NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME I. — 1769-1802

 

INTRODUCTION.

 

 

Lorsque, il y a trois ans, je publiai la première de ces études sur Napoléon, l'ensemble que je prétendais composer, m'apparaissait avec cette fausse rigueur qui résulte d'ordinaire des jugements a priori. Voulant rendre compte des sensations, des sentiments, des jugements de Napoléon en ce qui touche la femme, il me semblait tout simple et assez aisé, après avoir indiqué comment l'amour l'impressionnait moralement et physiquement, de rechercher quel homme il s'était montré dans ses relations avec les femmes de sa famille et de quelle façon il avait exercé son affectivité sur les êtres qui lui tenaient par le sang. Plus tard, dans une troisième étude, j'aurais essayé de déterminer quelles idées générales il avait reçues, apportées et laissées sur la femme, être social, dans les institutions, les lois et les mœurs ; quelle place il lui avait ménagée dans sa hiérarchie et quelle doctrine il convenait de tirer de ses paroles et de ses actes.

Donc, dans le présent livre, je croyais uniquement avoir à envisager les rapports de Napoléon avec sa mère, ses sœurs, ses belles-sœurs, ses filles et belles-filles adoptives, la conduite qu'il avait tenue à leur égard, les sentiments qu'il avait montrés, les actes par lesquels il les avait signalés, et de cette étude devait sortir une notion de l'ère sentimental, complétant la notion de l'ère sensationnel.

Mais la fausseté de cette conception m'est apparue dès que j'ai tenté de passer à l'exécution : à mesure que je classais nies notes et que j'y recherchais des éléments de conviction, à mesure que j'essorais de recarder vivre et agir ces êtres, je constatais d'une part l'ignorance absolue où l'on est resté de leurs mobiles et de leur action ; par suite. la nécessité d'en rendre un compte plus détaillé ; puis, l'impossibilité de distraire du drame ceux qui en étaient les protagonistes, qui y fournissaient les scènes les plus vives, qui occupaient le plus fréquemment le théâtre aux côtés du héros principal, dont les actes avaient exercé le plus d'influence sur ses résolutions et se trouvaient être la cause efficiente des agitations féminines. Sous peine de donner des caractères une idée incomplète et fausse, de bâtit : sur le néant documentaire des théories hasardées dont il eût été impossible de suivre le développement, il fallait mettre en ligne tous les personnages de la famille, aussi bien les deux femmes que Napoléon a épousées que ses frères et que son fils adoptif.

Il a donc fallu reprendre en sous-œuvre la bâtisse entière, et d'abord s'assurer pour chacun des êtres d'une biographie à peu près exacte, ou tout le moins d'un itinéraire, en relevant des dates certaines sur des pièces authentiques ; puis, pour donner quelque vie à ces squelettes, il a fallu recueillir le plus possible de ces menus faits jusqu'ici dédaignés ou ignorés de l'histoire, qui ne paraissent avoir été notés que par hasard et qui reçoivent leur seul intérêt du groupement qu'on en peut faire, de la relation qui s'établit entre eux et de la suite qu'ils prennent entre ces biographies, il a convenu d'établir un synchronisme précis qui s'est trouvé jeter un jour nouveau sur les hommes et sur les événements et qui a permis peut-être de retrouver, en certains cas, des vérités à dessein obscurcies.

Ce travail a été long : il a pris plusieurs années ; pour en rendre un compte très sommaire, j'ai dû donner à ce livre un développement inattendu et consacrer cinq volumes au moins à une élude que je supposais originairement rendre complète eu un seul.

Le premier volume qui parait aujourd'hui, va des origines, en 1769, jusqu'à l'année 1802 le deuxième, prenant en 1802, racontera les événements jusqu'en 1805, et je pense qu'il suffira peut-être de trois pour pousser jusqu'en 1821.

