NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME III. — 1805-1807

 

XV. — LE ROYAUME D'ITALIE.

 

 

MESSIDOR AN XII — MESSIDOR AN XIII (Juillet 1804 — Juillet 1805.)

Le problème d'hérédité. — L'Italie. — Qu'en fera Napoléon ? — Proposition à l'Autriche d'y nommer Joseph. — Joseph accepte. — Pragmatique. — Discussion de la Pragmatique. — Joseph refuse. — L'Italie offerte à Louis, pour son fils. Constitution. — Louis refuse. — L'Empereur élève Eugène à la dignité d'archichancelier d'État. — Projet de règlement de l'Italie. — Détails où l'on entre. — Brusque arrêt. — Séance du Sénat. — Lettre de Lucien. — Tentatives de la famille auprès de Lucien. — Lucien refuse de se séparer de sa femme. — Eugène vice-roi. — Ses fonctions. — Projet de confédération italienne, transformée en fédération impériale. — L'Unité de l'Italie.

 

Lors de la constitution du Consulat à vie, lors de l'établissement de l'Empire, l'une des questions majeures, celle qui, peut-être, a le plus vivement occupé Napoléon et dont il semble que jusqu'ici l'histoire ait été le moins informée, a été le règlement de l'hérédité.

On a vu par quels efforts, il a, par trois fois, tenté de se soustraire à l'obligation que prétendait lui imposer la famille de désigner son frère aîné pour son successeur, et par quels moyens il a cru tourner la difficulté, d'une part en réservant son droit de désignation et d'adoption seul compatible avec les institutions qu'il rétablit ; d'autre part, en attribuant à Joseph et à Louis l'éventualité d'un droit successoral à défaut d'une désignation. Ainsi, a-t-il obtenu, de la part de Joseph, une sorte de trêve ; les cérémonies du Couronnement ont pu s'accomplir sans scandale, sans que cette famille, si nouvellement souveraine, donnât l'exemple de l'universalité de ses membres insurgés contre celui seul qui les avait faits ce qu'ils étaient. Déjà de quatre frères, deux étaient en pleine révolte, qu'eût-on dit si les deux autres les avaient rejoints ?

Mais ce serait mal connaître Napoléon qu'imaginer qu'il eût renoncé à ses projets. S'obstiner aux desseins est une partie de l'homme de génie ; vouloir fermement, tendre constamment à son but et, après chaque échec, sans se décourager, fournir sous une forme différente une attaque nouvelle, est le propre de l'homme de guerre. Que Napoléon soit tel, rien qui étonne : ce qui plutôt devrait surprendre, c'est qu'au lieu d'imposer à son frère sa volonté, ce soit de Joseph qu'il attende, qu'il espère, qu'il essaie d'obtenir un acquiescement. L'idée familiale reste si influente sur son esprit, il s'en est encore si peu libéré qu'il se tient obligé vis-à-vis de son aîné ; il ne lui reconnaît pas formellement des droits actuels sur le pouvoir dont il sait l'écarter, mais il lui en attribue sur sa succession et il considère que, de cette succession, il ne peut disposer sans l'agrément de celui-là qui se croit et se dit héritier. Il n'éprouve pas ce sentiment, au moins à un tel degré, vis-à-vis de ses cadets : avec ceux-là il agit comme il lui convient, partage à sa guise, donne et retient ; mais, avec Joseph, il est comme embarrassé d'occuper, lui puîné, un rang supérieur. L'atavisme, l'éducation, l'habitude, cette sorte de grossissement qui, dans l'enfance, établit une prédominance acceptée entre deux frères d'âge légèrement distant, en sorte que, à travers la vie, l'élévation du second semble pour le premier une injustice du sort, le désir confus de faire excuser sa fortune comme s'il l'avait prise à l'aîné de sa race, au chef de la famille, tout à la fois agit sur l'esprit de Napoléon, et alors même qu'il est le plus convaincu que Joseph ne peut pas, ne doit pas être son héritier, l'amène à le reconnaître pour tel. Il prétend se retrancher derrière des déclarations qu'il fait en particulier à des intermédiaires qu'il charge de les reporter à son frère, mais face à face avec lui, il n'aborde jamais nettement la question ; il ne nie point qu'il lui ait conféré l'hérédité ; il n'affirme point qu'il veut la lui reprendre ; il s'ingénie seulement à chercher les moyens de le déterminer à y renoncer ; il s'efforce de trouver quelque compensation qui le tente et à laquelle il le fasse succomber.

Après quatre années de lutte, la question est encore pendante. Malgré le sénatus-consulte et le plébiscite qui ont semblé lui donner gain de cause, Joseph ne tient encore qu'une apparence ; il n'est appelé à l'hérédité que dans une éventualité que Napoléon semble décidé à ne pas laisser se produire ; sans doute, il a obtenu que l'adopté devra être pris dans la Famille et ne pourra avoir moins de dix-huit ans ; pendant quinze ans encore il jouira donc des droits d'héritier présomptif et, en quinze ans, que de choses on peut voir et combien de destinées peuvent s'accomplir. Justement pour cela, Napoléon est plus pressé, plus désireux d'en finir, de liquider cette affaire, de régler sa succession à sa guise ; mais, obsédé par cette sorte d'enfantillage familial, il ne se tiendra quitte vis-à-vis de son frère que lorsque celui-ci, placé ailleurs, se sera déclaré satisfait, qu'il aura signé une authentique et solennelle cession de ses droits.

Aussi, dès la veille du sacre, l'Empereur prépare une attaque qu'il poussera énergiquement après les fêtes du Couronnement.

 

Aussitôt qu'il s'est agi de la reconnaissance du nouvel empire par les États européens en paix avec la France, une question préalable a été posée ; Que deviendra l'Italie ? Dans quelles conditions Napoléon y conservera-t-il son pouvoir ? Sous quel titre et de quelle façon l'exercera-t-il ? Le titre d'Empereur des Français est certainement incompatible avec celui de Président de la République italienne ; un titre nouveau s'impose, mais n'est-ce qu'un titre ?

Si la Constitution de Lyon pouvait subsister dans ses grandes lignes en Italie, comme, en France, subsistait, malgré l'Empire, la Constitution du 16 thermidor an X, la formule nouvelle devait, en Italie, correspondre à une modification profonde du personnel. L'effort nécessaire pour gouverner dépassait évidemment les forces de Melzi. Il lui eût fallu plus que du génie pour faire vivre côte à côte, en une harmonie apparente, les Italiens désireux d'unité, d'indépendance et de pouvoir, et les Français enivrés par la victoire et regardant toujours l'Italie comme une proie. Nul Italien, fût-il d'entière bonne foi, ne pouvait y réussir, car le dernier des commis français employés en Italie se tenait pour le supérieur du Vice-président et c'était bien pis de la part des officiers. Le Premier Consul était parvenu, il est vrai, à italianiser l'administration départementale et financière, mais restaient les soldats et, pour protéger le nouvel État contre les ennemis extérieurs et contre les factions intimes, Napoléon jugeait nécessaire d'y faire stationner plusieurs corps d'armée dont l'entretien, à la charge du pays, déchargeait d'autant le budget français. Mettre ces soldats sous les ordres d'un Italien, il n'y avait pas à y songer ; laisser en présence du chef civil italien du pouvoir exécutif un général en chef français, c'était renouveler toutes les querelles, provoquer des difficultés que la guerre pouvait rendre singulièrement graves. Une seule solution : Placer au gouvernement un Français qui parlât en maître, qui se prévalût de l'autorité de l'Empereur, qui, procédant de lui, fût son représentant et son alter ego et qui, on cas qu'il ne commandât pas lui-même les troupes françaises, ne laissât point méconnaître son nom comme celui. de Melzi l'avait été par Murat.

Au point de vue français comme au point de vue italien, c'était là une nécessité de la situation. Si la République italienne devait acquérir plus d'indépendance, ce ne pouvait être qu'avec un gouvernant français d'origine, car il était inadmissible que là France lâchât sitôt la bride à un État qu'elle avait constitué et qu'elle voulait continuer à entraîner dans son orbite : bien plus encore si la République italienne voulait acquérir plus de forces, s'étendre en territoires, s'accroître en populations, marcher à la réalisation de ce rêve d'unité qui, depuis Dante, hantait dans la péninsule les âmes généreuses et hautes. Des remaniements s'imposaient tôt ou tard : sans parler du Piémont, dont le sort paraissait fixé, quelles seraient les destinées de la République ligurienne ? En Toscane était-il possible de laisser le gouvernement aux mains de la Reine-régente ? Parme et Plaisance n'étaient-ils pas sans maîtres ? Ignorait-on en France ce que valait l'amitié de la cour de Naples ? Dans les États pontificaux, ne voyait-on pas des changements se préparer et, pouvait-on douter que l'Empereur ne rêvât le Pape établi à Paris, apportant à la puissance temporelle le concours et l'appui de la puissance spirituelle et se contentant d'être le Pontife suprême du nouvel empire ? Soit donc que la République italienne profitât immédiatement de cette transformation pour réunir sous le même gouvernement les frères dispersés de la grande famille, soit que le principe prévalût d'une sorte de fédération qui groupât, sans les absorber, et assimilât, sans les confondre, des éléments autonomes auxquels une longue période historique semblait avoir conféré un droit à une existence propre, la responsabilité de la direction incomberait toujours, comme l'hégémonie, au gouvernement établi à Milan, que son action fût positive sur des sujets ou persuasive sur des alliés. Il fallait donc que ce gouvernement fût français, qu'il émanât de l'Empereur, qu'il obéît à sa direction et n'essayât point de se soustraire à son influence.

