NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME II. — 1802-1805

 

VIII. — LES BONAPARTE EN L'AN X.

 

 

BRUMAIRE AN IX. - NIVÔSE AN X (Novembre 1800. - Janvier 1802.)

La montée. — Madame Bonaparte, la mère. — Son genre de vie. — Ses placements. — L'hôtel de Fesch. — Rivalité avec Joséphine. — Disgrâce de Lucien. — Voyages aux eaux. — Les protégés corses. — Joseph. — Le droit d'aînesse. — Les ambitions. — Mortefontaine. — L'hôtel Marbeuf. — Lucien. — L'ambassade d'Espagne. — Buts divers. — La cour de Madrid. — Les présents. — Le traité de Badajoz. — Refus de ratification. — Démission de Lucien. — Polémique avec le Premier Consul. — Nouveau traité. — Retour à Paris. — Correspondances intimes. — L'hôtel de Brienne. — Elisa. — Fontanes. — Voyages. — Santé. — Le groupe Fontanes. — Paulette. — Saint-Domingue. — L'expédition. — Son urgence. — Enthousiasme. — Choix du chef. — Les retards. — Responsabilités. — Calomnies contre Paulette. — Caroline. — Murat et le corps d'armée de réserve. — Passage en Italie. — Correspondance avec Napoléon. — Armistice de Foligno. — Traité avec Duveyrier. — Rançon du Pape — Visite à Rome. — Projet de voyage à Naples. — Demande de congé. — Le roi d'Etrurie. — La Cisalpine. — Retour à Paris. — La Motte Saint-Héraye, l'hôtel Thélusson, Neuilly. — Traitement réglé. — Jérôme. — Le collège de Juilly. — Etudes terminées. — Faiblesse du Premier Consul. — Première troisième. — Lettres à Gantheaume. — Embarquement pour Saint-Domingue. — Conclusions à tirer. — État d'esprit de Napoléon. — La famille. — Les mâles. — Les femelles. — Sentiments corses.

 

Pendant que se négocie et que s'accomplit, au milieu de ces péripéties étranges, le mariage de Louis avec Mlle de Beauharnais, les membres de la famille ont poursuivi une marche ascendante dont il convient de marquer sommairement le progrès et d'indiquer les étapes.

Mme Bonaparte n'a point de rôle qui lui soit réservé ; grâce à ce fils qui l'a faite illustre, elle est riche et oisive. Sauf la richesse qui lui plaît, peut-être regretterait-elle des choses du passé, le pays natal, les parents, les amitiés de là-bas, la liberté de vivre à sa guise et d'agir à sa mode. Mais l'argent la console. Elle le disperse par l'Europe entière, afin, semble-t-il, de trouver une sorte de trésor où que sa destinée la porte et, par un sentiment qui n'est point si rare chez les épargneurs de son espèce, elle préfère perdre ses dépôts plutôt qu'avouer qu'elle les a faits. C'est par hasard que, en germinal an XI (mars 1803). Alquier, ministre à Naples, apprend que cinq ou six ans auparavant, Mme Letizia a fait déposer chez un nommé Forquet, banquier de la place, une somme de 11.806 ducats — (au change de 4 fr. 40, 51.946 fr. 40) et que, ce banquier ayant été pillé, elle n'a pu rien tirer de sa créance. Elle n'a rien dit ; elle n'a élevé aucune réclamation près du Premier Consul : c'est Alquier qui, de lui-même, propose que les 50.000 francs, dus à Mme Bonaparte soient imputés sur les sommes payées par le roi de Naples aux Français victimes de pillages ou d'assassinats.

Elle est ainsi : elle se montre peu, ne parle guère, chemine à bas bruit, opère des placements ici, là en Corse, en Espagne, en Italie, peu en France où elle ne possède rien d'apparent — et cela par quantité de subalternes, généralement petits cousins, surtout par son frère, Fesch. Elle vit de préférence avec lui et en une telle intimité que lorsque Joseph vend l'hôtel de la rue d'Errancis où il lui offre l'hospitalité, c'est avec Fesch qu'elle va habiter, dans la superbe maison Hocquart, rue du Mont-Blanc, au coin de la rue Saint-Lazare — maison de financiers du temps passé, que Fesch, alors en plein courant de spéculations et de fournitures, a achetée dès le 25 ventôse an VIII (16 mars 1800). De l'hôtel, Mme Bonaparte meuble une partie à ses frais : les deux salons au rez-de-chaussée, puis les chambres qu'elle occupe, mais ce compte est fort sommaire puisqu'il s'élève en tout à 14.000 francs.

Il ne lui plaît point de dépenser ; outre que la plupart des choses qu'elle pourrait acheter lui paraissent inutiles, elle pense déjà et constamment que les beaux jours peuvent ne point durer. Mais, pour économe qu'elle est, elle n'en a pas moins d'orgueil et n'en tient pas moins à sa prééminence dans la famille : il lui déplaît de céder le pas à Joséphine et celle-ci qui s'en est aperçue, s'efforce par d'adroites précautions d'éviter toutes les occasions où, en présence du Premier Consul, de tels conflits risqueraient de se produire ; elle est pleine de ménagements et d'égards pour la mère de son mari et, quoiqu'elle sente fort bien la malveillance, elle parvient d'ordinaire, à force de tact et de bonne éducation, à sauver les apparences et à maintenir, dans les relations de famille, une harmonie extérieure.

Mais, pour cela, il ne faut pas qu'on s'avise de faire du mal aux enfants de Mme Letizia. Alors, toute l'âpreté, toute la violence corse, refoulées par la volonté d'être une dame à la française, monte en chaleur à la tête, déborde en paroles, ne pouvant se satisfaire en actes. Quand Lucien est disgracié, son chéri Lucien, l'enfant de son cœur, le persécuté, l'homme de génie, elle court aux Tuileries, et, s'adressant au Premier Consul, Joséphine présente, elle reproche à Fouché les bruits que la police répand contre Lucien, demande justice de ce misérable prêtre qui a battu son enfant. De Fouché, elle passe à Joséphine, disant les sociétés qu'elle fait avec lui, et les 30.000 fr. qu'elle reçoit par mois pour être sa complice. Joséphine, à son ordinaire, fond en larmes. Mme Bonaparte redouble ; Napoléon est ob4é d'intervenir pour protéger sa femme et imposer silence à sa mère.

En l'absence du cher enfant, elle se consacre à Lolotte, sa fille aînée, qu'il a taise en pension chez Mme Campan. Par chaque courrier elle écrit à Madrid des lettres brèves, volontairement insignifiantes à cause de la poste, mais où l'on sent une puissance de passion contenue plus éloquente que les phrases. Elle vit fort isolée d'ailleurs, tous les siens ayant l'humeur voyageuse et courant les eaux pour des maladies souvent imaginaires. En germinal (avril 1801), son frère qui jusque-là lui a tenu fidèle compagnie est impérieusement appelé par ses affaires en Corse où il est devenu l'un des grands propriétaires terriens. Aussi, en messidor (juin), se décide-t-elle à accompagner, à Plombières, Joséphine avec qui elle est politiquement réconciliée et qui ménage en elle la mère de Louis. De Plombières, elle va à Vichy faire une saison, revient à l'automne à Paris et s'y tient. Malmaison ne l'attire guère à cause des Beauharnais, et Mortefontaine l'intimide par la société qu'on y reçoit : elle n'y paraît donc guère qu'aux jours de famille et passe son temps à Paris où, bien que n'ayant point de prétentions à diriger la politique, elle ne manque point d'affaires par le nombre de protégés qu'elle s'ingénie à placer : cousins, petits parents et amis de Corse. Pour eux, elle sait fort bien écrire de style impératif aux divers ministres et, si l'on tarde à la satisfaire, elle tourne ses lettres de rappel d'un ton qui ne souffre ni n'admet la réplique.

La Corse est sa chose ; les Corses sont ses gens ; on ne fait rien pour eux ; on est ingrat. A quoi pense Napoléon de ne point appeler de là-bas le clan entier pour s'en entourer ? Mais, dès Toulon, il était ainsi il rudoyait Costa, il n'admettait point qu'on lui parle corse. Elle, au moins, est restée fidèle au passé et puisqu'on n'avance point ses Corses à son gré, elle prend en main leur cause. Qui vient de l'Ile sur le Continent et y cherche une place est assuré de trouver en Mme Letizia une protectrice fort zélée — pourvu toutefois qu'il soit du bon parti ; car, à Paris, en l'hôtel Hocquart, elle est restée d'Ajaccio contre Bastia, elle tient toujours aux factions anciennes ; elle n'a rien oublié, rien pardonné, ni rien appris.

 

On a suivi la montée de Joseph : elle a été singulièrement rapide. Dès les premiers jours où Bonaparte gouverne, Joseph est associé à toutes les grandes opérations de la paix : avec les États-Unis, avec l'Empereur, avec le Pape, avec l'Angleterre ; partout revient ce Joseph Bonaparte, conseiller d'État, et, outre la gloire qu'il en tire, les profits ne sont pas médiocres, car, en ce temps, on fait fortune à signer des traités[1]. Mais Joseph ne semble point rechercher ces occasions ; chaque fois que le Premier Consul le désigne, c'est une contrainte qu'il parait exercer, et c'est comme une faveur que Joseph accorde en acceptant. Il condescend, par unique bonté d'âme et pour tirer son cadet d'embarras, à se charger de besognes inférieures et qui ne sont point au pair de son mérite : car il est né pour la première place. Napoléon l'occupe, soit, Joseph consent à la lui laisser, parce que c'est en France ; mais il ne se considère pas moins, vis-à-vis de Napoléon, comme le supérieur, à titre d'aîné et de chef de famille. Napoléon a le fait ; mais lui, Joseph, a le droit et, des Bonaparte, quoi qu'il advienne, c'est lui le premier.

Ce droit d'aînesse, Napoléon le supporte plus impatiemment à proportion qu'il monte, mais il le subit et le reconnaît. Par lui, le cadet, tout doit venir à Joseph, le fils de la poule blanche. C'est vis-à-vis de Joseph que sont les devoirs, c'est lui qui recueille les biens amassés et qui en fait la répartition, qui règle les intérêts et distribue les prébendes, tout vient naturellement en ses mains et c'est à lui qu'on s'adresse.

D'ailleurs, à l'égard de Napoléon, Joseph ne se met point, lui, dans de mauvais cas, comme fait Lucien. Il n'a point de boutades, il souffre peu du besoin de s'épancher ; il paraît froid, il semble calme, il choisit ses confidents, les garde et se les attache. Ceux-ci savent seuls les secrètes ambitions qu'il dissimule et peuvent deviner jusqu'où il les porte. Tout le reste du monde, devant ses airs d'indifférence dégagée, demeure convaincu que c'est ici un homme modeste, sans nul désir du pouvoir, heureux d'une sorte d'obscurité et ne cherchant que les délices de la campagne avec les agréments d'une société d'élite.

Sans cloute, la campagne qu'il faut à cet homme modeste n'est point médiocre ni banale. Chaque jour presque, elle s'arrondit : fermes, biens nationaux ou patrimoniaux, forêts, prés, jachères, ce qui s'achète ou s'échange, tout ce qui l'entoure vient accroître le domaine. Et c'est une pareille folie d'embellissements : or, comme rien ne s'y prête mieux que le Grand et le Petit Parc, ce sont constamment des nouveautés pittoresques, temples, obélisques, souterrains, ponts, baraques, granges, tours, belvédères, montagnes môme ; et comme il y a là presque à demeure, Arnault, Casti, Andrieux, Boufflers et Fontanes, et qu'il ne manque point de rimailleurs à la suite, chaque fabrique, chaque fontaine, chaque rocher, reçoit son inscription latine, française ou italienne, toujours célébrant les délices de la campagne, les bienfaits de l'obscurité et les jouissances d'une âme pure.

A Paris, l'homme modeste a trouvé trop médiocre aussi l'hôtel de la rue d'Errancis : vilain quartier, maison d'impure, fi ! D'ailleurs cela n'a coûté en l'an VI que 60.000 francs ; on y a dépensé, il est vrai, avant d'y entrer 28.000 francs, et à présent, cela revient à 150, mais qu'on en donne 120, c'est marché fait. Joseph n'a point attendu qu'il ait trouvé un amateur : à l'audience des criées du tribunal de la Seine, le 19 thermidor an IX (7 août 1801), il a acquis le magnifique hôtel construit en 1'717 par Blouin, le valet de chambre (le Louis XIV, sur un terrain, jadis en marais, acheté en commun avec la fille de Mignard, la comtesse de Feuquières, de M. Davy de la Faultrière, seigneur de la Gilquinière, maître ordinaire de la Chambre des Comptes. De Blouin, l'hôtel est passé à M. Davane de Saint-Amarand et, de lui aux époux Michel. Ces Michel, enrichis par la finance et décrassés par une charge de secrétaire du Roi, ont tant d'argent qu'ils marient l'une de leurs filles au duc de Lévis, cousin de la Sainte Vierge, et la seconde au marquis de Marbeuf, le neveu de l'ancien commandant en Corse. Celle-ci eut en succession l'hôtel à qui elle donna son nom de dame, mais son titre lui coûta cher : elle fut guillotinée en l'an II. C'étaient ses héritiers qui vendaient et le morceau était de prix, car l'hôtel ouvrant par une grande et belle cour sur le faubourg, Saint-Honoré poussait son jardin jusqu'aux Champs-Élysées ; il était entre les plus réputés de Paris pour le luxe de son ameublement et l'agrément de son site, mais, pour qu'il plût à Joseph, ne suffisait-il pas qu'il fût Marbeuf ? Entrer ainsi dans la maison et dans les meubles de ces Marbeuf qui, à Joseph enfant, avaient représenté ce qu'il y avait de plus grand en France parce que c'était ce qui était le plus grand en Corse, n'était-cc point réaliser son élévation, se la rendre tangible, se prouver à lui-même qu'elle était achevée ? Au retour de ses voyages, quels récits Charles Bonaparte ne faisait-il point de ce palais et qui sait si Joseph lui-même, seize années auparavant, n'avait point passé en solliciteur le seuil qu'à présent il franchissait en maitre ? Combien pourrait-on citer d'hommes qui aient jamais éprouvé une telle satisfaction d'amour-propre et de vanité, et ne semble-t-il pas que celle-ci a dû être plus sensible à Joseph que toutes celles qu'il avait reçues, et toutes celles même qu'il recevra par la suite ?

