CAVALIERS DE NAPOLÉON

 

I. — LES ÉTATS-MAJORS ET LEUR RECRUTEMENT.

 

 

Lorsque, à minuit, l'Empereur mort passe aux Champs-Elysées la grande revue de ses compagnons, et que, brandissant le sabre ou la lance dans leurs mains de rêve, hurlant de leurs bouches d'ombre des cris que nul vivant ne perçoit, les cavaliers défilent d'un galop d'enfer ; à mesure qu'ils débouchent du nuage et durant qu'ils sont devant Lui, Il se découvre et Il les nomme. Pareils à des entités sublimes incarnées en des spectres, on voit leurs uniformes grisâtres dont la tombe et la nuit ont éteint les couleurs, mais on ne voit point leurs visages. Nul d'eux ne porte sa propre gloire ; pour tous ensemble, il n'y a qu'un nom, un nom commun et collectif, celui du corps où ils ont servi et combattu. Et ce nom trouvé et prononcé par Lui suffit pour qu'ils soient immortels.

Grenadiers, Cuirassiers, Chevau-légers, Dragons, Chasseurs, Hussards, Gardes d'honneur, ils passent dans le rêve, à ce point grandis par l'imagination des peuples, à ce point héroïques et superbes que nuls soldats des temps passés ne sont pour leur être comparés, qu'ils emplissent et bouchent l'histoire.

Vainement, voudra-t-on rendre populaires et fameux d'autres noms que les leurs. Vainement, répandra-t-on d'autres images et s'efforcera-t-on de dresser des autels officiels à des morts de rencontre ; ceux-ci qui attendent encore les statues promises et décrétées par l'Empereur, n'ont pas besoin que leur effigie se montre sur une place publique pour que la Nation se souvienne de leur gloire.

Sans doute, pour quiconque est patriote, pour quiconque porte au cœur la passion de la France, ce serait un spectacle à mourir d'enthousiasme et de joie, de voir dresser enfin dans l'avenue triomphale qui mène au Temple de la Gloire, sur ce pont où depuis près d'un siècle les piédestaux restent vides, les représentations des grands cavaliers tombés au champ d'honneur, Lasalle, Espagne, Auguste Colbert, de voir enfin un d'Hautpoul, fait du bronze des canons qu'il avait conquis à Eylau, montrer à nos jeunes soldats comme il faut combattre et vaincre ; mais peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi et que les honneurs officiels manquent à ceux qui ont donné leur sang et non leur salive.

Plus tard, si les temps doivent revenir de bataille et de gloire ; si, du sein de ce peuple las d'ignominies et de hontes, sort le Héros, celui que vainement nos pères et nous aurons attendu ; si, après avoir mené vers le Rhin nos drapeaux frissonnants, il revient traînant des trophées de bronze, comme jadis après la campagne de l'an XIV, assez de trophées pour en fondre une colonne triomphale ; alors, que les victorieux se souviennent des ancêtres ; que, dans l'aurore de leur gloire nouvelle, au milieu de fêtes militaires où toute la nation sera conviée, ils élèvent ces statues aux vainqueurs d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau, d'Essling, de Wagram, de la Moskowa, aux grands cavaliers dont les ombres leur auront montré la route.

Jusque-là, que le Peuple conserve au profond de son âme le souvenir religieux et confus des morts illustres. Qu'il le grandisse encore de son rêve ; qu'il l'élève au point de leur rendre un culte. Nul besoin d'images. Ce n'est pas tel ou tel dont il faut servir la mémoire. C'est eux tous, ce sont tous les soldats de la Grande Armée qu'il faut avec leur Chef immortel confondre dans une commune religion ; tous ont leurs droits à l'enthousiasme de la Nation, car tous l'ont servie jusqu'à donner dix fois leur vie pour elle.

 

Ils ont été les derniers chevaliers. Avant que la guerre se transformât de façon à rendre, en théorie, presque nul l'effort individuel ; avant que, par la perfection des moyens de détruire, elle ne prît, au moins sur le papier et dans les livres — car nul ne sait ce que donneraient les faits — ce caractère de sauvagerie scientifique qui prohibe le développement des vertus personnelles, il s'est trouvé un espace de vingt années où l'homme a donné un libre jeu à ses instincts de combativité, a montré ce que son cœur peut contenir de dévouement et d'abnégation, a mis l'intelligence la plus aiguisée au service de la force brutale la mieux exercée ; et il a ainsi clôturé l'âge héroïque par le plus magnifique des poèmes.

A présent, et pour jamais peut-être, c'est fini des grandes chevauchées à travers l'Europe, ou du moins jamais ne reprendront-elles ce caractère qu'elles ont eu. Il a fallu pour qu'elles fussent possibles le caractère national exalté presque au délire, des hommes jeunes commandés par de jeunes hommes, la passion de la gloire excitée par Celui qui seul en était alors le distributeur, l'attrait de tout ce que la gloire donnait alors : l'argent, les honneurs, les femmes ; il a fallu une génération de risque-tout, dont toute l'enfance avait joué avec la mort ; si familière avec elle qu'elle n'en tenait point de compte et l'abordait joyeusement, en grand uniforme de parade, le sourire aux lèvres et la gaîté dans la voix.

Les cavaliers de Napoléon, ceux qui méritent de vivre dans la mémoire du Peuple, sont uniques à travers les temps. Ils ne procèdent point des armées de la République quoique plusieurs les aient traversées et y aient déjà fait leur moisson de gloire. Ils ne viennent pas directement non plus de l'ancien régime, quoique beaucoup se rattachent par leur naissance à la classe proscrite des gentilshommes. Ils sont fondus comme en ce métal de Corinthe, allié d'or, d'argent et de cuivre, qu'a chauffé l'immense incendie au milieu duquel ils sont nés. Ils ont perdu les vices des nobles, ils n'ont point gagné lés vices du peuple. Ils sont des exemplaires du Français que n'a point gâté l'éducation, et qui a développé librement toutes les qualités et tous les défauts de sa race. Ils ont trop d'orgueil pour connaître la vanité et trop de loyauté pour recourir à l'intrigue. Ils ne sont pas grands clercs et ont lu peu de livres, mais ils ont vu beaucoup d'hommes et ils savent mourir. Ils ne sont pas soldats parce qu'il faut l'être, parce que c'est une occupation comme une autre et que c'est bien vu dans la société ; ils sont soldats parce que c'est là leur vocation et leur plaisir, et qu'à ce choc des sabres, ils ne peuvent résister.

Pour produire et former une telle génération, il a fallu la Révolution secouant les classes et les castes en son van gigantesque, abolissant les fortunes et les distinctions sociales, réduisant à néant tous les droits acquis par les services et les travaux des ancêtres, développant l'esprit d'aventure chez tous ceux que des biens patrimoniaux, une position honorable, des héritages certains eussent ci-devant engagés à vivre dans leurs foyers, à la Ville ou à la Cour, d'une vie modeste pour les uns, brillante pour les autres, mais en tous cas assurée.

Nulle sécurité pour leur présent, nulle espérance pour leur avenir. Plus de régiment ni de compagnie à espérer pour les nobles, plus de charges à hériter pour les enfants de parlementaires, plus de ferme générale, plus de ces administrations provinciales où, par milliers, s'engouffraient jadis les jeunes gens à talents, ceux qui avaient reçu une sorte d'éducation libérale. Partout ou presque partout, les places, de dénomination nouvelle, occupées par des hommes que la Révolution avait formés, qui se trouvaient au courant des lois nouvelles et fermaient la porte aux intrus. Un discrédit d'ailleurs sur tout emploi civil, regardé comme inférieur, médiocre, bon pour les Jacobins, une haine de la politique et des politiciens interdisant aux fils des victimes de se mêler aux bourreaux. Alors, toute cette génération qui autrement se fût casée peu à peu dans la hiérarchie gouvernementale, dans les emplois de judicature, de finance, d'administration, n'a de porte ouverte que sur l'armée.

Cette jeunesse, dès la prime enfance, a été familiarisée aux exercices du corps. L'équitation a fait partie nécessaire de l'éducation. Fils de grands seigneurs, fils de gentilshommes, fils de riches, ils ont vu des chevaux et ils ont pris le goût du cheval. Le cheval, il y a cent ans, jouait dans les mœurs un autre rôle qu'aujourd'hui. Il n'était point de noble terrien qui n'eût quelques chevaux à l'écurie ; c'était presque l'unique moyen de voyager par les chemins défoncés et rares, la voiture roulant mal et peu. D'ailleurs, à la campagne, point de voiture hormis pour les dames et les vieilles gens. On naissait, on vivait le cul sur la selle. Monter à cheval, chasser à courre, c'était à la fois le grand divertissement et la grande occupation. Cela était passé dans le sang et n'en eût-on pas l'exercice, on en avait la passion innée.

S'engager dans la cavalerie, ce fut regagner le cheval perdu. Etre simple cavalier, en aucun temps, ne fut déroger, moins encore en ce temps. D'ailleurs, Napoléon devait, par des institutions spéciales, faciliter aux jeunes gens nobles qu'eût écartés la grossièreté de certains contacts, l'entrée dans la vie militaire.

Donc, un élément des plus importants, le plus important peut-être, fourni par les classes de la société, qui, hier encore, étaient les classes privilégiées et qui restent les classes bien élevées. A cet élément viennent se mêler, et si étroitement que nulle puissance ne les pourra plus disjoindre, les éléments sortis du peuple, mais des éléments d'une virilité et d'une intelligence supérieure : car les jeunes gens qui, volontairement, s'enrôlent dans la cavalerie ont vraiment la vocation. Ils ont la plupart la passion du cheval. Ils sont familiers avec lui dès l'enfance, par métier ou par goût. Ils savent s'en servir et le ménager. Vite, ils acquièrent par le cheval la connaissance du métier, car ils sont lestes, adroits, intelligents et forts. Au frottement avec des camarades d'une éducation supérieure, ils comprennent ce qui leur manque et la plupart se mettent au pas. Si leurs manières pèchent par quelque point, ils le rachètent sur le champ de bataille ; d'ailleurs, ils peuvent ne point être bien élevés, mais ils ne sont pas communs. Qui a l'âme noble peut ignorer les formes, mais n'a jamais des façons vulgaires. Dans le peuple de France, le peuple paysan et ouvrier, le tact est de naissance ; par suite, l'élévation facile et rapide, car nul comme le Français du peuple, intelligent et débrouillard, pour observer et se conformer aux milieux où il vit. L'uniforme — surtout du cavalier — lui inspire le respect de lui-même ; la passion du cheval et les communs dangers le familiarisent avec les camarades et, comme il est possédé par cet esprit d'égalité naturel aux Français, il aspire à se mettre au niveau de ceux qu'il juge supérieurs, et il s'y met.

Ainsi se forme entre hommes qui, d'origine, peuvent être ennemis, qui, en tout cas, dans la société ancienne ne se fussent jamais ni rencontrés, ni appréciés, une fraternité d'armes qui, plus qu'on ne pense, a contribué à bannir des esprits le souvenir des haines soulevées par la Révolution. Ayant combattu sous le même drapeau et pour la même gloire, les oppresseurs et les opprimés d'hier n'ont plus que la passion de la Patrie et l'amour du Chef qui l'incarne ; et entre ceux qui, dans de généreux complots, essayèrent de préparer la revanche de la France, ce ne furent point les nobles de jadis qui se montrèrent les moins ardents et les moins passionnés.

 

***

Pour que cette génération ainsi formée et composée de ces éléments ait pris dans l'histoire la place qu'elle y occupe, il a fallu, non seulement qu'elle fût ainsi qu'elle était, mais encore qu'elle rencontrât des circonstances adéquates qui favorisassent son entrée dans l'armée, lui procurassent, avec l'occasion de fournir des hauts faits sans nombre, la facilité de se mettre rapidement en vue et de gagner ses éperons.

On peut dire qu'elle avait place nette devant elle, au moins pour les grades inférieurs et cela tient à plusieurs raisons instructives et qu'il importe d'examiner.

Bien plus qu'à l'infanterie, surtout qu'aux armes dites savantes, la fureur de l'émigration a enlevé des officiers à la cavalerie : tous ou presque tous sont partis ; mais, avec eux, quantité de sous-officiers et même de cavaliers. Pour les officiers, on peut justement alléguer qu'ils se recrutaient en général dans une classe de noblesse, supérieure si l'on peut dire, plus riche, plus près du trône ; pour les sous-officiers, que le goût et l'habitude du cheval sont pour développer les goûts d'aristocratie et, chez tout cavalier, établir cette conviction de sa supériorité naturelle sur le fantassin. Cela tient à ce que le service, naturellement plus sévère, rapprochant davantage les hommes des officiers par la commune passion, pour le cheval les égalisant davantage, laisse moins d'heures oisives pour les lectures, les promenades, les réunions ad café ou au cabaret, tout ce qui facilite les contacts avec les civils, tout ce qui pousse aux spéculations politiques et, par un naturel chemin, mène droit aux idées de révolution.

Point de clubs que fréquentent les cavaliers. Il y a bien çà et là des émeutes dans les régiments au sujet de la masse noire, mais, en comparaison de l'infanterie, cela n'est pas à compter ; après douze heures de soulerie, un cavalier est impérieusement rappelé au quartier par la nécessité de soigner son cheval : ce n'est pas une obligation de service ; pour tout vieux soldat, c'est un besoin de cœur. Donc, point de ces bordées comme en courent les fantassins, bras dessus, bras dessous, avec les gens d'émeute. Point de ces promenades en bande, de cabaret en cabaret, où l'on se grise de mots autant que de vin et où, à force de pérorer, les meilleurs soldats deviennent pires que les pires traîneurs de ruisseau.

Il n'y a point d'idées communes, il n'y a pas d'occasion de rapprochement. Il y a, de la part des uns à l'égard des autres, un mépris naturel, établi, définitif, qui exclut les intimités le verre en main. Donc, sauf en des cas très rares où les meneurs ne sont point difficiles à trouver, non seulement les régiments de cavalerie ne tournent pas à l'insurrection, mais ils se tiennent prêts à réprimer l'émeute.

Et il ne s'agit point ici de compagnies privilégiées, formées de gentilshommes et ayant un recrutement spécial : il s'agit de la masse entière da des régiments de cavalerie, depuis le plus ancien jusqu'au plus nouveau.