Tel est le premier terme du problème — car les desseins de Napoléon sur l'Italie ne se dévoileront que peu à peu — : faire accepter par l'Europe un régime français pour la Lombardie à laquelle a été donné le nom d'Italie.

Que cette Lombardie fasse partie du Régime napoléonien, l'Autriche, la plus intéressée des puissances européennes, n'y contredit pas formellement. Elle est patiente et sait ce que durent en France, avec les hommes d'État français, les systèmes d'alliances politiques. Or, un système d'alliances, si resserré qu'on l'imagine par des liens de famille, est mort-né s'il n'a pour base les intérêts propres et permanents des nations associées. Combien de temps a-t-il fallu à l'Autriche pour avoir raison du système de Louis XIV ? Combien — plus récemment — pour mettre à néant le Pacte de famille ? Malgré le sentiment, malgré les unions princières, malgré les effusions momentanées, les nations retournent toujours aux alliances logiques, celles quo leur situation, leur commerce, leurs jalousies, leur naturel développement leur imposent.

L'Autriche sait cela : elle consent donc que l'Italie lombarde se trouve reliée à l'Empereur et même à l'Empire par l'origine de son gouvernement et par le sang de son gouvernant, mais elle entend que la nation italienne acquière une vie propre, qu'elle cesse d'être directement soumise à Napoléon, d'are une annexe de l'Empire.

C'est là aussi le but des hommes éclairés de la péninsule. Ils ne cachent point qu'ils désirent que la Lombardie soit entièrement séparée de la France, gouvernée par un prince indépendant, garantie contre son souverain par une constitution mixte et contre la France par un traité qui fixe, d'une manière extrêmement libérale, la subvention temporaire et très modérée que le pays aura à payer à la France pendant la guerre actuelle. Ils vont plus loin : ils sentent que les circonstances doivent donner un prince français à la Lombardie et déjà même ils désignent ce prince.

Ainsi, l'Empereur trouve un champ tout préparé : il ne peut songer à renouveler si tôt la guerre sur le continent, alors surtout que toutes ses forces sont tendues pour la descente en Angleterre ; il estime, au contraire des hommes d'État autrichiens, que les seuls liens solides sont formés par les liens de famille ; tout de suite il fait une concession : si, après son avènement à l'Empire, il a eu quelque idée de se faire décerner le titre de roi des Lombards, il y renonce sans discussion et il s'arrête à un projet qui donne à la fois satisfaction à l'Autriche, à l'Italie et à lui-même : c'est de transférer cette couronne à Joseph. Ainsi tout se trouvera réglé et lui-même reprendra en France son entière liberté d'action.

A la vérité, c'est ici le renouvellement de la tentative qui a échoué lors des Comices de Lyon ; mais, cette fois, la dignité royale n'est-elle pas pour faire pencher la balance ? L'Italie, après deux années pleines d'un gouvernement ferme et intelligent, n'a-t-elle pas entièrement changé d'aspect ? Afin de déterminer son frère, l'Empereur parait disposé à exiger du roi d'Italie bien moins qu'il ne demandait au président de la République italienne. Enfin si Rœderer a fidèlement rapporté à Joseph la déclaration très nette de l'Empereur qu'il ne le prendra jamais pour son héritier, un tel établissement n'est-il pas préférable à la fallacieuse éventualité d'une succession que Napoléon s'est réservé le droit de retirer, que Pige respectif des deux frères rend improbable, qui, en l'espèce, ne peut être dévolue à Joseph que si Napoléon meurt intestat, et qui, règlement de famille à part, peut encore sembler singulièrement incertaine ?

Dès le mois de fructidor an XII (septembre 1804), sans encore en parler à Joseph, Napoléon a fait faire des ouvertures au gouvernement autrichien. Il a annoncé son intention de séparer entièrement cette partie de l'Italie de la couronne de France et d'en faire un royaume destiné à son frère, à condition que celui-ci, en l'acceptant, renonçât au droit de succéder au trône impérial. La proposition a été bien accueillie à Vienne et il ne reste qu'à l'exécuter.

L'Empereur attend que les fêtes du Couronnement soient terminées et, tout de suite après, il entreprend Joseph. Il me proposa, a écrit celui-ci, de placer la couronne d'Italie sur ma tête à la condition de payer à la France un subside de trente millions qui eussent été consacrés à l'entretien de trente mille hommes. M. Melzi vint aussi m'en parler à Mortefontaine. A mon retour à Paris, c'était un dimanche, aux Tuileries, l'Archichancelier m'en parla comme d'une chose convenue qui lui avait donné quelque peine, mais enfin qu'il était parvenu à déterrer l'original de la renonciation de Philippe V, et qu'il l'apportait à l'Empereur. Celui-ci, sortant à ce moment de son cabinet, me parla du projet de la Lombardie. Éclairé par l'indiscrétion de Cambacérès, je me montrai récalcitrant, appuyé sur ce que je croyais de mon devoir en restant attaché à la France, d'autant plus que le vote populaire ne s'étant porté que sur moi et sur mon frère Louis, dont la santé était assez chancelante, je ne pensai pas qu'il fût convenable d'éluder le vœu populaire, car, enfin, sans héritiers, il n'y a pas d'hérédité.

Telle est la version de Joseph qu'on a acceptée jusqu'ici sans contrôle : soit défaut de mémoire, soit volonté de présenter les faits sous un certain angle, elle est étrangement inexacte ; mais, par ses affirmations comme par ses omissions, elle est singulièrement précieuse, et, par son caractère apparent de sincérité et de bonne foi, par la médiocre importance que Joseph attache à ce léger dissentiment, elle serait de nature à impressionner si tout n'était controuvé dans ce récit, aussi bien la thèse qu'il est destiné à appuyer que les démarches qui s'y trouvent relatées.

Par qui, au début, a été engagée la négociation, par l'Empereur lui-même, par Melzi, ou par quelqu'un des intermédiaires dont Napoléon aimait à se servir près de son frère, on ne sait. En tout cas, dans les premiers jours de nivôse (fin décembre 1804), lorsque Melzi fit le voyage de Mortefontaine pour offrir ses services à Son Altesse Impériale en tout ce qui pourrait lui convenir, Joseph avait formellement accepté la combinaison et tout le monde paraissait d'accord. Le II nivôse (1er janvier 1805), l'Empereur écrit à l'Empereur d'Allemagne : De concert avec le Gouvernement de la République Italienne, j'ai cédé tous mes droits sur ce pays que j'avais depuis la Consulte de Lyon à mon frère Joseph, que j'ai proclamé roi héréditaire de cette contrée avec la clause de renonciation à la couronne de France comme cela fut fait au commencement du siècle dernier pour Philippe V, de manière que les deux couronnes ne puissent être réunies sur la même tête.

Cet accord n'est point momentané, il n'est point immédiatement rompu par Joseph, car, le 24 nivôse (14 janvier), Napoléon dicte un projet de lettre à l'Empereur de Russie, où, énumérant les mesures qu'il a prises pour consolider la tranquillité de l'Europe il place celle-ci en première ligne : Sous le titre de président, dit-il, je suis vraiment roi d'Italie ; les peuples de ces contrées me pressent d'en accepter le titre ; je fais le sacrifice de ma grandeur et je renonce à mes droits en faveur d'un prince de ma maison ; mais, si cette modération a l'approbation de Votre Majesté, je serai content, quelque diminution de pouvoir et de puissance que la France en éprouve.

Donc, le fait est acquis ; et voici la pièce qui, après discussion, semble avoir été arrêtée d'un commun accord[1].