Si la fortune de Joseph pouvait passer pour faite, celle de Lucien, au début de l'an IX restait à faire. Certes, il avait trouvé l'argent pour acheter sa maison de la rue Verte et sa campagne du Plessis, mais qu'était cela pour lui ? Or, en lui retirant le portefeuille de l'Intérieur, Napoléon avait eu sans doute pour objet principal de se séparer d'un collaborateur devenu dangereux ; mais, en même temps, et par manière de compensation, il avait prétendu ménager à son frère les moyens de s'enrichir et de conquérir en peu de temps toutes les satisfactions de l'opulence. De cette façon, Lucien assagi, adouci et calmé, redeviendrait quelque jour l'allié qu'il trouvait sans prix et sur lequel il faisait le plus de fonds pour les grandes entreprises. L'occasion offerte, Lucien était certes disposé à en profiter, mais dans une vue toute différente de celle qu'imaginait Napoléon.

L'échec qu'il avait reçu en brumaire an IX, avait été le plus douloureux qu'il eût encore subi. Il était tombé du pouvoir alors qu'il s'y croyait à jamais établi et qu'il n'avait de doutes que sur les moyens qu'il emploierait pour en franchir le dernier échelon. Il en était tombé par la volonté de son frère, à l'anniversaire de cette journée — la Saint-Cloud, comme il disait — où lui seul avait sauvé la partie compromise, où lui seul avait rempli la besogne dont profitait surtout ce frère ingrat et envieux qui le chassait. Pour Lucien, tout ce qui avait suivi Brumaire, tout ce qui avait fait de cette journée du coup d'État l'ouverture d'une ère nouvelle — constitution antiparlementaire, institutions démocratiques, gouvernement représentatif, administration centralisée, — tout cela, où il n'était entré à peu près pour rien, n'avait qu'une importance à peine appréciable. Le 18 brumaire était assez : c'était l'Alpha et l'Oméga. Tout avait été accompli par là et, de là le reste découlant n'était qu'un travail médiocre, où les inférieurs suffisaient. Puisqu'il avait fait le 18 brumaire, c'était lui l'auteur du reste et, loin de reconnaître qu'il eût commis des fautes et qu'il eût soulevé l'opinion, il attribuait sa disgrâce uniquement aux hostilités qu'il avait éveillées, à la jalousie du Consul, à l'inimitié de Joséphine. Quant à l'occasion, c'était par une ingratitude de plus qu'on avait choisi la publication du Parallèle. Quoi ! par une pensée de haute politique à laquelle applaudissait tout son entourage, et que sans doute Napoléon partageait lui-même, il avait voulu forcer l'opinion, déterminer, en créant en ce sens un courant national, à la fois l'hérédité et la stabilité du pouvoir consulaire, et c'était lui que, par une sorte de trahison, le Consul sacrifiait à Fouché et à Joséphine ! Puisque l'on rompait l'espèce de pacte gui lui avait attribué une part du gouvernement civil, n'était-il pas en droit d'agir pour son compte et de chercher ses garanties ? On, lui avait enlevé le ministère, qui l'empêcherait d'affecter le Consulat ? Mais, pour politiquer, pour conspirer, pour vivre même hors de la sphère de son frère, il fallait qu'il se rendit indépendant, qu'il fit tout de suite une fortune et une grande fortune. Il ne comptait point son traitement : un misérable traitement de cent quarante mille francs, à peine de quoi nourrir ses gens. D'ailleurs, il faut du temps pour faire une fortune par l'économie et, devant témoins, d'une façon formelle, il a annoncé son retour à date fixe, l'année écoulée. Donc, quel moyen ? Durant que sa voiture roule de Paris à Orléans, à Beaugency, à Tours, à Bordeaux, croit-on qu'il y songe ? Fi ! il écrit des lettres humoristiques à sa sœur Elisa et il prodigue ses soins à la petite Egypta — plus communément appelée Lili, — aux deux ans de laquelle il a la singulière fantaisie de montrer les Espagnes. Il roule, sans s'inquiéter des difficultés qu'il rencontrera, ni des avantages qu'il tirera de sa place, tant il est convaincu de réussir en diplomatie comme il fit en administration. Néanmoins, il lit Wicquefort et y puise des maximes. Dès cette époque, on enseignait, il est vrai, aux Relations extérieures que le livre de Wicquefort (l'Ambassadeur et ses fonctions) était très mal fait et qu'il était rempli de maximes hasardées et de principes douteux, mais Lucien n'en était point à cela près et le célèbre diplomate Vicford lui inspirait une admiration très sincère.

Qu'aura-t-il à faire à son arrivée, et quelles questions devra-t-il traiter ? Il l'ignore entièrement puisqu'il est parti sans avoir eu le temps matériel d'ouvrir un carton ou de feuilleter un dossier ; mais, à tout, le Premier Consul et Talleyrand croient avoir pourvu en ne lui laissant qu'un rôle de pure ostentation. Dix-huit jours avant qu'il partit de Paris, alors qu'il n'était en rien question de son ambassade, Alquier signé à Saint-Ildephonse, un traité par lequel, moyennant l'abandon de la Toscane au prince de Parme, époux d'une infante, la Louisiane a été rétrocédée à la France ; Berthier est venu combiner sur place une action commune en vue du ravitaillement de l'Égypte et d'une expédition contre le Portugal. Il reste, pour Lucien, des signatures à échanger, des profits à recevoir, une action à exercer pour obtenir que les traités ne restent point lettre morte et que les promesses soient exactement tenues. Quant aux négociations, s'il s'en trouve, elles ne devront être menées que sur des instructions formelles venues de Paris et en référant au Premier Consul à toute occasion.

Arrivé à Madrid le 15 frimaire (6 décembre 1800), après un arrêt prolongé à Bordeaux et une tentative de retour, sous prétexte que la peste était en Espagne, Lucien s'établit tout de suite non point en ambassadeur, mais en gentilhomme de race princière venu pour régler, de haut et sur un pied d'égalité avec les souverains, les relations entre les deux pays. Il affecte un air dégagé, écrit ses dépêches d'un style d'ironie qui lui parait grand seigneur ; il prétend éblouir la cour et la ville de son luxe intime ; il a des maîtresses titrées, mais besogneuses. Sa légation qu'on l'a laissé composer uniquement de ses familiers, de ses courtisans et de ses gens d'affaires — Bacciochi, Félix Desportes, Sapey, Arnault, Thibaut — est comme une maison princière où l'on aurait mauvais ton. On s'y dispute ses faveurs, mais le bien de la chose est le moindre des soucis. Dans sa suite, Lucien a mené deux peintres : Le Thière et Sablet ; ce sont eux les plus occupés à chercher des raretés pour le maître. Laquais, équipages, hôtel, réceptions, tout est du dernier goût, avec une nuance de simplicité dans les livrées qui est comme une concession aux idées républicaines et donne une note d'incognito. Ces façons réussissent ou semblent réussir : en tout cas, il en est certain : Je suis comblé de faveurs, écrit-il, j'ai rompu la barrière de l'étiquette ; je suis reçu quand il me plaît et en particulier ; je cause affaires avec le Roi et la Reine ; le prince de la Paix, loin de s'en alarmer, s'en réjouit. Et l'on signe, ou même l'on résigne avec lui tous les traités qu'il présente : le 9 pluviôse (29 janvier 1801), traité d'alliance pour envahir le Portugal, si le Portugal ne consent point à abandonner l'alliance anglaise ; le 24 pluviôse (13 février), convention au sujet de la direction à donner aux troupes de terre et de ruer contre l'Angleterre et ses colonies ; le 30 ventôse (31 mars), traité — déjà passé avec Alquier cinq mois auparavant — pour Parme, la Toscane et la Louisiane : trois traités en deux mois sans compter les mêmes conventions !

Ii était d'usage que, à la signature d'un traité, les plénipotentiaires reçussent en présent, des diamants, montés d'ordinaire en tabatière ou disposés autour d'une miniature du souverain. Ces présents, réglés par la réciprocité, et dont l'initiative appartenait selon les cas à l'une ou l'autre des puissances signataires, avaient, année moyenne, formé pour la France, de 1777 à 1789, et en y comprenant les présents de congé, une dépense totale de 226.000 livres. Sous l'ancien régime, un présent diplomatique ne dépassait guère 30.000 livres, et le plus ordinairement se tenait très au-dessous. Sous le Consulat, on s'était fixé aux mêmes chiffres : 30.000 aux envoyés des grandes cours, 48 à 20.000 à ceux des petites. A l'occasion du Concordat, par exemple, Consalvi eut une boîte de 15.000 francs et Spina une de 8.000. Ces traités avec l'Espagne n'étant point des traités de paix ou d'alliance, le Premier Consul refusa de rien donner. Or, pour ces traités, Lucien, de son propre aveu, eut, de la cour de Madrid, vingt tableaux de maîtres de la Galerie du Retiro, et deux cent mille écus de diamants montés ; et, au témoignage d'un de ses fils, comme présent de congé, le Roi lui envoya son portrait en pied, de grandeur naturelle, placé dans un cadre doré que protégeait un bourrelet de papier de soie. Et, dans le papier de soie, il y avait pour cinq millions de diamants !

Durant ce temps, il est vrai, rien, absolument rien n'avait été fait pour ravitailler l'armée d'Égypte, nul effort, nulle tentative même ; et l'expédition de Portugal, après de grotesques victoires de Godoy, avait abouti à la comédie de Badajoz. Ce n'avait été que sous la contrainte du Premier Consul que Charles IV avait simulé une guerre contre son gendre, le Prince régent. On avait eu l'air de se battre, du moins on avait tiré des coups de fusil ; puis, sur l'annonce que les troupes françaises approchaient pour prendre part aux opérations, ce qui pouvait rompre les manœuvres concertées ou les rendre trop sérieuses, le Roi s'était empressé de se rendre avec la Reine à Badajoz où le prince de la Paix les avait rejoints et où Lucien les avait accompagnés. Tout de suite, et à point nommé, les Portugais s'étaient présentés pour traiter. On en avait donné l'honneur à Lucien qui avait présidé aux négociations et qui, sans nul pouvoir, contre les instructions et les ordres même du Premier Consul, avait, au nom de la France, mis son nom de Bonaparte au bas d'un traité qui n'avait ni le style, ni la forme diplomatique, dont quantité d'articles étaient inconcevables et dont le projet définitif n'avait pas même été présenté au gouvernement français.

Les Portugais, en enlevant la signature (17 prairial, 6 juin), s'étaient flattés que le Premier Consul n'oserait, ni ne pourrait désavouer son frère, et que Lucien, engagé par la reconnaissance à les soutenir, serait assez fort pour les protéger : ils se trompaient. Courrier par courrier, Napoléon refusa sa ratification et d'un ton qui ne laissait point d'espérance.

Ce n'était point pourtant que le Premier Consul sût ou voulût savoir quel rôle avaient joué dans la négociation certains diamants bruts du Brésil, de plus grand prix encore que les diamants espagnols. Il lui plaisait d'attribuer uniquement l'empressement de Lucien à son ignorance des formes et comprenant quelle mortification porterait à son amour-propre le nouvel échec que la politique le contraignait de lui infliger, il employa tous les moyens pour la lui rendre moins sensible, pour adoucir un coup dont il ne se dissimulait point la pesanteur et que pourtant il ne pouvait lui éviter. Par Talleyrand et par Berthier, il lui fit écrire pour lui expliquer les raisons politiques et militaires qui le déterminaient ; lui-même, dans des lettres très explicites, dictées d'un ton de modération singulier, il prit soin de détailler expressément ses critiques. Même, il essaya de fouetter Lucien par une phrase à laquelle celui-ci ne fût point resté indifférent en d'autres occasions : Serait-il possible, lui disait-il, qu'avec votre esprit et votre connaissance du cœur humain, vous vous laissiez prendre à des cajoleries de cour et que vous n'ayez pas le moyen de faire entendre à l'Espagne ses véritables intérêts ?

