CAVALIERS DE NAPOLÉON

 

IV. — CAVALERIE LÉGÈRE.

 

 

Hussards — Chasseurs — Chasseurs de la Garde — Mamelucks.

 

De toute la cavalerie de Napoléon, les corps les plus populaires, sous l'Empire et depuis l'Empire, ont été ceux de cavalerie légère. Si éminents que soient leurs services, si éclatante que soit leur histoire, ce n'est pas là peut-être qu'il faut chercher la cause principale de leur popularité. Sans doute, leurs noms sonnant en fanfare dans les Bulletins, attirent sur eux l'attention, mais moins qu'ils ne la sollicitent eux-mêmes. L'uniforme des Hussards, le plus leste, le plus éclatant, le plus bigarré des uniformes de l'armée, n'y est point pour tout non plus, car la tenue sombre des Chasseurs appelle autant, sinon plus, l'enthousiasme. Qu'est-ce donc alors ? Ne serait-ce pas que les officiers de cavalerie légère, tous ou presque tous, jeunes, agréables à voir et de bonne famille, ont en leurs façons une désinvolture charmante, qu'ils sont mauvais sujets en diable et sèment l'argent sans compter ? l'amour autant que la gloire ne leur fait-il pas une auréole, et ces victorieux qui, entre deux campagnes, ont empli Paris et la France de leurs fredaines, qu'on a traités alors en enfants gâtés.et pour qui l'Empereur même a eu des condescendances infinies, ne sont-ils pas demeurés tels dans la mémoire de la nation, et, des grand'mères aux petits-fils, la passion n'a-t-elle pas descendu pour ces casseurs de cœurs, toujours prêts à l'amour comme à la mort ?

Des chefs, ces façons et ces allures sont passées aux soldats, qui imitent leurs officiers dès qu'ils les prisent et qu'ils les aiment. Les soldats ont adopté la même désinvolture, et, dans d'autres classes, dans des milieux différents, ils ont exercé une influence analogue et laissé les mêmes souvenirs.

Puis, ce peuple que nous sommes hait les traîtres. Peut-être parce qu'il est lui-même, dit-on, mobile et volage, il a le respect de la fidélité. Or, parce que, des officiers de cavalerie légère, un certain nombre appartenaient à des familles riches ; parce que la plupart, au risque de ce qui pouvait arriver, fût-ce le lendemain sans pain, ne le voulurent pas sans honneur ; que, habitués à passer de l'opulence au bivouac, ils redoutaient moins la misère, ou que leur jeunesse leur donnait des illusions et peut-être de l'imprévoyance, à coup sûr, c'est parmi eux qu'il s'est trouvé, de la Grande Armée, le plus de braves cœurs obstinément dévoués à l'Empereur.

Les belles histoires qu'on se disait, portes closes, entre peuple et petits bourgeois, au temps où les Alliés emplissaient Paris de leurs triomphes, où les Gardes du corps partageaient si crânement les récentes gloires de leurs bons amis On se disait que tel ou tel, dont le nom sonnait la gloire, s'en allait chaque après-midi au Palais-Royal, et que là, en sa longue redingote boutonnée jusqu'au col, la canne pendue au bouton d'en haut sous le ruban rouge, un cure-dents aux lèvres pour faire croire qu'il avait déjeuné, il se promenait sans hâte, attendant le regard et le mot qui insulte. Alors, très tranquille, car il ne provoquait jamais, il demandait raison ; et, mie heure après, quelque part, d'ordinaire le long du mur d'enceinte, il y avait un Russe, un Prussien ou un Garde du corps qui râlait. On savait des combats un contre trois où les deux témoins prenant successivement la place de leur client, apprenaient à respecter la Nation. Et la Nation, cette Nation succombant sous l'Europe, se doute-t-on de quelle adoration l'entouraient alors ceux qui, de 89 à 91, avaient appris à crier : Vive la Nation !

On avait de vagues et étranges récits de duels mystérieux d'une sauvagerie primitive, dont l'imagination s'emparait pour en dramatiser encore les détails et qui éveillaient dans le sang gaulois les indistinctes traditions des antiques jeux d'épée, Certes, des officiers à demi-solde, nul ne cédait sa part : Cuirassiers, Chasseurs, Grenadiers, Hussards, tous y allaient de franc cœur, mais c'était aux cavaliers légers que s'accrochait la légende et c'était à eux qu'on rendait grâce de ce commencement de revanche.

Aux conspirations ils furent les premiers, et ce ne fut point pour les diminuer dans l'esprit du peuple, qui vit en eux ses champions, s'attendrit pur leurs malheurs et se berça de leurs rêves.

Enfin, comme, parmi eux, beaucoup avaient reçu une éducation et une culture, tout naturellement, aux jours de repos, ils se prirent à écrire leurs campagnes, et ils le firent d'un style si vif, si léger, si pétillant, si plein de raillerie et d'anecdotes, si amusant, si imprévu, si spirituel et vraiment français qu'il semble que leur plume fût trempée dans du champagne — et ce qu'ils disent est au fond si sérieux, si bien déduit, si fortement pensé que certains de ces livres servent aujourd'hui de manuel à la cavalerie légère de l'Europe entière et que c'est pour avoir méconnu les principes qu'ils ont posés que leurs petits-fils se sont fait battre. De Brack, Parquin, Combe, Ségur, Marbot, Curély ont laissé des pages qui, dans la littérature française, seront classiques. Ils sont de la race de Lauzun, ce Lauzun aux immortels Mémoires. Ils renouent la tradition de Villehardouin et de Joinville, de Fleurange et de Montluc. Il revit en eux toute la France de leur temps, comme en les autres toute la France du leur. Ils ont l'admirable clarté, la hardiesse du récit, la précision de la forme, et leur phrase galope et sabre comme eux-mêmes faisaient au beau temps.

A mesure qu'on verra sortir des archives de famille les mémoires sur les campagnes de l'Empire, on constatera que le véritable cavalier léger, dès qu'il lui prend fantaisie d'écrire, y réussit naturellement, bien mieux que ses camarades des autres corps, et n'a pour émules que les artilleurs et les ingénieurs. N'est-ce pas son métier qui le veut ? N'est-il pas obligé de reconnaître tout rapidement et d'un coup d'œil, de retenir exactement ce qu'il a vu, d'en rendre un compte clair, précis, même pittoresque ? Ne doit-il pas savoir les uniformes et les façons d'être des hommes pour distinguer les troupes ennemies ? Ne doit-il pas prendre, du paysage, une connaissance suffisante pour le peindre dans son rapport, montrer les défauts ou les avantages du terrain ? A chaque instant, ne lui faut-il pas des déguisements, des inventions, des habiletés qui développent son intelligence et son initiative ? Pour observer utilement, il applique toutes les ruses de l'homme sauvage ; et il faut qu'il y joigne la science de l'homme et de ses divers langages, l'art de se faire bien venir, une telle souplesse que l'amour même lui serve à se renseigner, une éducation assez littéraire pour que ses avis en reçoivent une forme, une couleur, un attrait.

 

Nulle éducation dans une école ne vaut cet apprentissage et cet apprentissage ne sert que lorsqu'on est né cavalier léger. On peut être fort bon soldat et n'avoir aucune des qualités qui sont nécessaires en ce métier spécial. Aussi, en ces temps où la guerre obligeait chacun à se juger et à être jugé, la sélection se faisait assez vite, et tel qui, séduit par le brillant de l'uniforme s'était fait hussard pour la pelisse et la sabretache et s'était imaginé être tel parce qu'il avait donné de beaux coups de sabre, s'apercevait assez vite que ce n'était pas là le métier qu'il lui fallait et s'en allait, menant l'infanterie, devenir maréchal d'Empire, duc et prince.

Il faut au cavalier léger la vocation, et cette vocation n'est compatible qu'avec l'excès ou l'absence de civilisation. Il y faut, ou les instincts et le développement sensitif de l'homme primitif, ou une éducation telle que, à force d'ingéniosité, l'homme civilisé parvienne à apprendre et à sentir ce que le sauvage trouve comme de lui-même.

En des individus élevés fort mesquinement, bourgeoisement, pour un métier de négoce, l'Eglise ou le Palais, il arrive que, subitement, la vocation se déclare et que, à la vue d'un régiment qui passe, au son lointain d'une trompette, le commis, le clerc ou le séminariste soit pris en ses moelles d'une telle passion d'aventure qu'il lui faille s'engager sans retard. Quelque atavisme lointain s'est éveillé et a remonté à la surface : De quelque ancêtre oublié, si reculé dans les temps que nul souvenir n'en est conservé, cette hérédité s'est transmise à travers les générations inconscientes pour s'épanouir après des siècles en une fleur de gloire. Tel Murat. Une légende veut qu'il descende d'un de ces Sarrazins qui, avec Abd-el-Raman, vinrent au secours du duc d'Aquitaine et dont le gros fut détruit à Poitiers par Charles Martel : Un Amurat ou un Mourad s'échappa, s'établit dans le Quercy, y fit souche d'obscurs maîtres de poste. Pourquoi pas ? Murat ne fait-il pas penser à ces cavaliers de légende et de poésie, couverts d'or et de soie, pompeux en leurs habits comme en leurs discours, pleins de projets et de ruses, d'irrésolution et d'audace, aussi faciles à tromper qu'à séduire, dont les divisions ont permis à l'Espagne chrétienne de se reprendre et de se ressaisir ? Mais si nul mieux que Murat n'incarne le cavalier léger, si nul n'est plus digne que lui de mener cette grande chasse de 1806 où il s'immortalise, s'il est le grand maitre de la cavalerie, de la cavalerie légère surtout, il n'a pas, comme d'autres l'ont eu, le sentiment, la conscience de la responsabilité et cela parce qu'il lui a manqué l'apprentissage nécessaire : de son atavisme, il a gardé cette fougue qui l'eût fait charger seul, cravache en main, contre un régiment, mais il n'a point appris l'art de préparer et de ménager les forces qu'il doit employer. Nul ne sait comme lui ébranler, remuer et diriger les grandes masses de cavalerie, les enflammer, sans pourtant qu'il fasse autre chose que jeter seulement au passage un mot de commandement et se ruer le premier, invincible comme invulnérable. Mais Murat est un général d'ancien régime transporté dans le nouveau : il n'a rempli aucun des grades subalternes ; à peine s'il a passé par un régiment ; il n'en a jamais commandé ; par suite, il n'a jamais su conserver ni les chevaux ni les hommes, et il a constamment ignoré qu'ils eussent quelques besoins de nourriture ou de repos.

Murat est sans nul doute un être d'exception ; sa carrière est sans analogues, mais pour ses qualités incomparables, il mérite encore plus l'attention, parce qu'il est par essence un instinctif. D'études militaires, aucune. Ce n'est pas certes aux Hussards-braconniers qu'il s'est instruit. Ensuite, il bat le pavé de Paris. Puis Vendémiaire, et tout de suite, chef de brigade et aide de camp de Bonaparte ; quatre mois après, général. Nulle école militaire à l'origine : quelques mois dans un régiment comme simple chasseur, c'est tout, et il en sort le plus illustre des cavaliers de l'Epopée.

A côté de Murat tout nom pâlit. Combien l'on en pourrait citer pourtant qui, comme Murat, n'ont rien dû qu'à la nature et à l'instinct. N'est-ce pas ce que dit de Brack : On ne se fait pas Lasalle. On naît Lasalle.

Donc, parmi les cavaliers légers, les plus illustres ont été des hommes d'instinct et, chez eux, l'instinct a primé même toutes les qualités acquises. Si les qualités d'expérience, agissant sur un cerveau bien organisé, viennent se joindre à une part suffisante d'instinct, l'on a le cavalier léger tel que de Brack l'a représenté dans son bréviaire : Lasalle, Curély ou Montbrun. Autrement, l'on n'a rien, moins que rien : l'officier qui sait par cœur la théorie, qui sert bien en temps de paix, qui y est une machine à instruction et qui, en temps de guerre, est une machine à défaites.

Pour arriver aux hauts grades et à la grande illustration, le temps a manqué, sous l'Empire, à quantité d'hommes qui avaient, au même degré que les grands généraux, l'instinct et la vocation ; qui, dans des commandements de régiments, avaient acquis l'expérience et qui étaient dignes de la même fortune. Ces hommes appartenaient presque tous à des familles militaires et s'étaient enrôlés par goût, par plaisir et par vocation. Il est tel régiment, le 70 Chasseurs par exemple, qui, sur huit colonels, de 1799 à 1815, en a six dont les familles sont nobles, huit qui sont des engagés volontaires, de ceux que la guerre appelle, soldats pour faire la guerre, qui ne cherchent que la guerre et n'imaginent pas qu'on soit soldat pour autre chose. La vie de garnison n'est point pour eux. Ils y portent sans doute des façons qui ne plaisent pas aux mères de famille ; ils n'y ménagent rien ni personne, brisent après dîner toute la vaisselle, les meubles qui sont dans la chambre, quelque peu de la maison et un certain nombre de têtes. Ils ont parfois avec les autorités civiles, même lorsqu'ils sont eux-mêmes d'un haut grade et qui devrait les retenir, des légèretés de conduite que l'Empereur n'excuse que parce qu'il n'y a qu'un Lasalle. Aussi ne les laisse-t-on point en garnison ; à peine cantonnent-ils entre deux campagnes, en France ou hors de France, ici comme là saccageant les cœurs et les verres, gais, charmants, heureux de vivre et prêts à mourir. Qui n'a lu cette conversation entre Lasalle et Rœderer, à Burgos, en pleine guerre d'Espagne, qu'a sténographiée Rœderer ? C'est la vie même.