PRAGMATIQUE

Sa Majesté l'Empereur des Français ayant à cœur de donner une nouvelle marque de son affection aux peuples qu'elle a jusqu'à présent gouvernés sous le nom de Président de la République italienne, et voulant prévenir par des dispositions définitives toute cause d'inquiétude et de méfiance entre l'Italie et les États voisins, après avoir, dans cette double vue, agréé le vœu qui lui a été apporté par la Consulte le . . . . . . . . . . a délégué pour discuter et statuer en son nom MM. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ., lesquels après avoir délibéré avec MM. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . délégués de S. A. I. le prince . . . . . . . . . . à ce autorisé par Sa Majesté l'Empereur et avec MM. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ., membres du gouvernement de la République Italienne, ont arrêté ce qui suit :

TITRE PREMIER — INSTITUTION SALIQUE

ARTICLE PREMIER. — Les pays qui ont jusqu'à ce jour formé la République italienne et auxquels S. M. l'Empereur des Français, par une disposition signalée de sa munificence, daigne incorporer les duchés de Parme, de Guastalla et de Plaisance, sont constitués en monarchie portant le nom de royaume de Lombardie.

ARTICLE II. — La succession au trône de Lombardie est nécessairement héréditaire en ligne directe et masculine.

ARTICLE III. — S. M. l'Empereur ayant déclaré qu'elle n'acceptait la couronne de Lombardie que pour la substituer à un prince de sa maison, il est établi en loi fondamentale que les couronnes de France et de Lombardie ne peuvent jamais être réunies sur la même tête ni sur la même branche de la famille impériale.

ARTICLE IV. — Pour concilier, à l'égard de la succession collatérale des deux couronnes, la règle établie par les deux articles précédents et celles prescrites par les articles 4, 5, 6, 7, titre II du Sénatus-consulte organique français du 28 floréal an XII, il est convenu que, à défaut du cas de successibilité prévu par l'article 4 dudit Sénatus-consulte, la couronne de Lombardie pouvant vaquer par l'accession de la famille royale au trône de France, la branche impériale qui la suit dans l'ordre de successibilité lui sera immédiatement substituée pour régner en Lombardie.

Tels sont les termes présentés à Joseph et que, sans doute, il a acceptés, mais il reste à régler, par un pacte de famille, les droits résultant de l'article IV, car l'Empereur, s'il s'y était tenu, n'eût rien gagné quant à la disponibilité de sa succession. On affirme une fois de plus son droit d'adopter les enfants ou petits-enfants de ses frères, pourvu qu'ils aient l'âge de dix-huit ans accomplis (article 4 du Sénatus-consulte du 28 floréal), mais cela est-il assez pour un tel don ?

Il y a une longue conférence à ce sujet entre Joseph et Talleyrand, car Napoléon n'en veut plus entendre parler, il en est excédé : Ma mort ! Toujours ma mort, s'est-il écrié, c'est une triste idée à me mettre toujours sous les yeux !... Ma mort !... Ma mort !... Toujours ma mort !... Eh ! après moi, périsse l'univers si je dois toujours avoir ma mort devant les yeux !

Talleyrand, pressé par Napoléon de finir, rédige une sorte d'ultimatum dont, par les amis de Joseph, l'on a deux rédactions, mais différant seulement sur des points de détail. Les articles litigieux sont ceux-ci.

ARTICLE VII. — En acceptant la couronne de Lombardie, le prince Joseph renonce pour lui et ses descendants à la couronne de France.

ARTICLE VIII. — Cependant les droits qui résultent pour l'Empereur du Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ne pouvant souffrir d'atteinte, il est statué que, si l'Empereur vient à mourir sans fils de sa ligne, sans fils adoptif, sans avoir désigné le prince Louis pour lui succéder, ou le prince Louis n'ayant que des fils en minorité, il sera tenu pour constant que la volonté de l'Empereur a été d'avoir le prince Joseph pour successeur au trône impérial et le prince y montera.

ARTICLE IX. — Le prince Joseph montant au trône impérial, le prince Louis et sa descendance sont appelés au trône de Lombardie.

 

Dans l'article VIII se trouve évidemment une nouveauté qui porte atteinte à ce que Joseph considère comme ses droits : déjà par la faculté d'adoption dévolue à l'Empereur, il s'en est vu enlever une partie, mais l'adoption n'a été admise qu'avec la restriction que l'adopté sera majeur de dix-huit ans. A présent, la faculté de désignation, même sans adoption, infirme les droits de priorité que Joseph dit tenir du Sénatus-consulte et du vote populaire. Or, s'il consent à accepter une couronne en Italie, c'est à condition de ne rien perdre en France.

Dans la matinée du 26 nivôse (16 janvier), Talleyrand communique à Joseph le texte des articles, lesquels forment l'extrême concession que Napoléon peut faire. Dans la soirée, il revient chercher une réponse qui est évasive. Joseph désire consulter ses amis : Rœderer, Miot, Girardin. Il les a convoqués et on délibère. Rœderer, pour ménager une entente, surtout pour profiter de l'occasion, essaie toutes sortes de rédactions qui, uniformément, abrogent la faculté de désignation réclamée par Napoléon, et, insidieusement, glissent des droits nouveaux pour Joseph. De ces rédactions, le texte importe moins que l'esprit : on y suit la montée de la discussion et le progrès des ambitions ; mais Rœderer a beau tourner et retourner les articles VII et VIII qui constituent l'ultimatum de l'Empereur, les modifications de forme qu'il y introduit ne peuvent atteindre le fond qui reste immuable. Il faut pourtant prendre un parti : Acceptez, disent à Joseph ses familiers. Dans l'ordre naturel des choses, l'Empereur doit vous survivre. Vous n'avez pas d'enfants mâles et votre frère n'en ayant pas non plus et ne pouvant en avoir de l'Impératrice, vous pouvez être certain que, tôt ou tard, il s'en séparera pour se donner un héritier direct, ou du moins usera de la faculté que lui concède le Sénatus-consulte pour adopter le fils du prince Louis. Vos droits au trône de France et l'espoir d'y monter un jour sont donc plus imaginaires que réels et une éventualité — celle de la mort prématurée de l'Empereur — qui seule leur donnerait quelque consistance est trop peu probable pour contre-balancer les avantages qui vous sont offerts en ce moment. Vous iriez, en les acceptant, régner sur un très beau pays dont vous parlez la langue et où il vous serait facile de faire beaucoup de bien. Votre sort serait ainsi fixé et un avenir brillant et solide s'ouvrirait devant vous.

Joseph délibère plus de dix jours. Pour mieux laisser son frère dans la conviction qu'il est décidé à accepter, il accorde à Melzi plusieurs conférences où sont abordées des questions de détail de gouvernement ; puis, lorsqu'il croit Napoléon engagé avec l'Europe au point de ne pouvoir se dédire, il déclare qu'il n'ira point en Italie, à moins qu'on ne cesse d'exiger de lui la renonciation aux droits que les autorités et près de quatre millions de Français lui ont donnés.

Cette réponse est portée le 7 pluviôse (27 janvier) à l'Empereur qui s'en montre extrêmement irrité. Depuis un mois, Joseph le tient en suspens. Une gratification de 200.000 francs qu'il lui a donnée le 10 nivôse (31 décembre 1804) a marqué la conclusion de l'accord, affirmé dès le lendemain par la lettre à l'empereur d'Allemagne ; nul doute que, en esquivant une réponse positive, en le laissant dans la confiance de son acceptation, Joseph n'ait, de dessein prémédité, longé la courroie, afin de ne rien céder et d'obtenir même une reconnaissance plus formelle de ses prétentions.

L'Empereur était joué une fois de plus ; il prétendait pourtant, sans céder à Joseph, tenir les promesses qu'il avait faites à l'Europe ; dès qu'il eut reçu cette réponse, il se retourna donc vers Louis. Ici les combinaisons eussent été plus compliquées. C'eût été le fils allié de Louis qui eût reçu la couronne de Lombardie ; Louis aurait eu le gouvernement durant la minorité et, ce temps de minorité, le petit prince l'eût passé à Paris sous les yeux de son oncle, de son grand-père et de sa mère. C'était le moyen de régler, en même temps que la question politique, une situation familiale dont il devenait impossible de dissimuler les difficultés. Mais l'Empereur après examen craignit que la régence de Louis ne lui causât d'autres embarras ; après délibération, il s'arrêta à un projet de constitution étudié jusqu'aux moindres détails par la Consulte italienne après discussions contradictoires avec Talleyrand. Cette constitution débutait ainsi

TITRE PREMIER — DE LA COURONNE

ARTICLE PREMIER. — L'Empereur Napoléon est roi d'Italie.

ARTICLE II. — L'Empereur Napoléon adopte le prince Napoléon, fils du prince Louis Bonaparte son frère et cède à ce prince tous ses droits au royaume d'Italie.

ARTICLE III. — Le prince Napoléon régnera en Italie sous le titre de Napoléon II.

ARTICLE IV. — L'Empereur Napoléon se réserve la régence du royaume d'Italie jusqu'au temps où le roi d'Italie sera majeur. Il se réserve également la tutelle et.la garde de ce prince.