Mais Lucien ne pouvait et surtout ne voulait rien comprendre : son piédestal s'écroulait ; il n'était plus le jeune prince régissant en maître la politique de son pays, disposant ses armées et réglant ses alliances, mais un agent imprudent qu'un ministre reprenait et dont le Premier Consul désavouait la signature. Il tombait au néant, et qu'allaient dire les Espagnols et surtout les Portugais ? Ces magnifiques présents, reçus dès la signature du traité, était-il logique ou même prudent de les retenir, le traité étant rejeté ? Il n'y avait qu'un moyen de sortir d'embarras : partir, et partir tout de suite.

Courrier par courrier, Lucien envoie sa démission d'ambassadeur et il le signifie en ces termes à Napoléon : Vous m'indiquez dans votre lettre toutes les fautes que j'ai faites, selon vous, dans ma négociation. Je crois y avoir répondu d'avance. Je ne nie point qu'il me manque beaucoup de choses ; je sais depuis longtemps que je suis trop jeune pour les affaires et je veux me retirer en conséquence pour acquérir ce qui me manque... Je compte partir pour Madrid clans trois jours, et là j'attendrai mon successeur. (9 messidor, 28 juin.)

Mais, ce successeur, l'on peut tarder à le nommer. Pourquoi l'attendre ? Je resterai à Madrid jusqu'au retour de ce courrier, mais pas davantage, écrit-il, quatre jours plus tard au Consul. Il y va de ma santé que je quitte ce climat, mais, ma santé fût-elle lionne, je ne connais qu'une puissance capable de me retenir en Espagne, c'est la mort. Je sais que si j'étais assez malheureux pour partir sans lettres de recréance, il faudrait m'attendre à un nouveau torrent de calomnies et de disgrâce, je m'y attends et je persiste. Je m'y attendais aussi en quittant Paris. J'avais calculé qu'on porterait l'effronterie jusqu'à me déchirer dans votre salon, jusqu'à m'accuser de viol, d'assassinat prémédité, d'inceste, etc., et cependant je suis parti...

Comment revenir sur de telles déclarations et ne point tenir de telles menaces ? Qui a fait entendre raison à Lucien ou plutôt quelles affaires le retiennent et de quel genre — affaires de cœur ou affaires d'argent ? Ce qui est certain, c'est qu'il ne part point, et il a bien raison : car le Premier Consul, qui, dès le refus de ratification, a fait engager à Paris, sous ses yeux, de nouvelles négociations avec le Portugal, réserve à Lucien pour guérir sa vanité, ménager sa considération aux veux des étrangers et couvrir sa retraite, la signature du traité définitif : Ce n'est, que le traité de Badajoz rectifié avec suppression des articles inadmissibles et adjonction d'articles indispensables.

Lucien, qui est resté, reçoit donc le 18 thermidor (6 août) le projet officiel, et c'est à lui que l'on paraît s'en rapporter pour le faire aboutir : mais, feignant de ne point voir que son intérêt seul est en jeu et gardant cette attitude d'offensé dont il croit prendre des avantages, à chaque poste, il ne manque pas de faire valoir que, dans l'état de son esprit et de sa santé, chaque jour de séjour à Madrid est un grand sacrifice. Les attaques contre son traité l'exaspèrent. J'ai le plaisir, écrit-il au Premier Consul le 1er fructidor (19 août), de lire, tous les courriers, dans vos journaux, des articles sur la paix du Portugal qui ne seraient pas autrement s'ils étaient dictés par les ennemis les plus acharnés de ma réputation. Au reste rien n'a plus le droit de m'étonner.

Un mois se passe encore au milieu de ces récriminations, de ces polémiques avec Napoléon et Talleyrand ; ne pouvant obtenir, malgré ces coups d'épingle réitérés, ces injures et même ces menaces, que le Premier Consul lui envoie ses lettres de rappel avant qu'il ait signé le traité, le 29 fructidor (16 septembre), il s'adresse à Joseph : J'écris à mon frère, lui dit-il, qu'en finissant cette affaire, je veux absolument me retirer et que, depuis deux ans, j'ai senti qu'une retraite de quelques mois m'est indispensable... Si nous ne pouvons avoir la paix, je quitterai à regret une affaire non terminée, mais il y a des bornes aux devoirs comme aux droits et ces bornes sont atteintes. Je vous aime, après mes enfants, au-dessus de tout... Mais je crois que tous les liens qui m'attachent à vous ne pourraient pas m'empêcher d'âtre à Paris au mois d'octobre. Épargnez-moi cette sottise et rappelez-moi sans désagréments. Je ne mérite pas tous ceux que j'ai eus, mais je braverais comme eux le dernier, celui de quitter l'Espagne sans lettres de recréance.

Le 7 vendémiaire an X (29 septembre), treize jours après cette lettre à Joseph, Lucien peut enfin, grâce aux efforts de Gouvion Saint-Cyr, qui a fait toute la besogne, signer ce fameux traité ; mais encore faut-il que la paix soit proclamée à Paris, que les ratifications soient échangées à Madrid, reviennent à Paris et que, de Paris, on ait pu en accuser la réception. La paix est proclamée le 15 vendémiaire (7 octobre) ; mais il faut vingt jours au moins pour l'accusé de réception. C'est le dernier délai qu'a fixé Lucien : Votre courrier, écrit-il à Talleyrand le 2 brumaire (24 octobre), m'a prouvé que le Premier Consul ne veut pas consentir à mon retour et j'ai perdu l'espoir de recevoir par le retour de mon dernier courrier mes lettres de recréance. J'ai pris mon parti en conséquence et, dans dix jours, je pars... L'éclat que va produire un départ sans lettres de recréance retombera sur l'injustice d'un gouvernement que j'ai assez bien servi pour n'avoir pas dû m'attendre à sa défaveur... Vingt-quatre heures après le retour de Gaspard qui vous a porté les ratifications, je roule vers Paris. Cette nouvelle brouillerie entre mon frère et moi fera plaisir à bien du monde, mais la brouillerie de mon frère est un mal moindre que le dépérissement de ma santé et l'exil de ma patrie et de ma famille.

Et en effet, le 17 brumaire (9 novembre) — non pas dix, mais quinze jours après cette expédition — il quitte Madrid et de propos si délibéré que, d'avance, il l'a annoncé à Fontane, qui en a fait une nouvelle dans le Mercure du 15. De crainte d'être arrêté en route par un ordre du Consul, il court nuit et jour, sous un nom supposé — son secrétaire passe pour le général Thiébaut et lui-même pour le secrétaire du général. — Le 23 brumaire (14 novembre), il est à Paris.

Sauf le temps du voyage, c'est bien là le terme a fixé à ses amis, la veille de son départ, dans le salon de Mme Bonaparte.

Encore ses amis ont-ils trouvé le temps long. À peine il était parti de Paris que, par chaque courrier, ils pressaient son retour, insistaient sur la nécessité de sa présence, sur les conseils qu'il pourrait donner pour hâter la marche progressive du Consul vers le rétablissement de la société ancienne. Revenez au plus tôt en France, lui écrivait Fontanes, le 10 messidor (29 juin). Vos chênes et vos marronniers valent mieux, croyez moi, que les orangers d'Espagne et de Portugal. Finissez vile cette guerre et que la France vous revoie : elle n'eut jamais plus besoin de vous. Et quelques jours après : Votre bon démon ne doit-il pas vous ramener bientôt ? J'ai grand besoin de vous et, là-dessus, je ressemble à toute la France. Que de bons conseils, que de vérités courageuses à dire ! Quel appui vous pouvez donner clans le grand jour !

Tout le groupe réactionnaire, catholique et surtout monarchiste, qui dès le ministère de l'Intérieur, a accaparé Lucien et auquel Lucien s'est livré, aspirait à son retour, et c'était pour cela peut-être, en dehors de quantité d'autres raisons d'ordres divers, que Napoléon longeait la courroie et n'eût point été fâché que Lucien prolongeât son séjour en Espagne. Mais qu'y eût-il fait de plus et n'avait-il point atteint son but ? N'en rapportait-il pas une immense fortune, cinquante millions a-t-on dit !

Et il ne s'en cache point, car laissant à Mme Bacciochi la maison de la rue Verte, dès le 1er frimaire (21 novembre), il loue, pour trois années, moyennant un loyer annuel de 12.000 francs en numéraire, le magnifique hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique, n° 200, consistant en une grande cour avant son entrée par ladite rue, grand corps de bâtiment entre cour et jardin, basse-cour, écuries et remises, bâtiments en dépendant, grand jardin et autres dépendances. Brienne après Marbeuf, n'est-ce point tout dire pour les Bonaparte, et que peut-il leur arriver par surcroît ? Mais le luxe des Brienne, si grand qu'il est, ne suffit point à Lucien, il met dans l'hôtel les ouvriers comme si déjà il était propriétaire, et, en même temps, au Plessis, il se prépare à tout reconstruire, achète tous les entours, bouleverse le château, les jardins, les communs, jette l'argent à belles mains pour que, clés le printemps, il puisse s'y installer avec sa cour.

 

Cette cour, Elisa devra nécessairement la tenir, car l'absence de Lucien, loin de rompre les liens qui étaient entre eux, semble les avoir renforcés. Nul comme elle n'a souffert de son départ et c'est pour elle qu'a été la vraie disgrâce. Du même coup perdre un frère tel que Lucien et un mari tel que Bacciochi, c'était trop ! Heureusement, Fontanes lui était resté. Elle trouvait à sa société des agréments de tous genres, où la politique, le pédantisme et la littérature entraient pour quelque chose. Quant à Fontanes, il en avait tiré tout ce qu'il était, il en devait tirer tout ce qu'il serait et cela valait bien un peu de complaisance. Elisa n'était point belle, d'une taille ordinaire, mince, maigre, point de gorge, les bras menus, la jambe et le pied jolis ; une figure bien faite, profil antique ; des cheveux noirs, des yeux noirs, la peau assez blanche, la bouche assez grande, de belles dents, voilà le physique. Nul charme de femme, mais, dans la physionomie, une extrême mobilité : dans la même seconde, elle crie, elle pleure et elle rit et console ceux qui l'entourent. Cela seul peut sauver le masculin des traits et le laid des yeux à fleur de tête. Cela excuse l'amant, mais ne justifie pas l'amour.

Après le départ de Lucien pour l'Espagne, Elisa a mené, rue Verte, une vie fort retirée des Tuileries et à peine traversée par quelques séjours à Mortefontaine et au Plessis, surtout au moment des vacances de Lolotte. On ne la voit point à Malmaison, mais, au moins, Fontanes lui tient fidèle compagnie : Je vis très retiré, écrit Fontanes à Lucien ; je ne sors que pour aller m'entretenir de vous avec celle qui vous aime le plus. N'allez pas croire que c'est une des mille Arianes que fait votre absence. C'est mieux que cela : c'est une âme et un esprit comme le vôtre, Mes livras, la rue Verte et Madrid voilà où sont toutes mes pensées. Mme Bacciochi peut vous dire si je vous suis tendrement attaché. Elle a la bonté de me recevoir quelquefois. Elle aime à m'entendre parler de son frère.

Elisa poussait même ses bontés pour Fontanes au point d'accepter de tenir avec Lucien l'enfant qu'il s'était avisé de faire à sa femme. Il est -vrai que Fontanes avait une si galante façon de solliciter ! Si j'ai un fils, écrivait-il à Lucien, il aura votre génie ; si c'est une fille, elle aura les grâces de votre sœur. Ce fut une fille et qui mourut tôt. Il en eut une autre et qui fut encore nommée Christine par Lucien et Elisa. — On sait que c'était de ce nom, qu'il avait donné à sa seconde fille, que Lucien appelait d'ordinaire sa femme, Catherine Boyer.

A l'été, Elisa fort souffrante partit pour les eaux ; au passage à Paris, elle avait aperçu son mari, envoyé par Lucien de Madrid avec le magnifique traité. Son voyage fut si rapide que Bacciochi, retournant en Espagne et courant la même route que sa femme, ne put la rejoindre. Il s'en plaignait. — S'en plaignait-elle ? Elle vint à Barèges d'abord : le déplacement l'avait soulagée, mais les eaux lui firent grand mal. De là à Carcassonne, pour consulter Barthez, fort en réputation dans le monde médical, et ayant, à ses yeux, ce prestige d'avoir soigné Charles Bonaparte dans sa dernière maladie : connue elle souffrait de l'estomac, elle pensait au cancer héréditaire.

M. de Barante était alors préfet de l'Aude, mais, se trouvant lui-même indisposé, il chargea son fils de faire à la sœur du Premier Consul les honneurs de la ville. Elisa accepta d'autant meilleure grâce que voyageant sans aucune suite, elle était descendue dans une mauvaise auberge où, pour échapper aux punaises, elle couchait à terre sur un matelas. Déjà à Barèges, elle s'était fort ennuyée, n'ayant rencontré personne de sa connaissance, et c'était presque une bonne fortune de tomber à Carcassonne sur un jeune homme d'agréable mine, qui fût au courant des nouvelles, de son monde, des pièces qu'on jouait et des livres à lire. En ces conditions, un tête à tête de deux jours ne parut point lui déplaire.

Barthez lui avait donné une consultation copieuse ; mais, Montpellier étant presque sur la route, elle alla demander avis à la Faculté et à Fouquet en particulier. Mais comment se reconnaître parmi tant d'ordonnances ? La pauvre chère dame, comme on l'appelait dans la société du Plessis, ne s'en trouva pas soulagée et revint fort malade à Paris où elle crut enfin découvrir le remède qui lui convenait : du lait de chèvre, seul, sans pain, sans eau, et six tasses seulement par jour.

