caisse au Trésorier de la Couronne non de Westphalie, mais de France — pour s'en faire payer, Béranger a rendu compte à l'Empereur qui, en marge du rapport, a écrit : Renvoyé au roi de Westphalie pour se faire rendre compte pourquoi son ministre se moque ainsi de ses engagements et tire sur une caisse qui n'est pas, j'espère, à ses ordres. A cela, Jérôme a répondu qu'il ne demandait sans doute qu'à payer, mais qu'il ne pouvait le faire à Paris parce qu'il n'avait que du billon et qu'il perdrait au change ; que, d'ailleurs, moyennant un nouveau terme, tout s'arrangerait. L'Empereur s'est refusé de souscrire à la ridicule proposition. La Caisse d'amortissement, a-t-il écrit à Daru, perdrait, par le change, 20 p. 100 et ne peut consentir à cet arrangement. Les affaires se font comme doivent se faire des affaires et on ne peut pas en proposer une où il n'y ait à perdre pour aucune partie. Convaincu que le roi va payer, il ne s'en inquiète plus ; Jérôme pas davantage. C'était en janvier 1808 qu'il avait parlé de payer en billon à Cassel ; en juillet, il n'a encore rien versé. Vous devez à la Caisse d'amortissement deux millions, lui écrit alors l'Empereur. Vous avez laissé protester vos billets, ce n'est pas d'un homme d'honneur. Je ne souffre pas qu'on me manque. Vendez vos diamants, votre vaisselle, ne faites pas de folles dépenses qui vous rendent la risée de l'Europe et finiront par exciter l'indignation de vos peuples. Vendez vos meubles, vos chevaux, vos bijoux et payez vos dettes ; l'honneur passe avant tout. Vous avez mauvaise grâce de ne pas payer vos dettes lorsque l'on voit les présents que vous faites et ce luxe inconnu chez vous, qui révolte vos peuples. Vous êtes jeune, léger et ne tenez aucun compte de l'argent, surtout dans un temps où vos peuples souffrent par suite de la guerre. La leçon est rude et, à la réponse de Jérôme, on pourrait croire qu'il l'a sentie : Que puis-je répondre, Sire, à Votre Majesté, alors qu'elle dit que ce que je fais n'est pas d'un homme d'honneur. Sans doute, dans ce cas, je suis bien malheureux, car je ne puis mourir après l'avoir lu. Si je n'ai pas pavé les 1.800.000 francs que je dois à la Caisse d'amortissement, c'est que je ne les avais pas et que je ne pensais pas que l'intention de Votre Majesté était que je payasse des intérêts ruineux pour m'acquitter envers elle ; mais, Sire, je viens d'ordonner qu'un emprunt égal à cette somme fa fait de suite, n'importe à quel taux, et, avant trois mois, mes billets seront retirés. Sire, je suis de votre sang et jamais je ne me suis écarté de la route que Votre Majesté m'a tracée et, dans les circonstances difficiles, elle trouvera en moi un frère prêt à lui tout sacrifier. Le mouvement est bon : Jérôme emprunte en effet à des Juifs ; il fait à la Caisse deux payements de 150.000 francs chacun ; mais s'arrête là, et l'argent destiné à payer le surplus de la dette, passe ailleurs.

Cet ailleurs, l'Empereur ne fait qu'en entendre raconter les merveilles par les Français qui ont traversé la Westphalie et bien plus encore par ceux qui, par quelque hasard, se sont trouvés engagés au service de Jérôme et se hâtent de le quitter : tels Beugnot qui a eu les finances, La Jariette qui a la police, Lefebvre-Desnoëttes bien qu'il fût grand écuyer, Éblé qui a commandé à Magdebourg, Rivaud qui était à Brunswick, Martial Daru à la fois intendant de la Garde et chargé d'administrer le duché. La plupart sont partis de leurs postes par congé, mais sans esprit de retour, et vainement Jérôme les rappelle-t-il, vainement prétend-il les contraindre à le servir. Ainsi, à propos de Beugnot, il écrit à l'Empereur, le 30 mars : Le conseiller d'État Beugnot m'a demandé un congé pour Paris. Je le lui accorde en limitant son voyage au 20 avril. J'attendrai même son retour pour un voyage que je dois faire dans mes États. Je prie donc Votre Majesté d'exiger du sieur Beugnot qu'il soit exact pour le temps que je lui ai indiqué. Sa présence m'est indispensable ici pour qu'il achève ce qu'il a commencé et surtout qu'il prépare la loi des finances qui sera présentée à la première session des États... Je n'exige pas de serment du sieur Beugnot... Je le laisserai repartir quand la machine sera montée. Vis-à-vis d'un de ses conseillers d'État, commandant de la Légion, l'Empereur dit employé des formes moins impératives : aussi, lorsque le sieur Beugnot eut, dans une lettre d'une délicieuse ironie, remercié le roi de ses bontés, l'Empereur le trouva-t-il fort bon pour le réintégrer au Conseil, puis, presque tout de suite, pour lui confier l'administration du grand-duché de Berg. Avec Lefebvre-Desnoëttes, qui va droit son chemin et qui, rappelé en France pour y recevoir le commandement des Chasseurs à cheval de la Garde n'a pas un instant hésité à quitter sa charge de grand écuyer, la querelle tourne vite à l'aigre : d'abord Jérôme écrit à l'Empereur : Je suis vivement peiné que Votre Majesté ait nommé mon grand écuyer à un autre emploi sans m'avoir fait connaître ses intentions ; et puis, ce sont toutes sortes de taquineries, au sujet de la dotation que l'Empereur a donnée à Lefebvre en Westphalie et dont ou ne veut pas le mettre en possession, au sujet de Potier, beau-père de Lefebvre, intendant de Madame mère et chargé par Jérôme de ses mouvements de fonds à Paris : cela finit par une destitution, dont Rober a tout sujet de se réjouir.

On pense bien qu'interrogés, Lefebvre avec sa franchise militaire, Beugnot avec le trait et l'esprit dont il pétille, ne manquent point de raconter ce qu'ils ont vu à Cassel. C'est d'abord le recrutement de ce corps diplomatique que Jérôme envoie en brillante représentation dans toutes les cours, engageant pour ce faire des hommes bien nés en Autriche, en Wurtemberg, en Prusse, en Saxe, se dépouillant même de ses chambellans français pour en faire des ministres westphaliens. A la vérité, ce ne sont pas ceux auxquels il tient et qui, bien plus encore, tiennent à lui, car ils savent ce qu'ils perdraient à s'éloigner. La fortune qu'il fait à ses amis du premier degré est telle ! Voici Morio, que l'Empereur a mis aux arrêts et si mal traité : il épouse, le 17 avril 1808, Mlle Lecamus, sœur du comte de Furstenstein : c'est le roi qui dote la mariée et qui donne le repas de noces. Morio est son ministre de la Guerre ; il le nomme par surcroît son chef d'état-major pour les troupes françaises, en sorte que ce colonel du génie français aura sous ses ordres des généraux de division français. II est vrai que tout à l'heure, le roi lui ôtera le portefeuille de la Guerre pour avoir pris, à son insu, le titre de capitaine général de la Garde, avoir donné des ordres comme tel, l'avoir fait manœuvrer et l'avoir même fait commander par un général en retraite ; en échange, il lui donnera l'ambassade de Naples ; mais Morio n'y partira point, il sera grand écuyer ; puis, il recevra le commandement du contingent westphalien envoyé en Espagne ; il le quittera sous prétexte de maladie, et fera alors la sottise de se présenter aux yeux de l'Empereur ; mais, même après cette terrible scène à Compiègne où Napoléon, devant toute la Cour, lui arrache ses épaulettes et le traite de lâche, Morio, grand écuyer, général de division westphalien, grand-croix des ordres napoléonides, sera encore, par Jérôme, fait colonel général des Chasseurs et comte de Marienborn, avec château et dotation. D'Albignac qui, émigré, a servi à l'Armée des Princes comme aide de camp de son oncle, le comte de Montboissier, commandant les Compagnies ronges ; qui, entré aux Gendarmes d'ordonnance, y a atteint le grade de maréchal des logis-chef, est, en Westphalie, en moins de trois ans, lieutenant-colonel, conseiller d'État, colonel, commandeur de l'Ordre de Hollande, aide de camp du roi, général de brigade, grand écuyer, ministre de la Guerre, comte de Med, avec fief, château et dotation : il est vrai que le jour où, nanti, il parlera d'ordre à rétablir, il sera brutalement renvoyé et se trouvera trop heureux de rentrer adjudant-commandant au service de France ; Ducoudras, que Jérôme a pris chef de bataillon, est, en un an, lieutenant-colonel, colonel, général de brigade, aide de camp général du roi, colonel des Grenadiers à pied, comte de Bernterode ; même fortune à Girard, à Wolff, à Bœmer, à Gauthier ; et qu'est-ce près des grâces faites aux intimes : Lecamus, à Meyronnet, à Salha, à Rewbell, à Laflèche, à Marinville : de l'argent à poignées, des titres, des terres, des grands cordons, même des épouses, et de la plus haute noblesse d'Allemagne !

Par tous les côtés, l'argent file : il faut à Sa Majesté un manteau royal dont l'hermine seule coûte 13.600 francs ; il lui faut des portraits équestres que peindra M. Gros et où elle sera représentée avec tous les attributs de la souveraineté ; il lui faut un palais des États que construit son premier architecte, M. Grandjean de Montigny et où la splendeur du trône, le luxe des broderies, la richesse des décorations n'est égalée que par la coquetterie du salon du roi ; il lui faut l'entier remaniement des jardins de Napoleonshöhe, l'appropriation des palais, le remaniement des fabriques, l'aménagement des grandes eaux ; et l'hermitage de Platon, et l'hermitage de Paul, et l'hermitage de Socrate, et le temple d'Apollon, et le tombeau de 'Virgile ; if y aura de tout : un burg féodal, une métairie, un théâtre, une hôtellerie, des temples, des aqueducs, des grottes, quatre, cinq, six pavillons, des hameaux comme à Trianon, des pagodes comme à Chanteloup, des jets d'eau comme à Versailles, des Champs-Élysées comme à Paris. Lorsque le roi parcourt ses États, c'est un cérémonial fastueux, le grand couvert des rois de France et tous les meubles nécessaires suivant la Cour. Point d'argent pour paver la Caisse d'amortissement, mais 200.000 francs offerts tout de suite à Lucien avec le revenu de la prévôté de Magdebourg qui passe 100.000 francs par an ; 200.000 francs de rente offerts à Elisa Patterson avec la principauté de Smalkalden. La princesse de Ponté-Corvo vient-elle à Cassel ? Quatre jours de fête, bals et illuminations au parc de Napoleonshöhe. Les États sont-ils assemblés ? Fêtes sans fin pour qu'ils ouvrent leur bourse, dîners chez le grand maréchal, spectacles et jeu des grandes eaux. Est-il possible qu'on soit roi et qu'on n'ait à donner pour décorations que des clefs de chambellan et des médaillons d'honneur ! Vite, un Ordre : rien ne sera plus agréable aux Allemands qui ont dû quitter leurs cordons. D'ailleurs qu'en coûtera-t-il ? A peine 300.000 francs que fournira amplement l'abbaye de Quedlimbourg. Pour cela, on aura dix grandes commanderies à 10.000 francs, vingt petites à 5000, 200 francs de pension pour chaque décoré et encore, pour les soldats, des médailles d'or à 150 francs et d'argent à 100 francs. On aura un ruban bleu foncé auquel, par une couronne aquilée, pendra une étoile à huit pointes, les quatre grandes à deux rayons d'émail blanc, les quatre petites à un rayon d'émail bleu et, au centre, dans un cercle bleu, sera inscrit, sur un fond blanc, un aigle bleu. Cela sera beau ; mais, ici, il faut l'avis de l'Empereur, qui refuse, d'abord à cause des 300.000 francs, puis pour l'air de ressemblance avec la Légion. D'autorisation, on n'a que faire pour aller prendre les eaux, et le ménage royal en a besoin. La reine, qui rêve être mère, ira aux eaux de Liebenzell en Wurtemberg et, comme la maison des bains est en ruines, elle logera au château de Reinach : toute petite suite, à peine dix-sept personnes : la grande maitresse, deux dames, le chevalier d'honneur, le premier médecin, le secrétaire particulier, quatre femmes de chambre, un valet de chambre, quatre valets de pied et deux coureurs. Aussi, est-on incognito et la reine se nomme la comtesse de Manstein. Seuls, les présents qu'elle fait sont royaux, impériaux même ; car le roi de Wurtemberg qui a tout fourni pour la maison se fâche qu'on gâte ses gens. A Stuttgard, au retour, il faut des cadeaux à toute la famille royale, et pour protéger les arts, la reine commande quelques bas-reliefs au sculpteur Scheffauer, son buste à Dannecker, des tableaux à d'autres, et comble d'argent les musiciens de la Cour. Durant ce temps, le roi soigne ses rhumatismes aux eaux de Neudorf : pour y aller, il a été obligé de traverser la principauté de Pyrmont et une partie de Hanovre ; aussi est-il, lui aussi, incognito sous le nom de comte de Mansfeld : il y célèbre fort galamment la Saint-Napoléon, car, quoique le village, avec ses sept cents âmes, n'offre guère de ressources, il y a salves d'artillerie avec des canons amenés de dix lieues, secours aux indigents, grâces, dots, mariages, jeux, courses, spectacles publics, danses, loteries gratuites, illuminations, feu d'artifice, bals et soupers, et, tandis que sur la place le populaire danse, boit et mange, au château qu'on a mis tout à neuf pour le voyage, la Cour fait de même — car la Cour a suivi le roi qui mène après lui bien plus de dames que la reine. Le ménage royal se retrouve à Cassel où, pour l'arrivée de Catherine, Jérôme a ménagé des surprises, car, tout infidèle qu'il est, il reste galant et il s'entend à merveille à donner et à recevoir des fêtes. On le voit bien quand il fait le voyage de Paderborn et d'Osnabrück.

Ce serait assez, cette folie de dépenses, pour expliquer les colères de l'Empereur ; mais il y a pis ; ce sont les querelles à propos de l'armée. D'abord, il lui est revenu que, dans les hôpitaux westphaliens, ses soldats sont mal soignés ; tant bien que mal, Jérôme se justifie. Mais voici que, sans consulter personne, pour bien établir qu'il est maître dans ses États, Jérôme ordonne, en sa qualité de général en chef des troupes françaises, que, désormais, à grade égal, les Westphaliens commanderont les Français : J'attends la réponse du roi, écrit l'Empereur, pour savoir le parti que je dois prendre pour maintenir la dignité Glue à mes troupes et à nies officiers. La justification est malaisée, Jérôme la tente pourtant : Votre Majesté observera, écrit-il, qu'il ne peut y avoir deux personnes qui donnent en même temps des ordres dans un État et que si les autorités françaises doivent y commander, je ne puis plus dès lors y rester... Puis, tournant court, il reprend ses habituelles protestations : Comment Votre Majesté peut-elle avoir plus de confiance dans les rapports qui lui sont faits par des subalternes que dans ceux que je lui adresse moi-même ! Je ne sais pourquoi, Sire, on cherche ainsi à indisposer Votre Majesté contre moi, comme si l'on pouvait lui faire oublier que personne ne lui est plus étroitement lié d'affection et d'intérêt que moi-même. La déclaration serait touchante si Jérôme, de parti pris, n'omettait de rendre compte des rixes entre Westphaliens et Français et si, juste à ce n'ornent, pour être assuré qu'aucun rapport n'arrivera à l'Empereur, il ne nommait Morio son chef d'état-major pour l'armée française.

Il faut avouer que la situation est embarrassante. Les Français portent beau et se considèrent en pays conquis ; les Hessois et les Brunswickois, race militaire, supportent mal d'être traités en vaincus. Ils gardent la rancune, moins de leurs défaites militaires, que des châtiments de Lagrange. L'avènement du roi n'a rien changé aux habitudes prises : exactions chez les bourgeois, batteries chez les paysans, coups de fusil tirés aux postillons, douaniers insultant qui passe ; puis, des corps de garde westphaliens forcés par des gendarmes français, des factionnaires désarmés, des combats où le sang coule. Qui a raison ? Les Français, dit l'Empereur ; les Westphaliens dit Jérémie, et peut-être, en fait, est-ce Jérôme qui a raison, mais, en droit — en droit de conquête — l'Empereur. Il voit des Français assassinés et, si Jérôme lève ainsi des troupes pour assassiner des Français, nous aurons fait là une belle emplette ; il voit des insurrections populaires qui sont une suite du mécontentement qu'on l'assure exister dans la Westphalie et dans d'autres pays d'Allemagne ; il est inquiet, car, quoiqu'il eût dit — et combien de lettres n'a-t-il pas écrites ? — la Garde westphalienne est uniquement composée de Westphaliens, anciens soldats de liesse ou de Brunswick ; les quatre corps — Gardes, Grenadiers, Chasseurs, Chevau-légers, — ont seulement chacun, pour chef nominal, un Français, colonel général, grand officier de la Couronne, mais effectivement, ils sont commandés par des officiers indigènes, ils ont garde leur formation, leur discipline et leurs manœuvres allemandes. Pour obtenir de l'argent et se faire bien venir des Etats, Jérôme germanise son gouvernement comme il a germanisé son armée : il met aux Finances un Allemand, le baron de Bülow, à l'Intérieur un Allemand, M. de Wolfradt, il nomme président de la section de la Guerre au Conseil d'État, un Prussien, le général comte de Schulenbourg ; il a pour grand chambellan un Wurtembergeois le comte de Waldbourg-Truchsess. Pour remplacer ses chambellans d'Esterno et Bigot de Villandry nommés à des postes diplomatiques, il prend une dizaine d'Allemands de ses États ou d'ailleurs ; car il en recrute partout. Dans les ministères, les ministres allemands ramènent à leur suite les employés allemands ; les quelques Français restés et qui font marcher la machine à la française, s'en fâchent. Antagonisme déclaré. — Il est vrai que les États votent l'emprunt de vingt millions ; mais la belle avance, puisque l'emprunt ne trouve pas preneur !

La querelle, qui manquait tourner tout à fait à l'aigre, s'apaise soudain. L'Empereur, après Baylen, n'est plus à discuter si Jérôme gouverne bien ou mal, si même les Français sont bien ou mal traités en Westphalie et si les finances y périclitent. Il faut aller au plus pressé : vu les armements de l'Autriche, il faut que le roi de Westphalie complète son contingent fédératif ; vu les difficultés en Espagne, il faut qu'il fournisse cinq cents chevaux et un millier de fantassins. Courrier par courrier, Jérôme répond qu'il complète à cinq cents chevaux le 1er Chevau-légers en mettant à pied deux cents chevau-légers de la Garde, qu'il complète à mille hommes le 3e d'infanterie et que tout va partir : la lettre de l'Empereur est du 17 août ; le 12 septembre, les Chevau-légers sont en route, et tout le regret du roi est de ne les pas accompagner : Je ferai la guerre en n'importe quelle qualité, écrit-il à l'Empereur, mon bonheur sera de partager les dangers de Votre Majesté et de lui donner des preuves non équivoques de mon attachement et de ma tendresse... J'avoue que je serais bien malheureux si je voyais partir Votre Majesté pour l'Espagne sans qu'aucun de ses frères frit auprès d'elle ! Qui, plus que moi, peut mettre son bonheur à la soigner et lui être agréable ! Nourri et élevé par Votre Majesté, mon existence doit lui être entièrement consacrée, surtout dans les moments où il y a du danger et mon bonheur sera complet si je parviens à lui titre de quelque utilité réelle. Ce joli mouvement, spontané comme tout ce qui vient de Jérôme, bien comme mai, ce mouvement de tendresse et de courage qui sied à ses vingt-quatre ans et prouve qu'en lui, malgré toutes les gâteries de la fortune et les corruptions de l'entourage, vibre à l'occasion la corde généreuse, va droit au cœur de l'Empereur ; mais Napoléon est avare de ses paroles : la première marque de sa bienveillance qu'il donne à Jérôme, c'est, lors du voyage d'Erfurt, de lui demander les équipages dont il se servira à l'entrevue. Jérôme vient au passage l'attendre à Philipstadt, dans le château de son aide de camp le prince de liesse, où. il espère bien que l'Empereur s'arrêtera. Catherine, peu rassurée encore, n'a osé venir, mais elle écrit : Les bontés que vous m'avez témoignées à Paris nie rendent celte fois un peu égoïste contre mon ordinaire ; je ne jouis pas du plaisir du roi puisque je ne puis partager avec lui celui de vous recevoir sur nos frontières ; bref, de Vach où il a rejoint son frère, Jérôme rapporte une double invitation pour les fêtes d'Erfurt. Aussitôt, branle-bas à la Cour, tout mis en jeu, toilettes, diamants, uniformes, équipages. A l'arrivée, Catherine — si proche d'Alexandre, par suite précieuse — est reçue à miracle. Le jour de la grande chasse de Weimar, Jérôme est indisposé, mais Catherine doit venir quand même, assister à tout, entre son beau-frère et son cousin germain. Sa présence donne une apparence de famille, un air d'intimité auquel Napoléon est sensible.

Aussi, tout le monde se trouve bien du voyage : le roi obtient de notables adoucissements à la contribution de guerre et la facilité d'espacer les paiements sur quarante mois ; le ministre des Finances et le grand maitre des Cérémonies reçoivent le grand aigle de la Légion ; chacun des grands officiers a une boite à portrait de 3.500 francs ; les piqueurs et les palefreniers ont 6.000 francs de pourboire. Tout serait au mieux sans la dépense qu'ont entraînée les fêtes : La liste civile est en tel désarroi que, par ordre de Jérôme ; la Caisse d'amortissement de Cassel est ouverte et doit fournir 150.000 francs : or, cette caisse est uniquement destinée à recevoir le produit de l'emprunt forcé destiné à payer les dettes vis-à-vis de la France : chaque Westphalien possédant plus de 5.000 francs de capital, a été contraint, selon sa fortune, de souscrire aux cent mille obligations • de 200 francs chaque, faisant la somme de vingt millions. La France a un droit de surveillance sur cette caisse dont les fonds ne doivent en aucun cas être détournés de leur objet ; l'Empereur serait donc tenté de gronder ; mais le peut-il, lorsqu'il demande encore, pour l'Espagne, un régiment de 600 hommes ; lorsque, de lui-même, le 29 octobre, Jérôme offre une division complète : trois régiments d'infanterie : 5.060 hommes, deux régiments de cavalerie : 1 200 hommes, deux compagnies d'artillerie : 240 hommes — 6.500 combattants ?

N'est-ce pas le bon moment pour obtenir ce que l'Empereur a constamment refusé : le grand aigle pour Lecamus qui n'est point encore satisfait des cordons dont il se décore, du titre de comte de Furstenstein, de l'étonnante fortune que lui a laite Jérôme. Napoléon ne se rend pas : quoi qu'on ait dit, il ne se rendra jamais[1] ; mais il ne se fâche, ni ne s'indigne comme il a fait autrefois : il expose ses raisons d'une façon si paternelle et si sensée, en même temps si décidée et ferme, que Jérôme lui-même est contraint de se rendre. Il n'est pas possible, écrit-il, après avoir lu la lettre de Votre Majesté de ne pas sentir la force et la justesse des raisons qui y sont renfermées. Mon amitié pour le comte de Furstenstein m'avait fait désirer pour lui cette haute marque de votre bienveillance, mais je serais assurément bien fâché que je fusse la cause de quelque chose qui ne fût pas agréable à Votre Majesté.

