CAVALIERS DE NAPOLÉON

 

II. — CAVALERIE DE RÉSERVE.

 

 

Maison du Roi — Carabiniers — Grenadiers — Cuirassiers.

 

Sous l'ancien régime, ce qu'on appelle aujourd'hui la Grosse cavalerie est représenté par la Maison militaire du Roi, à laquelle s'adjoignent les compagnies de Gendarmes et de Chevau-légers. Les régiments de cavalerie, même les Carabiniers, sont classés dans la Cavalerie légère française et étrangère ; puis, viennent les Dragons qui ont toujours formé une arme spéciale. Il en est ainsi jusqu'au moment où, sous prétexte d'économie, la Maison du Roi est graduellement supprimée.

Alors, la Cavalerie proprement dite prend la place qu'occupait la Maison du Roi ; les Hussards et les Chasseurs, d'origine infiniment plus récente, succèdent à la Cavalerie comme cavalerie légère, en même temps que les Dragons auxquels viennent s'adjoindre les Chevau-légers et les Chevau-légers-lanciers deviennent cavalerie intermédiaire et figurent comme cavalerie de ligne. Cette classification ne se fait que petit à petit et seulement à partir du Consulat. C'est Napoléon seul qui l'opère, qui débrouille les éléments, qui assigne à chaque organe sa fonction, qui défend d'employer aux avant-postes, pour le service de batteurs d'estrade, les seuls régiments qu'on ait de grosse cavalerie, qui, avec son esprit de méthode et de classification, par l'arrêté du 1er vendémiaire an XII, établit l'ordre ici comme ailleurs.

N'a-t-on pas le droit de penser que cette incertitude sur les éléments composant la cavalerie a été, durant les guerres de la Révolution, une des causes du mauvais emploi et de l'infériorité de cette arme ? N'a-t-on pas le droit de dire que la suppression de la grosse cavalerie a été de la part des ministres qui l'ont accomplie, de ceux, quels qu'ils soient, qui l'ont imaginée ou ordonnée, un crime de lèse-patrie parce que, ainsi, les armées nationales ont été décapitées de ce qui en était la réserve nécessaire, des corps vraiment d'élite qui n'avaient jamais tourné le dos à l'ennemi ? Ne doit-on pas affirmer enfin que l'armée ne s'est retrouvée, n'a été reconstituée réellement que le jour où quelque chose comme une Maison du Roi décuplée, — une cavalerie de réserve considérable, en même temps qu'une cavalerie d'élite — a été rétabli par les soins de Napoléon.

Ainsi se trouva de nouveau affirmée cette vérité d'évidence : c'est que la nécessité avait créé les organes nécessaires ; que ces organes s'étaient modifiés selon les circonstances, s'étaient adaptés aux milieux, et que, s'ils conservaient peut-être quelques vieilleries d'apparence à cause des temps très lointains d'où ils venaient, quelques lambeaux, si l'on veut, attestant des organismes abolis, ils n'en étaient pas moins les seuls qui répondissent aux besoins ; que, supprimés par des sots qui peut-être étaient des  traîtres, ils furent, tels qu'ils avaient été antérieurement, rétablis par l'homme qui fut vraisemblablement de tous les gens de guerre celui qui sut le plus parfaitement adapter les organes aux fonctions.

Et ce ne fut pas pour rechercher une vaine tradition, ni pour relier la chaîne des âges et dans l'armée nouvelle faire passer l'armée du passé. Cela — la Maison du Roi — était mort depuis trop longtemps ; une légende était formée qu'on eût vainement tenté de contredire ; on avait, à la Cour même, dès 1776, par haine de certains, pour faire niche à d'autres et les ruiner, trop distillé de calomnies, trop furieusement attaqué les privilégiés, trop déclaré qu'on allait en finir avec ces abus du passé, trop loué les belles réformes qu'on allait faire, pour que, en l'esprit du peuple, il n'en fût pas, même après quinze et vingt ans, resté contre la Maison du Roi un préjugé invincible et qu'on ne pouvait braver sans danger.

Ce ne fut donc pour rien de monarchique ou de traditionnel, mais parce qu'une grosse cavalerie était indispensablement nécessaire à la stratégie, que Napoléon rétablit quelque chose qui, à tant d'égards, rappelle la Maison du roi.

 

***

Cette Maison du Roi avait bien tous les droits à être appelée la grosse cavalerie ; car, en elle, se continuait la tradition des Compagnies d'ordonnance telles que Charles VII les avait constituées et, par ces compagnies même, elle se rattachait aux époques les plus glorieuses de la chevalerie. Sans doute, avec les temps, avaient disparu peu à peu ces armures dont l'homme et le cheval étaient jadis couverts. C'était au plus, à présent, si, en temps de guerre, on enfonçait dans la calotte du chapeau une calotte de fer, si on couvrait la poitrine du cavalier d'une demi-cuirasse. Rien ne rappelait plus dans la tenue des corps à cheval de la Maison les âges héroïques, tandis que dans les services à pied plusieurs corps avaient conservé dans leur costume des détails datant des époques les plus anciennes ; ainsi la cote d'armes des Gardes de la manche et le hoqueton des Gardes de la prévôté ; mais, si les compagnies des Gardes du corps, des Gendarmes et des Chevau-légers avaient, en présence du progrès des armes à feu qui, disait-on, rendait inefficace la protection des armures, renoncé à se barder de fer ; si, parleur armement et leur équipement, elles ne différaient plus sensiblement des régiments de l'armée ; par la taille des chevaux, par l'espèce des hommes, au physique et au moral, elles demeuraient à part et constituaient essentiellement les réserves.

Qu'il s'agit, par un effort suprême, d'enlever le gain d'une bataille ; ou par une charge désespérée, d'arrêter les progrès d'un ennemi victorieux, de procurer la retraite 'et d'empêcher un désastre, c'était à elle qu'on faisait appel et elle ne savait point manquer à sa mission. Elle en donna des preuves tant que les rois de France furent des rois guerriers, tant que se maintinrent dans la dynastie bourbonnienne les grandes traditions militaires par qui elle s'était élevée et dont l'abandon entraîna la chute de la monarchie.

L'effectif de la Maison du Roi a varié, mais on peut le fixer approximativement, durant un siècle, à près de trois mille hommes partagés à la guerre en deux divisions.

 

La première division était composée des quatre compagnies de Gardes du corps, formant à la guerre huit escadrons, chacun de trois brigades de cinquante-six hommes. Cette division de mille six cents cavaliers sous Louis XIV, de quatorze cents environ à partir de 1737, était commandée de droit, en campagne, par le capitaine de la première compagnie, la plus ancienne, puisqu'elle datait de 1440, la compagnie appelée écossaise parce que, originairement, et durant un siècle, elle avait été composée de gendarmes de cette nation.

Par mesure de prudence et de singulière suspicion, en temps de paix, nulle compagnie n'était entièrement de service ou, comme on disait, de quartier. Le capitaine qui était en service avait sous lui les lieutenants d'une autre compagnie, et les gardes eux-mêmes étaient tirés, pour le quartier, de chacune des quatre compagnies. Ainsi nulle possibilité qu'un capitaine profita de son influence sur sa compagnie pour s'emparer de la personne du Roi ; mais aussi, s'il s'agissait de monter à cheval et de charger, nulle cohésion, nul esprit de corps, nulle confiance des hommes dans un chef accidentel, parfois inconnu et, qui pis est, suspect.

Sauf des distinctions de couleur aux bandoulières, étendards, banderoles de trompettes et équipages des chevaux, l'uniforme commun aux quatre compagnies était bleu turquin galonné d'argent, avec parements, retroussis, doublures, veste et culotte rouge : à pied, les bas rouges. Il n'y avait pas de robe obligatoire pour les chevaux, sauf pour les officiers qui tous, dans la Maison du Roi, devaient être montés en chevaux gris. Bien que la plupart des officiers des Gardes du corps eussent dans l'armée un grade supérieur à celui que leur eût assigné l'ordonnance, il est utile de constater que, de droit, les capitaines avaient seulement rang de colonel, ainsi que les lieutenants et les majors généraux ; puis, l'échelle descendait de grade en grade jusqu'aux simples gardes, sous-lieutenants tant qu'ils étaient surnuméraires, et lieutenants lorsqu'ils étaient en pied.

Les Gardes du corps s'étaient recrutés longtemps non seulement dans la petite noblesse, mais dans la bourgeoisie hors du commun, et il n'y avait alors de preuves à faire que de nationalité, d'âge et de religion, si l'on avait la taille (cinq pieds quatre pouces pour le moins) et qu'on fût bien facé. Mais Louis XVI qui, par une première ordonnance de 1775, avait réduit l'effectif de chacune des compagnies ; qui, par une seconde ordonnance de 1788, avait réformé un escadron sur deux et établi le subsistant à deux cent quatre-vingt-onze hommes, compris les officiers, et non compris les surnuméraires, Louis XVI, donc, avait formulé des règles infiniment plus sévères que les rois ses prédécesseurs quant aux preuves de noblesse qui devaient— sauf pour les fils de chevaliers de Saint-Louis ayant servi dans le corps — être faites rigoureusement devant le généalogiste de la Cour. Non content d'écarter ainsi les bourgeois vivant noblement, il avait, en rehaussant de deux pouces la taille exigée, en la portant à cinq pieds six pouces (un mètre huit cent cinquante-six millimètres), éliminé un nombre considérable de candidats ; il avait, en réduisant la solde à six cent dix livres pour la plupart des gardes, en la supprimant entièrement pour les surnuméraires, pris à tâché de fermer à la noblesse pauvre l'entrée de sa Maison.

Néanmoins, malgré ces réductions successives et cette hostilité déclarée, le principe de l'institution était demeuré, et bien en prit au Roi, puisque ce furent les Gardes seuls qui sauvèrent, au prix de leur sang, la Famille royale au 6 octobre et qui plus tard aux Tuileries, comme dans le voyage de Varennes, fournirent à la royauté ses derniers serviteurs et ses derniers amis. Si, le 6 octobre, les quatre compagnies s'étaient trouvées à Versailles sous le commandement d'un chef énergique et que ses tendances personnelles n'eussent pas rattaché aux hommes du mouvement ; si, à ce moment, libérés d'ordonnances et de règlements qu'avaient inspirés les défiances des souverains, les escadrons avaient eu leurs propres officiers pour les conduire contre l'émeute, qui peut dire ce qu'aurait produit une charge rondement menée, hardiment poussée à la française contre la horde féminine de Maillard et même contre les bataillons de La Fayette ? Mais, là comme au 10 août, il fallait vouloir et l'on ne voulut pas être sauvé. Il ne resta aux Gardes du corps qu'à mourir à Paris ou à aller se faire tuer à l'armée des Princes. C'est le parti qu'ils prirent et quand, à Coblentz, on fit l'appel, combien manquèrent ?

Cette conduite aux derniers jours est d'autant plus remarquable qu'elle offre un contraste plus complet avec les corps à pied de la Maison. On sait ce qui est advenu des Gardes françaises en juillet, mais, antérieurement à cette époque, la compagnie des Gardes de la Prévôté de l'Hôtel avait tourné. Dès le début des Etats Généraux, cette compagnie avait été chargée par le Roi d'assurer aux Menus-Plaisirs la garde d'honneur et de police. Le 20 juin, au Jeu-de-Paume, les gardes de service refusèrent d'obéir à leur chef, le Grand prévôt, et allèrent demander les ordres de Bailly et de l'Assemblée. En récompense, ils furent le seul corps de la Maison du Roi qui fut conservé dans l'organisation nouvelle de l'armée. Ils échangèrent simplement leur titre de Gardes de la prévôté contre celui de Grenadiers-gendarmes près la Représentation nationale, en attendant qu'ils devinssent Grenadiers de la Représentation nationale, Grenadiers de la garde du Corps législatif, enfin Grenadiers de la Garde des Consuls et qu'ils formassent le noyau des Grenadiers de la Garde impériale.

Cette fidélité des Gardes du corps dans les temps de troubles civils ne doit pas faire oublier l'éclat de leurs actions de, guerre. Ils ne marchaient à la vérité que lorsque le Roi ou le Dauphin marchait, mais il n'y eut pas une campagne où, le Roi commandant en personne, ils ne se soient distingués par des faits d'armes héroïques. Depuis Louis XI jusqu'à Louis XV, durant trois siècles pleins, ils ont, de leur sang, arrosé les champs de bataille où leur souverain daignait paraître et s'il s'est trouvé que, depuis Lawfeld, ils n'ont point essayé la trempe de leur épée, cela tient non à eux, mais à celui qu'ils devaient accompagner devant l'ennemi.

On voit que cette première division de la Maison du Roi était profondément atteinte par le Roi même avant que, dans un but politique, l'Assemblée nationale en décrétât la suppression le 25 juin 1791 ; quant à la seconde division, il ne faut point accuser la Révolution de sa disparition, c'est Louis XVI lui-même qui, volontairement, par une série d'ordonnances remontant aux premières années de son règne et se poursuivant sans interruption jusqu'en 1788, l'a successivement réduite, réformée, et enfin détruite.

Ainsi les Gendarmes de la Garde avec leur admirable uniforme écarlate à galonnage d'or et à parements de velours (deux cent dix hommes) sont, par ordonnances des 15 septembre 1775 et 49 janvier 1776, réduits à soixante-deux gendarmes, officiers compris, et sont enfin entièrement réformés le 30 septembre 1787, en même temps que la compagnie des Chevau-légers de la Garde du Roi, la compagnie d'ordonnance du Roi lui-même, dont le Roi seul est le capitaine et dont il porte l'uniforme quand il est en campagne, le corps invaincu qui n'a jamais perdu à l'ennemi ni un étendard ni une timbale. Avant cette réforme totale, les Chevau-légers ont, en 1775, subi la même réduction que les Gendarmes, puis, par une étrange inconséquence, ils ont été augmentés de huit officiers en 1777. Plus tôt, dès le 15 décembre 1775, ont disparu les deux compagnies de Mousquetaires, malgré leur vieille gloire et la popularité qui s'attache à leurs exploits, et, quelques jours après eux, les Grenadiers à cheval, troupe d'élite, combattant à pied et à cheval comme les Mousquetaires, mais choisie parmi les grenadiers des régiments d'infanterie grands, forts, braves et portant moustaches.

De même, la Gendarmerie de France, déjà atteinte en 1763 et réduite alors de seize compagnies à dix par la suppression des compagnies de Chevau-légers est, dès 1776, attaquée par Louis XVI qui réforme deux compagnies et licencie définitivement le corps en 1788. La Gendarmerie était-elle donc un corps privilégié et uniquement composé de gentilshommes ? Non pas. Non seulement la Gendarmerie, comme la plupart des corps de la Maison du Roi, se recrutait dans les bourgeois vivant noblement, mais on ne serait pas embarrassé de montrer que, chez elle, l'accès était infiniment plus facile : une classe spéciale de fils de fermiers et de petits bourgeois s'y engageait volontiers, mettant en certaines familles, point nobles et n'ayant point de prétention à la noblesse, l'orgueil que tous les garçons passassent par là ; et cette Gendarmerie de France, intermédiaire entre la Maison du Roi et l'armée proprement dite, perpétuant le souvenir des Compagnies d'ordonnance, fournissait ainsi à qui avait le goût d'être soldat, un état plus relevé que celui de simple cavalier dans un régiment, une sorte de moyen d'avancement social et, avec moins d'espérance encore de gagner des grades, une considération- s'attachant à l'ancienneté du corps, aux privilèges acquis, au bel uniforme, à la splendide tenue, à la bravoure incontestée, aux chefs tirés de la plus haute noblesse et placés sous les ordres directs du Roi et des Princes de son sang.