Mais comme le reste, le lait de chèvre s'usa : et rien n'y put, ni son monde habituel, ni le trantran repris des voyages au Plessis, ni même le retour si désiré de Lucien. Elle ne m'a pas encore paru si malade, écrit un de ses intimes. Elle a quelquefois été aussi souffrante, jamais aussi abattue, son œil est devenu fixe et sa physionomie, jusqu'à présent si mobile, n'éprouve plus qu'une longue habitude de douleur. Elle sortait autrefois de crise par un sourire, par un mot gai qui consolait tout le monde ; elle n'en sort aujourd'hui que pour plaindre ceux qui la voient de l'ennui qu'elle croit leur causer. On sent à ses discours, à ses regards, qu'elle n'a plus de confiance dans sa jeunesse, dans sa force, dans son courage. Elle n'a plus l'aimable prétention d'être au ton de tout le monde elle s'occupe du soin plus touchant encore de ne gêner celui de personne... Elle disait hier dans le salon : Je m'en vais, j'empêche tout le monde de s'amuser, j'attriste tout le monde.

Et pourtant, toute moribonde qu'elle est, la pauvre chère dame ne sait rien refuser aux incessantes demandes de Fontanes qui se bête de profiter qu'elle vit encore : c'est le temps où, sur les instances de Fontanes mis en branle par Chateaubriand, elle s'occupe à protéger Laborie qui vient d'être pris en flagrant délit d'espionnage dans le cabinet de Talleyrand. Et, pour le sauver, que de pas elle doit faire, que de démarches et combien de lettres ! Elle a gain de cause à la fin. J'ai reçu la lettre de Mme Bacciochi, écrit Chateaubriand, elle est toujours adorable. C'est le temps où elle détermine la fortune de Fontanes lui-même, où elle s'efforce pour tous ses collaborateurs, où elle obtient des subventions et recrute des abonnés pour le Mercure, où elle s'établit la protectrice du petit monde néo-catholique et se rend, à chaque heure, la garante des bonnes volontés des émigrés rentrés — s'entend de ceux qui sont amis de M. de Fontanes.

 

Elisa est la seule de ses sœurs que Lucien retrouve à Paris ou qui y soit établie à demeure. Paulette, pour commencer par elle, vient en effet de partir pour le grand voyage qui va exercer une influence suprême sur sa destinée.

Depuis qu'il occupe le pouvoir, le Premier Consul s'occupe des moyens de recouvrer Saint-Domingue, de rendre à la France sa colonie la plus importante et la plus riche. En trente ans — car, cédée à la France en 1697, au traité de Ryswick, le courant ne commence à s'y porter qu'après la banque de Law et l'affaire du Mississipi, et l'effort n'est décisif que dans les quinze années de paix qui suivent la terminaison de la guerre de Sept ans — la partie française de Saint-Domingue était arrivée à un tel point de prospérité que, en l'année 1789, déjà mauvaise et inférieure en produits aux précédentes, la France par 517 bâtiments y avait importé pour 122 millions de livres et en avait exporté en marchandises à destination unique de France pour 463 millions. Importations de marchandises profitant aux manufactures nationales, importations et exportations réunies alimentant le commerce maritime, revenu presque total de la colonie, évalué à 280 millions de livres, dépensé en France par les créoles habitant la métropole, voilà ce que des théories humanitaires avaient fait perdre à la nation, ce que le Premier Consul entendait chaque jour regretter par sa femme, par les parents, les amis de sa femme, tous créoles, tous propriétaires d'habitations, tous exaspérés par la sauvagerie des nègres, tous déclarant que rien n'était plus aisé que de reprendre possession de cette immense puissance d'argent — l'île aux huit cents sucreries, aux trois mille indigoteries, aux huit cents cotonneries, aux trois mille cafeyères, File bénie dont administrateurs et colons, voyageurs et historiens s'accordaient à vanter la salubrité.

Aussi, dès le lendemain de Marengo, le projet est nettement arrêté dans l'esprit du Consul et il le marque en négociant avec l'Espagne la rétrocession de la Louisiane, destinée à fournir une base d'opération et un sanatorium s'il y a lieu et à assurer le ravitaillement en bois et en bestiaux. Aussitôt les préliminaires de paix signés avec l'Angleterre (11 vendémiaire an X - 3 octobre 1801) il met tout en action. Peut-il tolérer que, quoique dépendant encore nominalement de la métropole, Saint-Domingue ne soit plus d'aucun secours ni pour les anciens propriétaires, ni pour le commerce français, ni pour le trésor national ; qu'un nègre, un esclave, l'y parodie lui-même, le traite à égalité, proclame comme lui des constitutions, conclue des traités, se décerne de son chef une puissance dictatoriale et viagère ? Peut-il admettre, lui, gardien de l'honneur national, que la France, sans lutter, même sans protester, reconnaisse et proclame l'autonomie de son plus riche domaine ? Peut-il consacrer la spoliation des créoles, tarir cette source inépuisable et légitime de richesses, accepter comme un fait acquis la supériorité sur les blancs de ces nègres assassins et incendiaires ? L'Égypte conservée, Saint-Domingue était utile ; l'Égypte perdue, Saint-Domingue est indispensable ; y rentrer, ce n'est pas seulement exercer un droit incontestable, c'est remplir un devoir impérieux : c'est rendre son activité au commerce national, donner une impulsion énergique à l'industrie, rétablir la marine marchande ; c'est tirer de la pire misère une classe entière de citoyens intéressants, fournir à l'émigration un débouché nécessaire, assurer enfin à ceux qui seront employés pour reconquérir la colonie les éléments d'une richesse telle que les concessions de terre l'ont jadis procurée aux gouverneurs, aux intendants et, par eux, à quiconque s'est porté à coloniser.

C'est bien ainsi qu'on le considéra dans l'armée : loin d'être regardé comme une disgrâce, ce fut une haute faveur de faire partie de l'expédition. Il y eut, pour en être, une émulation extraordinaire, et le nombre des généraux et des officiers comparé à celui des soldats surpassa de beaucoup les proportions ordinaires. On accorda cette grâce comme une sorte de compensation à beaucoup d'officiers qui n'avaient pu faire leur fortune en Italie ou en Égypte ou qui l'avaient défaite. Les sollicitations furent aussi vives de la part de l'élément civil que de la part de l'élément militaire, et, pour former les cadres administratifs de la colonie, aussi bien que pour constituer les cadres de l'armée, on n'eut qu'à choisir. Sans aspirer à des fonctions, quantité de gens demandaient encore à suivre l'expédition : créoles désirant rentrer dans leurs habitations, chercheurs d'aventures, commerçants de tous ordres, ouvriers de tous métiers : Il y eut là un grand mouvement qu'il faut d'autant plus affirmer que le souvenir en a été plus vite perdu et que l'on se plut par la suite à découvrir d'autres mobiles à une décision que l'honneur commandait, que l'intérêt justifiait, que toutes les classes de la nation avaient désirée, et dont personne n'avait mis en doute le succès.

Mais quel serait le chef ? Pour mener une telle entreprise, pour résoudre de son initiative les problèmes qui allaient forcément se poser et sur lesquels la distance ne permettrait point de demander et de recevoir à mesure des instructions ; pour remplir des intentions dont certaines ne pouvaient encore être exprimées en France et dont, même à Saint-Domingue, l'exécution dépendait des circonstances ; pour substituer l'autorité du capitaine général nommé par la métropole à la dictature de Toussaint à qui une fausse politique avait attribué des honneurs exceptionnels, le grade de général de division, la commission de général en chef, et jusqu'à la reconnaissance du pouvoir qu'il s'était attribué ; pour constituer, en face de l'Angleterre toujours hostile et des États-Unis déjà attentifs, tant avec l'ancienne partie française qu'avec la partie espagnole cédée par la paix de Bille, une colonie florissante ; pour réveiller l'agriculture et y rappeler le commerce, il fallait à Bonaparte un homme qui eût pénétré sa pensée et qui eût reçu la confidence de ses desseins les plus secrets ; qui lui fût attaché par des liens si étroits qu'il crût travailler pour lui-même en s'efforçant pour la France et que son ambition se confondit en quelque sorte avec celle du Consul ; qui joignit à une belle réputation militaire des talents d'administrateur et de diplomate, dont enfin l'esprit fût large, le cœur haut et les mains pures. Le nombre n'est jamais grand de tels hommes. Napoléon n'en trouva qu'un : Leclerc.

Leclerc avait été son compagnon à Toulon aux premières heures de sa fortune ; il avait été, en Italie, entre ses affidés les plus intimes ; il s'était fait au 19 brumaire l'auxiliaire le plus utile de son coup d'État ; il n'était point de ceux qui cherchaient la richesse par tous les moyens et dont on dût appréhender les dilapidations et les extorsions ; enfin, il était l'époux de la sœur que Napoléon préférait et déjà un royaume n'eût point été trop pour elle. A Saint-Domingue, elle trouverait, avec les éléments assurés d'une fortune immense, toutes les satisfactions d'orgueil et de vanité ; elle y entraînerait sa cour, elle y donnerait des fêtes, elle y appellerait le luxe et le plaisir : car c'était bien plus à la colonisation qu'à la conquête que tous, et lui le premier, se plaisaient à penser, tous les anciens administrateurs coloniaux, tous les créoles s'accordant à dire que, pour faire rentrer les nègres dans l'obéissance, il suffirait de faire claquer un peu fort le fouet du commandeur.

Depuis Brumaire, Leclerc, comme soldat, n'avait pas eu de chance. En lui confiant une division à l'armée du Rhin, le Premier Consul avait compté le sortir de pair et le mettre en ligne pour un commandement d'armée ; mais Leclerc n'avait pu se trouver qu'à une seule affaire, celle de Landshut, où ses dispositions avaient été bien prises et où ses trois brigadiers avaient obtenu un joli succès, mais ce n'était point une bataille d'où sortît une illustration, c'était tout justement une attaque de poste. Durant la campagne, Leclerc ne put ensuite trouver sa belle, sa santé étant tout à fait atteinte et l'ayant forcé à se retirer mur les derrières de l'armée pour y faire des remèdes ; le Premier Consul avait été assez inquiet de lui pour que, à chaque courrier qu'il envoyait à Moreau, il demandât : Leclerc se porte-t-il bien ?... Donnez-moi des nouvelles de Leclerc.

Revenu à Paris à l'armistice, il ne s'était point, à la reprise des hostilités, trouvé encore en état de faire une campagne active ; il avait dû être employé à Lyon avec sa division désignée pour faire partie de la nouvelle Armée d'observation en formation à Dijon. Après Hohenlinden et les préliminaires, le Premier Consul, rassuré, avait contremandé cette armée et chargé Leclerc d'organiser et de faire filer sur Bordeaux les brigades qui devaient composer le Corps d'observation de la Gironde (ventôse an IX, mars 1801) ; au bout de trois mois, le 19 prairial (8 juin) il lui avait confié le commandement effectif de ce corps d'armée. Leclerc avait donc pu espérer qu'il allait enfin faire une campagne ; mais, d'une part, dès le ri prairial (16 juin), il était prévenu que, pour des motifs politiques, aussitôt que les troupes hispano-françaises se trouveraient réunies, Gouvion Saint-Cyr en prendrait le commandement en chef ; d'autre part, l'intervention si active de Lucien aux négociations de Badajoz avait précipité la paix avant même qu'il y eût eu rencontre avec les Portugais.

Leclerc n'avait donc pu développer de talents militaires, mais il s'était montré organisateur et diplomate et il avait fait preuve d'une parfaite honnêteté. Incapable de se garnir les mains lui-même, comme tant d'autres avaient fait, il écrivait à Lucien : Si tu trouves occasion de faire augmenter ma fortune à Madrid, je t'en aurai obligation. Le prince de Beauvau, en 1762, a été bien traité de la Cour. Elle ne me fera pas de peine en me traitant de même ; je suis aussi pauvre en sortant d'Espagne qu'en y entrant. Et par le courrier suivant : N'oublie pas, lui disait-il, que tu prends mes camées et que tu fais un cadeau à Paulette si tu fais la paix, non compris celui que tu me feras avoir et dont j'ai grand besoin. Les généraux en chef qui, môme en pays ami, attendaient qu'on leur donnât et ne prenaient point d'avance, étaient alors une rareté et l'on n'en aurait guère cité de tels.

Sa conduite ne lui eût donc mérité que des éloges, s'il ne s'était avisé, durant une absence, de confier à l'un de ses sous-ordres le soin d'ouvrir les lettres qui lui étaient adressées, môme par le Premier Consul : cela lui valut une algarade dont il put se souvenir, mais qui ne traça point d'ailleurs, car, lorsqu'il s'agit de désigner un chef à l'expédition projetée, Napoléon n'hésita point.

Leclerc ayant eu vent de quelque chose et redoutant que le choix ne tombât sur lui, écrivait, dès le 20 thermidor (8 août), à Lucien : Je crains l'embarquement, rassure-moi à cet égard, car je suis décidé à ne pas m'embarquer ; mais d'autres avis l'avaient rassuré et lorsque, par une lettre du 16 vendémiaire an X (8 octobre), il fut appelé à Paris par le Consul, il croyait encore, en quittant son quartier général de Prao, près de Valladolid, qu'on allait lui donner le portefeuille de la Guerre.