Qu'on mette en comparaison le régiment le plus distingué de l'infanterie, le régiment privilégié au point qu'il soit le seul de gens de pied français à être adjoint à la Maison du Roi, le régiment pour qui sont toutes les grâces et toutes les faveurs, où le colonel est maréchal de France, où le lieutenant-colonel a rang de lieutenant-général, les capitaines de colonels, les enseignes de capitaines, le régiment dont les tambours ne battent aux champs que pour le Roi, la Reine et Dieu ; le régiment recruté uniquement de Français anciens qui ne veut pas même dans ses rangs de Strasbourgeois ou d'Alsaciens ; le régiment des hautes payes, où le colonel a 5.833 livres 6 sols 8 deniers Far mois d'appointement, chaque capitaine de grenadiers 1.000 livres, chaque capitaine de fusiliers 916 livres 13 sols 4 deniers, où les sergents sont nommés par les sergents eux-mêmes, où chaque sous-officier et presque chaque garde a son petit ménage et exerce un métier, ce régiment qui ne sort pas de Paris et dont le service consiste à fournir tous les cinq jours quatre compagnies pour la garde du château de Versailles, — est-il utile de dire comme il s'est montré fidèle à ses drapeaux, comme il a rempli ses devoirs et comme ses officiers lui ont montré l'exemple ?

Cela tiendrait-il, comme on le veut à présent, à ce que dans la cavalerie les cadres paraissent plus forts que dans l'infanterie ? Mais, jamais régiment de cavalerie n'eut des cadres à mettre en comparaison avec ceux du régiment des Gardes françaises. Bien que, en 1777, le Roi en eût supprimé les enseignes à piques, les sergents-fourriers, les appointés et même les sergents d'ordre, que le régiment eût été réduit à six bataillons chacun de cinq compagnies, dont une de grenadiers à cent neuf hommes et quatre de fusiliers à cent soixante-seize hommes, formant au total un effectif de quatre mille huit cent soixante dix-huit hommes seulement ; il fallait compter, par compagnie de grenadiers, six officiers, quinze sergents et caporaux, sans parler du chirurgien et des trois musiciens ; par compagnie de fusiliers, six officiers aussi (il n'y a qu'un seul capitaine, mais de plus que chez les grenadiers, il y a un enseigne) et dix-huit sergents et caporaux, sans parler de neuf canonniers, un chirurgien et quatre tambours. C'était donc un cadre de cent quatre-vingts officiers (non compris vingt-quatre enseignes surnuméraires) et de quatre cent vingt-deux sergents et caporaux.

Et à cela il fallait joindre un état-major composé de quatre officiers-généraux, quatorze aides et sous aides-majors, cinq adjudants, un aumônier, deux chirurgiens-majors, trois tambours-majors, seize musiciens, deux commissaires, un maréchal des logis, un prévôt avec lieutenant, greffier, juge auditeur, douze archers et un exécuteur. Ainsi, tout semblait combiné pour assurer le maintien de la discipline et l'exacte exécution des règlements militaires : niais, depuis vingt-six ans, le régiment tenait garnison à Paris ou aux environs ; il avait perdu, au contact journalier de la population, l'esprit de corps. Il ne faisait que rarement, mollement, des exercices jugés inutiles pour l'instruction du soldat. Commandé par des officiers-généraux très âgés et qui cherchaient d'abord la popularité, il avait été vainement remis à des mains plus fermes : le mauvais esprit de protestation et d'indiscipline avait soufflé sur les officiers contraints de sortir de leur oisiveté et d'apprendre quelque chose de leur état. Des officiers, le mécontentement, par un jeu naturel, s'était étendu aux sous-officiers et aux hommes auxquels l'obligation de faire un service un peu actif semblait une violation de leurs privilèges. Bientôt, les journaux s'introduisent dans les casernes ; les beaux parleurs affluent, et tout tourne de telle façon que, en juillet 1789, lorsque le régiment est commandé pour prendre les armes, la révolte éclate et que, sur quatre mille gardes, un seul, un nommé Julien, refuse de suivre ses camarades lorsqu'ils viennent se ranger autour de l'Assemblée des électeurs.

Sans doute, on peut alléguer que les régiments de cavalerie employés à Paris à cette époque étaient étrangers — Royal-Allemand, Berchiny et Esterhazy — mais, hormis dans Mestre-de-camp-général qui, à Nancy, se laisse entraîner par le régiment du Roi et par celui de Châteauvieux dans la déplorable insurrection de 90, où trouver dans la cavalerie un fait à opposer aux cent faits que fournit l'histoire de l'infanterie ? Pour ne prendre que les événements qui ont eu un tel retentissement que l'Assemblée nationale a dû s'en occuper : en 1790, révoltes des régiments d'infanterie de Bretagne, de Champagne, de Châteauvieux, de Guyenne, de Languedoc, de Lorraine, de Noailles, de Normandie, de Poitou, de Royal-Marine, de Royal-Vaisseau ; tandis que, dans la cavalerie, on ne trouve que l'affaire de Mestre-de-camp-général et l'incident de Royal-Champagne, vivement et nettement comprimé.

L'esprit de la cavalerie ne tenait pas à ce que les cadres y étaient plus forts que dans l'infanterie. Il tenait à d'autres causes qui toujours et partout se retrouveront identiques et qui, dans le cas particulier, ont déterminé cet effet que, dans la cavalerie, l'émigration n'a point entraîné seulement, comme dans l'infanterie, les officiers, mais que, dans nombre de régiments, les sous-officiers ont suivi, et ces sous-officiers, est-il besoin de dire que c'étaient les meilleurs, ceux qui, inévitablement eussent été appelés à remplacer leurs chefs directs ?

Cette émigration-ne s'est point faite d'un coup et a été d'autant plus profonde. Dès 1790, on voit partir les colonels, les officiers qui tiennent à la Cour, ceux qu'on peut appeler les amis du premier degré. Ils vont joindre l'armée des Princes et, plus tard, beaucoup s'engagent dans l'armée de Condé ou passent au service étranger. Les colonels, jeunes gens pour la plupart de haute noblesse, sont remplacés alors, dans les régiments restés en France, par les lieutenants-colonels dont beaucoup, appartenant à une classe moins favorisée, étant parvenus par leurs anciens services à l'emploi qu'ils occupent, sont tournés aux idées libérales et acceptent aisément cette révolution qui leur apporte un grade qu'ils n'auraient jamais atteint. Mais bientôt, eux-mêmes trouvent que les événements marchent trop vite et les dépassent. Ils acclamaient la Monarchie constitutionnelle, mais ils ne veulent point de la République. Leur esprit d'ordre est froissé ; leur sens de la discipline est heurté à chaque instant. Plusieurs émigrent avec La Fayette, d'autres accompagnent Dumouriez dans sa désertion : la plupart se retirent, demandent une retraite à laquelle ils ont droit. D'autres sont destitués, non qu'ils soient incapables, mais ils ne sont pas au goût du jour. Heureux ceux-là s'ils ne sont que destitués ! Dans un seul régiment de cavalerie, le 17e, quatorze officiers suspects sont traduits devant le tribunal révolutionnaire, condamnés à mort et exécutés, le 8 prairial an II. Peu à peu, les cadres sont vidés d'officiers capables de conduire la troupe et le décret excluant les nobles des armées achève la désorganisation.

Dans l'infanterie, le remplacement des officiers de l'ancien régime par les sous-officiers s'opère tout naturellement. Pour les premières années de guerre, la noblesse fournit des généraux instruits, de telle façon que, en seconde ligne, les anciens sous-officiers qui ont l'instinct de la guerre, qui y joignent la routine des évolutions et ont cette audace d'avoir foi en eux-mêmes, ont le temps d'apprendre leur métier.

Dans la cavalerie, il n'en est pas de même, soit que, la plupart du temps, les qualités qui font le bon sous-officier et le bon soldat de carrière excluent celles qui font le bon officier ; soit que, trop vieux d'âge, enlisés dans leur ornière, rompus par l'obéissance passive, les sous-officiers anciens de grade soient incapables d'acquérir l'instruction nécessaire à leur position nouvelle et ne se sentent point l'audace de précipiter leur escadron à la charge, alors que pour eux-mêmes, individuellement, ils se risqueraient à toutes les folies d'héroïsme. Ils montent les échelons sans doute — il le faut bien pour remplir les cadres, — ils font de bons sous-lieutenants, des capitaines ordinaires, des colonels médiocres et souvent pires, mais on chercherait vainement parmi eux un officier général de première ligne, capable de mener une armée et de conduire des opérations stratégiques.

Il est vrai que, dans l'infanterie, aux anciens sous-officiers tels que Lefebvre, Hoche, Augereau même, les Volontaires viennent joindre les éléments les plus précieux d'intelligence et d'activité jeune. De la cavalerie, les officiers qui sont dans le mouvement révolutionnaire, sentant l'hostilité qui les entoure, se sont détachés, se sont fait nommer lieutenants-colonels de Volontaires et, par cette porte, sont rentrés dans l'infanterie. Exemple : Davout dont les aventures dans Royal-Champagne ont été peu encourageantes et qui, au moment où il était contraint de quitter son régiment, a trouvé asile au 3e bataillon de l'Yonne.

Le fait n'est pas isolé : quantité d'officiers de tous les corps — à commencer par Bonaparte sont passés dès le début de l'organisation des Volontaires à la tête des bataillons et leur ont donné solidité et instruction, en même temps qu'ils en ont reçu enthousiasme et hardiesse.

Dans les régiments de cavalerie, qu'on tente de former de volontaires, il est pour ainsi dire sans exemple qu'on voie figurer des officiers de la cavalerie de l'ancienne armée. A la vérité, la façon dont cette formation s'opère n'est pas pour attirer les honnêtes gens : un individu quelconque, souvent peu recommandable, se présente au ministre de la Guerre ou au Comité de Salut public et se fait fort, moyennant une somme déterminée, de lever, d'équiper et de monter un régiment de cavalerie. S'il est appuyé par des Représentants, s'il parle haut et sait protester de son jacobinisme, on lui donne un blanc-seing et il marche de l'avant. Il s'établit en quelque ville assez .éloignée des frontières, trouve un nom qui sonne, invente un uniforme de coupe bizarre et de couleur voyante, racole quelques camarades à l'unisson dont il fait des officiers, recrute quelques gueux sans domicile ou quelques ci-devant qui cherchent un certificat de civisme, et, tranquillement installé dans une auberge, mange gaiement l'argent de la République. Qu'on prenne Landrieux et ses hussards braconniers, qu'on prenne Dambach et sa légion germanique, n'est-ce pas là leur histoire ? Sans doute, de temps en temps, Landrieux et les autres se laissent commander pour quelque petite expédition : c'est pour escorter la guillotine de ville en ville ou pour perquisitionner utilement dans quelque repaire d'aristocrates, mais le jour où on leur donne l'ordre de marcher contre un ennemi qui se défend, le colonel déclare que son régiment est incapable de faire la guerre et sollicite comme une grâce sa dissolution.

Ce n'est pas à dire que, dans tous les régiments de nouvelle formation, il en soit de même, mais il y a des ressemblances. Dans la grosse cavalerie, deux régiments seulement ont été formés en 1793 : ce sont ceux qu'on a désignés d'abord sous le nom de Cavalerie de l'École militaire et qui ont porté par la suite les numéros 24 et 25. Ils étaient entièrement composés de déserteurs. Ceux-là, on ne leur avait pas demandé leur avis et c'est pourquoi, seuls, ils se trouvèrent incorporés dans des régiments réguliers, qui du reste n'ont nulle action de guerre à leur actif. Mais ce n'était pas pour porter un uniforme et un nom comme d'autres qu'on s'engageait dans un corps franc : à la bonne heure, si l'on parlait des Volontaires d'Angers, des Dragons volontaires dits de Jemmapes, des Dragons de la Manche, de la Cavalerie de la légion de police, de la Cavalerie de la légion des Francs, ou de la Cavalerie de la légion du Nord. Il n'a pas fallu moins de ces six corps pour former trois minces régiments de Dragons, lorsque, en uniformisant l'armée, Dubois Crancé a prétendu y rappeler quelque ordre et quelque discipline ; et, pour treize régiments de Chasseurs il a dû appeler la Cavalerie de la légion Américaine, les Hussards de l'Égalité, les Hussards de la Mort, les Hussards du Midi, la Cavalerie de la légion des Alpes, les Chasseurs de Besser, de la Côte-d’Or, de la Bretesche, les Chasseurs bretons et normands, les Chevau-légers belges, les Chasseurs et les Dragons de Bruxelles, la Cavalerie de la légion Rosenthal, la Cavalerie de la légion de la Moselle, les Hussards-braconniers, la Cavalerie de la légion des Pyrénées-Orientales et de la légion des Ardennes, les Chasseurs volontaires de Bayonne, et les Chasseurs de la Montagne. Pour huit régiments de Hussards, les Troupes légères à cheval de Boyer, les Hussards de la Motte, les deux corps des Hussards de la Liberté, les Éclaireurs à cheval de Fabre-fonds, les Hussards de Jemmapes, les Hussards noirs du Nord (ceux qui étaient montés sur les chevaux de la Maison du ci-devant Roi), la Cavalerie de la légion germanique et de la légion révolutionnaire, les Volontaires des Pyrénées-Orientales...