En France, on passe tout aux cavaliers légers, parce qu'on sait d'où ils viennent, on pressent où ils vont, et, s'ils font le train, comme ils disent, leur gloire excuse tout, et leurs périls à venir font tout endurer. Sur un signe de l'Empereur, du matin au soir, départ. Et, de la vie la plus dépensière, la plus prodigue, la mieux employée en repas et en beuveries, d'une vie de Cocagne où ils ne se refusent rien de ce qui s'achète, où on ne leur refuse rien de ce qui se donne, sans transition, ils replongent dans une vie de coups de sabre et de coups de fusil, et ce qui est pis, une vie de noire misère. Pas à compter sur l'Intendance et sur les distributions : J'ai fait huit campagnes sous l'Empire et toujours aux avant-postes, a dit de Brack ; je n'ai pas aperçu pendant tout ce temps un seul commissaire des guerres ; je n'ai pas touché une seule ration des magasins de l'armée. De Brack ne s'en plaint pas : L'Empereur, dit-il, avait jugé qu'il était impossible que ce fût, que vouloir soumettre à la régularité des distributions une troupe irrégulière dans tous ses mouvements était folie. Donc, on vivait comme on pouvait, certains jours bien, mal le plus souvent ; on prenait les repas comme ils étaient, et l'on assaisonnait d'une aussi franche gaité un vieux croûton de pain noir qu'une dinde aux truffes. Que de fois ils se trouvent heureux de recevoir d'un de leurs soldats un morceau de viande, un bout de pain maraudé. Leur grade leur interdit d'aller en chercher eux-mêmes et pourtant il faut vivre. Sans leurs hommes, qui partagent avec eux, ils mourraient de faim. Or on n'a des vivres que par la réquisition ou par la maraude. La réquisition suffit en un pays riche, civilisé, organisé ; mais lorsqu'on aborde la Pologne, l'Espagne, la Russie, certaines parties de l'Allemagne, à qui s'adresser ? Il faut bien prendre où l'on peut, et l'on prend. En général, on ne gâche pas. En paix, gâcher est un tort, a dit de Brack ; en guerre, c'est un crime. La preuve que l'on ne gâche pas, c'est l'accueil que font les paysans aux cavaliers légers dans le pays qui, depuis 1792, a été constamment le théâtre de la guerre, en Allemagne. Jusqu'en 1810, c'est, dans l'armée française, une seule voix : Les bonnes gens, les braves gens que ces Allemands ! La sympathie est mutuelle, et certes, les Allemandes la partagent. De la première incursion de Custine, quantité d'images populaires, agrémentées de naïves chansons, montrent les soldats français courtisant les Allemandes. Dès qu'on est en cantonnement, des rapports d'amitié s'établissent et tels souvent que grand nombre d'officiers se marient en Allemagne.

 

Sans doute, parmi les cavaliers légers, même dans les hauts grades, beaucoup ne se contentent pas des bienfaits de l'Empereur et cherchent d'eux-mêmes à remplir leur bourse. Il y a bien des contributions qui ne vont pas aux magasins de l'armée, et, depuis le général jusqu'au soldat, il se trouve des pillards qui, durant la campagne, bourrent leur ceinture de pièces d'or. Vouloir que, parmi ces hommes qui chaque jour aventurent leur vie, qui, de fait, sont revenus à la nature primitive, qui ont toujours en l'esprit l'idée de conquête, à qui l'on ne cesse d'en parler et qui éprouvent le mieux la sensation qu'ils l'accomplissent, il ne s'en trouve pas qui veuillent conquérir pour leur compte, se procurer les moyens de jouir au retour et de mener entre deux campagnes la vie joyeuse, c'est vraiment trop demander. Dès qu'on est en guerre, la notion exacte du tien et du mien disparaît. Tout ce qui se mange, se boit, se brûle quel qu'en soit le propriétaire légal, appartient au premier occupant. De là, par déformation, ce qui représente et permet d'acquérir ce qui est utile et agréable à la vie. Il en est qui pillent pour piller et sans nul besoin, sans nul profit, tant l'état de guerre 'supprime vite toute convention sociale, tant il ramène promptement l'homme au primitif de la nature, à ce droit de la force qui, s'il existe pour les souverains, représentants de la collectivité, ne saurait avoir de base que dans le sentiment individuel de chacun des êtres la composant. Donc, le droit de conquête pour les chefs d'armée implique et justifie pour les soldats le droit de pillage. S'ils ne l'exercent pas, c'est qu'ils sont arrêtés soit par la sévérité d'une discipline qui réserve aux grands chefs tous les profits, soit par une délicatesse de sentiment et une conception de l'honneur fort rare. Or, des cavaliers légers de Napoléon, il en est beaucoup qui sont restés d'une intacte probité. On en citerait peu qui se soient enrichis. L'argent qu'ils trouvaient leur filait aux doigts. Ils ne le prenaient point pour l'accumuler, mais pour le faire sonner gaîment, pour le jeter en fêtes folles, pour le prêter aux camarades moins heureux, pour le répandre en générosités telles que n'en a pas un souverain. Amoureux de ce qui brille et chatoie, ils paraient volontiers leurs corps, ayant celte politesse envers la mort de ne vouloir être tués qu'en grande tenue. En leurs uniformes, ils portaient la fantaisie fastueuse et galante qui était en leurs esprits et, faisant chaque jour du merveilleux, y vivant, il leur seyait d'être ainsi vêtus en êtres d'exception et de rêve. Nulle crainte d'être ridicules : quelque aspect qu'ils prissent, ils représentaient la gloire. Aussi, se donnant carrière, ils jouissaient en enfants des couleurs tranchantes et vives des colbacks de peau d'ours dont ils coiffaient la compagnie d'élite, des gigantesques plumets, des vêtements étranges et bariolés dont ils habillaient leurs musiciens et leur timbalier, et si celui-ci était un nègre leur joie était complète.

 

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A son arrivée au Consulat, Napoléon avait trouvé treize régiments de Hussards et vingt-trois régiments de Chasseurs.

Des Hussards de l'ancienne monarchie, cinq régiments seulement subsistaient, le 4e, Saxe-Hussards ayant émigré, sauf le 4e escadron, le 4 mai 1792. Les cinq restant étaient : l'ancien Bercheny, 1er ; l'ancien Chamborant, 2e ; l'ancien Esterhazy, 3e ; puis ayant remonté chacun d'un rang par l'émigration de Saxe, l'ancien Colonel-Général, e, et l'ancien Lauzun, 5e. La Révolution y avait ajouté le 6e régiment, formé des Hussards défenseurs de la Liberté et de l'Égalité, dénommés le plus souvent Troupes légères de Boyer ou Légion de Boyer, et levés en 1792 ; le 7e fait de la Légion de la Moselle ou de Kellermann, laquelle avait été composée de l'escadron non émigré de Saxe-Hussards et d'un escadron de Royal-Allemand ; le r bis, créé en 1792 sous le nom de 1ee corps des Hussards de la Liberté : le 88 où étaient entrés les Éclaireurs à cheval de Fabrefonds : le 9e, ex-2e corps des Hussards de la Liberté ; le 10e, anciens Hussards noirs ou de la mort, appelés aussi Hussards de Jemmapes ; le 11e, composé des Cuirassiers légers de la Légion germanique, des Cavaliers Jacobins, des débris de la Cavalerie révolutionnaire et des Hussards de la Liberté ; enfin le 12., constitué avec les Hussards de la Montagne ou Volontaires des Pyrénées-Orientales. Beaucoup d'autres corps à prétention de hussards, portant comme eux la pelisse, le dolman, les tresses et les chevrons à la houzarde, avaient été licenciés ou incorporés dans les Chasseurs, la Cavalerie et les Dragons. Tout naturellement, c'était sur les hussards dont la tenue, avec ses agréments et sa diversité, se prêtait le mieux aux inventions des racoleurs, que s'était portée de préférence leur imagination. Ces corps ne valaient que ce que valaient leurs chefs, c'était peu de chose, et l'on avait gardé tout ce qui méritait de subsister.

Donc, en 1800, treize régiments étaient constitués ; mais, à la paix générale, le Premier Consul trouva ce nombre exagéré, et, lorsqu'il réorganisa la cavalerie, il le réduisit à dix en faisant Dragons les régiments 7e bis, 11e et 12e. De 1803 à 1810, il ne garde que dix régiments de Hussards. Le 1er septembre 1810, il fait 110 Hussards le 2e Hussards hollandais ; le 17 janvier 1813, il donne le numéro 12 à un régiment provisoire, le 9e bis, formé d'escadrons détachés en Espagne ; le 28 janvier, il décrète la formation d'un 13e régiment, composé de cavaliers offerts par les départements du Trasimène, du Tibre et de l'Arno, et d'un 14e régiment où entrent les cavaliers offerts par le Royaume d'Italie. Ces deux régiments, détruits dans la campagne de 1813, sont remplacés dans la nomenclature, l'un, le 13e, par les Hussards Jérôme-Napoléon qui, de la solde de Westphalie passent à celle de France ; l'autre, le 14e, par un régiment formé à Milan en janvier 1814 et qui ne sortit pas de l'Armée d'Italie. De fait, si l'on ne tient pas compte des formations accidentelles, des régiments bis, qui n'ont eu qu'une existence passagère, des Hussards croates, qui peuvent passer pour troupes auxiliaires et dont les deux régiments mériteraient pourtant une mention, il n'y eut durant l'Empire — de 1803 à 1813 — que onze régiments en activité.

Leur tenue, à elle seule, assurait leur bon recrutement. Durant un demi-siècle, elle n'a pas varié pour ainsi dire, et, en même temps, que pour tous, bourgeois et femmes, elle a été la joie des yeux, elle a attiré sous leurs étendards quantité de volontaires amoureux de leur costume et qui ont fait d'admirables soldats ; elle a semblé, tant qu'il y a eu en France une armée de guerre sur le modèle et dans l'esprit des armées anciennes, quelque chose d'intangible où les révolutions ne pouvaient atteindre. Elle a maintenu dans les régiments, avec la tradition des gloires d'autrefois, l'esprit de corps, qui s'attache à un emblème visible et ne se plaît qu'à une distinction spéciale.

Les Hussards, en ce temps, voulaient avoir l'air hussard, et c'était déjà un grand pas fait pour qu'ils le fussent vraiment ; car, outre qu'ils devaient paraître galants et hardis, ils devaient surtout paraître braves. Or, nul ne voit le dedans des âmes, et qu'importe qu'un homme ait peur au profond de lui, si personne au monde ne peut s'en douter ? L'influence d'un milieu où le courage était de règle s'exerçait sur quiconque, volontairement ou forcément, entrait au corps ; on en prenait l'esprit, on le transmettait à ses successeurs, on le portait ensuite dans la vie civile, si l'on y rentrait. Ce n'était plus le hussard hongrois des premiers temps ; ce n'était même plus le hussard allemand de 1789 — quoique les Allemands fussent encore en assez grand nombre dans l'armée de Napoléon pour que, au catalogue du libraire Magimel, en novembre 1808, on trouve les règlements traduits à leur usage et que cela fasse même un article à part — c'était un hussard particulier, qui se réclamait de Lasalle, de Lebrun, de La Grange, de Pajol, de Liégeard, de Moncey, un hussard français qui portait, avec l'entrain, la vivacité, l'élégance de sa race, un uniforme qui ne pouvait passer inaperçu et qui, si même l'homme était lâche, s'il voulait fuir, s'il le tentait, l'empêchait à jamais de se dissimuler, de se glisser et de se perdre dans la masse anonyme des fuyards, dans le troupeau qui, tête basse, s'évade confusément et se coule sans bruit le long des murs. Qu'on aille donc se dissimuler dans un gros de fantassins avec cette pelisse et ce dolman, cette culotte bleu de ciel à agréments blancs, sur qui tranche le gilet rouge, comme le portait le f Hussards ; ou avec cette pelisse et ce dolman marron sur le gilet et la culotte bleu de ciel du 2e ; ou lorsqu'on était, ainsi qu'au 3e, tout vêtu, dolman, pelisse, gilet et culotte de drap gris argentin ! Et plus voyant encore le 4e, avec le dolman et la culotte bleu national, la pelisse écarlate à tresses jaunes et le gilet blanc ; le 5e avec la pelisse blanche aux tresses citron, le dolman écarlate et la culotte bleu céleste ; le 6e inversant les couleurs du 4e : dolman rouge et pelisse bleue ; le 7e, pelisse et dolman vert impérial, culotte et gilet écarlates ; le 8e, presque semblable, mais avec les tresses blanches au lieu de jonquilles ; le 9e, bleu de ciel relevé par le jonquille des tresses et l'écarlate du dolman ; le 10e, bleu de ciel entièrement avec les tresses blanches, et le 11e, bleu foncé avec de l'écarlate au collet et aux parements et du jaune aux tresses. Et ce n'est pas assez : voici, sur la tête, le shako noir à plumet démesuré ; voici, battant à la jambe, la sabretache de cuir noir, et, aux reins, voici la ceinture cramoisie à olives blanches ou jaunes.

Un homme eu tel costume, même sans l'énorme colback de la compagnie d'élite, était contraint d'être brave, non pas de faire seulement son devoir, mais plus que son devoir, de chercher l'exception, parce qu'il était lui-même une exception. Cela coûtait cher, dit-on. Soit, mais cela rapportait la victoire, et qu'y a-t-il de plus onéreux que la défaite ?

 

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Pourtant, les Chasseurs à cheval, qui ont exactement la même organisation régimentaire et le même service que les Hussards, courent les mêmes périls et emportent une gloire pareille, sont loin d'avoir des uniformes si éclatants et si divers. Pour tous, le fond de l'habit est vert ainsi que les revers, mais, selon le régiment, le collet, les parements, les retroussis, les lisérés de couleur tranchante, diffèrent, et cela suffit pour créer à chaque corps une tenue qui lui est propre, qui le distingue des autres, qu'on prend avec joie, qu'on porte avec orgueil et qu'on ne quitte qu'à regret. Cela suffit pour faire du régiment une personne non seulement morale, mais physique, pour imposer à chaque homme qui en fait partie des obligations spéciales et maintenir l'unité. Ces régiments de Chasseurs sont très nombreux parce que l'arme, tout récemment organisée lorsque la Révolution éclate, a le même attrait qu'ont eu les Dragons à leur origine ; elle attire par sa nouveauté. Ceux qui y entrent, étant de nature portés vers le métier et avides de se distinguer, font promptement à, l'arme une réputation qui appelle d'autres volontaires.

On a dit que les Chasseurs ont été, durant la Révolution et l'Empire, les troupes légères françaises par excellence, faisant le service comme les Hussards en y joignant l'avantage de charger en ligne. Rien de plus vrai : à mesure que sortira de l'ombre, par les témoignages individuels, l'histoire collective des régiments de l'Empire, l'on verra mieux le rôle étincelant qu'y ont joué les Chasseurs. Déjà les pièces officielles, telles que les publie la nouvelle école historique militaire, donnent sur les faits même, en particulier ceux des campagnes de Prusse et de Pologne, d'admirables lumières. A côté, l'on voit peu à peu se former une documentation non moins précieuse qui, si parfois elle pèche par l'exactitude quant aux dates et aux noms, a cette supériorité de montrer à nu l'âme des hommes, de faire participer à leur vie et de faire envisager les événements comme les contemporains les voyaient. Or, nul doute que jusqu'ici les manuscrits publiés ne donnent aux Chasseurs une place prépondérante et, même en faisant la part de certaines exagérations, ne leur assurent la renommée que de leur temps ils avaient déjà conquise.

Il suffirait au surplus de citer les noms de ceux qui les ont commandés : ce sont les plus justement populaires, les plus franchement et les plus agréablement illustres ; nuis comment faire un choix alors que, en chaque régiment, chaque colonel voudrait une mention : Montbrun, Exelmans, Méda, Hubert, Labouré, Simoneau, du 1er ; Lemarois et Mathis, du 2e ; Saint-Mars, Royer, de Potier, de Marbot, de Lawœstine, du 3e ; partout des noms qui crient la gloire, et, pour seulement inscrire les noms, il faudrait des pages. Or, ce ne serait pas assez de dire les chefs, ne voudrait-on pas savoir les officiers et les soldats lorsqu'on a lu les souvenirs de Parquin, de Combe, de Dupuis, de Calosso, de Marbot, de Colbert, d'Aubry, de Ducque, de d'Espinchal ? C'est là dans ces merveilleux livres qu'il faut chercher la vérité sur les Chasseurs. De tels hommes ne peuvent avoir qu'eux-mêmes pour historiens.