Néanmoins sa résistance fut courte : arrivé à Paris le 3 brumaire (25 octobre), il reçut et accepta le même jour sa nomination de commandant en chef et de capitaine général de Saint-Domingue. Il avait ordre de partir le plus tôt possible et, pour un tel voyage, il fut leste en ses préparatifs, car le 28 brumaire (19 novembre) il était rendu à Brest. Pourtant, malgré les ordres réitérés du Premier Consul, ce ne fut qu'un mois après, le 23 frimaire (11 décembre), que la flotte aux ordres de -Villaret-Joyeuse put mettre à la voile. Ce retard eut de terribles conséquences : il ne saurait être imputé à Leclerc ; doit-il, comme on l'a soutenu, être mis au compte de Paulette, laquelle accompagnait son mari à Saint-Domingue ?

On a dit, répété, et l'anecdote passe à présent pour certaine, que Paulette aurait opposé une résistance désespérée aux ordres formels du Premier Consul lui enjoignant de partir avec Leclerc ; et cela parce qu'elle aurait alors été follement éprise de Lafon, de la Comédie-Française ; elle n'aurait point voulu lé quitter, et, prolongeant à l'absurde son séjour à Paris, elle aurait compromis ainsi le succès de l'expédition.

Or, voici les faits : Paillette a quitté Bordeaux à la fin de prairial (20 juin), lorsque Leclerc est entré en Espagne ; elle a passé la plus grande partie de l'été à Mortefontaine chez son frère Joseph et elle a fait aussi divers séjours à sa terre de Montgobert : il est possible que, dans ses voyages à Paris, elle soit venue aux Français, qu'elle ait pris plaisir à entendre Lafon ou tout autre, mais quoi ! est-ce un crime de se donner la comédie ? Quelqu'un pourtant a remarqué l'assiduité de Paulette, a certifié ses empressements ; — quelqu'un de la Comédie sûrement ? Certes, et c'est un témoin qui vaut créance, un témoin qui a été au courant de toute l'intrigue et qui, à l'annonce du départ de Paulette, s'est écrié : Pauvre Lafon, il en mourra. On nomme ce témoin : c'est Mlle Duchesnois ; dès lors comment douter ? Cela passe des pamphlets dans les mémoires apocryphes et de ceux-ci dans l'histoire : or, ce témoin bien informé, ce témoin véridique, ce témoin qui d'ailleurs n'a jamais témoigné, Mlle Duchesnois, n'appartenait alors ni à la troupe, ni à aucune autre : Mlle Duchesnois a débuté aux Français le 15 thermidor an XI (3 août 1803) vingt et un mois après le départ de Paulette pour Saint-Domingue, sept mois après son retour en France.

Ce n'est donc point pour Luron que Paillette a retardé le départ de l'expédition ; mais nul doute pourtant que le retard ne soit de son fait. Elle prit son temps, dit l'un des témoins prétendus, vint à Brest en litière portée à bras d'hommes. — Depuis quinze jours, dit un autre, l'escadre était prête à mettre à la voile ; l'ordre de départ avait été donné ; les vents étaient favorables et pourtant on restait dans le port. Une femme arrêtait tout le mouvement. L'on insiste et l'on précise : c'est le lendemain de l'arrivée de Paulette que la flotte est partie.

Or, Mme Leclerc a quitté Paris avec son fils le 22 brumaire (13 novembre) devançant son mari de quarante-huit heures, afin de pouvoir coucher en route. Le 26 (17 novembre), Leclerc, qui a couru jour et nuit, l'a rejointe un peu avant Rennes où ils se sont arrêtés ensemble chez Bernadotte. Le 28 (19 novembre), Leclerc qui a repris l'avance, est arrivé à Brest où les honneurs lui ont été rendus, en sa qualité de général en chef par l'armée et la marine, et le 29 (20 novembre), Paulette est arrivée à son tour. Elle a donc employé dix-neuf jours au plus à se préparer pour un tel voyage, et la flotte a mis à la voile dix-neuf jours après que Mme Leclerc était rendue à Brest.

Cela parce que, à son arrivée, l'armement des vaisseaux était loin d'être terminé ; qu'à partir du 1er frimaire (22 novembre), le vent souffla en tempête d'ouest-nord-ouest presque sans interruption, amenant des désastres innombrables sur les côtes de France, de Hollande et d'Espagne ; que l'amiral enfin, jaloux de son indépendance et de son autorité, retarda d'autant plus que le général en chef le pressait davantage. Il ne se trouva prêt que le 20 frimaire (11 décembre) et, à ce moment, pour signaler sa galanterie à l'égard de la sœur du Consul, qui devait prendre passage à bord de l'Océan, son vaisseau amiral, il usa encore deux jours à lui offrir une fête. Mieux eût valu songer moins à des bals et embarquer un pilote, pratique des côtes de Saint-Domingue, mais, à cela, Villaret ne pensa point. Il avait perdu vingt-trois jours à Brest ; il en perdit douze dans les parages de Belle-Isle, puis des Canaries, à attendre l'escadre de Rochefort ; et lorsque, après quarante-cinq jours de navigation, il arriva en vue du Cap Français, Toussaint, prévenu, avait fait enlever les balises et s'était mis en défense. Faute d'un pilote, Villaret se refusa à forcer l'entrée du port ; le Cap fut brûlé et les blancs furent massacrés.

Quelle est ici la responsabilité de Paulette ? Elle avait pris galamment son parti d'un voyage dont, sans doute, elle ne prévoyait point tous les dangers, où même, sur la foi de ceux qui l'entouraient, elle imaginait des agréments, mais qui n'en présentait pas moins tontes sortes de risques. Elle s'était trouvée heureuse d'emporter comme viatique ce mot de son frère au bas des dernières instructions adressées à son mari : N'oubliez pas de nie donner des nouvelles de Mme Leclerc ; j'aime à penser qu'elle partagera aussi un peu la gloire de votre expédition, surtout si elle se met au-dessus des fatigues de la navigation et du climat. Elle se reposait là-dessus, se tenant, elle aussi, pour un soldat, décidée à n'avoir pas peur, à ne point se passer de fantaisies — et c'était comme une coquetterie nouvelle, cet air de bravoure qu'elle donnait à son charmant visage, le contraste en était piquant et l'attrait irrésistible.

 

Murat n'avait point été obligé d'aller si loin pour faire fortune. Après Marengo, où il s'était conduit avec tant de bravoure et d'intelligence, que pour lui donner une preuve toute particulière de la satisfaction au Peuple français, les Consuls de la République lui avaient décerné un sabre d'honneur (4 messidor an VIII, 23 juin 1800), il était revenu à Paris où il comptait tirer bon parti de l'amitié que témoignait Joséphine à son cher petit frère et de l'intimité où était établie dans le palais consulaire cette petite femme charmante qui se conduisait à merveille. Caroline, en effet, logée à l'hôtel de Brionne, dans la cour môme des Tuileries, ne quittait point alors Joséphine et Hortense. Elle était de toutes leurs parties de spectacle, de tous leurs voyages à Malmaison et s'accommodait au mieux de cette sorte de chaperonnât que Joséphine, comme beaucoup de femmes de son caractère et de son cive, aimait à exercer sur les jeunes femmes. A l'arrivée de Murat, Caroline n'interrompit point ses assiduités, mais elle introduisit son mari en quatrième. D'ailleurs, fort petit garçon avec sa femme, ce soldat, et, au bal, avec son air martial, ses cheveux noirs, son physique de casseur, tenant respectueusement les gants et l'éventail de cette petite personne mince et blanche qui dansait devant lui.

Au dehors, il se rattrapait. Sa propre grandeur l'affolait. Son alliance avec le Premier Consul lui troublait le cerveau. Il se tenait monté par là au-dessus de toute loi et de toute règle. Au retour d'une reconnaissance qu'il avait faite aux environs de Paris, en habits bourgeois, un préposé aux barrières eut, l'insolence de lui demander le paiement d'usage : il l'éreinta à coups de cravache. Il prétendait que son nom devait suffire et que quiconque ne s'en contentait pas n'était qu'un insolent.

En attendant un commandement d'armée, sur lequel il comptait, il avait accepté une division de grenadiers et d'éclaireurs, campée entre Beauvais et Amiens (14 thermidor an VIII, 2 août 1800), mais il n'avait pas pour cela quitté Paris. Il s'y tenait à l'affût, cherchant partout des appuis, assurant chacun qu'il l'aimait par-dessus tous, multipliant les démarches, opposant les influences, utilisant les incidents, manœuvrant en tacticien pour attraper du Consul cette armée qu'il lui fallait et, au besoin, pour lui forcer la main. Lucien est parti, écrit-il le 22 brumaire an IX (13 novembre 1800) à Joseph, alors à Lunéville. Mille bruits plus absurdes les uns que les autres ont couru sur les motifs de son départ. Louis est aussi absent et on veut m'éloigner de même. Le Premier Consul m'a proposé — le croiras-tu ? — le commandement de l'Armée de l'Ouest, et cela parce qu'il voulait donner celle de Réserve, qui m'était destinée, à Bernadotte ! J'ai refusé net, et le jour où Bernadotte l'emportera sur moi, je donne ma démission ; tu connais là-dessus ma façon de penser. Je ne verrai jamais passer tranquillement le pouvoir dans les mains d'un homme qui, au 18 brumaire, était avec ceux qui ont voté la mise hors la loi de ta famille.

N'est-ce point tout Murat, et, avec cette feinte ouverture, cette franchise à la gasconne, ne trouve-t-il pas, pour donner à Joseph, protecteur de Bernadotte, un avertissement direct, la seule forme dont l'autre ne puisse se fâcher, puisqu'elle se présente sous l'air de l'intérêt et de la solidarité de famille ? Joseph comprend, garde pour une meilleure occasion ses recommandations en faveur de son autre beau-frère, et sept jours plus tard, le 29 brumaire (20 novembre), Murat est appelé à commander le corps d'armée rassemblé à Dijon.

Il reste quelque temps encore à Paris ; et, seulement dans la troisième décade de frimaire (11 au 21 décembre 1800), il donne ordre à ses colonnes de se rendre à Genève, où elles sont endivisionnées sous les généraux Tharreau et Maurice Mathieu, avec Sarrazin, Broussier et Paulet pour brigadiers. Il les laisse ensuite passer les Alpes à grands efforts et, de sa personne, il se dirige droit sur Milan pour les y attendre.

Bien qu'ayant le commandement d'un corps d'armée il n'est point indépendant. Son titre exact est lieutenant du général en chef commandant l'Armée d'Italie, et ce commandant est Brune. C'est donc avec Brune qu'il devrait correspondre, mais est-ce digne de lui ? Il ne consent même point à passer par le ministre de la Guerre, et c'est du Premier Consul même qu'il entend recevoir des ordres. Bonaparte ne peut, sans rompre toute discipline, tolérer ce renversement de la hiérarchie ; il est d'ailleurs accablé de plaintes au sujet des insolences et des abus de pouvoir de Murat à l'égard de ses subordonnés. Ne voulant point sévir, il prend le seul parti ; celui de ne point répondre. Murat en est exaspéré : J'ai dîné chez l'archevêque, écrit-il à Napoléon le 23 nivôse (13 janvier 1801)... Il compte sur une réponse de votre part, mais je ne pense pas que vos grandes opérations vous le permettent, puisque depuis mon départ, c'est-à-dire depuis deux mois, je n'ai pu obtenir aucun signe de vie de vous. Cela me confirme dans l'idée que j'ai que vous avez quelque raison de mécontentement que je ne puis deviner et me force de vous prier de me rappeler auprès de ma chère Caroline.

Cette fois, courrier par courrier, le Premier Consul répond, mais de quel ton et avec quelle étrange faiblesse Sans doute sur le point principal, il ne cède point : Correspondez, dit-il à Murat, avec le général Brune comme vous le devez avec votre général en chef, ainsi qu'avec le ministre de la Guerre ; sans doute encore il le relève à propos de ses velléités d'amour conjugal : Je n'approuve pas, lui dit-il, toutes les observations que vous me faites. Un soldat doit rester fidèle à sa femme, mais ne désirer la revoir que lorsqu'on juge qu'il n'a plus rien à faire ; mais, en male temps, il lui accorde presque tout ce qu'il souhaitait le plus ; sur l'avis que les Napolitains, à la nouvelle de la reprise des hostilités par les Autrichiens ont marché sur Ancône, il confirme à Murat l'ordre déjà expédié le 23 (13) de se porter contre eux et d'occuper la Toscane. N'est-ce point la certitude d'un commandement séparé et l'occasion de faire sa fortune ?

C'est que Caroline est près de son frère ; c'est que le 3 nivôse, Caroline enceinte et près d'accoucher, a, dans la voiture de Joséphine, essuyé le feu de la machine infernale ; c'est que Napoléon s'inquiète extrêmement de cet accouchement, il excuse les violences de Murat par l'exaltation qu'il lui prête et il lui passe d'autant plus facilement son indiscipline que si quelque danger se rencontre pour Caroline, il croit en être responsable : au reste, tout alla le mieux du inonde. Caroline accoucha le 1er pluviôse (21 janvier 1801) d'un beau garçon qui reçut de Napoléon et d'Hortense les noms d'Achille-Charles-Louis-Napoléon, et elle se trouva si facilement délivrée que, ce même jour, elle écrivit à sa belle-mère, sa chère et bonne maman, pour lui en faire part.