Encore ne sont-ce là que les unités d'une certaine importance. A ces unités, on a adjoint des compagnies franches dont on parviendrait à. grand'peine à faire le dénombrement : ainsi la Légion Allobroge, la Légion des Ardennes, la Légion d'Aspe, la Légion des Bataves, la Légion des Belges et Liégeois, la Légion Prussienne ; les Chasseurs du Haut-Rhin, les Chasseurs volontaires, les Chasseurs braconniers, les Éclaireurs républicains... Dans le 13e hussards, dont l'histoire a été récemment si complètement étudiée, il est entré : l'excédent de la compagnie des Guides à cheval de l'armée des Alpes, une compagnie de Cavaliers de correspondance, deux compagnies dites de Hussards des Alpes, provenant de la Légion montagnarde et dénommées d'abord compagnies de Dragons-légers-montagnards, enfin quatre compagnies nouvellement formées à Vienne au moyen d'un prélèvement sur la levée de 30.000 hommes de cavalerie prescrite par la loi du 16 avril 1793. Or, de tous ces corps dont l'histoire — sauf celle de la Légion germanique — est encore à écrire et mériterait assurément de l'être, quel est celui qui a laissé une trace dans l'histoire ? La Légion germanique à cause de l'admirable charge de ses cuirassiers légers à Saumur — mais ces cuirassiers semblent être tous d'anciens cavaliers de la Maréchaussée, -- la Légion des Allobroges à cause de Desaix et parce qu'elle se trouve mêlée aux premiers faits d'armes de Napoléon, la Légion des Francs — la première, celle que forma Bouïn Marigny en 1792, pour sa belle conduite à Mayence (mais comprenait-elle des cavaliers) ? les Chasseurs de la Charente pour une action de guerre dans l'Ouest, les Hussards noirs à cause de leur uniforme, c'est tout. Il n'est guère sorti de là des officiers généraux, tandis que, par centaines, des généraux sont sortis des volontaires. Marceau a passé par la Légion germanique, mais, s'il y montra sa bravoure habituelle, ce fut à un service personnel rendu au représentant Bourbotte qu'il dut d'être remarqué par lui, ensuite protégé et mis hors de pair ; Murat a traversé les Hussards-braconniers, mais, ce n'est, point certes là qu'il s'est fait remarquer : qu'était-il en Vendémiaire lorsqu'il rencontra Bonaparte ? Qu'on prenne les .maréchaux d'Empire : Augereau, Masséna, Bernadotte, Jourdan, Soult, Lefebvre étaient des sous-officiers ou des soldats, retirés d'infanterie de l'ancienne armée ;  Lannes, Brune, Mortier, Davout sortaient des Volontaires ; Pérignon, Moncey, Serrurier avaient été officiers d'infanterie. Kellermann est à part, puisqu'en 1792 il était déjà général d'armée ; restent, comme on voit pour la cavalerie, Ney, sous-officier de hussards, mais bien plus fantassin que cavalier, Bessières et Murat ayant fait leurs débuts dans la Garde constitutionnelle à cheval de Louis XVI, l'un et l'autre — surtout Murat — n'ayant aucune action de guerre à leur actif avant la campagne d'Italie de 1798.

Cela peut être un hasard ; mais, comment se fait-il que parmi les généraux commandant en chef durant la période républicaine — de ceux qui ont émergé alors et sont sortis des rangs il ne s'en trouve pas un seul pour ainsi dire qui vienne effectivement de la cavalerie ? car le seul qu'on s'imagine être un cavalier, parce qu'une gravure a popularisé son image en uniforme de hussard : c'est Marceau — et Marceau était fantassin. Il s'était engagé à quinze ans dans Savoie-Carignan où il était sergent en 1789, et il fut ensuite commandant du bataillon de volontaires d'Eure-et-Loir.

 

Généraux d'armée cela se comprend encore — mais qu'on passe aux grades inférieurs. Sur soixante-dix-sept généraux de division ou de brigade tués à l'ennemi ou morts de leurs blessures, de 1792 à 1804, quinze seulement sortaient de l'arme de la cavalerie : la plupart étaient officiers avant la Révolution, et la plupart avaient quitté depuis longtemps leur arme d'origine, soit qu'ils eussent pris leur retraite d'où ils avaient été rappelés pour faire campagne dans l'infanterie, soit qu'ils eussent passé d'eux-mêmes à un commandement de bataillons de Volontaires. Presque aucun n'a été tué comme cavalier, en conduisant une action de cavalerie. Ainsi Conigliano-Clarenthal, chef d'escadron en 1789, qui eut le poignet droit emporté au combat de Pellenberg, le 22 mars 1793, et qui mourut plus tard des suites de sa blessure, commandait à ce moment une brigade d'infanterie ; Dampierre, major aux Chasseurs de Normandie en 1789, général en chef des Armées du Nord et des Ardennes, est blessé à mort le 8 mai 1793, à la tête d'une colonne d'infanterie ; Le Comte, aide-major à Metz en 1789, est tué, le 23 mai 1793, à l'attaque du camp de Famars, au milieu des fantassins sous ses ordres ; Dumas, tué le 22 septembre 1793 au combat de Clisson, est retiré depuis 1782 des Gendarmes bourguignons, et s'il est rentré au service en 1791 c'est comme lieutenant-colonel du 30 bataillon des Vosges ; Chambon, maréchal des logis chef aux Dragons de Languedoc en 1789, congédié maréchal des logis invalide en 1790, rentré en 1792 sous-lieutenant, est tué, le 9 octobre 1793, au combat de Châtillon à la tête de l'infanterie ; de même, Augustin de Burcy, ancien gendarme de la Garde, tué au combat de Gundershoffen, le 6 frimaire an II ; de même, Bouïn de Marigny, lieutenant de Chasseurs en 1789, organisateur de la Légion des Francs, commandant en Vendée l'infanterie légère de la division Kléber, tué à Durtal près d'Angers le 5 décembre 1793 ; de même, Mirabel, ancien dragon au régiment de Languedoc, nommé le 12 mai 1793 par les Représentants du peuple, lieutenant instructeur de' la Cavalerie nationale des départements du Gard et de l'Hérault et, le 27 septembre de la même année, général de brigade : c'est à la tête de sa brigade d'infanterie qu'il est tué d'une balle à. la tête, le 13 août 1794, à la bataille de Saint-Laurent-de-la-Mouga. Dubois, porte-guidon au 11° Chasseurs en 1789, commandant comme général de division, la cavalerie de l'armée du Nord en 1794, est tué

Roveredo le 4 septembre 1796, à la tête de la division d'infanterie que commandait ci-devant le général Laharpe. Point, adjudant dans Royal-Champagne en 1789, a été élu en 1791 capitaine au 1er bataillon des Volontaires de l'Isère, a parcouru tous les grades dans l'infanterie et c'est à la tête des grenadiers de sa brigade qu'il est tué, le 24 décembre 1798, à l'attaque de Popoli. David est brigadier aux Dragons de Languedoc en 1789, mais c'est à la tête de l'avant-garde d'infanterie qu'il est blessé à mort, le 10 septembre 1799, à la bataille d'Alckmaer. Un premier fait ressort de ces chiffres : c'est que, pour trouver un commandement plus -facile, ou pour rencontrer plus d'occasions de s'avancer, nombre d'officiers de cavalerie ont quitté leur arme pour passer dans l'infanterie.

Qu'on prenne maintenant les officiers généraux vraiment cavaliers tués de 1792 à 1804 dans une action de cavalerie. On n'en trouve que six sur soixante-dix-sept. Le 7 juin 1794, André de La Barre est tué entre Roses et Figuières en chargeant à la tête de ses hommes : La Barre est né gentilhomme : il a quarante-cinq ans et était, en 1789, aide-maréchal général des logis avec rang de major. Le 21 avril 1796, à Mondovi, Stengel, commandant la, cavalerie de l'Armée d'Italie, est blessé mortellement d'un coup de pistolet et de plusieurs coups de sabre : il est gentilhomme ; il a cinquante-deux ans ; il était en 1789 major du régiment de Chamborant. Le 3 juin 1799, à Zurich, Chérin, chef de l'état-major de Masséna, est blessé mortellement en chargeant à la tête d'un escadron : il est né gentilhomme ; son père était le généalogiste des Ordres du Roi et lui-même en a rempli les fonctions, puis il a été conseiller à la Cour des Aides : ce n'est qu'en 1792 qu'il est entré dans l'armée comme sous-lieutenant au 18e d'infanterie ; dès 1792, il était employé dans l'état-major, s'illustrait comme chef d'état-major de Hoche en Vendée et, en cinq années, était devenu un des meilleurs généraux de division de l'armée ; lorsqu'il fut tué il n'avait que trente-sept ans. Le 14 juin 1800, à Marengo, Pierre Clément de Champeaux est blessé mortellement à la tête des ter et 8e dragons : il est né gentilhomme, a été camarade de Bonaparte à l'Ecole militaire, était sous-lieutenant de Chasseurs à cheval en 1789.

Stengel a été traduit devant le tribunal révolutionnaire en 1793, acquitté, mais suspendu de ses fonctions du ter juin 1793 au ter mars 1795. Chérin a été suspendu de ses fonctions du 30 juillet 1793 au 5 septembre 1794. Champeaux a été suspendu de ses fonctions du 8 novembre 1793 au 2 février 1796.

En face de ces quatre généraux appartenant à la noblesse par leur origine et dont trois sont d'anciens officiers, les anciens sous-officiers fournissent deux généraux tués à l'ennemi. Bonnaud, chirurgien avant d'être soldat, engagé en 1776 comme dragon dans la Légion de Dauphiné (12e Chasseurs à cheval), adjudant en 1789, général de brigade le 28 janvier 1794, général de division le 30 avril de la même année, commandant en chef la cavalerie de l'Armée de Sambre-et-Meuse en 1796, blessé le 15 septembre à Cassel d'une balle qui lui fracasse la cuisse et dont il meurt à Bonn le 30 mars suivant. Puis, Roize, entré au 12e Dragons en 1778, maréchal des logis en 1789, adjudant général chef d'état-major de la division de cavalerie de l'Armée d'Egypte en 1799, général de brigade en 1800 à la reprise du Caire, tué à la bataille d'Alexandrie le 21 mars 1801 en chargeant les lignes anglaises.

Ainsi, durant la période révolutionnaire, hors des armées que Napoléon commandait, ou qui avaient été organisées selon ses idées, on peut dire qu'il y a eu seulement deux généraux de cavalerie tués à l'ennemi : La Barre et Bonnaud ; mais il n'est pas besoin de chicaner et l'on prend les faits tels que, en apparence, ils se présentent. Aussi bien ces faits sont instructifs : en ces six généraux tués à l'ennemi, tout l'état-major de la cavalerie pendant la Révolution se trouve synthétisé ; tous les éléments qui l'ont formé y sont représentés. Voici d'abord deux vieux officiers restés au corps malgré l'émigration, de ceux qui paraissaient destinés à prendre leur retraite comme majors ou comme lieutenants-colonels ; puis un ancien sous-officier ayant reçu une éducation libérale, un soldat de choix et d'exception assez instruit pour devenir le chef d'état-major de la cavalerie, de ceux qui eussent comme Ney atteint les échelons les plus élevés de la hiérarchie militaire ; puis un homme de naissance, enterré jusqu'à la Révolution dans le civil, qui, au bruit des tambours d'alarme a pris l'épée, est entré dans l'infanterie, de là est passé dans, les états-majors et s'y est révélé aussi bon officier que n'importe quel militaire de métier ; enfin un de ces jeunes gens, des services desquels la République s'est volontairement privée et à qui Bonaparte a rouvert à deux battants les portes de l'armée ; quel tableau plus probant que cette simple énumération. Elle résume tout et elle présage tout.

Qu'on le remarque encore : aucun n'est mort en 1792, aucun en 1793, un en 1794, aucun en 1795, deux en 1796, aucun en 1797 ni en 1798, un dans chacune des années 4799, 4800 et 1801. Ainsi, à défaut d'autres éléments d'appréciation, à défaut du calcul qui a été fait que, en 1796, la proportion de la cavalerie à l'infanterie était d'un dixième pour l'armée de Jourdan et d'un douzième pour l'armée de Moreau, pourrait-on, de ces seuls chiffres, induire que le rôle de la cavalerie, très médiocre aux premiers temps des guerres de la Liberté, plus efficace à mesure que les armées s'organisent et sont composées de leurs éléments nécessaires, devient de plus en plus utile à mesure qu'aux opérations de pure défensive ont succédé des campagnes d'une offensive hardie et que la République a reporté sur les territoires ennemis l'invasion dont elle avait été menacée.

 

Ce nombre, qui s'élève ainsi dès le Consulat, va croître durant les années de l'Empire au point que l'on pourrait se demander si, étant donnés les effectifs, étant reconnu que la proportion de la cavalerie à l'infanterie doit être, selon les principes admis, du cinquième de l'effectif total, la proportion des officiers généraux d'infanterie et de cavalerie tués à l'ennemi ne se trouve pas renversée durant cette période. Sur trois maréchaux d'Empire morts au champ d'honneur, la cavalerie réclame Bessières d'une façon positive, tandis que l'infanterie n'a pas de droits certains sur Lannes et moins encore sur Poniatowski. Sur quarante généraux de division tués à l'ennemi, sept au moins appartiennent à la cavalerie et sont tués en menant la charge. Ce sont : d'Hautpoul tué à Eylau, Espagne tué à Essling, Lasalle tué à Wagram, Caulaincourt et Montbrun tués à la Moskowa, Bruyères tué à Reichembach, Letort tué à Waterloo. Sur quatre-vingt-seize généraux de brigade morts au champ d'honneur, dix-sept et, même peut-on dive dix-neuf, appartiennent à la cavalerie : ce sont Morland tué à Austerlitz, Fornier de Fenerols tué à Golymin, Dahlmann tué à Eylau, Guyot tué à Kleinenfeld, Duprés tué à Baylen, Colbert tué à Carcabelos, Rioult d'Avenay tué à la Piave, Paris d'Illins tué à Ontigola, Vagnair de Marisy tué à Talavera, Chamorin tué à Campo-Mayor, Dery et Fischer tués à Winkowo, Ferrière et Lepelletier de Montmarie tués à Wachau, Boyer tué à Freybourg, Jamin et Donop tués à Waterloo. Encore la cavalerie pourrait-elle revendiquer à bon droit Corbineau, aide de camp de l'Empereur, tué à Eylau en portant un ordre et dont l'illustration est toute due à la cavalerie ; Sainte-Croix, ce jeune héros dont l'Empereur a découvert le génie et qu'il a fait général à vingt-six ans, et plusieurs autres.

Il résulte, rien que de ces chiffres, que la cavalerie a eu là, durant les guerres de l'Empire, un tout autre rôle à jouer qu'antérieurement. L'Empereur avait inauguré un nouveau système de guerre : i il ne consentait plus à se battre pour des objectifs partiels ou secondaires, à guerroyer pour la possession d'une place forte : il voulait viser du premier coup l'objectif principal dont la possession devait être décisive. Les efforts tentés sur les différents théâtres d'opération devaient en quelque sorte converger vers ce but unique et, sur un même théâtre, les forces mises en œuvre devaient par suite prendre des proportions toutes nouvelles. Mais, l'échiquier stratégique se trouvant ainsi élargi, il fallait assurer la liaison des éléments ; il fallait par la constitution de puissantes réserves, que le chef pût intervenir en toute circonstance avec efficacité ; enfin, il fallait que le chef fût en état de connaître le vaste terrain sur lequel il opérait, aussi bien qu'il connaissait le champ où jadis se restreignait la bataille, de démasquer les manœuvres de l'ennemi, de dissimuler les siennes comme il faisait jadis sur le terrain que son œil pouvait embrasser du regard.