 

L'ancien régime avait légué au nouveau douze régiments de Chasseurs, dont six formés d'anciens dragons et six tirés des anciennes légions mixtes, lesquelles comprenaient cavaliers et fantassins légers. Ces Chasseurs de 1788 étaient des dragons légers, les suppléants de ces dragons, qui, à leur origine, avaient été uniquement troupes légères, et qui bientôt avaient trouvé indigne d'eux de combattre autrement qu'en ligne, de combattre autrement qu'à cheval, parce que cela est noble, que cela est de la chevalerie — et combien sont-ils qui prennent pour le goût du militaire, uniquement le goût de parade, de manège et de cavalcade !

De 1793 à 1795, treize nouveaux régiments furent créés au moyen des compagnies franches, mais le 17e, formé des Chasseurs belges de West-Flandre, et le 18e, formé du 1er régiment de Chasseurs belges, ayant été licenciés en 1794, ces deux numéros restèrent vacants durant toute la période suivante, et, de fait, en l'an VIII, le nombre des régiments n'était que de 23, bien qu'il y eût 25 numéros. En l'an IX, Napoléon donna le numéro 26 à un régiment de ci-devant Dragons piémontais. En 1806, il fit 27e Chasseurs le régiment de Chevau-légers d'Aremberg ; en 1808, il forma le 28e avec des Dragons toscans, le 29e avec des escadrons de cavalerie légère détachés à l'armée d'Espagne, et le 30e avec des éléments polonais et hambourgeois. Ce 30e, qui avait été créé Chasseurs-lanciers, ne subsista pas comme Chasseurs et fut transformé en Chevau-légers. Il fut remplacé dans la nomenclature par le ci-devant 31e, constitué en Espagne et qui se distingua particulièrement à l'Armée d'Italie. En 1811, en même temps que ce 31e, deux régiments, prenant les numéros 17 et 18 vacants depuis 1794, furent formés en France, en telle façon que le nombre plein de trente régiments était atteint et qu'il suffisait à la plupart des besoins.

 

La plupart, non tous.

Napoléon a dit : Les besoins de la cavalerie réclament quatre espèces de cavalerie : les Éclaireurs, la Cavalerie légère, les Dragons, les Cuirassiers. Il a eu une cavalerie légère, des dragons et des cuirassiers, mais ses éclaireurs, quels ont-ils été ? Peut-être, — car c'est à Sainte-Hélène qu'il a posé cet axiome, — a-t-il entendu ces Lanciers et ces Chevau-légers lanciers qu'il avait créés dans ses armées et dont la Pologne lui avait fourni plusieurs régiments intrépides, et ces Éclaireurs, qu'il avait attachés aux régiments de la Garde, mais étaient-ce bien là les éclaireurs tels qu'il les entendait, et ne peut-on penser que son esprit a, selon les temps, subi deux courants différents ?

 

Au temps où, n'ayant affaire qu'à des armées européennes et n'ayant besoin de leur opposer que des moyens analogues à ceux dont elles disposaient, il était occupé surtout d'appuyer par des feux d'infanterie sa cavalerie lancée à grande distance, il rêvait un corps plus mobile encore et plus leste que les dragons, n'ayant pas comme ceux-ci l'embarras des chevaux à tenir pendant le combat, l'attirail obligatoire du cavalier, la propension tentatrice à s'ériger en homme de cheval et à substituer la latte au fusil.

A ce moment (frimaire an XII), sa pensée s'arrêtait à former, dans chaque bataillon des régiments d'infanterie légère, une compagnie qui eût été dénommée compagnie à cheval ou compagnie d'expédition ou compagnie de partisans, et qui, composée d'hommes de petite taille (4 pieds 11 pouces au maximum), armée de fusils légers et, les cadres, de carabines rayées, eût été exercée à suivre la cavalerie au trot en se tenant tantôt à la botte du cavalier, tantôt à la queue du cheval. Ce qu'il imaginait alors, c'était un retour au système des compagnies franches mixtes. Mais il posait cette condition que la portion d'infanterie fût la troisième compagnie de chaque bataillon — et non une autre. Il la voulait prise d'un régiment d'Infanterie légère, soumise à une discipline aussi sévère, organisée de même façon que si elle n'eût pas eu chaque jour à se risquer dans les pires dangers, que si elle n'eût couru que des hasards pareils à ceux des autres corps. Il la voulait attachée à un régiment de cavalerie qui n'aurait eu nul avantage particulier et qui, comme commandement, comme effectif, comme uniforme, comme instruction, en tout et pour tout, eût été strictement tenu comme tout autre régiment de l'armée.

Cette théorie, exposée par lui au ministre de la Guerre, entrait dans la pratique et recevait une forme précise et légale par l'arrêté du 22 ventôse an XII, visant l'Infanterie légère seule et créant dans chaque bataillon une compagnie de voltigeurs ; puis le principe se trouvait étendu à tous les régiments d'infanterie de ligne de l'armée par le décret impérial du 2e complémentaire an XIII. Seulement, par les bureaux, par la routine administrative, l'idée napoléonienne se trouvait dépouillée le plus possible de ce qui en faisait l'originalité et l'utilité. Déjà, en étendant à. l'infini le nombre de ces Voltigeurs, on se mettait hors d'état de les recruter, de les instruire, de les exercer comme l'Empereur l'eût souhaité ; on se gardait bien de leur donner, comme Napoléon l'avait décidé, un uniforme plus leste et un fusil très léger, modèle de dragons. L'équipement n'était en rien déchargé et, pour le fusil, il pesait simplement quelques onces de moins que celui de l'infanterie de ligne et était plus court de deux pouces. Quant au rattachement des compagnies de voltigeurs à des régiments de cavalerie, de façon que les deux corps se fondissent ensemble, contractassent de mutuelles obligations, prissent un esprit commun, et à la fin, sans doute, ne formassent plus qu'un corps unique par le retour net et formel à la Légion, t'eût été l'horreur des horreurs et le département de la Guerre ne pouvait tolérer une telle profanation.

Déjà, ces voltigeurs avaient quelque chose de singulièrement déplaisant et tout devait être combiné pour les faire rentrer dans le rang, les empêcher d'acquérir une éducation qui les eût distingués outre mesure, de se créer par leurs services une autonomie qui eût fait une colonne à part dans les états, surtout de prendre une indépendance dont pût résulter quelque jour une atteinte à l'uniformité.

Or si, particulièrement dans la guerre de la Succession d'Autriche, les compagnies franches ont rendu d'éminents services, c'est que, créées, organisées, montées en vue de la guerre et d'un certain système de guerre, elles n'obéissaient point à un règlement, à une ordonnance combinée par des officiers bureaucrates, mais à l'instinct de défense personnelle, à l'attrait de la combativité, au goût des pillages et de la bonne vie. Dès que, de ces compagnies franches, la plupart comprenant fantassins et cavaliers — tels les Chasseurs de Poncet, de Monet, les Volontaires de Belloy, de Valgra, les Volontaires liégeois, les Volontaires de Cambefort, de Geschray, de Beyerlé, etc. on voulut faire du régulier et, selon les formules classiques, composer des corps soumis aux règles administratives, ce qu'on trouva de mieux ce fut te type de la Légion, comprenant un tiers de cavaliers et deux tiers de fantassins ; mais, bientôt, la Légion même fut condamnée : la routine bureaucratique, jointe à la folie d'uniformité, dispersa ces troupes légères ; les fantassins formèrent quelques régiments d'infanterie que durant un temps encore on appela infanterie légère ; les cavaliers servirent à constituer une partie des régiments de Chasseurs. Ainsi, c'était bien le principe qu'avaient trouvé les recruteurs de compagnies franches que Napoléon voulait reprendre, mais à la condition que les compagnies fussent organisées régulièrement et d'une façon conforme à l'ensemble de ses règlements. Ce n'était plus dès lors la compagnie franche et on ne pouvait pas en attendre les mêmes services, mais c'était quelque chose comme la Légion : au témoignage de de Brack, l'idée fut appliquée au moins une fois et elle eût eu les plus heureux résultats, si la permanence des rapports entre compagnies de voltigeurs et régiment de cavalerie légère eût été établie comme il eût fallu pour que le principe s'imposât, triomphât des routines, demeurât observé, pour qu'il en sortît de vraies compagnies franches. Et cela permet aux découvreurs de Vieux-Neuf d'affirmer à présent qu'ils ont inventé quelque chose lorsqu'ils appliquent simplement la théorie édictée en l'an XII par Napoléon.

 

Vers la fin de son règne, dans les campagnes de 1812, 1813 et 1814, l'Empereur se trouva en présence d'une obligation toute différente de celle qui lui avait inspiré la création des compagnies de voltigeurs et de là l'axiome posé par lui à Sainte-Hélène. Ce fut la nécessité de jeter, en avant de la troupe régulière, qui doit obéir à des règlements, une troupe irrégulière en qui la lutte continuelle pour la vie éveille tous les instincts primitifs, écaille le vernis de civilisation et rende, pour l'observation, la défense et l'attaque, l'homme civilisé l'égal de l'homme sauvage.

Si instruits que soient les rédacteurs de règlements — et combien parmi eux sont des soldats véritables ? — ils ne peuvent avoir prévu tous les cas, retourné toutes les hypothèses, deviné toutes les éventualités. Si même ils l'avaient fait, il faudrait que l'officier ou .le cavalier, avant de prendre parti, se remémorât, en face du péril imminent, la théorie apprise et se la récitât pour bien appliquer tel paragraphe de tel chapitre. Ce serait assez pour qu'il fût dix fois sabré par celui qui ne connaît ni théorie, ni instruction, mais qui sait que sa peau lui appartient et qu'il la veut défendre.

Si la cavalerie légère de Napoléon a été très souvent victorieuse, si elle a presque toujours rendu les services qu'il attendait d'elle lorsqu'elle s'est trouvée opposée à la cavalerie autrichienne, prussienne, anglaise, c'est qu'il n'existait alors pour elle nulle instruction sur le service en campagne et que son initiative la faisait supérieure à ces cavaleries qui marchaient sur des règlements rédigés, d'après des ordonnances prescrites et que paralysaient les formules anciennes. Mais le jour où elle se trouva en présence d'individus agissant pour leur compte, n'ayant d'autre loi et d'autre but que de se tirer le mieux possible de la lutte engagée pour la vie, se mouvant sur leur terrain, à leur guise, dressant des embûches à leur façon et non selon les manuels, ce jour-là, elle fut inférieure, parce que l'homme civilisé, pour défendre individuellement son existence et pour attaquer celle des autres, pour inventer des embuscades, enlever des traînards, se diriger par les steppes ou les montagnes, suivre des pistes, écouter. et voir, est nécessairement inférieur à l'homme qu'on peut dire primitif, celui dont toute l'attention ne se concentre que sur ce point, dont toute l'existence n'a été exercée qu'à ce métier, dont tous les sens ne se sont développés que dans ce but.

Guerilleros ou Cosaques, c'est tout un, mais les Cosaques surtout sont redoutables. L'Empereur le sent si bien que, à ces éléments, il prétend opposer des éléments analogues ; qu'il mobilise les lanciers de la Vistule pour les jeter sur l'Espagne ; que, en vue de l'expédition de Russie, il crée en Pologne, en Allemagne et en France des forces qu'il s'imagine être semblables à celles qu'il veut combattre ; mais il se trompe sur la parité de forces : on ne fait pas de ces Cosaques. Ce n'est pas une troupe, c'est un peuple. Ce ne sont pas, si l'on peut dire, des soldats : ce sont des hommes. Leur méthode de combat ne tient pas une instruction donnée ; elle dépend d'une tradition peut-être, mais surtout elle est inspirée par la nécessité.

Avec son esprit d'ordre, son esprit militaire, Napoléon répugne, répugnera toujours à employer de ces forces irrégulières dont on ne sait ni qui les commande, ni où elles vont, ni d'où elles viennent, qui agissent pour leur compte, ne fournissent pas de situation, n'ont pas d'effectif fixe, apparaissent et disparaissent, des forces qu'on peut appeler d'insurrection. Il y fera appel, mais uniquement pour y prendre des hommes, en grossir des régiments, les soumettre à une règle et une discipline. Elles cessent alors, et par cela même, de valoir ce qu'elles valaient, et, au lieu de partisans rendant des services, on n'a que des soldats médiocrement disciplinés et qu'attire la maraude. L'histoire est là pour le démontrer : nulle troupe légère n'a valu les premiers hussards, ceux à qui, en 1691 le maréchal de Luxembourg donnait passeport pour aller à la petite guerre, ceux qu'amenaient en troupe Bercheny ou Esterhazy : Hongrois, Saxons, Polonais, Turcs au besoin, ne sachant que la guerre, ne vivant que de la guerre et peu soucieux à coup sûr des arts de la paix. Enrégimentés, disciplinés, assagis, ce furent des soldats comme d'autres, qu'on employa aux avant-postes parce que leur costume était de telle ou telle couleur, mais qui, avec leur uniforme, ne touchaient pas au magasin d'habillement les sens, l'esprit, la tradition qu'il faut pour le métier qu'on leur impose.

 

***

Napoléon, donc, n'a point eu d'éclaireurs dans ses armées impériales, et pourtant il en avait eu jadis dans ses armées d'Italie et d'Egypte : Il avait eu les Guides, ces immortels ancêtres les Chasseurs à cheval de la Garde. Ceux-ci valent qu'on parle d'eux un peu longuement, car en même temps que, dans leur forme première, ils réalisent ces éclaireurs que Napoléon souhaitait en vain plus tard, ils sont, par le nom qu'ils portent et l'éclat qu'ils, lui donnent, l'incarnation suprême aux yeux de tous des Chasseurs ; et c'est à cette glorieuse association que ceux-ci doivent sans doute une part, et non la moindre, de leur popularité. A coup sûr, le service des uns et des autres est fort différent. Les Chasseurs de la Garde empruntent dans leur uniforme la plupart des détails de la tenue des Hussards, mais ils ont conservé l'étiquette de Chasseurs, et, comme ils sont constamment à la peine et à l'honneur, qu'ils sont les plus justement célèbres entre les cavaliers de Napoléon, quelque peu de leur illustration rejaillit sur leurs camarades de la ligne, souligne leurs services et leur apporte dans l'imagination de la nation et dans les souvenirs de l'armée le dernier trait qui achève leur légende.