Durant ce temps, Murat, calmé par la dépêche du 23 nivôse (13 janvier) et impérieusement appelé par l'imprudente attaque des Napolitains sur Sienne, a marché de Milan à Florence où il arrive le 30 (20 janvier). Dès Bologne, il a rencontré le général Levatchef que Paul Ier envoie comme ambassadeur extraordinaire près la cour de Palerme, moins pour y porter les cordons de ses ordres que pour arrêter au passage, sur la prière de Marie-Caroline, la marche des Français ; car, le royaume de Naples n'étant pas compris dans le nouvel armistice signé entre Autrichiens et Français, il est urgent d'aviser. Sur la demande de Paul, le Premier Consul, a consenti à ne point pousser la guerre, et il a autorisé l'intervention officieuse de Levatchef : il en a donné avis à Murat ; Murat n'aurait donc qu'à exécuter les ordres reçus, mais cela est trop simple.

D'abord, il faut une parade, et c'est à Florence, au théâtre, avec fleurs, bouquets, drapeaux, romances et hymnes nationaux une embrassade avec Levatchef, l'alliance jurée des deux grandes nations ; puis, vient le sérieux et comme tout est Lien combiné ! Deux choses donc simultanées : croyant agir d'après les intentions du Premier Consul et voulant faire quelque chose d'agréable à Paul Ier, Murat écrit au commandant de l'armée napolitaine pour le mettre à même de lui proposer un armistice ; mais il n'arrête point ses troupes, il leur donne ordre de marcher sur Foligno, au centre des États pontificaux et de s'y réunir ; le prétexte : une vieille dépêche du Premier Consul en date du 27 nivôse (11 janvier), devenue inapplicable par suite des événements ; la cause : un traité signé le 6 pluviôse (26 janvier) entre son chef d'état-major, le général Léopold Berthier, et les Français acquéreurs des biens ecclésiastiques dans les États pontificaux : ainsi, Murat aura le choix entre la rançon que va lui offrir le Pape et les 1.500.000 francs eu obligations hypothéquées sur les biens fonds que lui ont concédés, après débats, Duveyrier et ses associés.

L'armistice signé à Foligno avec les Napolitains, il fait faire ses propositions au Pape, car il préfère l'argent comptant : Pour retirer ses troupes de l'État pontifical, excepté Ancône et sa banlieue, le général Murat, écrit Consalvi à Spina, le 21 février (2 ventôse) a demandé cent mille écus de pourboire[2] ! Après lui avoir vainement représenté notre misère, on a cédé... On lui a fait présent aussi d'un beau camée de deux cents sequins à mettre sur la poitrine qui a paru lui faire grand plaisir et qu'il a tout de suite envoyé à sa femme qui vient d'accoucher.

Cela réglé, Murat éprouve le besoin de voir le Pape qui, dit-il, lui en a fait de vives instances. Le 22 février (3 ventôse) il arrive à Rome avec six de ses officiers et est logé et noblement hébergé au palais Sciarra, aux dépens de la Chambre apostolique. Tout de suite, il a audience du Pape. Ma visite, écrit-il au Premier Consul, lui a donné de la considération et de l'aplomb : il en avait besoin. Elle a éclairé tous les partis sur l'objet de mon expédition que beaucoup regardaient comme dirigée contre tout le midi de l'Italie. Il m'a montré beaucoup d'estime pour vous ; je dirai de l'admiration et de l'attachement. Il est convenu que vous aviez besoin de lui pour consolider votre gouvernement et la paix et que, de bonne foi, il ferait tout ce que vous voudriez. C'est un bon homme, et, s'il nous faut un pape, je vous assure que c'est celui qui convient aux circonstances... Il m'a accablé d'amitiés, de cadeaux. Il m'a donné son portrait que je vous envoie. Veuillez l'accepter avec une autre boîte en rouge antique qu'il m'a donnée et un carnée antique que vous pourrez mettre à une plaque de sabre.

Murat ne passa que quatre jours à Rome ; il vit toute la ville illuminée, par ordre du Saint-Père, à l'occasion de la paix de Lunéville et repartit le 26 février (7 ventôse) pour Foligno et Florence.

Florence, les cadeaux du Pape le suivirent, entre autres un tableau de Raphaël, d'un grand pris ; mais, si c'était assez pour Rome, restait Naples. Murat avait fort envie d'y aller afin que S. M. Sicilienne lui accordât — pour l'honneur et en dehors d'autres suffrages plus sensibles — l'ordre de mérite de Saint-Ferdinand ; il l'avait fait insinuer par son aide de camp, Beaumont : et c'était le bruit public en Italie ; mais le Premier Consul averti coupa court eu lui écrivant : Vous ne devez recevoir aucune distinction ni présents quelconques du roi de Naples, ni d'Acton. C'est le seul cabinet qui, par sa conduite, a mérité l'exécration de l'Europe.

La paix avec Naples ne pouvant plus rapporter à Alquier, chargé de la négocier, que de médiocres tabatières, Murat qui avait reçu à Rome la commission si désirée de général en chef de l'Armée d'observation du Midi (signée à Paris le 24 pluviôse, 13 février, arrivée à Home le 24 février, 5 ventôse) aspira à rentrer en France où, en dehors de l'amour conjugal et paternel, l'appelait le désir légitime de placer le produit de ses opérations. De ce dernier motif, il ne parlait point au Premier Consul. Mon général, lui écrivait-il, vous auriez bien mauvaise opinion de moi si je ne vous parlais du désir que j'ai de me rapprocher de ma bonne Caroline et de mon petit Achille. Il faut être père pour sentir combien ce rapprochement est nécessaire à mon bonheur. Je tremble pour la mère ; elle fait des imprudences, elle sort... Et il ajoutait : Embrassez, je vous prie, votre Achille pour moi.

Il ne pouvait être question de retour. Les négociations avec Naples traînaient. Le Premier Consul exigeait que ses troupes occupassent le golfe de Tarente d'où l'on enverrait plus aisément des secours à l'Armée d'Égypte. Si les Napolitains refusaient, c'était la guerre. De plus, l'île d'Elbe à reprendre sur les Anglais ; la Toscane à organiser et, à pressurer dans les caisses de l'armée, le gouvernement à changer à Florence, c'était assez d'affaires. Pour s'éviter les suppliques de son beau-frère, Napoléon promit un congé quand les premières opérations seraient finies ; même il désigna le général Muller pour l'intérim de général en chef, mais, après, il laissa passer du temps ; puis, sur le grand désir que témoignait Murat de voir sa femme, il autorisa Caroline à se rendre à Florence. (4 floréal, 24 avril.)

Caroline partit en effet presque aussitôt avec le petit Achille qui avait ses trois mois et elle arriva à Florence le 16 floréal (6 mai). Je suis le plus heureux des hommes, écrit Murat à sa mère ; j'ai près de moi ma Caroline et mon petit Achille. Si grande pourtant que fût la vie à Florence, si radieuse que fût la représentation, si productives que fussent les contributions, Caroline ne parut point s'y plaire, car, après une vingtaine de jours, elle en partit pour prendre les eaux à Pise (9 prairial, 29 mai). Elle y passa une semaine, s'en trouva mal, revint à Florence (17 prairial, 6 juin), et quinze jours plus tard, profitant du passage de Cacault, elle imagina de faire avec lui mie escapade à Venise. Cela eut des conséquences, fit beaucoup parler à Vienne, à Rome, à Naples, à Paris, mit toute la diplomatie d'Europe en mouvement, attira à Cacault une vive réprimande de Talleyrand, et à Murat, qui n'y était pour rien, les observations du Premier Consul ; mais ce n'était point pour lui marquer des rigueurs, car, par le même courrier, il le nomma général en chef des Armées françaises en Italie (8 thermidor, 27 juillet), rangeant à la fois sous ses ordres les troupes qui occupaient le royaume de Naples, celles qui se trouvaient dans les Légations, en Toscane, à Parme et à Gênes et celles qui étaient stationnées dans la République Cisalpine. Murat allait donc transporter son quartier général à Milan pour s'y établir sur un pied digne de sa nouvelle dignité et capable peut-être de contenter Caroline, mais, d'abord, il dut installer à Florence le nouveau roi, l'Infant de Parme, qui. peu satisfait d'être roi de Toscane comme un grand-duc s'appelait roi d'Étrurie pour donner de l'antique à sa couronne. La chose ne se passa point sans incidents : aussitôt qu'il avait su l'arrivée du Roi à Parme, Murat s'y était transporté et avait réglé avec lui toutes les mesures. Revenu à Florence, il avait, le 14 thermidor (2 août), présidé, au Palais Vieux, à la prise de possession du royaume ; le 22 (10 août), à l'entrée du Roi, il lui avait fait galamment les honneurs de sa capitale, et il semblait que chacun fût fort satisfait de l'autre, lorsque, au dernier moment, une inadvertance vint tout gâter : le 27 thermidor (15 août), les Murat qui devaient partir le lendemain, avaient été invités à dîner à la nouvelle cour. Au moment où l'on se mit à table, Murat causait dans une embrasure de fenêtre. Le Roi se plaça entre la Reine et Mme Murat. Monsignor Caleppi ne voyant personne à côté de la Reine, prit de lui-même la place vacante, et Murat se trouva confondu à table au milieu de ses officiers. Ceux-ci ne se gênèrent pas pour montrer leur mécontentement de voir le prélat à la place de leur général. Celui-ci leur fit signe de se taire et ils obéirent, mais ils ne mangèrent absolument rien pendant le repas, et au sortir de table, ils allèrent commander un grand dîner à l'auberge.

La chose n'en resta pas là et si Murat avait été écouté, le royaume d'Etrurie aurait bien pu dès lors se trouver vacant. Dans ce dîner, écrit-il au Premier Consul, les égards dus à mon grade, aux liens qui m'attachent à vous et à la dignité de la République ont été méconnus. J'ai été, pour ainsi dire, obligé de m'asseoir où le hasard m'a conduit, la Reine avant appelé auprès d'elle à table Caleppi. Ce procédé a eu lieu devant tous nies officiers généraux et en présence de toute la noblesse. La surprise a paru sur toutes les figures et l'indignation dans le regard de mes généraux. J'ai eu grand besoin de rappeler toutes mes forces pour ne pas faire un coup de tète qui vous aurait déplu, mais que l'inexpérience du Roi et l'insolence de Caleppi qui oubliait que je commandais en Italie auraient rendu légitime.

Malgré les excuses que prodigua le Monsignor, Murat n'en garda pas moins rancune à la reine d'Étrurie et il fit payer fort cher à la cour de Florence le manque d'égards dont il se plaignait. Disposé comme il l'était et chargé de faire rentrer les contributions, il porta à cette mission quelque chose de plus que de l'âpreté.

A Milan où il était parti le lendemain de ce fameux dîner, il trouva les esprits dans un état de conflagration générale ; tout le monde s'attendait à une transformation, mais en quel sens ? Napoléon seul en serait l'arbitre. Compromise par les révolutions successives, ruinée par une déplorable administration financière, épuisée par les charges immenses que faisait peser sur elle l'occupation et, plus encore peut-être, par les exactions auxquelles s'étaient livrés la plupart des généraux français, la République Cisalpine était, par surcroît, livrée à un haut personnel gouvernemental de moralité douteuse, de probité suspecte, qui, comme l'ancien Directoire de Paris, n'avait pour soutien que les fournisseurs et ceux qui partageaient avec eux. Pour faire de cette république éphémère quelque chose qui pût être une nation, il fallait non pas seulement une constitution nouvelle, mais aussi une épuration gouvernementale. Dans ce but, Napoléon avait appelé à Paris les hommes les plus considérables du Milanais et, sous sa haute direction, Talleyrand, Marescalchi, Aldini, Serbelloni et Melzi discutaient les projets d'où devait sortir l'Italie moderne. L'issue était imminente, puisque Bonaparte voulait que la Constitution fût envoyée à Milan dans la première décade de vendémiaire an X (octobre 1801) et, comme des troubles pouvaient s'ensuivre, il eût paru hors de propos à tout autre que Murat de choisir ce moment pour s'absenter : mais Paris l'attirait si puissamment qu'il n'y résista point. Mon général, écrit-il à Napoléon, ma femme doit partir pour Paris avant le mauvais temps ; elle vient faire ses couches à Paris ; je crains de l'exposer seule en voyage avec Achille : permettez-moi de l'accompagner. Je ne reste que huit jours et je repars. Ne me refusez pas cette grâce ; j'ai besoin de vous voir. Achille est charmant : j'espère que vous l'aimerez autant que nous ; répondez-moi un oui ou un non, mais je vous déclare qu'un non me ferait de la peine. En même temps qu'il écrit au Premier Consul, il s'adresse à Joseph, si intéressé, croit-il, dans la nouvelle combinaison : Je t'en prie, lui dit-il, mande-moi où vous en êtes de la Constitution. Profite du premier courrier pour m'en informer. Obtiens surtout que je puisse accompagner Caroline. Le Premier Consul le prenant au mot, lui accorde de conduire sa femme jusqu'au Mont-Cenis, mais lin refuse d'abord de pousser jusqu'à Paris. Murat fait donc le voyage et retourne tristement à Milan ; mais le Premier Consul se ravise : c'est à Lyon qu'il décide de réunir la Consulte Cisalpine ; dès lors il n'a plus de raison pour ne pas permettre à son beau-frère, à la fin de brumaire (milieu de novembre) de passer quelque temps à Paris.