On se tromperait donc si on évaluait seulement par le nombre des généraux tués à l'ennemi le rôle que Napoléon réservait à la cavalerie dans ses combinaisons militaires. Les généraux tués en ligne appartiennent la plupart à la grosse cavalerie, et pourtant, dans les opérations de stratégie, jusqu'au moment où la bataille engagée, on lui demande de fournir le coup de collier qui la décide, c'est la grosse cavalerie qui a la moindre part. C'est la cavalerie légère, appuyée de la cavalerie de ligne qui pousse les reconnaissances, éclaire l'armée à grande distance, engage et mène des poursuites si hardies, si folles pourrait-on dire, qu'à elle seule elle conquiert un royaume et fait place nette d'une monarchie. Sans doute, elle charge aussi à son heure sur les champs de bataille, mais là n'est pas sa mission spéciale et c'est là presque le moindre des hasards qu'elle partage avec la grosse cavalerie.

Seulement, tandis qu'aux batailles, l'officier général, à mesure qu'il s'élève en grade doit s'avancer plus loin de sa troupe afin que, toute, elle le voie et prenne exemple sur lui ; qu'ainsi la distance et par suite le danger s'accroît pour lui à mesure qu'il est classé plus haut dans la hiérarchie et que, désigné aux balles ou à la mitraille, exposé le premier au choc de la cavalerie ennemie, obligé souvent à des combats corps à corps, il paye de sa personne et fort souvent reste sur le terrain ; dans les reconnaissances et les explorations, dans les avant-postes et les poursuites, c'est son cerveau qui doit agir et, matériellement, il n'a pas à combattre. Ce n'est pas à dire que son activité ne doit pas être plus vive encore. En ligne, s'il est débile, maladroit ou vieux, le général qui charge ne compromet que lui-même. Qu'il ne puisse diriger son cheval, parer un coup de sabre, qu'il soit tué, peu importe, il n'avait qu'à consulter ses forces et à ne pas vouloir faire un service de jeune homme. D'ailleurs, il a rempli ce qu'on attendait de lui, il a montré la route à suivre, il s'est précipité au gouffre et y a disparu ; la charge a été victorieuse, tout est bien, et c'est pour l'armée comme une coquetterie que, en cette charge, le général commandant ait été tué. Pour lui-même, il a fait son devoir et il tient sa récompense, car ce n'est pas rien d'être frappé ainsi, face à l'ennemi, dans l'enivrement du combat, avec des milliers d'yeux fixés sur soi, au milieu des cris, des appels, des galops qu'on a déchaînés, dans une excitation nerveuse qui décuple les forces, empêche de sentir la douleur, procure une étrange jouissance d'au delà. Et si l'on meurt alors, dans sa victoire, sur un lit fait des drapeaux conquis, en écoutant dans la douceur mélancolique d'un soir de juin les longs et mourants appels des trompettes qui ont sonné votre gloire, en vérité n'est-ce point là une belle mort et qu'on peut envier !

Paresseux, abruti, infirme, vieux seulement, le général chargé du service des reconnaissances ne se compromet lui-même que médiocrement, mais il compromet toute l'armée. C'est à lui de faire à grandes distances virer, volter, escadronner ses régiments, de les pousser sur toutes les routes, partout où l'on peut saisir un renseignement et prendre le contact avec l'ennemi. De sa personne, dans cette partie de son rôle, il a moins de risques à courir ; mais la responsabilité est telle qu'elle l'écrase si, pour la porter, il n'a des épaules vigoureuses et jeunes. Il faut qu'il soit toujours debout, prêt, alerte, qu'il aille, qu'il vienne, visite ses postes, se porte en, avant, en arrière, rende compte de tout. Il est le pivot des grandes opérations stratégiques, outre qu'il demeure chargé de son métier particulier d'éclaireur et de gardeur. Si, pour une telle tâche, on prend des vieillards, on peut d'avance être assuré de la défaite : elle est certaine, inévitable et, hélas ! honteuse. Car une armée éclairée et gardée par des vieux est une armée surprise, et une armée surprise est une armée en déroute.

Donc, en apparence les risques sont moindres pour le général de cavalerie légère, mais ils se multiplient à mesure qu'on descend l'échelle des grades et la consommation d'officiers supérieurs, de capitaines et de lieutenants devient prodigieuse, en même temps que, au métier qu'ils doivent faire, les officiers généraux s'usent avec une telle rapidité qu'il n'en est pour ainsi dire pas un qui puisse résister à dix années de ce service.

 

Ce ne sont donc pas les vingt-cinq à trente places laissées par les officiers morts au champ d'honneur, que Napoléon présente pour attirer à lui les jeunes gens et les faire entrer dans la cavalerie. Ce sont à dire vrai toutes les places. Il sent la nécessité que ses officiers de cavalerie soient bien plus que ceux de la Révolution des hommes de cheval, ayant le goût, l'aptitude, l'amour du cheval ; qu'ils apportent, avec l'esprit d'aventure et l'audace qui conviennent au cavalier léger, l'instruction générale et l'éducation particulière qui font, de l'explorateur, le plus précieux des auxiliaires du général d'armée. Il veut en finir avec certaines traditions de pillage raisonné dont on ne saurait défaire les anciens sous-officiers. Il lui plairait enfin que son armée eût comme parure l'élégance suprême de ces jeunes hommes, porteurs de noms illustres, qui savent se faire tuer aussi bien et mieux que d'autres, et meurent parfumés, le sourire aux lèvres, des gants frais aux mains et sur la poitrine quelque médaillon de belle dame.

Par-dessus toute chose il leur demande cette vertu supérieure, cette vertu qui se perd chaque jour que l'on vit et qui, à elle seule, est plus utile que toutes les autres : la jeunesse.

 

***

Napoléon n'est point de ceux qui pensent qu'on est soldat comme on est bureaucrate, qu'on peut commander des régiments à l'âge où, dans les carrières civiles, on fait encore bonne figure et où l'on rend encore des services. Il est de ceux qui croient que la bravoure ne suffit point à un officier de cavalerie s'il n'y joint l'usage complet de toutes les facultés physiques. Eussiez-vous, a dit le général Foy, un coup d'œil plus rapide, un éclair de détermination plus soudain que le cheval emporté au galop, ce n'est rien si vous n'y joignez la vigueur de la jeunesse, de bons yeux, une voix retentissante, l'adresse d'un athlète et l'agilité d'un centaure. Les qualités intellectuelles d'un certain ordre peuvent survivre à la jeunesse, mais la bravoure, sauf en des êtres d'exception, se refroidit elle-même ; elle n'est plus génératrice de bravoure. Elle n'agit plus sur l'entourage de même façon ; elle est terne, silencieuse, impassible. Elle n'est plus pour enlever les hommes, pour leur boucher les yeux sur, le danger à courir. Elle attend le péril et ne va plus au-devant. Elle est une habitude, une façon d'être dont on ne saurait se défaire, mais, si elle inspire le respect, elle ne commande point, ne crée point l'audace.

Pour une guerre à faire mathématiquement et comme sur le papier, un vieillard peut suffire. Mais, que ce vieillard accoutumé à ses modes anciennes trouve, en face de lui, un jeune homme qui ose, qui communique à une armée de jeunes gens l'audace qu'il sent en lui, qui entraîne ses troupes aux marches forcées, fait paraître partout en même temps ses têtes de colonne, ne tient nul compte des combinaisons stratégiques, qu'on apprend dans les livres ou sur les champs de manœuvre, oppose au jeu classique, lent, froid, mesuré, où telle attaque doit amener telle riposte et tel engagement du fer telle parade, un jeu romantique, tout d'inspiration, de souplesse, de force, tout de jeunesse, nécessairement le vieillard est battu par le jeune homme. C'est là sans doute une des raisons majeures des succès obtenus pendant les guerres de la Révolution : les généraux étaient jeunes ; ils avaient cette vertu suprême de n'avoir point l'expérience, — c'est-à-dire l'âge, — et d'oser. Ils pouvaient commettre des fautes contre les règles de la stratégie, mais, ces règles, est-il bien utile de les connaître, si, en les, suivant, on est battu, et si, en ne les suivant pas, on est victorieux ? Leurs adversaires ne se fussent point permis un mouvement qui n'eût été prévu par de bons auteurs, approuvé par les maîtres de l'art, tous hommes instruits et à ce point expérimentés qu'ils ne pouvaient plus même se tenir à cheval ; eux, ayant, en réalité, fait leur éducation militaire sur le champ de bataille en quelques jours à peine, suppléaient à cette science fort discutable par l'audace. Si, ayant pris quelque notion de la stratégie en vogue chez l'ennemi, ils avaient tenté d'appliquer les principes qu'il pratiquait, sans doute ils eussent été battus, mais ils n'étaient point si sots. Ils allaient de l'avant parce qu'il fallait marcher, que leur tempérament les poussait et que, s'ils ne faisaient point quelque chose, le Tribunal révolutionnaire les guettait. A force de soigner ses combinaisons et de perfectionner ses mouvements selon les règles, l'ennemi un jour donnait prise. Les nôtres avaient bonne vue, étaient adroits et agiles ; dès qu'ils avaient aperçu le trou, ils s'y jetaient, et comme ils étaient tenaces et forts, ils ne lâchaient point la bête. Sans être des hommes de guerre tels que Napoléon, sans avoir son génie pour multiplier leurs forces et se trouver toujours supérieurs sur le point où l'ennemi était le plus faible, ils avaient, avec l'instinct de la combativité, l'ardeur de la jeunesse, la volonté de s'illustrer et la passion de la guerre et leur ignorance les servait autant que leur science nuisait aux autres.

Or, cette qualité sans laquelle il n'est .point de soldat, cette vertu suprême, Napoléon l'appréciait au point qu'il disait : A quarante ans, on est trop vieux pour faire la guerre. A quarante ans, on aime ses aises, on prise son chez soi ; on a une femme, des enfants, une fortune acquise. On ne vit plus dans l'avenir et pour lui : il n'est plus sans limite et, par suite, on a plus de peine, d'ennui, de tristesse à le risquer parce qu'on le sent plus court. Si l'âme, par impossible, est demeurée telle qu'aux beaux jours de la vingtième année, aussi ardente, aussi désireuse d'impossible, le corps ne répond plus à ses mouvements. La lourdeur est venue ; la souplesse, l'habileté des gestes n'est plus pareille, la vue baisse ; on se tient en selle, mais sur un cheval habitué ; désarçonné, l'on ne bondit plus sur un coursier de hasard pour renouveler la charge. Une nuit de bivouac, une journée sans pain, un orage qui survient, la pluie, le froid, les misères qu'on n'évite point à la guerre, autant de troubles portés au jugement ; car, où le corps souffre, l'esprit cesse d'agir, de cette action presque physique qui touche à l'instinct, qui emploie tous les organes ensemble et les veut parfaits. Entre deux partis, l'on est amené à prendre celui qui permet le plus de repos et donne le plus de facilités d'existence et non celui qui, à tout risque, amènerait un résultat.

Tous les hommes de guerre de l'Empire ont constaté ces vérités : tous — et Napoléon le premier — ont attribué à la fatigue et à l'âge des commandants de corps les échecs des trois dernières grandes campagnes. Or, bien peu avaient alors cinquante ans ; la plupart atteignaient leur quarante-cinquième année, comme le maître, et ne sait-on pas que, en l'année 1812, et surtout en l'année 1813, c'est-à-dire quand il avait quarante-quatre ans, l'Empereur fut terrassé plusieurs fois par la maladie, rendu incapable d'action et de pensée.

Si lui qui, nécessairement, avait plus un ses aises que tous les autres, se trouvait ainsi atteint, si dès 1810 il hésitait devant l'inévitable fatigue d'une campagne en Espagne qui probablement eût tout terminé de ce côté, remis les hommes en bride et placé les choses au point, comment les autres, tous les autres, n'eussent-ils point été las au même âge, après de telles campagnes qui, sans interruption, duraient depuis vingt ans ?

Combien plus, à mesure qu'on descendait les échelons, que la vie avait été plus rude, moins confortable et par métier plus active encore ! Les maréchaux d'Empire, arrivés très jeunes à la plus haute des dignités, avaient trouvé les facilités que comportait leur commandement, avaient pu se procurer les douceurs compatibles avec le pays où opéraient leurs troupes. Mais ceux qui suivaient n'avaient point eu les mêmes agréments ; nourriture, logement, fatigue physique tout avait été pire ; les hommes s'étaient, donc usés davantage, en sorte que, quelque bonne volonté qu'ils eussent, le moral déjà affaibli n'était plus servi que par des organes presque hors d'usage.

 

Il semblerait à première vue que la nécessité du rajeunissement des cadres supérieurs n'a pu se poser devant Napoléon qu'à la fin du règne, alors que les générations, sorties de la Révolution et par elle arrivées aux grades supérieurs, avaient vieilli et qu'il fallait combler les vides. Mais il n'en était pas ainsi. Trois éléments, on l'a vu, avaient, dans la cavalerie, fourni les officiers généraux : les vieux officiers, les vieux sous-officiers, puis les jeunes gens sortant à peine de l'École militaire ou engagés au début de la Révolution. De ces trois éléments, un était résistant, les deux autres ne purent fournir une longue carrière. De deux cent vingt-sept généraux de brigade inscrits à l'Annuaire de l'an IX, quatre-vingt-douze figurent seuls sur les listes de 1813. De ces quatre-vingt-douze, quarante-six sont généraux de division ; quarante-six sont restés généraux de brigade, mais presque tous sortent de l'infanterie et tous, ou presque tous, sont employés dans les commandements de places ou les commandements territoriaux. Des cent trente et un généraux de division de l'an IX, quarante-neuf sont sur les listes de 1813. Qu'on retranche de ces quarante-neuf, quatorze maréchaux d'Empire, on reste à trente-cinq, et tous ceux qui peuvent 'encore servir sont des fantassins.