ARTICLE V. — Il sera statué dans un titre spécial sur tout ce qui est relatif à la régence du royaume d'Italie ainsi qu'à la garde et à la tutelle des rois mineurs.

ARTICLE VI. — En vertu de l'adoption du prince Napoléon, et de la substitution que l'Empereur Napoléon lui fait de tous les droits à la couronne d'Italie, cette couronne devient héréditaire dans la descendance directe, naturelle et légitime du roi Napoléon II, en suivant l'ordre de primogéniture et à l'exclusion des femmes et de leur descendance.

 

Les articles suivants règlent d'abord le cas où le roi Napoléon II sera appelé au trône de France et désignent pour régner en Italie le prince de la Famille impériale qui suivra immédiatement le roi Napoléon II dans l'ordre de la succession au trône impérial ; ils prévoient l'extinction de la descendance de Napoléon H et nomment pour régner en Italie le prince de la descendance naturelle ou adoptive de l'empereur Napoléon qui suivra immédiatement le Prince impérial ; à défaut de descendance de l'Empereur, la descendance de Louis, puis celle de Joseph.

Mais Louis se refuse à toute proposition. Tant que j'existerai, dit-il à l'Empereur, je ne consentirai ni à l'adoption de mon fils avant qu'il ait atteint l'âge fixé par le Sénatus-consulte, ni à aucune disposition qui en le plaçant à mon préjudice sur le trône de Lombardie, donnerait par une faveur aussi marquée une nouvelle vie aux bruits répandus dans le temps au sujet de cet enfant. Je consens, si vous le voulez, à aller en Italie, mais à condition que j'y emmène ma femme et mes enfants.

L'Empereur exaspéré du ton qu'a pris Louis, le jette à la porte de son cabinet et déterminé, semble-t-il, à passer outre sur certains points aux menaces que lui a faites son frère, il s'occupe d'une nouvelle rédaction du Statut organique dont, dès le 10 pluviôse (30 janvier) il envoie le projet à Cambacérès.

Cet échec qu'il a subi, cette mauvaise volonté que ses frères lui ont derechef témoignée, ont pour effet immédiat de le rejeter vers tes Beauharnais. Eugène vient de quitter Paris dans une sorte de demi-disgrâce occasionnée, dit-on, par une rivalité d'amour entre son beau-père et lui. Il est en route pour Milan, à la tête des détachements de cavalerie qui doivent assister au Couronnement. Est-ce bien le lait d'un Colonel général des Chasseurs, grand officier de l'Empire, de s'en aller ainsi par étapes à travers la France avec moins d'un millier d'hommes, 328 chasseurs à cheval, 321 grenadiers, 461 gendarmes, 91 mamelucks, 55 artilleurs ? N'y a-t-il pas de quoi justifier les bruits de défaveur ? Or, tandis qu'Eugène, tout occupé de son monde, de deux grenadiers qui se sont battus au fourrage, des mamelucks qui blessent leurs chevaux et qui, quand il pleut, font réellement pitié, marche sur Roanne en bon chef de détachement, souffrant seulement quelquefois de son incertitude sur le sort de son excellente mère, le 12 pluviôse (1er février) l'Empereur annonce au Sénat qu'il a pourvu à la vacance de la dignité d'Archichancelier d'État en y nommant Eugène. De tous les actes de notre pouvoir, dit-il, il n'en est aucun qui soit plus doux à notre cœur. Elevé par nos soins et sous nos yeux depuis son enfance, il (Eugène) s'est rendu digne d'imiter et, avec la grâce de Dieu, de surpasser un jour les exemples et les leçons que nous lui avons donnés. Quoique jeune encore, nous le considérons par l'expérience que nous en avons faite dans les plus grandes circonstances, comme un des soutiens de notre trône et un des plus habiles défenseurs de la Patrie. Au milieu des sollicitudes et des amertumes inséparables du haut rang où nous sommes placés, notre cœur a eu besoin de trouver des affections douces dans la tendresse et la consolante amitié de cet enfant de notre adoption, consolation nécessaire sans doute à tous les hommes, mais plus éminemment à nous dont tous les instants sont dévoués aux affaires des peuples.

Notre bénédiction paternelle accompagnera ce jeune prince dans toute sa carrière, et, secondé par la Providence, il sera un jour digne de l'approbation de la postérité.

La magnificence de l'éloge dépasse sans doute les mérites d'Eugène ; mais l'espèce de parallèle que, mentalement, l'Empereur a établi, en justifie l'exagération ; c'est à ses frères qu'il s'adresse ; c'est une revanche qu'il prend contre eux ; c'est un rival qu'il leur suscite : Il a prononcé dans un document solennel le mot d'adoption, il a affirmé sa paternité ; il place Eugène, Altesse sérénissime et grand dignitaire, sur le même rang que le Grand Électeur, le Connétable, l'Archichancelier, l'Architrésorier, ne lui laissant plus qu'un degré à gravir pour être égal aux héritiers désignés de l'Empire.

Ce dernier échelon, Napoléon va-t-il le lui faire franchir ? L'esprit de famille serait-il ici vaincu par la politique ? On peut presque le penser.

Dans la préparation des mesures propres à assurer le sort de l'Italie, l'Empereur se trouve comprendre une série d'actes dont la portée eût été immense, si après les avoir longuement étudiés, en avoir arrêté la forme et jusqu'aux détails de protocole, il n'avait brusquement sursis. La suite des mesures projetées se développe dans l'ordre suivant :

1° Sénatus-consulte d'adoption du prince Eugène ;

2° Séance de Conseil privé pour y faire l'exposition du premier plan de Sa Majesté sur la République italienne à l'égard du prince Joseph ;

3° Sénatus-consulte de transmission de la couronne ducale de Parme au prince Eugène ;

4° Sénatus-consulte de concession, avec réserves, de la principauté de Piombino à la princesse Elisa et à sa descendance ;

5° Couronnement de S. M. l'Empereur à Milan sous le titre de roi d'Italie avec la clause de réversion au prince qu'elle choisira ; le choix et la réversion renvoyés à l'époque de la paix.

6° Couronnement du prince Eugène à Parme sous le titre régnant de Parme, Plaisance et Guastalla.

Ce projet est du 22 pluviôse (11 février[2]). L'on ne saurait dire exactement quels droits l'adoption eût conférés en ces conditions à Eugène. L'adoption du prince, est-il dit dans une note spéciale, ne suivra ni le Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ni le titre 8 de la loi du 2 germinal an XI, mais la même autorité et les mêmes motifs de haute politique qui ont suggéré la loi fondamentale de l'an XII peuvent autoriser un second Sénatus-consulte destiné à donner un nouveau développement au système d'hérédité. On peut en inférer que, par l'adoption, Eugène n'eût été rendu successible ni à l'Empire, ni même aux biens personnels de l'adoptant (art. 350 du Code Napoléon, titre 8 de la loi du 2 germinal an XI) ; mais, quant à l'effet vis-à-vis de l'Italie, il est assez indiqué par l'établissement souverain qui lui est fourni et par la solennité dont on compte entourer son couronnement. L'avenir est réservé : Est-ce à un fils de Louis, est-ce à Eugène lui-même que l'Italie est destinée ? Eugène la doit-il gouverner en attendant que la paix avec l'Angleterre permette d'installer son neveu ? Est-il promis aux fonctions de régent ? Nulle pièce qu'on retrouve, bien que tout ait été prévu, car tout est prêt, tout va s'accomplir, tout est réglé par l'Empereur même, jusqu'au moindre détail du cérémonial : et l'ordre du jour de la séance du Sénat, et le discours que l'Empereur prononcera, et les cérémonies dont il sera entouré à Milan, le costume qu'il aura, les armoiries qu'on peindra sur les voitures. On portera à Milan tous les honneurs de Charlemagne et tous les honneurs français de l'Empereur. L'ancienne couronne des rois de Lombardie doit être à Milan : l'Empereur la mettra par-dessus la couronne impériale. Il faut aussi une main de justice et un sceptre. Quant à l'Épée, porter le sabre de l'Empereur à la première campagne d'Italie. Il sera déposé à Milan. Il faut faire écrire sur la lame et sur le fourreau : Batailles de Lodi, Castiglione, Rivoli, Arcole, etc. On pourrait aussi porter comme ornement le drapeau de la première armée d'Italie qui est aux Invalides et sur lequel se trouvent les batailles du général Bonaparte. Il fut porté au Directoire par le général Joubert. Il faut le porter à Milan.

On voit le détail et jusqu'où il est poussé.