Cette bonne entente dure peu. A son retour d'Espagne, l'Empereur apprend de Cassel toutes sortes de nouvelles qui ne peuvent que lui déplaire. Sur la demande même de Jérôme, il a accrédité près de lui un ministre, et ce ministre qui, par devoir, s'instruit de tout et rend compte de tout, c'est Reinhard, l'homme le plus ponctuel et le plus exact, le mieux informé et le plus instruit des choses allemandes, — car il est lui-même de famille allemande, est né en Wurtemberg-, a épousé une Hambourgeoise, a partout des parentés, partout des amitiés, partout des liaisons. Jérôme a bien cru l'intimider : Tout ce que mon frère voudra savoir, lui a-t-il dit, je le lui écrirai moi-même et pour être bien avec l'Empereur, il faudra être bien avec moi, mais Reinhard, que n'ont point intimidé les prisons russes, sait ce qui se doit : c'est, à toute risque, de dire la vérité, et il la dit.

D'abord, aux étrennes, Jérôme, ne s'est pas contenté de distribuer à ses fidèles les cordons des Deux-Siciles que Murat lui a envoyés : présent qui ne lui coûte guère sauf lorsqu'il enrichit les croix de diamants ; il a jugé bon d'y joindre des terres valant de 4 à 700.000 francs avec des titres assortis : il y en a eu pour Ducoudras, pour Meyronnet, pour Morio, pour Salha, pour Laflèche, pour Duchambon, pour Marinville, pour dix autres : la Cour en a meilleur air : et avec le comté de Furstenstein à la tête, et ensuite, les comtés de Bernterode, de Wellingerode, de Marienborn, de Höhne, les baronnies de Keudelstein et de Retterode, qui s'aviserait de méconnaître la transformation, en grau Is seigneurs germaniques, des anciens compagnons de Jérôme Bonaparte ? Pour sauver l'apparence, chacun des nouveaux titrés devra verser à la Caisse du Domaine quelque quatre-vingts à cent mille francs, eu échange de quoi il recevra de dix-huit à quarante mille livres de rentes. A la Cour, ce ne sont que bals et fêtes ; bals masqués où tous les costumes — il y en a quatre par invité sont offerts par le roi, où la reine arrange une foire et distribue des bijoux aux dames, où les soupers sont d'une recherche et d'un luxe qui surprennent mène les Parisiens. A chaque anniversaire, à chaque occasion, bal, spectacle, souper, feu d'artifice. Le Théâtre français où, du pays, nul ne va, est entretenu à grands frais, mais il ne suffit pas, il faut qu'entre soi l'on joue la comédie, et costumes, accessoires et décors sont apportés de Paris. La reine, pour sa naissance, reçoit une maison avec un jardin à la porte de Cassel, 50.000 francs pour l'arranger a son goût, une vaisselle d'argent pour trente-six couverts, le buste du roi et son portrait équestre. Les dames du Palais montrent des parures médiocres : en voici de la part du roi ; et des chevaux de prix aux généraux, et des voitures attelées aux chambellans. Un bataillon manœuvre devant le roi : vingt-cinq jérômes ; des conscrits rencontrent le roi : vingt-cinq jérômes ; les voitures ne sont pas prêtes, on fait avancer le premier cocher venu : vingt-cinq jérômes. C'est le moins qu'il donne, et, en or, un jérôme vaut un napoléon. Un ruisseau d'or coule sur ses pas et l'on dirait que, comme au pays des fées, tout ce qu'il touche devient or. Malheureusement, il n'en est point ainsi, et, pour fournir à ses largesses, le roi étend la main sur les domaines que l'Empereur s'est réservés et qu'il a déjà distribués. Les fermiers n'en devront rien verser qu'au directeur de ses domaines particuliers et on leur fera connaître, écrit Sa Majesté, que je les rends responsables de la moindre infraction à mes ordres jusqu'à ce qu'il me plaise d'en ordonner autrement. Il retire du Trésor public, pour les rentrer dans son trésor particulier, les capitaux dus en Westphalie à l'électeur de Hesse, que l'Empereur ne lui a abandonnés que pour entretenir son armée ; il fait administrer à son profit, malgré la Constitution, les domaines du royaume : il fait verser à sa caisse le budget entier des Relations extérieures porté au double de la dépense réelle ; il convertit en un canon annuel, au profit de son trésor, les échoises ou retours de fiefs à l'État ; il parvient ainsi à forcer de deux millions sa liste civile, à la porter de cinq à sept millions : c'est le cinquième des revenus bruts du royaume ; mais qu'est cela près de la dépense ?

Il doit à des particuliers de Paris 1.500.000 francs : il doit à des juifs de Cassel 1.500.000 francs ; il doit à la Caisse d'amortissement de Paris 1.500.000 francs ; il a souscrit à ses courtisans des promesses de dots ou de dotations en argent comptant passant deux millions ; sur la Caisse d'amortissement de Cassel, il a, malgré la résistance du directeur, prélevé en trois fois 3.400.000 francs. Le Trésor public est à sec, les pensionnaires et les employés civils n'ont pas été payés depuis quatre mois ; la solde va manquer et on doit des sommes immenses aux fournisseurs qui refusent de continuer le service. La situation commence à devenir inquiétante, même pour qui est décidé à ne point s'inquiéter. Jouant toujours sur Erfurt, Jérôme envoie à Paris Morio pour demander des secours, donner à l'Empereur tous les renseignements qu'il peut désirer sur l'état du trésor comme sur les autres parties d'administration, lui annoncer que le royaume de Westphalie ne peut résister plus de six mois au mauvais état de ses finances. Fâcheux choix, Morio, une espèce de fou que je méprise, dit l'Empereur ; et il écrit à son frère : Vous trouverez bon que je ne le voie pas. Quant à la situation de votre trésor et de votre administration, cela ne me regarde pas. Je sais que l'un et l'autre vont fort mal. C'est une suite des mesures que vous avez prises et du luxe qui règne chez vous.... Tenez vos engagements avec moi et songez qu'on n'en a jamais pris qu'on ne les ait remplis. Jérôme se défend, soutient Morio ; il proteste ; il y a près de lui des espions ; on le calomnie : de sa part, le ton s'élève ; mais qu'est-ce près du ton qu'il a pris et qu'il prend à Cassel ?

Ici, aussi, je suis empereur, dit-il sur une mercuriale venue de Paris et, pour le prouver, il supprime dans ses États cinq universités dont il confisque les biens ; dans celles qu'il laisse subsister, il abolit les juridictions spéciales, il soumet les étudiants à la conscription et les oblige au service actif. Jean de Muller proteste ; les étudiants de l'Allemagne entière se solidarisent avec leurs frères de Westphalie. Jérôme répond que c'est son bon plaisir. Des courtisans se plaignent d'un maitre de poste. Qu'on lui donne cent coups de bâton, dit le roi, et comme on objecte que c'est un vieux capitaine retraité : Eh bien ! dit-il avec violence, je vois bien qu'il faudra que je fasse couper quelques têtes. Quelques soldats westphaliens ont été enrôlés à Schaumbourg dans le contingent de la Lippe. J'ai fait dire au prince, écrit Jérôme, que s'il ne me les rendait pas, j'enverrais les gendarmes pour les chercher et que je pourrais bien le faire venir lui-même. Ces petits princes m'ont proposé de m'envoyer des ministres ; je n'en ai pas voulu ; et il oblige en effet le prince de Schaumbourg, celui-là même que Joséphine avait si bien gracieusé à Mayence, à venir s'excuser à Cassel. Bien mieux : il prétend faire des conquêtes sur l'Empire français : il s'empare sans coup férir, de Neuhoff, d'Eddichausen et de la ville de Neukirchen, fait abattre les armes impériales et élever les siennes. Il faut pour qu'il retire ses troupes que l'Empereur lui-même intervienne.

Mais il le fait sans brutalité, sans employer le mot qui frappe, la phrase cinglante qui balafre. Comment en serait-il différemment ? Le 6 mars 1809, il a décidé que, si la guerre survient avec l'Autriche, Jérôme commandera une réserve parle à se poiler partout où cela sera nécessaire. Et cette réserve sera composée (28 mars) du contingent westphalien, des troupes qui sont à Magdebourg et des Hollandais qui sont à Hambourg. Ce n'est pas quand il confie à soit frère une telle mission qu'il peut lui adresser les observations qui seraient de mise ; ce n'est pas au moment où il lui accorde une si grande preuve d'estime qu'il doit lui dire qu'il a démérité.

Dans la nuit du 2 au 3 avril, une troupe de cent vingt hommes que commande un ancien capitaine prussien, appelé de Cati, se présente dans la petite ville de Stendal, du département de l'Elbe, désarme la gendarmerie, s'empare des caisses publiques, marche sur Bourgstadt, y force les caisses ; puis, dans-la nuit du 3 au 4, repasse l'Elbe et rentre en Prusse. On s'étonne ; on ne, comprend pas : qu'est cela ? Une incursion de brigands ou une reconnaissance prussienne ? Après un jour, on n'en parle plus. Le roi, qui vient d'obtenir, de banquiers hollandais, six millions, en échange des mines de sel, de cuivre, de plomb et de fer engagées, n'en part pas moins avec la reine pour Brunswick où il compte réparer le château et établir une partie de l'année sa résidence. La suite est aussi nombreuse et aussi gaie, le service plus complet et plus luxueux encore qu'aux autres voyages. Le 17 avril, Jérôme est encore à Brunswick.

Or, le 9, les Autrichiens ont passé Fion et sont entrés en Bavière ; le 9, l'Empereur a conféré officiellement à son frère le commandement du 10e corps de la Grande armée et l'a chargé principalement de maintenir la tranquillité depuis Hambourg jusqu'au Mein. Le 12, il lui a écrit : Ayez l'œil sur tout ce qui se passe du côté de Dresde, en Hanovre et du côté de Hambourg. Le 15, il lui a écrit : Envoyez-moi toutes les nouvelles que vous auriez de la Saxe et, s'il arrivait que les Autrichiens attaquassent de ce côté-là et que les Saxons fussent obligés de se retirer, faites tout ce qui vous sera possible pour les aider. Lui-même est arrivé à Strasbourg ; les troupes filent ; mais c'est aux Bavarois, aux Wurtembergeois, aux Saxons à soutenir le premier choc, et le soutiendront-ils ? Le moment est grave pour l'Empereur et pour tous ceux dont la fortune dépend de la sienne.

Jérôme reste à Brunswick ; il a trouvé dans ce voyage l'occasion longtemps attendue de se rapprocher d'une dame de la reine et il en profite. Ne faut-il pas aussi qu'il honore de sa présence la maison de M Jacobsohn, président du consistoire israélite : il lui doit tant d'argent ! Enfin, le moment n'est-il pas propice pour faire un peu chanter l'Empereur, demander la remise du demi-million que le royaume doit paver chaque mois ? C'est seulement le 20 qu'il rentre à Cassel. Il est vrai que sans tarder il lance une proclamation aux Soldats Westphaliens. — Si les soins que j'ai pris de vous, dit-il, vous font désirer de me prouver votre reconnaissance et votre entier dévouement, n'oubliez jamais que c'est par la discipline, l'obéissance et le respect envers vos chefs que vous pouvez reconnaître l'affection que je vous porte.

Soldats je serai toujours à votre tête !

Là-dessus, il reprend sa conversation.

Le 22, dans l'après-midi, il est informé — tout à fait par hasard — que, cette nuit même, le colonel de Dörnberg, colonel des Chasseurs de sa garde, doit, avec la complicité de la plupart des gardes du corps, pénétrer dans son palais, l'enlever et le conduire à la flotte anglaise. En même temps, des insurrections éclateront dans tout le royaume. Les paysans marcheront sur les villes dont les bourgeois leur ouvriront les portes. Tout le monde est conjuré : chambellans, chefs de bureaux, majors des places, officiers, étudiants, la Westphalie entière. Jérôme, très crène, monte à cheval, passe la nuit au milieu de ses serviteurs et des employés français qu'il a armés. La Garde royale, tenue sous n'ose broncher. D'Albignac et Rewbell arrivent à temps pour disperser à Wolfagen, à Fritzlar, à Homberg, les rassemblements des paysans ; un régiment hollandais accourt ; de Mayence, on envoie en hèle des bataillons français ; ce n'est qu'une alerte, mais si chaude que, le 24 au matin, la reine s'enfuit à Francfort et de là à Stras' bourg où l'on a expédié tout un convoi d'objets précieux.

A peine Jérôme a-t-il pris le temps de faire imprimer une proclamation vibrante aux Chasseurs de la garde et aux Chasseurs-carabiniers, où il loue les uns et les autres de leur inébranlable fidélité et où il flétrit Dörnberg, ce lâche qui protestait tous les jours de sa fidélité et de son attachement, dont le sort sera bientôt décidé et qui périra de la mort des traitres et des assassins, que voici d'autres nouvelles : ce n'est pas assez d'une insurrection qui, comme l'écrit Catherine à l'Empereur, s'augmente de moment en moment et qui est générale dans tout le royaume, ce sont des Prussiens qu'il faut combattre.

Sain est un ancien lieutenant de la Garde prussienne qui, blessé à Auerstædt, s'est jeté dans Magdebourg où il s'est opposé à tonte capitulation : Magdebourg pris, il s'est sauvé à Collerg, y a levé un corps franc avec lequel il a fait rude guerre sur les derrières de la Grande armée et a même enlevé le maréchal Victor. Après Tilsit, son nom, justement célèbre, est devenu le mot de ralliement des patriotes. Le roi Va fait major, lui a donné un régiment de hussards, mais ce n'est pas des grades qu'il lui faut, c'est mieux. Lui seul a formé cette conspiration dont de Catt, parti trop tôt, a fourni le premier épisode, et Dörnberg le second. Il prétend aujourd'hui jouer le tout pour le tout et entraîner la Prusse dans la guerre de délivrance. Appelé par Frédéric-Guillaume à Künigsberg pour y rendre compte de sa conduite, Schill, sous prétexte d'exercer son régiment, sort le 29 avril de Berlin où il tient garnison et se porte sur l'Elbe. Dans la nuit du 2 mai, il est rejoint par 300 fantassins. Il se présente devant Wittenberg où il ne peut entrer, mais où il passe l'Elbe. Il traverse Bernbourg, Dessau, Halberstadt où il se recrute, occupe Halle, puis brusquement tourne vers le Nord, s'empare de Strasfurth : le 5 mai, il est, à une lieue de Magdebourg. A Todendorf, il rencontre une colonne composée de Westphaliens et d'une compagnie de voltigeurs français. Le général Usslar qui commande les Westphaliens défend à ses hommes de tirer : mais, les Français engageant le feu, les Westphaliens les imitent. Schill se retire, gagne Neuhaldesleben et se dirige sur Taügermunde suivi par la division hollandaise du général Gratien et par une division westphalienne que commande d'Albignac. Mais d'Albignac ne veut pas combiner ses mouvements avec Gratien, et Schill échappe à l'un comme à l'autre, jouant à cache-cache avec eux. Il s'empare enfin de Dömitz en Mecklembourg, s'y établit ; s'y met en état de défense ; mais il apprend que les deux divisions semblent se réunir pour marcher sur lui et, le 23 mai, il repart, laissant seulement à Dömitz 300 fantassins. Le 24, d'Albignac arrive en effet avec des moyens formidables qu'il a tirés de Magdebourg ; il bombarde Dömitz pendant trois heures et, lorsque les 300 hommes de Schill en sont sortis sans avoir perdu un homme, il y pénètre en vainqueur ; il y passe cinq jours à démolir le petit fort et ses parapets et, le 29, sans plus s'occuper de Schill, il rentre triomphant en Westphalie. Pendant ce temps, Schill a gagné Wismar où il s'est emparé de plusieurs petits bâtiments, Rostock où il a trouvé de la poudre, enfin Stralsund où il a des canons, des boulets et des fortifications. Il s'y établit, tuais il est suivi de près par les Hollandais de Gratien et les Danois du général Ewald, environ 8.000 hommes. Lui en a 5.000 : ses 500 ont fait la boule de neige. Le 30 mai, il est attaqué ; après un combat des plus vigoureux, dans la ville même, il est tué.

L'Empereur en est encore au complot de Dörnberg lorsque, le 29 avril, il écrit à Jérôme : Votre royaume est sans police, sans finances, sans organisation. Ce n'est pas avec un luxe désordonné qu'on fonde des monarchies. Ce qui vous arrive, je m'y attendais. Je désire que cela vous corrige ; mais, en même temps, comme s'il le tenait déjà corrigé, il approuve qu'il ait gardé le régiment de Berg et deux bataillons français ; il l'autorise à appeler à lui la division hollandaise ; il annonce qu'il a ordonné la formation. sous Kellermann, d'un corps d'observation fort de 18.000 hommes et de 2.000 chevaux : Ce corps, dit-il, passera sous vos ordres aussitôt qu'il sera formé et augmentera le 10e corps. Avec Jérôme, voilà de graves paroles.

On ne croirait pas qu'il les a entendues tant, à présent qu'il est remis de ses surprises, il s'absorbe dans les noces de son excellent ami le comte de Furstenstein avec Mlle de Hardenberg, la nièce du ministre prussien. Rien n'est trop beau pour une telle alliance. Fêtes sur fêtes ; la merveilleuse corbeille est un don du roi et c'est au palais royal qu'on soupe et qu'on danse. Que vient-on parler de Sain ? D'Albignac ne l'a-t-il pas détruit ? Quant à cette division hollandaise dont quelques mauvais esprits font état, elle n'est que de 4.500 hommes et fort mal commandée par le général Gratien, officier nul et sans activité. C'est à l'Empereur que Jérôme l'écrit ; il fait dire pis dans le Moniteur westphalien et dans ses autres journaux. Louis, blessé au vif, riposte dans les feuilles hollandaises et, comme de juste, attribue tout le succès à ses troupes. La polémique manuscrite et imprimée s'aigrit au point que Louis se dispose à rappeler de Cassel, son ministre. M. Huyghens, et que Jérôme rappelle tout à fait, de la Haye, le sien, M. de Münchausen.

Il n'est point sorti de Cassel, il n'en sort point. Qu'adviendrait-il de l'Empire si Cassel était compromis ! Sire, écrit-il à l'Empereur, Votre Majesté doit me connaitre ; je ne bougerai pas de mon poste et je vous en réponds tant que je vivrai. Je ne crains rien au monde et je ne désire rien que vous prouver que dans toutes les circonstances difficiles, je me montrerai cligne de votre sang. Vu l'importance dont est Cassel, il y appelle la division hollandaise qu'il réunit à lui, il continue à y retenir le régiment de Berg et les bataillons français qu'on lui a envoyés de Mayence ; mais ce n'est pas assez encore, et il ordonne à Kellermann de lui faire passer six à huit mille hommes du Corps d'observation de l'Elbe. Kellermann n'est point averti qu'il dépende de Jérôme : et pas plus que les officiers sous ses ordres ne se soucie de l'avoir pour chef : des anecdotes courent qui l'expliquent ; un régiment de cuirassiers traversait tout à l'heure la Westphalie se rendant à l'armée. Le roi a fait savoir qu'il voulait le passer en revue. Le régiment s'est donc déployé, en grande tenue, à la porte de Cassel, et a attendu le lion plaisir de Sa Majesté. Il pleuvait à verse et, deux heures durant, l'attente s'est prolongée. Puis, contre-ordre, pas de revue : J'étais embarrassé, a dit le roi, de décider à qui j'accorderais la droite. Si c'était aux cuirassiers, j'affligerais ma garde et elle n'a encore rien fait pour le mériter. Kellermann se soucierait peu des convenances personnelles, mais encore, pour donner six à huit mille hommes, faut-il qu'il sache si l'Empereur le veut. Il en réfère donc à Paris au ministre de la Guerre qui, par courrier spécial, lui interdit de disposer d'un seul bataillon sans un ordre exprès de Sa Majesté, si ce n'est pour la défense de Mayence et des frontières de l'Empire.

Pendant que Kellermann attend cette réponse, il reçoit un nouvel ordre, impératif cette fois, par lequel Jérôme lui enjoint de se porter à Erfurt avec toutes les troupes qui sont à sa disposition. Le duc de Brunswick, à la tête d'une légion de Brunswick de 1.200 fantassins et 500 cavaliers et d'une légion hessoise de 500 fantassins et 150 cavaliers, est apparu sur les frontières de Saxe. Tout le monde est affolé : C'est une invasion de 15.000 hommes, écrit le roi de Saxe, et Jérôme voit 10 à 15.000 hommes avec Mi-cher, les princes de liesse et de Brunswick. Ils sont en pleine marche pour faire une invasion dans son royaume ; mais, outre qu'il engage le duc de Valmy à marcher à Erfurt, il s'y rendra lui-même, de sa personne avec sa garde.

C'est le 20 mai qu'il informe ainsi l'Empereur : c'est le 16 juin, qu'il fait marcher sa garde ; c'est le 18 qu'il quitte Cassel. Ne lui pas fallu se préparer à une telle expédition : frapper des médailles d'or et d'argent pour les soldats qui ne manqueront pas de se distinguer ; avertir le corps diplomatique qui aura à le suivre ; organiser son train et ses voilures ; donner aux chambellans, aux préfets, à l'immense livrée qu'il emmène les moyens d'entrer en campagne ? Le 11 juin, le duc de Brunswick a occupé Dresde ; le 13, les Autrichiens qui le soutiennent, ont marché sur Leipzig. L'ennemi n'est plus qu'à cinquante lieues de Cassel. C'est alors seulement que le roi s'est décidé. Le 18 donc, il marche : dans la journée, il est rejoint par d'Albignac qui a mis vingt jours à venir de Dömitz et le 21, par Gratien qui, en moins de quinze jours est venu de Stralsund : il a plus de trois divisions sous ses ordres. Le 22, ses troupes entrent en contact avec les Autrichiens qui n'ont pas l'intention de tenir à Leipzig et l'évacuent le 25. Il y fait, le 26, une entrée triomphale. Le 27, son avant-garde a, à Waldheim, un léger engagement à la suite Auquel la colonne ennemie se divise : Kienmaver avec les Autrichiens se retirant sur Dresde, le duc de Brunswick paraissant prendre la route de Bayreuth. C'est de la victoire à bon compte, mais Jérôme s'en tient satisfait : Si tôt, écrit-il à l'Empereur, que l'ennemi sera chassé de la Saxe, je retournerai chez moi parce que j'apprends que des troubles nouveaux se manifestent en liesse. Il est vrai que des paysans se sont soulevés à Marbourg, mais ce n'est pas là ce qui le rappelle. Cc sont d'abord les affaires de cœur qu'il a à Cassel ; puis, il n'a point reçu comme il s'y attendait le commandement du corps de réserve formé pur Kellermann : l'Empereur qui vient de le mobiliser, l'a donné à Junot et il n'a pas rangé Junot sous les ordres de Jérôme. Les deux chefs doivent s'entendre. Ils s'entendent si bien que, le 7 juillet, Junot est battu par Kienmaver que Jérôme n'a point suivi et que Jérôme s'étant présenté le 10 devant Hof, où il trouve les Autrichiens en force, abandonne Junot à son sort et se retire le 12 sur Schleitz. Le 13, heureusement, sur la nouvelle de Wagram, Kienmayer marche pour rentrer en Autriche, mais Jérôme qui est décidé, coûte que coûte, à regagner la Westphalie, continue sa retraite : le 16, il couche à Weimar, le 17, à Erfurt, le 20 enfin à Cassel. Voilà un mois et deux jours qu'il est parti et il avait juré, parait-il, de n'être absent qu'une semaine !