On ne s'engageait pas là à la racole, en quelque cabaret, le verre en main. On y venait librement ; on entrait sur recommandation de frère ou de cousin. On ne vivait pas non plus de la vie de simple soldat, à la caserne et militairement. On avait, dans des garnisons d'habitude, en des petites villes de Flandre, de Normandie, plus tard de Lorraine, une sorte d'existence de gentilhomme chasseur, faisant la cour aux bourgeoises et n'en trouvant guère de cruelles, tant ce rouge justaucorps galonné d'argent seyait aux beaux hommes, avec la veste et la culotte chamois, la cravate noire, la bandoulière aux couleurs de la compagnie.

Des quatre premières compagnies, Gendarmes écossais, Gendarmes anglais, Gendarmes de Bourgogne et de Flandre, le Roi seul était capitaine. Et les Gendarmes écossais, dans leur histoire, vieille de trois cent soixante-six ans, présentaient à l'admiration tant d'actions fameuses que leur gloire, plus ancienne que celle des Bourbons, rehaussait pour ainsi dire celle du maître qu'ils servaient ; et les Gendarmes anglais perpétuaient sous les lis le souvenir du loyalisme britannique des gardes de Charles II, renvoyés de leur patrie par le Parlement parce qu'ils étaient demeurés fidèles à leur Dieu et à leur roi et engagés alors par Louis XIV au service de la France ; et les Gendarmes bourguignons et flamands disaient comment le Roi était rentré en ses provinces de Franche-Comté et des Pays-Bas ; et ceux qui venaient après, les Gendarmes et les Chevau-légers de la Reine, du Dauphin, de Berry, d'Artois, de Provence, d'Orléans, tous datant de Louis XIV, créés de 1645 à 1690, dès leur création, par ce fait du rapprochement des compagnies du Roi, participaient de leur passé, se mêlaient à elles et s'y fondaient pour faire aussi bien.

Voilà la grosse cavalerie de la monarchie.

On n'a pris une ville, a-t-on dit, que lorsqu'on est maître de la citadelle : tant que la Maison du Roi n'avait pas donné, la bataille n'était pas perdue.

Qu'on évalue la première division, celle des Gardes du corps entre douze et seize cents hommes, la seconde (en y comprenant les Grenadiers qui marchent avec les Gardes du corps) entre seize cents et deux mille hommes, voit-on de quelle force imposante, de quelle réserve nécessaire, Louis XVI et ses conseillers ont privé la France et la monarchie, oubliant, pour l'une comme pour l'autre, le rôle que ces corps d'élite avaient joué aussi bien dans les troubles civils que dans les batailles ? Mais il semblait — pour ne retenir que ce qui est du militaire — que vingt-cinq années de paix eussent complètement faussé les notions que l'on devait se faire de la guerre. A la série d'idées erronées que répandaient complaisamment les faiseurs étrangers, engagés presque en masse après la Guerre de Sept ans pour régénérer l'armée française et y introduire les procédés par lesquels on s'imaginait que les Prussiens l'avaient battue, était venue s'adjoindre, après l'expérience de la Guerre de l'indépendance des Etats-Unis, une nouvelle série d'idées plus erronées encore, que prônaient les faiseurs libéraux, sur l'organisation et le recrutement des armées. Et tandis que ceux-là soutenaient que tout en France devait se passer à la prussienne, et que, pour former les bons soldats, rien ne valait le bâton, sinon peut ; être le plat de sabre, ceux-ci n'étaient pas loin d'affirmer que, pour vaincre, un peuple n'a besoin que d'être libre, que des milices nationales valent n'importe quelle armée organisée et que la capitulation de Yorktown a marqué la fin du vieux préjugé militaire ; et ces deux écoles, dont les théories sur tous les points, paraissaient si contradictoires, ne se mettaient d'accord que pour demander qu'on en finît avec les corps dits privilégiés : l'une par économie mal entendue, par une application étroite du système prussien, par la pensée de former exactement l'armée française sur ce modèle, de n'admettre nulle distinction, nul grade, nulle tenue qui ne fussent point familiers aux Poméraniens ; l'autre, par esprit d'égalité, par dédain des services de la cavalerie — aux Etats-Unis, en effet, la cavalerie n'avait joué nul rôle — peut être par dessein arrêté de désarmer la royauté ; toutes deux par haine contre la France ancienne et ses traditions historiques, démolissaient morceau par morceau ce dernier rempart de la monarchie, décapitaient l'armée.

 

***

En 1789, il ne restait plus aucun des corps dits privilégiés qui avaient fait la force toujours active de la monarchie, ni Maison du Roi, ni Gendarmerie de France ; mais un corps subsistait qui bien que classé dans la cavalerie légère à un rang même assez éloigné, bien qu'assimilé presque pour la tenue aux autres régiments, bien que recruté presque de la même façon qu'eux, se distinguait à ce point par son instruction, sa discipline, sou organisation, son effectif, l'instruction des hommes et la beauté des chevaux, qu'il tenait dans l'armée une place à part, qu'il y représentait à lui seul la cavalerie de réserve et que le besoin qu'on avait de lui, la nécessité où l'on se trouvait de l'employer de préférence à tout autre, lui valut, même de la part de la Révolution, une distinction éclatante. Le règlement du 1er avril 1791 lui donna le pas sur toute la cavalerie et, au temps où sévissait le plus violemment la folie d'égalité — en février 1793 — cette distinction lui fut maintenue.

Ce corps qui, seul de tous les corps de l'ancienne armée, devait survivre au licenciement de 1815 et qui ne perdit son nom qu'après la guerre de 1870, comme punition d'avoir fait partie de la seconde Garde impériale, c'est cet admirable corps des Carabiniers qui déjà sous la monarchie occupait un rang intermédiaire entre la Maison du Roi et les régiments de cavalerie et qui, la Maison du Roi disparue, se trouva appelé à remplir une partie des devoirs qui lui incombaient.

 

A l'origine, en 1693, le corps avait été composé de toutes les compagnies d'élite formées trois ans auparavant dans chacun des régiments de cavalerie, à l'imitation des compagnies de grenadiers d'infanterie. Ces compagnies au nombre de cent, furent partagées en cinq brigades, équivalant chacune à un régiment, puisque la brigade était de quatre escadrons et l'escadron de cinq compagnies. Ces cinq brigades constituaient une division recrutée et administrée d'une manière spéciale, puisque nulle charge n'y était vénale, que les emplois y étaient donnés directement par le Roi aux officiers qu'il jugeait le plus méritants, que les hommes fournis non par voie de recrutement direct, mais par un prélèvement sur les régiments de cavalerie, devaient être t d'une taille de cinq pieds quatre pouces au moins, âgés de vingt-cinq à quarante ans, non mariés, d'une taille et d'une figure convenables, gens de valeur et de bonnes mœurs, ayant au moins deux ans de service et devant rester encore trois années sous les drapeaux.

Les Carabiniers avaient le privilège de combattre à pied comme à cheval et, pour armes, outre la carabine, les pistolets et le sabre, ils portaient la baïonnette pour attester la gloire qu'ils avaient acquise à la journée de Guastalla.

Ils avaient, en 1763, trois uniformes : une grande tenue, une petite tenue et une tenue de manège. Le grand uniforme, pour les officiers, était l'habit bleu à revers, parements et doublure écarlate avec larges broderies en paillettes d'argent, bouton d'argent, veste et culotte blanche, chapeau bordé en lames d'argent, panache blanc ; pour les hommes, mêmes coupes et couleurs, mais ce qui, chez les officiers, était en broderie en paillettes était, chez eux, en galon d'argent d'un pouce de largeur. De plus, les hommes portaient la giberne suspendue à une large bandoulière jaune. Ils avaient les contre-épaulettes blanches en forme de patte d'oie ; un galon d'argent en manière de fer à cheval marquait la taille autour de laquelle se bouclait un ceinturon en peau de daim jaunie avec agrafe dorée. Un plastron d'acier, orné d'un soleil doré devait, d'après le règlement, couvrir la poitrine des cavaliers, mais était remplacé le plus ordinairement par la veste blanche.

Le petit uniforme des officiers était l'habit bleu à revers et parements écarlates, avec petite broderie en paillettes d'argent, veste et culotte blanches. Les hommes, au lieu de broderie, avaient des galons de fil blanc.

Enfin, la tenue de manège, si intéressante, puisque à partir de 1763, époque de leur établissement à Saumur, les Carabiniers y ont eu l'école d'équitation la plus florissante et bientôt l'unique du royaume, était, pour les officiers, l'habit veste couleur chamois, avec parements et collet rouge, galonné en lame d'argent, doublure blanche, boutons d'argent, veste et culotte blanche. Cette tenue était, avec les guêtres blanches, celle de l'exercice à pied. Les hommes avaient le galonnage en fil blanc au lieu d'argent.

Sans doute, dans ces conditions un carabinier coûtait au Roi plus cher qu'un simple cavalier. D'après un calcul récent, le cavalier de régiment revenait à six cent dix-huit livres par an, le carabinier à sept cent trente-six livres, le gendarme à huit cent quatorze ; puis, dans la Maison du Roi, le grenadier à cheval à neuf cent soixante-dix livres, le mousquetaire à mille quatre-vingt-six, le chevau-léger à mille quatre-vingt-huit, le gendarme de la Garde à mille cent cinquante-six et le garde du corps à mille cinq cent soixante-quatre.

Un homme d'élite dans un corps, d'élite coûte toujours plus cher qu'un mauvais soldat dans un mauvais corps. Reste à savoir ce que rapportent l'un et l'autre. Reste à savoir combien, en temps de guerre, l'homme d'élite vaut de ces mauvais soldats, gibier d'hôpital ou de prévôté, qui s'attardent sur les derrières de l'armée, désertent, pillent, maraudent et qui, s'ils sont contraints de se trouver à la bataille, se battent mal et sont toujours prêts aux sauve-qui-peut. En pareille matière, les larges dépenses font les bonnes économies, mais ce n'était pas ainsi qu'on pensait sous Louis XVI et il fallut, pour qu'ils fussent épargnés, que les Carabiniers eussent un protecteur capable de tenir tête à tous les démolisseurs de l'armée. Heureusement, ils appartenaient, de nom au moins, à Monsieur, Comte de Provence, frère du Roi, et cela fit qu'on eut pour eux ces ménagements. En 1776, au milieu de la fièvre de réformes, les cinq brigades furent supprimées et le corps fut réduit à un seul régiment formé de huit escadrons, chaque escadron d'une seule compagnie de cent quarante-cinq carabiniers et cinq officiers, avec un état-major de trois officiers supérieurs et quinze officiers ou sous-officiers de détail ; mais, trois années plus tard, avec cette fixité d'idées sur le militaire qu'on rencontre durant tout ce règne, le corps fut remis à deux brigades, chacune de cinq escadrons de cent cinquante-six hommes, plus six officiers. L'état-major de chaque brigade fut fixé à trois officiers supérieurs, un aide-major, un quartier-maitre, cinq porte-étendards, et quatre sous-officiers de détail. Il y eut de plus un état-major pour le corps composé de trois officiers supérieurs et de quatre officiers spéciaux.

 

En cet état, le corps des Carabiniers formait, en réalité, deux régiments et lorsque, en 1788, l'armée fut organisée sur un nouveau plan, il devint simplement une brigade de cavalerie, composée comme toutes les autres de deux régiments. Il ne conserva du passé qu'un colonel titulaire et un colonel-lieutenant-inspecteur permanent avec un petit état-major des plus réduits. Un décret de 1791 supprima simplement l'état-major du corps, rendit les deux régiments indépendants pour l'administration, mais, en maintenant l'arme des Carabiniers, lui donna, avec le titre de Grenadiers des troupes à cheval, le bonnet à poil et l'épaulette rouge.

Les Carabiniers tiennent donc durant toute la Révolution la tête de la Cavalerie et sont considérés comme la troupe d'élite par excellence, ainsi que le proclame la loi du 21 février 1793 ; les généraux en chef s'arrachent l'étonnant corps des Carabiniers, ceux que, comme à Fontenoy, l'on appelle les bouchers de l'armée ; les Jacobins même n'osent protester quand, aux cris de : Vive la Montagne ! les Carabiniers ripostent : Au f.....  la Montagne ! Vive la Plaine pour la cavalerie ! Il y avait dans ces mots-là de quoi faire couper le col à quantité de braves gens. Mais on n'osa.

En toute occasion les deux régiments témoignaient leur mépris pour les Jacobins. Tantôt, les jeunes gens du corps, se trouvant de passage en quelque ville révolutionnaire, faisaient la partie d'aller au club débiter des motions plaisantes, mystifier le président et la société ; tantôt, ils complotaient d'enlever les prisonniers qu'on dirigeait sur le tribunal révolutionnaire. A Laon, quand le ter régiment y arriva, l'Armée révolutionnaire se vanta de le mettre au pas et, d'abord, de faire effacer l'inscription qui était sur les lames des sabres : Vivat Rex Christianissimus. On commença par des rencontres isolées, puis on continua par des espèces de combats réglés, où sans peine, les carabiniers eurent l'avantage et tuèrent leurs adversaires. Dégoûtés, les braves de l'Armée révolutionnaire vinrent au club demander la dissolution de ce 'corps infecté d'aristocratie, mais, lorsqu'il fallut passer des paroles aux actes, on n'osa.

On n'osa pas davantage toucher à leurs officiers. Au commencement de 1794, quand survint le décret obligeant tous les nobles à se retirer de l'armée, le 2e Carabiniers avait pour colonel, Jean de Bassignac, comte d'Anglars, descendant de Guy d'Anglars, un des cent gentilshommes venus d'Ecosse pour former la Garde écossaise du roi Charles VII, M. d'Anglars qui, longtemps avant la Révolution, avait servi aux Carabiniers, qui y était revenu seulement en septembre 1792, allait s'éloigner, les Représentants du peuple ayant repoussé toutes les instances des officiers et des cavaliers de la brigade pour le conserver à leur tête. Alors les Carabiniers s'assemblent et se portent devant le quartier des Représentants criant : Point d'Anglars ! point de Carabiniers ! et les Représentants cédèrent.

 

Une telle troupe devait avoir les faveurs du Premier Consul et l'on put s'en apercevoir dès le début. Il leur avait prodigué les armes d'honneur bien que les chefs de la brigade, peut-être sur les incitations de Moreau, leur général à Hohenlinden, eussent d'abord refusé de fournir des états de proposition, disant : Tous ont fait leur devoir dans l'occasion et il n'y a pas lieu d'en accorder plutôt à l'un qu'à l'autre. Ayant toujours combattu à l'armée du Nord et à l'armée du Rhin, ils en avaient l'esprit de fronde.

Ainsi, eussent-ils privé de son brevet d'honneur cet admirable Benoît qui, quelques jours après le passage du Danube, avait, lui cinquième, chargé un peloton entier de Manteaux rouges et l'avait mis dans la plus complète déroute après en avoir tué cinq de sa main ; Benoît qui, de l'an II à 1815, fit toutes les campagnes et parvint en 1813 au grade de chef d'escadron. Et ce Leroy qui, entré aux Carabiniers en 1791, fit toutes les campagnes de 1792 à l'an IX, ne parvint brigadier qu'en l'an V, maréchal des logis qu'en l'an VIII et atteignit le grade de sous-lieutenant le 30 octobre 1806, après vingt actions d'éclat ; en 1811, il passa aux Grenadiers à cheval et continua à y servir jusqu'au 6 décembre 1813 où, épuisé, il rentra dans ses foyers : il était alors officier de la Légion et lieutenant en premier sous-adjudant major.