Brusquement tout change : lorsque, le 27 ventôse (18 mars), Napoléon se rend au Sénat pour y tenir la séance solennelle où il fixera les destinées de l'Italie, il n'est plus question ni de l'adoption d'Eugène, ni de l'investiture à son profit de Parme et de Plaisance. Il subsiste seulement la donation de Piombino à la princesse Élisa et, dans le Statut constitutionnel du royaume, cet article III. Au moment où les armées étrangères auront évacué l'État de Naples, les îles Ioniennes et lite de Malte, l'Empereur Napoléon transmettra la Couronne héréditaire d'Italie à un de ses enfants légitimes mâles, soit naturel, soit adoptif.

L'Empereur sent bien que c'est là vis-à-vis de l'Autriche, un manque de parole et il comprend qu'il doit s'en excuser : Le Statut de la Consulte d'État et des députations de la République italienne que j'ai proclamé, écrit-il à l'empereur François, n'est pas en tout conforme à ce que j'avais espéré, puisque j'avais le désir bien naturel de me décharger d'un fardeau aussi pesant pour moi... J'ai voulu aujourd'hui réitérer moi-même à Votre Majesté que, mon désir étant d'éviter de nouveaux sujets de guerre, je suis prêt à proclamer la séparation des couronnes de France et d'Italie, aussitôt qu'il sera possible d'espérer l'évacuation des îles de Corfou et de Malte et que, dans aucun cas, je n'ai le projet ni l'intention de réunir à la couronne de France celle d'Italie.

Mais, quoi qu'il écrive ici, quelque motif qu'il invoque, quelque prétexte qu'il donne, ce n'est point là la raison de la conduite. La situation politique n'a point été modifiée. Lorsqu'il offrait la royauté de Lombardie à Joseph, lorsqu'il offrait la régence à Louis, lorsqu'il désignait Napoléon II pour roi d'Italie, les Anglais occupaient Corfou et Malte, les positions prises étaient pareilles, les éventualités semblables, et ce n'est pas le message du roi d'Angleterre au Parlement qui les a modifiées. En ce qui touche Eugène, la suppression des avantages qui lui étaient virtuellement accordés est plus inexplicable encore, car si l'on peut admettre qu'une intervention de Louis ait enlevé à Napoléon la possibilité de disposer de son neveu, en quoi Eugène, éloigné de deux cents lieues, a-t-il pu démériter ? Un incident nouveau s'est évidemment produit et ce n'est pas dans le domaine politique.

 

Le 10 ventôse (1er mars), Lucien a adressé à l'Empereur une lettre qui a dû parvenir du 16 au 17 ventôse (6 ou 7 mars). Lucien est à Milan, où il s'est rendu de Rome, vers le milieu de brumaire (novembre 1804), sous prétexte de la peste de Livourne, en réalité pour se rapprocher de France et se tenir prêt si Napoléon l'appelait à participer aux fêtes du Couronnement. Il n'a pas été appelé, et est resté pour les couches de sa femme. Le 10 frimaire (1er décembre) la veille du Sacre, Mme Lucien a mis au monde à Milan une fille qui, par sa grand'mère paternelle, a été appelée Lætitia. Puis, Lucien a encore prolongé ; mais voici qu'on annonce la prochaine arrivée de l'Empereur à Milan : sur les indications qu'il n'a point manqué de recevoir de sa mère, de ses frères et sœurs, il saisit ce prétexte et il écrit à Napoléon : Je m'empresse de rendre compte à Votre Majesté de mon départ pour Pesaro où je porterai les mêmes sentiments d'un dévouement inaltérable et à l'épreuve des contrariétés qui me poursuivent. Toute marque de votre bienveillance, Sire, me serait bien précieuse, car, si les événements m'ont exclu de la famille politique des princes français, je ne crois pas avoir mérité et je vous prie de m'épargner les apparences de votre haine.

L'avance est formelle ; il est impossible que la démarche de Lucien n'ait point été concertée ; et Napoléon doit penser que les conditions qu'il a posées pour se réconcilier avec son frère et l'admettre dans la Famille impériale étant incommutables, ces conditions ayant été officiellement et formellement signifiées, Lucien, par cette avance, se résigne à les accepter : Il ne reste plus qu'à trouver les moyens de ménager son amour-propre et de régler sa situation.

Comme l'Empereur n'a rien manifesté encore de ses projets sur l'Italie, ses desseins s'en trouvent profondément modifiés : il ne proclame plus Napoléon II, il garde Parme et Plaisance, car, avec la confiance qu'il a dans les talents de son frère, ce n'est pas trop pour lui du gouvernement de l'Italie, et les duchés peuvent être pour Mme Lucien un établissement agréable. Dès ce moment, il ne dissimule point à sa mère que si Lucien achève sa soumission le sort le plus brillant lui est réservé ; au reste, il réglera tout sur place, car il part pour Milan.

Tu as été informé du succès de ta lettre à l'Empereur, écrit Madame à Lucien le 17 germinal (7 avril). La veille de son départ, nous nous sommes entretenus sur ton compte et j'ai été extrêmement contente de toutes les bonnes dispositions qu'il m'a manifestées à ton égard. Cet espoir d'un prochain rapprochement entre mes enfants verse le baume de la consolation dans mon âme ; tu sais que je n'aurai pas de paix tant que je ne serai pas parvenue à l'obtenir ; mais pour cela, j'ai besoin de votre concours. Tu m'as toujours donné de grandes preuves de déférence, c'est le cas de me donner la plus grande de toutes. Campi doit t'écrire ce qu'il convient de faire ; suis ce qu'il te dit, c'est ta mère qui t'en prie. Ce n'est pas tout d'avoir commencé, il faut finir l'ouvrage. Profite du moment favorable ; ne laisse pas échapper cette belle occasion de te réunir avec ton frère, de faire ton bonheur, celui de ta famille et le tien. Si tu le négligeais, j'aurais tout à craindre que ce ne Mt la dernière qui se présente et je serais condamnée à tramer mes jours dans la tristesse, mais je me flatte du contraire et, dans l'espoir consolant de recevoir bientôt la nouvelle que tu as embrassé l'Empereur, je t'embrasse de cœur ainsi que toute ta famille.

Le même jour, Joseph rend compte à Lucien de l'entretien qu'il a eu à son sujet avec l'Empereur. L'Empereur a été satisfait de sa lettre ; il a témoigné qu'il le verrait avec plaisir à Milan. Il a demandé des explications, a approuvé que Lucien ait établi sa femme dans une de ses terres ; puis, il a ainsi posé ses conditions : Quant à sa femme, je ne la verrai pas, mais, si je suis content de Lucien, je ferai tout ce qui sera conciliable avec la ferme résolution où je suis de ne jamais reconnaître une belle-sœur dans sa femme. Au reste, Lucien a de l'esprit : qu'il s'en serve pour tirer le meilleur parti possible de la position dans laquelle il s'est mis. Ce point excepté, je veux faire pour lui tout ce qu'il demandera.

Cette lettre met fin au quiproquo : tandis que Napoléon était convaincu que Lucien, par l'avance qu'il a faite, accepte les conditions posées à la réconciliation ; Lucien s'est imaginé que cette sorte de soumission concertée avec la famille, suffira amplement, que Napoléon ne lui en demandera point davantage, et que, moyennant des mots qui ne l'engageront point, qui ne rétracteront, ne regretteront, n'atténueront rien, son frère lui restituera — non seulement à lui, niais à son fils — la place qu'il croit lui appartenir dans la dynastie et le rang auquel il se tient appelé dans l'État.

Il est sur le point de partir pour Milan lorsqu'il reçoit cette lettre de Joseph où l'Empereur maintient strictement les termes qui ont occasionné la rupture de l'an XII. Il répond aussitôt et s'adresse directement à l'Empereur : Je ne dois pas cacher à Votre Majesté, dit-il, que, jusqu'à ce jour, je n'avais pas cessé d'espérer qu'elle finirait par me rendre ses bonnes grâces ainsi qu'à ma femme et à mes enfants. Tant de prospérités croissantes et le retour de notre mère à Paris avaient, dans ces derniers temps, redoublé mon espérance. La lettre que je reçois du prince Joseph détruit cette illusion : il m'annonce que Votre Majesté fera pour moi tout ce qui est compatible avec la ferme résolution où elle est de ne pas reconnaître ma femme. Cette résolution, Sire, m'afflige profondément parce qu'elle m'exclut pour toujours de la carrière publique où j'espérais que Votre Majesté allait me placer avec honneur. En effet, Sire, une dignité qui mettrait en évidence la défaveur qui pèse sur la plus chère moitié de moi-même m'avilirait à mes propres yeux ; un titre que je ne pourrais pas partager avec la mère de mes enfants serait un don funeste qui empoisonnerait tous mes jours.