Or, le 8, le prince major-général lui a enjoint au nom de l'Empereur de rester à Dresde et d'entrer en Bohème ; le 17, l'Empereur, qui le croit toujours à Dresde, lui a écrit : Je ne puis que vous répéter que les troupes que vous commandez doivent être réunies à Dresde. Il n'y a à l'armée ni frère de l'Empereur, ni roi de Westphalie, mais un général qui commande un corps... et, comme il pressent que l'armistice qui a suivi Wagram peut ne pas mener à la paix : Vous pourrez, ajoute-t-il, vous présenter à l'ouverture des hostilités avec 25.000 hommes en Bohème ce qui obligera l'ennemi à vous présenter une pareille force et le théâtre de la guerre s'approchera nécessairement de votre côté, nous serions en mesure de nous joindre par notre gauche et votre droite. Déjà ce qui lui revient de Jérôme est médiocrement de son goût : J'ai vu de vous, lui dit-il, un ordre du jour qui vous rend la risée de l'Allemagne, de l'Autriche et de la France. N'avez-vous donc aucun ami près de vous qui vous dise quelques vérités ? Vous êtes roi et frère de l'Empereur : qualités ridicules à la guerre. Il faut être soldat, et puis soldat, et encore soldat ; il ne faut avoir ni ministres, ni corps diplomatique, ni pompe. Il faut bivouaquer à son avant-garde, être nuit et jour à cheval, marcher avec l'avant-garde pour avoir des nouvelles ou bien rester dans son sérail. Vous faites la guerre comme un satrape. Est-ce de moi, bon Dieu ! que vous avez appris cela ! de moi, qui avec une armée de 200.000 hommes, suis à la tête de mes tirailleurs, ne permettant pas même à Champagny de me suivre et le laissant à Munich ou à Vienne ?... Cessez d'être ridicule ; renvoyez le corps diplomatique à Cassel, n'ayez aucun bagage, aucun train, n'ayez pas d'autre table que la vôtre. Faites la guerre comme un jeune soldat qui a besoin de gloire et de réputation et tachez de mériter le rang où vous êtes arrivé, l'estime de la France et de l'Europe qui vous regardent et, pardieu ! ayez assez d'esprit pour écrire et parler convenablement.

Mais, le 25, lorsqu'il a appris que Jérôme, malgré ses ordres réitérés, a quitté Dresde, qu'il a regagné Cassel, qu'il a dissous son corps d'armée, lorsqu'il a vu ces justifications qu'a tentées son frère : bruit d'un débarquement des Anglais à Cuxhaven, soulèvements populaires en Westphalie, plaintes de ce qu'on n'a pas mis Junot il ses ordres, de ce que Junot n'a point suivi ses instructions, de ce qu'il a osé s'égaler au roi de Westphalie, alors, ce n'est plus de la colère ; il ne s'agit plus d'exciter ce jeune homme à la gloire, de lui fournir des conseils, de lui tracer une conduite ; c'est une sorte de réquisitoire que dresse Napoléon : tous les faits, tous les actes, toutes les fautes, énumérées en termes précis, tout, le passé et le présent. Quant à l'avenir, conclut-il, je ne veux pas vous déshonorer en vous ôtant le commandement, mais je ne veux pas non plus, par de sottes condescendances de famille, exposer la gloire de mes armes. Un vaisseau de plus ou de moins était peu de chose[2] ; vingt mille hommes plus ou moins, bien employés peuvent changer le destin de l'Europe. Si donc vous voulez continuer, comme vous avez commencé, à être entouré par des hommes qui n'ont pas fait la guerre, comme les d'Albignac, les Rewbell, les Furstenstein, n'avoir aucun homme de conseil, faire des romans, ne pas exécuter nies ordres, vous pouvez rester dans voire sérail. Sachez Lien que soldat, je n'ai pas de frère et que vous ne me cacherez pas les motifs de votre conduite sous des prétextes futiles ou ridicules. Pour ne point vous exposer à de pareils résultats, je verrai avec plaisir que vous fassiez passer vos troupes sous le commandement du duc d'Abrantès... Pourtant, il lui laisse encore une porte de rentrée : Si vous continuez à conserver le commandement de vos troupes, lui dit-il, portez-vous sans délai à Dresde. Je vous enverrai un chef d'état-major qui ait le sens commun. Réunissez à Dresde les troupes saxonnes, hollandaises, celles du grand-duché de Berg et toutes celles qui sont sous vos ordres... Si les hostilités recommencent, le théâtre de la guerre sera en Bohème et vous aurez un rôle actif à jouer ; si la guerre ne doit pas avoir lieu, la réunion d'un grand nombre de troupes à Dresde et à Bayreuth peut faciliter les négociations.

Il compte bien que c'est là le parti que prendra son frère, car, telles sont les illusions qu'il conserve qu'il n'imagine point qu'il ait pu agir ainsi de sa propre impulsion. Nul doute : on le lui a changé. Vous êtes, lui a-t-il écrit, un jeune homme gâté quoique plein de belles qualités naturelles. Qui donc l'a gâté ? Et, par Champagny, il fait écrire à Reinhard que si, durant la campagne, des fautes ont été commises, si le résultat n'a pas été, comme il l'avait espéré, d'enrichir la réputation militaire de son auguste frère, l'Empereur pense que c'est moins le tort de Sa Majesté Westphalienne, dont la jeunesse ne peut faire supposer une grande expérience que celui des personnes à qui elle a accordé sa confiance. Reinhard devra donc parler au comte de Furstenstein, au général Rewbell, au général d'Albignac et leur dire que, s'ils ne veulent point être l'objet du mécontentement et de la sévérité de Sa Majesté, ils doivent s'attacher à ce que l'influence qu'ils exercent ait pour résultat d'amener dans la marche des affaires, soit militaires, soit civiles, le sérieux et la suite qu'elles exigent. C'est à d'Albignac que Reinhard s'adresse d'abord, comme au meilleur esprit : il lui montre la lettre de Champagny. D'Albignac répond que, durant la campagne, il a vu le roi trois ou quatre fois, pendant autant de quarts d'heure. Mais, réplique Reinhard, vos succès contre Schill ont pu vous donner le droit de donner des conseils. — Des conseils, s'écrie d'Albignac, le roi n'en reçoit de personne. C'est l'homme le plus absolu que je connaisse... Comment pourrais-je me justifier lorsque je ne le pourrais qu'en l'accusant ? Le roi a déclaré qu'il ne reconnaîtrait aucune supériorité... Monsieur, dit-il enfin, j'en suis au désespoir, mais, je vous le répète, je n'ai point d'influence ; aucun de nous n'en n'a ni n'en aura. Même gamme chez Lecamus : Je suis attaché à Sa Majesté, je cherche à la servir fidèlement, mais je n'ai aucune influence. D'ailleurs, le roi écrira à l'Empereur, il le priera de lui dire ce qu'il veut qu'il fasse et il fera tout ce que Sa Majesté Impériale voudra. C'est la tactique habituelle : des protestations de dévouement et d'obéissance et les actes radicalement opposés. Pour le moment, le comte de Furstenstein ne sort pas des protestations, rien à tirer de lui. Quant à Rewbell, il faut remettre pour l'interroger : il est en train de faire la guerre : Jérôme lui a donné le commandement de la division d'Albignac et cette division est en mauvaise posture.

Le 21 juillet, au moment où, par suite de l'armistice, Kienmayer rentrait en Bohème, le duc de Brunswick s'est séparé les Autrichiens : le 22, il a marché sur Leipzig ; le 25, il était devant la ville, il a bivouaqué hors des faubourgs et, le 26, il a poursuivi sa route sur Brunswick, par Halle, Eisleben et Halberstadt. Gratien avec les Hollandais est, à Erfurt, Thielman avec ses Saxons à Dresde : au nord, s'étend la division française de Magdebourg et, vers Brunswick même, les 6.000 Westphaliens de la division Rewbell, ci-devant d'Albignac. C'est avec 2.500 hommes, dont 700 montés, que Brunswick affronte quatre divisions. Deux Gratien et Thielman le suivent, une troisième, française, lui barre la mer ; la quatrième, Rewbell, marche à lui. Le 29, le duc arrive devant Halberstadt on vient d'entrer le 3e de ligne Westphalien que commande le grand maréchal Meyronnet, comte de Wellingerode. Le régiment est à l'appel sur la place, sans armes. Le grand maréchal se repose dans son logement. Le duc pénètre dans la ville, prend tout, régiment, officiers, drapeaux, grand maréchal et, continuant sa route avec ses prisonniers, il fait le 31 son entrée dans la résidence de ses pires. Le 1er août, Gratien rallié à Thielman, réoccupe Halberstadt : il prévient Rewbell est. en forces et l'invite à le rejoindre ; mais Rewbell ne veut pas partager la gloire de la capture et, sans répondre à Gratien, marche seul sur Brunswick. Le duc ne l'attend pas, vient à sa rencontre, et à Œlpern, le bat à plate coulure. Puis, durant que Rewbell se replie en désordre sur Wolfenbuttel pour rallier Gratien et Thielman, il prend sou parti ; par des démonstrations d'une habileté consommée, il gagne les quarante-cinq lieues qui le séparent d'Elsfeth sur le Weser où l'attendent des bâtiments anglais, et il s'embarque. Il n'a pas été entamé (7 août).

Rewbell, déjà impliqué dans de vilaines affaires, a promis à ses soldats le sac de Brunswick ; il demande à Jérôme de leur en tenir compte. A sa femme, une Américaine, jolie, naïve, épousée au temps où régnait miss Patterson, et qui est fort de l'intimité de là Cour, le roi annonce la disgrâce tout uniment : Betzy, tout ce que je puis vous dire de consolant, c'est qu'il vaudrait mieux pour vous et pour lui, que votre mari est mort. Rewbell est cassé de son grade, chassé du royaume. Vers la fin de septembre, il s'embarque à Embden pour Baltimore : la vente de son mobilier n'a pas suffi à payer ses dettes.

Durant que le duc de Brunswick parcourait en vainqueur la Westphalie et l'Allemagne, Jérôme n'a pas eu même la pensée de quitter Cassel. C'en est trop. Par un ordre daté de Schœnbrunn le 11 août, l'Empereur enlève à son frère tout commandement actif ; il donne au duc d'Abrantès un corps portant le numéro 8, formé de toutes les troupes françaises et allemandes stationnées sur le territoire entre le Rhin, le Danube et la Westphalie, la Saxe comprise. Pour la forme, il laisse à Jérôme le commandement du dixième corps, mais il compose ce corps uniquement des troupes westphaliennes, auxquelles il adjoint les garnisons de Magdebourg, Custrin, Stettin, etc., qui ne doivent pas remuer un soldat sans un ordre spécial. Jérôme prend la chose philosophiquement : Il ne me restera, écrit-il, que le chagrin de ne pouvoir prendre part à la guerre si elle a lieu.

Pourvu qu'il n'ait point à bouger de Cassel où il est amoureux, tout est bien. Les occupations ne lui manquent point d'ailleurs et il y suppléerait au besoin par les fantaisies. Peu importe ce qu'elles coûtent : à la reine, il offre une maison entre Cassel et Napoleonshöhe 100.000 thalers, mais il y aura le mobilier. Il va déjeuner dans une maison de campagne du banquier Jordis : en sortant, il dit au jardinier : La maison est à moi. Contrat passé pour 30.000 thalers : elle en coûtait 7.000 à Jordis ; on en dépensera 50.000 pour la mettre en état. Il y a des histoires de caisses de bijoux d'une valeur immense, adressées de Paris au quartier général et tombées aux mains des Autrichiens ; des histoires de domaines donnés une première fois, donnés une seconde et, pour être remis au second donataire, rachetés à tout prix du premier ; toutes les histoires qu'on peut mettre au compte d'un prodigue de vingt-cinq ans qui, depuis dix ans, jette l'argent par toutes les fenêtres et qui maintenant qu'il le frappe à son effigie — couronnée de lauriers — en use comme de jetons de comédie.

De l'argent, pourtant, il faut en trouver et ce métal se fait rare. Jérôme a, de son chef, réuni à son domaine les biens de l'Ordre teutonique, 3 à 400.000 francs de rente, une misère ! Il fait une guerre à mort aux donataires français, les accable de réquisitions, exige des pots-de-vin pour le renouvellement des baux, refuse de livrer les domaines dont l'Empereur a disposé ; voilà-t-il pas une belle a n'aire ? Il faut encore recourir aux usuriers. On vend à Jacobsohn, pour 2.200.000 francs, des Liens d'église dont le revenu a été estimé 108.780 francs, et qui, dans la quinzaine, sont loués 132.000 francs : le roi touche un million net, Jacobsohn s'étant payé d'abord de 1.200.000 francs dus sur un emprunt de 1.500.000 contracté en 1808. A. Dresde, Jérôme a dû emprunter à 15 p. 100, 70.000 fr. à un banquier saxon. À Cassel, la Caisse d'amortissement a suspendu ses paiements au Trésor impérial et laissé protester les traites de mai, juin et juillet. On en est à de tels expédients que, pour obtenir de Jacobsohn 207.057 francs espèces, on reconnaît lui devoir 411.143 francs 89 centimes, dont on reçoit le surplus en obligations du pays qui perdent 33 p. 100 : avec 1 p. 100 attribué au banquier, c'est de l'argent à 18 p. 100.

L'Empereur se l'ache : Faites connaître à M. Reinhard, écrit-il à Champagny, que je suis garant de la constitution du royaume de Westphalie et que si le roi emploie plus pour sa liste civile qu'il ne lui appartient, je rendrai responsables les ministres des Finances et du Trésor public.

Convaincu que le blocus continental n'est point exécuté à son gré en Westphalie et que les marchandises anglaises trouvent à filer par là, il ordonne, sans même prévenir Jérôme, l'établissement d'une ligne de douanes françaises au travers du royaume. Là-dessus protestations violentes du roi : J'ai ordonné, quant à présent, écrit Jérôme à Berthier, que ces douaniers, qui, à mon insu, se sont permis de s'introduire chez moi, fussent désarmés en attendant qu'il plaise à l'Empereur d'ordonner leur punition. Du coup, plus de trois cents voitures chargées de produits coloniaux ou anglais, escortées par des gendarmes westphaliens ou des paysans armés, sont introduites dans le grand-duché de Berg, en Hollande et dans l'Empire. Beugnot et les préfets rendent compte, Louis s'indigne et s'exaspère. Pourtant, l'Empereur ne pousse pas à fond : il reconnaît qu'il a été vite, qu'on devait au moins demander l'autorisation, car il l'ait écrire par Champagny à Reinhard : Sa Majesté vous charge de faire les plus vives instances pour que le gouvernement de Westphalie cesse de s'opposer à l'établissement de cette ligne de douanes ; mais, sur un autre point, il prend sa revanche : Jérôme qui connaît les griefs de son frère contre Hainguerlot, a dit ou laissé dire qu'il allait l'appeler à Cassel pour rétablir les finances : si Hainguerlot est employé, Reinhard demandera les passeports et fera connaître que l'Empereur ne souffrira pas un tel fripon auprès du roi (8 octobre). Riposte : Jérôme demande le rappel de Jollivet qui corrompt ses domestiques et en fait des espions : Il est impossible, écrit-il, que Votre Majesté veuille mon déshonneur à ce point. Je serais indigne de vous appartenir si je souffrais chez moi et avais l'air de me ménager un homme aussi méprisable.

Ainsi, sauf que Jérôme n'a point encore déclaré la guerre à l'Empire, c'est comme l'état de guerre entre les deux souverains. Un coup de feu et elle éclate : mais ici tout encore peut se concilier, le grave c'est l'Allemagne. D'un royaume napoléonien qui devait être un centre d'attraction pour l'Europe centrale, Jérôme. par sa façon de gouverner, a fait un foyer de révolte contre l'Empire. Il a déchaîné les universités jusque-là favorables aux idées françaises, à présent violemment hostiles. Il a déchaîné la jeunesse entière et c'est lui qui a aiguisé le couteau de Staps. Par sa façon de comprendre la guerre, — telle qu'au temps de la guerre de Sept Ans — sans une idée qui soit d'un général, sans un élan qui soit d'un soldat, il a rendu la confiance à tous les ennemis de l'Empereur. Il n'a point su faire peur, et il a fait rire. Les noms de Schill et de Brunswick, désormais sacrés pour tout patriote allemand, sont mis en contraste avec le sien et, s'il se nomme Hyeronimus, il s'appelle Napoléon. Dans toute l'Allemagne, par lui, autant et plus peut-être que par l'insuccès d'Essling, le prestige de l'Empereur est ébranlé ; les adversaires du régime se cherchent et se concertent ; les conspirations se forment ; les insurrections s'apprêtent ; l'Esprit, qui était avec la France, souffle contre elle.

 

Ce qui s'est produit en hollande, n'est pas fait pour inspirer plus de confiance et pour rassurer davantage sur l'avenir. Nulle comparaison pourtant entre Louis et Jérôme : l'un donne logiquement ce qu'il doit donner et son caractère se développe tel que l'atavisme et l'éducation l'ont formé ; l'autre se modifie sans cesse selon les variations de son physique et, pour retrouver, au travers de l'instabilité de sa vie et de la discordance de ses actes, la suite de ses intentions, il faut une attention d'autant plus éveillée que, les phénomènes psychologiques sont constamment influencés par l'état morbide et que, pour en rendre un compte exact, il faudrait des développements qui passeraient toute mesure.

Louis n'a point eu de cesse qu'il ne fût établi à Utrecht : trois fois, il y a changé de demeure sans trouver celle qui lui convint. Après un mois, le 2 décembre 1807, il a demandé à l'Empereur d'habiter Saint-Leu ou le Midi et, en attendant la réponse d'aller à Aix-la-Chapelle chercher un adoucissement à ses douleurs. Un mieux s'étant produit, il pense s'installer au Loo, puis venir à Amsterdam. Le palais d'Utrecht n'est pas terminé que tout est en mouvement à Amsterdam pour y transporter la résidence. On achète des maisons pour les ministères ; les diplomates, déjà déménagés de la Haye, cherchent des hôtels ; on pousse jour et nuit les travaux de la Maison de ville dont on fait le Palais royal. Le 9 avril 1808, une députation est autorisée à supplier le roi d'accélérer son arrivée dans la capitale et d'accepter par un acte formel la Maison de ville ; Louis ne résiste pas à ces instances, et, le 20, encadré de hussards et de cuirassiers de sa garde, précédé de trois carrosses, suivi de six, il parait en habits royaux, trainé à huit chevaux, escorté de ses colonels généraux, de ses aides de camp, de ses écuyers et de ses pages : cela est très somptueux. Après un mois, le palais d'Amsterdam a perdu tous ses charmes : d'abord, il n'a point de jardin, puis l'air y est mauvais : d'ailleurs les appartements sont inhabitables. Louis revient quelques jours à Utrecht ; il rentre à Amsterdam, mais s'y déplaît plus encore et il repart au château de Sœstdysck, et de là au Loo : durant que les médecins examinent et comparent diverses stations thermales entre qui il hésite. il parcourt son royaume, la Gueldre d'abord, où il s'inquiète de toutes choses avec minutie ; en juillet. il revient, pour peu de jours : car, avant la fin du mois, il est à Arnheim ; la célébration de sa fête le rappelle ; mais, décidément, Amsterdam le tuerait. En passant à Haarlem, il a vu la maison de campagne de M. Hope : voilà ce qu'il lui faut. M. Hope, qui est banquier, se défend du mieux qu'il peut mais, attaqué à coups d'écus, doit se rendre. Désormais, c'est ici le Pavillon royal : tout autour, il faut louer, acheter, construire des maisons pour loger les services. Cela est parfait : Louis n'y passera pas un mois !

Et s'il change ainsi d'habitation, combien plus souvent encore de projets : Il est à Amsterdam. Où dinera-t-il ? — Au Loo, Vite, le grand maréchal y envoie un détachement de la Bouche. — Au fait, pourquoi le Loo et point Utrecht ? Tout de suite, un second détachement part pour Utrecht. — Décidément, ce ne sera pas Utrecht, mais Haarlem. Ce qui reste y court. — Et alors, c'est a Amsterdam, où il n'y a plus un cuisinier, que le roi se décide à dîner.

C'est tout pareil pour les ministres : comme en un ballet qu'eût réglé Molière, ces personnages graves, en habits surbrodés de tons clairs, avancent, reculent, échangent leurs portefeuilles, partent pour d'étranges missions aux pays lointains, ou, tout simplement, disparaissent comme avalés par une trappe. Ce sont des passages et des va-et-vient, des croisements et des fuites dont il est inutile de rendre compte, car la politique n'y est pour rien, mais l'inquiétude et le soupçon.

Ils ne sont pas assez hollandais et, pour plaire au roi, on ne l'est jamais à son gré. Lui est un Hollandais pur sang. Il parle même hollandais, mal c'est vrai, et sa prononciation donne aux mots héroïques qu'il dit des significations étrangement vulgaires ; mais l'intention y est. Il laisse fumer la pipe en son palais les jours de réception ; il en est malade ; mais c'est si hollandais ! plus de Français près de lui, rien que des Hollandais : renvoyé Mésangère, le camarade d'enfance, l'ami de cœur ; renvoyés les chirurgiens Pasquier et Giraud, le grand maréchal de Broc traité comme Caulaincourt, jusqu'au valet de chambre pochard, aux hommes d'office et d'écurie. Pour rester, il faut d'abord prêter serment comme sujet, renoncer à la qualité de Français, et ceux qui le font n'en ont que plus de dégoûts avec leurs subordonnés hollandais devant qui le roi les dénigre, ils partent, bon voyage ! Pourtant, il en est un au moins qui trouve grâce : c'est le conseiller de Cabinet Decazes qui, renvoyé à Paris, devra par une correspondance assidue tenir le Roi au courant de ce qui l'intéresse.

Hortense ne s'est point faite hollandaise et c'est déjà un des griefs que Louis a contre elle ; mais son esprit, fertile en soupçons, lui en suggère d'autres : le hasard fournit des bases à ses imaginations, des points de départ à ses déductions. Lui s'établit ainsi en des convictions que nul raisonnement ne peut ébranler, tandis qu'elle se bute en des entêtements que nulle puissance ne peut vaincre. Tous deux inflexibles, en des formes diverses — l'un actif, l'autre passif, — se heurtent et se blessent avec une égale violence. Louis accuse Hortense, à qui l'accusation semble une injure, qui dédaigne de se justifier, et qui, soutenue par sa mère et son beau-père, oppose des résistances qui tournent aux pires attaques. Louis, dans ces interventions qui le révoltent, trouve autant d'attentats à son autorité maritale et paternelle et il n'a point tort, car, cette autorité, Hortense la secoue résolument. Mais ce n'est point encore le plus grave et la lutte définitive va s'engager à la fois sur ce terrain et sur un autre où Louis est moins solide.