 

Raconter l'histoire des Chasseurs de la Garde ce serait raconter celle de Napoléon, d'Arcole à Waterloo. Guides ou Chasseurs — ce qui est même chose — l'ont accompagné partout ; il n'est pas un combat auquel il a assisté dont ils n'aient pris leur part ; il n'est pas une fête à laquelle il se soit rendu où ils ne l'aient escorté. Ils sont, de sa vie extérieure, de sa vie militaire, les perpétuels et les nécessaires témoins, et, dans cet empire colossal dont il est le souverain, surtout dans cette armée immense dont il est le chef, c'est cette troupe qu'il se réserve à lui seul, qui est sa chose à lui, dont il entend demeurer personnellement le maître ; et, de la façon la plus éclatante, il l'affirme et le proclame, puisque, en campagne, il ne porte que son uniforme.

Ces hommes, dont la collective entité est d'autant plus digne d'admiration que, sans cesse, il en est qui tombent et qu'il faut pour remplacer les héros tombés un continuel afflux de héros nouveaux ; que, durant vingt années, sans faiblir un instant, ils se maintiennent au même degré de dévouement, toujours prêts à toutes les besognes qui s'imposent à. leur dévouement et à leur courage, il n'est pas un d'eux dont la vie ne vaudrait d'être écrite, pas un dont la figure ne demanderait à être tracée, car il y a là une réserve inépuisable pour les Homères futurs.

 

A Sainte-Hélène, l'Empereur a écrit : Pendant la bataille de Borghetto, alors que l'armée suivait les fuyards ennemis, Napoléon se trouva mal. Rentré à son quartier général, il mit ses pieds dans de l'eau chaude. Un moment après, une patrouille de uhlans autrichiens passe devant sa porte, donne l'alarme. Il monte à cheval sans bottes, sans bas. Il ne s'en fallut de rien qu'il ne fût sabré. A quoi tiennent les événements humains ! Cela lui fit sentir la nécessité de se créer une compagnie de Guides, que le capitaine Bessières organisa et qui, depuis, formèrent les Chasseurs de la Garde.

Si précis que soit le souvenir, affirmé dans le Mémorial presque sous la même forme, puisque là aussi l'Empereur raconte que s'étant arrêté presque seul dans un château, il faillit y être enlevé par les Autrichiens, et que le danger auquel il venait d'échapper devint l'origine des Guides, chargés de garder sa personne, qui ont été imités depuis par les autres armées, on peut dire que, tel qu'il se présente, il n'est pas entièrement exact. En effet, depuis le mois d'avril 1793, époque de la composition de l'Armée d'Italie, il y existait un corps de Guides, formé en vertu du décret du 27 avril 1792, et constitué par des démembrements des compagnies de Guides des Armées des Alpes et du Midi. La compagnie à pied — dans laquelle figure Caire, depuis capitaine aux Chasseurs à pied de la Garde des Consuls —, était aux ordres du capitaine Sicre ; la compagnie à cheval obéissait au capitaine Caval. Ces deux compagnies firent les campagnes de 1793, de l'an II et de l'an III avec l'état-major des généraux Kellermann, Dugommier, Dumerbion et Schérer. Elles subsistaient incontestablement au moment où Bonaparte prit le commandement de l'Armée d'Italie. Où étaient-elles employées ? c'est ce qu'il est le plus difficile de distinguer. Le 5 floréal an IV, Bonaparte ordonne qu'un piquet de trente chevaux, commandé par an lieutenant et un sous-lieutenant, sera chaque jour détaché au quartier général par le général commandant les troupes à cheval et que, toutes les fois que le Général en chef montera à cheval, la moitié de ce piquet, commandé par un de ses officiers, le suivra. Or, c'est là le service des Guides : donc les Guides ne sont pas à ce moment au quartier général.

Une décision analogue est prise le 10 prairial ; mais, à la date du 11, le chef de brigade Lannes, destiné à être employé près du Général en chef et particulièrement chargé de la sûreté du quartier général, est prévenu que les 6e et 78 bataillons de Grenadiers sont destinés à la police du quartier général, ainsi que 50 guides à cheval et un piquet de 50 chevaux. Le combat de Borghetto est du 10 prairial ; cet ordre à Lannes du 11 ; il est matériellement impossible que, du jour au lendemain, les Guides aient cinquante hommes organisés, sans l'intervention d'aucun ordre et d'aucun arrêté. Il existe donc à cette date un corps de Guides, et ce sont les Guides de Kellermann.

Mais, sans doute, ces Guides avaient un besoin urgent d'être recrutés, vêtus, armés et équipés, de recevoir un chef actif et d'obéir à une impulsion : c'est ce que démontre l'ordre du 13 floréal qui, du quartier général de Peschiera, envoie la compagnie à Milan, où son commandant doit, sous sa responsabilité, lui procurer dans le plus bref délai les effets dont elle est dénuée. Trois mois plus tard, en thermidor an. IV, elle est en état de prendre une part active au combat de Lonato, où, sous les ordres de Junot, aide de camp du Général en chef, elle poursuit l'ennemi et charge résolument les houlans de Bender. C'est là que Junot, après avoir blessé le colonel autrichien et avoir tué de sa main six houlans, est renversé de cheval, culbuté dans un fossé et blessé de six coups de sabre, dont un lui fend la tête. Le 20 fructidor, à Roveredo, Bessières, capitaine des Guides, s'élance, avec cinq ou six de ses hommes, sur deux canons que les Autrichiens tentent d'enlever et s'en empare. Le 22, au combat de Bassano, durant la poursuite de Wurmser, deux Guides sont tués et le lieutenant Guérin est blessé.

Ce n'est toutefois que le 4 vendémiaire an V que la compagnie parait recevoir la première organisation réglementaire que lui ait donnée Bonaparte. Elle devra se composer désormais de : un commandant chef d'escadron, un capitaine, un lieutenant, deux sous-lieutenants, sept maréchaux des logis dont un chef, huit brigadiers, cent trente-six guides, un vétérinaire, deux maréchaux ferrants, deux bourreliers et un sellier. Elle a une musique, pour l'établissement de laquelle il lui est alloué une somme de 1.200 livres, et il lui est fourni un fourgon attelé de quatre chevaux pour porter ses effets.

 

Qu'est devenue, dans cette organisation nouvelle, la compagnie des Guides à pied ? A-t-elle disparu ? On pourrait le penser, car lorsque, le 11 prairial an V, Bonaparte adjoint aux Guides deux pièces d'artillerie à cheval, c'est-à-dire un obusier et une pièce de 8, servies par vingt-six hommes, officiers et sous-officiers compris, il stipule formellement que ces artilleurs, qui seront habillés comme les Guides, seront, dit-il, à la suite de ma compagnie. Et cette compagnie, comme il résulte de l'ordre du 14 pluviôse, est recrutée au moyen d'un prélèvement de huit hommes sur chacun des corps de cavalerie de l'armée ; parfois même lorsqu'un régiment est licencié, comme il arrive au 13e Hussards, le prélèvement va jusqu'à vingt-cinq hommes.

Et pourtant, il y a à Milan, en thermidor an V, une compagnie de Guides à pied commandée par le chef de bataillon Caire et assez nombreuse pour qu'elle puisse être formée et organisée en deux compagnies. Ces Guides à pied sont-ils les-mêmes qui furent établis ou plutôt recueillis par Kellermann ? certains renseignements peuvent le faire penser. Sont-ils, pour la plupart, récemment venus en Italie ? cette phrase de Bonaparte le donne à croire : Autant le général en chef a été satisfait de leur conduite à leur arrivée à l'armée, autant il est mécontent de celle qu'ils tiennent actuellement. Quoiqu'ils fassent, à Milan, le service du quartier général, sont-ils réellement Guides du Général en chef ? ne sont-ils pas un corps à côté qui ne dépend pas directement de Bonaparte ? on peut l'induire d'un document postérieur. Sur tous ces points, il est singulièrement difficile de conclure.

L'on peut estimer pourtant que Napoléon ne tenait point les Guides à pied comme étant personnellement à lui. Car, lors du départ pour l'Egypte, il pense d'abord aux Guides à cheval, au nombre de cent vingt, et aux canonniers des Guides, au nombre de vingt-cinq. On peut se demander même si ces cent quarante-cinq hommes ont été embarqués et s'il n'y en a pas eu seulement cent dix. Quant aux Guides à pied qui rejoignent à Malte avec le convoi de Civita-Vecchia et qui sont beaucoup plus nombreux, car leur effectif dépasse deux cents hommes — peut-être est-il de quatre cents hommes — ce n'est qu'à ce moment, par l'ordre du 26 prairial an VI, qu'ils sont placés sous le commandement du chef de brigade Bessières, commandant le régiment des Guides à cheval de l'armée, qu'ils reçoivent pour, chef de bataillon l'intrépide Dupas, qui plus tard sera le chef des Mamelucks, et qu'ils prennent un uniforme de la même couleur que les Guides à cheval. Le corps ne paraît point d'ailleurs avoir une réputation de discipline excellente, car le Général insiste sur la nécessité de la maintenir.

Comment, étant donnés ces effectifs, expliquer l'ordre, en date d'Alexandrie, le 18 messidor an VI, par lequel le Général en chef constitue le corps des Guides à dix compagnies, quatre et une auxiliaire à cheval, trois et deux auxiliaires à pied, plus soixante canonniers, formant, avec l'état-major et vingt musiciens qui y sont attachés, un total de 1.244 hommes ? On peut penser seulement que le recrutement des quatre compagnies à cheval s'est opéré par un prélèvement sur les régiments de l'armée, que la compagnie auxiliaire à cheval a pu être formée en partie d'indigènes, comme les deux compagnies auxiliaires à pied ; et on peut constater que l'effectif des trois compagnies réglementaires à pied se trouve correspondre assez exactement avec l'effectif des Guides à pied embarqués à Malte.

Quoi qu'il en soit, ce n'est plus ici, comme l'a dit Napoléon, une compagnie de deux cents casse-cou bien montés, braves, hommes et chevaux d'élite, c'est une réserve qui, étant donné l'effectif total de l'armée, a son importance. Les trois éléments essentiels qui formeront par la suite la Garde consulaire, puis la Garde impériale, s'y trouvent réunis. Par suite de circonstances, ce furent les Grenadiers de la Garde du Directoire et les Grenadiers de la Garde des Consuls qui furent appelés à prendre dans la Garde consulaire les premières places ; ce fut donc de ces corps que procédèrent les Grenadiers à cheval et les Grenadiers à pied de la Garde, mais des Guides de l'Armée d'Égypte vinrent parallèlement les Chasseurs à cheval, les Chasseurs à pied et l'Artillerie. On peut même dire que pour l'idée mère, l'idée essentielle, l'idée de la Garde réserve, elle est toute réalisée dès l'an VI.

A son départ d'Alexandrie, Bonaparte emmène avec lui une centaine, de ses Guides, et ce sont eux qui, au 7 frimaire an VIII, sont constitués en une compagnie de Chasseurs à cheval comptant au total 117 hommes, officiers compris. Telle est l'origine modeste du corps. Il ne tarde pas à se développer d'une façon singulièrement rapide : d'abord, dès la fin de l'an VIII, malgré l'arrêté de frimaire, il ne s'agit plus d'une compagnie avec un simple capitaine commandant et trois lieutenants, mais de deux compagnies, chacune avec un chef d'escadron, un capitaine et quatre lieutenants ; à la fin de l'an IX, ce ne sont plus deux compagnies, ce sont deux escadrons, chacun de deux compagnies, et l'état-major aussi s'arrondit de deux adjudants sous-lieutenants et d'un porte-étendard. Enfin, par les arrêtés du 23 brumaire et du 17 ventôse an X, le dernier pas est franchi : le régiment des Chasseurs est constitué tel que le régiment des Grenadiers. Il a un état-major composé de : un chef de brigade, trois et bientôt quatre chefs d'escadron, un capitaine instructeur, un adjudant-major, un sous-instructeur, un quartier-maître, deux adjudants sous-lieutenants, quatre porte-étendard et deux officiers de santé ; il y a un petit état-major de quatorze sous-officiers ou maîtres ouvriers, et, si l'arrêté détermine que provisoirement le régiment sera composé seulement de deux escadrons, chacun de deux compagnies de 118 chasseurs, officiers compris, plus deux enfants de troupe, ce provisoire dure peu ; dès la fin de l'an X, les cadres sont au complet, et, pour recruter les quatre escadrons, l'on a trouvé assez d'hommes d'une conduite irréprochable, ayant fait quatre campagnes, ayant reçu des récompenses pour actions d'éclat et dont la taille atteint au moins 1 mètre 7 décimètres.

Dès lors on peut dire que le régiment a trouvé sa forme définitive ; il ne subira plus maintenant que des changements insignifiants. A l'Empire, le décret du 10 thermidor an XII créera quelques emplois nouveaux dans l'état-major et, par compagnie ; un emploi de lieutenant en premier ; il augmentera le nombre des maréchaux des logis et des brigadiers et portera la force du régiment de 974 sabres à 1.018 ; un an plus tard, le décret du 30 fructidor an XIII établira un corps de vélites, à cheval, dont quatre compagnies, chacune de 119 hommes, seront affectées aux Chasseurs ; le 15 avril 1806, l'organisation nouvelle de la Garde donnera aux Chasseurs deux majors au lieu d'un et sept chefs d'escadron, augmentera l'état-major de quelques officiers subalternes et le petit état-major de quelques sous-officiers, mais il réduira les vélites à un escadron de deux compagnies de 125 hommes chacune. Le nom de vélites disparaitra lui-même le 1er août 1811, où le nombre des escadrons du régiment sera régulièrement porté à cinq. Il sera de huit le 18 janvier 1813, de dix le 6 mars (celui des Mamelouks formant le dixième) et à la fin de la même année le régiment sera partagé en deux (1er et 2e Chasseurs de la Garde). Mais on peut penser que cette organisation n'a existé que sur le papier et pour la facilité des opérations militaires, que, de fait, les deux régiments ne formaient qu'un seul corps. Le 2e Chasseurs de la Garde est bien à la vérité employé nominalement, sous le général Maison, à la défense de la Belgique, tandis que le 1er suit l'Empereur, mais les compagnies de l'un et de l'autre régiment se trouvent mêlées ; dans le 2e, qui paraît devoir être Jeune Garde, figurent des compagnies Vieille garde et réciproquement dans le 1er. Ce 2e Chasseurs a-t-il même été constitué officiellement ? N'est-ce pas par une fausse interprétation des termes du décret du 18 janvier 1813 appliquant aux conscrits du 80 escadron nouvellement formé la qualification de seconds chasseurs, qu'on est arrivé, lorsqu'un 9e escadron a été organisé en 1814 et qu'une sorte d'apparence d'unité régimentaire a été établie, à qualifier cette unité de 2e régiment de Chasseurs à cheval de la Garde, de Hussards, d'Éclaireurs de la jeune Garde ? Ce qui amènerait à le croire, c'est que, le 27 mai 1815 seulement, un corps fut constitué, portant officiellement le nom de 2e régiment de Chasseurs de la Garde. Ce corps reçut alors un uniforme différant de celui des Chasseurs Vieille Garde par le schako rouge garance avec double visière, les parements garance au dolman, la bande garance au pantalon, la pelisse garance. Ce régiment, du reste, ne quitta Chantilly, où il parait avoir été formé, que pour suivre la retraite sur la Loire.