Cette lettre, Lucien la fait peut-être passer par le canal de Talleyrand ; en tout cas, c'est Talleyrand qui répond : (Milan, 5 prairial-25 mai). L'Empereur vous laisse la faculté de venir reprendre près de lui la place à laquelle vous avez le droit de prétendre ; mais, dans ce qu'il exige, je crois sa résolution irrévocablement arrêtée. Il veut que, de concert avec Mme Jouberthou, vous annuliez le contrat qui vous unit. Il ne vous demande pas le sacrifice de l'attachement que vous avez pour elle ; il vous permet de la faire venir en France, de conserver même vos relations avec elle, en y mettant la réserve et la décence que votre rang vous commandera. Il ne s'oppose pas à ce que vous reconnaissiez comme enfants naturels les deux enfants que vous avez de Mme Jouberthou, et il vous sera facile d'assurer leur existence et même leur bonheur, car l'Empereur vous en donnera tous les moyens. Sa disposition est de vous combler. Il n'est point d'honneurs ni de grâces que vous n'obteniez de lui.

L'ultimatum est posé et Napoléon a eu soin de le faire notifier par un tiers qui, étranger à la famille, n'a pis pour habitude de mêler la sentimentalité aux affaires. Désormais Lucien n'a qu'à se soumettre ou à renoncer. Il ne se décide point sans avoir essayé, par un échange des plus vifs de correspondances avec Talleyrand et avec Fesch, tous les moyens d'attendrir son frère. Fesch s'emploie de toute son ardeur à le faire réussir et cherchant un terrain de conciliation, il propose de son chef à l'Empereur d'obtenir de Lucien que Mme Jouberthou, en restant sa femme, ne porte pas son nom[3]. Si j'étais un simple particulier, lui répond l'Empereur en branlant la tête, un arrangement quelconque de cette espèce pourrait me convenir... mais il n'en est pas ainsi et la politique a des droits qui sont immuables ; le seul avantage de l'hérédité pour les nations consiste à ce que le droit au trône ne soit jamais contesté, car le plus absurde des gouvernements comme le plus terrible des fléaux, c'est la Rose blanche et la Rose rouge d'Angleterre. J'ai appelé deux seuls de mes frères ; j'y appellerai le quatrième par un Sénatus-consulte, aujourd'hui que la raison qui me l'a fait exclure est détruite, et je confirmerai l'exclusion entière et absolue de celui de mes frères qui reste sourd aux sentiments de la destinée de ma famille et au bien de mon peuple. Lucien ne peut vivre en Europe qu'appelé, après Joseph, au trône ; il ne peut y vivre qu'en annulant son mariage illégal et qui est frappé de la plus grande des illégalités puisqu'il est contraire au bien du peuple... Pour éviter ce risque, il n'y a qu'un moyen, c'est qu'il n'y ait jamais eu de mariage, ou que Lucien vive dans des continents étrangers ou dans un coin de l'Europe, qu'il porte toute sa vie des signes de malédiction qui soient aux yeux de mon peuple des préservatifs qui empêcheront à jamais ceux de sa race qui voudraient agiter et chanceler mon trône de pouvoir faire de ce fait un moyen qui serve de ralliement aux mécontents. Ma politique sera constamment dirigée à s'opposer à tout ce qui pourrait rattacher la France à une fausse branche qui aura ma mémoire en horreur parce que ma vie entière sera employée à l'écarter de tout par de simples raisons d'Etat... Si Lucien ne comprend pas cela, si la malheureuse qui le domine ne le sent pas, si tous ses parents n'ont pas assez d'éloquence et d'énergie pour le lui faire comprendre, que puis-je faire ? Méconnaître la voix de cette Providence qui se plaît à m'inspirer de plus grandes choses pour faire réussir avec plus d'éclat tout ce que je fais et tout ce que je ferai pour ma patrie et ma maison...

Les courriers vont et viennent entre Pesaro et Milan mais, au milieu de leurs allées et venues, le temps passe et Napoléon est pressé de donner une solution aux questions italiennes. Le 6 prairial (26 mai) le couronnement royal a eu lieu ; l'Europe attend l'organisation que va recevoir le nouveau royaume. Pour gagner quelques jours, l'Empereur-roi a ajourné le Corps législatif au 18 prairial (7 juin) ; mais, d'ici là il faut que Lucien se décide : Vous avez le temps de réfléchir jusqu'à jeudi prochain, lui a-t-il fait écrire par Fesch le 5 prairial (25 mai). Dimanche, 2 juin (13 prairial), jour de la Pentecôte, on prendra un parti.

Lucien ne se soumet pas, mais, en même temps, il prétend ne renoncer ni à l'hérédité impériale qu'il convoite, ni à l'établissement souverain qu'il entrevoit. Il se débat comme un homme qui se noie, qui se sent entraîné à l'abîme par les êtres chers qu'il voudrait sauver. Il aspire à être, lui aussi, prince, altesse impériale, vice-roi, roi même, à employer ses talents, à satisfaire ses ambitions, mais, même pour cela, il ne consent pas à abandonner la femme qu'il a choisie et le fils qu'il a eu d'elle. Le sentiment qu'il éprouve est sincère et profond, et il l'exprime avec une éloquence qui coule de son cœur. Il est père : il défend le nom et l'honneur de ses enfants ; il crie pour ne les point sacrifier, il crie, ne pouvant se déchirer de cette femme qu'il aime. Autour de lui, chacun de la famille insiste et supplie, mère, frères, sœurs ; car il s'agit de barrer la route aux Beauharnais, de faire rentrer dans la ligne d'hérédité l'homme qu'on se plaît toujours à regarder comme le plus éminent de la race.

D'autres intrigues s'agitent. Acceptez, lui disent plusieurs illustres généraux français aux yeux desquels l'empereur Napoléon n'est plus aussi précieux pour la France que l'avait été le général Bonaparte ; insistez seulement pour garder le Piémont, car, sans le Piémont, c'est comme la France sans la Savoie. Mettez-nous avec cent mille Italiens sur les Alpes ; paix avec l'Autriche qui, loin de prétendre à l'Italie, tremble pour ses propres États héréditaires ; paix avec le Pape qui est votre ami personnel ; traité d'alliance offensive et défensive avec les Anglais qui vous recherchent ; acceptez ainsi, et la belle Italie est remise sous votre sceptre glorieux et paternel, et nous le sauverons, celui qui ne fait plus que d'impériales sottises et perdra peut-être avec lui la France qu'il entraîne glorieusement à sa perte[4].

Près de l'Empereur, nul effort que la famille ne tente ; mais c'est en vain : Tout ce que vous pourrez me dire, écrit-il, ne peut influer en rien sur ma décision. Lucien préfère une femme déshonorée, qui lui a donné un enfant avant qu'il fût marié avec elle, qui a été sa maîtresse lorsque son mari était à Saint-Domingue, à l'honneur de son nom et de sa famille. Je ne puis que gémir d'un si grand égarement d'un homme que la nature a fait naître avec des talents et qu'un égoïsme sans exemple a arraché à de belles destinées et a entraîné loin de la route du devoir et de l'honneur.

Le terme fatal expire : Le 12 prairial (1er juin) Napoléon prononce son arrêt et le signifie à Fesch, chargé de le reporter à Lucien : Ce n'est pas moi, dit-il, qu'il faut qu'il implore, c'est lui-même. J'ai fait ce que je devais ; je n'ai aucun ressentiment à son égard ; je suis donc impartial et prêt à lui restituer toute mon amitié autant qu'il est compatible avec la raison et la politique de mon peuple. Les sentiments changent et les passions augmentent et diminuent ; la froide raison, les causes dictées par la politique générale ne changent jamais. Si Lucien persiste dans son égarement, s'il est sourd à la raison et à la politique, il est impossible que je puisse l'écouter. Il faut attendre tout du temps. Sa femme peut mourir ; son fils qu'on dit d'une mauvaise santé, pourrait mourir ; alors, par cet événement fâcheux pour son cœur, tout pourrait s'arranger, mais je n'aurai aucun retour tant que la femme qu'il appelle sa femme et son enfant vivent. Je demande de ne plus entendre parler de cette affaire, parce que Lucien ne parlant que le langage du sentiment et de la passion, et moi celui de l'intérêt de mon peuple et de la politique, nous serons toujours opposés et je ne pourrai lui répondre... Il m'est aussi impossible que je change, qu'il m'est impossible de faire remonter les rivières vers leur source ou de faire rétrograder la marche du soleil. J'ai trop de lumières et je soumets trop les sentiments au calcul des intérêts dont je suis chargé pour ne pas voir la conséquence de chaque chose. Aussi, au milieu des soins de toute espèce dont je suis chargé, il m'est bien pénible d'éprouver des peines là où il n'y aurait eu à attendre que des agréments. Je n'ai jamais entendu parler de Lucien depuis trois ans que par les partisans des Anglais et de mes ennemis, quoique je sens bien qu'il n'y a pas de sa faute. Je ferai positivement comme s'il n'existait pas, puisqu'il est mort pour les grands intérêts pour lesquels les destins m'ont fait naître ; vous pouvez lui dire une chose : que jamais le fruit de mes travaux n'appartiendra au fruit d'une femme qui m'a fait tant de chagrin. Il n'est pas en mon pouvoir de lui Ôter ce nom qu'il avait avant que je l'eusse illustré et fait connaître, mais un enfant qu'il. a eu longtemps après que ce nom fut devenu ma propriété exclusive, ne le portera jamais dans les pays qui sont sous ma dépendance. Qu'il m'oublie comme je l'oublierai ; qu'il cesse de m'écrire ; qu'il attende le moment où le poignard de quelque assassin aura tranché ma vie ; il trouvera alors, dans la faiblesse du caractère des autres, ce que lui refuseront toujours mon caractère et mon crédit.