Au retour du Midi, c'est par l'ingérence de Joséphine et de l'Empereur qu'il a été contrarié dans sa volonté que Hortense rentrât avec lui à la Haye ; mais, à ce moment, il n'éprouvait aucun doute sur l'enfant qu'elle portait. Il s'en savait, s'en disait, s'en affirmait le père. D'Utrecht, le 26 février 1808, il a adressé aux préfets des départements une circulaire pour ordonner des prières dans toutes les églises du royaume, afin, a-t-il dit, que Sa Majesté, qui se trouve dans le sixième mois de sa grossesse, puisse, sous la protection du ciel, arriver heureusement jusqu'au ternie de la délivrance. Le 3 mars, il a écrit à Hortense : J'ai appris par ces dames que vous vous portez mieux. J'espère que vous arriverez heureusement à terme. J'ai communiqué au Corps législatif votre grossesse. Je ne pourrai pas venir à Paris au mois de mai ; quoique j'aie supporté l'hiver, je sens que je ne pourrais supporter le climat de Paris. Il me faut vivre en malade et me résigner. Le 2 avril, la naissance d'un prince est annoncée, à Amsterdam, par des salves d'artillerie et, au son des trompettes et des timbales, le préfet du palais proclame par les rues et les places : Sa Majesté notre Roi, voulant donner à Sa borine et fidèle capitale une nouvelle preuve de Son amour et de Sa bienveillance. veut qu'elle soit la première fi avoir connaissance de l'événement agréable et si important pour la patrie dont Sa Majesté a reçu aujourd'hui la nouvelle. Sa Majesté fait ainsi donner connaissance, d'une manière solennelle, à l'estimable bourgeoisie de Sa bonne et fidèle capitale que Sa Majesté la Reine est heureusement accouchée à Paris d'un prince. Hortense ne parait ici, que pour l'indispensable, mais les convenances sont encore observées. Louis lui écrit : M. de Bylandt est arrivé en moins de cinquante heures et il m'a apporté la nouvelle de votre délivrance. J'ai prié maman et Mme de Bouliers de me donner exactement de vos nouvelles. J'espère qu'elles m'apprendront bientôt votre entier rétablissement... Je désirerais que le petit ne fût qu'ondoyé, afin qu'il pût être baptisé solennellement. ici. Au surplus, je subordonne entièrement mon désir au vôtre et à celui de l'Empereur. Adieu, Madame. Cela est bref, mais nulle hésitation encore. Il reçoit les compliments, donne part aux cours alliées et amies de la naissance du prince que l'Empereur a nommé Charles-Napoléon et que Louis dénomme Charles-Louis-Napoléon. Pourtant, dès le 14 mai, répondant à la lettre de l'Empereur sur l'accouchement de la reine, il dit : Je me conformerai avec empressement aux désirs de Votre Majesté sur les noms à donner à son fils. Ne croit-il donc plus qu'il est le sien ? Sans doute, méticuleux comme il est et plein de soupçons, il a refait ses calculs : or il s'en faut de vingt jours : c'est ce que disent les médecins. Corvisart et Baudelocque ; c'est ce que prouve la faiblesse de l'enfant, presque mort en naissant, réchappé par des bains de vin, des enveloppements dans du coton. N'importe ! L'idée est entrée dans son esprit : elle y fera son chemin, et, sans qu'il veuille se souvenir des circonstances, sans qu'il tienne compte du désespoir, sans qu'il cherche qui a pu être le complice et qu'il le nomme, du doute il passera momentanément par la suite il une conviction décidée.

Pour achever de brouiller tout, voici l'Empereur qui intervient. A la lettre que Louis lui a écrite pour sa fête, il répond : Je vous souhaite santé, prospérité et bonheur. Le bonheur, vous devez le trouver principalement dans votre famille. Je suis Biché de voir le peu d'harmonie qui y règne. Avec un peu d'égards et de prévenances et en écartant des soupçons injurieux qui indignent et outragent la plus vertueuse des femmes, vous seriez heureux. Un caractère soupçonneux et un peu trop impérieux dans votre intérieur détruit votre tranquillité. J'espère pourtant qu'avec la raison que vous avez, vous redeviendrez juste, bon et sensible pour votre femme.

Sur l'article d'Hortense, Louis, selon l'habitude qu'il a prise, ne répond pas ; mais l'Empereur a parlé famille, et c'est la porte ouverte : moins il est disposé à accueillir le fils qui vient de lui naître, plus il s'attache à l'aîné : Napoléon-Louis. Depuis le mois de mars, il demande qu'Hortense le lui envoie. Je désire beaucoup avoir mon fils à la fin du mois, lui a-t-il écrit le 3 mars. J'ai passé un hiver si rude que j'espère que vous consentirez à vous séparer de lui pendant quelques mois. Pour la rassurer, il est entré dans tous les détails de médecins et de gouvernantes et il a terminé par cette phrase qui eût pu l'attendrir : Adieu, madame, si vous pouvez m'envoyer le petit pour la fin du mois, vous nie ferez bien plaisir. Quoique Hortense n'ait pas répondu, Louis ne tient pas moins que son fils va venir. Il l'a fait annoncer dans les journaux. La belle saison approche, écrit-il à Lavallette le 3 mai, et aussitôt que mon fils arrivera, je sens que je me trouverai mieux. Mais les jours passent, Hortense s'enferme dans son mutisme. Redoute-t-elle pour son fils le climat de la Hollande, y attribue-t-elle sérieusement la mort de Vaine ; ou bien, saisissant ce prétexte et trouvant ici sa revanche, refuse-t-elle justement parce que Louis demande ? Etant mère, et bonne mère, on peut croire qu'elle ne veux point se séparer de son fils, et qu'aussi elle ne veut pas le suivre ; pour cela, point de doute ; elle met tout son effort à esquiver l'insupportable fardeau d'une royauté, dont elle accepte fort, bien le titre, dont elle ne méconnaît certes aucun des agréments, mais dont, à aucun prix, elle ne veut assumer les charges.

Être reine à Paris, y recevoir de la majesté, y tenir sa cour, y jouir pleinement de toutes les satisfactions de vanité, de toilette et de dépense, c'est assez pour elle. Elle a par an 480.000 francs pour sa maison, compris 120.000 qui doivent être pour son fils, non compris les 120.000 de sa cassette : c'est assez pour faire figure surtout en payant peu ses dettes. Elle n'éprouve nul désir de voir ses États, d'aller effectivement régner et, pas plus que la princesse de Guastalla ou la, princesse de Ponte-Corvo, elle n'a de goût pour ses sujets. Du jour où elle a quitté La Haye, on ne trouve pas, aux comptes de sa cassette, un seul nom hollandais. Si peu qu'elle l'ait serré naguère, elle a rompu ce joli lien, d'elle qui règne à ceux qui souffrent. La seule fois qu'elle se trouve reine de Hollande, c'est lorsque passe à Saint-Denis la brigade hollandaise allant à l'Armée d'Espagne. Par ordre de l'Empereur, elle s'y rend, voit la troupe parader et défiler, se fait présenter par Verhuell le corps d'officiers qu'elle régale chez Véry d'un grand dîner présidé par son chevalier d'honneur, mais elle ne mène point avec elle le prince royal, tant, il semble, elle redoute qu'on le lui enlève.

Las des fausses raisons et des prétextes que lui oppose la reine, Louis forme une demande formelle, — qui est refusée positivement. Que fera-t-il ? Six mois pleins ont passé depuis sa première lettre désarmé vis-à-vis de sa femme, il s'adresse à l'Empereur : Si j'osais, Sire, je vous ferais une prière que j'ai hésité longtemps à vous adresser, c'est de permettre que la reine envoie auprès de moi son fils aîné... Si Votre Majesté veut que je le conserve près de moi jusqu'au moment où il devra retourner en France, conformément aux constitutions du royaume, c'est-à-dire jusqu'à l'âge de sept ans, Votre Majesté me causera le plus grand plaisir qu'elle puisse me faire, et je lui devrai la seule consolation que je puisse recevoir. S'il ne vient pas à présent, il ne le pourra pas dans l'hiver.

Napoléon ne répond pas : ce n'est pas qu'en lui-même, il ne soit contraint de donner raison à Louis, mais il ne gagne rien sur Hortense qui, butée ; est intraitable et que soutient Joséphine. Hortense ne peut se dissimuler que, tôt ou tard, si elle ne trouve un expédient, elle devra céder, qu'elle ne peut espérer soustraire constamment son fils à la puissance paternelle, mais, d'abord, elle gagne du temps, puis elle cherche un moyen d'esquiver, de mettre son mari en échec.

Est-ce à dire que, comme le croit Louis, une conspiration persécutrice est nouée contre lui ? J'ai eu lieu de m'apercevoir plusieurs fois, écrit-il à l'Empereur, que, dans les contrariétés, les calomnies, les affaires désagréables qu'on m'a suscitées, plus d'une personne était joyeuse de trouver l'occasion d'humilier en moi ou de croire humilier le nom et le frère de Votre Majesté. Faut-il croire que, dans la guerre acharnée que semble lui faire La Rochefoucauld, cet ambassadeur dont il a si fortement désiré la venue, il ait raison, comme il pense, de chercher la main de la cousine Beauharnais ?

Durant les huit premiers mois de 1808, il n'y a point eu de grande querelle entre l'Empereur et son frère. Verhuell, accrédité à Paris le 17 janvier, a, depuis lors, aplani bien des difficultés. Napoléon semble avoir renoncé à forcer la Hollande à chercher des ressources dans la réduction de la dette. Louis, de son côté, a donné, au sujet du Blocus continental, des satisfactions qu'on pourrait croire platoniques, tant la rigueur de ses décrets devrait les rendre inapplicables : il a tué le commerce officiel. En un an, le chiffre des importations a baissé de soixante-dix-neuf millions, le chiffre des exportations de soixante-cinq. En 1807, il était entré 1.450 vaisseaux de haute mer dans le port d'Amsterdam ; il en entre 361 en 1808. Sans doute, la contrebande redouble, mais la source principale des revenus du royaume n'en est pas moins tarie. Et pourtant, lorsque, le 7 février, Napoléon entretient son frère du grand effort maritime qu'il veut tenter, Louis se déclare tout disposé à faire ce qu'on lui demande et sa seule objection, qu'il tire du défaut d'argent, tombe devant la proposition de l'Empereur de garantir un emprunt de trente millions. On ne saurait compter une algarade provoquée par le projet attribué à Louis de créer des princes, une antre parce qu'il aurait pris le deuil de la duchesse de Brunswick-Œls ; cela n'est rien. Les rapports paraissent établis sur un tel pied que, après Baylen, lorsque l'Empereur demande un secours de trois mille hommes pour renforcer l'Armée d'Espagne, c'est avec un empressement cordial que le roi fait marcher sa meilleure brigade. Qu'après cela, les communications n'aient point totalement cessé avec l'Angleterre, que des smog lors continuent à passer d'une rive à l'autre, que des Hollandais de marque, orangistes déclarés, aient paru à Londres, même, dit-on, envoyés par le roi, ce sont là des accidents inévitables et auxquels on ne saurait attacher d'importance, car même cet envoi d'espèce de négociateurs est expliqué de façon à contenter.

Mais, que ce soit pour servir Hortense, par haine personnelle ou par désir de s'avancer, La Rochefoucauld n'omet rien qui soit à charge, ne rapporte rien qui soit à décharge. On dirait qu'il a pris à tâche de jeter le trouble, de créer des difficultés, d'envenimer les rapports et de provoquer les conflits. Dès son arrivée, il a suggéré au ministre des Relations extérieures d'annexer à l'Empire le Brabant hollandais et la Zélande. Il n'a pas hésité à écrire que les catholiques hollandais persécutés seraient heureux de devenir français et, dédaigneusement, il a ajouté : Quant à une indemnité à accorder à la Hollande, l'Empereur peut à cet égard être aussi généreux qu'il le voudra. L'Empereur a accepté l'idée d'un arrangement avec le roi, son frère, pour parvenir à une rectification de frontières qui faciliterait l'action des douanes ; mais il a recommandé de n'en faire l'objet d'aucune proposition d'échange avant qu'on sût si elle pourrait convenir au roi. La Rochefoucauld s'est présenté en maître, imposant l'abandon des provinces hollandaises contre des pays en Allemagne (8 août). Louis s'est cabré, a répondu qu'il ne pouvait céder une partie du territoire sans consulter la nation, que l'intégrité du royaume était garantie par l'Empereur, et que si, personnellement, il constatait que la frontière de la Meuse était plus convenable pour la France il ne se reconnaissait nul droit de l'abandonner ainsi. La Rochefoucauld ; désavoué par le ministre et par l'Empereur comme ayant dépassé ses instructions, s'en aigrit davantage et se montre encore moins ennemi dans ses actes que dans sa correspondance, où il ne cesse de réclamer l'annexion pure et simple du royaume entier. Avec Louis, le ton qu'il prend est bien moins celui d'un ambassadeur de famille, du représentant d'une grande puissance amie et alliée, que de l'envoyé d'un dictateur qui donne ses ordres et entend être obéi. Il menace constamment d'ordres secrets qu'il a et dont il ne veut pas se servir par condescendance ; il envoie des notes à ce point comminatoires qu'il porte partout la méfiance, en faisant naître et laissant croire des projets contraires à l'indépendance et à l'existence de la Hollande. Louis n'ose formellement demander son rappel, mais il indique que tel serait son désir, et il sollicite au moins qu'on donne à La Rochefoucauld des instructions qui le calment : Votre frère, Sire, écrit-il, ne peut, ni ne doit souffrir qu'on lui manque. De la part de l'ambassadeur de Votre Majesté, c'est manquer astucieusement à Votre Majesté mène. L'Empereur refuse brusquement : Je n'ai pas d'Anglais à mon service, répond-il, et un Anglais de la faction de Windham pourrait seul être bien accueilli en Hollande et, en même temps, sur les rapports que lui a faits La Rochefoucauld, il prohibe l'importation en France des denrées coloniales venant de Hollande : c'est le blocus par terre après le blocus par mer. Ce décret, qui détruirait tout commerce, suspendu sur les instances de Louis, puis appliqué de nouveau sur des dénonciations qui ne semblent point désintéressées, menace constamment le royaume comme l'épée de Damoclès.

Après cette vive alerte, un calme relatif : l'Empereur est en Espagne et n'a pas le temps de tatillonnes. Le danger est vif, supérieur aux accidents habituels de la guerre, et Louis, qui est étrangement double, tantôt s'appliquant à être souverain, tantôt se retrouvant avec des sentiments familiaux, fraternels, très tendres, écrit à Lavallette : Je suis un peu inquiet des bruits de toute espèce qui circulent et de la manière peu ferme dont les bulletins les contredisent. Je crains tout de cette méchante affaire d'Espagne. Donne-moi des nouvelles par mon courrier le plus possible. Je t'engage à voir l'Impératrice souvent et à l'encourager. Elle doit être bien inquiète, car l'Empereur s'expose beaucoup puisque Lefebvre et trois escadrons de la Garde ont été battus. Je suis fâché qu'il ait animé encore les ecclésiastiques. Je ne crains pas pour la guerre, mais mon frère ! Dis-moi ou fais-moi savoir, je te prie, tout ce que tu pourras pour me rassurer sur la sauté de mon frère.

Ces sentiments dont Lavallette ne garde pas sans doute l'expression pour lui seul sont de nature à toucher l'Empereur d'ailleurs. Napoléon est sur le point de demander à la Hollande un nouvel effort militaire ; enfin, il veut faire passer Louis sur une nouvelle dérision qu'il a prise quelques jours après son retour à Paris, et qui viole à ce point toutes les lois naturelles et politiques que lui-même est embarrassé de l'annoncer.

Hortense lutte depuis un an pour ne pas envoyer en Hollande son fils aillé. Voici deux ans que Louis ne l'a vu, douze mois que la querelle est ouverte à ce sujet. Refuser davantage, sans prétexte, sans ombre de légalité, c'est difficile. Si la cause est portée devant l'Empereur, il faudra bien qu'il donne raison son frère. Est-ce de Napoléon ou d'Hortense que vient l'expédient ? Elle y a trop d'intérêt pour ne l'avoir point suggéré. Lui, sans doute, y voit des conséquences qui le lui rendent acceptable. En tout cas, il l'adopte. Par décret, en date du 3 mars 1809, il cède le grand-duché de Berg et de Clèves à son neveu, le prince Napoléon-Louis, fils aîné de son bien-aimé frère, le roi de Hollande, pour être possédé par ledit prince en toute souveraineté et transmis héréditairement à ses descendants directs, naturels et légitimes, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. Il se réserve le gouvernement et l'administration du grand-duché jusqu'au moment où le prince Napoléon aura atteint sa majorité ; et, dès à présent, il se charge de la garde et de l'éducation du prince mineur conformément au titre III du premier Statut de la Famille impériale. Comme il délègue à Hortense cette garde et cette éducation, le tour est joué et, avec une apparence de légalité, Louis se trouve dépouillé, comme père, de son fils ainé, comme roi, de son héritier légitime,

Mais le jeune Napoléon reste-t-il l'héritier du trône de Hollande ? Cela est laissé dans le doute : nulle part n'est énoncée sa dignité de prince royal et il peut sembler étrange qu'on lui fasse ainsi un établissement alors qu'il doit en attendre un, bien plus somptueux, à la mort de son père. Sans doute, dans le décret, on mentionne ses droits éventuels de succession, mais on ne dit point à quel trône, si c'est de France ou de Hollande. A dessein, un vague complaisant est répandu sur ces questions, assez intéressantes pour mériter d'être précisées. N'est-ce point la menace la plus directe à l'indépendance de la Hollande que ce dédommagement préalable offert au fils du roi qu'on va dépouiller ? Hortense en est-elle consciente ? Pour garder son enfant, se prête-t-elle à sacrifier ainsi la couronne de son mari et la sienne ? Sa haine contre Louis va-t-elle au point qu'elle s'associe sans scrupule au projet de le détrôner, ou bien l'Empereur lui a-t-il montré une résolution si bien arrêtée d'en finir qu'elle profite seulement de la compensation ? Ce n'est point chez elle, à coup sùr, cupidité, bien qu'elle doive profiter des 300.000 francs accordés par an pour l'entretien de son fils, mais, entre tous les autres sentiments, on est en droit d'hésiter.

L'étrange est que Louis, si soupçonneux, si prêt à suivre ses chimères de persécution, ne s'étonne pas, ne devine rien, et, loin de s'inquiéter, est transporte de joie. Il n'a pas été consulté : ce n'est que trois jours après le décret rendu, le 6 mars, que l'Empereur l'a informé par cette phrase brève : Je m'empresse de vous annoncer que j'ai jugé convenable de nommer le prince Napoléon-Louis, votre fils, grand-duc de Berg ; mais, loin de rattacher cette nomination à des intrigues d'Hortense, il se plaît à en faire une réponse aux insinuations présentées quelques jours auparavant par Verhuell (28 février) sur une indemnité à accorder à la Hollande. Il adresse donc un message au Conseil d'Etat et au Corps législatif pour porter à leur connaissance l'augure le plus favorable pour le bonheur de son peuple et pour celui de son fils chéri. — La nation verra encore en cela, dit-il, une preuve incontestable des bons sentiments de mon frère et de la France envers ce pays ; ils doivent imposer silence aux propos et aux menées des intrigants et des esprits superficiels. Dix ans après, il n'a encore rien compris : Le roi, écrit-il dans les Considérations sur la Hollande, fut extrêmement content de cette donation parce qu'il crut deviner que l'intention secrète de l'Empereur avait été de la faire à la Hollande puisqu'elle était convenable aux intérêts de la France, mais sans en faire jouir le roi actuel dont l'Empereur était visiblement mécontent.

A l'ouverture des hostilités contre l'Autriche, la Hollande se trouvait presque entièrement désarmée au cas où se produirait une descente anglaise. Par une lettre du 4 avril, par un office diplomatique du 11, Louis en avait loyalement prévenu son frère. Il lui avait rappelé qu'une de ses divisions était employée en Espagne, une autre dans le nord de

Dans la nullité des forces militaires que j'ai, disait-il, je ne puis garantir ni le Helder, ni Helvoet, ni Walcheren, ni Amsterdam, seulement d'un coup de main. Il avait en Hollande à peine 9.000 hommes et ce qu'il venait de voir à Flessingue n'était pas pour le rassurer[3]. Il y avait fait un tour en visitant la Zélande et le Brabant. Flessingue, écrivait-il, m'a paru dans un état de faiblesse dont je ne me faisais pas idée et le général qui y commande n'y tient pas bon ordre... L'escadre que j'ai visitée sur l'Escaut est assez instruite, mais elle n'est pas en sûreté.

L'Empereur ne répond rien. Pour donner une satisfaction à son frère, il suspend de nouveau (4 juin), l'exécution du décret sur les relations commerciales entre la France et la Hollande ; mais, soit présomption, soit impuissance, vu le dispersement et l'insuffisance actuelle de ses troupes, il ne prend nulle précaution pour défendre la Hollande, se plaît à traiter de fable ridicule l'hypothèse d'une descente anglaise et maintient obstinément dans le 10e corps la division Gratien, celle-là même qui se distingua si bien contre Schill qu'à la prise de Stralsund, elle perdit un général et dix-sept officiers tués ou blessés.

Le roi, qui, dans la première moitié de l'année 1809, avait, aussi souvent que l'année précédente, changé de résidence et multiplié ses déplacements, est venu, en juillet, passer quelques jours à Aix-la-Chapelle où Madame et Pauline prennent les eaux ; il y est aussi occupé de ses résolutions vis-à-vis d'Hortense que des soins à donner à sa santé, lorsque, le 29, une flotte anglaise de 264 navires de guerre et de quatre à cinq cents transports, paraît devant Walcheren. Le 30, un premier débarquement a lieu ; le même jour, Terveere est pris, Middelbourg occupé ; le lendemain, c'est l'île de Schouwen. Le fort de Batz qui, seul, couvre la ligne d'Anvers, est évacué sans un coup de canon, sans un simulacre de résistance par le général hollandais Bruce. Le Brabant est ouvert, mais Louis dégarnit la Hollande et se porte, avec liait mille hommes qu'il a ramassés, entre Santvliet et Anvers. Là, sans attendre un ordre de l'Empereur, peut-être de son chef, peut-être sur une insinuation de Clarke, en tout cas en vertu de sa dignité de connétable de l'Empire, il assume le commandement de toutes les troupes françaises. Les précédents de l'an XIII et de l'an XIV semblent l'y autoriser, mais les temps ont changé. L'Empereur, qui est à Schœnbrunn, qui espère en avoir fini avec l'Autriche, qui, l'armistice conclu, souhaiterait la paix, voit tous ses succès compromis par la descente anglaise et se montre, contre Louis, d'autant plus jaloux de ses droits, d'autant plus vif en ses reproches qu'à lui seul incombe la responsabilité entière : Si la Hollande est envahie, c'est qu'il l'a dégarnie de ses soldats ; si Flessingue succombe — le Flessingue que, sous prétexte de le mieux défendre, il a pris l'année précédente à la Hollande — c'est qu'il en a négligé la garnison et surtout que, malgré les accusations précises de Louis, il y a obstinément maintenu au commandement supérieur le général Monnet.