Murat arrive donc : il n'a point à se plaindre de sa campagne, et en voici les fruits : le 21, frimaire (15 décembre) il achète moyennant 470.000 francs de principal outre les charges, la terre de la Motte Saint-Héraye (arrondissement de Melle), rapportant 32.000 francs de revenu net annuel. Les vicomtes de Thouars la possédaient en 1380 d'eux, elle a passé aux Melun pour qui elle fut érigée en baronnie par Louis XI, puis aux Vivonne, aux Laval, aux Saint-Gelais, aux Montmorency, aux Bandéan de Pantière pour qui elle est devenue marquisat en 1633 ; puis, de là aux Montaut, aux d'Artaguiette et aux Carvoisin. C'est d'un Carvoisin que Murat achète sur les indications de son secrétaire de confiance, l'homme qui, avec Agar, a été le plus avant dans sa confiance. Aymé (plus tard le baron de la Chevrelière) qui est de Melle et qui se connaît en placements.

Ce n'est pas tout : le 22 nivôse (12 janvier 1802), il achète à Paris, moyennant une somme qui passe 500.000 francs, le magnifique hôtel Thélusson, bâti en 1780, par l'architecte Ledoux et occupant l'espace compris entre la rue de la Victoire et la rue de Provence. L'hôtel a son entrée principale, rue de Provence, par une grande arcade d'où l'on voit la rue Cérutti (rue Laffitte) jusqu'au boulevard. Les voitures, passant sous une grande arcade qui fait une des curiosités de Paris, suivent deux chaussées établies aux deux côtés de la partie basse du jardin et, entrant sous l'hôtel même, déposent les visiteurs à couvert au pied du grand escalier ; puis, de là se rendent aux remises et aux écuries qui sortent sur la rue de la Victoire. On monte cet escalier, qui, comme il sied dans un palais, s'élance droit, uniquement coupé par deux paliers et l'on se trouve aux appartements de réception : deux vastes antichambres, deux immenses salons, une salle de concert, une bibliothèque, une galerie, une grande salle à manger, — puis des chambres, des cabinets de travail, les appartements intimes. Des salons, l'on sort sur une terrasse ornée de statues, d'orangers et de fleurs, d'où deux rampes d'escalier en pierre descendent au jardin. Supportée par une masse de rochers, cette terrasse s'arrondit au-devant du salon principal qui dépasse en un avant-corps soutenu par huit colonnes corinthiennes. C'est l'hôtel le plus élégant et le plus recherché de Paris, digne de ce Thélusson associé de Necker, qui laissa, dit-on plus de vingt millions de fortune et dont le frère, établi à Londres et bien plus riche encore, a fait souche de barons et pairs du Royaume-Uni.

Voilà la terre et l'hôtel ; mais il faut la maison de campagne. Murat possède déjà à Villiers une partie de la propriété de Mme veuve de Bullion qu'il a achetée en l'an VIII et achevé de payer en thermidor an IX, mais le 22 ventôse an X (13 mars 1802) il la complète en y joignant moyennant 153.362 fr. 84 la portion principale.

Ainsi en trois mois de congé, Murat emploie plus de 1.200.000 francs rien qu'à ces achats : de plus, il profite du mariage de Louis pour faire bénir religieusement son propre mariage avec Caroline, et quand, de Lyon où il a accompagné le Premier Consul, il repart pour son quartier général à Milan, il fait régler que, outre son traitement de général en chef (40.000 francs), il recevra 30.000 francs par mois pour ses dépenses extraordinaires et qu'il sera logé dans un palais national.

L'on ne saurait dire qu'il ait perdu son temps.

 

Tous les Bonaparte, sauf Bacciochi, ont donc fait fortune ou sont en train ; un seul, qui n'a pas un sol vaillant, mangerait à belles dents blanches tout ce que les autres ont récolté : c'est Jérôme.

A son retour d'Italie où il s'est fort plu à jouer au petit général dans l'état-major de son frère, Jérôme avait été au débotté, le 27 frimaire an VI (17 décembre 1797) conduit au collège de Juilly, rouvert deux ans auparavant par le père Prioleau sous le nom d'école secondaire, et déjà remonté à sa réputation ancienne. Duphot et Muiron y ont été élevés, et, peut-être, l'amitié que Napoléon portait à Muiron l'a déterminé à confier son frère aux anciens maîtres de son aide de camp préféré. Plusieurs des Beauharnais y ont reçu leur éducation, et c'est encore un motif ; mais il en est un supérieur : la discipline fort sévère qui y est établie et où le martinet n'est pas oublié pour obtenir des élèves obéissance et application. Or, Jérôme a grand besoin de réparer le temps perdu et de marcher vite, car, en ce temps, l'on était pressé pour vivre.

Napoléon s'est inscrit comme correspondant et répondant de son frère sur le registre d'entrée : S'adresser au général Bonaparte et à son épouse, rue Chantereine, n° 6. Il a donc assumé sa tutelle, et avant de partir pour l'Egypte, il a voulu voir par lui-même comme l'enfant était traité. Il est venu à Juilly, a visité attentivement le réfectoire, les dortoirs, les salles d'étude, et il a emporté de belles promesses de Jérôme. Jérôme les a tenues ; car il est intelligent et aimable et veut primer. Seulement, après le départ de Napoléon, il s'est trouvé fort négligé, et, bien qu'il ait eu le prix d'honneur en floréal au VII (25 avril 1799) — ce qu'on appellerait le prix de Pâques — personne ne vient le voir, ne s'inquiète de lui, et il réclame, le pauvre petit, aussi bien des culottes que des modèles de dessin.

En vendémiaire an VIII (fin septembre 1799), il est encore en vacances lorsque Napoléon débarque à Fréjus ; et, comme enfant gâté du grand frère, il profite de son retour pour ne pas rentrer au collège. Avec ses quinze ans, l'extrême faiblesse que lui marque Joséphine qu'il sait amuser et égayer, sa charmante figure, sa désinvolture précoce, il ne peut manquer de s'émanciper. Ses frères, Joseph et Lucien, blâment d'autant plus cette libre éducation que Joséphine y préside : Il est essentiel, écrit Joseph à Napoléon pendant la campagne de Marengo, que tu donnes à Jérôme un surveillant pendant ton absence. Il faut, pour cela, que tu écrives un mot, car il s'appuie sur ta volonté pour ne pas quitter Malmaison. Napoléon n'envoie point le mot et laisse, si l'on peut dire, Jérôme aux mains des femmes. Ce séjour, dans le salon de sa belle-sœur, a répandu sur toute sa vie un parfum d'élégance et comme une odeur de femme : non seulement il a aimé les femmes, ce qui est commun, mais il a su leur parler et leur plaire : il a eu avec tous, même les hommes, des façons de politesse qui n'étaient pas apprises, un accueil qui ne laissait personne indifférent, une séduction qui s'exerçait même sur les plus prévenus, et une prodigalité qui montrait comme il avait profité des leçons de son institutrice. Un jour, il s'échappe des Tuileries, passe rue Honoré, entre citez Bien nais, demande é voir des nécessaires, en trouve un à son goût : Envoyez cela au Palais du Gouvernement. L'aide de camp de service paiera. Duroc croit que le nécessaire a été acheté par le Consul, paie, et, le lendemain, à l'ordre, présente la facture : 16.000 francs. Enquête faite, c'est Jérôme l'acheteur. Au dîner, Bonaparte prend le gamin par les deux oreilles : C'est donc vous, Monsieur, qui vous permettez d'acheter des nécessaires de 16.000 francs. — Ah ! moi, répond Jérôme, je n'aime que les belles choses ! Napoléon rit, et Jérôme garde le nécessaire.

Il est tant d'exemples de ces gâteries de Napoléon qu'on ne saurait les donner tous. Au retour de Marengo, Jérôme boucle : le Consul a emmené Eugène, cet insupportable Eugène qu'on présente sans cesse à Jérôme comme un modèle, et il a refusé de l'emmener, lui, son fière. A son arrivée, Bonaparte le demande, il arrive à la fin, grogne, refuse d'embrasser, finit par jaillir en plaintes : Veux-tu faire la paix, lui dit Napoléon, je te donnerai quelque chose. — Quoi !Ce que tu voudras. — Donnez-moi le sabre que vous portiez à Marengo. Le sabre est là ; Napoléon le tend à son frère.

Pourtant si faible qu'il soit, il ne lui passe point certains manques de tenue, et un soir que, pour dîner, Jérôme se présente d'un air cavalier, en bottes et cravache en main, Napoléon le relève devant tout le monde et, d'un mot mordant et sec, lui intime qu'une telle toilette est pour le manège, non pour sa table.

Comme il faut bien l'occuper à quelque chose, que l'uniforme des Chasseurs à cheval lui agrée et que déjà pour suivre l'essai des Hussards volontaires, Napoléon pense à éduquer dans le cadre de ses guides la jeunesse aristocratique, Jérôme est inscrit au contrôle et, sans faire aucun service, il peut croire qu'il commence son éducation militaire. Comme on n'est point soldat tant qu'on n'a point eu de duel, il se prend de querelle avec un jeune Davout, son camarade, aussi bonne tête que lui. Rendez-vous pris au bois de Vincennes, chacun avec un pistolet d'arçon et un paquet de cartouches. Là à vingt-cinq pas, ils s'assoient, le paquet de cartouches près d'eux, convenu qu'ils tireront et rechargeront jusqu'à ce qu'un soit bien blessé. Au cinquième feu, Jérôme reçoit en pleine poitrine une balle qui s'aplatit sur le sternum et s'y enchâsse. On l'y retrouva soixante ans plus tard à son autopsie.

Ce ne sont point là toutes les sottises : au contraire de ses frères qui gardent une sorte de réserve même en leurs plaisirs et qui n'aiment point à se mettre en dehors, Jérôme est volontiers bruyant et casseur. Il porte aux amusements la même ardeur qu'il eût, sans doute, mise aux batailles, étant, seul de la famille, un expansif et avant seul du hussard dans le sang. Le Premier Consul trouve que, à Paris, ce tapage le gène, et comme il entre d'ailleurs dans ses projets qu'un de ses frères se consacre à la marine, de façon que, dans un prochain avenir, il complète la distribution entre les siens des grands services publics, il profite de l'expédition qu'il médite en Égypte pour faire faire à Jérôme une première campagne de mer sous les ordres de Gantheaume. Depuis son retour d'Égypte, il a pris dans les talents et dans le bonheur de cet amiral une confiance extrême. Gantheaume au reste, ne manque pas de rappeler comment il a été associé à la fortune de Bonaparte, et, en tête de son papier officiel il a fait graver un navire guidé et éclairé par un B rayonnant avec cette légende : Il navigue sous son étoile.

Savary, préludant à ses fonctions de gendarme d'élite, est chargé, le lei frimaire an IX (22 novembre 1800) de se rendre en toute diligence à Brest pour remettre Jérôme à Gantheaume avec cette lettre d'avis du Premier Consul : Je vous envoie, citoyen général, le citoyen Jérôme Bonaparte pour faire son apprentissage dans la marine. Vous savez qu'il a besoin d'être tenu sévèrement et de rattraper le temps perdu. Exigez qu'il remplisse avec exactitude toutes les fonctions de l'état qu'il embrasse.

C'est la façon dont, alors, on se débarrassait dans les familles des jeunes mauvais sujets, mais le frère du Premier Consul n'est point un mousse ordinaire et, quoique Napoléon ait dit à Gantheaume qu'il lui recommande Jérôme non pas pour qu'il lui donne ses aises, mais pour qu'il le fasse travailler, Jérôme prend du service ce qui lui convient, mange à la table de l'amiral, se familiarise avec lui au point de puiser dans sa bourse comme il eût fait dans celle de son frère, et il est, à seize ans, assez initié dans ses secrets pour faire et écrire la critique de ses opérations.

Après une campagne de huit mois où, sans les incertitudes inexplicables de Gantheaume, l'Égypte eut pu être sauvée et où l'unique succès a été la prise d'un vaisseau anglais de 74, le Swiftsure, qui séparé de l'escadre de Lord Keith fut, après un léger combat, capturé le 5 messidor (24 juin 1801), la division vient, pour la troisième fois depuis son départ de Brest, mouiller en rade de Toulon. Le général n'a point manqué de faire dans ses rapports le plus brillant éloge de Jérôme, en sorte que, dès la seconde relâche, le Premier Consul a écrit à son frère cette jolie lettre d'encouragement : J'apprends avec plaisir que vous vous faites à la nier. Ce n'est plus que là où il y a de la gloire à acquérir. Montez sur les mâts ; apprenez à étudier les différentes parties du vaisseau ; qu'à votre retour de cette sortie, on me rende compte que vous ôtes aussi agile qu'un bon mousse. Ne souffrez pas que personne fasse votre métier. J'espère que vous êtes à présent dans le cas de faire votre quart et votre point.