Il y a en 1813, vingt et un maréchaux d'Empire, six colonels généraux, deux cent six généraux de division, et trois cent quatre-vingt-douze généraux de brigade employés. Ce sont donc cent quatre-vingt-quatre maréchaux ou généraux de division qui ont été nommés depuis l'an IX et trois cent quarante-six généraux de brigade. En douze ans, les cadres ont été renouvelés et l'on peut croire encore que quantité de généraux nommés depuis l'an IX ont déjà disparu de l'activité durant les années suivantes, non pas tant par suite de mort ou de blessures graves que parce qu'ils étaient hors d'état de servir.

Qu'on prenne une autre base d'information : la liste des officiers généraux et des officiers supérieurs de cavalerie qui ont reçu l'étoile de la Légion à la promotion du 19 frimaire an XII, et qu'on recherche combien peuvent être employés encore à la fin de l'Empire. Cette promotion fournit cent vingt et un noms d'officiers appartenant à l'arme de la cavalerie, déjà généraux dès ce moment ou qui le sont devenus par la suite. Sur ces cent vingt et un, vingt, en totalité, ont pu rester en activité jusqu'en 1814, et qu'on veuille bien faire attention à la date de leur naissance ; ce sont Arrighi de Casanova, duc de Padoue, né en 1778, général de brigade en 1807, divisionnaire en 1809 ; Belliard, né en 1769, général de brigade de l'an IV, général de division de l'an VIII ; Defrance, né en 1771, général de brigade en l'an XIII, général de division en 1811 ; Digeon, né en 1771, général de brigade en 1807, général de division en 1813 (ne sert pas en 1815) ; Doumerc, né en 1767, général de brigade en 1806, général de division en 1811 (employé comme inspecteur de la cavalerie en 1815) ; Grouchy, né en 1766, général de brigade en 1792, général de division en l'an II, employé en 1814 en qualité de commandant de la cavalerie jusqu'à la bataille de Craonne, élevé le 5 avri11815 à la dignité de maréchal de France et commandant de corps d'armée dans la campagne de Belgique ; Lefebvre-Desnoëttes, né en 1773, général de brigade en 1806, général de division en 1808 ; Milhaud, né en 1766, général de brigade de l'an VIII, général de division en 1806 ; Pajol, né en 1772, général de brigade en 1807, général de division en 1812 ; Rapp, né en 1772, général de brigade de l'an XI, général de division de l'an XIV ; Reille, né en 1774, général de brigade de l'an XI, général de division en 1806 ; Saint-Germain, né en 1761, général de brigade en l'an XIII, général de division en 1807 (non employé en 1815) ; Sébastiani, né en 1772, général de brigade en l'an XI, général de division en l'an XIV (non employé à l'armée en 1815) ; Wattier Saint-Alphonse, né en 1770, général de brigade en l'an XIV, général de division en 1811. A ces quatorze noms, on peut à la rigueur ajouter ceux de Préval, né en 1776, général de brigade en 1806, malade depuis 1807, employé au Conseil d'État et dans les commissions, mais ayant en 1813 fait quelque service actif, et de Trelliard, né en 1764, général de brigade en l'an VII, général de division en 1806, employé depuis 1807 dans les dépôts et les commandements territoriaux, mais rappelé en 1812 à l'activité aux armées d'Espagne, en 1814, faisant brillamment la campagne de France et retraité à cette date. Puis Soult, né en 1770, le frère du duc de Dalmatie ; Fouler de Relingue, né en 1769, qui a fait près de l'Empereur uniquement un service d'écuyer ; Fresia, qu'on prétend être né en 1746, ce qui lui donnerait soixante-huit ans en 1814, qui depuis 1809 n'est guère employé que dans des commandements territoriaux, mais qui, pourtant, semble avoir fait une partie de la campagne de 1813 à la tête d'une division de cavalerie ; et Maurin, né en 1771, prisonnier de guerre en 1808, mais qui, rentré en 1814, a fait les campagnes de France et de Belgique.

Ainsi un général de soixante-huit ans, un de  cinquante-trois ans, un de cinquante ans, deux de quarante-huit ans, un de quarante-sept, deux de quarante-cinq, deux de quarante-quatre, trois de quarante-trois, deux de quarante-deux, un de quarante et un, un de quarante, un de trente-six ans, voilà ce qui reste sur cent vingt et un. Encore, Grouchy et Reille doivent-ils être tenus pour des commandants de corps et non pour des généraux de cavalerie ; Belliard et Sébastiani sont bien plus diplomates à cette époque que cavaliers ; l'activité de Préval, organisateur remarquable, mais homme de Conseil d'État surtout, est problématique ; Trelliard et Saint-Germain aspirent à la retraite, et Fresia y serait depuis longtemps sans des circonstances à part ; Rapp a depuis 1812 des commandements de place ; Doumere est obligé, en 1815, de se contenter d'une inspection ; Fouler fait un service de cour. Que reste-t-il des anciens ? Un homme de fer comme Milhaud qui à l'approche des étrangers, à la menace du retour des Bourbons, sent bouillonner en lui son vieux sang de conventionnel ; et Pajol, le plus étonnant peut-être des cavaliers légers de l'Empire pour sa souplesse, sa force, son adresse, son agilité et sa résistance.

Et les cent un autres légionnaires, que sont-ils devenus ? Bien moins qu'on ne pense ont été tués à l'ennemi. Quatorze en tout : Boussard, né en 1758, tué en 1812 ; Caulaincourt, né en 1777, tué en 1812 ; Colbert, né aussi en 1777, tué en 1809 : Corbineau, né en 1772, tué en 1807 ; Duprés, né en 1765, tué en 1808 ; Espagne, né en 1769, tué en 1809 ; Ferey, né en 1771, tué en 1812 ; Fornier de Fénerols, né en 1761, tué en 1807 ; Guyot, né en 1767, tué en 1807 ; d'Hautpoul, né en 1754, tué en 1807 ; Van Marisy, né en 1764, tué en 1811 ; Montbrun, né en 1770, tué en 1812 ; Roussel, né en 1770, tué en 1807 ; Saint-Hilaire, né en 1766, tué en 1809. Quelques autres sonts morts de maladie ou de fatigue comme Baraguey d'Hilliers, Junot, La Bastide-Paulet, Nansouty, Walther ; Wirion s'est brûlé la cervelle ; six ou sept ont été faits prisonniers, en Espagne et en Russie : Brou de Bailly, Carrié de Boissy, Cavaignac, La Houssaye, Privé, Poinsot, Schwartz ; trois ou quatre sont passés au service de Naples, d'Espagne ou de Westphalie ; et tous les autres sont en retraite ou sont employés dans les places, les commandements territoriaux, les conseils de révision, les dépôts de cavalerie, les écoles militaires, les hôtels d'invalides, ou les gouvernements de palais. Or, sans doute, parmi les légionnaires de l'an XII, il en est quelques-uns qui sont des vieillards en 1814, mais il en est quarante et un qui sont retraités ou qui sont jugés par l'Empereur incapables d'un service actif et qui n'ont pas cinquante ans. Six seulement fies officiers généraux de cavalerie, légionnaires à cette promotion, ont plus de soixante-cinq ans en 1814 : huit ont de soixante à soixante-cinq ans, trente-sept de cinquante à soixante ans, vingt-deux de cinquante à quarante-cinq, dix-neuf de quarante-cinq à trente-neuf ans. Les autres sont au-dessous. Et pourtant, sauf les exceptions indiquées, voilà ce qu'il est advenu des cent vingt et un cavaliers légionnaires à la promotion du 19 frimaire an XII. — Vingt en activité, cent un en retraite ou hors de service.

 

***

Seulement, ces soldats qui avaient bien mérité de leur pays, qui par les blessures reçues, par leur sang prodigué, par leur vie constamment offerte, par les misères subies sans plainte, toutes les misères de la vie de soldat d'avant-garde,. avaient témoigné leur dévouement, étaient certains qu'ils trouveraient, lorsqu'il leur serait impossible de servir activement, une honorable position où ils vieilliraient tranquilles, non seulement avec le pain quotidien, mais avec une fortune qui comblerait les rêves de la plupart.

Napoléon ne pouvait espérer que les officiers généraux demanderaient leur retraite à quarante-cinq ans d'âge — bien que, avec les campagnes, cela représentât environ cinquante ans de services. — C'est le propre de l'homme de se croire toujours apte à remplir les fonctions qu'il a une fois exercées, de n'admettre jamais que l'âge puisse agir, ni sur sa santé physique, ni sur sa santé intellectuelle, surtout sur celle-ci. La démission spontanée d'un emploi pour telle cause est presque sans exemple dans l'administration civile ; l'on peut croire qu'elle est encore plus rare dans l'armée, où l'habitude du commandement est sans doute pour supprimer la conscience de l'étiage cérébral et où, la discipline contraignant les subalternes à l'admiration passive, le désir de se bien faire voir les conduisant insensiblement à l'admiration active, le supérieur s'imagine que, vu son grade, il est capable de tout faire — dans son métier et en dehors — mieux que quiconque lui est subordonné. Mais Napoléon n'attendait point qu'on lui demandât la retraite ou la mise en disponibilité. Il avait toute une série de combinaisons par lesquelles, en même temps qu'il assurait à ses braves une existence matérielle heureuse et les honneurs qu'ils avaient mérités, il se dispensait lui-même d'avoir à les employer en des postes qu'ils étaient désormais incapables de remplir, qu'ils n'eussent pourtant jamais abandonnés volontairement, dont la loi empêchait de les priver par force, mais dont il fallait les détacher par d'ingénieuses habiletés, en leur offrant des compensations désirables et des sinécures grassement payées. Pour les plus illustres, il avait le Sénat et au traitement de sénateur il savait, à l'occasion, joindre une sénatorerie. Puis, il avait les grades et dignités dans la Légion. Un général de brigade qui avait bien servi ne s'en allait guère sans le collier de commandant, et c'était deux mille francs de rente viagère. Pour ceux qui étaient encore capables d'être utilisés, il avait les commandements territoriaux et les commandements de places. Ceux-ci, il les avait multipliés à bon droit, mais il ne les donnait qu'à des officiers encore alertes, car ce camp immense qu'était la France impériale pouvait être envahi par l'ennemi qui l'attaquait depuis quinze ans ; tout le succès des grandes opérations militaires dépendait alors de la bonne ou de la mauvaise défense d'une petite place de l'intérieur. On l'a bien vu à Soissons en 1814, puisque la faiblesse du général Moreau a amené la chute de l'Empire. Le cas de Moreau est isolé. Dans la plupart des places, la résistance a été héroïque et digne des soldats à qui elle était confiée.

Outre les commandements, il avait les inspections aux revues, les dépôts de conscrits, les dépôts de cavalerie, les gouvernements d'écoles, d'hôtels ou de palais. Si les anciens soldats consentaient à être employés dans les fonctions civiles, il avait pour eux des ambassades et des légations, des préfectures, des inspections des Forêts et des Douanes ; il avait les recettes générales et particulières où souvent il ne se contentait point de nommer, mais où, par surcroît, il fournissait le cautionnement. Ce n'était pas assez, à son avis, que le Trésor de l'Etat payât une pension de retraite : cette pension, il ne se jugeait pas le maître de l'augmenter à sa fantaisie : il fallait l'avoir gagnée selon les règles et la recevoir selon les formes ; mais sur le Domaine extraordinaire, la caisse générale de l'armée, le produit de ses conquêtes et de ses victoires, il assignait une dotation qui, affectée à un titre de comte, de baron ou de chevalier, était pour rappeler à travers les âges le souvenir du glorieux ancêtre, compagnon du nouveau César. Cette dotation était rarement au-dessous de 4.000 francs de revenu annuel et atteignait souvent 40 et 50.000. Pour exemple, qu'on reprenne cette liste des cavaliers légionnaires le 16 frimaire an XII, et qu'on recherche quelles dotations ils ont reçues : Sans parler d'Arrighi, cousin de l'Empereur, favorisé sans doute à ce titre, mais digne presque de sa faveur et qui reçoit, de 1808 à 1812, 288.000 francs de dotation annuelle rien que sur le Domaine extraordinaire de l'Empereur des Français, qui de plus a reçu — et c'est ici une observation qui est commune à tous — une dotation sur le Mont de Milan et le Domaine du royaume d'Italie ; Baraguey d'Hilliers a 20.000 francs de dotation annuelle, Barthélemy 10.000, Beaumont 30.000, Becker 30.000, Belliard 53.012, Lasalle 50.000, Bessières (le frère du duc d'Istrie) 19.000, Boussard 14.000, Bruyères 32.000, Clément La Roncière 18.000, Colbert 10.000, Corbineau 10.000, Daumesnil 14.000, Defrance 30.000, Doumerc 10.000, Durosnel 60.000, Espagne 30.000, Fauconnet 10.000, Ferey 14.000, Fouler 30.000, Grouchy 54,322, Guiton 20.000, Guyot 40.000, Junot 80,882, Klein 50.000, La Houssaye 10.000, La Planche 10.000, La Tour Maubourg 10.000, Lefebvre Desnoëttes 30.000, Lepic 40.000, Levasseur 10.000, Margaron, 10.000, Marisy 10.000, Maupetit 10.000, Menou 20.000, Merlin 30.000, Milet, 10.000, Milhaud 30.000, Montbrun 24.000, Nansouty 53.228, Ordener 35.882, Pully 10.000, Rapp 110.882, Reille 60.441, Reynaud 10.000, Rivau 10.000, Saint-Germain 10.000, Saint-Sulpice 50.000, Savary 162.055, Sébastiani 120.000, Walther 44.821, Watier 50.000 ; cela permet de vivre et de prendre quelque assurance de l'avenir : car cette dotation passe en héritage aux enfants mâles toujours, et quelquefois même aux femelles. Ainsi, sans parler de Mlle Duroc qui hérite en son nom du titre de duchesse de Frioul et de la dotation de son père (270.882 francs), il en est de même de Mlle Walther et de quelques autres. Les enfants d'ailleurs ont l'éducation assurée ; les filles dans les Maisons-Napoléon d'Ecouen et de Saint-Denis ; les garçons dans les lycées impériaux. Les veuves en dehors des pensions réglementaires reçoivent sur le Domaine extraordinaire des pensions allant de 2.000 à 50.000 francs.