Ses ordres partent le 6 août : Le roi, dit-il, doit veiller sur Breda et Berg-op-Zoom ; il aura créé ses gardes nationales et doit avoir six à sept mille hommes dans la main ; six jours après, c'est dix à douze mille hommes de troupes et quinze à vingt mille gardes nationaux qu'il doit avoir. Où Louis les prendrait-il ? Il n'a en que quatre initie hommes à porter à Berg-op-Zoom. Voilà une jolie puissance qui n'a ni armée, ni flotte ! s'écrie Napoléon. Vous avez donc perdu la Hollande ! Quand vous êtes arrivé au trône, elle avait quarante initie hommes sous les armes, dix vaisseaux dans ses rades et trois cents transports prêts à toute expédition. Pouvez-vous vous appeler une puissance ? Pouvez-vous être indépendant et vouloir que les autres vous défendent ! Et ce sont de nouveaux reproches sur la réduction de l'armée, sur des économies qui sont d'un prieur de couvent, sur les gardes nationales de l'île de Zélande qui ne sont pas en activité, comme si c'était avec les gardes nationales de l'île de Zélande que Louis eût pu arrêter 45.000 Anglais !

Après d'autres violences adressées à Cambacérès et à Clarke sur ce que le roi a reçu ou pris le commandement des troupes françaises en sa qualité de connétable, il écrit une lettre, qui sera consignée an registre du Conseil pour servir dans les circonstances, et il y dit : Cette dignité de connétable est purement civile ; le Connétable n'a pas le droit de commander le corps de garde qui est à sa porte, non plus que le Grand amiral ne peut commander les bateaux qui passent devant l'École militaire. C'est contredire ce qu'il a, lui-même, solennellement affirmé le jour où il a appelé Louis au trône de Hollande, mais il met la Constitution d'accord avec ses inquiétudes exaspérées et son orgueil profondément blessé. Voilà, écrit-il à Clarke, la plus saine partie de mes troupes sous les ordres de généraux hollandais ! On va faire déserter mes soldats pour les faire entrer dans des corps hollandais ! Voilà le ministre de la Guerre de Hollande qui dirige les forces de la France ! Cela est glorieux et fort avantageux pour la France !

Or, Clarke, qui a su fort Lien ce qu'il faisait, a simplement leurré Louis du commandement, de façon qu'il maintint ses troupes à Berg-op-Zoom jusqu'à ce que les renforts eussent gagné Anvers ; et, aussitôt, il a envoyé le prince de Ponte-Corvo, qui avait offert ses services, avec le commandement de terre et de mer. Ainsi, Louis n'a eu que quatre jours, du 12, où il est arrivé, au 16, où il a remis à Bernadotte non seulement les troupes françaises, mais la plus grande partie des hollandaises, et où il est reparti pour son royaume. Depuis le 3, il n'en a pas moins fait, pour couvrir Anvers, un effort qu'il croit méritoire. Il a dégarni ses États ; il a fait marcher toute sa garde ; il a levé les gardes nationales et si, dans les quatre jours qu'il a commandé, il a pris des mesures militairement discutables, au moins a-t-il fait preuve d'une énergie et d'un esprit de décision dont on ne l'eût point jugé capable. Quand je suis arrivé, écrit-il à l'Empereur, ni Lillo, ni Leffenshouk n'étaient armés, une faible estacade, que le flux seul rompait, occupait un faible détachement de la marine. J'ai ordonné le débarquement des troupes de terre qui étaient sur les vaisseaux. J'ai fait construire et armer quatre autres forts aux points où le fleuve forme un coude. J'ai ordonné au général Rousseau de faire passer à Flessingue quatre mille hommes de gardes nationales. J'ai ordonné la construction d'une batterie de 36 à l'emplacement du fort Frédéric-Henri. J'ai ordonné à l'escadre de rentrer à Anvers et à la flottille et aux bâtiments légers de passer en avant de Lillo. Est-ce que tout cela qu'il a décidé de son chef ne devrait point lui mériter la satisfaction de l'Empereur au lieu de lui attirer des injures[4] ? Puis-je n'être pas profondément blessé, dit- il, si Votre Majesté pense ce qu'elle écrit ? Les noms de calomniateur, d'hypocrite, sont-ils faits pour moi ? Celui qui défend par devoir et par inclination une bonne et petite nation, cherche-t-il et peut-il chercher à calomnier la gloire de Votre Majesté, c'est-à-dire ce qu'il a de plus cher et de plus réel ? Que serions-nous sans elle ? De petits et pauvres gentilshommes inconnus. Non, Sire, vous ne pensez pas cela ; mais vous vous l'ailes tort à vous-même ; en me minant en Hollande en me traitant comme si j'étais un traître, vous déshonorez votre dynastie, et il en tombe, sur Votre Majesté même, plus qu'elle ne pense.

Mais qu'importe ce que Louis petit dire ? l'Empereur a pris son parti ; c'est ici l'occasion attendue, peut-être cherchée. Il est décidé à faire occuper par ses troupes tontes les eûtes de Hollande, comme si ce n'était pas de ses troupes qui ont capitulé à Flessingue, comme si le général Monnet n'était pas un de ses généraux. Il s'emporte lorsque Louis, tout fier, lui rend compte de la reprise de l'île de Batz et de quelques petits succès qu'ont obtenus les Hollandais. Il s'offense de l'intérêt même que son frère prend à sa santé. Il veut la tête de Bruce qui a évacué Batz sans combattre. Tout ce que fait Louis est mal : point d'armée, point de marine, point de finances, le commerce avec l'Angleterre comme eu temps de paix, les Français maltraités, le pavillon impérial insulté par les amiraux hollandais ; le plus terrible réquisitoire terminé par cette phrase significative : Cette pauvre nation hollandaise est bien à plaindre. Ce qu'elle soutire vient de l'instabilité de votre caractère et du peu de jugement de vos mesures. Nul des sacrifices faits ne le contente : la division Gratien qui a sauvé le roi de Westphalie, qu'est-ce ? Quatre mauvais mille hommes qui se sont couverts de gloire en pillant le nord de l'Allemagne. La division employée en Espagne — qui vient de perdre dix officiers au combat de Mesa-de-Ibor, onze à la bataille de Talavera-de-la-Revna, — cela compte-t-il ? Et, des violences, il saute à des ironies plus blessantes encore : Louis est hypocrite, il est inepte, ii se moque, de [Europe, il tâche de calomnier la gloire de l'Empereur, si cela était possible à un homme connue lui qui n'a rien fait. Cette colère, si brutale en ses éclats, si outrageante en ses expressions, n'est-elle pas d'autant plus violente que les faits en ce moment paraissent moins la justifier, et en cherchant ainsi querelle à son frère, Napoléon ne prétend-il pas le mettre à bout, l'acculer à l'abdication ? Sans doute, il a des griefs : les maladresses de Louis, sa manie de cachotteries ; tout de suite après la levée de l'interdiction du commerce avec la France, les ports hollandais ouverts aux navires prétendus américains, l'entrée à flot des denrées coloniales anglaises ; puis, les correspondances interceptées, un bulletin que, de Paris, Louis se fait adresser mystérieusement par Decazes ; des relations établies avec Fouché, d'autant plus suspectes que, en ce moment, avec les levées de gardes nationales à Paris l'Empereur ne sait trop quel râle prétend jouer son ministre de la Police. Point de doute pourtant encore sur la fidélité de Louis, quoique d'autres en aient conçu, quoique, à des Hollandais même, ses efforts, pour repousser la descente anglaise, aient paru étrangement faibles et sa conduite si équivoque que bien des gens crurent qu'il n'aurait pas été éloigné de saisir cette occasion pour s'arranger avec les Anglais, s'unir à eux contre son frère et se rendre indépendant de lui.

Donc, rien de neuf, rien qui motive de tels reproches, si la cause n'en était extérieure, ne tenait point au système. Napoléon n'admet pas, ne veut pas admettre que le Grand empire, à proportion qu'il s'étend, offre un plus grand nombre de points faibles où l'attaque peut se porter. Il s'en prend à Louis plus qu'à tout autre, parce qu'il s'est habitué à le moins ménager et qu'il a pris en haine ses façons d'agir. Presque depuis qu'il l'a fait roi, il regrette de n'avoir pas, purement et simplement, annexé la Hollande ; il s'imagine que, sous sa verge de fer, il eût tout plié ; que, par ses ordres directs, tout eût été mieux conduit ; que sa fortune, son nom, sa gloire, eussent imprimé aux événements une tournure différente. Malgré les dégoûts qu'il lui donne, Louis reste et s'obstine : dès lors, c'est, chez Napoléon, une colère qui chaque jour s'accroit : il impute à son frère tout ce qui se fait contre ses desseins, tout ce qui se produit contre ses projets ; non seulement ce dont Louis est responsable, mais ce qu'il n'a pu prévenir, et que pourtant il a prévu ; il le sait instable, fuyant, dissimulé ; il le tient ennemi, mais il n'ose lui imposer l'abdication, il prétend qu'elle ait un air spontané qui écarte l'idée de contrainte et qui, aux yeux de l'Europe, lui ôte à lui-même l'apparence de dépouiller son frère, après avoir dépouillé tous les rois.

Louis qui, peut-être par l'idée qu'il a prise de son devoir envers la nation, peut-être par orgueil et pour ne pas déchoir, ne se résigne pas à descendre volontairement du trône, se confine de plus en plus dans un milieu purement hollandais et orangiste ; il vit au Loo, à Haarlem ou ailleurs — car ses déplacements sont incessants — entouré des officiers de sa maison et des dames du palais. Il voit rarement ses ministres, presque jamais l'ambassadeur de France qui, pour faire sa cour au maître, s'est donné à tâche de réunir des chefs d'accusation et de les envenimer. Il a d'ailleurs des petits jeux honnêtes : avec un chambellan, M. de Pallandt van Eerde, il combine l'établissement d'une noblesse dont les titres seraient reconnus par un collège héraldique et qui, selon les services, recevrait à vie des terres titrées appartenant à la Couronne. La loi en est adoptée par les Etats Généraux, mais, quatre mois plus tard, il faudra la retirer sur l'ordre de l'Empereur.

Au moins, au Loo, Louis a-t-il la distraction de chasser au vol, et a-t-il constitué sous son grand veneur, le baron van Heeckeren-lot-de-Cloese, un équipage de trois fauconniers et de deux porte-cages qui ne lui coûte qu'une vingtaine de mille francs. Le soir, ou a parfois le spectacle français, d'autres jours des charades, parfois de petites loteries, mais, plus souvent, des lectures. On assure que le roi prend d'autres plaisirs, mais l'élégie qu'il compose alors : la Mort de Marie, n'est peut-être qu'un exercice de versification. On réserve pour Utrecht et Amsterdam les bals de cour où l'absence de la reine produit chaque fois la même sensation, où le roi fait, pour se rendre populaire, les efforts les plus méritoires.. Il semble bien que, malgré l'instabilité de sa vie et de son gouvernement, on lui tienne compte de ses intentions. C'est à peine si une dizaine de Français font nominalement partie de sa maison et si trois ou quatre sont en activité de service. Un, il est vrai, est eu faveur, et, venu en Hollande comme aide de camp du roi, nommé tout de suite colonel du 2e Hussards, puis colonel des Hussards de la Garde royale, il a, en un an, été fait général major, grand écuyer, gouverneur des pages, lieutenant général ; mais ce M. de Bruno, neveu de Lauriston, ayant, depuis 1792, fait toutes les campagnes et gagné à la pointe du sabre tous ses grades jusqu'à celui de major au 10e Chasseurs, s'est, comme son maitre, fait tout Hollandais et a pour ami intime le nouveau grand maréchal, le chevalier Roest van Alkemade, dont la fortune est encore plus étonnante, car, en quelques mois, il a franchi tous les degrés et obtenu tous les honneurs. Si l'on n'était, en Hollande, plein d'indulgence pour le roi, ce serait là matière à reproches : il se livre en effet aux gens avec la male passion qu'il les écarte ; il les grandit et les abaisse avec un pareil emportement ; chaque fois qu'il s'éprend d'une amitié nouvelle, il ne croit pouvoir assez combler celui qui en est l'objet, de même que, lorsqu'il se déprend, il ne croit pouvoir assez le dépouiller ; mais les Hollandais regardent cela avec flegme et, trouvant à hou droit que Louis a assez à faire de résister pour eux à son frère, ils n'ont garde de lui causer des ennuis nouveaux.

En octobre 1S09, voici, en fait, la situation : l'Empereur exige que son frère entretienne une force permanente de 13.000 hommes — il a même dit 16.000 — dans les Îles du Sud-Beverland où, à certaines saisons, les fièvres jettent bas les deux tiers de l'effectif ; que la flottille hollandaise soit mise entièrement aux ordres de ses généraux ; que les prises faites par les corsaires français dans les eaux hollandaises soient jugées par le Conseil des prises impérial, par suite, que la Hollande renonce à la souveraineté de ses eaux territoriales — le tout sous peine d'annexion pure et simple. Louis ne se refuse qu'à la dernière de ces exigences : Si Votre Majesté, écrit-il, persiste dans la résolution que les questions de territoire ne soient pas jugées sur les lieux, je n'ai plus qu'à faire mettre mes chevaux à ma voiture de voyage ; tout est fini pour moi ; ce pays et moi perdons jusqu'à l'ombre d'indépendance et d'existence politique et si le seul soutien du pays. cc qui le retient contre le désespoir et les souffrances si longues et si multipliées, venait à manquer, je ne puis en prévoir les suites. Il n'est qu'un seul moyen, si Votre Majesté le veut absolument, c'est de me remplacer par mon fils. Très nettement donc, il pose la question et, huit jours après, il la précise encore : Je puis, dit-il, vous sacrifier mon rang, mon existence, mais je ne puis jamais consentir aux demandes qu'on me fait. d'autant plus qu'on n'a nul besoin de moi pour faire par la force ce qui est non seulement nuisible, mais funeste pour cette nation et contraire à mon devoir.

Napoléon, semble-t-il, est arrivé à ses fins et l'on pourrait penser que tel a été son but lorsqu'il a posé à son frère de semblables conditions. Il est de toute impossibilité, a-t-il dit, que la Hollande conserve son indépendance de la manière que le roi le désire... si le roi abdique, mon intention, dans aucun cas, n'est de le remplacer par le prince royal. Celui-ci a son établissement fait ; le roi personnellement pourra trouver dans les douceurs de la vie privée assez accommodée à ses goûts ou dans une souveraineté sous un climat plus favorable à sa santé, une indemnité suffisante, mais son trône a été détruit par l'expédition anglaise qui a démontré la nullité de ses moyens ; l'Empereur ne peut désormais se fier à personne pour la défense de l'Escaut ; faute d'obtempérer à son ultimatum la Hollande ne peut plus exister.

 

Vulnérable en Allemagne par Jérôme, en Hollande par Louis, le Grand empire n'a, durant l'année 1809, cessé d'être insulté en Espagne, grâce à Joseph. Lorsque l'Empereur a quitté Valladolid pour revenir en France, Joseph a exigé que son frère lui laissât le commandement en chef des armées françaises. C'étaient près de 200.000 hommes — exactement 191.905 — répartis en sept corps, aux ordres de Victor, Soult, Junot, Sébastiani, Mortier, Ney, Gouvion-Saint-Cyr, en une réserve de cavalerie où figuraient Lasalle, La Tour-Maubourg, Milhaud, La Houssaye, Kellermann et Lorge, et en un commandement particulier exercé par Bessières. Lannes, de plus, était devant Saragosse avec Junot. Or de ces six maréchaux, des quarante généraux de division, des quatre-vingts généraux de brigade, il n'en était pas un qui ne se tint plus apte à exercer le commandement que le général en chef.

Hormis certains, en très petit nombre, qui étaient attachés à Joseph par des liens de familiarité et de reconnaissance et qui — tel Suchet — eussent été disposés à lui obéir pourvu qu'ils commandassent sous son nom, tous avaient en dégoût la guerre qu'ils  faisaient, la vie qu'il leur fallait mener et le chef qui leur était imposé. Ils avaient, en ses talents militaires, d'autant moins de confiance qu'ils n'ignoraient rien de son passé de soldat et du mépris dans lequel il tenait l'art de la guerre. S'ils rendaient justice au sang-froid qu'il portait sur le champ de bataille dans les occasions, d'ailleurs très rares, où il s'y montra, ils éprouvaient d'avance un préjugé naturel contre des imaginations stratégiques qui ne répondaient à rien qu'ils eussent vu. Si même Joseph eût brusquement révélé un génie tel que son frère, il n'eût point été davantage obéi et, s'il l'eût été, ses lieutenants eussent été battus. Il lui manquait ce qui est le principal de l'homme de guerre, l'instinct et le sens du commandement. la vigueur dans la décision, la précision dans l'expression, l'entrain dans l'action. Où il eût fallu ordonner. et. au risque de ce qui arriverait, fût-ce en faisant fusiller un maréchal d'Empire devant son corps d'armée, contraindre et obtenir l'obéissance, il tergiversait, récriminait, s'étendait en plaintes et. de fait. se laissait braver par ses subordonnés comme ne l'eût jamais supporté un homme tel que Murat avant reçu une éducation de soldat.

En même temps, à chaque médiocre succès qu'il croyait obtenir, sa vanité s'exaltait au point que la moindre escarmouche se transformait à ses yeux en bataille rangée et que toute notion des résultats réels s'enfuyait de son esprit. C'était Marengo, c'était Austerlitz ou Iéna : rien de moins. Il fit campagne trois semaines, du 31 juillet au 15 août : et ce fut d'abord l'indécise bataille de Talavera dont les Anglais firent état comme d'une victoire, où de fait les Français abandonnèrent le champ de bataille, perdirent des canons et des drapeaux ; ce fut ensuite le combat d'Almonacid où les Espagnols furent battus, mais où la courtisanerie de Sébastiani, jointe à la présomption de Joseph, au décousu des ordres et à l'instabilité des décisions, transforma en une parade meurtrière, où les Français perdirent plus de monde que les Espagnols, une action qui, Lien menée, eût été décisive et où l'armée ennemie tout entière — 35.000 hommes — eût été détruite. Or, à la suite de cette campagne, ce ne fut pas assez de l'entrée triomphale dans Madrid, du Te Deum au débotté à San-Isidoro, il fallut que Joseph lançât une proclamation où, célébrant sur le mode majeur les victoires remportées en dix jours par ses quarante mille soldats sur cent vingt mille ennemis, il s'écriait : Soldats ! vous avez sauvé ma capitale. Le roi d'Espagne vous remercie. Vous avez fait plus : Le frère de votre empereur voit fuir devant vos aigles l'ennemi éternel du nom français !

Comment n'eût-il pas cru à sa gloire ? C'était dans son entourage un concert de louanges à troubler le cerveau le plus solide : Le Tage venge les injures de l'Escaut, écrivait Rœderer. Il est heureux pour le roi de n'avoir pu éviter la gloire militaire et de ne l'avoir pas recherchée. Elle l'a pris à son corps défendant ; c'est ainsi, et uniquement ainsi, qu'il pouvait en acquérir contre un peuple qui est son peuple et dans un pays qui est son pays. Cette gloire, il l'a pure, quoique brillante... Et il ajoutait, ce sénateur de l'Empire, dont l'Empereur allait tantôt faire un ministre : Les affaires d'Espagne portent en ce moment des forces aux négociations d'Allemagne, comme les victoires d'Allemagne ont donné des forces au roi pour combattre en Espagne ; le roi s'acquitte autant que les circonstances le permettent envers l'Empereur, en se servant lui-même ; enfin, on est tranquille du côté de l'Espagne, tandis qu'on est inquiet pour le nord de la France. Ces extraordinaires flatteries, que le secrétaire intime devait faire parvenir à son maitre, semblaient modérées près de celles que Miot lui jetait au visage, près du débordant enthousiasme que témoignaient les Espagnols attachés à la Cour. Ceux-ci, s'attribuant à eux-mêmes les victoires de leur roi, s'en rendaient insolents près des Français, et Joseph, loin de s'en ficher, paraissait les encourager. Cela d'ailleurs fournit des épisodes comiques où le sang coula peu.

L'Empereur — on ne saurait le dissimuler — avait sa part de responsabilité dans un désordre moral qui ne pouvait manquer d'amener le désordre en quelque sorte physique : l'indiscipline à tous les degrés de la hiérarchie, puis, par une pente naturelle, le pillage par les chefs, la maraude par les soldats, l'insupportable oppression du peuple, ses révoltes et le recrutement constant des bandes insurgées. En invitant chacun des commandants de corps d'armée à correspondre directement avec le prince de Neuchâtel, en sa qualité de major général de la Grande armée, puis lorsque Berthier l'eut suivi en Allemagne, avec le ministre de la Guerre ; en transmettant et en faisant transmettre à chacun d'eux des ordres de mouvement qui, vu les distances, de Paris, puis de Schœnbrunn à Madrid, ne s'appliquaient plus aux circonstances ; en retenant ainsi, non seulement la direction ;générale, mais le détail même des opérations, il montrait ouvertement en quelle défiance il mettait les talents de son frère et il atteignait sans remède possible le prestige du commandement.

Vainement Joseph. protestait : le ministre de la Guerre ayant reproché qu'il n'y eût pas, en Espagne, une impulsion centrale, instantanée, qui dirigeât tous les mouvements de l'armée, — le ministre doit sentir, répondait Joseph, que cette impulsion centrale et instantanée ne peut exister dans l'état actuel des choses que pour l'exécution des ordres qui arrivent de Paris en Espagne à mesure de leur arrivée, puisque des ordres sont des ordres et que je dois V obéir, d'autant plus qu'il arrive tous les jours que les divers généraux reçoivent des ordres pareils et que je ne puis pas prendre sur moi d'y rien changer, sans courir le risque de voir mes ordres inexécutés en contradiction avec ceux qui arrivent de Paris. Si, au lieu de cette méthode, le ministre de la Guerre prenait celle de ne correspondre pour les mouvements des troupes qu'avec le maréchal Jourdan, nous serions sûrs au quartier général, et toute l'armée saurait aussi, que l'action est imprimée du quartier général d'Espagne, qu'ainsi elle est une et doit être réalisée sur-le-champ. Si, mieux encore, le ministre de la Guerre, au lieu de transmettre des ordres qui doivent être exécutés, se contentait de nous faire connaître les intentions de Votre Majesté en masse et nous donnait des instructions et des directions générales qui dussent être modifiées selon les changements survenus dans les affaires d'Espagne depuis que ces instructions ont été tracées à Paris ; si Votre Majesté, me donnant ses conseils, me laissait la faculté de les suivre ou non selon les événements et qu'elle me témoignât la confiance dont j'ai besoin pour moi-même et pour les autres : alors, il pourrait v avoir une direction centrale et instantanée, une impulsion qui partirait du quartier général des armées d'Espagne et qui naîtrait, autant que possible, des directions générales de Paris subordonnées aux événements survenus et aux détails du moment ; alors, je pourrais avec plus de justice être responsable des mesures ordonnées.