Comment douter qu'il ne soit un marin fini, lorsque, après le combat du 5 messidor — combat peu acharné puisque l'Indicisible qui l'a soutenu a eu seulement deux tués el huit blessés —, Gantheaume a chargé Jérôme de se rendre à bord du Swiftsure, de l'amariner et de recevoir l'épée du capitaine. Nulle récompense plus flatteuse pour un jeune officier. Aussi Napoléon qui ignore que, profitant de la démonstration de l'escadre devant Vile d'Elbe, Jérôme a débarqué et a poussé jusqu'à Florence où Murat, toujours empressé, lui a fourni tous les moyens de se distraire ; qui n'a à reprocher à son frère qu'une négligence extrême dans sa correspondance, se déclare fort satisfait de l'expérience, trouve l'épreuve probante et écrit à Gantheaume qu'il appelle Jérôme à Paris et qu'il compte l'envoyer à Brest pour entreprendre un grand voyage. Il s'est donné pour programme que, dans trois ans, il ait navigué plusieurs milliers de lieues et soit clans le cas de commander un brick.

Jérôme prend donc la poste pour Paris ; en route, il ne se gène point pour parler et répandre des nouvelles. Il nous a raconté, dit un journal, que soldats et matelots avaient beaucoup souffert du défaut d'eau et de vivres, que le mauvais temps avait seul empêché le débarquement des troupes à bord sur les côtes d'Égypte, quantité d'indiscrétions qui de la part d'un autre eussent paru criminelles, qui, à lui, n'attirent pas même une observation. À Paris, chacun s'empresse à le fêter ; même on lui fait des vers : témoin ceux-ci que, chez Elisa, lui adresse le chevalier de Boufflers :

Sur le front couronné de ce jeune vainqueur,

J'admire ce qu'ont fait deux ou trois ans de guerre.

Je l'avais vu partir ressemblant à sa sœur.

Je le vois revenir ressemblant à son frère.

ô triomphe de l'hyperbole !

Ce qu'il est à ce moment et la façon dont il entend sa chance et comprend son métier, est tout dans quelques lettres qu'il adresse à Gantheaume. Il s'efforce de prendre le ton matelot, par cette mode que suivaient encore, il y a quarante ans, les jeunes gens se destinant à la marine ; et comme, de nature, il est fort tranchant et n'admet point qu'on le contredise, il se pose chez le Consul en arbitre des opérations navales et ne souffre point qu'on en glose devant lui — lui qui, en son particulier, en fait si fort la critique : Ils m'appellent dans la maison le grossier marin, le chevalier de Gantheaume, écrit-il le 26 fructidor (13 septembre). C'est qu'une fois ils voulurent discuter. Ils raisonnaient comme des officiers de terre et, après beaucoup de paroles, je leur dis en prenant mou chapeau : Je m'en vais, car vous raisonnez comme un tas de sots et des gens qui êtes à votre aise sur des fauteuils.

Ce n'est rien là : ce qui le peint au vrai, ce qui établit sur quel pied il est avec Gantheaume, de quelle façon il se tient établit dans l'État, c'est une lettre postérieure : Les deux cent cinquante louis que vous m'aviez fait l'amitié de me prêter, écrit-il a son cher général, ont dû vous avoir été remis, quinze jours après mon arrivée, par M. Pergot (Perregaux, le banquier), envoyés par l'intendant de la maison, l'Ester, à qui j'en donnai l'ordre à mon arrivée. Gantheaume, qui était du conseil d'État en l'an VIII et n'y a point été renommé, a chargé Jérôme de l'y faire rétablir : Quant à Locré (c'est le secrétaire général du Conseil d'État), il a dû, continue Jérôme, vous écrire de ma part. Il m'a répondu que le Consul ne s'y refuserait pas, mais qu'il ne pouvait lui en faire la demande que le 24 vendémiaire que le Consul revenait de la Malmaison et, depuis, je ne m'en suis nullement occupé parce que j'avais cru tout cela terminé, mais, puisque cela ne l'est pas, je vais écrire dans ce moment au Consul pour lui rappeler que je lui en avais parlé. Vous ne devez pas douter, mon cher général, de tout le plaisir que j'ai il faire quelque chose qui vous soit agréable. Ce n'est pas assez qu'il protège, et de ce ton, Gantheaume, rien ne se fait dans la marine où il n'ait part : Vous partez pour l'Inde, lui dit-il, du moins à ce que m'a fait entendre le Premier Consul quand j'en causais avec lui, et, ce qui nie le ferait croire, c'est qu'il m'aurait avec plaisir envoyé encore avec vous, mais, par les raisons que je vous ai fait connaître, je ne désire pas encore de m'éloigner de si longtemps de lui... Et il termine : Adieu, mon cher général, peut-être que, partant en même temps, nous aurons le plaisir de nous rencontrer. Je vous assure que c'en sera un très grand pour moi. Vous avez eu tant de bontés et d'amitié que je ne l'oublierai jamais, et le meilleur moyen de vous prouver ma reconnaissance sera de mettre à profit les bons conseils que vous m'avez donnés. Adieu, mon cher général, je vous embrasse. Et, en post-scriptum, il ajoute : Bien des choses à nos amis (huit officiers fort obscurs qu'il énumère) et à tous ceux qui voudront bien me faire l'amitié de se rappeler de moi.

Cette fin sauve bien des choses, montre le bon garçon, aimable et désireux de plaire, ayant, comme on dit, le cœur sur la main et trouvant des façons gentilles qui font tout pardonner. Mais, dans le reste, tout l'homme n'est-il pas, et qu'attendre d'un enfant de seize ans qui écrit de ce style, est arrivé à cette présomption, sans presque s'en douter et comme du premier bond ? Un prince de sang, embarqué avec une assurance d'être tantôt grand amiral, eût-il ainsi parlé ? L'eût-il osé, s'agissant du Roi ? L'eût-il fait, s'agissant de vieux marins ayant trente années de services et de guerre ? Un Comte de Toulouse eût-il ainsi traité Pointis, Forbin, ou Duguay-Trouin ?

Ceux-ci l'eussent-ils souffert ? prétendu ? Mais Jérôme se croyait ou se sentait mieux qu'un prince du sang. Habitué à voir tous hommes et toutes choses se courber devant son frère, il s'était persuadé que, étant de même race, c'était devant lui que tout s'inclinait. Avait-il si tort quand il ne rencontrait que fronts abaissés et échines pliées ? C'est de la servilité des uns que sort, le plus souvent, l'infatuation des autres.

On eut soin qu'il restât le moins possible à Paris. Arrivé vers le 20 fructidor (7 septembre), ce fut au plus s'il y passa vendémiaire an X (fin septembre, commencement octobre), car il coupa son séjour d'un voyage à Boulogne, à Dunkerque et sur les côtes, et, avant le 15 brumaire (6 novembre), il avait rejoint Rochefort, où il reçut, le 8 frimaire (29 novembre), sa commission d'aspirant de première classe avec ordre d'embarquer à bord du Foudroyant sur lequel l'amiral Latouche-Tréville avait son pavillon. Le Foudroyant faisait partie d'une escadre composée de sept vaisseaux de haut bord, sept frégates et divers bâtiments légers qui, sous les ordres supérieurs de Villaret-Joyeuse, devait concourir à la grande expédition contre Saint-Domingue. Cette escadre de Roche fort fit voile le 23 frimaire (14 décembre) et, après avoir vainement attendu la flotte, d'abord devant Belle-Isle, puis devant Palma, elle se dirigea droit sur Saint-Domingue devant qui elle opéra sa jonction avec Villaret, le 9 pluviôse (29 janvier 1802).

Pas plus que Paulette, Jérôme n'avait donc pu assister au mariage de Louis avec lequel, d'ailleurs, il n'avait aucune intimité. De ses frères et sœurs, c'était Paulette qu'il aimait davantage, quoique Elisa eût tout fait pour l'attirer et que Murat l'eût volontiers servi en ses défauts. Mais il affectait de ne dépendre que de Napoléon, de n'avoir de comptes à rendre qu'à lui seul. Sans doute, il avait raison de compter sur la faiblesse de son frère, mais, s'il avait eu besoin d'un avocat près de lui, n'avait-il pas Joséphine, qui se plaisait à jouer à la petite maman et à la confidente, qu'amusaient ses frasques et ses folies et qui lui trouvait un de ces airs mauvais-sujet, qu'une femme telle qu'elle est préfère à tous les airs parce que, comme a dit une qui lui ressemblait : Si l'on ne goûte pas à la cuisine, on en a du moins la fumée.

 

Telle est, au commencement de 1802, la situation des membres de la famille : d'immenses fortunes territoriales et mobilières acquises par Joseph, par Lucien et Murat, promises à Leclerc ; Louis établi virtuellement dans la pensée de Napoléon comme son héritier possible ; Jérôme destiné à commander la marine pourvu qu'il s'y prête ; et, pour eux, toutes les commissions, toutes les fonctions, toutes les dignités. On a vu cela déjà mais point à ce degré, point avec cette forme qui, à mesure que croît la fortune de Bonaparte, s'affirme, s'élargit, s'étend sur tous ceux qui sont du sang et qui, par suite, prédestinés à régir les peuples, y sont aptes dès l'enfance.

A ses frères, il accorde, sans expérience préalable, une part des qualités qu'il possède. Raisonnant d'après lui, se jugeant tel qu'il est, il les assimile en son esprit à lui-même, parce qu'ils sont de sa race. Son égoïsme transposé, d'individuel est devenu familial ; c'est de bonne foi, c'est avec une conviction entière qu'il attribue aux siens la faculté de remplir tout emploi, d'accomplir toute mission où lui-même croirait réussir. Il les tient pour les meilleurs ouvriers, les seuls même qu'il puisse rencontrer pour l'œuvre commune, œuvre qui n'est point seulement son élévation à lui-même, mais celle de la famille entière à sa suite. Il les juge à ce point sur ce thème à priori, que, dans la connaissance qu'il a de leur caractère, il semble ne point avancer d'un pas, quels que soient leurs actes et quelque ouverture qu'ils donnent. Il ne sent ni la jalousie latente, ni l'envie sourde, ni l'hostilité proche. Rien ne paraît l'instruire comme rien ne semble le décourager. Ils sont parce qu'il est, et si, devant leurs fautes, il arrive à concevoir des doutes, ce n'est, ni sur leur aptitude, ni sur leur intelligence, ni sur leur dévouement, seulement sur leur bonne volonté et sur leur activité physique.

Ses beaux frères restent relativement en dehors : jusqu'ici, il ne se croit obligé à les avancer et à les produire que dans la mesure de l'intelligence qu'il leur attribue et des services dont il les croit susceptibles. Il a d'ailleurs des préférences selon qu'ils ont épousé telle ou telle de ses sœurs et qu'elles savent ou non le prendre. Avec certaines, il est incapable de résister et de se défendre et l'importunité arrache tout de lui.

Prédominance, dans la famille, des mâles, objet unique d'ambition ; subordination des individus au clan ; obligations contractées de naissance vis-à-vis du premier né qui doit profiter de l'effort des cadets et qui, quelque gloire qu'ils prennent, quelque fortune qu'ils acquièrent, reste le chef, celui qui donne l'avis suprême au sujet des intérêts communs ; utilisation des femelles au profit de la gloire, de la considération ou de l'avantage du clan, tout cela est corse et fait le fonds du caractère. Il s'y mêle une nuance : le droit d'aînesse de Joseph, Napoléon aspire à se le faire céder, mais il voudrait que ce fût de bonne volonté, par un mutuel accord, et c'est sur ce point que va porter son travail. Il ne l'usurpe point, tout consul qu'il est ; il l'admet, le reconnaît, le tient pour réel, mais il peut le recevoir du premier investi, et cela seul le libérera envers lui.

Ce qui est corse encore, c'est cette façon qu'il prend d'envoyer les siens faire fortune hors de France — comme là-bas on les envoie faire fortune hors de l'île. La France est à présent pour lui une Corse magnifiée, étendue du Rhin à l'Océan et à la Méditerranée. Il y porte les sentiments qu'il éprouvait pour la petite patrie, et à la façon dont il a aimé cette Corse qui n'était point sa chose, qui n'était point son bien, que son imagination seule lui promettait à gouverner, de quelle passion jalouse, exclusive, unique, doit-il aimer cette France qui s'est offerte à lui, où il se sent le seul maître, cette grande France à soldats, cette France si variée, si étonnante en peuples divers et où toutes les voix, en toutes les langues, l'acclament et le proclament. Ce n'est pas un sentiment de nature qu'il a pour elle, l'amour d'instinct pour les plages, les montagnes, les bois natals ; mais le sentiment acquis de propriété, de domination, d'exclusif pouvoir est plus fort encore. La France, c'est lui.

Il n'admet donc point qu'on y pille ; mais, ailleurs, ce n'est point la même morale, et, ailleurs, il envoie les siens avec de tels emplois qu'ils n'ont pas même la peine de se baisser pour récolter des trésors ; on les leur apporte : Espagne, Italie, Saint-Domingue, peu importe le lieu : pourvu que ce ne soit pas la France, c'est bien. Il voit les millions rapportés et trouve cela convenable. Il n'a nulle révolte devant ces richesses si rapides : on dirait au contraire qu'il y applaudit, comme s'il pensait que, de France, il en aura moins à donner, que cela grandit les siens sans qu'il lui en coûte, et que c'est ainsi double profit.

 

 

 



[1] Exemple : Après le traité d'Amiens, Joseph a eu de la Hollande seule un présent diplomatique de 100.000 francs. Van der Goes s'était engagé à lui remettre 500.000 francs si la Hollande obtenait, à la paix générale, certains avantages territoriaux.

[2] L'écu romain valait 5 francs 31 centimes.