Ainsi, et par l'argent, et par les honneurs presque exclusivement réservés aux soldats, l'Empereur récompensait les services à mesure qu'ils se produisaient, mais, lorsqu'il jugeait le temps venu où l'homme usé ne pouvait plus efficacement servir dans les armées, il s'employait, par tous les moyens qui n'obéraient point l'Etat et n'augmentaient point sa dette, à lui procurer une existence large, facile, agréable, à l'encourager à fonder une famille qui, dans la nation, fît partie de cette aristocratie, sans cesse recrutée par la Légion d'honneur dans les entrailles généreuses du peuple militaire, par laquelle il comptait assurer les destinées de l'Empire et la suprématie de la France.

 

***

Ce qui démontre d'une façon certaine que Napoléon avait pleinement raison de procéder ainsi, méthodiquement et inexorablement, au rajeunissement des cadres, c'est que, dans la plupart des cas où, sur des demandes réitérées et positives, il a consenti à appeler à un commandement actif des généraux de plus de cinquante ans d'âge qui étaient employés depuis quelque temps déjà à l'intérieur, ces officiers ont été obligés de se retirer pour cause de santé ou ont fait un mauvais service. Peut-être doit-on penser que, en Espagne, bien des revers eussent été évités si Napoléon n'avait point été contraint d'appeler à des commandements des généraux, les uns incapables, cerveau parlant, d'autres hors d'état physique d'un service aussi actif que l'exigeaient les circonstances, d'autres enfin d'une immoralité telle qu'il avait dû lui-même les mettre en réforme.

Quelle qu'eût été l'épuration faite dès le début du Consulat dans les éléments qu'avait légués la Révolution — épuration si radicale que de cent cinquante-neuf généraux de division nommés depuis le mois de septembre 1792 jusqu'au ter janvier 1794, dix seulement figuraient, avec le même grade, sur la liste de l'état-major général dans l'Annuaire de 1805, — malgré cette coupe sombre, il était resté dans les 'cadres un certain nombre de ces personnages suspects, qui semblaient y avoir été oubliés ; qui, par des influences occultes ou le souvenir de certains services personnels, s'étaient défendus contre la retraite ou la mise en réforme et qui, après avoir été jadis peut-être de brillants sabreurs et de hardis cavaliers, n'étaient restés à présent que d'incorrigibles pillards. Ceux-là, ces gredins de marque, à qui il ne manquait peut-être qu'une occasion pour être des héros, mais à qui elle manqua presque toujours, exaspérèrent les populations espagnoles et, peut-on croire, ne négligèrent aucun moyen pour les amener à la révolte ouverte. Ce n'était point leur affaire de gouverner un peuple tranquille et pacifié ; cela n'eût rien rapporté : tandis qu'avec une bonne révolte, on avait le droit de piller les villages à grande distance, de contraindre les riches à se racheter, les pauvres à abandonner leurs demeures ; on se procurait, dans les châteaux et les couvents, des bijoux, des reliquaires, des ornements d'église, des tableaux et de l'argent.

Au moins parmi ceux-là en était-il qui étaient braves et propres à un coup de collier ; si leur âme ne valait pas cher, leur bras frappait ferme et leur corps était vigoureux ; mais, parmi les officiers généraux que l'Empereur dut rappeler pour la campagne de 1813, il en était qui ne savaient ni se garder, ni s'éclairer, ni bivouaquer, ni combattre, qui compromirent par leur incurie le sort de l'armée et qui, ayant été braves jadis, terminèrent leur carrière entre le soupçon de lâcheté et le soupçon de trahison.

Pourquoi ? C'est qu'ils étaient vieux ; c'est que, s'ils l'avaient su jadis, ils avaient désappris comme où doit faire la guerre ; c'est que l'âge avait épaissi leur intelligence et leur corps ; c'est que, bons peut-être pour les grades inférieurs et s'y étant signalés, ils étaient incapables de décision et d'énergie et, comme dit un témoin, au feu, ils ne savaient que résoudre, galopant d'un régiment à l'autre, faisant des questions qui trahissaient leur embarras et finalement laissaient flotter au hasard. A plus forte raison, quand il fallait combiner quelque plan sous la tente et donner un dispositif pour l'exécuter, ils trébuchaient aux moindres difficultés, s'égaraient dans toutes les chances et prenaient ordinairement la plus mauvaise.

Et ceux-là avaient fait la guerre ! Mais qu'était-ce quand un malheureux qui ne l'avait jamais faite se trouvait avoir à conduire une brigade de cavalerie. Le fait est si extraordinaire qu'il semble incroyable. Comment un officier a-t-il pu, en ce temps-là, sans avoir pris part à une seule campagne, parvenir à l'un des grades les plus élevés de la hiérarchie ? Cela est pourtant : un nommé Jean-Christophe Collin dit Verdière, légionnaire à la promotion de la Légion d'honneur du 19 frimaire an XII, commandant de l'Ordre le 25 prairial suivant, n'avait vu le feu qu'une fois en sa vie, dans les rues de Paris, le 13 vendémiaire an IV, et il n'en a pas moins été général de brigade et même général de division. Né à Paris en 1754, il s'était engagé comme volontaire dans Mestre-de-camp-dragons en 1767. Il était passé surnuméraire aux Gardes du corps du Roi en 1770, puis, en 1771, était devenu garde du corps de Monsieur et écuyer instructeur. Capitaine aux Hussards de Lauzun en 1778, il avait été nommé, le 6 septembre 1789, lieutenant-colonel de la Cavalerie parisienne et avait été chargé de la formation de ce corps dont il avait été breveté colonel le 14 novembre. Réformé avec pension le 12 août 1792, il avait obtenu, le 25 prairial an III, le grade de général de brigade, premier inspecteur de l'École de cavalerie. En cette qualité, l'on dit qu'il prit part à la répression de l'insurrection de Vendémiaire, et, en récompense, il fut nommé par le Directoire, le 27 thermidor an V, au commandement de la place de Paris. Le 7 prairial an VI, il fut autorisé à porter les marques distinctives de général de division et à en toucher le traitement, et, le 4 thermidor an VII, il prit le commandement de la 15e division militaire. Il est réformé en nivôse an VIII, remis en activité en l'an IX, avec le grade de général de brigade ; après diverses vicissitudes, il obtient enfin un commandement actif, il va faire la guerre ! Mais il meurt de ses fatigues à Schwartzbourg-Sondershausen le 18 octobre 1806.

L'exemple est à coup sûr le plus frappant qu'on puisse rencontrer. Voilà un brave homme, sans doute fort utile en son métier d'instructeur et de maître de manège, mais fort inutile en ce métier de général auquel rien ne l'a préparé. Il est parvenu à son grade parce qu'il était des plus anciens, qu'on voulait reconnaître ses services techniques, qu'on l'avait sous la main et que sans doute il savait ne point se faire oublier. Mais, de ce qu'il eût obtenu ce grade en résultait-il qu'il fût capable de l'occuper ? Les étoiles qui tombent sur des épaulettes portent-elles avec la science, l'énergie, l'activité, la connaissance des êtres et des choses, la force, l'agilité, toutes les qualités qu'il faut pour être général de cavalerie ? Et d'autre part, ce pauvre Verdière a seulement cinquante-deux ans. Il a vraisemblablement connu, en Vendémiaire, le général Bonaparte. Peut-être l'Empereur veut-il le mettre à même de gagner la retraite de général de division, de mériter une dotation, un grade de plus dans la Légion. Verdière sert mal et il en meurt.

On ne saurait prétendre que la règle ne comporte pas des exceptions. Ziethen à soixante et un ans se montrait l'un des plus audacieux et l'un des plus alertes cavaliers qu'on ait connus et décidait la journée de Torgau : mais Ziethen qui se maria à soixante-cinq ans et qui mourut à quatre-vingt-six, peut bien passer pour un être d'exception. Par contre, Seydlitz n'avait pas quarante ans à Rosbach et, à partir de quarante-cinq, il déclina, sa santé le rendit impropre à la guerre, et il mourut à cinquante-trois ans. Voilà la règle.

Au delà d'un certain âge — et cet âge ne peut être plus élevé que de quarante-cinq à cinquante ans — un officier général de cavalerie est impropre au service. Si le chef d'État, si le généralissime a le droit et le moyen de choisir ; s'il peut, sur le tableau, prendre les jeunes, les actifs, les forts, pour leur confier sa cavalerie ; si le privilège du commandement n'est point déféré à l'ancienneté ; s'il s'agit d'une de ces guerres pour qui l'on forme une armée en en choisissant les éléments dans la masse des forces nationales, il n'importe guère que, dans des places ou des commandements territoriaux, de braves gens mangent leur solde en attendant leur retraite ; mais, s'il s'agit d'un effort à demander à la nation entière, s'il y a lieu de mobiliser et d'employer toutes ses ressources, il faut bien prendre ce qu'on trouve dans les cadres et, après ceux qui sont bons, utiliser ceux qui sont médiocres et ceux qui sont pires. C'est ce qui se produit à l'Armée d'Espagne et à l'Armée d'Allemagne.

C'est ce qui se produira fatalement lorsque l'on suivra l'ordre du tableau, lorsque les plus vieux se targueront de leur ancienneté pour obtenir un commandement comme s'il s'agissait de l'avancement dans un bureau, lorsque, sans avoir égard à la vigueur intellectuelle ou physique, on prétendra simplement tenir compte des droits acquis. L'armée de la. Révolution a été victorieuse parce qu'elle était une armée jeune opposée aux armées vieilles de la Coalition. L'armée de Napoléon a été victorieuse tant qu'elle a été une armée jeune. Elle a été vaincue — malgré le génie du chef suprême — lorsqu'elle a vieilli et qu'elle a eu en face des armées plus jeunes qu'elle.

 

***

Est-ce là une faute qu'il faille imputer à Napoléon, et n'est-ce pas plutôt une conséquence nécessaire de ce qu'on peut appeler la stabilité gouvernementale ? Dès qu'une société se trouve avoir acquis ses organes nécessaires, il se crée pour servir chacun d'eux un personnel spécial. L'organe étant permanent, la fonction est permanente et chaque fonctionnaire s'y adapte. Il s'habitue à penser que l'État doit lui garantir, en échange du temps qu'il lui donne, un salaire d'abord, puis un avancement dans une hiérarchie constituée, enfin une retraite lorsqu'il aura accompli un certain nombre d'années de services. Par un fait qui est spécial au tempérament et au caractère français, une fois qu'il est engagé dans l'engrenage, il est incapable d'en sortir. Rien de plus rare qu'un Français qui, au milieu de sa vie, se reprend, recommence une carrière différente de celle qu'il a prise au début, et y réussit. Si, à un moment, pour une raison quelconque, sa fonction lui manque, il reste oisif, incapable de l'effort d'énergie nécessaire pour se remettre en selle et renouveler la charge.

Vis-à-vis de cet homme, un gouvernement qui se respecte lui-même, qui prétend être honorablement servi et n'avoir pas à choisir ses agents dans la tourbe des politiciens, des préparateurs d'émeute, des clubistes et des folliculaires, un gouvernement sérieux se croit d'ordinaire tenu à des égards. Il lui a pris sa jeunesse, il doit servir son ambition légitime, moyennant que de son côté le fonctionnaire remplisse honorablement son devoir, et il ne peut, sans des griefs légitimes, l'obliger à quitter le seul métier sache faire. Le contrat est bilatéral et, il faut le dire, dans la plupart des cas, en ce qui touche les carrières civiles, le gouvernement qui le méconnaît souffre autant et plus de sa rupture que le fonctionnaire.

Mais faire la guerre, être soldat n'est un métier que depuis la Révolution, tout au plus depuis l'établissement des armées permanentes, leur organisation définitive au milieu du dernier siècle. Jusqu'à la Révolution, une des classes de la nation a seule été destinée à fournir des officiers et, en échange des privilèges qu'elle recevait et qu'elle payait de son sang, elle servait dans les armées à ses frais et y mangeait son argent. Sans doute, elle n'achetait point les hauts grades brigadier, maréchal de camp, lieutenant général — et un traitement y était attaché, mais ce qu'elle cherchait dans ces grades c'étaient les honneurs et non l'argent. Surtout elle n'en faisait pas une carrière et ce n'était pas pour elle un métier, puisque c'était sa vie.

Dès que le système change, dès que l'armée permanente arrive à un certain degré d'organisation — c'est-à-dire avec Choiseul— le problème de l'encombrement des cadres supérieurs commence à se poser. On essaie de le résoudre en faisant d'immenses promotions, de façon à amener aux grades les cadets en même temps que les aînés, en accordant des pensions sans nombre, et, pour les grades inférieurs, en donnant des brevets à la suite, en créant des emplois en second, etc. ; mais qui peut nier que ce n'ait été là une des causes directes de la Révolution ? Or, malgré tout, lorsque la France commence la guerre, comme il faut bien prendre dans le cadre des lieutenants généraux, qu'est ce que ces cadres, vidés pourtant aux trois quarts par l'émigration, fournissent pour le commandement des armées ? Un Rochambeau de soixante-sept ans, absolument malade et hors d'état de servir depuis quatre ans, obligé de se retirer après un mois d'un commandement où il n'a point fait une seule opération de guerre, et un Luckner de soixante- dix ans, Bavarois de naissance, fils — ce prétendu baron ! — d'un brasseur de Champ, déserteur des armées de Bavière, de Hanovre, de Prusse, n'ayant fait la guerre jamais que contre la France, entré à son service en 1763 seulement, avec le grade de lieutenant général d'emblée, parlant à peine français, mais touchant dans toutes les langues. Voila de quoi il faut se contenter et ce qui, immanquablement, eût amené la ruine de la nation si les événements n'avaient fait replacer ces momies dans les musées et, en accélérant singulièrement le mouvement, n'avaient substitué aux généraux la masse des officiers inférieurs et même des sous-officiers.