Commandant en chef des armées françaises, Joseph prétendait donc assumer le commandement effectif et, sans redouter le faix. ni craindre les responsabilités, il se trouvait assez instruit, assez vigoureux et assez brave pour réclamer la direction unique des opérations. S'il avait servi et qu'il eût montré des talents, la prétention eût pu paraître légitime ; en tout cas, la situation telle qu'il l'exposait justifiait ses plaintes et expliquait ses revers : mais Napoléon pouvait-il la changer ? Cette confiance que son frère voulait qu'il lui témoignât, il ne l'éprouvait à aucun degré ; d'ailleurs, il ne pouvait lui plaire de se démunir d'une part aussi importante de son autorité ; puis, comment eût-il rangé sous les ordres effectifs d'un roi espagnol — fût-il son frère — les deux cent mille combattants que, comme chef du Grand empire et comme protecteur de la Confédération du Rhin, il avait appelés contre les Anglais ?

Car, dans ces armées, chaque jour davantage à mesure que Napoléon a plus besoin de ses vieilles bandes pour soutenir la guerre contre l'Autriche, l'élément non français se trouve dominer. Au début, l'Empereur a jeté en Espagne quantité de corps français de formation provisoire ou accidentelle, de régiments de marche, constitués ou non : légions de réserve de l'Intérieur, compagnies de réserve départementale, régiments de Pionniers blancs, compagnies de Miquelets, bataillons auxiliaires d'infanterie, compagnie de Pionniers volontaires étrangers, bataillons de Chasseurs des montagnes, bataillons de Garde nationale d'élite, Légion nationale d'élite, sans parler des régiments de la Garde municipale de Paris ; mais, à mesure que ces éléments ont fondu, il a été amené à joindre, dans de fortes proportions, aux renforts d'origine française, les étrangers qu'il avait à son service : il a envoyé trois régiments au moins de Suisses, un bataillon valaisan, un neuchâtelois, le régiment d'Isembourg, le régiment irlandais, le régiment de Prusse, la Légion du Midi, la Légion hanovrienne, la Légion de la Vistule (quatre régiments d'infanterie et un de cavalerie) ; les chasseurs à cheval de la Légion portugaise et le régiment de Westphalie. Après Baylen, le royaume d'Italie a fourni au moins huit régiments d'infanterie et trois de cavalerie ; le royaume de Naples, trois d'infanterie et un de cavalerie ; le royaume de Hollande, trois d'infanterie et un de cavalerie ; le grand-duché de Berg, deux d'infanterie et un de cavalerie ; le royaume de Westphalie, quatre d'infanterie et un de cavalerie ; le grand-duché de Varsovie, trois d'infanterie, le grand-duché de Hesse, un d'infanterie, le grand-duché de Bade un, le duché de Nassau deux, le grand-duché de Francfort un, les principautés d'Anhalt et Lippe un, les principautés de Schwartzbourg, Waldeck et Reuss un, le grand-duché de Wurtzbourg, un. Ces troupes ont marché sur la réquisition du chef du Grand empire, mais non pour le bon plaisir du roi d'Espagne, et les souverains s'étonneraient à coup sûr si Joseph les employait à son gré.

Plus libre de ses actions, maintiendrait-il plus d'ordre dans cette étrange armée ? Cela est douteux. Les quinze nations qui ont jeté des soldats en Espagne, n'ont pas choisi, pour les envoyer si loin, les plus sages et les plus disciplinés. Beaucoup de Français désertent, vont joindre les bandes espagnoles ; mais combien plus de Polonais, de Napolitains, d'Italiens, de Suisses, surtout d'Allemands ! Les renforts que Napoléon demande à l'Europe pour soutenir Joseph fournissent, presque en partie égale, des aliments à l'insurrection. Si, quelque jour, l'on parvient à déterminer dans quelle proportion les déserteurs étrangers comptaient dans les partitas et dans les armées espagnoles, peut-être arrivera-t-on à cette conclusion que la guerre, avant amené un afflux extraordinaire de soldats de toute origine et de toute nation, que ne retenait ni l'amour du drapeau, ni la discipline, et que décourageait le manque de solde et de vivres, c'est entre ces soldats, la plupart indifférents à la cause qu'ils servaient, mais désireux de vie libre et de pillage, que s'est éternisée la guerre — et que, par bien des côtés, c'est ici quelque chose qui rappelle étrangement les Grandes Compagnies. Peut-être, si l'armée eût été exclusivement française, les désertions eussent été moins fréquentes, quoique, avec des généraux et des officiers rappelés la plupart de la réforme ou de l'inactivité, nul ne peut dire ce qui se fût produit ; mais c'était une contagion. A. voir déserter des escouades, même des compagnies entières de camarades, les Français arrivaient à penser qu'on était mieux traité de l'autre côté — et y passaient. D'ailleurs, l'armée n'eût pu être exclusivement française : l'Empire, si peuplé qu'il fùt, n'eût point suffi à une telle dépense d'hommes. Le système devait donc soutenir le système ; et, fatalement, étant données les unités restreintes, mai commandées, mal nourries, mal payées, le genre de guerre, les sollicitations de tout genre, les désertions étaient inévitables.

Tout y provoquait : la diversité d'éducation, de langue, d'organisation, de règlements ; l'ignorance où étaient les soldats et même tes officiers de l'objet pour lequel on leur demandait de se battre : l'incohérence d'esprit et de sentiments entre les éléments composant les brigades, les divisions et les corps l'armée ; la hauteur surtout, la maladresse, l'âpreté au gain, l'ineptie militaire de généraux justement chassés jadis des rangs, rappelés momentanément à l'activité par suite du manque de sujets.

L'Empereur lui-même n'eût pu tenir en mains cet assemblage babélique d'hommes divers et c'eût été Joseph !

Encore s'il avait eu pour ad latus, pour chef d'état-major général, un homme de l'Empereur, un homme formé sous Napoléon et par lui, qui eût reçu de lui les grandes leçons pour manier les hommes, les faire vivre et combattre ; lui, avec une volonté inflexible, à la Davout, eût établi et maintenu l'autorité du commandement, peut-être ces éléments, si mauvais qu'ils fussent, se fussent améliorés ; peut-être, au spectacle de combinaisons vraiment stratégiques et d'opérations vraiment militaires, l'Empereur eût rendu la bride ; mais Joseph n'avait pas manqué de garder Jourdan, le maréchal d'Empire à cocarde rouge. Or, Jourdan, l'allié tard à Bonaparte, meneur d'assemblées plutôt que d'armées, rattaché à la Révolution par le souvenir de Fleurus, aux Jacobins par ses anciens votes, n'était point agréable à l'Empereur et restait suspect. Si, dans une campagne, il avait eu des succès, la suite de sa vie faisait douter si ce n'était point au hasard ou à quelque inspiration étrangère qu'il les avait dus. Depuis 1796, où le mieux qu'on puisse dire est qu'il avait été singulièrement malheureux, il n'avait pris part a aucune des grandes guerres. Sa méthode — s'il en avait une — était inspirée de traditions vieillies, nullement des systèmes de l'Empereur sous qui il n'avait jamais servi. Bien que ses cadets, des hommes tels que Soult, Victor, Larmes, Mortier, Bessières et Ney, ne pouvaient l'apprécier, et, maréchaux comme lui, de plus que lui ducs d'Empire, ils estimaient qu'ils n'avaient point à être commandés par le seul maréchal qui eût renié la France et changé sa cocarde. L'Empereur ne leur avait point donné tort puisqu'il l'avait rayé de la liste des maréchaux.

Jourdan n'avait point sans doute conscience de la forfaiture qu'il avait commise et s'imaginait avoir fait simplement acte de complaisance vis-à-vis de Joseph ; il ne doutait pas qu'un titre ducal français qu'il avait diverses fois fait solliciter par le roi son maitre, ne le remit au même rang que ses anciens collègues et, sans quitter sa cocarde rouge, il réclamait sa réinscription au tableau. Ensuite. pour que tout allât bien, il suffirait qu'on renvoyât en France les maréchaux commandants de corps : Il faut, écrivait-il en effet au ministre de la Guerre, qu'un chef ait sous ses ordres des militaires d'un grade inférieur qui obéissent et non des camarades qui se croient plus de mérite que lui.

On ne lui accordait aucune de ses trois demandes et il n'en restait pas moins en Espagne, constamment désobéi par ses subordonnés, eu butte aux colères de l'Empereur, du major général et du ministre de la Guerre, chargé de toutes les fautes que commettaient l'Empereur, les chefs de corps. le roi et lui-même. Était-ce par dévouement ou par servilité. pour garder ses places et augmenter sa fortune ou parce que, mal embarqué, il ne savait comment sortir du bateau ? Le vrai est que, par toutes ses grâces, par tous ses moyens, par ce qu'il avait de séduction personnelle et ce qu'il en empruntait de son trône, Joseph le maintenait coûte que coûte, tant il craignait que l'Empereur, en lui imposant un chef d'état-major de sa façon, ne lui retira de fait le commandement.

Ce fut pourtant ce qui arriva après la bataille de Talavera. Pour plaire à son roi, Jourdan avait annoncé une victoire. Ii avait parlé de trophées : seize bouches à feu, trente et un caissons, plusieurs drapeaux. Or, à la même heure, lord 'Wellesley écrivait officiellement au parlement d'Angleterre qu'il avait pris aux Français dix-neuf canons et cinq drapeaux. Qui mentait ? Il fut impossible de le tirer au clair. Ce n'étaient pas des aigles qui avaient été pris, mais des guidons de bataille. On avoua avoir oublié des canons, deux d'abord, puis huit, mais Joseph était si désireux de se parer de sa victoire que, par dix lettres, l'Empereur ne parvint pas à arracher la vérité. Alors, il donna à Jourdan l'ordre de rentrer en France et nomma Soult major général des armées françaises. Mandez au roi d'Espagne, écrivit-il à Clarke, le 26 septembre, qu'en nommant le duc de Dalmatie mon major général, mon intention est qu'il ait le commandement sur tous les maréchaux employés à l'Armée d'Espagne et que, si cela était nécessaire, il puisse prendre le commandement d'un ou de deux corps et se porter pour manœuvrer coutre l'ennemi.

Si, malgré ce qui s'était passé eu Portugal, malgré la tentative de Soult d'affecter le pouvoir suprême, de le recevoir de la nation portugaise, de prendre les insignes et les titres de la souveraineté ; si, malgré ce crime de lèse-majesté, l'Empereur avait rangé aux ordres du duc de Dalmatie, d'abord trois corps d'armée, ensuite, de fait, l'armée entière d'Espagne, c'est d'abord que, avec une habileté qui pouvait sembler de la loyauté, Soult s'était, par une confession entière, remis aux mains de Napoléon ; puis que, en dépit des fautes que lui avait alors inspirées son ambition, il était le seul aux talents duquel l'Empereur pût se fier ; enfin, il le croyait entièrement revenu à lui, en tout cas, incapable de se livrer à Joseph. Ce fut donc à Soult que tout fut confié : Le roi n'ayant pas l'expérience de la guerre, lui écrit l'Empereur, mon intention est que, jusqu'à mon arrivée, vous me répondiez des événements.

Si telle est la position de Joseph comme général en chef, moralement et virtuellement destitué, on peut en déduire sa situation comme roi. L'Empereur avait, en Espagne, des agents qui, quoi qu'ils eussent été jadis — comme Fréville — des familiers de Joseph, lui étaient à présent d'autant plus odieux qu'ils remplissaient mieux leur devoir, faisaient davantage rentrer des capitaux que l'Empereur avait confisqués à son profit ou veillaient plus strictement à la perception de certains droits qu'il avait établis. D'autres agents étaient chargés de la police au nom de la France et dans l'intérêt des armées françaises : c'était là encore une atteinte à sa souveraineté dont Joseph s'indignait ; et combien plus encore contre les militaires qui s'arrogeaient de faire des réquisitions et de mettre des contributions en leur propre nom'. Placé entre les Espagnols ralliés, en apparence, à son gouvernement parce que leurs provinces étaient envahies, dont les plaintes pouvaient être justifiées et, qu'en tout cas il devait protéger, et les Français qui, ne reconnaissant d'autre droit que la conquête, livrés à eux-mêmes sans un commandement qu'ils reconnussent et respectassent, ne prenaient avis que de leurs passions ou de leurs intérêts, Joseph se débattait en ordres impuissants et en recommandations stériles : Je suis le but de toutes les plaintes, écrivait-il à l'Empereur. J'ai toutes les préventions à vaincre. Mon pouvoir réel ne s'étend qu'à Madrid et, à Madrid même, je suis journellement contrarié par des gens qui sont fâchés que leur système ne soit plus en vogue. On m'accuse d'être trop doux. A l'heure qu'il est, ils seraient déshonorés si j'étais plus sévère et que je voulusse les livrer aux tribunaux... Sans capitaux, sans contributions, sans argent, que puis-je faire ?

Pourtant, il ne désespérait pas. Si on le laissait agir à sa guise, tout irait bien. Ce qui seulement l'empêchait d'être roi d'Espagne, c'étaient l'Empereur et les Français. Je viendrai à bout de tout, disait-il. Le ciel m'a donné tout ce qu'il faut pour soumettre les obstacles des choses et de mes ennemis : mais ce que le ciel m'a refusé, c'est une organisation capable de supporter les insultes, les contrariétés de ceux qui devraient me servir et surtout de résister aux mécontentements d'un homme que j'ai trop aimé pour vouloir jamais le haïr. Ainsi, Sire, si ma vie entière ne vous donne pas en moi la confiance la plus aveugle, si vous jugez avoir besoin de m'entourer de petits êtres qui nie feraient rougir de moi-même, si je dois être insulté jusque dans nia capitale, si je n'ai pas le droit de nommer les gouverneurs, les commandants qui sont toujours sous mes yeux, qui nie font rouir aux veux des Espagnols et m'ôtent tout moyen de faire bien, si vous ne voulez pas nie juger sur les résultats et permettez qu'on m'élève un procès sur chaque objet, clans ce cas, Sire, je n'ai pas deux partis à prendre. Je ne suis roi d'Espagne que par la force de vos armes, je pourrais le devenir par l'amour des Espagnols, mais, pour cela, il faut que je gouverne à ma manière. Je vous l'ai entendu dire souvent : chaque animal a son instinct ; chacun doit le suivre. Je serai roi comme doit l'être le frère de Votre Majesté ou je retournerai à Mortefontaine oh je ne demanderai rien que le bonheur de vivre sans humiliation et de mourir avec la tranquillité de ma conscience.

Le roi m'écrit qu'il veut revenir à Mortefontaine, dit l'Empereur en recevant cette lettre. Il croit me mettre dans l'embarras ; il profite d'un moment où j'ai en effet d'autres occupations cela est lias. Il me menace quand je lui laisse mes meilleures troupes et que je m'en vais à Vienne seul avec mes petits conscrits, mon nom et nies grandes bottes... Qu'est-ce donc que Mortefontaine ? C'est le prix du sang que j'ai versé en Italie. Le tient-il de son père ? Le tient-il de ses travaux ? Il le tient de moi... Quand le roi dit qu'il viendra à Mortefontaine, croit-il que je l'y laisserai venir ? Quand il se sera déclaré mon ennemi, je le traiterai en ennemi. Il est bien incapable de vivre dans la retraite ; il se croit capable de vivre à Mortefontaine, il se flatte beaucoup.

Napoléon ne prend pas un instant au sérieux cette déclaration de Joseph : Si, au lieu d'écrire, dit-il, il avait pris son parti et était venu à Mortefontaine, il v aurait là de la résolution ; mais tout se réduit à de la menace ; ces manières-là me font perdre l'estime. En pensant ainsi, il n'a point tort ; Joseph n'a pas plus envie de revenir en France que Napoléon n'a envie de l'y voir ; mais, en même temps, Napoléon ne veut pas que son frère quitte le poste où il l'a mis, et il ne veut pas se prononcer sur le différend qui les divise. Joseph continue à se dire, à s'affirmer roi en vertu de la Constitution et du vote des Cortes de Bayonne exprimant le vœu du peuple espagnol ; l'Empereur tient que l'évacuation de Madrid, la campagne qu'il a dû faire, l'occupation par ses troupes des provinces, et la guerre continuelle ont annulé tous les actes de Bayonne ; qu'ayant conquis l'Espagne, il a droit d'y faire ce qui lui plaît et que son frère, établi roi par lui seul, n'y doit être que l'exécuteur de ses ordres. Lorsque, pour faire ou refuser une chose. Joseph invoque la Constitution : Faites-moi connaître, lui répond l'Empereur, si la Constitution prohibe que le roi d'Espagne soit à la tête de 300.000 Français, que la garnison soit française ; si la Constitution prohibe que le gouverneur de Madrid soit Français ; si la Constitution dit que, dans Saragosse, on fera sauter les maisons l'une après l'autre ? Mais, en constatant ces faits, en établissant, ce qui est indiscutable, que la royauté de Joseph dépend uniquement des succès ou des revers des Français, résout-il la question, éclaircit-il même la situation ?

Qu'est-ce alors que ce royaume d'Espagne où il prétend que Joseph reste, et qui flotte entre l'état de pays conquis, où le roi n'a de droits que comme lieutenant de l'Empereur — et quels droits ! — et l'état de pays insurgé ? D'un côté comme de l'autre, la situation est sans issue. Car, ou l'Espagne doit être traitée par la France en pays conquis — et il n'y a pas de place pour un roi d'Espagne — ou l'Espagne doit être remise à Joseph, ce que Joseph demande — et il n'y peut rester qu'étayé par 300.000 baïonnettes impériales. Si, par impossible, l'Empereur admettait cette hypothèse, que deviendraient les soldats dont Joseph n'est point encore arrivé à un tel degré d'infatuation qu'il croie pouvoir se passer ? On ne sait : vraisemblablement des auxiliaires, mis uniquement à ses ordres, mais payés, équipés, nourris par la France — à moins encore que Joseph ne conçoive l'étonnant projet de les transformer eux aussi en soldats espagnols en changeant la couleur de leur cocarde. — Ce serait la cocarde de plus que la France paierait.

À coup sûr, ces assertions paraissent étranges : voici pourtant ce qu'écrit Joseph : Il est une vérité constante, c'est que je ne puis faire le bien sans votre confiance absolue et exclusive pour les affaires d'Espagne. C'est vous qui m'avez donné cette couronne ; si vous trouvez un homme plus digne que moi de votre confiance, que cet homme soit roi ; quant à moi, je ne serai jamais que ce que ma conscience me dira que je dois être, votre frère et votre meilleur ami, votre plus sûr allié, bon et très bon Français sur le trône espagnol, parce que je suis convaincu que ce qui peut arriver de mieux, pour l'Espagne et pour la France, c'est leur étroite union, leur intime alliance, mais non l'asservissement de l'une à l'autre. L'Espagne asservie sera ennemie à la première occasion. L'Espagne amie et sœur le sera toujours comme son roi sera toujours votre frère. C'est l'Espagne que je veux acquérir à la France et la France à l'Espagne ; mais, pour cela, il faut bien persuader à la plus faible que la plus forte ne veut pas en faire son esclave. Cette opinion est la seule ennemie que nous avons à combattre ; les armes des Espagnols tomberaient de leurs mains, tous seraient à mes pieds s'ils savaient ce qui est dans mon cœur ; tous seraient les meilleurs amis des Français s'ils savaient que, quoique prince français, je veux ce que je dois, et que je dois les gouverner en nation libre et indépendante ; s'ils voyaient que les promesses contenues dans la constitution de Bayonne se réalisent ; que l'on ne veut pas autre chose ; que je pense ce que je dis tous les jours et que, tous les jours, je me console des malheurs qui accablent ce pays par l'espoir de le voir plus heureux dans quelque temps ; et je sais bien que le plus grand bonheur d'un grand peuple est l'indépendance comme le plus grand bonheur d'un homme est une bonne conscience. Je suis aujourd'hui sur le second versant de ma vie et je ne changerai pas de principes à mon âge. Si vous ne pensez pas ainsi, ma couronne mal affermie est à votre disposition : Dieu m'a enlevé celle de Naples ; vous pouvez reprendre celle d'Espagne.

Où va-t-il avec cela ? S'aveugle-t-il sur sa popularité au point que ce soit pour réclamer le départ des Impériaux et croit-il vraiment s'établir en Espagne avec les seules troupes qui portent sa cocarde — savoir : sa garde (deux régiments d'infanterie et deux de cavalerie, presque uniquement français), quatre régiments d'infanterie où les soldats sont peut-être espagnols mais les cadres assurément français, deux régiments étrangers (Royal-irlandais et Royal-étranger) et quelques bataillons suisses ? Non, car il refuse obstinément à Louis de lui renvoyer ses 2 500 Bol-landais ; car il s'oppose, en toute occasion, à ce qu'on fasse, des armées employées en Espagne, un détachement si médiocre soit-il, au point que, pour la guerre d'Autriche, il oblige l'Empereur à lui troquer en quelque sorte homme pour homme. Seulement, ces hommes, il les baptise Espagnols : à force d'instances, il obtient, par exemple, de prélever vingt hommes par régiment français pour compléter sa garde, et ses régiments étrangers sont formés avec les déserteurs des régiments de la Confédération. Cela constitue le noyau de l'armée espagnole. En renvoyant en France tous les maréchaux, en ne conservant que des généraux attachés à sa fortune qui commanderont sous ses ordres, il constituera une armée dont il ne supportera aucune des charges, qui ne sera pas encore espagnole, mais qui ne sera plus française, car il en nommera et destituera les chefs à son gré et, dans ces conditions, son gouvernement pouvant s'exercer hors de toute ingérence étrangère, les Espagnols ne manqueront pas de l'acclamer.

Telle est, semble-t-il, la suprême conception politique de Joseph. Quant à la pensée de l'Empereur, il est presque impossible de la trouver exprimée. Napoléon n'indique point une solution : il se contente de donner des conseils de vigueur et d'énergie, de blâmer une affiche de bonté et de clémence qui n'aboutit à rien ; mais où Joseph appliquera-t-il ces avis, puisqu'il ne gouverne nulle part ? Au reste, l'Empereur ne s'étend pas, laisse volontiers les choses dans le vague, et n'ayant pu faire prévaloir la seule solution qu'il estimât raisonnable, n'ayant pu terminer la campagne comme il l'eût souhaité, il se réserve, à son retour en Espagne, de juger lui-même la situation et d'imposer alors ses volontés. En attendant, les polémiques lui semblent inutiles, et, en avril 1809, il y met fin en envoyant Rœderer porter ses ordres à Joseph. Ces lettres-là, lui dit-il, me fatiguent, me dérangent. Enfin, croiriez-vous que, quand je reçois une lettre de lui, j'ai de la répugnance à l'ouvrir de crainte d'y trouver des sottises contre moi ? Il faut que vous lui persuadiez bien de ne pas écrire. Ce n'est pas là la correspondance qui doit s'établir entre lui et moi. Elle doit titre grave comme nos rapports et les circonstances. Faites-lui bien sentir qu'il ne peut pas,=avoir dans quelle disposition d'esprit sa lettre me trouvera en arrivant. Il v a des moments d'indulgence. mais il y en a aussi où le sang bouillonne. Le roi oublie le lendemain ce qu'il écrit la veille lins la colère ; il n'en est pas de même pour moi : ce qu'il m'écrit me reste et me revient.