Et Normand ; celui-ci, né seulement en 1773, n'était entré aux Carabiniers qu'en l'an II ; il avait fait toutes les campagnes, mis cinq ans pour arriver brigadier — et quelles cinq années ! — A Dillingen, le 30 prairial an IX, accompagné de deux carabiniers et de deux cuirassiers, il s'avance jusque dans la ville malgré le feu le plus soutenu et fait mettre bas les armes à deux cents fantassins. Cela et quantité d'autres faits d'armes lui vaut son sabre d'honneur. Il est sous-lieutenant en l'an XII, gagne son grade de lieutenant sur le champ de bataille d'Iéna et est retraité le 7 juin 1810.

Et Vanroye qui, ayant débuté lieutenant au premier bataillon de Bergues, le 16 vendémiaire an II, et n'ayant pas été confirmé dans son grade, s'engage simple carabinier au deuxième de l'arme, met six ans pour arriver maréchal des logis, est enfin promu sous-lieutenant en l'an XII et, criblé de blessures à Austerlitz, meurt quelques jours après à l'hôpital de Brünn. Et Duplant, entré aux Carabiniers en 1784, ayant fait avec honneur toutes les campagnes de la Révolution qui, en avril 1793, à Saarbruck, avec dix autres carabiniers enlève quarante-cinq chevaux escortés par vingt-cinq fantassins prussiens et cinq cuirassiers ; qui, la même année, à Arlon, simple brigadier, tous les officiers et sous-officiers de sa compagnie, étant tués, blessés ou démontés, en prend le commandement et mène deux fois à la charge les vingt-sept hommes qui lui restent. Il est sous-lieutenant à vingt-trois ans de service, le 3 avril 1807, et prend sa retraite en 1811.

Ce sont là les heureux, ceux qui décrochent l'épaulette, mais combien d'autres se retirent n'ayant que cette consolation de leur arme d'honneur et, après, l'étoile de la Légion qu'ils obtiennent de droit. Ainsi Boullet retraité en 1805, David mort au commencement de cette même année, Dumaine entré en 1805 aux Grenadiers à cheval, Menant, Monet, Pillard, Tholingre, retraités en 1804, Perrier mort sous les drapeaux la même année, Priolat retraité en 1806, Rapp ou Reep le trompette, retraité eu 1807, Lecesne mort le 6 germinal an XII, Lesseline passé en 1804 dans la gendarmerie, mort en 1807...

En vérité, les chefs en parlaient à leur aise et les Carabiniers avaient droit à souhaiter des commandants qui poussassent moins loin la rigidité de leurs principes et surtout l'opposition aux idées qu'apportait le Premier Consul. Cela était surtout le cas pour le premier régiment, car, au second, d'Anglars avait maintenu des traditions différentes et le colonel qu'avait reçu le corps en l'an VIII, après la retraite de d'Anglars, était de race pareille et de pareille éducation, l'un de ces hommes qu'un gouvernement qui a le respect de lui-même, se plaît à montrer à ses amis comme à ses ennemis, en paix comme en guerre. Armand-Louis-Augustin de Caulaincourt, d'une famille de Picardie, qui a fourni un nombre considérable d'officiers généraux, eût pu se parer d'un titre de marquis de 1714, s'il n'eût mieux aimé se recommander de ses services de guerre. Aussi était-il difficile, pour la première mission de compliment diplomatique qu'eût à donner le Premier Consul, de choisir un représentant mieux tourné que le colonel du 2e Carabiniers. Outre que son nom, sa naissance, son éducation, sa bravoure à l'épreuve, la réputation de ses hauts faits le mettaient hors de pair, ce n'était pas sans importance que de présenter un tel homme sous le plus beau, le plus riche et le plus imposant des uniformes qu'eût alors l'armée française, de lui donner pour l'accompagner quelques-uns de ses compagnons d'armes, dignes par leur origine de lui servir de gentilshommes d'ambassade et de prouver ainsi, devant l'Europe, ce qu'était au vrai l'armée des sans-culottes, cette armée dont on avait fait des risées tant qu'elle n'avait point vaincu, et que, même victorieuse, on traitait encore de haut dans le militaire européen, chez qui il était de tradition qu'elle ne savait ni servir, ni s'habiller, qu'elle ne portait que des loques, était un ramas de bandits, non une armée.

L'arrivée à Pétersbourg, de Caulaincourt chargé, au nom du Consul, de complimenter le nouvel empereur Alexandre Pr sur son avènement au trône, fut pour changer tout cela ; d'autant que Caulaincourt était accompagné de plusieurs officiers du régiment — entre autres du capitaine de Berckheim — qui n'avaient point été choisis parmi les moins élégants. On pensa qu'il y avait décidément un gouvernement en France et une armée, et le fait traça assez profondément pour que six années plus tard, Caulaincourt lui dût d'être appelé à représenter en Russie, comme ambassadeur, l'Empereur des Français.

L'honneur, qui là était fait au colonel, rejaillissait sur tout le corps. Et, s'il fallait une preuve que les Carabiniers avaient alors dans l'armée une place à part, cette preuve se trouverait fournie. Ce colonel était Caulaincourt, soit, mais surtout il était carabinier et s'il avait été choisi, c'était au moins autant parce qu'il était l'un que parce qu'il était l'autre. De montrer un marquis à l'Europe, on eût été moins embarrassé qu'on ne pense, mais un marquis qui fût en même temps le chef des bouchers de l'armée, c'était plus singulier et plus rare. Si le Premier Consul l'avait ainsi voulu, quand il avait à ses ordres tant de généraux et de ceux qui n'étaient pas de second ordre, ce n'était pas sans dessein, et il était impossible que, de cette mission, les Carabiniers ne bénéficiassent point comme leur colonel.

 

Lors de l'organisation de la hiérarchie impériale et de la création des Grands officiers de l'Empire, Napoléon, à l'exemple de la monarchie ancienne, rétablit pour la plupart des armes de la cavalerie une charge, d'ailleurs sans fonctions, de Colonel général. Il distribua d'ordinaire ces charges à ceux de ses compagnons d'armes qui, remarquables par leur bravoure et leur dévouement, n'étaient point susceptibles d'être nommés maréchaux d'Empire. Mais la dignité de Colonel général des Carabiniers, il la conféra à son propre frère, le prince Louis, connétable de l'Empire. Louis, nommé le 26 mai, fut reçu et reconnu à la tête de la brigade en qualité de Colonel général le 10 décembre 180 i. Sans doute le souvenir du Comte de Provence, colonel propriétaire, avait pu ne pas être étranger à cette nomination, mais il n'en est pas moins vrai que, sous l'ancien régime, le corps avait toujours dépendu du Colonel général de la cavalerie et que c'était un surcroît d'honneur de l'ériger ainsi en arme.

Bien mieux : aux fêtes du Sacre, l'armée était représentée par ses députations, mais la Garde impériale seule semblait devoir faire le service d'honneur et d'escorte ; or, brusquement, les Carabiniers qui étaient à leur garnison à Lunéville, sont appelés à Paris par courrier extraordinaire. Ils sont casernés à l'Ave Maria et, dans cette journée du 11 frimaire, qui voit le nouvel empereur sacré par le Pape, ce sont les huit escadrons des Carabiniers, qui, ayant à leur tête le prince Murat, gouverneur de Paris, ouvrent la marche du cortège, des Tuileries à Notre-Dame. De même le 14, jour de la distribution des Aigles et dans toutes les grandes cérémonies.

 

Ces honneurs attribués au corps, ne présageaient point, comme l'imaginaient certains officiers, l'entrée des Carabiniers dans la Garde ; il y eut déception et le corps qui n'était point d'ailleurs parmi les enthousiastes du nouveau régime, en fut encore refroidi. L'Empereur du reste, à qui de bonnes âmes faisaient remarquer que les Carabiniers criaient peu, répondit : Je sais qu'ils ont peu d'affection pour moi, mais ils ne se battront pas moins bien à l'occasion. Il n'avait point à se reprocher de les avoir leurrés d'une fausse espérance, car la seule nomination d'un Colonel général signifiait suffisamment que les Carabiniers ne feraient point partie de la Garde, laquelle avait ses quatre colonels généraux, un par chaque arme. De plus, dans la Garde, les Carabiniers eussent, aussi bien pour la tenue que pour la fonction, fait double emploi avec les Grenadiers à cheval ; enfin, le but de l'Empereur semblait être de rétablir cette sorte de rang particulier, intermédiaire entre la Maison du Roi et la Cavalerie proprement dite, qui avait été sous l'ancienne monarchie celui de la Gendarmerie de France et où une tradition, d'ailleurs peu exacte, voulait qu'eussent, en droit, été placés les Carabiniers, tandis qu'ils n'y avaient été qu'en fait.

Ainsi, au début de la campagne de 1809, la Garde impériale n'ayant pas encore rejoint, ce fut la brigade de Carabiniers qui fut chargée de la remplacer près de l'Empereur et de fournir l'escorte et les escadrons de service.

Antérieurement, la nomination du prince Camille Borghèse comme colonel du premier régiment avait dû passer pour une marque de faveur singulière. Le second mari de Paulette Bonaparte, celui à qui était remis le soin de rendre heureuse la sœur d'un héros et la veuve d'un brave, comme disait François de Neufchâteau, avait, par un sénatus-consulte du 6 germinal an XIII, reçu les droits de citoyen français. L'Empereur, presque aussitôt, avait nommé ce bel homme chef d'escadron aux Grenadiers à cheval, et, le 4 thermidor, il l'avait fait inviter par Bessières, et sur un ton qui ne permettait pas la réplique, à se rendre à Boulogne, où l'on devait lui faciliter tous les moyens d'apprendre son métier.

C'était là, à la vérité, le dernier des soucis du prince ; mais il n'avait qu'à s'incliner. Il lui fallut de gré ou de force faire la campagne d'Austerlitz. Il n'y brilla point. Sa bravoure parut suspecte et on lui attribua, sur une égratignure qu'il avait reçue, des interjections de désespoir qui firent rire tout Paris. N'importe : il n'en était pas moins beau-frère de Sa Majesté, il n'en était pas moins prince de Borghèse, prince et duc de Guastalla, et il fallait bien qu'il fût avancé après une telle campagne. Le 1er janvier 1806, il reçut le grade de colonel au ter Carabiniers. A la vérité, pour lui servir de mentor et le suppléer dans son commandement, l'Empereur permit qu'il emmenât, comme major aux Carabiniers, le capitaine La Roche, des Grenadiers à cheval, officier d'une rare distinction, d'une belle tournure, brave comme son épée et sous lequel le régiment loin de péricliter gagna encore comme instruction et comme tenue. Borghèse occupait donc la place qu'avait avant la Révolution, le colonel propriétaire, et il était vraisemblable que, pour peu qu'il prît goût au métier et s'y distinguât, dans un temps rapproché, les deux régiments seraient, comme avant la Révolution, réunis sous son commandement en seul corps. Déjà, il s'agissait de transporter leur garnison de Lunéville à Versailles ; l'Empereur y avait consenti et avait donné l'ordre que le mouvement s'opérât dès que les escadrons de guerre, encore en Allemagne, auraient rejoint les dépôts et que les régiments seraient au complet.

En attendant leur arrivée, pour former Borghèse au métier et lui apprendre ses devoirs, il lui avait confié les fonctions de major-général du camp de dix mille hommes formé à Meudon dans la plaine qui entoure le parc. Sans doute, l'Empereur s'était plu à rétablir au profit de ses frères et beaux-frères une partie des honneurs et des prérogatives qu'avaient les Princes du sang sous la monarchie des Bourbons, mais il entendait que les anciennes sinécures fussent à présent remplies et que ces nouveaux princes, si disposés qu'ils fussent déjà à se croire tels par la grâce de Dieu, servissent régulièrement et méritassent par leur assiduité que les faveurs dont il les comblait ne parussent point à la fois odieuses et ridicules. Il ne s'agissait pas sans doute qu'ils fussent de grands guerriers, mais qu'ils donnassent exemple de subordination et de discipline. Borghèse ne devait donc s'éloigner du camp ni le jour ni la nuit. Il n'avait pour consolation, lui et ses courtisans intimes, que de manger et de boire, car, par ordre, il tenait table ouverte, mais il se plaignait de ne point même en jouir tranquillement. Trop souvent, au milieu de diner, les tambours, les trompettes et le nom de l'Empereur crié de toutes parts, venaient interrompre les convives. A peine l'Empereur était-il signalé que déjà il parcourait le camp, voulait tout voir, ouvrait toutes les tentes, jetait feu et flammes s'il y apercevait un minois féminin, faisait aussitôt appeler les chefs, les gourmandait et disparaissait. Pour n'être plus surpris à l'improviste, on avait, du camp jusqu'à Saint-Cloud, établi des vedettes de distance en distance. Vaine précaution... Trompant les espions, tombant dans le camp comme une bombe, trouvant toujours tout le monde en défaut, il fulminait de plus belle. Ce n'était pas tout. Aujourd'hui le camp était en long, trois jours après en carré. On ne connaissait pas un moment de repos ; il n'y avait de constant que sa fureur contre ces jolis oiseaux de passage portant plumes et dentelles.

Malgré cette surveillance constante, ces brusques arrivées, ces perquisitions, cette volonté bien arrêtée de l'Empereur de contraindre son beau-frère à apprendre le métier, Borghèse venait presque toutes les nuits coucher à Paris. Enfin, son supplice cessa : la guerre avec 'la Prusse était imminente et après un dîner de six cents couverts, offert aux officiers et sous-officiers, le camp fut levé.

Ce fut alors un autre tourment pour Borghèse. Il dut aller, pour la campagne, prendre le commandement effectif de son régiment qu'il rejoignit le 5 octobre 1806, à Bamberg, où le lendemain il fut reçu en qualité de colonel. Ce qu'il fit est assez mal connu. Le Moniteur du 3 avril 1807 contient, sous la rubrique INTÉRIEUR, Paris, 1er avril, un article fort élogieux. Il y est dit : A la charge de cavalerie de Willenberg, le prince de Borghèse, à la tête du 1er Carabiniers, a passé, lui troisième, sur le pont devant la ligne ennemie. Ses carabiniers eurent à peine débouché du pont qu'il les rangea par escadron et fit une charge qui enfonça la cavalerie ennemie. Ce prince a montré dans ce combat autant d'intelligence que de bravoure. Mais les traditions du corps, recueillies dans ce curieux Manuscrit des Carabiniers qu'a publié le général Vanson, ne font aucune mention de l'héroïsme de Borghèse. On l'y présente comme peu dévoué aux hommes, portant une incroyable négligence à leur faire tendre justice, absent pour cause d'indisposition le jour même de la grande revue de la cavalerie passée par l'Empereur à Elbing, et on y constate la satisfaction du régiment lorsque, promu au grade de général, il quitta les Carabiniers et y fut remplacé par le major La Roche.

 

L'absence et l'indisposition du colonel n'avaient pas empêché le corps d'avoir sa bonne part des faveurs impériales. A la grande promotion du 14 avril 1807, chacun des deux régiments reçut huit décorations de la Légion et le 8 mai, à la revue, l'Empereur pour récompenser les Carabiniers, trouva de ces mots et de ces actes qui émouvaient les cœurs des soldats au point de les faire tout à lui. Avisant le maréchal des logis chef Chambrotte, magnifique soldat de six pieds de haut qu'il avait décoré de l'étoile de la Légion le 25 prairial an XII :

— De quel pays es-tu ? lui dit-il.

— Sire, répond Chambrotte, quand je vois l'étendard de l'escadron, je vois le clocher de ma paroisse. — Il était enfant du corps, étant né à Saumur en 1764 et ayant été incorporé, dès 1773, comme enfant de troupe, puis comme trompette, enfin comme carabinier.

L'Empereur se met à rire et, se tournant vers le major, demande pourquoi ce brave homme n'a pas encore été présenté comme officier.

— C'est, réplique le colonel, qu'il ne sait ni lire ni écrire.

— Mais, dit l'Empereur, en remuant son bras avec vigueur, va-t-il bien de là ?