Mais, à partir du moment où la Révolution se tasse, où, l'éruption terminée, la lave se refroidit, où, sur les ruines de la société ancienne, une société s'établit, ayant pour but suprême de rendre ceux qui la composent pareils à ceux qui occupaient antérieurement et qu'elle a expropriés, les mêmes causes amènent les mêmes effets — seulement ils sont bien autrement graves. Les généraux d'hier, sauf les condottieri à la Luckner, étaient des hommes indépendants, pour qui le militaire était une profession sans doute, mais non un métier, ni même une carrière. Ils n'attendaient point après leur solde et ne faisaient point fonds pour leur avenir sur leur avancement. Ils étaient eux-mêmes avant d'être maréchaux de camp ou lieutenants généraux. Gentilshommes d'abord, ils servaient, parce que c'était un devoir et un plaisir, non parce que c'était pour eux une obligation matérielle. Ils ne tenaient point à leur état au point qu'ils y sacrifiassent leurs opinions politiques ou religieuses. Que l'on compare l'attitude de l'état-major général de l'armée en 1792 et en 1814. En 1792, on citerait à grand'peine dix généraux de l'ancienne armée qui n'aient point émigré ou démissionné, qui n'aient point par suite renoncé à leurs appointements et brisé ce qu'on appellerait aujourd'hui leur carrière. Combien citerait-on de généraux de 1814 qui, sous la Restauration, n'aient point sollicité la flétrissante faveur d'être employés ?

On ne saurait dire que, chez un grand nombre d'officiers généraux de l'armée de Napoléon, le dévouement pour sa personne et pour les principes qu'il représentait ait été moins ardent que n'avait été, à la fin de la Monarchie, l'attachement à Louis XVI et à la Royauté. Si les effets ont été aussi différents, c'est que la qualité, l'origine, l'éducation des hommes et surtout les habitudes de vivre et de penser différaient absolument. Pour les uns, il était aussi naturel et simple de s'en aller, quitte à vivre de misère et à traîner par l'Europe leur vagabond exil, que, pour les autres, il était naturel de rester, de prétendre à tout prix poursuivre une carrière qui leur assurait les honneurs dont ils étaient ambitieux, tout au moins une existence matérielle agréable, quitte à renier des lèvres durant quinze ans les dieux qu'ils avaient adorés — qu'ils adoraient toujours.

Donc, les difficultés que pouvait rencontrer un souverain d'ancien régime en présence d'un corps d'officiers généraux gentilshommes et tenant à la Cour, si grandes qu'elles pussent are, n'étaient rien à côté de celles que Napoléon avait à surmonter et qui tenaient ainsi, les unes à la transformation de la société, les autres à des causes secondes et qui ne sont pas moins importantes.

En effet, si Napoléon, ayant organisé lui-même l'armée comme la nation, l'a fait avec des hommes presque tous ses contemporains ; si les cadres anciens se sont trouvés par le fait de l'émigration et de la Révolution dégarnis de tous ceux qui, ayant des droits acquis sous l'ancien régime, les eussent indéfiniment encombrés ; l'avancement, par ce fait même, est devenu à ce point rapide que la plupart des officiers généraux de la Révolution n'ont pas mis plus de deux années à franchir tous les grades. Ils sont donc tous ou presque tous de très jeunes hommes et, par suite, l'avancement de ceux qui les suivent se trouve arrêté d'une façon absolue. II n'en est pas ici comme dans une armée normale, où, si lent qu'il soit en temps de paix, l'avancement dans les grades inférieurs est assuré chaque année par l'arrivée à l'âge de la retraite d'un certain nombre d'officiers généraux ou supérieurs. Ici, tout est bouché, puisque tous les généraux de division et -tous les généraux de brigade sont de la même génération et qu'ils sont tous singulièrement jeunes. A moins qu'on ne les pousse dehors, soit par la force, soit par une ingénieuse persuasion, ils s'éterniseront dans le cadre et, vieillissant peu à peu, finiront par donner à la France un état-major général uniquement composé de sexagénaires, destiné par suite aux défaites inévitables. Ils disparaîtront presque tous ensemble, cela est vrai : mais ce sera pour être remplacés par une série d'hommes aussi vieux, aussi fatigués ; car, derrière eux, en dehors des officiers de troupes, se trouvent, en posture pour l'avancement, des officiers d'état-major et des aides de camp du grade de colonel, de chef de bataillon ou d'escadron en nombre tel que, dès 1805, ils eussent fourni à eux seuls, a dit Mathieu Dumas, au moins la moitié des officiers supérieurs nécessaires pour commander tous les corps d'une armée de trois cent mille hommes.

Ainsi, ce n'était pas un échelon seulement qui se trouvait encombré, c'étaient tous les échelons menant au haut commandement. Que si l'on déversait ce trop-plein des états-majors dans les corps de troupes, on ne faisait que changer la position du problème, mais les termes restaient identiques et, de plus, comment les corps accueilleraient-ils des étrangers qui, la plupart, devaient à la faveur de leurs chefs immédiats un avancement exceptionnel et qu'ils n'eussent point obtenu dans la ligne ? Ne trouveraient-ils pas singulier qu'on paralysât ainsi, an profit d'individus inconnus et qui n'avaient point fait leurs preuves devant eux, le jeu naturel des grades ?

Si encore ces hommes avaient eu une valeur exceptionnelle comme éducation intellectuelle et comme éducation professionnelle, mais ils n'étaient, la plupart, ni mieux élevés ni plus instruits que la plupart des officiers de troupes. Ils avaient sur ceux-ci le désavantage de n'avoir point fait la guerre autant qu'eux et d'ignorer ou presque la tactique.

 Non seulement, par le fait même des institutions, les hommes destinés au haut commandement, d'une façon obligatoire, seront des vieillards, mais il y aura de grandes chances pour qu'ils soient entre les moins capables de leurs contemporains, entre ceux chez qui, même en la jeunesse, le feu sacré aura été le moins ardent. Dans les armées, comme ailleurs, ce sont les meilleurs qui se ménagent le moins. Ils se font tuer, blesser, estropier, parce qu'ils recherchent toutes les occasions de se distinguer et que, chez eux, la passion étouffe toute prudence. La gloire à laquelle ils prétendent, ils l'acquièrent souvent aux dépens de leur vie, et toujours aux dépens de leur santé. Les autres résistent d'autant plus longtemps que leur tempérament les a moins emportés. Ils n'ont pas fait et ne feront pas d'action déshonorante ou basse. Ils rempliront avec assez de conscience les obligations de leur état, mais, entre deux partis, ils choisiront celui. qui leur paraîtra le plus sûr 'pour eux-mêmes. L'avancement étant leur grande affaire, ils ne négligeront rien pour parvenir et seront souvent préférés parce qu'ils seront toujours disponibles. Les cadres s'encombreront ainsi peu à peu d'hommes médiocres qui, dans chaque promotion, se trouveront confondus au milieu d'officiers distingués et qui, ceux-ci disparaissant par mort, blessures ou fatigues de guerre, deviendront la règle, puisque seuls ils survivront et que seuls ils seront en état de faire la guerre vaille que vaille. Or il n'y a rien de positif à leur reprocher ; ils ont, par le fait de leur nomination et de leurs anciens services, des droits acquis, et les renvoyer semblerait le caprice d'un despote, amènerait un mécontentement général et causerait sans doute une révolution.

Donc, malgré tous les efforts de Napoléon pour précipiter le mouvement et renouveler les têtes de colonne, le péril signalé dès 1805, était devenu à la fin de l'Empire, malgré les guerre continuelles, singulièrement pressant, et si l'on admet cette hypothèse que l'Empire, triomphant au lieu de s'écrouler en 1814 sous l'effort de l'Europe coalisée, eût continué jusqu'en 1825, l'armée, la cavalerie surtout, se fût trouvée à cette date, par vice du haut commandement, impropre au combat.

 

***

Mais outre ce problème qui, s'il se posait devant Napoléon, n'avait pas besoin encore, à ce qu'il semblait, d'une solution immédiate, il en était un autre tout à fait urgent celui-là et qui ne pouvait manquer d'éveiller dès le début toute son attention.

Dans les régiments de cavalerie, l'émigration et la guerre avaient eu pour conséquence de faire monter très rapidement en grade tous les hommes qui joignaient à de la bravoure un semblant d'instruction. Désormais la matière progressible, si l'on peut dire, était épuisée. Tout ce qui avait pu être fait officier était officier — même officier général ou officier supérieur. Il restait en bas de très bons et de très braves sous-officiers de carrière, ne sachant ni lire ni écrire, ou bien à ce point englués dans leur métier qu'il eût été impossible de les en tirer pour les mettre à la tête d'un escadron. Excellents là où ils étaient, ils eussent été déplacés dans un autre milieu. Tout au plus pouvaient-ils — ceux qui apprenaient à lire — passer lieutenants.

La conscription versait chaque année des contingents ; mais les conscrits étaient les pauvres et les illettrés. Tout ce qui était bourgeois, tout ce qui avait une certaine aisance achetait un remplaçant. Ce n'était donc point dans le contingent annuel qu'on pouvait trouver des officiers surtout des officiers de cavalerie.

Les engagements volontaires fournissaient à la vérité quelques sujets, mais dans le Tiers-État, à Paris comme en province, le métier militaire était en ce temps des moins considérés. S'engager était faire acte d'indépendance ; être soldat passait pour un métier de paresseux, et cela était réservé pour les mauvaises têtes. La considération allait bien plutôt à celui qui avait payé trois remplaçants, car cela prouvait qu'il était riche, qu'à celui qui offrait sa peau. Soit qu'il fût resté du préjugé contre les racolés de l'ancien régime, soit qu'on craignît que les garçons ne prissent de mauvaises manières et des façons soldatesques ; soit qu'on trouvât odieux d'avoir peiné à élever ses enfants pour qu'ils allassent se faire tuer, soit qu'on ne vit point dans ce métier la stabilité désirable pour une famille bourgeoise, pour toutes ces raisons et pour d'autres encore dont la meilleure ou la pire est la répugnance instinctive dans cette classe contre tout danger spontanément affronté, ce n'était qu'à son corps défendant, contraint et forcé, qu'un père de famille tolérait un semblable coup de tête.

De l'ancienne noblesse, de la classe de tout temps habituée à aimer et à manier les armes, quelques jeunes gens s'engageaient déjà volontairement dans l'armée ; mais, si rapidement qu'on leur fît franchir les bas grades, n'était-il pas à redouter qu'ils ne trouvassent dans le métier de soldat des dégoûts qui les empêchassent de continuer ?

Sous-officiers, ne seraient-ils pas, pour l'avancement, en compétition avec ces sous-officiers de carrière qui, au point de vue strictement du service et des faits d'armes, auraient des droits bien plus anciens et bien plus positifs ? Faute d'une occasion de se produire, ne devraient-ils pas, dès lors, rester dans le rang ou faudrait-il qu'une faveur exceptionnelle vînt les y trouver, au risque de mécontenter leurs camarades et d'éveiller dans l'armée de l'Empire les mécontentements légitimes qui avaient tant contribué à la Révolution ? Il n'y avait point à compter sur les écoles : à la vérité, dès l'an X, le Premier Consul avait institué l'École militaire de Fontainebleau et il pouvait en attendre quelques résultats, mais qu'est-ce que Fontainebleau pouvait lui fournir en raison de ce qu'il lui fallait ? D'ailleurs, Fontainebleau n'était pas pour former des cavaliers : on n'y apprenait à monter à cheval que les six derniers mois qu'on y passait, et c'était de cavaliers tout faits, tout dressés, d'hommes de cheval que Napoléon avait besoin.

Enfin, ce n'était pas dans l'ancienne noblesse qu'il comptait recruter des élèves pour Fontainebleau et plus tard pour Saint-Cyr ou des cavaliers pour les escadrons de Vélites qu'il créa dans la suite. Ces deux institutions étaient plutôt destinées dans son esprit à attirer soit les jeunes gens de la bourgeoisie, soit surtout les fils d'anciens militaires : ouvrant l'école de La Flèche et les lycées impériaux à ces enfants dont il payait la pension, il les conduisait ainsi par la main jusqu'à l'entrée de la carrière militaire ; quant aux autres, il pensait à bon droit que, à ce contact, beaucoup en prendraient le goût, que l'éducation étant tournée de ce côté, la lecture des bulletins de la Grande Armée, l'habitude des exercices, de l'uniforme, tout, jusqu'aux tambours remplaçant les cloches anciennes, porterait les enfants des bourgeois à désirer être officiers. Mais cela était pour l'infanterie surtout : ce n'était guère qu'un onzième des promotions de Saint-Cyr qui était destiné à la cavalerie.

Comment recruter les officiers de cavalerie, comment en former pour l'avenir, comment en trouver pour le présent ? Pour l'avenir, il pouvait encore créer une série d'institutions combinées de manière à ramasser toute la matière dont on pouvait faire des cavaliers et à pomper de ce côté les forces vives qui seraient demeurées sans emploi. Il ne manqua point de le faire et le fit avec un tel esprit d'ordre que chaque institution correspond à une classe de la société. Comme, pour la cavalerie, il destinait d'abord les enfants appartenant aux familles dont c'était jadis le privilège d'approcher du souverain, il leur ouvrit l'école des Pages, au sortir de laquelle ils étaient nommés lieutenants ou sous-lieutenants. Le nombre en était limité sans doute : de 1805 à 1814, cent trente-quatre jeunes gens seulement entrèrent comme pages dans la Maison ; mais on peut mesurer les services qu'ils rendirent à ce simple fait : lorsque, en 1811, l'Empereur prétendit, avant de doubler l'effectif des Pages, constater ce qu'avaient fait à l'armée ceux qui y avaient trois ans de service, c'est-à-dire qui appartenaient aux promotions de sortie de 1806, 1807 et 1808, l'on trouva que sur vingt-neuf jeunes gens ; trois étaient morts des fatigues de guerre, trois avaient été tués, un (de l'Espinay) était chef d'escadrons, onze étaient capitaines, onze étaient lieutenants. L'histoire, jusqu'ici non écrite, des Pages de l'Empereur serait un beau livre à faire et qui montrerait sous un jour très neuf le rôle d'une institution mal comprise et mal interprétée.