Et pourtant, comme pour laisser encore à Lucien une porte ouverte, Napoléon ne rend pas encore sa décision publique. D'ailleurs, n'a-t-il pas le droit d'hésiter et, à tous les points de vue, le pas qu'il va franchir n'est-il pas redoutable ? Nul de ses frères n'a accepté la couronne de Lombardie aux conditions qu'il y a mises ; l'ancien vice-président, Melzi, est usé, fatigué, goutteux, découragé, incapable de tenir entre les Italiens et les Français, suspect à ceux-ci qui l'accusent de conspirer contre la France, suspect à ceux-là qui l'accusent de trahir l'Italie De Murat, il n'y a point à parler : il a laissé à Milan de trop fâcheux souvenirs ; il a inspiré à Napoléon de trop justes soupçons. Les autres beaux-frères, impossible I Des grands dignitaires, Cambacérès est nécessaire à Paris que d'ailleurs il prétend bien ne pas quitter ; Lebrun, très amoindri, ne saurait faire figure à Milan. Et puis, pour quantité de raisons, il y faut un soldat et l'on ne voit point Cambacérès et Lebrun généraux d'armée. De quelque côté qu'il se tourne, Napoléon ne voit, ne trouve que Eugène. Mais quoi ! Eugène a vingt quatre ans ; c'est un agréable garçon, aimant la table et les belles, bon soldat, joli cavalier, plein d'entrain, et chantant d'instinct la chansonnette, mais jusqu'ici il n'a été mêlé à rien de l'administration et a été entièrement tenu hors de la politique. De quoi est-il capable ? A quoi est-il bon ? Nul ne le sait et quoique, comme par menace, pour faire réfléchir et penser les autres, Napoléon vienne tout juste de le mettre hors de pair, de le traiter presque en fils d'adoption, de l'élever à là dignité princière, c'est dangereux de confier à un colonel des Guides un royaume à gouverner ; c'est plus grave encore, au point de vue dynastique, de l'établir, sous quelque nom que ce soit, dans une place qui devrait être réservée à quelqu'un du sang. Certes, Napoléon l'aime fort ce garçon ; mais il n'a pas sur lui les illusions dont il pare les siens. ; il le voit tel qu'il est et, à ce fils d'Alexandre de Beauharnais, il n'accorde point, dès sa naissance, une portion de génie.

Jusqu'au dernier moment, il laisse tout en suspens ; il ne marque en rien que son choix puisse tomber sur Eugène, tant il souhaite que Lucien capitule. Si, comme le seul présent des grands dignitaires impériaux, Eugène a, dans le cortège du sacre, immédiatement précédé l'Empereur-roi ; à la visite à Saint-Ambroise, il n'a commandé les troupes d'escorte que sous les ordres du Colonel général de la Garde de service. Depuis, il a constamment été tenu dans sa nullité habituelle, dans ses fonctions uniquement militaires, n'a été appelé à aucun conseil, n'a reçu aucune confidence.

Enfin, après six jours de suprême attente, le 18 prairial (7 juin), l'Empereur se décide à rendre sa décision publique, à proclamer Eugène vice-roi d'Italie : Désirant donner au prince Eugène, notre beau-fils et chancelier d'État de notre Empire de France, un témoignage éclatant de la confiance que nous mettons dans ses sentiments de fidélité à notre personne et voulant pourvoir, pendant notre absence, au gouvernement de notre royaume d'Italie, nous l'avons nommé et institué, nommons et instituons par les présentes Vice-roi de notre dit royaume ; entendons en conséquence qu'il remplisse, conformément à nos décrets et instructions, les fonctions que nous lui avons attribuées, qu'il exerce l'autorité que nous lui avons déléguée et qu'il jouisse des honneurs, rang et prérogatives que nous avons déterminés par lesdits décrets et instructions.

On le voit : plus d'adoption, plus d'établissement souverain, plus de couronnement solennel. L'Empereur a supprimé ces exceptionnels honneurs que l'irritation contre ses frères lui avaient suggérés et par lesquels il se trouverait engagé dans l'avenir plus qu'il ne lui convient. Les fonctions du Vice-roi, immenses en apparence, sont en réalité, toutes de reflet et de représentation, nullement de direction : Eugène aura tout l'extérieur de la puissance ; il jouira des palais royaux et la Maison royale fera près de sa personne le même service que près du Roi ; il travaillera avec les ministres, chacun pour son département ; il présidera le Conseil d'État, commandera les troupes et les milices, correspondra, par le ministre des Relations extérieures, avec les chargés d'affaires du Roi, mais c'est le Roi seul qui convoquera et ajournera le Corps législatif, assemblera les Collèges électoraux, statuera sur les travaux publics, distribuera les crédits entre les départements ministériels, réglera les fonds mensuels, nommera tous les fonctionnaires civils et tous les officiers de l'armée. C'est près du Roi que résidera le ministre des Relations extérieures ; c'est le Roi qui fixera les contingents, qui déterminera les emplacements des troupes ; rien ne se fera réellement que par lui. Jusqu'à quel détail il descend, il convient de le regarder en un décret longuement étudié. repris, annoté, discuté par lui-même, par lequel est réglée l'étiquette spéciale au Vice-roi : le Vice-roi portera le titre d'Altesse sérénissime ; il se placera découvert sur le trône, sous le dais duquel sera le portrait du Roi ; s'il n'y a pas de portrait, il se placera à côté du trône ; sur une table, près de son siège, seront posés les insignes de la Royauté : et la prééminence ; et les honneurs dans les églises et les palais ; et les visites à recevoir des frères et sœurs de l'Empereur ; et le protocole à l'égard des têtes couronnées et non couronnées, des princes héréditaires, des Altesses impériales et royales, des princes de l'Empire et des grands-officiers ; et les sièges, et les réceptions, et le service de la daine d'honneur et des dames du palais, tout est prévu, non d'après les précédents français, car le titre et la dignité semblent ignorés en France, mais d'après les précédents espagnols renforcés de ceux du Saint-Empire ; donc, représentation éclatante et pouvoirs presque nuls, au moins tant que l'éducation d'Eugène ne sera pas faite : car l'Empereur n'entend pas lui lâcher la bride avant qu'il ait jugé ses forces, ses moyens et sa fidélité. On n'a qu'à lire les instructions qu'il lui laisse à son départ et l'immense correspondance qu'il entretient alors avec lui, pour juger à quel degré il pousse sa surveillance, à quel point il porte sa sévérité. Il veut tout savoir, il se fait rendre compte de tout ; rarement il approuve ; constamment il reprend ; jamais il ne loue. C'est un cheval qu'il a mis aux piliers et qu'il dresse : il y emploie toutes les aides et ne les ménage point.

Simple essai d'ailleurs. Si cette place, Eugène ne réussit point à la tenir, ou si quelqu'un de la famille la remplit mieux, l'Empereur en sera quitte pour un décret. Nulle promesse, nulle garantie d'inamovibilité. Le Vice-roi n'est point un vassal, mais un délégué : à genoux, devant l'Empereur, la main sur le Livre des évangiles, il a juré fidélité au Roi et à la Constitution, obéissance aux Lois ; il a fait serment d'abandonner ses fonctions aussitôt que le Roi le lui ordonnera, Donc, il est révocable ad nutum, il ne tient rien de sûr, de stable ni de certain ; nulle parité entre sa place d'où il peut demain retomber au néant et le trône offert à Joseph ou la régence déférée à Louis.