— Oui ! ferme ! répond Chambrotte d'une voix vibrante, sans laisser au colonel le temps de répondre.

— Eh bien ! dit l'Empereur, je te fais officier !

Un mois après, à Friedland, dans la charge héroïque que fournit son régiment, Chambrotte, sous-lieutenant au 1er Cuirassiers, se faisait tuer après des actes d'étonnante audace.

 

Dans le corps, des hommes tels que Chambrotte sont loin d'être des exceptions. Ainsi parmi les hommes décorés à la promotion du 25 prairial an XII, en même temps que lui, Cosne (capitaine) est entré aux Carabiniers en 1766, Lannelongue (capitaine) en 1774, Biendiné (lieutenant) en 1778, Brauer (lieutenant) en 1778, Gasner (brigadier) en 1783 (il a été trois ans aux Grenadiers royaux). A la promotion du 26 frimaire an XII, Cardon, décoré comme capitaine, est entré aux Carabiniers en 1780, Girard (capitaine) en 1778, Chevillet (sous-lieutenant) en 1785, le major Borel y est entré en 1768, le colonel Cochois en 1774 (il venait de la Gendarmerie de France), Faucher (chef d'escadron) en 1774. Même ancienneté au deuxième régiment, Morin le colonel y est entré au service en 1782, le chef d'escadron Grimblot en 1786, le maître sellier Beauve en 1771, le carabinier Chapuy en 1770, le carabinier Pied, dit La Flamme, en 1783, le carabinier Prévot en 1773, le carabinier Ducay ou Duquet en 1786, le maréchal des logis Lanchy en 1769. Au 2e Carabiniers, sauf les quatre officiers supérieurs, aucun officier du cadre (à l'exception peut-être du lieutenant Jacquemin), n'était décoré de l'étoile de la Légion, tandis que dans les sous-officiers et simples carabiniers, il y avait un nombre considérable de légionnaires.

C'est que la plupart des officiers étaient nouveaux en l'an VIII. Durant les guerres de la Révolution, la bonne tenue du corps, son admirable conduite dans toutes les rencontres où il avait dû se multiplier, remplacer très ordinairement la cavalerie légère et remplir concurremment son rôle de cavalerie de bataille, venaient, en grande partie, de ce qu'il avait conservé, de l'ancien temps, un nombre relativement considérable d'officiers et un très grand nombre de sous-officiers et de carabiniers. A force d'être employés, d'être mis chaque jour à l'épreuve, les officiers avaient fini par disparaître les uns après les autres, non tant par le feu de l'ennemi que par les fatigues de guerre. Beaucoup, sans doute, avaient été remplacés par leurs sous-ordres, mais, là comme ailleurs, la matière dont on pouvait faire des officiers avait fini par s'épuiser. Si, pour exciter au suprême degré le zèle des hommes, l'Empereur, un jour de fête militaire, marquait sa sympathie à un très vieux soldat illettré en le nommant officier, ce né pouvait être qu'une exception très rare, et les bureaux de la Guerre se chargeaient ensuite de mettre à la retraite le nouveau promu qui, du moins, emportait, avec la pension et les honneurs d'officier, le souvenir d'un de ces instants inoubliables qu'on ne payait pas assez de toute une vie.

Mais ce n'était pas ainsi que, régulièrement, le corps d'officiers pouvait se recruter. Napoléon, assurément, ne tenait pas à ce que tous fussent de grands clercs, et ce n'eût point été lui qui eût jamais subordonné l'avancement dans son armée à des espèces de concours littéraires, mais l'instruction primaire était au moins nécessaire et, quoi qu'on dise, elle était infiniment peu répandue parmi les Volontaires de 1792 et surtout parmi les jeunes gens qui, ayant grandi pendant la Révolution, arrivaient au régiment par la conscription.

C'était donc ailleurs qu'il fallait, comme on l'a vu, trouver les éléments capables d'alimenter constamment le corps d'officiers, et plus le régiment avait de réputation, plus il importait de surveiller ceux qu'on y introduisait. Les Carabiniers étant l'élite de la grosse cavalerie, destinés par suite à un service d'honneur aussi bien qu'à un service de guerre, il convenait — et ce fut un but que l'Empereur poursuivit — que les officiers retrouvassent les traditions de politesse et d'élégance qui avaient jadis fait une partie de leur popularité. On ne doit donc pas s'étonner si, dès le commencement de l'Empire, à mesure que les institutions nouvelles fournissaient des jeunes gens de famille, de belle taille et de belle tournure, Napoléon les classait de préférence dans cette arme.

 

Avec le culte qu'il professait pour l'esprit de corps, la tendance qu'il avait marquée si vivement au début de son règne d'affirmer et de rétablir chez les Carabiniers les traditions de l'ancien régime, comment concilier le décret que l'Empereur rendit le 24 décembre 1809 et par lequel il transforma leur uniforme et leur armement ? Sans doute, pendant la campagne d'Autriche, il avait déjà apporté à leur tenue une légère modification. Témoin des brillantes charges que les Carabiniers avaient faites sous ses yeux au combat de Ratisbonne, il avait remarqué que beaucoup de cavaliers étaient blessés à la tête, parce que les bonnets à poils tombaient sous les coups de sabre ou autrement ; il s'était étonné que les bonnets n'eussent point de mentonnières et il avait ordonné aux colonels de s'en pourvoir sur-le-champ, ce qui n'avait d'ailleurs pu être fait qu'à Vienne. Mais qu'importait ce détail qu'il ne conviendrait pas même de citer si le fait de ces hommes faisant la guerre de 1792 à 1809, coiffés d'énormes bonnets à poil, flottants en quelque sorte, non attachés, ni soutenus, n'était pour étonner. Sauf sur ce tout petit point, l'uniforme, au moins pour les lignes générales, avait été conservé jusque-là tel qu'il avait été réglé en 1791, et, sauf quelques agréments disparus, il maintenait les couleurs traditionnelles du corps : c'était toujours l'habit bleu à la française avec parements et revers écarlates, la bandoulière et le ceinturon jaune, la veste et la culotte blanches. Le col seulement qui était rouge dans l'ancien uniforme était bleu dans celui-ci ; mais cela n'était rien.

Or, le 24 décembre 1809, l'Empereur décrète que les deux régiments de Carabiniers seront cuirassés, qu'il lui sera présenté un projet de cuirasse et de casque qui, en maintenant une différence entre les Carabiniers et les Cuirassiers, procurent cependant aux Carabiniers les mêmes avantages. Ainsi, d'un trait de plume, il supprime la distinction précieuse accordée aux Carabiniers comme troupe d'élite, comme Grenadiers des troupes à cheval, du bonnet à poil et de l'épaulette rouge galonnée d'argent : Quant à la cuirasse, sans doute les règlements leur avaient attribué de longue date le plastron en fer bronzé, mais jusque-là, les Carabiniers avaient mis une sorte d'orgueil à ne point le porter.

Quel mobile avait pu faire agir l'Empereur ? Etait-ce la pensée d'établir une différence plus grande entre l'uniforme des Grenadiers à cheval de sa garde et celui des Carabiniers ? Etait-ce une préoccupation d'uniformiser davantage encore la cavalerie de réserve et, les autres régiments ayant reçu la cuirasse en 1803, de la faire prendre également aux deux régiments qui faisaient habituellement division avec les Cuirassiers ? Sans doute, — mais il est une autre raison d'ordre esthétique en même temps que d'ordre moral, dont il convient de tenir compte. Outre que l'Empereur tenait la cuirasse utile en tant qu'arme défensive, outre qu'il lui attribuait, un singulier effet moral sur l'imagination de l'homme qui en était revêtu, il estimait que la cuirasse et le casque, l'armure, comme on disait alors, et comme il disait lui-même, constituaient le vrai costume de l'homme de guerre.

Attribuant aux Carabiniers le premier rang parmi les régiments de grosse cavalerie de l'armée, il ne pouvait manquer de vouloir qu'ils eussent les marques extérieures de leur dignité. Cette assertion pourrait paraître discutable si l'Empereur n'avait donné lui-même deux preuves convaincantes de ses préférences en pareille matière.

En 1807, l'Empereur eut un instant pour lui-même la velléité de prendre l'armure en même temps qu'il l'imposerait sans doute à tous les commandants de corps et aux officiers généraux de toutes armes. A cet effet, le prince de Neufchâtel, ministre de la Guerre, fit confectionner sous la surveillance de M. Regnier, conservateur du Dépôt central de l'Artillerie et directeur du musée de l'Artillerie impériale, deux casques et deux cuirasses presque semblables pour l'Empereur et pour lui-même. Ces objets, emballés dans quatre caisses, furent expédiés, le 16 juin 1807 par le courrier Floquet, et par suite ne purent arriver que lorsque l'Empereur était déjà à Tilsitt.

Le casque est de forme antique. Le fond en est bronzé très foncé, noir. Il porte une visière en feutre noir avec bord en galon d'argent, attachée à un bandeau de peau noire. La bombe noire est chargée au centre d'une étoile de la Légion en pierres de couleur, et ornée sur le tour d'une garniture légère de feuilles de laurier, en relief et dorées. Cette bombe noire est surmontée d'un cimier doré présentant de face une tête de lion et de profil des attributs militaires : à la pointe du cimier une sorte de fleur en filigrane d'or ; par derrière une longue crinière noire.

La cuirasse est noire comme le casque, avec, au bord, en relief, une guirlande de feuilles de chêne d'or, soutenue par des clous d'or et accompagnée d'une grecque droite. La cuirasse est équipée de velours écarlate brodé de feuilles de chêne, et garnie de deux épaulettes de velours rouge terminées par des têtes de lion dorées et attachées sur la cuirasse à des clous dorés. On dit que le jour où l'Empereur essaya cette armure, il se trouva si ridicule qu'il y renonça immédiatement et qu'il en fit présent à Berthier. Le prince de Wagram possède encore cette armure, ainsi que celle de son grand-père.

Si Napoléon avait ainsi repoussé ce casque, n'était-ce pas parce que le modèle lui déplaisait ? Ne doit-on pas penser qu'il avait fait chercher un autre modèle plus seyant puisque l'on trouve sous le numéro 10, dans le paragraphe II de l'Inventaire de sa garde-robe, en date du 11 août 1811, un casque en cuivre doré et bronzé dont la destinée, depuis 1814, est restée inconnue et qui, certainement, n'est point le casque appartenant aujourd'hui au prince de Wagram, puisque, de celui-ci, l'Empereur avait fait présent à Berthier dès 1807 ?

D'ailleurs, il est un autre témoignage de la prédilection de Napoléon pour l'armure.

Par le décret du 15 août 1809, il a institué l'ordre militaire le plus élevé, le plus rare, le plus distingué qui puisse être, l'ordre des Trois Toisons d'or, où, pour être l'un des cent Grands chevaliers, il faut avoir commandé en chef, soit dans une bataille rangée, soit dans un siège, soit dans un corps d'armée d'une armée impériale dite Grande armée ; où, pour être l'un des quatre cents Commandeurs ou l'un des mille Chevaliers, il faut, officier ou soldat, avoir été désigné par son régiment comme le plus brave, avoir été blessé trois fois en trois actions différentes, être arrivé le premier sur la brèche ou avoir passé le premier un pont. Partant, semble-t-il, des statuts de l'ordre autrichien de Marie-Thérèse, il en a sublimé l'esprit, et il a porté l'institution nouvelle à la hauteur où seul il sait se placer. Donc, cet Ordre, lorsque par la suite il prétend lui donner sa forme définitive, moins' encore que l'aspect à donner à l'insigne, ce qui l'inquiète, c'est le costume que porteront les Grands chevaliers dans les chapitres solennels qui se tiendront chaque année, le 15 août, jour où toutes les promotions de l'Ordre seront publiées — et cet uniforme des Grands chevaliers, tel qu'il le règle le 3 août 1811, consistera dans l'habit français coupé droit, couleur chamois, brodé en or, avec culotte pareille, et bottines de forme ancienne de maroquin rouge garnies d'éperons d'or ; épée en dague portée droite avec un ceinturon ; cuirasse en or, devant et derrière, entourée d'acier bleu avec ornements de chaînes de laurier et d'olivier, la garniture en velours à la couleur du ruban de l'ordre (ponceau liséré d'or) ; casque d'une forme simple, fond d'or avec les ornements en acier. Et l'armure est à ce point le costume, que les novices ne porteront la cuirasse qu'après avoir reçu l'ordre des mains du Grand maitre.

On ne saurait donc contester que cette idée était bien celle de l'Empereur et, dès lors, il est explicable qu'il ait voulu que les Carabiniers portassent l'armure. Lui-même la choisit. Il voulut ce casque de forme grecque, en cuivre rouge, orné d'une chenille écarlate, avec la garniture blanche et l'N couronné sur le devant — casque dont cinq ans auparavant, au milieu des fêtes du Sacre, il avait eu le modèle sous les yeux, car, en le voyant, il est impossible de ne pas faire un rapprochement avec le casque que portait alors le Colonel général des Cuirassiers et dont il existe une si agréable représentation par Isabey dans le grand ouvrage sur le Sacre. La chenille de ce casque à l'antique, exactement semblable au casque des Carabiniers, est à la vérité en peau d'ours noir, mais ici la couleur importe peu.

Pour la Cuirasse, l'Empereur la choisit de même en cuivre rouge, ornée sur la poitrine, pour les officiers, d'un soleil blanc, avec le chiffre impérial au centre. Ce soleil rappelle sans doute le soleil de Louis XIV, Nec pluribus impar, qui à l'époque de l'institution des Carabiniers, brillait sur leurs vingt étendards de soie bleue, semés de fleurs de lis d'or, qui depuis se trouvait encore sur leurs plastrons de cuirasses, mais il pouvait aussi avoir été accroché à la pensée de l'Empereur par cette plaque de grand officier de la Légion que le Colonel général des Cuirassiers portait sur la cuirasse et qui faisait si bel effet.

Restait à trouver le fond de l'uniforme : l'Empereur ne voulut pas du bleu national, qui eût pu faire confondre les Carabiniers avec les Cuirassiers. On proposait le noir que le ministre écarta, le bleu barbeau, qui, disaient les colonels, eût rapproché leurs hommes des soldats du train, le rouge enfin, et ce fut le rouge que choisit l'Empereur, disant : Je veux que l'uniforme des Carabiniers réponde à la beauté de leur armure. C'était bien, le rouge, mais où trouver du beau rouge et qui ne coûtât pas trop cher ? On sait quelle était alors, en France, la pénurie pour les couleurs de teinture. Par des procédés d'une ingéniosité extrême, mettant à profit toutes les richesses du sol national, les chimistes, encouragés, poussés, pressés — on peut dire, harcelés — par l'Empereur, cherchaient le moyen de délivrer encore la France d'un tribut énorme qu'elle payait à l'étranger. Mais, là non plus, on n'était point arrivé du premier coup à la perfection. Les bleus étaient médiocres, tirant sur le gris, des bleus de pastel. Le rouge surtout, le rouge de la garance était violacé, coulait à l'eau et n'arrivait point à ce qu'eût souhaité l'Empereur : un rouge vif, presque anglais, sonnant en fanfare sous l'or de l'armure. A défaut, on venait justement de trouver une couleur, qui n'était ni très jolie, ni très seyante, un bleu cru et un peu bête, mais du moins ce bleu tenait à l'eau, et cette couleur avait l'avantage inappréciable d'avoir été baptisée du nom de la nouvelle souveraine des Français. Marie-Louise se parait volontiers de son bleu. Peut-être lui seyait-il, car elle était blonde, fraiche et fade, mais c'était à elle seule. Le ministre de l'Administration de la guerre saisit l'opportunité ; n'ayant point à leur donner de beau rouge qui eût coûté trop cher, il vêtit les Carabiniers de blanc — ce qui épargnait la teinture et il releva ce blanc d'un collet et de parements du bleu nouveau — (le 1er régiment eut les parements rouges). Sans discrétion cette fois, il employa ce bleu dans l'équipement et le harnachement du cheval, si bien que, par la suite des temps, ce fut ce bleu, atténué à la vérité, et de bleu Marie-Louise devenu bleu céleste, qui fit le fond de l'uniforme des Carabiniers.