 

C'est du corps des Guides que procède le corps des Chasseurs à cheval de la Garde ; c'est des Guides aussi qu'il tient son uniforme. On a lieu de croire que de 1796 à 1799, les Guides ont porté l'habit vert avec collet écarlate, revers verts en pointe et passepoils rouges avec la culotte verte et le gilet rouge à deux rangs de boutons jaunes. Ils y ajoutaient l'épaulette et les aiguillettes jaunes (rouges selon certains documents graphiques). Quant à leur coiffure, en Italie, c'était sans doute le chapeau, porté en colonne, avec plumet vert et rouge ; au moment du départ pour l'Egypte, un colback en peau noire avec plumet semblable à celui du chapeau et flamme rouge. Mais, déjà, chapeau et colback sont portés alternativement, et les documents graphiques montrent des guides en colback à l'assaut d'Alexandrie, en colback et en chapeau à la bataille du Mont-Thabor, en chapeau même à Marengo. En Egypte, ils avaient, en fructidor an VI, reçu des casques d'une forme particulière qu'ils ne paraissent point avoir conservés, et ils avaient été autorisés à porter le pouff tricolore qu'ils ont gardé durant tout le Consulat et l'Empire.

Ce sont là, comme on voit, les éléments essentiels du costume des chasseurs de la Garde, et il suffit de joindre à cet habit et à cette culotte verte et à ce gilet rouge, la pelisse rouge, pour que l'uniforme traditionnel apparaisse. Sans doute, par des détails, le costume participe plus de celui des Hussards que de celui des Chasseurs ; avec le temps, et par suite de la splendeur croissante de la Cour impériale, il recevra des agréments et des enjolivements : la coiffure s'exagérera en hauteur et en largeur, les tresses se multiplieront et la sabretache, d'abord portant un cor de chasse sur un faisceau de licteur, puis présentant en belle couleur les armes de l'Empire, battra les bottes à la hongroise désormais découvertes et ornées d'un galon et d'un gland orange ; mais d'essence, les Chasseurs de la Garde consulaire, puis impériale, resteront guides, et le fond de leur uniforme sera vert, non parce que le vert est la couleur des Chasseurs, mais parce que le vert est la couleur de Bonaparte — qu'il a même été la couleur nationale de la Corse. Bonaparte choisit le vert pour ses Guides parce que le vert est à son gré, de même que, au Consulat, sa livrée est verte et que, en Italie, il fait du vert la couleur nationale.

Cela est si vrai que l'étendard des chasseurs à cheval, cet étendard que le général Lefebvre-Desnoëttes avait sauvé et emporté dans son exil aux Etats-Unis, qu'il remit, lors de son retour désastreux en Europe, aux mains du roi Joseph et qui appartient aujourd'hui à S. A. le prince Napoléon-Charles, est vert, brodé en or et argent, de feuilles de chêne et de lauriers, avec, aux quatre coins, un cor de chasse, au centre un cor beaucoup plus grand où sont inscrites les lettres E. F. ; au-dessus, en banderole, les mots : Chasseurs de la Garde ; qu'il a ce qui prouve bien qu'il est l'étendard du régiment quoiqu'il affecte la forme d'un guidon de dragons, sa cravate frangée d'or et que cette cravate porte aux extrémités, brodées d'or et d'argent, l'inscription en lettres d'or : Vive l'Empereur !

Le vert était accidentellement, peut-on dire, la couleur des Chasseurs ; il est essentiellement la couleur napoléonienne.

 

On pourrait avec quelque recherche — et quel intérêt ne présenterait pas ce travail ! — reconstituer presque en entier le personnel des Guides de l'Armée d'Italie. On ne veut indiquer ici que la carrière de quelques-uns ; mais c'est là une note nécessaire. Pour faire voir de quel acier ces hommes étaient trempés et comme ils avaient été choisis, pour faire juger l'esprit qui les animait et les aventures qu'ils ont courues, rien ne vaut le récit de cette chevauchée héroïque par le monde, où l'escadron lancé en plein galop, laissant quelque mort à chaque coin de route, arrive à la fin de sa course si réduit qu'il compte à peine quelques cavaliers, mais escorté de ces ombres qui lui font cortège, si tumultueux alors et si grand que les survivants auront beau se chamarrer de décorations et de grades, le seul titre de Guide de l'Armée d'Italie qu'ils porteront devant la postérité, l'emportera sur tous les autres.

Bessières, capitaine de la compagnie, marche en tête ; maréchal d'Empire, duc d'Istrie, colonel général de la Garde, commandant en chef la cavalerie, il est tombé, à Rippach, de la mort du soldat.

Puis Jean-Baptiste Barbanègre, l'aîné de cette famille de héros ; lieutenant aux Guides le 20 floréal an V, au sortir du 22e Chasseurs ; capitaine en l'an VII, durant l'expédition d'Égypte ; entré dès l'an VIII capitaine aux Grenadiers à cheval, décoré d'un sabre d'honneur à Marengo, chef d'escadron et aide de camp de Bessières en l'an XI, colonel au 9e Hussards après Austerlitz, tué glorieusement à Iéna en menant la charge.

Dahlmann, fils de soldat, enfant de troupe au régiment Dauphin-cavalerie, admis à la solde à l'âge de huit ans, engagé en 1'785 et passé brigadier en 1790 ; il quitte alors, mais rentre la même année soldat au 53e d'infanterie ; il fait avec ce régiment les Campagnes de la Moselle et des Pyrénées-Orientales, est envoyé en Italie et passe, le 4 messidor an IV, dans les Guides ; en trois mois, il y fait les bas grades et est nommé sous-lieutenant à la fin de l'an V. Après Salheyeh, le Général en chef le fait lieutenant, et capitaine après Aboukir. Dahlmann revient avec Bonaparte, et tout de suite après Brumaire il est capitaine adjudant-major de la Cavalerie de la Garde consulaire avec le grade supérieur ; à l'organisation de l'an X, il prend le commandement d'un escadron des Chasseurs, et, en l'an XIV, lorsque Morland a été tué à la charge d'Austerlitz, il est promu colonel en second. Il est général de brigade après Iéna et tombe à Eylau frappé à la hanche d'un coup de biscaïen. L'Empereur fit son fils baron de l'Empire avec une dotation de 4.000 francs et donna 6.000 francs de pension à sa veuve.

Ensuite, un personnage singulier, un nègre, le citoyen Hercule. J'ordonnai au citoyen Hercule, officier de mes guides, écrit Bonaparte dans son rapport sur la bataille d'Arcole (29 brumaire an V), de choisir vingt-cinq hommes de sa compagnie, de longer l'Adige une demi-lieue et de tomber ensuite au grand galop sur le dos de l'ennemi en faisant sonner plusieurs trompettes. Cette manœuvre réussit parfaitement : l'infanterie ennemie en fut ébranlée. Le service parut si éclatant au Général en chef que, le 1er nivôse, il nomma Hercule capitaine, en même temps qu'il allouait 72 francs à chacun des vingt-cinq guides qui l'avaient accompagné. Le 16 ventôse, il accorde à Hercule une gratification de 5.000 livres et aux guides- qui étaient avec lui une gratification de 20.000 livres (les généraux, sauf Joubert qui a 2.000 livres, n'en ont que 1.000). Enfin, sur les cent sabres d'honneur dont, le 21 brumaire an VI, il a ordonné la distribution aux plus braves de son armée, il en donne un à Damingue (Joseph) dit Hercule, et il fait graver sur la lame : Pour avoir renversé, à la tête de vingt-cinq Guides, une colonne autrichienne à la bataille d'Arcole.

Dans sa vieillesse, Hercule se plaisait à raconter que, fils d'un noir de Cuba, établi à Bordeaux, il s'était, tout enfant, engagé comme tambour et qu'en cette qualité il avait obtenu, avant la Révolution, des baguettes d'honneur ; il avait, ensuite, disait-il, commandé, à l'époque de la Convention, un bataillon noir destiné à une expédition en Irlande, et enfin était entré comme lieutenant dans les Guides de l'Armée d'Italie. Il prétendait n'avoir pas quitté Napoléon, auquel il reprochait de ne l'avoir pas fait maréchal de France. L'Empereur, disait-il, sentant son injustice, voulait se débarrasser de lui en l'envoyant toujours au plus fort de la mêlée. Il se parait de la croix d'or de la Légion et de la croix de Saint-Louis et se donnait comme maréchal de camp en retraite.

Les deux premières assertions sont peut-être exactes. Quoique né à la Havane en 1761, Hercule a pu être transporté tout enfant à Bordeaux. On le trouve, en 1794, soldat dans Champagne-infanterie, et il a pu d'abord y être tambour, mais c'est là tout ce qu'il faut retenir de son récit. De Champagne-infanterie il est en réalité passé, en 1793, au 2e Chasseurs à cheval, avec lequel il a fait, à l'Armée des Pyrénées-Orientales, les campagnes des ans II et III et où il a été promu maréchal des logis le 20 prairial an III. Il est venu comme tel à l'armée d'Italie et a été incorporé avec son grade dans les Guides. Il est maréchal des logis quand, à Bassano, sous les ordres du lieutenant Guérin, il se précipite, lui douzième, sur deux bataillons croates qui forment l'arrière-garde de l'armée autrichienne et leur fait mettre bas les armes. Lieutenant à la suite de ce fait d'armes, il reçoit, pour sa conduite à Arcole, les faveurs qu'on a vues.

Il passe en Egypte avec Bonaparte, combat avec son intrépidité habituelle aux Pyramides et à Saint-Jean-d'Acre. A Aboukir, "il est chargé d'enlever une redoute, et, dans une charge furieuse, s'empare de tous les retranchements ennemis. Bonaparte lui reproche d'avoir outrepassé ses ordres. Que voulez-vous, répond Hercule, nous étions en si beau chemin ! Nommé sur le champ de bataille chef d'escadron provisoire, Hercule revient en France avec son général et, dès frimaire an VIII, on le voit, ce nègre qui ne sait ni lire ni écrire, chef d'escadron des Chasseurs de la Garde, côte à côte avec Eugène de Beauharnais, le beau-fils de Bonaparte. Il reste trois .ans en cet emploi, mais il y devient en vérité trop disparate à mesure qu'on approche de l'établissement de l'Empire, à mesure que l'Etat s'affermit et que la nouvelle Cour se peuple. Pauvre Hercule ! Le Premier Consul lui donne le commandement d'un bataillon de pionniers noirs, à lui si ravi de commander des blancs ! A la vérité, il est de la Légion dès l'origine et il a l'Aigle d'or aussitôt qu'on y établit des grades, mais il est si dégoûté des pionniers noirs qu'il demande sa retraite, et l'Empereur la lui accorde le 27 frimaire an XIV, en lui conservant la totalité de son traitement. Jusqu'en 1816, il vit à Monza avec une Milanaise qu'il a épousée et dont il a deux enfants ; mais, alors, voici qu'il sort brusquement d'Italie, se révèle bourbonien et catholique à effrayer un verdet, obtient d'être attaché comme aide de camp au général de Fontanges, qui va en mission à. Saint-Domingue, et, sur le Railleur, en pantalon écarlate, en habit brodé sur lequel brinqueballent ses croix — dont une apocryphe — il fait la joie des enseignes, auxquels il raconte son mépris pour les Haïtiens, ces nègres, et la jalousie de l'Empereur, qui n'a pas voulu le faire maréchal !

On ne sait rien du lieutenant Guérin, qui a mené la charge de Bassano, et des officiers c'est assez parler ; mais les hommes ne valent-ils pas qu'on dise un mot de ce qu'ils ont fait ? Ainsi, ce Bonnet, un garçon de vingt ans qui, depuis trois ans déjà, au sortir de l'École des trompettes, sert comme brigadier trompette au 5e d'Artillerie à cheval et au 3e Hussards et qui, le 20 prairial an IV, est entré dans les Guides en remettant ses galons : il est un des douze de la charge de Bassano et c'est lui qui, à Arcole, mène ce beau bruit de cuivre qui fait croire aux Autrichiens qu'un régiment au moins va les charger. Il redevient. brigadier trompette après Arcole, ne va pas en Egypte, mais, dès l'organisation des Chasseurs, il y est appelé de l'Armée d'Helvétie. A Marengo, il se signale de telle sorte que le Premier Consul lui décerne une trompette d'honneur. Il suit partout son Empereur, est maréchal des logis en l'an XIV, maréchal des logis chef en 1809 ; enfin ; il passe lieutenant en second le 6 décembre 1811 et lieutenant en premier le 1er avril 1813.

Plus heureux, non plus brave, Desmichels, qu'on a prétendu rattacher à une famille noble et dont le père, boulanger à Digne, se nommait Michel. A quinze ans, il s'engage au 13e Hussards, entre aux Guides le 21 prairial an IV est brigadier en Egypte et maréchal des logis au retour dans la Cavalerie de la Garde consulaire. Il passe sous-lieutenant aux Chasseurs en l'an IX, lieutenant en second en l'an XII, lieutenant en premier en l'an XIII. Dans la campagne de l'an XIV, aux environs de Nuremberg, il fait, avec son peloton de trente hommes, la tête de colonne de la cavalerie aux ordres du Grand-duc de Berg. L'arrière-garde autrichienne, trois cents hommes d'infanterie légère, se présente à lui. Il voit qu'elle se garde mal, la charge et la fait toute prisonnière. Après, c'est un bataillon qui, comptant sur l'arrière-garde, marche en désordre. Desmichels l'enfonce, prend quatre cents hommes et deux drapeaux. Aux coups de fusil, quatre cents dragons de Latour se rabattent sur lui. Il les rencontre dans un chemin creux où leur front ne peut s'étendre plus que celui des trente Français. Ceux-ci, sans compter, se jettent sur le premier peloton, l'enfoncent, lui font tourner bride sur les autres qui se dispersent épouvantés. Cinquante hommes sont tués, cent cinquante pris, et vingt-cinq canons, et_ la caisse militaire, et tous les chariots, et tous les bagages. Là-dessus, Desmichels est nommé capitaine et officier de la Légion, et les trente hommes de son peloton reçoivent l'aigle d'argent. En 1807, il est chef d'escadron. Il passe, en 1811, colonel du 3e Chasseurs, avec lequel il combat en Espagne et en Italie. En 1815, il commande le 4e Chasseurs, qu'il mène en Belgique. Il reprend du service en 1821, est maréchal de camp en 1823 et lieutenant général en 1835. On sait le rôle qu'il a joué à cette époque. L'Empereur l'avait fait chevalier de l'Empire, avec une dotation de 2.000 francs sur le mont de Milan. Il obtint, dit-on, de Louis XVIII, un titre de baron.