Donc, à partir d'avril, plus de lettre qui soit adressée par l'Empereur à Joseph, sauf les billets de compliment. Les ordres passent par le ministre de la Guerre, perdent dès lors, grâce à l'intermédiaire, une part essentielle de leur âpreté et de leur vigueur. Il n'est plus moyen pour Joseph de récriminer sur son trône et d'exposer les façons dont il gouvernerait s'il était libre ; et, de même, sur ce chef, l'Empereur s'interdit l'inutilité de ses critiques et les violences de ses reproches. On reste donc ici dans l'attente, comme Napoléon même : l'affaire est réservée ; mais il n'est point difficile d'imaginer quelle en sera la solution : ce sera, si l'Empereur a l'énergie de rompre en visière à son frère, l'annexion déguisée ou franche de l'Espagne, l'abdication volontaire ou forcée de Joseph.

Et pourtant, qui le penserait à voir ce qu'il lui cède. On croirait — et c'est vrai sans doute — qu'il a peur de lui. Joseph est capable, dans un accès, de tuer un homme, a-t-il dit, et ses colères l'effraient ; puis, malgré ce qu'il est devenu, malgré sa fortune et son orgueil, il n'a pu rompre avec le préjugé d'éducation au point de ne pas avoir pour rainé des complaisances particulières, une déférence, une sorte de respect. Autrement, pourquoi, le connaissant, finirait-il par lui abandonner le commandement général ? Pourquoi, sur sa demande, rappellerait-il l'un après l'autre les maréchaux auxquels il se fie davantage ? Pourquoi donnerait-il ses corps d'armée à des parents ou des alliés des Clary qui lui sont suspects ? Pourquoi autoriserait-il tant d'officiers à passer au service d'Espagne ? Pourquoi laisserait-il écrémer ses régiments pour la garde prétendue espagnole ? Et la mainlevée sur l'emprunt contracté en Hollande et qu'il garantit ? Et les 1.500.000 francs accordés par an à Julie ? Et l'argent filant incessamment en Espagne pour aligner la solde ? Et, en hommes, cette effroyable dépense pour laquelle il épuise la France, l'Italie, Naples, la Hollande, la Pologne, l'Allemagne entière. Selon un calcul qu'on tient pour exact, il périssait cent hommes par jour du fait des guérillas, en embuscades, surprises et assassinats : 36.000 par an, à quoi il faut ajouter.les batailles rangées ; or, les statisticiens ont établi que, dans une guerre, la perte par le feu est à peine un tiers de la perle par maladie ; c'est donc plus de cent mille hommes que l'Espagne dévorait par année. En échange, pas même un grand merci. De fait, tout comme Louis, Joseph a la prétention de nationaliser son gouvernement. Louis, à la rigueur, le peut, la nation hollandaise l'acceptant, à défaut d'autre, comme unique garant de son indépendance ; il le peut, pourvu qu'il engage constamment la lutte avec son frère en tête de sa nation. Mais, derrière Joseph, point de nation. Tous les Espagnols le rejettent, hormis les gens qu'il paye : encore, à sa cour, les plus en vue, tels le duc d'Esclignac et le duc de Grillon, ne sont espagnols que par un titre ou une grandesse. Le peuple, virtuellement insurgé, même lorsqu'il ne prend pas les armes, tient Joseph pour un personnage grotesque, réservant l'odieux à Napoléon et à Murat, mais n'imaginerait jamais d'étayer son indépendance sur le frère de l'Empereur. Que telles soient les intentions du roi, mil n'y prend garde et nul n'en a souci. Il y a une question préjudicielle : on ne veut pas d'un roi français ; on veut un roi espagnol, du moins l'étiquette d'un tel roi, et, sous cette étiquette, un fédéralisme où les habitudes provinciales se trouvent conservées et satisfaites. Dès Baronne, Joseph a eu beau écarter tous les Français qu'il avait appelés près de lui à Naples et réserver uniquement aux Espagnols les dignités et les emplois. A la cour de Chutes IV, devenue sa cour, il y avait, pour les courtisans, un seul personnage de trop et c'était lui. L'évacuation de Madrid, la défection de tous ceux presque qu'il avait cru engager, ne lui a rien appris. Il continue avec la même ardeur à suivre sa chimère : son ministère est espagnol, sa cour est espagnole, ses quarante pages sont espagnols, ses maîtresses sont espagnoles. Pour se montrer plus Espagnol que les ci-devant rois d'Espagne, il rétablit les combats de taureaux supprimés par Charles IV, il mange de la cuisine espagnole, qui lui fait mal ; tous les matins, à six heures, il assiste à la messe et c'est lui déplaire que s'en dispenser. Les Français font-ils des prisonniers aux insurgés ? il les réclame avec hauteur et en forme des régiments. Le meilleur de l'argent que son frère lui envoie, y passe, et, sitôt les hommes habillés, armés, exercés, ils désertent. C'est d'une précieuse ressource pour la Junte. Et pourtant, à ses propres yeux, Joseph fait figure de roi d'Espagne : il se plait aux respects qu'il reçoit, au luxe étonnant qui l'entoure, aux huit millions de diamants qu'il porte sur lui, aux palais, les plus somptueux qui soient en Europe, surtout à ce titre de Majesté Catholique qui prend pour lui un tel prestige que, dit-il : Depuis mon avènement au trône d'Espagne ma position a totalement changé. Pour en être réellement roi, il ne manque que l'Espagne. Peut-il l'acquérir en restant dévoué à son frère et à son pays d'origine ? Non certes. Le peut-il en se retournant contre la France et en se jetant dans les bras des Anglais ? Pas davantage, puisque la place est prise. Peut-il quitter son trône et revenir en France ? Non, car ni l'Empereur ne le veut, ni lui-même : Il a maintenant l'habitude du pouvoir, il en a aussi l'amour. La situation est donc sans issue. Dès qu'on maintient le système, il est impossible que Joseph ne soit pas mécontent ; impossible que l'Empereur ne le soit pas ; impossible que l'Empire ne se trouve pas affaibli de cent mille hommes et de cent millions par an ; impossible que l'Europe napoléonienne n'immobilise pas en Espagne deux cent mille combattants pour le moins.

 

Avec Murat, au moment critique, Napoléon a trouvé des satisfactions qui ont dû lui être sensibles, mais, au début, les difficultés n'ont point manqué.

D'abord, celles qui venaient de Joseph : Murat, obligé par sa santé, de se rendre à Barèges, avait dû remettre ses intérêts au marquis de Gallo, lequel, entre le maître d'hier et celui de demain, avait vraisemblablement choisi celui qui lui paraissait le mieux en cour. Avec un peu de zèle, il eût pu presser la signature du traité, susciter au moins quelque empêchement aux actes souverains que Joseph ne cessait d'expédier à Naples. Il n'en fit rien. On disposa de Murat comme s'il eût été en minorité. Il ne fut pas plus consulté sur la rédaction du traité du 15 juillet que sur la proclamation qu'il devait adresser à ses nouveaux sujets qu'il regardait déjà comme ses enfants. Il reçut ces deux documents tout faits, avec le décret qui lui imposait un nom nouveau et énumérait les titres qu'il devait prendre : Joachim-Napoléon, par la grâce de Dieu et par la constitution de l'État, Roi des Deux-Siciles, grand amiral de l'Empire. C'était là — le nom de Napoléon — à la fois la marque d'origine des nouvelles dynasties, le trait d'union du système, la preuve de vassalité. Joachim, grand-duc, n'avait point été grandi jusqu'à le recevoir : roi, il était, par ce seul baptême, admis dans la famille politique et, dans une mesure, adjoint à la dynastie : La couronne que Votre Majesté vient de nous donner, écrivit-il à l'Empereur, est sans doute un très grand bienfait ; mais elle me permettra de placer avant, celui qu'elle vient de m'accorder en me permettant de porter son nom. J'apprécie tout le prix de cette grâce insigne. Je connais à quoi la gloire de ce titre illustre m'engage. Votre Majesté n'aura jamais à se repentir de m'avoir allié à sa famille.

Libre à présent d'agir, il put presser l'envoi des pièces officielles constatant son avènement. Le 1er août, le statut impérial parvint à Naples, ainsi que les premiers décrets et la proclamation au peuple. Il y eut adresse, députation du Conseil d'État, illumination et Te Deum : puis, de la capitale, aux provinces. C'était chose faite et sur laquelle il semblait impossible qu'on revint. Il n'y avait donc plus lieu de se presser, et tandis que Caroline, plus avisée, annonçait son départ imminent, Murat, désireux d'abord de rétablir sa santé, allait de Barèges à Cauterets pour une nouvelle cure, s'arrêtait quelques jours chez Lannes au château de Mouillas près de Lectoure, et ne rentrait à Paris que le 4 août. C'était d'ailleurs conforme aux instructions de l'Empereur qui, d'Agen, le 30 juillet, lui avait écrit : La chaleur est si forte que je crains que si vous vous mettez en roule trop promptement, vous ne puissiez la supporter ; soignez d'abord votre santé, c'est le principal.

Mais, aussitôt Napoléon rentré à Paris, changement à vue. A peine s'il laisse à son beau-frère le temps matériel de faire ses préparatifs, d'expédier sur Naples ses enfants et les trente personnes qui les accompagnent, de délier ses sujets de Berg du serment de fidélité, de caser ceux de ses aides de camp qu'il ne veut point emmener, de se procurer une carte de son royaume, de commander ses costumes royaux, il ordonne qu'il aille à Naples sans délai : Je verrai avec plaisir, lui écrit-il le 18 août, que vous partiez le plus tôt possible. C'est qu'il a en mains la lettre de Joseph du 9, et qu'il juge que seule l'arrivée du nouveau roi peut mettre fin aux récriminations de son frère. A peine s'il admet que, le 21, Leurs Majestés Siciliennes paraissent dans leur nouvelle dignité au bal de l'Hôtel de Ville. Le lendemain, Murat est en route, et, le 7 septembre, Caroline part à son tour.

Selon l'ordre qu'il en a reçu. Murat passe à Milan où, bon gré mal gré, il se rencontre avec Eugène, puis à Rome où il est reçu par le général Miollis et toute la garnison sous les armes. Quant au Pape, il ne le verra qu'après qu'il aura été reconnu par lui. Le 6 septembre, accompagné du seul La Vauguyon, son aide de camp, il fait son entrée dans sa capitale, à cheval, dans son costume habituel de bataille, sans aucun des insignes de la royauté ; à un arc de triomphe dressé à la Piazza di Foria, il reçoit l'hommage de ses sujets, et il vient ensuite à l'église de Spirito Santo, assister, en attitude militaire, au Te Deum que chante le cardinal Firrao ; puis, c'est la splendeur des réceptions, la joie exubérante des peuples, l'enthousiasme habituel : il trouve tout cela fort convenable, mais ce qui l'est moins, c'est le royaume. Plus de garde royale, elle a suivi Joseph ; point d'armée, les régiments sont en Espagne ; le trésor de la Couronne est vide ; le trésor de l'État sonne le creux ; les hommes de Joseph qui tenaient tout le gouvernement et remplissaient le ministère, sont déjà partis pour le joindre. ou n'attendent pour s'en aller que d'avoir leur quitus. Joseph a fait le vide dans le civil et dans le militaire et appelé tout à lui.

Si Murat peut trouver dans l'armée française des officiers qui s'attachent à sa fortune, il n'a jusqu'ici, dans le civil, que quelques anciens camarades qui n'ont point eu assez de vol pour aborder l'Empereur ou ses frères, et qui, faute de mieux, se sont attachés à lui. Il les a employés à gérer ses affaires particulières, puis, à Düsseldorf, les a quelque peu frottés aux emplois publics ; mais l'apprentissage a été médiocre, le gouvernement du grand-duché consistant à lui faire rendre le plus qu'on pouvait et l'administration à vendre au mieux les domaines. D'ailleurs, ces hommes, il n'a pu même les amener : ils sont, l'un à Düsseldorf, un autre à Paris, le troisième à la Motte, occupés à défendre de leur mieux les intérêts de leur patron. Lui, qui ne s'entend pas du tout aux matières de finances et d'administration, se trouve dune seul et fort empêché en présence des agents de Joseph qui lui présentent des comptes auxquels il ne comprend rien et qui, avec le beau dédain des bureaucrates, prennent plaisir à lui démontrer que, leurs écritures étant parfaitement en règle, s'il n'y a rien dans le trésor, c'est qu'il ne doit rien s'y trouver. Les jolies ironies devant l'impropriété des termes dont Murat se sert, et comme, avec des mots de métier et des aphorismes de comptables, ils prennent revanche sur le soldat qu'il est ! Il a raison cent fois, et on lui prouve qu'il a cent fois tort ; il demande à voir clair et, avec les opérations de trésorerie, on joue devant lui une partie de bonneteau où il se trompe à chaque coup ; s'il veut se fâcher, on lui jette à la tête des décrets de son prédécesseur ; bref, résolument, quoique avec des respects prodigués, on se moque de lui. Mais on le prend pour plus sot qu'il n'est ; son bon sens de soldat, joint à la finesse gasconne, lui fait voir clair, et sans qu'il soit capable d'éplucher le détail, le mène à l'ensemble. Tout ce qu'on lui raconte est fort savant, mais la conclusion qu'il tire, c'est d'abord qu'on a dévalisé le royaume avant de le lui laisser ; c'est ensuite que tout n'est que mensonge dans le système qu'on a introduit et qu'on vante si fort. Je ne suis pas grand financier, dit-il à la fin, tout ce que je sais, c'est qu'il faut de l'ordre. Il est vrai que je n'ai pas l'esprit du roi, mais je ne sais comment il faisait. Il ordonnait des ponts, des chemins, et on prenait de l'argent sur tous les autres services ; il y avait toujours quelque chose qui souffrait. Pour moi, je ne sais qu'une chose, c'est que je n'ordonnerai jamais une dépense que le fonds ne soit fait derrière.

En attendant, il faut vivre : Joseph entend toucher jusqu'au dernier sol de sa liste civile et, de Madrid, exige l'entière mensualité de juillet : dater du 1er août, l'Empereur a sévèrement coupé tous les traitements français, de grand amiral, de maréchal, de sénateur, de commandant en chef, de grand aigle, tous ceux qu'avait Murat, sous quelque prétexte que ce fût. Rien à attendre du grand-duché de Berg où Beugnot réclamerait plutôt de l'argent : rien des propriétés de France reprises par l'Empereur ; et il faut s'installer et s'établir, et Caroline va arriver (27 septembre) et, parce qu'à présent elle est reine, se contentera-t-elle, plus que par le passé, d'un provisoire médiocre et d'un à peu près de misère ?

Une question non moins grave, celle du personnel. En attendant qu'Agar vienne pour les finances et Armé pour la maison, le roi n'a avec lui que son aide de camp La Vauguyon, et c'est peu. Il s'efforce de retenir les officiers généraux qui, tels que Campredon, Cavaignac et Manhès n'ont point encore rejoint Joseph ; il refuse leur congé aux officiers supérieurs qui sont investis d'un commandement territorial ou servent dans des régiments, mais cela ne lui fait point des ministres. De tous les hommes politiques qui ont accompagné Joseph à Naples, un seul est resté. Saliceti, retenu par le mariage qu'il a fait faire à sa fille avec le duc de Lavello, et par les intérêts qu'il s'est créés ; en lutte à l'hostilité de Rœderer, de Miot, et de quelques autres, constamment menacé par eux, soupçonné par Joseph lui-mente, presque chaque jour à la veille d'une disgrâce dont l'Empereur, qui pourtant ne l'aimait point, a dû le protéger, il a peu à se louer de l'ancien régime et pourrait être, à ces moments, pour le nouveau, un conseiller précieux ; mais Murat ignore où Saliceli en est avec Joseph, il n'a sur lui nulle prise, n'ayant eu nulle liaison, et il est payé pour se méfier de tous et de chacun — en particulier de l'ancien protecteur de ses beaux-frères. Il se trouve donc entraîné à écouter les Napolitains qui siègent dans son conseil et dont plusieurs viennent de donner un bel exemple de désintéressement en renonçant, vu la pénurie du trésor, à loucher leurs traitements. D'ailleurs. ne doit-il pas être porté à enchérir sur les libéralités que Joseph a expédiées de Bayonne, sous forme de constitution et de décorations, et à se populariser dans la nation par des bienfaits réels dont on a soin de lui prouver les avantages et de lui cacher les inconvénients ? On ne manque pas de lui affirmer que sa présence a suffi pour tort pacifier et lue les mesures de répression, si elles Ont eu leur raison d'être sous un roi tel que Joseph. sont parfaitement inutiles sous un roi tel que Joachim. Il se doit de le croire. D'ailleurs il ne serait point l'homme qu'il est s'il n'avait formé le ferme propos de reconstituer l'armée emmenée en Espagne et de créer une force militaire qui digne d'être à ses ordres ; et des actes de clémence, outre qu'ils flattent sa vanité, qu'ils contrecarrent son prédécesseur et le fout oublier, lui semblent le bon moyen pour assurer le recrutement de ses troupes. Donc, suppression des commissions militaires, amnistie à tous les déserteurs, grâces collectives à des centaines de condamnés à mort, restitution des biens aux parents d'émigrés, rappel en masse des émigrés, levée de l'état de siège en Calabre, remise de toutes les condamnations pour délits correctionnels, le vol excepté, liberté rendue aux pêcheurs de se livrer à la pèche ; parallèlement, amélioration de la nourriture des soldats, paiement des pensions militaires arriérées, alignement de la solde, création de nouveaux régiments de la Garde Vélites à cheval et Chasseurs vélites, granules revues, parades journalières et, pour affirmer, en la personne du roi, le chef d'armée, attaque et prise de Capri.

Ce fut une des plus jolies actions de guerre de la période impériale — rare par le petit nombre d'hommes employés, par les difficultés qu'on eût dites insurmontables de l'attaque, par l'ingéniosité de l'agression, par la résistance des combattants, par le triomphe obtenu. Les Napolitains n'y furent à peu près pour rien et Murat n'y parut point en personne ; mais il commandait en chef, il avait arrêté les plans, il prit des mesures pour assurer la conquête. A tort ou à raison, la meilleure part de la gloire acquise par Lamarque lui revint et sa jeune royauté bénéficia presque légitimement du prestige d'une victoire.

Joachim-Napoléon en prétendit rendre grâces à saint Janvier ; voulant donner une preuve de sa protection spéciale au protecteur de sa capitale, il attribua une rente annuelle de 2.600 ducats au chapitre de la Chapelle du Trésor ; il décora les chanoines d'une médaille d'or à l'effigie du saint, Pater et custos patriæ, et lui-même, en grand cortège — douze carrosses à six chevaux noirs et bais précédant et suivant son carrosse royal à huit chevaux blancs il s'y rendit ; de ses propres mains, il déposa sur l'autel un soleil d'or enrichi de pierres précieuses, il subit tous les offices et, avant le Te Deum de Païsiello, il distribua des commanderies de l'ordre des Deux-Siciles aux archevêques dont il venait de recevoir le serment.

Par tout cela, l'Empereur avait le droit de se trouver blessé, comme chef suprême de l'armée, comme régulateur du Grand empire, comme frère de Joseph. C'est d'abord la prise de Capri : Murat n'a-t-il pas jugé à propos d'en faire part à l'Empereur par une note de son ministre des Relations extérieures Cela est ridicule, lui écrit Napoléon ; Capri ayant été prise par mes troupes, je dois apprendre cet événement par mon ministre de la Guerre à qui vous devez en rendre compte. Il faut avoir soin de ne rien faire qui puisse sous ce point de vue blesser moi ou l'armée française. Mais ce n'est rien près de la colère que lui inspirent les actes de gouvernement pris par Murat : J'ai vu, lui écrit-il, des décrets de votre part qui n'ont pas de sens. Vous ne cherchez qu'à réagir. Pourquoi rappeler des exilés et rendre les biens à des hommes qui ont les armes à la main et conspirent contre moi ? Je vous déclare qu'il faut prendre des mesures pour rapporter ce décret parce que je ne puis souffrir que ceux qui ourdissent des complots contre mes troupes soient accueillis et protégés dans vos Etats. La mesure pour les pêcheurs n'est pas plus prudente : c'est un moyen que les Anglais sachent plus tôt ce qui se passe. Vous sacrifiez à une fausse popularité. Le moyen de la perdre est de mal marcher. Il est ridicule de lever le séquestre de dessus les biens pour que cela aille alimenter ceux qui sont en Sicile. Il faut en vérité que vous ayez perdu la tête... Tout y passe : J'ai appris que vous avez fait des singeries pour saint Janvier. Faire trop de ces choses-lit n'en impose à personne et fait du mal... Enfin, le voici touché au vif en son sentiment fraternel et son orgueil de Bonaparte, et par ce beau-frère annexé : Je dois vous observer que je suis extrêmement blessé des déclamations perpétuelles dont vos édits sont pleins contre le roi votre prédécesseur, qui a eu toutes les épines tandis que vous recueillez les fruits et auquel vous devez une reconnaissance éternelle. Je suis facile de voir que vous sachiez si peu ce que vous me devez et que vous manquiez ainsi aux convenances.

Reconnaissance éternelle, c'est beaucoup ! Murat a des griefs de toute sorte, mais s'il a le droit d'are peu satisfait, il a le tort de le montrer. Après huit ans qu'il vit avec ses beaux-frères, n'a-t-il donc pas démêlé que, si Napoléon se permet de dire leurs vérités a ceux de sou sang, il ne tolère guère qu'on lui en fasse des rapports, moins encore qu'on rende les plaintes publiques ? Or, Murat y apporte, avec une maladresse hargneuse, une rancune enfantine. Exemple : l'Empereur a ordonné que le séquestre soit mis à Naples sur les biens des Grands d'Espagne qui, après avoir juré fidélité à Joseph, l'ont abandonné. Murat prend bien le décret, mais sur ce considérant : Ouï le rapport de notre ministre des Affaires étrangères sur les outrages faits à notre pavillon par les insurgés en Catalogne, et sur les violences qu'ils ont exercées sur nos sujets et leur propriétés... Pas un mot de Joseph : le roi Joseph n'existe pas pour le roi Joachim.