 

Dans la campagne de Russie, le corps se montra comme valeur à la hauteur de son ancienne réputation, et surtout il donna de sa résistance et de sa discipline une idée singulièrement favorable, d'abord à la surprise de Winkowo, où seul avec le 1er Cuirassiers, il déconcerta les Russes et permit au corps de cavalerie que commandait Murat de se retirer sans trop de pertes ; ensuite et surtout pendant la retraite, car lorsque, le 14 novembre, près de Smolensk, l'on fora0, des débris de la majeure partie de la cavalerie, un corps de huit cents chevaux aux ordres du général La Tour Maubourg, la brigade des Carabiniers fournit à elle seule deux cents hommes montés, soit le quart de l'effectif total. Dans le corps de cavalerie à pied formé à Moscou des hommes démontés ou blessés, la première compagnie de trois cent soixante-quatre hommes et la seconde de deux cent vingt-six furent fournies par les Carabiniers et elles furent les dernières dans la retraite à se maintenir en bon ordre et à faire le coup de fusil.

Malgré tout, lorsque, à Marienwerder, à la fin de décembre, les Carabiniers échappés au désastre se comptèrent, ils se trouvèrent, du premier régiment, dix-huit officiers et vingt-huit sous-officiers et carabiniers, et du second à peu près autant.

Malgré l'effort colossal fait par la France pour réformer l'armée de 1813, ce ne fut qu'après l'armistice que chacun des deux régiments fut porté à quatre cents sabres.

Après Leipzig et Hanau, il ne restait des deux régiments que deux cent soixante-six hommes qui, avec une centaine venant du 1er régiment de Cuirassiers, formèrent un régiment provisoire. Ce régiment prit sa bonne part de dangers et de fatigues durant la Campagne de France et, à la Restauration, les débris s'en rassemblèrent à Lunéville, où les deux régiments furent reconstitués. On eut pour eux des faveurs singulières ; le Comte d'Artois fut nommé colonel d'honneur et, revêtu de l'uniforme, vint à la garnison présider une sorte d'orgie militaire. La brigade reçut pour commandant un lieutenant général, le comte des Cars, et il n'y eut pas de bonté qu'on ne lui montra. Il semble que ces grâces ne furent point entièrement perdues et si, à Waterloo, le corps faisant partie de la division de réserve de Kellermann, combattit avec sa valeur accoutumée et prit une part brillante à la dernière charge de Ney sur le plateau de la Haie-Sainte, on ne peut s'empêcher de penser, que, par un reste d'ancien mécontentement, par un esprit d'opposition qui, chez les vieux de l'armée du Rhin, avait subsisté pendant tout l'Empire et que le changement d'uniforme n'avait point été pour modérer, peut-être par suite des caresses qu'on leur avait faites et par l'espérance de voir le corps reprendre, par le Comte d'Artois, ses anciens privilèges, les Carabiniers marquèrent vers le nouveau régime une sympathie que l'on serait embarrassé de signaler ailleurs. Pourtant si, pour Napoléon, ils n'avaient point été les préférés, on ne peut nier qu'ils n'eussent été parmi les mieux traités.

 

***

Au nombre des préférés, il faut ranger, non tout à fait au premier rang, — car ce premier rang fut toujours occupé par les Chasseurs de la Garde, — mais presque tout de suite après, les Grenadiers à cheval. Napoléon avait une mémoire imperturbable, il n'oubliait jamais les services qu'on lui avait rendus, et les hommes qui, les premiers, s'étaient volontairement attachés à sa fortune étaient assurés de ses faveurs. Or, au 18 brumaire, si certains corps de cavalerie tels que le 9e Dragons firent plus effectivement pour la réussite de l'entreprise que la Garde du Directoire, il n'est pas moins vrai que celle-ci se décida au premier coup et qu'il n'y eut besoin pour l'entraîner ni de promesses ni de discours.

Dès qu'elle connut le décret du Conseil des Anciens, la Garde du Directoire, se rendit du Luxembourg aux Tuileries, quartier général désigné, où le général Bonaparte la passa en revue et lui donna ses ordres. Aussi, dès que le coup d'État eut été légalisé et que le Consulat provisoire eut été établi, la Garde du Directoire prit le service auprès des Consuls concurremment avec la Garde du Corps législatif. Or, ces deux Gardes ne comportaient d'autre cavalerie que celle qui, officiellement, était désignée sous le nom de Cavalerie de la Garde du Directoire ou de Grenadiers de la Garde du Directoire.

 

Cette Garde à cheval du Directoire était formée de deux compagnies commandées par un chef d'escadron et composées, chacune, de un capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant, un maréchal des logis-chef, deux maréchaux des logis, quatre brigadiers, trente-neuf cavaliers et deux trompettes. L'uniforme était l'habit bleu national avec parements et pattes écarlates avec lisérés blancs, doublure blanche avec lisérés écarlates, retroussis agrafés garnis de grenades écarlates — pattes rouges en trèfle lisérées de blanc au lieu d'épaulettes ; veste blanche, culotte de peau blanche, bottes à l'écuyère avec manchettes de botte et éperons en acier bronzé ; boutons blancs à l'habit, à la veste et au chapeau, ce bouton timbré d'un faisceau d'armes portant les mots Garde du Directoire ; chapeau uni avec une ganse blanche, cocarde tricolore, marron et plumet rouges ; manteau blanc avec retroussis pareils ; portemanteau de drap bleu garni de galons jaunes. Les cavaliers étaient armés d'un mousqueton, de pistolets et d'un sabre avec dragonne rouge. La giberne chargée d'une grande grenade blanche était attachée à une bandoulière, le porte-mousqueton était blanc ainsi que le ceinturon.

Il semble que le chapeau n'avait pas tardé à être échangé pour le bonnet d'oursin, sans plaque, à jugulaire en cuivre, avec cocarde, cordon de laine jaune, au sommet grenade en laine jaune sur fond rouge et plumet rouge. Cette modification avait eu lieu presque dès le début, ainsi que le montrent diverses représentations graphiques, aussi bien pour la Garde à pied et à cheval du Directoire que pour la Garde des Conseils.

Cet uniforme resta presque tel sous le régime consulaire ; néanmoins l'habit bleu eut des revers blancs, taillés carrément comme celui des Grenadiers à pied, les boutons furent jaunes au lieu d'être blancs et portèrent, sous le Consulat, un faisceau de licteur et, sous l'Empire, un aigle couronné. Les Grenadiers reçurent l'aiguillette rouge qu'ils portèrent à droite, et, sur la plaque de ceinturon, figura l'aie couronnée, de même qu'il y eut des couronnes aux angles de la housse de cheval. Les chevaux très habillés eurent des rosettes de tête et de queue en laine rouge et un frontail en laine rouge. Ces modifications furent pour la plupart postérieures à l'an XII et ne se firent sans doute qu'au renouvellement des effets. Au début, comme le dit le Moniteur, la Garde à cheval du Directoire devint purement et simplement la Garde à cheval des Consuls.

Quelques jours plus tard, Bonaparte ne trouvant cette garde ni assez nombreuse ni assez brillante, ayant d'ailleurs à récompenser des dévouements et à satisfaire des ambitions, désirant enfin appeler ses anciens Guides d'Italie et d'Égypte au partage de sa .nouvelle fortune, adjoignit à la Garde à cheval une compagnie de cavalerie légère et, par l'arrêté constitutif du 7 frimaire, donna à la Cavalerie de la Garde, au corps que, pour plus de clarté, il conviendrait de désigner dès à présent sous le nom de Grenadiers à cheval, une organisation beaucoup plus ample et toute différente de celle qu'il avait antérieurement.

La Cavalerie eut un état-major composé d'un chef de brigade, de deux chefs d'escadron, d'un adjudant-major, de deux adjudants sous-lieutenants, d'un capitaine instructeur ; d'un capitaine quartier-maître, d'un sous-lieutenant porte-étendard, d'un chirurgien-major, de sept maîtres ouvriers, d'un vétérinaire, d'un trompette-major et d'un brigadier trompette.

Au lieu de deux compagnies, il y eut deux escadrons chacun de deux compagnies. La compagnie comprenait un capitaine, deux lieutenants. un sous-lieutenant, un maréchal des logis chef, quatre maréchaux des logis, un fourrier, huit brigadiers, quatre-vingt-seize grenadiers, un maréchal ferrant et deux trompettes. L'effectif se trouva ainsi porté de deux cent quatre hommes que comprenait la Garde du Directoire à quatre cent quatre-vingt-sept, sans parler de la cavalerie légère. En l'an IX, le Premier Consul ajouta au corps deux nouvelles compagnies et encore deux l'année suivante, en sorte que, à partir du e brumaire an X les Grenadiers à cheval formèrent un régiment de quatre escadrons, soit tout près de mille sabres. L'état-major suivit la même progression. Outre un général de brigade commandant, il y eut en l'an XI un chef de brigade ; les deux chefs d'escadron furent portés h trois en l'an IX, de même que les adjudants sous-lieutenants ; au lieu d'un seul porte-étendard, il y en eut trois en l'an IX et quatre en l'an X ; enfin le corps reçut en l'an XI un second adjudant-major.

L'organisation à quatre escadrons subsista jusqu'en 1806 où fut créé un escadron de vélites puis, cet escadron ayant été supprimé en 1811 par la promotion des vélites comme sous-officiers dans l'armée, le nombre régulier des escadrons fut porté à cinq, chacun de deux cent cinquante hommes et cette situation resta identique jusqu'à la fin de l'Empire.

En l'an IX, les étendards des Grenadiers étaient, comme on a vu, au nombre de trois : on en connaît un bleu, avec, au centre, un soleil d'or sur lequel est brodé un faisceau de licteur, surmonté d'un casque d'or et accompagné de deux drapeaux aux couleurs bleu, blanc, rouge et de deux étendards rouges ; au-dessous du faisceau le chiffre R. F. en petites lettres ; au-dessus du faisceau, la légende Garde des Consuls sur un ruban bleu à envers rouge ; le tout est entouré d'une large broderie d'or dont les quatre angles sont formés de quatre grenades, tandis que quatre foudres occupent le milieu des côtés. On ne connaît de même qu'un seul des étendards des Grenadiers à cheval de la Garde impériale ; il est rouge et porte au centre une aigle couronnée tenant la foudre en ses serres et placée au centre d'une broderie d'or rayonnante. Le tout est entouré d'une large broderie d'or. La cravate est blanche à franges d'or.

 

Il est évident que, étant données ces origines du corps, on ne saurait établir un lien entre les Grenadiers des deux gardes, consulaire et impériale, et les Grenadiers de la Maison du Roi. Pourtant combien de rapprochements s'imposent à l'esprit qui ont pu se présenter à la pensée de Bonaparte ! Outre le nom semblable, n'est-ce pas un recrutement pareil parmi les vétérans de l'armée ? Les uns comme les autres n'ont-ils pas l'habit bleu, et, si le bonnet d'ourson des anciens Grenadiers est moins haut, moins large que celui des nouveaux, le dernier n'est-il point l'exagération du premier ? Ne trouverait-on pas d'autres détails de tenue qui donneraient à croire que, si l'on n'a pas imaginé une succession impossible, du moins l'on a rien épargné pour rappeler à la mémoire un corps qui, depuis 1674, s'était acquis tant de gloire ? Le nouveau devait s'en acquérir maintenant bien plus encore.

Les Grenadiers à cheval ont eu successivement pour chefs de brigade ou pour colonels durant le Consulat et l'Empire : Bessières, Ordener, Walther et Guyot. Bessières commandait les Guides du général Bonaparte depuis leur formation à l'armée d'Italie ; il avait été leur chef en Egypte ; il était donc tout naturel qu'il fût à la tête de la Cavalerie de la Garde : comme chef de brigade, il commandait à la fois les Grenadiers et les Chasseurs, et ce fut lui qui les mena à la charge à Marengo ; promu général de brigade quelques jours après, il prit alors le titre de commandant en second de la Garde des Consuls qu'il garda jusqu'au 23 brumaire an X où un arrêté régla que la Garde serait commandée par quatre officiers généraux : un pour l'infanterie, un pour la cavalerie, un pour l'artillerie et un pour le génie. Cet arrêté fut modifié le 7 fructidor où Davout fut nommé commandant des Grenadiers à pied, Soult commandant des Chasseurs à pied, Bessières commandant de la Cavalerie, et Mortier commandant de l'Artillerie et des Matelots. Bessières eut donc, d'abord comme général, puis comme maréchal d'Empire et colonel général, le commandement des Troupes à cheval ; il le conserva jusqu'à sa mort, la veille de la bataille de Lutzen, et eut pour successeur, moins comme commandant de la Cavalerie que comme colonel général, le maréchal Suchet, duc d'Albuféra.

 

Bessières est à part : qui écrira l'histoire de la Garde devra regarder avec attention ce personnage singulier qui, sous une froideur voulue faite pour glacer tout autour de lui, cache une ardeur de passion non commune. Tel il est physiquement avec ses cheveux poudrés à frimas entourant sa figure très jeune, tel au moral, ferme, droit, pondéré, avec, au profond, des éclairs de passion. De sa correspondance avec sa femme, toute sa correspondance conservée, qui va du jour de ses fiançailles à la veille de sa mort, on n'a pas trouvé une phrase à extraire : pas une qui dise autre chose que ce qui se trouve dans les gazettes. C'est correct, affectueux, tendre, plein de douceur pour la femme et les enfants, sans un mot qui sourit, sans un baiser qui se cabre, uni, sec, droit : la correspondance la plus bourgeoise, la plus terne du mari le plus fidèle. Or, Bessières mort, on trouva son secrétaire plein de lettres de sa maîtresse, une fille d'opéra aux destinées tragiques dont tous les grands entreteneurs sont morts violemment, et cette fille, il l'aimait de passion, il avait dissipé pour elle les sommes énormes que l'Empereur lui donnait en dehors de ses traitements allant à 150.000 francs par an, de ses dotations de 263.000 francs de revenu, sans compter le mont de Milan, et il laissait près d'un million de dettes que l'Empereur liquida. Dans le service, tout pareil, uni, sec, exact, pondéré ; aux jours de bataille, rien en lui des emportements, des envolements, des coups d'aile d'un Murat, mais une fermeté indicible de volonté qui des hommes d'élite qu'il commandait obtenait tout ; puis, à un moment, comme un coup de folie de bravoure, mais très rare et semblable à l'emballement d'un cheval blessé.

Tel qu'il est, il est digne de figurer le premier en cette liste de héros qui personnifient les Grenadiers à cheval, mais s'il les représente, il ne les incarne pas comme Ordener. Tout soldat qu'il est, et admirable soldat, il n'est que de 1791, de la génération des Volontaires ; il n'est point troupier fini comme ses successeurs ; il a, ou s'est fait, des manières, il est du monde et de la Cour. Les autres sont d'abord et demeurent avant tout soldats.