Cela est beaucoup de pages et il y en aura plus peut-être. Pourtant, qu'on ne s'attende pas à rencontrer ici rien qui soit de l'histoire générale, rien qui soit même des faits historiques ; ce n'est que par des allusions rapides, pour indiquer les temps, que j'ai rappelé les faits extérieurs et connus de la vie de Napoléon : rien de ses campagnes et de ses batailles, rien de ses délibérations civiles et de ses lois, rien même de sa vie intime dès qu'elle sort du cadre que je me suis tracé : la famille seule, en son groupement autour de lui, avec les sentiments qu'elle lui inspire, avec la conduite qu'il tient à son égard, avec les décisions auxquelles elle l'oblige ; les frères et les sœurs, cherchés, non dans leur existence propre, mais dans le rapport que leur vie prend avec la sienne ; l'esprit de ces êtres étudié. moins dans leurs actes officiels, publics, militaires ou civils, que dans des manifestations intimes, dans des traits de caractère patiemment assemblés, et toujours, et uniquement, en ceux qui touchent Napoléon, en ceux qui, à. un moment, peuvent faire comprendre les mobiles de sa conduite envers eux, donner une ouverture sur son moral et, par les antécédents, comme on dit en justice, éclairer le verdict qu'on doit porter. L'intelligence, le courage, l'éloquence, l'habileté de tel ou tel ne me regardent point : Qu'il des points de vue il ait bien ou mal fait, peu m'importe ; qu'il puisse avoir des excuses et qu'il trouve des apologistes, ce n'est point mon affaire. J'expose des faits que je ne considère pas hors du rapport qu'ils ont avec Napoléon. S'il arrive que, pour présenter certains personnages, je sois obligé de l'appeler leur carrière antérieure, je le fais avec brièveté et sécheresse, quoique je m'efforce de fournir — et c'est souvent pour la première fois — des dates certaines et des événements authentiques : mais, je le répète, je n'ai ni l'intention, ni la prétention de raconter ici par le menu la vie de chacun des dix-huit hommes et femmes qui ont constitué, au premier degré seulement, la Famille napoléonienne : il n'en est pas un, à coup sûr, qui ne mérite d'être étudié d'une façon précise, scientifique et complète et qui ne doive faire l'objet d'une monographie sérieusement documentée ; mais cela n'est, en ce moment, aucunement mon but ; pour songer seulement à l'atteindre, ce serait peu de plusieurs vies humaines, car tout est à faire et rien de ce qui a été publié jusqu'ici ne peut à aucun degré inspirer confiance.

Par suite, le terrain sur lequel je me hasarde est dangereux et peu sûr. Quelque nombreux que soient les livres et les papiers que j'ai remués ; quelque soin que j'aie apporté à ne nie servir que de pièces dont une étude attentive m'a prouvé l'authenticité ; quelque curiosité que j'aie mise à regarder le spectacle que donnaient les personnages et à chercher les fils qui les faisaient mouvoir, je ne suis point assuré d'avoir rencontré et réuni les éléments de certitude qui permettent seuls l'entière affirmation et portent directement la conviction au lecteur. J'ai la conscience d'avoir cherché la vérité ; je crois l'avoir trouvée en bien des cas ; mais il en est d'autres où des apparences ont pu me leurrer, me jeter sur de fausses pistes, me faire prendre des hypothèses pour des réalités. Si j'ai une excuse, c'est la nouveauté d'un sujet que, au moins dans l'histoire moderne, nul, à ma connaissance, n'a tenté d'aborder, et où, à chaque instant, se font mieux sentir l'inanité des recherches et le néant des documents.

Dans l'intimité familiale, on n'écrit pas tout ce qu'on dit ; on ne dit pas tout ce qu'on pense. — La pensée, la parole échappent ; de l'écrit, que reste-t-il nu bout d'un siècle ? Sans doute, il existe des archives privées où doivent être conservés des témoignages singulièrement précieux ; mais, en solliciter seulement l'accès engage sinon à des mensonges, au moins à des omissions, et certainement à des jugements influencés ; je devais ici surtout, pour beaucoup de raisons, conserver une indépendance intacte et entière. Ne voulant faire aucune compromission avec la vérité, prétendant dire tout entière celle que j'aurais cru trouver, je ne pouvais accepter des services qu'il eût fallu payer de complaisances.

C'est donc seulement ce qui a échappé dans des publications intéressées, ce qui s'est égaré dans des collections particulières, ce qui subsiste dans les dépôts d'état civil des communes et dans les minutiers des notaires, ce qui, par grand hasard, se rencontre dans les archives publiques, qui a pu servir à former ma conviction. Cela fait un butin médiocre ; mais lorsque la scène se trouve éclairée par les bribes d'information qu'ont laissées certains contemporains bien placés pour voir et pour entendre, tel mot, telle phrase prend un accent particulier qui permet de juger un caractère et de reconstruire une situation. Si cette méthode est la seule qui en l'espèce ait pu être appliquée, je n'en méconnais point les dangers, je n'en exagère point la valeur, je n'en dissimule pas les inconvénients : je n'ai nullement la prétention d'avoir fait ici un livre définitif, seulement d'apporter quelques rapprochements de faits et d'idées qui par la suite pourront, à des historiens mieux armés, fournir l'occasion de recherches utiles.

 

F. M.

Clos des Fées, novembre 1896.