C'est d'ailleurs bientôt l'occasion d'une nouvelle querelle : l'Empereur veut indemniser sur ces biens ses sujets français et italiens qui ont été pillés en Espagne ; Murat prétend que s'il y a confiscation, elle soit à son profit et trouve étrange que Napoléon, sous prétexte qu'il perd assez a ces affaires d'Espagne, fasse faire, clans le royaume de Naples, inventaire des possessions des sujets espagnols et interdise de lever le séquestre sans sa permission. La mesure, en effet, est étrange et jamais, si nettement, Napoléon n'a fait sentir leur dépendance aux rois de sa façon ; mais ce n'est point à propos des Espagnols seulement qu'il intervient à Naples et le Grand empereur y exerce constamment sa domination. Il exige que le code Napoléon y soit introduit sans la moindre modification et, comme le roi et ses ministres font quelque objection au divorce : Il en est le fondement, répond-il, vous ne devez y toucher d'aucune manière : c'est la loi de l'État. Je préférerais que Naples fût à l'ancien roi de Sicile plutôt que de laisser châtrer ainsi le code Napoléon. Il se refuse à toute réduction de la dette napolitaine, alors qu'il prêche à Louis la réduction de la dette hollandaise. Il menace, au cas qu'on lève le séquestre sur les biens des émigrés, de les confisquer à son profit. Il réclame le paiement immédiat des sommes dues pour l'entretien des troupes françaises, même celles remontant aux premiers jours du règne de Joseph. Il veut la mise en activité immédiate de la Constitution et il ordonne à Champagny d'avertir la cour de Naples qu'il n'a donné le royaume qu'à ces conditions et qu'il entend qu'elles soient exécutées. En même temps, il interdit aux Français de passer sans un ordre exprès au service de Murat, et il établit, à Naples même, une surveillance étroite, de façon que, si le fait se produit, son ambassadeur a chaque fois à s'y opposer par une note officielle. De sa main, énumérant et résumant les griefs, il dresse, contre le nouveau gouvernement, un acte d'accusation qui semble le préliminaire d'un acte d'exécution.

Les fautes que Murat a commises valent-elles donc tant de colères et y a-t-il lieu déjà de le découronner parce qu'il s'est trompé en son nouveau métier de roi ? L'Empereur qui, pour ses frères, a de si longues patiences, semble en vérité en avoir une bien courte pour le beau-frère et, s'il n'y avait quelque autre motif, l'on se demanderait si Napoléon ne se repent pas déjà d'avoir distrait un trône pour le lui donner. Mais de fait, la querelle sur Naples n'est qu'un prétexte. Napoléon ne peut douter à présent que, au moment où il est parti pour la campagne d'Espagne, les Murat n'eussent lié partie avec certains dignitaires de la Cour pour le cas où mal lui arriverait. Ce n'était, sans doute, que le renouvellement des pourparlers échangés au début, pour ainsi dire, de chaque campagne, mais ici on avait précisé. Fouché qui avait toujours été dans une liaison très intime avec Murat et qui se faisait fort de le gouverner ; Talleyrand qui le tenait pour plus facile encore à renverser qu'à élever et était parfaitement sûr, dans tous les cas, que sa présence ne le gênerait pas longtemps ; Regnaud, par qui plusieurs des ci-devant Constituants, devenus sénateurs, faisaient passer leurs opinions ; d'autres encore, plus nombreux qu'on ne les imagine et avant en France et hors de France des ramifications très étranges, s'étaient imaginé que, l'Empereur venant à manquer, Murat conviendrait mieux que tout autre à Paris, à l'armée, au peuple et au sénat. On n'hésita pas à lui faire savoir qu'il devait se tenir prêt à venir, au premier signal, chercher en France les hautes destinées qui l'attendaient. La lettre ou le messager furent interceptés en Italie par Eugène, bien averti par M. Lavallette de se tenir sur ses gardes, et le prince ne perdit pas un instant pour faire passer en Espagne le résultat de sa découverte.

On sait ce qui suivit et quelles conséquences eut, pour Talleyrand, cette intrigue se greffant sur tant d'autres ; mais on peut s'étonner que de pareilles disgrâces n'aient point frappé Caroline qui était, avec le prince de Bénévent, en une habitude de correspondance où les choses sérieuses trouvaient fort bien leur place au milieu des coquetteries. Si les propositions décisives n'avaient point passé par elle, elle n'en ignorait rien. On lui savait d'ailleurs une ambition si démesurée qu'on ne doutait, pas de lui faire tout accepter.

Soit qu'il ne voulût pas livrer son secret, soit qu'il aimât trop sa sœur pour la mettre en jeu, qu'il admirât nome ses ressources et jouît de la voir si bien formée, ce fut sur Murat que l'Empereur lança ses foudres ; mais ce ne fut que beaucoup de bruit. La guerre avec l'Autriche lui donnait trop de besogne pour qu'il arrêtât sa pensée à des mesures violentes : il avait besoin de Murat et, sans qu'il fût dupe, il prit pour argent comptant les déclarations qu'on lui fit. Le roi s'était adressé à l'ambassadeur de France pour se justifier des soupçons qui pouvaient s'élever contre lui dans le cœur de Sa Majesté Impériale. Il avait parlé du chagrin qu'il éprouvait de ne pouvoir être à même de se sacrifier pour Sa Majesté l'Empereur à la tête de ses armées, du désir qu'il avait de conquérir la Sicile, de son dévouement absolu, de sa soumission entière. Son cœur semblait un peu ulcéré, mais on entrevoyait que la moindre lettre paternelle de Sa Majesté Impériale calmerait sur-le-champ son chagrin. Murat avait été jusqu'à laisser entrevoir que, s'il plaisait à l'Empereur de réunir le royaume de Naples à la France, il serait toujours prêt à remplir les grandes vues et à exécuter les desseins de Sa Majesté. Cette déférence lui fut comptée. Brusquement, sans qu'il y eût réconciliation apparente, sans que, à Naples, les conditions posées eussent été remplies, le ton change (8 mars). L'Empereur annonce à son beau-frère la guerre inévitable avec l'Autriche. Murat devra disposer une division pour relever, à Rome, les troupes de Miollis qui fileront par la Haute Italie. Rien de plus : on est rentré dans le métier, le ton est militaire, on ne querelle plus. Bientôt, c'est une mission de la plus haute importance que Napoléon confie éventuellement à son beau-frère. Il veut finir les affaires de Rome et détruire ce foyer d'insurrection. Au reçu de la dépêche (5 avril) le roi doit diriger des colonnes sur la frontière, pour ensuite les porter, avec la rapidité de l'éclair, sur Rome. Saliceti y sera envoyé pour conseiller le général Miollis chargé d'organiser le nouveau gouvernement. Le Pape restera évêque et ne se mêlera plus des affaires temporelles. L'assurance n'est point pour déplaire à Murat qui souhaite quelque agrandissement territorial et qui n'a pas plus que Joseph été reconnu par le Saint-Siège on ne lui a pas demandé la Haquenée, mais on le tient toujours pour vassal.

Désormais, l'accord est si bien établi que, pour correspondre plus sûrement, Napoléon envoie à Murat un chiffre spécial. Aussitôt après les premières victoires et l'entrée à Vienne, il lui écrit et lui en fait part ; il le rassure sur une descente anglaise, il lui donne des détails sur cette cavalerie qui a tant sujet de regretter son ancien chef, mais il ne saurait l'appeler près de lui : les projets sur Rome vont entrer dans la période d'exécution et c'est Murat qui en est chargé : Tenez vos troupes prêtes, lui dit l'Empereur, dans peu de jours j'enverrai mes ordres définitifs. (12 mai). Le 17, en effet, voici l'injonction de prendre possession, au nom de la France, des États du Pape. Le roi se rendra de sa personne à Rome où il aura le commandement général et il fera filer sur la Haute Italie tous les régiments français, qu'il remplacera dans les garnisons par des Napolitains.

Murat n'a pu encore exécuter intégralement les ordres de l'Empereur, renouvelés et affirmés par une lettre du 28, lorsque l'expédition anglaise, qu'il redoute depuis l'ouverture des hostilités et dont Napoléon n'a cessé de nier la possibilité, apparaît sur les côtes de Calabre. Ce sont soixante vaisseaux de guerre et deux cents six bâtiments de transport qui menacent le royaume, démuni de ses meilleures troupes qui sont en Espagne, d'une division partie pour Rome, réduit à ses seules forces de terre, et ayant, pour toute 'narine, une frégate, une corvette et une vingtaine de canonnières. Mais, si médiocres que soient chez Murat le caractère et le génie, il est un soldat et, par là seul, il se montre étrangement supérieur à ses beaux-frères, dont la conduite s'étage à proportion de l'éducation militaire qu'ils ont reçue : Jérôme faisant bonne figure dans la nuit historique de Cassel ; Louis se retrouvant actif et raisonnable en sa marche sur Anvers ; Joseph perdant la tête et conduisant sa retraite de Madrid à la façon d'un maitre de poste. Murat, avec une tenue qui impose à son peuple si sensible aux manifestations extérieures, répand le courage, comme d'autres la peur. Les attaques que les Anglais dirigent contre Naples tombent, comme à souhait, à des jours de Pète, et, tandis que la reine avec ses enfants monte en voiture, sous les boulets, la rue de Chiaja, chacun s'empresse à l'imiter. La route est comble de foule et couverte d'équipages et le spectacle, en vérité, mérite d'être vu. C'est l'unique frégate napolitaine, la Cérès, affrontant les soixante vaisseaux de guerre anglais et, sous leur feu, entrant au port. Alors, un délire d'enthousiasme qui saisit tous les cœurs, les élève à l'héroïsme : bourgeois et nobles, peuple et soldats rivalisent en imprécations contre le roi bourbon ; les gardes civiques se réunissent. Les Anglo-Siciliens qui, au premier coup, ont enlevé Ischia et Procida, sont contraints de les évacuer ; ils ont débarqué en Calabre des troupes qui doivent occuper Scilla et Melia. Partouneaux qui, sur les ordres formels de Murat, a fait sauter le fort de Scilla et s'est replié vers Naples, revient sur eux après de nouveaux ordres ; à son approche, ils abandonnent artillerie, armes, approvisionnements et regagnent précipitamment la Sicile. Restent les bandits qu'ils ont débarqués et qui se sont répandus, non seulement dans les Calabres, mais dans la Basilicate, la province de Salerne, les Abruzzes et la Pouille. Il faut alors rapporter les mesures de clémence, prises bien plutôt d'ailleurs contre Joseph ; mais ce n'est pas sans qu'il ait résulté, de la complaisance ancienne, des désastres véritables : des compagnies entières ont été massacrées, des villes occupées, des villages sans nombre pillés, et pour en avoir raison, il faut plus d'une année, des exemples impitoyables et, dans les Abruzzes, un gouvernement militaire confié à celte tête de fer qu'est le général Manhès.

L'expédition anglaise contre Naples n'a point eu de meilleurs succès que celle contre Anvers ou l'incursion de Brunswick ; mais, tandis que, pour Walcheren, il a fallu mobiliser les gardes nationales de l'Empire, donner, à la forme d'esprit national que l'Empereur redoute le plus, une impulsion qui eût pu se trouver fatale, qui du moins est singulièrement dangereuse ; tandis qu'en Westphalie, il a suffi de cette alerte pour que le nouveau royaume vacillai comme s'il s'écroulait et que, aux lézardes profondes, l'on pût juger l'instabilité de l'édifice à Naples, la popularité du roi y a reçu son baptême ; dans ce climat, sous ce ciel, le théâtral de son allure et de son costume a été un des éléments de son succès ; et ces navires pavoisés, ces troupes en parade de fête, ces salves de réjouissance, ces fleurs, ces oriflammes battant cet appareil de joie officielle, au milieu de qui la dernière attaque anglaise a mêlé la volupté suprême de la mort, ont laissé à ce peuple, l'inoubliable sensation de s'être senti brave un jour.

Pourtant, il ne plaît point à l'Empereur qui si fermement a nié qu'il pût y avoir une descente anglaise, de reconnaître qu'elle a été sérieuse et que Murat en a triomphé lui seul. Il veut que ce soit Wagram qui en ait empêché les effets et, sans en rien dire, sans faire à son beau-frère aucun compliment, il poursuit, comme si de rien n'était, l'énumération de ses ordres. Un moment, après Essling, Lannes et Saint-Hilaire morts, il eût souhaité près de lui l'ancien compagnon, l'entraineur des charges épiques, mais, bien vite, il y a renoncé, promettant seulement qu'il, une autre campagne, lorsque les choses seraient complètement assises. il l'appellerait à l'armée : il lui faut à Rome — et c'est en quoi l'expédition anglaise le gène parce qu'elle retient Murat à Naples — un homme à lui, qui remplisse ses instructions à la façon d'un gendarme, parle au Pape clair et sans souffrir aucune espèce de conteste, arrête les cabaleurs s'il s'en trouve, abolisse l'inquisition, au besoin fasse juger, par les commissions militaires, les moines qui se porteraient à des excès. Le Pape l'excommunie, lui et ses agents : plus de ménagements ! c'est un fou furieux qu'il faut renfermer ! Quel malheur seulement que Murat doive écrire au lieu d'agir ! Lui, en pareil cas. il ne discute ni ne raisonne et, tel en 1809 qu'en l'an XII, il arrêterait et, au besoin, fusillerait un pape tout comme il a fait un prince de la maison de France.

Sans doute, au roi de Naples, l'Empereur fait encore sentir la bride : ces duchés qu'il s'est réservés dans le royaume et dont Joseph a joui tant qu'il régné, il les érige et les distribue à Fouché. Macdonald, Oudinot et Gaudin ; le domaine, dont Joseph a touché les revenus, il le prend et le morcelle entre les donataires ; il a l'œil ouvert sur tout ce qui, de la part de Murat, indiquerait une tendance à adopter une politique extérieure et, par exemple, à se rapprocher de la Russie ; mais, de ce côté, ses soupçons ne vont pas loin. D'ailleurs, l'on dirait qu'il fait deux parts et qu'il envisage deux hommes : le soldat, qu'il manie à son gré, susceptible d'initiative et d'activité militaire, d'obéissance et de discipline politique ; et le roi, dont il se méfie quelque peu, qui cherche à s'émanciper, et dont il redoute les écarts ; mais il ne doute pas que chaque fois qu'il fera appel au soldat, il ne le retrouve sous le roi.

 

Il ne faut donc pas s'étonner si, sur Murat, à des moments, sa pensée s'arrête avec quelque complaisance, surtout lorsqu'il le compare à ses frères. J'ai adopté Murat, répète-t-il, je peux bien adopter Bernadotte. C'est qu'en effet, en cette année 1809, bien mieux que par ceux-là qui sont de sa famille naturelle, il a été servi par ceux qu'il a faits de sa famille politique. Ne vient-il pas d'en faire avec Eugène la plus décisive expérience ? Ce jeune homme, cet enfant, cet imberbe, qu'il n'a placé près du trône d'Italie que sur le refus de tous ses frères, s'est, en peu de temps, rendu si parfait comme administrateur qu'il a transformé le royaume qu'il est chargé de gouverner ; comme diplomate, il a, dans les querelles de son beau-père avec le Pape, montré tant de tact, en témoignant des égards, en adoucissant les duretés, qu'il a pu longtemps satisfaire les deux parties et empêcher les ruptures définitives ; vigoureux et décidé, il n'a point hésité aux mesures lorsqu'il s'est agi de prévenir les révoltes en ces annexions continuelles qui rendent sa tâche si difficile ; car, chaque jour, le royaume s'est accru, sans qu'il eût pourtant reçu ses institutions définitives : tout y réclame une organisation d'ensemble et, en chaque État, chaque ville, chaque village, il y a des établissements à maintenir, des traditions à conserver, des formes sociales à respecter. Avec le moins possible de secousses, il a fallu conduire à l'unité cette nation faite de vingt Etats et cela au travers de la double épreuve de l'obligation du service militaire et de l'application du blocus continental. Eugène y a déployé tant de prudence à la fois et de fermeté que les résultats acquis, après quatre années de gouvernement, dépassent toutes les espérances. Dans ses fréquents voyages, il a recherché bien moins les prétextes d'ostentation que les occasions d'étude et, à chaque fois, il a marqué son passage par des mesures qui, si elles ne se montraient point du génie, étaient inspirées par des intentions droites et appliquées avec un extrême bon sens. La guerre ne l'a point surpris ; mieux que personne, il avait renseigné l'Empereur sur les armements de l'Autriche et sur le mode d'action qu'elle allait inaugurer en faisant appel à l'insurrection en Allemagne et dans le Tyrol ; seulement, ses meilleures troupes étaient en Espagne et il se trouvait démuni autant de généraux que de soldats. Il dut donc d'abord se retirer devant l'archiduc Jean ; tenta vainement de l'arrêter sur la Livenza, fut battu à Sacile et se retira derrière l'Adige où il trouva enfin, en même temps que Macdonald qu'il avait eu l'esprit et la modestie de demander à l'Empereur, des renforts venu de Naples. L'insurrection venait d'éclater dans le Tyrol où l'archiduc avait jeté une division et, quoique améliorée. la situation restait grave. La nouvelle des succès obtenus en Autriche par l'Empereur détermina la retraite de l'archiduc, qu'Eugène précipita par le combat de Caldiero et surtout par la bataille de la Piave : à Saint-Michel, il fit mettre bas les armes au corps du ban Jellachich poussé hors du Tyrol par le maréchal Lefebvre ; puis, donnant la main à Marmont qui amenait son corps d'armée de Dalmatie, il joignit sur les hauteurs de Semmering, les avant-postes de la Grande armée. Ce n'est pas seulement le courage qui a amené ici Eugène, dit l'Empereur, c'est aussi le cœur ; dans le treizième bulletin, il écrivit : Le Vice-roi a montré dans toute cette campagne un sang-froid et un coup d'œil qui présagent un grand capitaine ; et il souhaita la bienvenue aux soldats de son armée d'Italie par cette proclamation glorieuse : Cette armée autrichienne, d'Italie qui, un moment, souilla mes provinces, qui avait la prétention de briser ma couronne de fer, dispersée, battue, anéantie, grâce à vous, sera un exemple de la vérité de cette devise : Dio me la diede, guaï a chi la tocca !

Au lendemain d'Essling, l'arrivée d'Eugène était singulièrement opportune et son rôle était loin d'être terminé. L'archiduc Jean, avec les débris de l'armée d'Italie, l'archiduc palatin avec l'insurrection hongroise, cherchaient à rallier l'archiduc Charles. Eugène fut chargé de les arrêter ; ce fut l'œuvre de la bataille de Raab qu'il gagna le 11 juin. Mon fils, lui écrit l'Empereur, je vous félicite sur la bataille de Raab ; c'est une petite-fille de Marengo et de Friedland. Revenu de Hongrie à temps pour le passage du Danube, il pava largement son écot à Wagram ; mais l'Empereur le nomma à peine dans le vingt-cinquième bulletin on il exaltait Macdonald, sou subordonné. Pourtant, sans l'armistice de Znaïm, il lui réservait des missions qui prouvent sou entière confiance. Le 11 juillet, il lui donne le commandement sur la partie de la Hongrie qu'occupe l'armée, sur la Styrie, l'Istrie et la Carniole ; avant qu'Eugène en prenne possession, il l'envoie visiter tout le cours de la March jusqu'à Nikolsburg. Vous êtes jeune, lui dit-il, vous ne sauriez trop voir ; on ne sait dans quelles circonstances on peut se trouver. Et il lui conseille d'aller jusqu'à Brünn, de voir la citadelle, la ville et le champ de bataille d'Austerlitz ; dans un autre voyage, de reconnaître Znaïm, Krems et les débouchés de la Bohème. Comme il l'a proclamé, il semble prendre plaisir à former ce jeune homme qui, à vingt-huit ans, montre de telles qualités d'organisateur, de chef d'Etat et de chef d'armée.

Rentré à Vienne, Eugène y vit dans la plus grande intimité avec son beau-père ; il assiste chaque jour à la parade de l'Empereur et jouit, en apparence au moins, d'une faveur que nul ne lui envie dans l'armée où il ne compte que des camarades et des amis. Si, en effet, dans ses rapports officiels avec les maréchaux et les généraux, ses anciens chefs et ses compagnons d'armes, il les sait obligés au protocole et s'y conforme, dans l'intimité, il a conservé avec beaucoup à familier tutoiement et ne contraint pas son cœur. Ne nous oublie pas au milieu des distractions de Paris, écrit-il en ces jours même à Bessières qui repart en France, et pense, je te prie, que tu as laissé à Vienne, entre Duroc et moi, deux bons et vieux amis. Et c'est ainsi que vice-roi, il continue à tutoyer, hors du service, Caffarelli, devenu le ministre de la Guerre et de la Marine d'Italie, son ministre, et à exiger qu'il le traite de même.

Nulle vanité donc : nul besoin de tenir son passé à distance ; il est ce qu'il est, fait du mieux qu'il peut, et l'on se demande en quel atavisme, si différent d'Alexandre de Beauharnais, il a puisé cette sérénité devant la fortune, cette absence de déclamation, cette simplicité qui le met tout à part.

Il ne servirait de rien de le comparer, les faits parlent.

 

 

 



[1] Le fait à une importance : On a affirmé que Napoléon avait fini par céder : Je défie qu'on montre une liste de la Légion où figure Lecamus, soit comme étranger, soit comme français. Voici, au surplus, la lettre de l'Empereur, du 23 octobre 1808.

Mon frère, j'ai donné à des étrangers le grand aigle de la Légion d'honneur : cela vous était agréable, cela m'a suffi. Les étrangers n'ont aucun parallèle en France. Vouloir que je le donne au comte de Furstenstein, je vous laisse à penser si cela est convenable : vous avez l'esprit trop juste pour le penser. Le ministre de l'Intérieur, Cretet, qui m'a rendu tant de services dans la place de directeur général des Ponts et Chaussées et au Conseil d'État ; le ministre du Trésor, Mollien, un des premiers financiers de l'Europe ; le ministre de la Guerre, Clarke, qui a été gouverneur de Vienne et de Berlin et avec qui j'ai négocié le traité de Rastadt ; le ministre des Cultes, Bigot-Préameneu, qui a été président de la section de Législation de mon Conseil d'État : les ministres d'État Lacuée, Regnauld, Defermon qui m'ont constamment rendu tant de services, n'ont pas le grand aigle de la Légion. Je ne parle pas des généraux ; excepté les maréchaux, il n'y en a que quelques-uns qui l'aient pour leur conduite à Austerlitz et à Friedland. Après cela, j'attends votre réponse. On ne peut pas dire que le comte de Furstenstein n'est pas Français. Cela est ridicule. Quand il vous aura servi fidèlement vingt-cinq ans ou qu'il aura déployé de grands talents dans quelques circonstances, je ne me refuserai pas à lui donner ce que vous me demanderez pour lui, il l'aura sans doute alors mérité.

[2] Il a dit plus haut, parlant du Vétéran : Vous avez commandé un vaisseau de guerre, vous avez abandonné la mer et votre amiral sans ordres. Vous avez fait des suppositions sans que moi ou mon ministre en ayons été dupes. Mais un vaisseau était peu de chose, et nous avons voulu ignorer ce fait.

[3] La garnison de Flessingue semble avoir été composée d'un bataillon du 65e, un du 43e, deux de la 8e demi-brigade provisoire du 1er bataillon des Pionniers colonial d'un bataillon de Fusiliers vétérans, d'un bataillon du 1er régiment de Prusse, plus d'un nombre assez considérable d'officiers du génie, de l'artillerie et de la marine. L'effectif était du 4.379 hommes dont 489 malades ou blessés. Elle parait avoir reçu, du 1er au 8 août, des renforts montant à 3.146 hommes. Pourtant, lors de la capitulation, les Anglais n'accusèrent que 5.803 prisonniers dont 618 blessés et malades.

[4] La lettre de l'Empereur, du 31 août ou du 1er septembre à laquelle celle-ci répond, n'a pas été retrouvée.