 

Ordener qui, en messidor an VIII, est nommé chef de brigade de la Cavalerie de la Garde, est un Lorrain qui a débuté, en 1773, aux dragons de la Légion de Condé, est passé avec son escadron, lors du licenciement de la Légion, dans les Dragons de Boufflers, puis dans le 4e Chasseurs à cheval, devenu plus tard 10e de l'arme. Il a fait dans ce corps toutes les campagnes aux armées de la Moselle, du Rhin, des Alpes, d'Italie — et il y a gagné tous ses grades jusqu'à celui de chef de brigade que Bonaparte lui a conféré. Il a fait, toujours avec ce même régiment, les campagnes de 1798 et 1799 à l'armée du Rhin et sur le Danube, et c'est de là que le Premier Consul l'a appelé au commandement des Grenadiers. Il garde ce commandement du 29 messidor an VIII jusqu'au 20 mai 1806 et c'est en cette qualité qu'il est promu général de brigade en l'an XI et général de division le 4 nivôse an XIV. Si bien qu'il fasse à Austerlitz, l'Empereur ne l'y trouve plus aussi énergique que par le passé. Je crois, dit-il, qu'Ordener est usé. Il faut être jeune à la guerre. Nous n'en avons plus que pour cinq ou six ans. Ordener venait d'avoir cinquante ans.

Mais, en lui donnant sa retraite, de quelle façon l'Empereur le traite-t-il ? Il l'avait fait, en l'an XII, commandant de la Légion, il le fit en 1806 sénateur de l'Empire, et, autant pour honorer en sa personne l'armée entière que pour donner une leçon aux dames du faubourg Saint-Germain qui, entrées dans la Maison de Joséphine y prenaient des airs, il le nomma Premier écuyer de l'Impératrice ; c'était la plus grande charge de la Maison, celle d'où dépendaient toutes les autres, et qui équivalait à l'ancienne charge de Chevalier d'honneur. Dire qu'Ordener ne fut pas quelquefois étrange dans ce nouveau rôle, ce serait inexact. Il eut des parfums violents, il brisa en ses poches des flacons d'essence de rose, mais, lorsque les pimbèches furent tentées de rire, un froncement de sourcil du maître montra qu'il n'admettait pas qu'on touchât à son grenadier. Il le fit comte de l'Empire avec 35.882 francs de dotation, ce qui, joint à ses 30.000 francs de premier écuyer, à sa retraite, à ses croix et à son traitement de sénateur, lui donnait un revenu de plus de cent mille francs.

Au divorce, il le nomma gouverneur du Palais de Compiègne, et ce fut là que mourut Ordener, d'une attaque d'apoplexie, le jour même où l'Empereur venait d'y arriver en villégiature, et cet admirable soldat fut pleuré par son maître comme un vieil ami.

 

Walther, qui remplace Ordener le 20 mai 1806, est un Alsacien de quarante-cinq ans. Engagé en 1781 au 1er Hussards, il y a fait tous les grades aux armées du Nord et des Alpes jusqu'à celui de chef de brigade. Général de brigade en l'an II, il a été de l'armée d'Italie avec Bonaparte qui l'a remarqué ; puis il est repassé à l'armée d'Allemagne où il a reçu deux graves blessures. Général de division en l'an XI, Grand officier de la Légion en l'an XII, commandant la 2e division de Dragons à cheval de la Grande Armée dans la campagne de l'an XIV, il est fait Grand-Aigle et chambellan avant d'être appelé comme suprême récompense au commandement des Grenadiers à cheval. Il les conduit à Eylau et à Friedland, est à leur tête en Autriche, en Russie, en Allemagne, mène avec eus la charge immortelle d'Hanau, mais cette suprême campagne a achevé d'user ses forces et Walther meurt de fatigue et d'épuisement à sa rentrée en France, le 24 novembre 1813. Walther, comte de l'Empire, avec 44,821 francs de dotation, eut cet honneur particulier que l'Empereur, après avoir assuré le sort de sa femme par une pension de 8,964 francs, fit passer son titre et ses dotations sur la tête de sa fille, nommée 'comtesse de l'Empire. Cela, de tout le règne, ne fut guère fait que pour elle et pour Mademoiselle Duroc.

 

Le successeur de Walther, Claude-Etienne Guyot, nommé le 1er décembre 1813 colonel des Grenadiers, était un homme de l'âge de l'Empereur : un Jurassien. Entré chasseur à cheval au 10e régiment en 1790, il avait été fait lieutenant en Italie en l'an V, capitaine en Allemagne en l'an VII. Revenu en France en l'an IX, il était passé avec son grade aux Chasseurs de la Garde. Ce fut là que désormais il se signala de telle sorte que son nom est inséparable de l'histoire de ce corps : Chef d'escadron en l'an XII, officier de la Légion la même adnée, major le 16 février 1807, colonel en second le 5 juin 1809 et sans quitter les Chasseurs, successivement général de brigade, baron de l'Empire avec 40.000 francs de dotation, chambellan de l'Empereur, commandant de la Légion et général de division, il eut la mauvaise chance d'être fait prisonnier à Külm, mais fut échangé presque aussitôt et reçut alors le commandement des Grenadiers. Il fut à leur tête durant toute la campagne de France et, à Waterloo, il tomba blessé grièvement de deux coups de feu.

 

Bessières, Ordener, Walther, Guyot, quels hommes ! Comme le dur métal dont ils sont fondus a été trempé au feu des batailles, comme on sent en eux tous de vertus profondes, de ces vertus que rien ne fait broncher dans la vie ; sérieux, attentifs et graves, toujours prêts à se faire tuer, ils portent partout cet esprit du sacrifice immédiat de soi qui suffit à faire du soldat, digne du nom de soldat, un homme supérieur aux autres hommes. Sans doute, l'Empereur sait les récompenser : outre leur traitement dans l'armée, ils ont 9.600 francs de solde, 6.000 francs par an sur le trésor, à chaque occasion des gratifications qui vont en une fois jusqu'à 200.000 francs. Mais ce n'est pas l'argent qui les mène : c'est un sentiment autrement noble, une conception spéciale du devoir envers la Patrie, l'Empereur et surtout eux-mêmes ; et ce sentiment est à ce point entré en eux, la discipline militaire l'enfonça à ce point dans leurs cerveaux, qu'ils ne pensent même plus aux hasards qu'ils courent et à leur vie qu'ils donnent.

Et ce qui est le plus étonnant et le plus rare c'est que, sur ce modèle qu'on peut dire surhumain, avec des différences de tempérament selon le terroir dont ils sortent, ceux-ci ayant des mots de gaîté comme leur midi, ceux-là gardant aux yeux cette sorte de mélancolie grave des gens d'Alsace et de Lorraine, tous sont taillés de même et vibrent à l'unisson.

Après les colonels commandants, qu'on prenne les colonels en second, sauf un, au début, qui n'est que distingué par ses services, mais qui est plus un homme de bureau qu'un homme de guerre, on va voir quelles existences représentent, en leur brièveté sèche et courte, leurs états de services.

A la formation du corps, sans doute pour se décharger des détails d'organisation, Bessières a appelé auprès de lui un compatriote et un ancien camarade qu'il a fait nommer premier chef d'escadron le 13 nivôse an VIII et chef de brigade commandant eu second le 2 septembre 1803 : C'est un nommé Antoine Oulié, né à Cahors en 1759, engagé dans Royal-Champagne en 1780, passé en 1784 au 12e Chasseurs, et, à la Révolution, à la Légion des Pyrénées où il a servi avec Bessières, et où, dès 1794, il était chef d'escadron. Oulié réussit peu dans le commandement des Grenadiers à cheval ; dès le 5 novembre 1804, il est nommé chef de la 18e légion de Gendarmerie, continue à servir dans cette arme, et ne gravit pas un échelon jusqu'au 26 octobre 1814, où il est retraité maréchal de camp à quarante-deux ans de service.

Tout de suite après Oulié, en 1804, c'est Lepic, colonel major, avec Chastel, major en second, et ces deux noms sont maintenant inséparables des Grenadiers. Lepic les incarne plus peut-être que les colonels eux-mêmes. Aussi bien, est-il une des figures les plus sympathiques et les plus caractéristiques de l'armée : c'est le Vieux de la vieille, tout entier, tel que la légende le représente et tel que la réalité le montre, avec sa générosité instinctive, sa tendresse pour les petits et les abandonnés, sa merveilleuse bravoure, son esprit de reparties vibrantes qui, au feu, frappe en médaillés des mots héroïques ; c'est le Français qu'on aime et qui vaut d'être aimé : ce Français inimitable aux autres peuples et que tous les peuples envient.

 

Il est du Midi celui-là ; né à Montpellier en 1765, à quinze ans et demi il s'engage au régiment de Lescure, devenu par suite Dragons de Montmorency et 2e Chasseurs. Il y fait les bas grades et passe en 1792 comme brigadier de la Garde constitutionnelle du Roi. De là, sans doute sa liaison avec Bessières. Au licenciement, il entre comme adjudant-major dans la division des Volontaires nationaux à cheval dont il devient lieutenant-colonel en octobre. En 1793, il est avec le même grade au 21e Chasseurs, plus tard le 15e de l'arme. Il fait la guerre en Vendée durant trois ans. Il sauve des femmes, des vieillards qu'on va massacrer. Dans une poursuite qu'il mène contre l'armée royale, il trouve, au pied d'un arbre, une enfant de trois ans, abandonnée près d'une femme morte qui semble une nourrice ou une domestique. Il prend l'enfant, s'occupe d'elle, la garde tout le temps qu'il reste en Vendée, et, à son départ, la confie à une dame qui consent à. l'élever. Pendant vingt ans, sur sa solde petite ou grande, il paye la pension et l'entretien de cette petite fille, et, à la Restauration, à force de démarches et de recherches, il retrouve la famille de cette enfant, prouve sa filiation, la fait rentrer dans une immense fortune. C'est du roman et c'est de l'histoire.

Après la Vendée, l'Italie. Il y est admirable à la tête du 15e Chasseurs qui l'adore. Dans une charge contre une batterie, il tombe blessé de plusieurs coups de mitraille sous son cheval tué ; ses hommes sont ramenés par la cavalerie ennemie ; mais, quand ils se rallient, sous la protection de l'infanterie, ils voient que leur colonel est resté fit-bas. D'eux-mêmes ils repartent, font trou par une charge furieuse, trouvent Lepic étendu et baigné dans son sang, et, le hissant sur un cheval, le ramènent au travers de la cavalerie ennemie.

A Marengo, il se signale à la tête du 15e ; puis il tient garnison en Italie et fait la campagne de l'an XIV avec la division d'avant-garde. Le 27 frimaire il est nommé colonel-major des Grenadiers. C'est avec eux désormais qu'il va vivre et combattre. A Eylau, il lui est ordonné de contenir les masses d'infanterie russe qui débordent vers le cimetière ; une batterie ennemie écrase ses hommes ; quelques-uns sous l'ouragan de fer, courbent la tête et se baissent sur l'encolure du cheval. Haut les têtes ! crie Lepic, la mitraille n'est pas de la m... ! Il commande la charge, tombe sur l'infanterie qu'il écrase, se tourne ensuite contre la batterie dont il sabre les artilleurs et prend les pièces, Mais l'élan qu'il a donné l'entraîne trop loin. Au milieu de la tourmente de neige, il perd sa direction et se trouve enveloppé par l'armée russe. Un colonel s'en détache, le somme de se rendre : Regardez-moi ces figures-là si elles veulent se rendre, répondit-il de cette voix qui parle au canon, et formant son régiment en pelotons, par colonne serrée, il commande de nouveau la charge. Il renverse une première ligne sans autre perte qu'un officier et cinq grenadiers, — puis une seconde, une troisième, arrive à un régiment français qui, devant cette cavalerie débouchant du centre des Russes, croit que c'est l'ennemi, fait un feu de file et tue plusieurs chevaux et deux grenadiers. Il est enfin près de l'Empereur qui, le saluant du nouveau grade qu'il lui confère, lui dit : Je vous croyais pris, général, et j'en avais une peine très vive. — Sire, répond Lepic, vous n'apprendrez jamais que ma mort. Le soir, il recevait de l'Empereur un paquet — 50.000 francs — qu'il distribua à ses grenadiers.

Quelques jours après, ce fut une dotation de 30.000 livres de rente ; plus tard, le titre de baron ; après Wagram, 10.000 francs de dotation nouvelle, le collier de commandant de la Légion, et après la campagne de Russie le grade de général de division ; à ce moment Lepic dut quitter les Grenadiers.

 

Chastel est resté major en second, presque tout le temps que Lepic a été colonel-major, c'est-à-dire du 27 frimaire an XIV au 26 avril 1812. Chastel est un Savoisien qui vient de la Légion des Allobroges ; il a fait avec Bonaparte sa première campagne et pris Toulon. Il a été de l'armée des Pyrénées-Orientales et est revenu en Italie avec le 15e Dragons en l'an V. Puis ce fut l'Egypte d'où il rapporta le grade de chef d'escadron ; quelques années, major au 24e dragons ; enfin, après Austerlitz, l'Empereur lui-même l'a appelé aux Grenadiers à cheval. Chastel y gagne l'aigle d'or de la Légion, le titre de baron de l'Empire, une dotation de 20.000 francs de rente, le grade de général de brigade et celui de général de division. A ce moment, il quitte pour prendre le commandement d'une division de cavalerie légère.

 

Lepic eut pour successeur Laferrière-l'Évêque, l'ancien commandant des Guides de l'armée de l'Ouest, l'ancien chef d'escadrons du 2e Hussards, l'ancien colonel du 3e. Dix, douze blessures, on ne sait combien. Major des Grenadiers, il reçut une balle au talon à Leipzig, six coups de sabre à l'épaule et au bras gauche à Hanau, une balle à l'épaule droite à Craonne, et, sous la même ville, le 7 mars 1814, il eut la jambe gauche emportée par un boulet. Plus tard, Laferrière-l'Évêque, commandant l'École de cavalerie de Saumur, montait hardiment à cheval avec son tronc de cuisse, et un chasseur le suivait portant sa jambe de bois à la grenadière.

Et Castex, qui remplace Chastel en 1813, et ne fait avec les Grenadiers que cette campagne, n'est-ce pas lui qui, à Iéna, commandant provisoire du 7e Chasseurs à cheval, enfonce dans une charge furieuse les trois lignes qui couvrent le quartier général ennemi et manque de prendre le roi et son état-major. Il est là sans retraite possible, car l'armée prussienne a refermé les trouées qu'il y a faites. Il se décide et se remet à la charge. En arrière, tout le long de l'armée ennemie, il précipite sa course, il y jette la terreur, il fait croire aux Prussiens qu'ils sont pris à dos et, par cette longue randonnée, ramène son régiment sain et sauf. Castex. à l'origine, est un volontaire des Chasseurs à cheval du Gers, devenus plus tard 24e Chasseurs. Il a gagné ses grades à l'Armée des Pyrénées-Orientales, à l'Armée d'Italie, à l'Armée d'observation des Pyrénées. Du 7e Chasseurs, dont il a été colonel sur le champ de bataille, il est passé au 20e et s'est signalé à Eylau, à Friedland, à Amstetten et à Wagram. Général de brigade en 1809, il est le héros d'Ostrowno, de Polotzk et de la Bérézina. Il compte, comme disait Oudinot, autant de succès que de combats. C'est lui qui mène les charges des Grenadiers sous Dresde, à Altembourg et à Hanau, et il les quitte ensuite pour prendre comme général de division, un commandement à l'armée du Nord.

 

Jamin, qui fut le dernier major des Grenadiers, avait, en 1806, comme aide de camp du roi Joseph, quitté le service de France où il était à ce moment chef d'escadron. Il avait fait toutes les campagnes depuis 1792, comme officier au 96 de Cavalerie, puis- comme aide de camp du général Nansouty et du général Masséna. II passa, avec Joseph, de Naples en Espagne, fut, au titre napolitain, puis au titre espagnol, major, colonel, général de brigade, marquis de Bermuy, rentra au service de France en 1814, et fit toute la campagne à la tête d'une brigade de cavalerie légère. A Fontainebleau, le 16 mars, il fut nommé par l'Empereur major des Grenadiers et conserva cet emploi pendant la Restauration où le régiment, perdant son nom réclamé par un des corps de la Maison du Roi, reçut le titre de Corps royal des Cuirassiers de France. Aux Cent-Jours, Jamin, major des Grenadiers, fut l'un des héros des dernières charges et pendant que Guyot, son colonel, tombait frappé de deux balles, il était emporté par une volée de la mitraille qui soutenait les carrés anglais.