Daumesnil tient le sien de l'Empereur en même temps que 14.000 francs de dotation, mais il tient de lui-même, de la hauteur de sa conscience, l'immortalité attachée à son nom. Chasseur au 22e en l'an II, brigadier aux Guides le 25 prairial an V, à Arcole, avec son camarade Muzy, il retire Bonaparte du marais où il est tombé ; à Saint-Jean-d'Acre, lorsqu'une bombe éclate aux pieds de Bonaparte, il se précipite au-devant de la bombe ; à Aboukir, au plus fort de la mêlée, il enlève l'étendard du Capitan Pacha ; en l'an VIII, il est adjudant sous-lieutenant aux Chasseurs de la Garde, et de grade en grade, major après Eckmühl ; à Wagram, il tombe la jambe fracassée par un boulet. On sait le reste : comment, amputé deux fois, promu par l'Empereur général de brigade et nommé gouverneur de Vincennes, il soutint, en 1814 et en 1815, l'honneur de l'armée ; comment, en ce temps où chacun cherchait à se vendre, il repoussa les acheteurs et prouva aux étrangers et aux Français que, sans la trahison, les Alliés ne seraient pas plus entrés dans Paris qu'ils ne sont entrés dans Vincennes.

 

On voudrait tous les nommer, au moins dire un peu de cette consolante gloire et, de ces ancêtres ignorés, de ces héros inconnus, réveiller le sang trop lent aux artères des petits-fils.

Ce Bourde, qui fut de la charge de Bassano et qui tomba à Eylau, lieutenant en premier aux Grenadiers à cheval et officier de la Légion ; ce Bernichon, maréchal des logis aux Guides, qui, pour son étrange bravoure, reçoit, le 16 ventôse an V, une pension de 250 livres et meurt simple brigadier de Gendarmerie ; ce Legros, venu aux Guides le 13 brumaire an V du 10e Chasseurs, passé plus tard aux Guides de l'Armée du Rhin, puis à ceux de l'Armée du Danube, rentré en l'an VIII, maréchal des logis aux Chasseurs, décoré d'une carabine d'honneur pour sa conduite à Marengo, devenu successivement porte-étendard sous-lieutenant, lieutenant en second et lieutenant en premier, et tué à Eylau ; ce Joseph Guibert, guide depuis le 28 vendémiaire an V, quelque temps grenadier à cheval au retour d'Egypte, décoré d'un sabre d'honneur à Marengo, passé en l'an XIII lieutenant en second aux Chasseurs, avec lesquels il voit Austerlitz et Iéna, et meurt à Eylau ; cet Adet, guide le 30 fructidor an IV, porte-étendard en l'an XI, qui, à la grande charge d'Austerlitz, reçoit sa dixième blessure, un coup de feu qui lui traverse les deux cuisses et le bas-ventre et qui n'en meurt que cinq ans après ; ce Pierre Dupont qui, le 14 pluviose an V, rend ses galons de sergent pour entrer simple guide à cheval, suit son général en Egypte, est fait lieutenant par Menou, rentre avec son grade aux Chasseurs de la Garde et est licencié en 1815, lieutenant en premier et officier de la Légion ; ce Muzy, entré fourrier aux Guides le 27 brumaire an VI, sortant de la 22e de bataille, maréchal des logis aux Chasseurs, qui, à force d'actes d'éclat, franchit tous les grades, capitaine, chevalier de la Légion et de la Couronne de fer, et qui est tué à Wagram du même boulet qui brise la jambe de son vieux camarade Daumesnil ; ce Callory, guide à la formation du corps, venant des Guides du Nord, resté à l'armée d'Italie après le départ de Bonaparte, promu sous :lieutenant en l'an VII, entré avec ce grade aux Chasseurs, de l'an VIII à 1811 faisant toutes les campagnes, montant au grade de capitaine et décrochant avec l'Aigle d'or une dotation de 1.000 francs ; major en 1811, au 22e Chasseurs, à la tête duquel il est blessé à Bautzen, et après sept ans de demi-solde, recevant des Bourbons le commandement d'un régiment.

Et l'on voudrait dire ce qu'était ce Béard qui, au départ pour l'Egypte, a juré d'arriver le premier à l'ennemi et qui, devant Malte, se noie en voulant atteindre la plage avant tous les autres ; et ce Calla, le musicien, qui, à Alexandrie, monte le premier à l'assaut et tend la main aux grenadiers ; et les huit qui, à la révolte du Caire, se font tuer sur le corps de Sulkowski ; et le lieutenant Darde, et les trente-huit qui tombent aux assauts de Saint-Jean-d'Acre ; et Joseph Louis, qui sauve son général à la mer Rouge et dont on sait seulement que, maréchal des logis aux Chasseurs, il eut une carabine d'honneur après Marengo. Quel recueil d'histoire antique vaudrait le simple récit de ce qu'ont fait ces hommes. C'est ici du Plutarque vrai, du Plutarque qui mettrait une flamme en tous les jeunes garçons de France. Le 1er pluviôse-an V, en envoyant Bessières porter au Directoire onze drapeaux pris sur l'ennemi aux batailles .de Rivoli et de la Favorite, Bonaparte dit des Guides : C'est une compagnie de braves gens qui ont toujours vu fuir devant eux la cavalerie ennemie et qui, par leur intrépidité, ont rendu des services très essentiels. Ce qu'il dit là ne s'applique pas seulement aux Guides ; cela trace en quelques mots la carrière que suivront de 1799 à 1815 les Chasseurs de la Garde, car ils n'héritèrent pas seulement de l'uniforme, les survivants des Guides, mais surtout de leur esprit.

 

La façon dont ils se sont recrutés l'indique d'une  façon significative : de l'an VIII à 1815, ils n'ont eu que deux chefs, tous deux alliés directs de Napoléon, ses affidés intimes, ses protégés particuliers : son beau-fils, Eugène Beauharnais, son cousin Lefebvre-Desnoëttes. Eugène, qui à la fin de la campagne d'Italie a rejoint Bonaparte et tout de suite a été son aide de camp, qui après une mission à Corfou l'a accompagné en Egypte où il s'est bien montré, est, au retour, plein d'enthousiasme et, semble-t-il, de dévouement. Ce n'est pas alors cet Eugène prix de vertu, bon fils, bon époux, bon père, qu'une légende complaisante a embourgeoisé à souhait, c'est un Eugène casseur, dépensier, jovial, s'amusant de toutes les farces, même de farceurs de métier, et se plaisant à en inventer pour son compte. C'est un Eugène bon vivant, fort satisfait de son sort et d'être, avant vingt ans, capitaine commandant du corps d'élite le plus célèbre qui soit au monde, mais cherchant à se faire pardonner sa fortune par son amabilité et sa grâce vis-à-vis de ses camarades, par son affabilité vis-à-vis de ses inférieurs, par l'entier sacrifice de sa personne constamment offerte au Premier Consul... Cette fortune, en voici les échelons, en l'an VIII, Eugène est capitaine commandant de la compagnie ; en l'an IX, l'un des deux chefs d'escadron du corps — Hercule est l'autre. — En l'an XI, il est chef de brigade. En l'an XII, colonel. Jusque-là, c'est le citoyen Beauharnais. En l'an XIII, un premier saut qui n'est pas à l'Almanach : Colonel général des Chasseurs à cheval, en même temps que colonel des Chasseurs de la Garde : puis second saut : S. A. S. Monseigneur Eugène Beauharnais grand dignitaire de la Légion archichancelier d'État, colonel des Chasseurs à cheval ; l'année suivante mieux encore : les titres et dignités civiles font un paragraphe à part. Ici, aux Chasseurs il est : Le prince Eugène, colonel général, commandant en chef. Mais il peut s'établir une confusion entre cette qualification de colonel général et la dignité de colonel général des Chasseurs, un des grands offices de l'Empire, où Marmont a remplacé Eugène depuis le mois de pluviôse an XIII. En 1807, le prince Eugène est donc indiqué : Général colonel, commandant en chef, et en 1808, simplement : Général colonel.

Depuis que l'Empereur l'a établi en Italie, Eugène n'a plus reparu au régiment auquel, de fait, il a dit adieu au sacre de Milan. Lorsque, en novembre 1807, par le quatrième statut constitutionnel du Royaume, Napoléon l'eut confirmé dans sa vice-royauté et eut en quelque sorte dénoué les liens qui l'attachaient à la France, il sentit la nécessité de donner à son beau-fils un successeur dans ce commandement qu'Eugène avait tenu essentiellement à conserver jusque-là et auquel il était singulièrement attaché, car il n'est guère de ses portraits d'alors où il se soit fait représenter autrement que sous cet uniforme.

 

Pour remplacer Eugène, l'Empereur choisit son ancien écuyer, son allié : Lefebvre-Desnoëttes. Né à Paris, fils d'un tailleur à la mode, il s'était, à dix-neuf ans, enrôlé dans la Légion des Allobroges ; six mois après. il était entré sous-lieutenant au Be Dragons. avec lequel il avait combattu aux Armées du Nord de Sambre-et-Meuse, de Rhin-et-Moselle et d'Italie. Lieutenant en l'an V et capitaine en l'an VI, il fut, en l'an VIII, appelé comme aide de camp près du Premier Consul, assista en cette qualité à la bataille de Marengo, passa un an après dans la Gendarmerie d'élite avec le grade de chef d'escadron et fut chef de brigade du 180 Dragons le 9 nivôse an XI ; il avait trente ans à peine. Il épouse alors mademoiselle Rolier, cousine de l'Empereur, est écuyer de l'Empereur et général de brigade ; il est détaché en 1806, -premier écuyer et aide de camp du prince Jérôme, qu'il dirige dans la Campagne de Silésie, et, enfin, le 18 janvier 1808, il est appelé au commandement des Chasseurs de la Garde. Il garde ce poste d'honneur jusqu'en 181g, toujours en tête, si bien que, à Benavente, chargeant avec quatre cents hommes contre deux mille Anglais, il a son cheval tué, ne peut suivre ses hommes en retraite, et est pris. Mais il s'échappe d'Angleterre, revient en 1812 pour la campagne de Russie, et toujours égal à lui-même, il prend en Allemagne une part considérable aux opérations de 1813, et blessé de deux coups de baïonnette à Brienne, n'en est pas moins de tous les combats. Il accompagne l'Empereur jusqu'à Roanne après l'Abdication et, sur son ordre, va se mettre à la disposition du Roi, qui lui conserve son commandement. Mais Lefebvre-Desnoëttes n'y peut tenir : le 19 mars 1815, il soulève son régiment et marche sur Paris ; à Compiègne, certains de ses officiers refusent de le suivre plus avant et font leur soumission. Lui se cache jusqu'au 20 mars, où l'Empereur, rentré dans sa capitale, lui rend ses Chasseurs qu'il mène à Waterloo avec les Lanciers. Il est proscrit par la seconde Restauration, s'échappe, part pour les États-Unis où il fonde le Champ-d'Asile, qu'il défriche et laboure lui-même. Sa santé s'altère profondément ; après la mort de son Empereur, il demande à revenir en France pour purger la sentence de mort rendue contre lui par contumace. Il obtient des garanties, s'embarque sur le navire l'Albion, laissant aux mains du roi Joseph le précieux étendard des Chasseurs, et le navire qui le porte périt corps et biens sur les côtes d'Irlande, le 22 avril 1822.

Après ces deux noms, que d'autres qui veulent être prononcés : c'est Morland, colonel en second de l'an XIII, tué à Austerlitz ; Dahlmann, qui lui succède, tué à Iéna ; Guyot, blessé de deux coups de feu à Waterloo, à la tête des Grenadiers ; Lion, dont l'Empereur a dit en le nommant : Il me faut un lion pour commander ce régiment ; Corbineau, d'Avranche d'Haugéranville, Daumesnil ; puis, au rang des chefs d'escadrons, Thiry, le jeune Marbeuf, Rabusson, Labiffe, Charpentier à la main mutilée, Clerc qui avec cent Chasseurs prend huit pièces de canon à Austerlitz, Fournier qui tombe à Wagram, Bayeux, Lafitte, Caire, Bellebaux, et la vie de chacun de ces hommes mérite d'être donnée en exemple.

Ils sont braves entre les braves, certes, mais pourtant pas plus que les officiers subalternes,'et que les hommes. Pour un officier de cavalerie, être admis aux Chasseurs de la Garde, même en perdant un grade bien acquis, c'est la plus haute récompense à souhaiter pour dix campagnes et vingt actions d'éclat. C'est entrer dans une classe à part, la plus élevée qui soit dans l'armée, non tant parce que le corps est chargé immédiatement et constamment de la garde de l'Empereur, mais parce que, quelle que soit la place qu'on y tienne, le simple fait d'en porter l'uniforme atteste l'homme d'élite. Ici la hiérarchie militaire est entendue d'une façon particulière. Le grade ne prouve pas la supériorité du courage, mais de l'intelligence et de l'instruction ; les simples Chasseurs sont presque tous décorés, parfois de la Couronne de fer en même temps que de l'Aigle d'argent. Il y a des maréchaux des logis officiers de la Légion. Ils s'y connaissent, ceux-là, en valeur militaire, et on ne leur en impose pas. Ils ont leur franc-parler, même avec leur Empereur, à qui ils portent mieux que de l'admiration et du respect, une sorte de tendresse. Ils donnent pour lui tout ce qu'ils ont, leur sang d'abord, puis leur pauvre argent de soldats, n'hésitant point, si leur cheval est tué, à en acheter un autre de leur pécule afin de se retrouver plus vite en ligne. Il y a en eux, avec une fermeté que rien n'abat, un tour d'esprit plaisant et gai, une familiarité qui connaît les distances et ne les franchit point, mais s'échappe parfois en un mot jeté à la cantonade. On n'est estimé de ces gens-là que si l'on est brave comme ils sont ; on n'est aimé d'eux que si l'on possède vraiment les belles qualités françaises, et, avec le mépris de la mort, ta gaieté, la générosité, la droiture, une fidélité que rien ne trouble, que rien n'abat, qui ne se dément jamais, une fidélité qui est une religion, la religion de la Patrie et de l'Empereur.

Qu'on s'étonne ensuite que ces cavaliers soient les plus populaires de l'armée : ils  incarnent ce qu'il y a de meilleur en notre peuple ; ils sont l'expression exacte de ses vertus les plus hautes, celles qui font le mieux valoir l'humanité parce que rien en elles n'est de convention. Ils sont les exemplaires les plus purs et les plus nets de cette génération qui, vingt années durant, a résisté à la féodalité coalisée et a maintenu, avec l'indépendance de la Nation, les grands principes que la Révolution avait proclamés. ils ont été les leviers avec lesquels Celui qui s'est proclamé le premier soldat, le grand représentant de la Révolution française, a soulevé le monde ; et lui qui, comme il l'a annoncé, demeure pour les peuples l'étoile de leurs droits, de leurs efforts, de leurs espérances, apparaît à l'imagination de la postérité entouré de ces satellites, les Chasseurs de la Garde, carabine à l'épaule ou sabre au poing, calmes, impassibles, superbes et doux, assurés de leur force comme le Peuple dont ils sortent, assurés de leur gloire comme l'Armée qu'ils incarnent.