Et, par cela même, Napoléon se trouve arrêté en un de ses projets familiers : Il y a moins d'un an, dans le Moniteur, par un article qui porte sa griffe[5], il a démenti qu'il pensât à constituer une Confédération italienne, à réunir sous son gouvernement la République italienne, la République ligurienne, la République de Lucques, le royaume d'Etrurie, les États du Saint-Père et, par une suite nécessaire, Naples et la Sicile. Il a affirmé que les Républiques italienne et ligurienne et le royaume d'Étrurie ne cesseraient point d'exister comme Etats indépendants, que les domaines du Saint-Père seraient plutôt augmentés que diminués, que si le royaume des Deux-Siciles avait été respecté lorsque la France avait tant de griefs légitimes à faire valoir contre M. Acton, ce n'était pas pour le réunir à présent à l'Empire français. Mais parce qu'il a ainsi parlé dans le Moniteur, est-ce une raison pour que, en l'obscur travail de son cerveau, le projet n'ait point mûri ? Sans doute, ce n'est point sans motif qu'au nom de Lombardie d'abord adopté, il a substitué celui d'Italie. Or, est-ce l'Italie, ces trois millions et demi d'habitants, ces cinq ou six provinces groupées sous son sceptre, Milanais, Mantouan, Modenais et Ferrarais, Légations, et des lambeaux de la république de Venise, de quoi faire neuf départements.

A. Milan même, il a esquissé un plan qui a bien autrement de grandeur. Autour du roi d'Italie, président de la Confédération italienne, portant le titre fédéral de grand chancelier, il grouperait le doge de Gènes, grand trésorier, avec 400.000 sujets ; le prince de Piombino et de Lucques, grand maréchal, avec 126.000 sujets ; le prince de Parme, grand sénéchal, avec 130.000 sujets ; le prince de Plaisance avec 227.000 sujets ; le prince de Bardi avec 76.000 sujets ; il créerait ainsi, au centre de l'Italie, une confédération de plus de cinq millions d'habitants, entretenant, au moyen d'une contribution fédérale, des troupes, des vétérans, des écoles militaires, et qui, peu à peu, s'agrégerait de gré ou de force tous les états de l'Italie centrale et méridionale.

Les princes de Parme, de Plaisance, de Bardi, seraient nommés par l'Empereur comme l'a été le prince de Piombino, et cette nomination emporterait la survivance de la souveraineté dans la ligne directe et masculine de celui qui aurait été choisi, chaque transmission subordonnée toutefois à une investiture de l'Empereur en séance du Sénat, et chacun des princes relevant à perpétuité pour ses états de la couronne de France.

Longuement étudié, accompagné de rapports qui en font ressortir les avantages au point de vue surtout des établissements qui pourraient ainsi être procurés aux membres de la Famille impériale, rédigé en forme de décret, prêt à être signé, ce projet est brusquement abandonné et l'on ne saurait douter que ce ne soit à cause d'Eugène ; ce n'est plus, en effet, au royaume d'Italie, mais directement à l'Empire français que Napoléon prétend rattacher la Confédération italienne. C'est à l'Empire qu'il réunit la République ligurienne ; mais, des trois départements qu'il en forme (Gênes, Montenotte, Apennins), il compose un gouvernement général auquel il prépose l'Architrésorier. Se souvenant que Louis, en sa qualité de connétable, est président du collège électoral de Turin, imaginant que le climat du Piémont lui conviendra mieux que celui de Paris, espérant peut-être aussi prévenir ainsi des scandales intimes, il l'a, par décret du 24 floréal (14 mai), nommé gouverneur général des départements au delà des Alpes formés de l'ancien Piémont (Pô, Doire, Marengo, Sesia et Stura) ; il a poussé les précautions jusqu'à charger expressément le ministre de l'Intérieur de chercher à proximité de Casal, une campagne d'un particulier ayant cent mille livres de rentes, telle qu'il pût l'acheter pour en faire présent au prince Louis, en lui adjoignant des fonds pour composer ses revenus.

Le sort de Lucques est réglé en faveur de Mme Bacciochi créée déjà princesse de Piombino (4 messidor-23 juin) et, par ce nouvel état, le royaume d'Étrurie, momentanément conservé après un sévère avertissement donné à la Reine régente, se trouvera constamment et jalousement surveillé.

Parme et Plaisance sont réservés : c'est l'appât tendu à Lucien, la monnaie de troc. En attendant, ces duchés continueront, sous un administrateur général, leur apprentissage d'uniformisation.

Ainsi, au moins dans l'Italie septentrionale, Napoléon constitue une fédération dont sa personne est le lien et qui prépare l'unité. Qu'importent les gouverneurs différents, si le chef suprême imprime à tous une même direction, si tous les états fédérés ont reçu la même organisation administrative, judiciaire, financière, les mêmes lois, la même monnaie, le même système de poids et mesures : uniformiser les institutions et les mœurs, abolir l'esprit de localité, créer un esprit national ; refondre, dans le creuset d'où est sortie la puissance Romaine, qu'a retrouvé la Constituante, que Napoléon a restauré et mis au point, cette Italie toute pleine encore des survivances du moyen âge ; rendre à ce peuple les formes de gouvernement qu'il a lui-même introduites jadis dans l'Occident subjugué et lui restituer la tradition latine, c'est, bien plutôt que s'il avait établi prématurément une précaire unité, promettre à des destinées grandioses et certaines la nation qui fut l'éducatrice et l'heureuse régente du monde antique.

En même temps, par la pondération et la rivalité des gouvernements qu'il établit, Napoléon assure la sécurité et garantit l'intégrité de son pouvoir, sans qu'il en résulte une déperdition de forces — plutôt un accroissement par une émulation à le servir : ici, Eugène ; là Louis ; plus bas, Lebrun ; à côté, Elisa ; puis ce morceau qui restera comme un poste d'observation sous sa direction immédiate : ainsi chacun surveillera son voisin avec la naturelle jalousie qu'il lui porte ; chacun sera intéressé à se renseigner sur ce que fera l'autre et, de ces rivalités, résultera, en même temps qu'une connaissance plus certaine des hommes et des choses, un de ces balancements où se plaît son esprit de domination et par qui il accélère la marche des affaires. Ce qui reste étranger et ennemi, Toscan, Papalin, Autrichien, sera contenu et neutralisé jusqu'au jour — prochain peut-être — où ces éléments se trouveront eux aussi absorbes, seront versés à leur tour à la machine broyeuse, et, de principautés sans valeur, formes vieillies d'une civilisation hors d'usage, sortiront rajeunies, coulées en un moule nouveau, assimilables à un grand État moderne, susceptibles d'y rendre d'immédiats services et d'y prendre aussitôt leur place. Et par lui, lui seul, elle sortira du sépulcre fermé depuis douze siècles, la Dame, la Béatrix de Dante.

Sovra Candida, vel cinta d'olivo

Donna m'apparve sotto verde manto

Vestita di color di fiamma viva.

Blanc, vert et rouge — et c'est là son drapeau.

 

 

 



[1] Dans l'original que j'ai sous les yeux les noms sont restés en blanc.

[2] S'il n'est point daté, il y est fait allusion à une note relative au cérémonial à observer pour l'investiture d'Eugène et cette note porte la date du 22 pluviôse. Cette note n'étant point jugée suffisante, le ministre des Relations extérieures écrit le 25 (14) à Moreau de Saint-Méry qui fournit le 10 ventôse (1er mars) un travail du conseiller Francesco Ferrari, gouverneur de la Cité et Etat de Plaisance sur les précédents.

[3] Lucien, même dans ses dernières concessions, ne va pas jusque-là : tout ce qu'il accorde dans une suprême lettre qu'il écrit à l'Empereur, le voici : ... Ainsi donc, Sire, en respectueux résumé avec Votre Majesté, j'établis pour base inébranlable que nia femme peut et doit porter mon nom quoique non reconnue dynastiquement par Votre Majesté. Puisque mon nom est le mien et le sien, nies enfants ne peuvent pas en porter un autre puisqu'ils sont nies enfants légitimes. Ce nom suffit à ana femme et à mes enfants puisqu'il consacre et constate leur état civil et leur assure une existence certaine et définie. Charles, Lætitia Bonaparte, Alexandrine Bonaparte leur mère et ma femme, ne peuvent être autres que ce qu'ils sont, mais votre reconnaissance formelle peut et doit seule leur donner le titre d'Altesse. Aussi ma femme ne le porterait pas et ce ne serait pas un chagrin pour elle, car son estime et sa tendresse pour moi lui font attacher un grand prix au simple titre de Madame Bonaparte. Mes enfants n'auraient d'autre titre que celui de leur mère ; seulement, les deux filles issues de mon premier mariage qui ont l'avantage d'être reconnues par Votre Majesté feraient partie de la Famille impériale. Pour lui, il remplirait toutes les fonctions qu'on voudrait lui confier, mais il s'abstiendrait, hors des cérémonies officielles, de se montrer à la Cour et sa femme n'y paraitrait pas.

[4] Introduction inédite rédigée par la princesse de Canino pour les Mémoires de Lucien dont elle projetait la publication.

[5] Moniteur du 21 messidor XII, n° 291.