 

Ces états de service si brefs ne donnent qu'une notion médiocre des hommes, il faudrait suivre ces cavaliers à travers les champs de bataille, écouter leur voix, raconter les grands coups qu'ils ont frappés, dire leur âme surtout et de quelle façon elle était trempée. Pourtant, pour écrire l'histoire de ces Grenadiers à cheval dont la charge de Marengo ouvre l'épopée consulaire, dont la charge de Waterloo termine l'épopée impériale, ce n'est pas assez que d'avoir, même d'un trait aussi court et aussi mince, indiqué quels ont été les chefs ; il faudrait, pour en donner quelque notion, descendre, degré par degré, la hiérarchie, s'arrêter à chacun et dire au moins le point de départ et le point d'arrivée. Il faudrait raconter ces chefs d'escadron : d'abord ce Fulgence Herbault, le cavalier de Mestre-de-camp-général, l'ancien Garde national soldé, le sous-lieutenant de la Cavalerie de l'École Militaire, parti en 1793 pour la campagne avec le 24e régiment de Cavalerie formé des déserteurs de toute l'armée, rappelé en l'an II comme capitaine adjudant-major de la garde du Directoire, de là passé à la Garde consulaire, devenu chef d'escadron à Marengo, enfin nommé colonel du e Cuirassiers le 15 fructidor an IX, et mort de ses fatigues de guerre à Bayreuth, le 12 mai 1808.

Il faudrait citer Guiton, venu le 11 frimaire an IX pour occuper la troisième place de chef d'escadron, un ancien dragon réformé après huit ans de service en 1787, reparti en 1791 comme volontaire de la Nièvre, à ce moment élu capitaine et passé au 23e Chasseurs à cheval, chef d'escadron le 6 messidor an II, appelé aux Grenadiers avec ce grade sept ans après, colonel du Zef Cuirassiers le 13 fructidor an XI, en 1808 baron de l'Empire avec dotation de 20.000 francs de rente, et, en 1809, général de brigade.

Des vingt officiers supérieurs qui, de 1605 à 1814, ont commandé les escadrons, il n'en est pas un dont l'histoire ne vaudrait d'être dite. C'est Bourdon, l'un des anciens de la Garde du Directoire où il est entré lieutenant à la formation, tué à Hollabrünn colonel du 110 Dragons ; c'est Clément, blessé au front à Austerlitz d'un coup de mitraille qui l'oblige à prendre prématurément sa retraite ; c'est Jolivet, un ancien aide de camp de Hoche, soldat de l'Armée du Rhin et de l'Armée d'Egypte, qui passe à leur formation aux Dragons de la Garde et est obligé par ses blessures de se retirer en 1809 ; c'est Duclaux, maréchal des logis aux Guides de Bonaparte à la formation, passé en Egypte avec son général, entré à son retour aux Grenadiers, colonel du 11e Cuirassiers en 1808, baron de l'Empire avec quatre mille francs de dotation, et général de brigade en 1813 ; Blancard, le colonel des Carabiniers, baron de l'Empire en 1810 ; Treuille, colonel du 15e Dragons après Eylau, baron de l'Empire sous le nom de Beaulieu en 1808 ; Chamorin, le général tué en Espagne à la tête du 26e Dragons ; Dujon, un héros dont les exploits à Capoue seraient dignes d'un Homère, colonel du 40 Cuirassiers et baron de l'Empire ; Delaporte, guide de Bonaparte dès l'an V, ayant accompagné partout son général et reçu de lui tous ses grades, blessé d'un coup de baïonnette à Eylau, de six coups de sabre et de deux coups de lance à Dolnitz, d'une balle à Craonne, de trois coups de sabre à Waterloo, chef d'escadron, officier de la Légion, baron de l'Empire.

On voudrait dire tout de ces hommes, dire la vie de chaque capitaine, de chaque lieutenant, de chaque grenadier, montrer comme Napoléon savait les récompenser, comme il s'était acquis ce dévouement qui faisait écrire par Chamorin à sa femme : S'il m'était arrivé quelque chose, tu aurais trouvé dans la bonté du chef pour toi et nos enfants, un protecteur qui n'oublie rien, qui a soin de nous et de ceux que nous laissons. C'est un père pour nous... et nous le chérissons.

Tous les chefs d'escadron, la plupart des capitaines, deux lieutenants, sont officiers de la Légion, tous les officiers sont légionnaires : tous ! De même, la plupart des sous-officiers ; à la seule promotion du 14 juin 1804 (25 prairial an XII), soixante-treize maréchaux des logis, brigadiers et grenadiers reçoivent l'étoile de la Légion ; à la promotion du 26 août 1805, trente-six, à la promotion du 14 mars 1806, cent vingt-quatre ; à la promotion du 14 avril 1807, trente-huit. Il y a donc en 1807 ; dans le rang, en dehors des légionnaires de droit en très grand nombre, au moins deux cent soixante et onze légionnaires. Qu'on pense à ce que cela représente de bravoure, d'honneur, de dévouement à la patrie, de bons et loyaux services, ce que c'est que trois cents croix dans un régiment de mille hommes !

 

***

La composition des Grenadiers à cheval, élite de la cavalerie, réservoir où l'Empereur puisait, comme on l'a vu, la plupart des officiers supérieurs de ses régiments de Cuirassiers, peut servir à déterminer le rôle que, dans les batailles, il attendait de l'arme des Cuirassiers et la part qu'il lui assignait dans ses combinaisons.

Dès le début du Consulat, il avait senti la nécessité de réorganiser la cavalerie de bataille, de l'armer et de la monter conformément à son énergie. Il prit l'avis de plusieurs généraux et décida d'abord de lui donner des chevaux plus grands et plus forts, puis d'armer les hommes de casques et de contre-épaulettes chaînées, protection que l'on tenait suffisante contre les coups de taille et supérieure aux plastrons en usage jusqu'en 1763. Ceux ci semblaient un attirail superflu et suranné, sans utilité pour garantir des coups de feu que la cavalerie redoutait le moins.

Cette opinion, à dire vrai, n'était exacte à aucun point de vue. Si le plastron était une arme défensive médiocre, c'est qu'il était une arme incomplète. A la charge, une cavalerie n'a pas constamment l'avantage, elle peut être ramenée, elle l'est même forcément. Il y a des fluctuations, des allers et des venues dans la mêlée, et c'est une sottise de ne tenir pour glorieuses que les blessures reçues par devant, de ne songer à se garer que de celles-ci. Cela est sot même, car par devant l'on voit et l'on pare. C'est le dos qui est le plus constamment exposé. Sans doute, on ne pouvait espérer que dans les rencontres avec l'infanterie, le plastron de fer battu, sans solidité, ni consistance, garantit l'homme de toutes les balles, mais, dans les rencontres de cavalerie, il donnait l'avantage d'une façon certaine à qui en était muni et il pouvait même être à l'épreuve du pistolet.

Pas plus que le plastron sitôt abandonné, le casque et les épaulettes chaînées ne furent alors mis en usage ; d'ailleurs, par ces moyens quels qu'ils fussent, le but n'était pas atteint. Ce but était bien de protéger l'homme, mais surtout d'inspirer à son imagination une confiance en l'armure dont il était couvert telle qu'il se crût invulnérable. De là seulement pouvait venir pour le cavalier, une assurance, une solidité, une fermeté qui lui donnassent dans toutes les rencontres avec la cavalerie non cuirassée, même dans les chocs contre l'infanterie, une poussée irrésistible.

Combien d'occasions alors où l'infanterie se trouvait sans feu contre la cavalerie : amorces ou cartouches mouillées, lenteurs obligées des douze temps de la charge... Est-ce que, d'un galop, on ne pouvait arriver sur elle et, si elle était sans feu ou, si l'ayant perdu, elle ne pouvait recharger, qu'arriverait-il d'elle ? Or, n'en perdrait-elle pas nécessairement une partie si le torse et la tête des cavaliers étaient à couvert ?

Au fond, il s'agissait de rétablir les anciennes compagnies d'Ordonnance, moins effectivement que moralement ; mais, en telle matière, le fait importe bien moins que l'idée, et si, souvent, c'est assez que les soldats soient convaincus qu'ils sont invincibles pour qu'ils le deviennent, c'est assez qu'ils soient certains qu'ils sont invulnérables pour qu'ils ne craignent plus de s'exposer aux pires blessures.

Barder de fer le cheval et l'homme, il n'y avait point à y penser ; mais protéger le haut du corps de l'homme suffisait et il suffisait même que l'homme se crût protégé. Or, il existait dans l'ancienne armée, un régiment qui à ce point de vue pouvait servir de type, le régiment des Cuirassiers du Roi qui, depuis sa création en 4638, n'avait point cessé de porter la cuirasse devant et derrière. La tête, à la vérité, n'était garantie que par la calotte de fer qu'on mettait dans le chapeau et qui pouvait au plus parer un coup de sabre, mais la cuirasse n'en donnait pas moins à ce régiment devenu 6e, puis 8e de Cavalerie, un aplomb particulier, tel même qu'on le mettait presque sur la même ligne que les Carabiniers avec lesquels il fit brigade en 1792 et en 1800. On peut dire que ces trois régiments constituaient alors presque à eux seuls la cavalerie de réserve.

L'arrêté du 1er vendémiaire an X, supprimant le 24e de Cavalerie et l'incorporant dans le 8e et le 1er, créé aussi cuirassiers à cette occasion, marque un premier pas dans la voie où le Premier Consul avait résolu de marcher. Le second est fait le 30 fructidor, quand Bonaparte donne l'ordre au ministre de la Guerre de réduire les régiments de Cavalerie à vingt, dont deux de Carabiniers. Les escadrons des régiments supprimés devront être versés dans les régiments subsistants de façon que tous aient désormais quatre escadrons. Les cinq premiers régiments de Cavalerie seront cuirassés et le 8e conservera son armure. La décision ne paraît avoir été appliquée, à ce moment, qu'à quatre régiments sur les cinq désignés, mais, un an plus tard, le 2 nivôse an XI, le nombre des régiments cuirassés est régulièrement porté à huit ; les 5e, 6e et 7e reçoivent l'armure. Néanmoins, l'arme n'est pas encore créée. Les huit régiments continuent à compter dans la Cavalerie et c'est seulement l'arrêté du 1er vendémiaire an XII qui établit définitivement la classification des armes conformément à ce principe formulé par Napoléon : Les besoins de la guerre réclament quatre espèces de cavalerie les Eclaireurs, la Cavalerie légère, les Dragons, les Cuirassiers.

Les Cuirassiers prélèvent douze régiments l'ancien régiment Colonel-Général (1er régiment de Cavalerie en 1791) prend le numéro un de l'arme ; l'ancien Royal (4e de Cavalerie en 1791) est le 2e ; l'ancien Commissaire-Général (3e de Cavalerie en 1791) est le 3e ; l'ancien Régiment de la Reine (18e de Cavalerie en 1791) est le 40 ; l'ancien Royal-Pologne (12e de Cavalerie en 1791) le 5e ; l'ancien Régiment du Roi (6e de Cavalerie) le 6e ; l'ancien Royal-Etranger (6e de Cavalerie) le 7e ; l'ancien Cuirassiers du Roi (8e de Cavalerie) le 8e ; l'ancien Régiment d'Artois (23e de Cavalerie) le 9e ; l'ancien Royal-Cravate (10e de Cavalerie) le 10e ; l'ancien Royal-Roussillon (9e de Cavalerie) le 11e ; l'ancien Régiment du Dauphin (19e de Cavalerie) le 12e. Les rangs attribués en 1791 aux régiments de Cavalerie n'ont pas, comme on voit, été observés dans cette nouvelle organisation, où le Premier Consul a pu être déterminé, par la taille des Chevaux et des hommes, à classer certains régiments de préférence dans la grosse cavalerie. De même a-t il dû obéir à des considérations d'effectif en supprimant les anciens régiments Mestre-de-camp-général, Royal-Picardie, Royal-Champagne, Royal-Navarre et Royal-Guyenne. Les régiments conservés, après prélèvement des douze régiments de Cuirassiers et suppression de quatre régiments, deviennent Dragons.

Les Cuirassiers reçurent en 1803 l'uniforme dont ils conservent encore aujourd'hui les traits caractéristiques. C'est l'habit veste bleu avec collets, parements et retroussis aux couleurs distinctives du régiment, les épaulettes rouges, le gilet sans manches, la culotte de peau blanche, les bottes fortes, les gants à crispin, la double cuirasse, le casque à cimier de cuivre, à bombe d'acier avec bandeau de peau noire et crinière noire.

La couleur distinctive est rouge pour les trois premiers régiments, aurore pour les trois suivants, puis jaune et rose. Entre eux les régiments de même couleur se différencient par un changement de parement ou de col, sans parler du numéro. La schabraque est en peau de mouton blanche, les housses et le portemanteau en drap bleu, galonné de blanc.

On peut penser que l'étendard, à ce moment du Consulat, est en étoffe de couleur bleue : aux angles, des couronnes de laurier avec le numéro du régiment ; en bordure, une broderie de feuilles de chêne ; au milieu de l'étendard, dont l'étoffe a soixante centimètres dé côté, est brodée une cuirasse d'argent à l'antique avec garnitures rouges : derrière cette cuirasse, une massue en or, surmontée d'un casque antique d'or, à crinière blanche, ceint de laurier vert. Au-dessus du trophée, sur un ruban blanc : République française, au-dessous le numéro de l'escadron. L'étoffe est attachée à un bâton de sept pieds trois pouces, tourné en forme de lance, peint en bleu et verni. Ce bâton est surmonté d'une pique d'où pend la cravate tricolore à franges d'or avec torsade et glands en or. Le 7 ventôse an XII, le Premier Consul paye au citoyen Bérain, passementier, pour le prix de quatre étendards qu'il donne au 1er régiment de Cuirassiers, la somme de 2.460 francs.

Le bleu qui fait le fond de l'étendard consulaire (en admettant que les quatre étendards aient été de cette couleur), serait à signaler : sous l'ancien régime, Commissaire-Général avait un seul de ses étendards bleu, mais les huit étendards de tous les régiments royaux étaient bleus ornés au centre d'un soleil avec la devise : Nec pluribus impar et des fleurs de lis soit posées aux quatre angles, soit jetées sans nombre sur tout le fond de l'étoffe. Le bleu en ce cas n'aurait pas été repris sans quelque dessein ?

En 1804, à la distribution des Aigles, les étendards furent tricolores, brodés et frangés d'or et portèrent cette inscription : l'Empereur Napoléon au e Cuirassiers. Plus petite que dans les anciens étendards, l'étoffe était attachée à la distance où se trouve le labarum à un bâton surmonté d'une aigle éployée en cuivre doré qui constituait essentiellement l'étendard.

D'après les souvenirs d'un porte-aigle du 2e Cuirassiers, on pourrait croire que, au renouvellement des étoffes des étendards, ordonné le 10 décembre 1811, la couleur de l'étoffe fut chargée. Cet officier dit que l'étendard dont il avait la garde était un pavillon carré de satin blanc entouré de trois côtés d'une frange en or faite de torsades de la grosseur et de la longueur d'un doigt. Sur ce pavillon était brodée en grosses lettres d'or : l'Empereur à son 2e régiment de Cuirassiers, de l'autre côté le nom de toutes les batailles auxquelles le régiment s'était trouvé et, sur tout le satin que les inscriptions laissaient vide, une profusion d'abeilles grosses comme la moitié du pouce. Aux pieds de l'aigle était nouée une cravate en satin blanc (?) tombant en double, de la longueur d'un mètre et ayant à chaque extrémité une houppe faite de grosses torsades plus longues que le doigt, le tout en or. Tout cela roulé dans un fourreau de maroquin. Cette description surprend, car les couleurs tricolores sont formellement indiquées pour la cravate par plusieurs lettres écrites en 1811 par l'Empereur au ministre de la Guerre, mais il convient d'être prudent en telle matière.