 

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Pour ajouter encore à la popularité des Chasseurs à cheval, pour leur donner ce caractère d'exotisme et d'étrangeté qui achève la légende, il ne faut pas oublier que, à leur corps, presque dès l'Empire, les Mamelucks furent adjoints. Au début, bien qu'ils fussent destinés à accompagner partout le Premier Consul, ils ne faisaient point partie de la Garde. L'arrêté du 17 nivôse an X, qui ordonnait la formation d'un escadron de cent cinquante Mamelucks, stipulait seulement que cet escadron, organisé comme un escadron de hussards, serait commandé par le chef de brigade Rapp et ne coûterait pas plus cher, pour la solde et les masses qu'un escadron de Chasseurs de la Garde. Sauf deux officiers chargés, l'un de l'administration, l'autre de la police et de l'instruction, un quartier-maître français et deux secrétaires interprètes ayant le traitement de caporal-fourrier, tous les officiers et soldats devaient être pris parmi les mamelucks syriens et cophtes venant de l'armée d'Orient et ayant fait la guerre avec l'armée française. Ils conservaient le costume de mamelucks et, pour marque de leur fidélité à l'armée française, ils portaient le turban vert.

Les trois officiers qui étaient chargés de l'organisation des Mamelucks étaient trois héros d'Égypte. Près de- Desaix, à Sédiman et à Samanhout, Rapp avait été admirable. On sait comme avait fait le quartier-maître Delaître, le futur major du 1er Chevau-légers ; quant à Édouard Colbert, capitaine chargé de l'administration, il s'était signalé d'abord comme commissaire des guerres, puis comme aide de camp du général Damas. Colbert, au reste, ne se fixa pas au corps et demanda presque tout de suite à passer aide de camp près de Junot ; Rapp non plus n'y demeura guère. Ses fonctions d'aide de camp du Premier Consul et les missions qu'il avait à remplir l'absorbèrent et il ne tarda pas à être remplacé par Dupas, soldat en Piémont, à Genève, et en France, vainqueur de la Bastille, capitaine dans la Légion des Allobroges, aide de camp de Cartaux devant Toulon, Dupas, qui le premier passa le pont de Lodi à la tête de deux cents Carabiniers de sa légion, qui fut blessé de cinq coups de feu à Caldiero et d'une balle à Anghiari ; qui, chef de bataillon des Guides à pied en Égypte, commandant de la citadelle du Caire, lutta, durant trente-quatre jours, avec deux cents éclopés, contre deux mille Turcs et contre toute la population révoltée. Nommé adjudant supérieur du Palais à son débarquement, en ventôse an X, chef de brigade quelques mois après, et chargé, le 12 floréal an XI, du commandement des Mamelucks, Dupas fut promu général de brigade en fructidor et chargé presque aussitôt d'un commandement supérieur sur les côtes.

A son départ, la place de chef de brigade fut supprimée et le corps prit son assiette définitive. L'arrêté du 30 nivôse an XII réduisit l'escadron à n'être plus, au moins nominalement, qu'une compagnie, ayant un état-major français composé d'un capitaine commandant, d'un officier de santé, d'un adjudant sous-lieutenant, d'un vétérinaire et de trois maîtres ouvriers et comprenant comme mamelucks huit officiers dont deux capitaines, deux lieutenants en premier, deux lieutenants en second, deux sous-lieutenants et cent onze sous-officiers, brigadiers, mamelucks, trompettes et vétérinaires. Le décret du 10 thermidor, an XII, en organisant la Garde impériale, ne fit que confirmer ces dispositions, mais stipula que la compagnie serait désormais attachée aux Chasseurs à cheval. A la fin de 1805, un emploi de porte-étendard fut créé au profit d'un officier français, et il semble résulter de certains documents que cet étendard consistait en une Aigle du modèle usité, de laquelle pendait une queue de cheval. Toutefois, on peut se demander s'il n'y a point confusion : le 15 avril 1806, en effet, le corps subit une modification ; l'état-major français est augmenté d'un capitaine instructeur, d'un maître ouvrier, d'un brigadier trompette, et l'effectif de la compagnie de deux brigadiers, de deux trompettes, de 24 mamelucks (de 85 à 109) et de quatre porte-queues. Ces queues qu'ils portent sont simplement montées sur une très longue hampe dont l'extrémité est dorée et arrondie, où nul signe extérieur ne rappelle l'Empire français. Le décret fut incontestablement appliqué en ce qui concerne les porte-queues, puisque ces queues subsistent chez le descendant du colonel des Chasseurs de la Garde. Doit-on penser qu'on les a confondues avec l'étendard qu'elles entouraient et accompagnaient, ou faut-il croire que l'Aigle, telle qu'elle est représentée en un tableau de Taunay, surmontait aussi une queue de cheval ?

Le décret du 15 avril 1806 ne parait pas avoir été appliqué en ce qui touche l'effectif du corps. En effet, le 4 mai 1808, l'empereur reproche à Bessières que des officiers de la Garde se mêlent de recruter en Espagne pour la Garde et il ajoute : Le corps des Mamelucks est à 86 hommes ; qu'il reste à ce nombre. J'ai créé ce corps pour récompenser des hommes qui m'ont servi en Egypte et non pour en faire un ramas d'aventuriers. De fait, on ne voit pas que l'effectif ait varié jusqu'au 29 janvier 1813, où il fut porté, avec le même cadre, au complet de 250 hommes, dont la moitié fut Jeune garde. Il fut à ce moment recruté soit par d'anciens mamelucks ayant quitté le service, soit par des nègres ou des hommes de couleur ayant servi dans différentes armées.

 

La première formation des Mamelucks avait été faite à Melun, où résidaient les vieillards, les femmes et les enfants réfugiés à la suite de l'expédition d'Egypte et où ils touchaient, sur la revue de l'inspecteur, les secours qui avaient été attribués à chacun d'eux. En avril 1806, ce dépôt fut transporté de Melun à Marseille où, en 1815, la plupart de ces pauvres gens furent massacrés par la populace avec des raffinements de sauvagerie inouïs.

Pourtant, ce n'était point faute d'avoir payé leur dette à leur patrie d'adoption. Sous les ordres de Delaître, dans la campagne de l'an XIV, ils avaient eu des actions de guerre extraordinaires : dans la charge que mena Rapp à Austerlitz, où Morland fut tué à la tête de ses Chasseurs, les Mamelucks eurent une rude part à la déroute de la garde russe, à la prise de ses canons, de ses étendards et de son chef, le prince Repnin. A Eylau, ils s'acquirent une gloire pareille et lorsque, après le départ de Delaître et le court commandement de Renno, lieutenant en premier de la formation, officier de la Légion le 14 mars 1806, ils eurent pour chef l'héroïque Kirmann, leur réputation s'accrut encore. Kirmann, c'est le héros d'Erbach, de Delmesingen et de Neumark qui, capitaine aux Chasseurs à cheval depuis le 8 mai 1807, prend, avec le grade de chef d'escadron, le commandement des Mamelucks le 10 septembre 1808. Il fait avec les Mamelucks la campagne de 1808 en Espagne — non tout à fait dès le début, car ils ont cette fois précédé l'Empereur, ils se trouvent le 2 mai dans Madrid révolté et, y ayant perdu plusieurs des leurs, ils en tirent de terribles vengeances — puis il part avec eux en Autriche, assiste à toute la campagne, retourne en Espagne, où on le trouve en 1810 et 1811, puis il fait toute la guerre de Russie ; la campagne d'Allemagne, toute la Campagne de France.

Parmi les officiers indigènes, qu'on prenne au hasard, on aura quelque étonnement à voir ce qu'ils ont fait : cet Abdalla d'Osbonne, né à Bethléem, guide interprète à l'Armée d'Orient, avec laquelle il combat vaillamment à Héliopolis, revient en France avec elle et entre au corps sous-lieutenant en l'an X, il est capitaine instructeur en 1811, mais il a reçu sept coups de sabre à Golymin, un coup de lance à Altembourg, un autre à Weymar, une balle au bas-ventre à Hanau ; six chevaux ont été tués sous lui dans ses campagnes ; il est mis en non-activité après la campagne de Waterloo, en retraite en 1828, et il reprend encore du service en 1830 comme interprète de l'armée d'Afrique, avec laquelle il combat de 1831 à 1835.

Chaïm, couvert des trente-cinq blessures qu'il a reçues à Héliopolis, est nommé lieutenant en second à la formation ; à Austerlitz, il sauve la vie au général Rapp, s'empare d'une pièce de canon et reçoit trois coups de baïonnette. A Eylau, il est frappé d'une balle à la poitrine et à son cheval tué. A Madrid, le 2 mai, une balle lui traverse la joue, mais il sauve Daumesnil des mains des insurgés. Il est, à la fin de l'Empire, capitaine et officier de la Légion. Il fait encore la campagne de 1815 comme chef d'escadron aide de camp de Lefebvre-Desnoëttes.

Et Daoud Habaiby, lieutenant en premier : à Austerlitz, un coup de baïonnette dans l'aine ; à Eylau, deux coups de baïonnette ; à Benavente, trois coups de sabre. En 1814, il est aussi capitaine et officier de la Légion.

Il faudrait descendre d'un échelon et, après les officiers, dire les sous-officiers : le 14 mars 1806, l'Empereur nommait dans la Légion, pour leur conduite à Austerlitz, les maréchaux des logis Mazet, Stephani et Azaria ; les brigadiers Tany, Tertre, Séraphinn et Ouanis ; les mamelucks Passaglou, Ayoub, Soliman, Mirza, Hamet Massory ; après Eylau, c'était le tour de Baraqua, de Joari, de Lotz et de Salaony : chacun d'eux a des actions d'une folle bravoure à son dossier.

Or, la récompense, ce fut les massacres de Marseille, et, pour les survivants, la misère ; Chaïm, Daoud et Elias qui, avec quelques autres officiers du corps, s'étaient, à la Restauration, retirés à Melun, jettent au nom de tous, dans une lettre du 26 novembre 1817, un cri de détresse qui tire des larmes. Ceux-là encore sont des officiers et touchent quelques secours. Mais les pauvres Mamelucks, jetés à la rue sans un sou de pension, ignorants de tout autre métier que de se battre, étaient réduits à tendre la main ; les plus heureux — les plus beaux — trouvaient parfois quelque peintre qui voulait bien les accepter pour modèles ; ils en faisaient leur profession et, d'atelier en atelier, en butte aux plaisantes inventions des rapins et aux espiègleries des petits pensionnaires, les héros d'Austerlitz et d'Iéna se prêtaient à la pose et prenaient des airs.

De cela, de ce petit fait inaperçu presque de l'histoire, de ce licenciement des Mamelucks et de leur misère stoïquement supportée, il n'est point sorti seulement des modèles de dessin gravés au pointillé et les lithographies sans nombre des Vernet, il est sorti tout ce mouvement qui, par Géricault et Delacroix, jette la peinture française à l'Orient et s'épanouit sous la palette de Decamps et de Diaz. Ce n'est point de lord Byron, le chantre des assassins de Prevesa, qu'est venu, sans qu'il en eût conscience, au romantisme français, la passion de l'Orient ; c'est des Mamelucks, par la peinture, que l'Orientalisme est descendu dans la littérature. Quand, en Grèce, éclate cette révolte où les gens d'Europe placent toutes leurs réminiscences classiques et les vieux soldats de l'Empire leurs rêves de revanche, leur passion des coups à donner et à recevoir, les Mamelucks s'empressent, et l'on en trouve aussi bien chez les Grecs que chez les Turcs. Au siège de l'Acropole d'Athènes, deux hommes travaillant à la porte brûlée laissent passer les heures ; le jour point ; nul moyen de se retirer tant est vif le feu des assiégés. Les deux hommes comptent sur la nuit, mais, la nuit, le feu redouble. Un autre jour arrive et c'est toujours de même. Alors, du trou, se lève un des hommes ; au milieu d'une grêle de balles, il s'élance et arrive sain et sauf jusqu'au camp ; c'est un nommé Nicoli, qui se dit ancien mameluck de la Garde et décoré de la Légion. L'est-il même ? Est-il, comme il le dit, aumônier des Mamelucks de l'Ex-Garde, ce prêtre grec nommé Isachoris, qui fut assassiné par les Turcs le 9 novembre 1823 ? Là aussi, en Orient, des hommes ont pu se parer de cette gloire, s'en rehausser par jactance et s'en grandir au point que, ayant dit qu'ils avaient été de Sa suite, ils aient dû se monter à l'héroïsme. Et ainsi, très loin, par delà les mers, grossie par de ces mensonges teints et comme affirmés de sang, transmise d'âge en âge comme une religion d'aïeux, la légende de l'Empereur, pareille à celle d'un fabuleux Hercule, emplit d'orgueil et de joie les descendants de ceux qui auraient pu être ses obscurs compagnons, leur fait comme une auréole et, dans les chants des bardes populaires, emplit d'un tumulte de gloire jusqu'aux petits enfants qui ignorent que quelque part il y a une France, mais qui pensent que Celui-là, l'Homme, a été le chef ou le sultan, ou le libérateur de leurs pères...

 

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Quoique chasseurs — par suite essentiellement cavaliers légers d'origine — les Chasseurs de la Garde n'ont jamais, aux grands jours de l'Empire, rempli que le rôle de cavalerie de réserve. Ils ont décidé des batailles, ils ont, au moment suprême, enfoncé les bataillons de l'ennemi ou, sabre à sabre, opposé leur front à ses charges. A Austerlitz décidant la victoire, à Eylau arrêtant la défaite, ils ont, dans les dernières campagnes, fourni, comme les autres régiments de la Garde, ces escadrons de service que nul peintre n'a montrés encore tels qu'il les faut voir, où tous d'égal cœur, Grenadiers, Chasseurs, Dragons, Lanciers, sur un geste, sur un signe, se jettent au profond de la mêlée, d'où ils reviennent confondus, casques et colbacks, bonnets à poil et schapskas, faisant flotter au-dessus de leurs têtes des drapeaux aux couleurs vives, les étendards qu'ils ont conquis et qui demain, dans les rues de Paris où déjà s'agite et fermente la trahison, viendront attester qu'encore une fois l'Empereur a vaincu et feront — ne fût-ce qu'une heure — se terrer les Judas qui cherchent à vendre l'Empereur et la France.

Ils sont, peut-on dire, la splendeur de la cavalerie légère, mais ils sont déviés du principe. Guides, ils étaient à souhait. Prêts aux coups de main comme aux grandes charges, ayant l'esprit de leur état, la compréhension subite des moyens à employer, tels qu'on pût se servir d'eux aussi bien pour reconnaître à longue distance que pour couvrir la retraite, ils étaient, sous l'inspiration de Bonaparte, dans la lumière étrange et presque surhumaine dont il les enveloppait, les cavaliers légers. Pourquoi ? Parce qu'ils avaient en même temps que l'initiative et l'intelligence, le petit nombre, le champ d'opérations restreint, une habitude singulière de leurs armes, une hardiesse que rien n'arrêtait, et, en face des opérations pondérées, tactiques, régulières et scientifiques des Autrichiens, quelque chose de jeune, neuf, de primesautier où était en substance toute la blague française, mais appuyée d'une bravoure sans seconde et secondée par une agilité non pareille.