L'arme telle que le Premier Consul l'avait constituée en l'an XII, ne reçut point durant l'Empire d'augmentation considérable. Les douze régiments furent composés par le décret du 31 août 1806 de quatre escadrons chacun à deux compagnies de cent hommes. Le 10 mars 1807, il fut formé dans chaque régiment un cinquième escadron, ce qui porta chaque corps à mille vingt hommes, état-major compris. Ce cinquième escadron fut dissous en 1809, mais l'Empereur créa trois régiments provisoires, dont un, conservé, devint le 13e Cuirassiers et, à la réunion de la Hollande à l'Empire, le 2e régiment de Cuirassiers hollandais, incorporé dans l'armée, prit le numéro 14.

 

On a dit que l'Empereur aurait eu, au début de 1812, la pensée d'introduire dans la Garde ; un régiment de Cuirassiers, que David aurait été chargé d'en dessiner l'uniforme et que, sur ses projets, quatre grenadiers à cheval auraient été habillés pour être présentés à Sa Majesté. L'uniforme, ajoute-t-on, aurait comporté un casque à la romaine en acier poli, une cuirasse timbrée de l'aigle impériale, une sorte de tunique ronde dépassant la cuirasse et figurant la cotte de maille. Cet uniforme était-il réellement destiné à des Cuirassiers de la Garde et non aux Grenadiers ? cela fait doute. On a déjà vu combien l'Empereur attachait de prix à l'armure et comme il la tenait pour le plus beau des habits de guerre.

Il est singulier qu'il n'ait pas cuirassé les Grenadiers, alors qu'il exigeait que toute la grosse cavalerie portât l'armure, qu'il ordonnait, le 9 mai 1807, flué tous les généraux et officiers d'état-major des divisions de Cuirassiers prissent la cuirasse. Sur cet ordre, Murat, alors commandant la réserve de la cavalerie, soumit à l'Empereur, un projet d'uniforme pour les états-majors, qui avait été suggéré par le général Espagne : habit court à l'antique avec la broderie, carré sur le derrière, couvrant les cuisses par devant ; au collet les distinctions de grade ; pantalon bleu, bottes demi-fortes, gants à la crispin ; cuirasse plaquée d'argent, damasquinée d'or sur les bords, équipée de maroquin rouge et de drap écarlate brodés d'or ; casque antique avec panache blanc, dans le ton de la cuirasse ; la bombe en argent, surmonté d'un petit globe traversé d'un foudre qu'empiéterait un aigle impérial demi-éployé ; le turban en bas-relief doré représentant des attributs de guerre ; la visière de même métal, les oreillons percés à jour et la mentonnière brodée en or, faite en écailles de poisson.

On voit qu'on sortait de Tilsitt à ce casque, si évidemment inspiré des casques de la Garde russe ou prussienne ; pour la cuirasse, beaucoup d'officiers supérieurs en faisaient damasquiner les bords, certains même, outre la damasquinure d'or, faisaient figurer en émail, en relief, les décorations dont ils étaient titulaires. Cela : était d'un magnifique effet.

Le projet d'armure pour les officiers généraux ne parait pas avoir eu de suite, au moins en ce qui concerne le casque. Néanmoins, un fait est à noter : Espagne, comme on sait, fut tué à Essling et l'Empereur ordonna qu'on lui érigeât une statue équestre : or, dans deux maquettes différentes de cette statue, Espagne est représenté le casque en tête.

 

Cette obligation pour les généraux de grosse cavalerie et pour tous. les officiers de porter la cuirasse, entraînait qu'ils fussent fixés d'une façon absolue dans les divisions de grosse cavalerie. Déjà, le 30 frimaire an XII, le Premier Consul écrivait au ministre de la Guerre : Je désire, citoyen ministre, que vous considériez les Cuirassiers, les Dragons et les Hussards comme formant trois armes différentes et que vous ne me proposiez jamais des officiers de ces corps pour passer d'une arme dans une autre. Mais la mesure ne fut pas rigoureusement appliquée et pourtant il était de toute nécessité qu'elle le fût strictement. Comme l'écrivait en 1807 le général Espagne, outre que les Cuirassiers avaient une tactique particulière, il convenait de conserver dans l'arme des hommes déjà accoutumés au poids du casque et surtout de la cuirasse, et capables de faire campagne avec l'armure.

Tint-on après 1807 un compte plus strict des ordres de l'Empereur et les officiers furent-ils cantonnés dans leur arme pour l'avancement ? A prendre les faits, il paraît qu'il n'en fut rien. Ainsi, dans le 10e Cuirassiers, de trois colonels qui le commandent de 1806 à 1814, un, Lhéritier nommé en 1806, est de l'arme (chef d'escadron au 11e en 1803) ; son successeur, Franck, vient des Chasseurs de la Garde, et le remplaçant de Franck, Lahuberdière, des Grenadiers à cheval. Au 12e Cuirassiers,  Dornès, colonel en 1805, est de l'arme : Curnieu, nommé en 1809, vient de l'état-major du prince de Neufchâtel ; Daudiès, en 1813, est de l'arme. Au 9e Cuirassiers, Paultre de la Motte, en 1806, vient des Chasseurs à cheval ; Murat-Sistrières, en 1811, ancien chasseur à cheval, puis gendarme d'ordonnance, a passé quatre ans aux Cuirassiers ; Habert est de l'arme. Sur trois officiers supérieurs, deux seulement en moyenne viennent des Cuirassiers. Pourtant l'on peut croire qu'un relevé intégral des états de services donnerait un résultat plus favorable, surtout dans les grades inférieurs.

Tels quels, les régiments de Cuirassiers unis aux régiments de Carabiniers forment dans les armées de Napoléon l'élément le plus important des grandes réserves de cavalerie qu'il organise et qu'il accroît à chacune de ses guerres. Dans l'armée de 1805 (campagnes d'Ulm et d'Austerlitz), la réserve, aux ordres de Murat, comprend outre une brigade de cavalerie légère et cinq divisions de Dragons, deux divisions de Cuirassiers ; celles-ci, aux ordres des généraux Nansouty et d'Hautpoul fournissent à Austerlitz deux merveilleuses charges sur la cavalerie Austro*Russe du prince de Lichtenstein, et y ont quatre-vingt-seize tués et cent quarante et un blessés. Dans l'armée de 1806, la réserve commandée par le grand-duc de Berg, est formée de deux brigades indépendantes de cavalerie légère, cinq divisions de Dragons et trois divisions de Cuirassiers à quatre régiments. La division d'Hautpoul se signale à Iéna, mais les fatigues de la marche rapide et sans arrêt à la poursuite de l'armée prussienne font tomber son effectif de deux mille trente trois hommes au 24 septembre, à mille trois cent cinquante-huit au 20 novembre. Elle est, malgré cela, admirable à Hoff et surtout à Eylau où son général est tué en chargeant à sa tête. A Heilsberg c'est le tour de la division Espagne, où le 6e Cuirassiers a pour sa part trois officiers tués et quatorze blessés sur vingt-deux présents. Enfin, à Friedland, c'est la division Nansouty qui supporte, au début de la journée, le poids de l'ennemi et par une série de charges hardies que Grouchy commande, se maintient dans le village d'Heinrichsdorf, clef de la position. En 1809, la réserve de cavalerie à la tête de laquelle est le duc d'Istrie n'est que de deux divisions de cavalerie légère et de deux divisions de Cuirassiers, aux ordres de Nansouty et de Saint-Sulpice ; ces deux divisions sont admirables à Eckmühl ; à Essling la division Espagne dont lé chef est tué en tête de ses escadrons et la division Nansouty sauvent l'armée par des charges furieuses. Le duc de Padoue, à la tête de l'ancienne division Espagne, est malheureux à Wagram où Davout le compromet sur un terrain difficile, mais la division Nansouty, à la tête de laquelle charge Bessières, prend franchement sa revanche et coupe en deux l'armée autrichienne.

En 1812, la réserve de cavalerie se compose de quatre corps formant onze divisions et une division détachée. Sur ces douze divisions, quatre sont de Cuirassiers. On sait l'héroïque conduite, à la Moskowa, de la division Nansouty et de la division Wathier à la tête de laquelle fut tué le général Caulaincourt commandant le deuxième corps de réserve.

Des écrivains militaires ont blâmé cet accroissement continuel des grandes réserves de cavalerie, accroissement sensible au moment de la campagne de Russie. Ils ont dit que l'impossibilité de nourrir un si grand nombre de chevaux avait amené rapidement la disparition des grands corps de cavalerie ; que des quarante-trois mille chevaux qui avaient passé le Niémen, dix-huit mille à peine restaient deux mois après ; que ces grands corps n'avaient jamais servi qu'à présenter un spectacle extraordinaire propre à étonner la vue et que trois mille chevaux réunis n'auraient pas fait ce qu'on aurait obtenu avec trois cents, parce que le chef avait voulu garder ses trois mille chevaux ensemble pour le moment et le terrain qui lui permettraient de les mettre en action tous à la fois.

Mais ne peut-on penser que si, en l'espèce, l'Empereur se trouva avoir exagéré son système, que si les chefs qui étaient chargés du détail, à qui incombait la mission d'approvisionner et de conserver cette cavalerie pour l'amener au jour voulu sur le champ de bataille, se montrèrent, comme Saint-Germain, inférieurs à leur tâche, que enfin, si le pays où l'on faisait campagne et sur lequel on avait des notions insuffisantes ou erronées, ne fournit point les ressources qu'on en attendait et qu'avaient promises les publicistes qui en avaient écrit, l'idée en elle-même était la plus séduisante qui pût se présenter à un esprit tel que celui de l'Empereur, épris du gigantesque.

Qu'on essaie de se figurer le rôle qu'il assignait à ces grands corps de cavalerie et surtout aux Cuirassiers. Il avait là des hommes intrépides qui, comme l'écrivait Espagne en 1807, dans les circonstances les plus difficiles, malgré le nombre et tout ce qui peut ébranler la cavalerie la plus aguerrie, conservaient leurs rangs, par leur ensemble et leur union, bravaient tous les dangers et surmontaient tous les obstacles, des hommes d'une telle solidité, d'une telle résistance qu'un régiment se fondait au feu jusqu'au dernier cavalier sans .que celui-ci eût même la pensée de tourner bride et de se mettre à l'abri.

A un moment des batailles, sur le point qu'il avait choisi de sa ligne, il accumulait des canons et, de tout ce qu'il ramassait, il formait une batterie formidable qui, crachant sans arrêt des boulets et de la mitraille, ébranlait l'ennemi et faisait un trou dans sa ligne ; de même, il voulait pouvoir déchaîner de la mitraille vivante, de l'acier frappant, taillant, pointant, tuant à coup sûr, et tant et tant d'acier que le trou qu'il ferait ne pût se refermer, qu'il s'élargît à l'infini, que par cette blessure démesurée l'armée ennemie saignât tout son sang. Et cet acier, il le fallait sous sa main toujours, il le fallait à ce point obéissant, impassible, inébranlable que un rang, deux rangs, dix rangs jetés à terre, d'autres et d'autres encore, et encore, et toujours, surgissent et se ruassent ; que sans arrêt, sans secousse, toujours, mue par le Destin, semblable à l'une des forces de la nature la mare frappante et hurlante, la marée d'acier montât et se précipitât au gouffre qu'il voulait ouvrir. Nulle volonté autre que la sienne, nulle intelligence autre, mais que là où il avait marqué la place, sur un simple geste de sa main, la tempête s'abattît, sans que, pour une vague brisée à la digue, pour dix vagues dispersées en écume et retombant sur le sable, le flot s'arrêtât ; que les vagues se fissent, au contraire, plus impétueuses et plus bruyantes, plus pressées et plus rapides, jusqu'à ce qu'une dernière, venue du large, effondrât la digue, tordît le fer, brisât le bois, broyât la pierre et, triomphante, par le trou qu'elle avait fait, s'épandît largement, couvrant à l'infini les champs dévastés.

 

Il ne semble pas que, à la Moskova, les réserves aient été inutiles, moins encore le seront-elles l'année suivante.

Dans la campagne de 1813, la réserve atteint six corps et dix-huit divisions. La grosse cavalerie est formée en trois divisions aux ordres des généraux Bordesoulle, Doumerc et Saint-Germain, comprenant outre cinq régiments de Dragons, deux régiments de cuirassiers saxons et les deux régiments de Carabiniers, treize régiments de Cuirassiers : à Reichembach, sous Dresde, à Leipzig et à Hanau, les Cuirassiers sont superbes : bien réduits comme effectif, ils sont admirables encore à Champaubert et à Vauchamps.

Enfin, dans la campagne de 1815, où la réserve est composée de quatre corps, huit divisions, les Cuirassiers entrent pour quatre régiments dans le corps Kellermann et forment en entier le corps Milhaud. On sait ce qu'a fait Kellermann aux Quatre-Bras, Milhaud à Ligny, ce que tous deux ont fait à Waterloo. Dans cette lutte dernière de la France avec l'Europe ameutée contre la Patrie, ceux-ci ont été, sinon les plus braves — car en ce jour du 18 juin qui a été le plus brave ? — au moins les plus fidèles témoins — car, pour affirmer comme ils aimaient leur Empereur, ils ont donné tout leur sang. Vingt ans de guerre furieuse où, peu à peu, malgré l'effort des meilleurs, la France s'était épuisée, ces vingt ans, couronnement des siècles de haine et d'envie des rois d'Europe et de l'Anglais leur soudoyeur, ont eu là leur achèvement, en ces plaines funèbres où seul le blé plus haut marque la tombe des nôtres.

Les Cuirassiers sont morts, mais ils ont fait payer leur mort. Ils sont morts le sabre au poing, frappant de pointe et de taille, ivres de brutalité et d'enthousiasme, ayant aux lèvres leur cri de victoire, qui en ce jour même du suprême désastre faisait pâlir qui les tuait. Ils sont morts, face à l'Anglais, comme leurs ancêtres à Fontenoy, face à l'éternel ennemi qui, après avoir payé des rois pour les tuer, ne s'est démasqué à la fin que lorsqu'il les a cru trop las pour avoir de vigoureuses défenses et pour lui faire trop chèrement payer son triomphe : l'estocade suprême du matador au taureau qu'on a, des temps, affolé avec des valets et qui vient de lui-même se jeter à l'épée. Mais cela, à l'Anglais, coûta plus cher qu'il n'avait compté : les Cuirassiers mirent une surenchère ; et pour les abattre ce ne fut point l'Anglais qui en eut l'honneur, mais notre ancien allié, notre vieil ami, l'Ecossais qui, dupé, payé et conquis, sert à l'Anglais à faire croire qu'il est un soldat. Et les Cuirassiers eurent au moins cette joie, eux les victorieux de toujours, de tomber encore dans l'illusion de la victoire, au milieu dés soixante pièces de canon qu'ils avaient prises, sous le rouge claquant dans l'azur des drapeaux anglais qu'emportaient Palan du 9e et Gautier du 10e, avant que Blücher qu'ils avaient manqué l'avant-veille, Blücher blessé, pris sous son cheval mort, près duquel ils avaient passé sans le tuer — car les nôtres n'achèvent point ceux qui se disent blessés — répandît sur les champs assombris de Waterloo le lugubre essaim de ses cavaliers noirs retueurs des morts et assassins des mourants.