Ceux-ci ont été réellement la compagnie franche qui par la suite a manqué aux armées de Napoléon. Mais c'est que, si l'on trouve dans une armée, en temps de guerre et d'une guerre révolutionnaire qui a mis en jeu toutes les activités de la nation, quelques exemplaires d'hommes tels que les Guides, on ne fait pas des Guides, on ne fait ni des partisans ni des éclaireurs avec des régiments quelconques, fussent-ils les meilleurs d'une armée telle que celle de l'an XIV. On peut même dire que meilleurs sont les soldats comme instruction et comme discipline, moins ils sont propres à être éclaireurs. Il faut y porter une passion, une vie, une invention, une ressource d'imagination qui n'est pour plaire ni aux adjudants majors, ni aux bureaux de la Guerre. Aussi les compagnies franches nées de la guerre, faites pour la guerre, indispensables à la guerre, ne peuvent-elles survivre à la paix ou perdent à ce moment toutes leurs qualités. Ainsi les Guides anciens, devenus Chasseurs de la Garde, une fois pliés au règlement, façonnés à la discipline, eus-sent-ils été incapables de reprendre leur ancien métier — et pourtant Napoléon les jugeait alors, et peut-être à juste titre, des soldats bien supérieurs à ce qu'ils étaient auparavant.

 

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Napoléon eût voulu des éclaireurs qui eussent toutes les vertus du soldat le mieux discipliné et toute l'ingéniosité du partisan le plus déluré. Ces deux termes étaient contradictoires ; et il ne put, en cela du moins, parvenir à son but ; mais est-ce à dire qu'il faille de ce chef lui faire un reproche ? Non pas. D'abord, il avait la conscience de cette infériorité de son armée et, dans la mesure où la nature de son esprit le lui avait permis, il avait tenté d'y remédier. Ensuite, les éléments lui manquaient dans l'occident de l'Europe. Enfin, il n'eût point été tel qu'il est — c'est-à-dire par essence organisateur, latin et uniquement latin — s'il eût pu admettre qu'un bien quelconque pût sortir du désordre.

Une partie du génie de Napoléon, et non la moindre, consiste à tirer de l'expérience de perpétuelles lumières, à prendre les hommes à mesure qu'ils sortent du commun, à s'appuyer sur les faits à mesure qu'ils se produisent. Il ne s'arrête jamais en un point et toujours on le trouve en marche ; mais, à mesure qu'il marche, il construit. Il ne se contente point de creuser le puits, il en revêt les parois d'une indestructible maçonnerie ; il pousse si loin le sentiment de l'ordre que, hors des classifications que son esprit lui Présente, il ne saurait en quelque façon admettre des existences légitimes. Pour sa cavalerie, il en est de même que pour toute l'administration de son Empire. C'en est la force tant qu'il rencontre des nations organisées, car l'organisme qu'il a donné à sa cavalerie comme au reste est supérieur ; c'en est la faiblesse, sur ce point spécial des éclaireurs, lorsqu'il se heurte à des peuples en formation, car ici l'individualisme l'emporte sur la cohésion, le désordre sur l'ordre et la barbarie sur la civilisation.

Partout ailleurs, il fournit la formule définitive d'après laquelle, en toute armée, pour parer à toute éventualité, la cavalerie doit être armée, instruite et divisée. Cela est ainsi et ne saurait désormais être autrement, quoique pour se soustraire ici comme ailleurs à la tyrannie de sa tradition, il n'est pas de saugrenues inventions où lès pygmées ne s'essayent. Ils savent bien qu'ils ne sauraient échapper aux règles qu'il a tracées, mais ils nient qu'il y soit pour rien et déclarent qu'elles se sont imposées d'elles-mêmes. Ils en savent bien plus long que lui, eux qui, dit-on, auraient, à les en croire, commandé une fois la charge — d'ailleurs infructueuse — d'une brigade, et, pour les rappeler au respect, pour les contraindre à l'admiration, il faut que ce soit un souverain ennemi de la France qui proclame Napoléon le plus grand général de cavalerie de tous les temps.

C'est que tout ne consiste pas à charger bravement en tête d'escadrons, mais à préparer la charge, à en déterminer le moment, à déchaîner d'un coup l'ouragan. Reconnaitre le point où il faut frapper, marquer l'instant où ce coup sera décisif, réunir de tous les points les régiments, empêcher qu'on les use inutilement et en détail, obliger qu'on les réserve pour l'assaut décisif, voilà, pour la cavalerie, le rôle du général en chef. Il a composé la symphonie, c'est au chef d'orchestre et aux musiciens de l'exécuter. Le détail ne le regarde plus. Il regarde le chef qui mène la charge et auquel il faut à coup sûr d'admirables et rares qualités pour donner de l'ensemble à l'effort, pour trouver et combiner sur le champ les mouvements tactiques qui peuvent le mieux servir le dessein du Maître, pour choisir son terrain, accroître opportunément la vitesse, donner l'exemple à tous, se montrer le premier aux coups et prouver aux hommes qu'on n'estime pas plus que la leur sa peau — fût-elle de général de division, de maréchal d'Empire, de duc, de prince on de roi.

Ces agents d'exécution, qui n'ont été et ne pouvaient être que tels — on l'a bien vu lorsqu'ils ont été livrés à eux-mêmes — nul souverain n'aurait jamais su les choisir comme Napoléon s'il n'avait écouté que son esprit et s'il n'avait point parfois délibéré avec son cœur. Mais ses vieux compagnons des guerres de la Liberté, ceux dont il avait grandi la fortune avec la sienne au point qu'il ne pouvait croire qu'elles se disjoignissent jamais ; ceux que, à l'œuvre depuis dix-huit ans, il avait appris à estimer et qu'il aimait, avaient à ses yeux d'étranges immunités. Il leur passait leurs colères, il leur passait même leurs défaillances. Il les voyait tels qu'ils avaient été et s'imaginait que, pour se reprendre, ils n'avaient qu'à vouloir. Lui, l'Empereur de 1814, avait bien pu redevenir le Général de 96. Les autres, pour se retrouver tels qu'à Arcole et à Castiglione, n'avaient, comme il le dit à Augereau, qu'à graisser leurs vieilles bottes de 93. Il ne tient compte ni de l'âge, ni de la fatigue, ni des milieux où ils vivent, ni de la fortune dont ils veulent jouir, parce que lui-même, par un effort de sa nature, se sent le même qu'à vingt-cinq ans, qu'il dompte la fatigue comme alors, qu'il a comme effacé de sa mémoire les échelons qu'il a gravis et ne se soucie de rien hormis la délivrance de la Patrie.

Envers eux — comme envers les femmes — il a la surprenante faculté du pardon entier, il abolit de sa mémoire l'injure reçue, et il ne se souvient que des services passés. Vertu fatale pour un souverain tel que lui, il est reconnaissant. Certains qui l'ont desservi, offensé, trahi même et qu'il n'a point brisés parce qu'il se souvenait des temps anciens où leur jeune gloire se confondait avec la sienne, ont été, les uns volontairement et de parti pris, les autres parce que leur cerveau était affaibli ou dérangé, les artisans de sa ruine. Si, au retour de l'île d'Elbe, il avait fait place nette des vieux et renouvelé avec des jeunes les cadres supérieurs, qui sait ?... L'oubli des principes que lui-même avait posés et qui avaient été les raisons de sa brillante fortune, a eu, même avec lui pour chef suprême, cette conséquence fatale. Et qu'on recherche comme ses hommes s'appelaient et qu'on compare...

 

Hors sur ce point — et combien d'excuses ne trouve-t-on pas à cette faute que son cœur lui fit commettre — l'on peut dire que, ici comme ailleurs, il excelle à choisir ses agents d'exécution. Il distribue les rôles selon que chacun les doit jouer ; il restreint ou augmente la part d'initiative que l'un ou l'autre doit prendre, non d'après l'uniforme qu'il porte, mais selon l'intelligence, l'activité et l'énergie dont il a fait preuve. Il maintient et affermit les spécialités parce qu'elles correspondent à des nécessités tactiques, mais, s'il sent qu'un homme est né chef, il le fait passer rapidement par chaque service, de façon qu'il complète ses connaissances et prenne la pratique de chacune des armes. Il n'a point de préventions, sait revenir et ne craint point de se déjuger. S'il prend du goût pour un jeune homme que le hasard a mis sur son chemin, il l'éprouve avant de s'y livrer, et ce n'est qu'après un rude apprentissage, après lui avoir fait recevoir en un mois plus de coups de fusils que les autres n'en ont reçu en dix ans, qu'il se détermine et qu'il l'avance. Il croit toujours, comme il disait à Aubry en 1794, que l'on vieillit vite sur les champs de bataille, et, pour lui, c'est cette ancienneté qui compte.

En un point seulement il demeure inflexible, c'est en sa notion de l'Honneur. Qu'entend-il par ce mot, qu'il inscrit le premier, avant même le mot de Patrie, sur l'étoile de la Légion ? Ce n'est pas tant le courage, car pour lui le courage est inné. Un homme qui manque de courage, a-t-il écrit, n'est pas Français. Ce n'est pas tant la fidélité, car la fidélité ne procède, pour l'ordinaire, dans les classes qu'on dit élevées, que de la tradition et de l'éducation ; dans les autres, que d'une passion si puissante qu'elle est comme religieuse, car elle domine les intérêts et les sacrifie. L'Empereur sait que, par dix ans de révolution, la plupart des Français ont perdu la fidélité héréditaire ; il croit bien que d'autres ont acquis cette fidélité supérieure qui est un don de soi, de tout ce qu'on est, de tout ce qu'on sera, de tout ce qu'on possède, un don volontaire et libre, si généreux de la part de celui qui le fait, si glorieux pour celui qui le reçoit que seules les grandes pensées ou les grands hommes peuvent l'inspirer et les âmes d'élite l'offrir. Mais ceux-là, combien sont-ils ?

L'Empereur sait que les Français sont légers, et, s'il compte sur la fidélité de quelques-uns, ce n'est pas le ressort par qui faire agir la Nation. Mais cette Nation est fière l'aussi ; elle a cette qualité suprême, même en ses défaillances et ses abjections, de relever le front et de ne savoir pas les mots qui demandent grâce. Elle jouit du triomphe — peut-être moins que d'autres mais, si elle maudit ses gouvernants quand ils sont vaincus et les lapide de son injustice, au moins n'accepte-t-elle point pour elle-même la défaite accomplie. Elle y cherche et elle y trouve des causes et des raisons ; elle s'en veut laver, fût-ce par un mensonge et elle se plaît alors aux rhéteurs, parce que de leurs hâbleries, elle se refait une fierté.

Et s'il l'abaisse, sans qu'elle s'en doute, aux pires trahisons contre elle-même, ce sens de fierté qui est en la Nation peut la hausser aux plus surprenantes générosités, aux vertus les plus sublimes, aux plus extrêmes sacrifices. C'est avec la fierté et la terreur, ce qui est le meilleur et ce qui est le pire en la Nation, que la Révolution a vaincu. Or, cette fierté, c'est une des essences de ce que Napoléon appelle l'Honneur. Il y voudrait joindre la fidélité, le respect de soi, les qualités qui ont été jusque-là le partage et l'orgueil des gentilshommes et sur qui se fonda la Monarchie ancienne. Cet Honneur, il voudrait le répandre sur le peuple tout entier, le lui inspirer d'abord par ses actes, le lui infuser ensuite par des lois, des institutions, des privilèges même, afin d'anoblir ainsi la Nation entière en son sentiment et en son essence, et en haussant son cœur, de lui garantir et de lui assurer l'Egalité véritable.

Durant quinze années, si vive, si frappante, si claire, a été l'image qu'il a présentée de l'Honneur à l'armée et au peuple, si nombreux en ont été les fidèles, si déterminés en ont été les martyrs ; si profondément ont été déposés les germes de cette religion dont il apportait l'évangile, que, après deux générations, il suffit que son nom soit prononcé, ce nom proscrit, injurié, diffamé, durant quatre-vingts années, pour qu'il s'émeuve au profond des cœurs une fierté sublime.

LUI tout seul, dans la splendeur et l'isolement de son génie ; LUI, placé si haut dans l'admiration des peuples qu'il semble reculé dans des siècles très lointains, à l'origine même de la Nation ; LUI mêlé si étroitement à notre vie par ses institutions et ses lois que sa chair est notre chair et que son sang est notre sang ; LUI, que ne peut à présent accaparer un parti, qui est l'homme de tous parce qu'il est au-dessus de tous, c'est Lui, le chef qu'il faut donner aux armées vengeresses, le général qu'il faut aux suprêmes batailles. Une ombre, mais n'est-ce pas l'ombre de Frédéric qui a vaincu il y a un quart de siècle ? — et c'est ici l'ombre de Napoléon le Grand.

 

Dans un clair matin de printemps, sous un ciel léger d'un bleu pâle, entre les pommiers blancs et roses effeuillant aux chemins les pétales de leurs fleurs, les escadrons sont en marche. Des chansons alertes et gauloises scandent le pas relevé des chevaux qui s'ébrouent et caracolent. Les fanions des lances voltigent à la brise, les sabres brillent sous le naissant soleil, une sève d'amour monte aux arbres et, aux cœurs, afflue et bat un sang généreux.

Soudain, un grand silence. En plein champ, une borne se dresse. Ici, c'est chez nous ; là, chez les autres. Une voix s'élève très loin, dit des mots lents et traînés que d'autres voix répètent. Les escadrons, arrêtés, se rangent en bataille.

Sonnez, trompettes, à l'étendard !

Alors, que dans la lumière éclatante du soleil levé Ses Aigles apparaissent, les trois couleurs flottant à la hampe avec leurs noms de gloire écrits en lettres d'or ! Au-dessus des sabres brandis et des banderoles flottantes, qu'elles s'essorent, qu'elles planent, qu'elles s'envolent, et qu'alors un cri s'élève, un cri fait de millions de cris, un cri qui accompagne à l'infini la ligne des hommes en marche, qui roule sur eux de montagne en vallée, loin, loin dans l'espace, partout où il y a de la terre ou des cœurs de France ; un cri que répercutent dans l'avenir et dans le passé d'invisibles échos — ceux-ci qui viennent des tombes et ceux-là qui viennent des berceaux — un cri où passe l'âme entière de la Nation, où pleurent tous nos désespoirs, où hurlent toutes nos colères, où s'épanouissent toutes nos espérances : NAPOLÉON... NAPOLÉON...

 

FIN DE L'OUVRAGE