Les Pages — et ceci en le prouvera plus tard — n'étaient admis que sur les demandes formelles, instantes et réitérées de leurs familles. Cela est à ce point vrai que, en 1811, pour quinze places, il se présente soixante-sept candidats, tous bien appuyés et rentés. Mais il était d'autres jeunes gens dont les familles pouvaient n'être point si désireuses de montrer leur adhésion à l'Empire qu'elles sollicitassent pour leurs fils l'accès de la Maison presque domestique du Souverain. Pour ceux-là, pour ceux que leur âge, l'absence de protections, ou l'insuffisance des motifs d'admission écarteraient des Pages, l'Empereur créa, en 1809, une École spéciale de cavalerie où les jeunes gens devaient entrer à seize ans, pour sortir sous-lieutenants après trois années d'études. Cette école était installée dans l'ancien château de Saint-Germain-en-Laye. Le nombre des élèves était fixé à cent cinquante par promotion et le complet qui ne fut jamais atteint, devait être de cinq cents. Outre un trousseau de 1.200 francs, ils devaient payer chaque année une pension de 2.400 francs. L'École se trouvait donc de fait, sauf un certain nombre de places réservées aux boursiers de l'Empereur, destinée uniquement à l'aristocratie de la nation. Cette aristocratie répondit à l'appel, mais dans une proportion moindre que Napoléon ne l'espérait : de soixante-huit au 1er janvier 1810, le nombre des élèves s'éleva à deux cent treize au 1er janvier 1813 ; cinq cents jeunes gens environ passèrent par l'École, de 1809 à 1814 et trois cent onze, presque tous appartenant aux familles qualifiées de l'Empire, en sortirent sous-lieutenants de cavalerie. La dernière promotion de soixante-sept élèves étant du 30 mars 1814, jour de la bataille de Paris, on peut compter que deux cent quarante-quatre élèves seulement ont servi aux armées.

 

***

Ces institutions pouvaient à la grande rigueur, fournir un recrutement progressif, mais, créées successivement pendant la durée du règne, elles visaient l'avenir et non le présent. Et c'était dans le présent, c'est-à-dire dès que le vœu unanime du peuple et de l'armée l'eut appelé à la magistrature suprême et qu'il eut à faire face, avec les éléments que lui avait légués la Révolution, à l'Europe de nouveau armée contre la France, que Napoléon avait le plus besoin d'officiers de cavalerie. Certes, il avait appelé à la rescousse tous ceux que la République avait chassés des rangs parce qu'ils étaient nobles et partant suspects, mais c'était bon pour les hauts grades. — A-t-on remarqué, à ce propos, que ce furent trois hommes de noblesse, tous trois emprisonnés sous la Terreur — Desaix, Kellermann et Champeaux — qui contribuèrent le plus après Bonaparte au succès de Marengo ? — Pour les grades inférieurs, il fallait de la graine nouvelle. Or, Napoléon sentait qu'il y avait, dans la nation réconciliée par lui, des éléments qui ne demandaient qu'à se donner, des jeunes gens qui, comme de bons chevaux hennissent à la poudre, aspiraient l'odeur des batailles et rêvaient pour eux un peu de cette gloire dont il était comme le distributeur suprême. Il recevait des lettres comme celle-ci :

GÉNÉRAL,

Je n'ai que seize ans, mais je suis fort. Je sais trois langues assez bien pour que plusieurs fois il ait été impossible de deviner dans les différents pays si j'étais Anglais, Allemand ou Français.

Trop jeune pour être soldat, j'ose vous demander d'être votre aide de camp. Soyez sir que je serai tué ou que j'aurai justifié votre choix à la fin de la campagne.

Pour que vous croyiez à mon dévouement, j'invoquerai près de vous un exemple qui réglera ma vie entière.

Mon père a été condamné à mort sous la Terreur. Après son jugement, ma mère obtint du geôlier de le laisser échapper de sa prison. Le lendemain, mon père apprit qu'on avait arrêté son défenseur officieux accusé d'avoir facilité son évasion. Il quitte son asile, se rend à la Commune, disant qu'il ne veut pas qu'un innocent souffre pour lui, et il a péri deux heures après.

Croyez-vous, Général, qu'après un tel exemple, je serai fidèle à l'honneur et à vous ?

SALUT ET RESPECT,

Cette lettre était signée CHARLES FLAHAUT et celui qui l'avait écrite, fils de Charles-François de Flahaut, comte de la Billarderie, décapité maréchal de camp, petit-fils de Charles-César de Flahaut, marquis de la Billarderie, lieutenant général et grand-croix de Saint-Louis, arrière-petit-fils de Flahaut, lieutenant-colonel du régiment de Saint-Germain-Beaupré, ayant parmi les siens tout proches deux autres lieutenants généraux et deux autres maréchaux de camp, semblait porter la voix au nom de tous ces jeunes gens honteux de demeurer oisifs, alors que sur le Rhin et l'Adige leurs aines allaient de nouveau croiser le sabre et se faire de la gloire. Mieux qu'autres ils avaient le droit de se faire tuer puisque, dans leurs veines, il n'était pas une goutte de sang qui ne fût de soldat.

Négliger ces bonnes volontés qui s'offraient ainsi dès le lendemain de Brumaire et qui montraient quelle action singulière pouvait exercer l'armée dans le ralliement des partis ; renvoyer ces jeunes gens à l'école alors qu'ils demandaient à marcher au canon ; se priver des fils et des petits-fils de ceux qui, à Fontenoy, en cette charge sublime de la Maison du Roi, trouvèrent la revanche de Crécy et d'Azincourt et montrèrent que ce n'est qu'au choix des terrains et à la supériorité de ses chefs que l'infanterie anglaise a dû ses succès ; rejeter ces cavaliers, alors que partout la cavalerie demandait des officiers et que ceux-ci — on le sentait — étaient nés pour être des chefs ; t'eût été en vérité une faute immense que le Premier Consul ne pouvait commettre. Mais, d'autre part, comment l'armée et la nation prendraient-elles, au lendemain de Brumaire, le rétablissement d'un corps quasi privilégié, même d'une école militaire d'où l'on sortirait officier sans avoir subi les hasards de la guerre, sans avoir passé par tous les rangs, surtout sans avoir enduré les promiscuités de la vie soldatesque ? Sans doute, on avait vu de singuliers et brusques avancements, dus, les uns à l'élection, les autres à la faveur des généraux ou au caprice des représentants : mais, dans le premier cas, l'excuse du salut public, loi suprême, était toute simple à donner ; dans le second, la formule démocratique se trouvait réservée et, puisqu'on n'avait pas encore trouvé le moyen de faire la guerre avec une troupe sans officiers, le système de l'élection était encore le plus satisfaisant pour les principes. A présent d'ailleurs, les choses s'étaient tassées. Les élus de la première heure, habitués en leurs grades ou en ayant acquis de nouveaux, avaient, aussi bien que les favorisés des généraux ou des Conventionnels, perdu le souvenir de ce qu'ils avaient été à l'origine et de la façon dont ils avaient gravi les premiers échelons. Pour eux comme pour les officiers subalternes, les sous-officiers et les soldats, — plus pour eux peut-être que pour les autres, — tout système qui aurait pour objet de favoriser l'avancement rapide de jeunes gens instruits, bien élevés, tenant à d'anciennes familles et portant des noms aristocratiques, semblerait une insulte à l'Egalité, l'une des trois divinités de la trinité républicaine. Aussi, faut-il voir de quelles précautions oratoires, le Premier Consul accompagne la création du corps qu'il nomme : Volontaires de la Réserve. C'est timidement qu'il glisse, le 17 ventôse, dans l'arrêté relatif à la formation de l'Armée de réserve, après un appel aux anciens soldats, aux vétérans, aux réfractaires de la conscription ou de la réquisition, un paragraphe relatif aux citoyens français autres que ceux nommés ci-dessus qui, dans cette circonstance extraordinaire, voudront accompagner le Premier Consul et participer aux périls et à la gloire de la campagne et qui devront s'inscrire chez les préfets et sous-préfets.

Il craint que le nom du général Mathieu-Dumas, chargé de l'organisation et chez qui l'on s'inscrit rue Neuve-Nicolas, n° 4, près le Vauxhall d'été, ne soit un motif d'inquiétude ; aussi fait-il affirmer qu'il n'y aura de différence entre ces nouveaux corps de défenseurs dé la cause nationale et ceux qui les ont précédés au champ de l'honneur, que l'avantage pour ceux-ci d'avoir cueilli les premiers lauriers, et d'avoir donné à leurs frères l'exemple et le gage des succès. Il y revient dans la première page du Moniteur, le 2, le 6 et le 10 germinal, avant de dévoiler les uniformes sur lesquels il compte un peu pour attirer, comme disaient jadis les racoleurs, la Belle Jeunesse. Car il y a deux uniformes, comme il y a deux catégories de Volontaires de la Réserve : l'un pour les fantassins, sur qui l'on n'a point l'air de beaucoup compter et qui de fait ne semblent pas avoir été organisés : c'est l'habit bleu de ciel à revers et parements chamois, à boutons blancs, sur un gilet blanc et un pantalon blanc que serrent des demi-guêtres : sur la tête, un chapeau rond à petit bord et un peu évasé, surmonté d'une peau d'ours en cimier : un côté un peu retroussé, piqué d'un panache bleu de ciel terminé par une touffe noire. Si seyant que soit cet uniforme et si peu coûteux, car il est fourni pour 69 francs 75 centimes, compris le bonnet de police, et le total de l'uniforme, de l'équipement, du linge et chaussures ne va qu'à 114 francs 75 centimes, il eut si peu de succès que l'on ignore s'il se présenta un seul volontaire et l'on serait tenté de croire que ces fantassins, qui n'existèrent jamais que sur le papier, n'étaient destinés qu'à faire passer les cavaliers ; ceux qu'on appela les Hussards Bonaparte et que la blague parisienne, toujours prête, avait baptisés les Canaris. Berthier était alors ministre de la Guerre, et il eut toujours une singulière passion pour le jaune dans les uniformes, témoin les costumes qu'il donna plus tard à son armée de la principauté de Neufchâtel, à ses chambellans, à ses domestiques et à toute sa maison.

C'était joli pourtant, en grande tenue, cette pelisse jaune chamois, à. bordure noire, courte, de poil frisé, que paraient les trois rangées de boutons blancs, moitié fil blanc, moitié fil bleu de ciel, les nœuds à la hongroise sur les manches, et les petites basques, et les tresses carrées marquant la taille ; c'était joli, sous cette pelisse, le dolman jaune chamois, à parements et collet bleu de ciel, que serrait la ceinture bleu céleste avec nœuds d'agréments jaunes, et le gilet bleu céleste, et la culotte à la hongroise bleu céleste, et sur la tête le schako de sept pouces et demi de hauteur, paré d'un retroussis bleu céleste, surmonté d'un panache rouge et attaché d'un cordon mélangé bleu et blanc. Il est vrai que cet habillement, compris la tenue d'écurie, coûtait 350 francs 20 centimes, qu'il fallait ajouter l'équipement de 39 francs 50 centimes, le harnachement de 134 francs, les ustensiles d'écurie de 12 francs 50 centimes, le linge et chaussures de 21 francs 80 centimes — soit 557 francs 70 centimes — plus un cheval d'armes de sept à neuf pouces que le Gouvernement ne se chargeait de fournir à aucun prix et que le Volontaire devait amener. La dépense dans ces conditions montait à un chiffre fort élevé, inabordable pour les jeunes gens du peuple et de la petite bourgeoisie. Le but se trouva donc atteint, car le Premier Consul, sous couvert des Volontaires de la Réserve, n'en eut pas moins ses futurs officiers de cavalerie tels qu'il les souhaitait, et de la catégorie sociale dont il les voulait.

Réussit-il à en avoir un nombre ? L'histoire des Hussards Bonaparte n'a point été écrite et l'on est fort embarrassé pour la suivre. La formation simultanée à Orléans et à Caen des régiments de Hussards à pied commandés le premier par le chef de brigade Guyard et le second par l'adjudant général Valette, est pour jeter une obscurité de plus sur les Hussards à cheval avec qui l'on est tenté de les confondre. Il semble que ceux au moins qui s'étaient engagés à Paris, dont certains avaient été habillés et équipés au moyen d'une souscription dont on trouve trace à la date du 28 germinal, furent formés le 11 floréal en un escadron qui échangea le nom des Volontaires de la Réserve pour celui de Cavalerie de la légion du Premier Consul. Cet escadron, composé de deux compagnies, était commandé par un chef de brigade, le citoyen La Barbée, qui se nommait en réalité, Marin de la Barandière de la Barbée et avait été un trait de temps, chef de brigade du lle Dragons. Les officiers, nommés tous le 9 floréal, avaient pour la plupart déjà servi : il y avait d'anciens chefs d'escadron, d'anciens lieutenants de cavalerie, d'anciens gardes du corps, un ancien aide de camp de La Fayette, le citoyen Peyre, un ancien aide de camp du général Danican, le citoyen Fontenelle ; il y avait comme lieutenant, M. de Vaudey, ancien capitaine de dragons, le même dont la femme, née d'Arçon, fut, fort peu de temps, dame du palais de l'Impératrice Joséphine et eut d'assez surprenantes aventures. De ces officiers, on a d'ailleurs assez de peine à suivre les traces. Un seulement, M. de Chaponne', qui fut aide de camp de Leclerc et d'Oudinot, chef d'état-major des Grenadiers de la Réserve, adjudant commandant et officier de la Légion, paraissait destiné à une belle fortune militaire, mais il mourut à Vienne en 1809 des blessures qu'il avait reçues à Essling.

De Paris, les Volontaires du Premier Consul paraissent avoir été concentrés à Compiègne d'où ils partirent directement, le 11 prairial, pour Genève. Ils ne se trouvèrent donc pas réunis au e Hussards à pied que l'on voit au camp de Dijon à la date du 29 thermidor. Deux escadrons passent à Berne, le 3 fructidor, en marche pour le pays des Grisons et séjournent ensuite à Lucerne. Dans l'État des chevaux livrés aux troupes à cheval pendant le cours de l'an VIII, on rencontre sous la rubrique Services divers, 171 chevaux, dont 151 provenant de la levée et 20 provenant d'achats, lesquels ont été livrés pour le service des postes des armées, à la gendarmerie, aux Volontaires de l'Armée de réserve, à la manufacture d'armes de Versailles, etc. Dans les bulletins de l'Armée des Grisons, dont ces Volontaires firent partie, ils ne se trouvent point cités et tout ce que l'on sait d'eux d'une façon positive, c'est que, au moment où ils furent licenciés à Metz, par le général Bourcier, le 25 germinal an IX, le corps présentait un effectif de 19 officiers, 601 sous-officiers et hussards et 373 chevaux, qu'il formait deux escadrons de deux compagnies chacune. Parmi les officiers, il s'en trouve comme Enée, Deynés, Robert-Choisy, Daubenton, Rohaut, Givry, Berruyer, Laroque, Duverger qui ont atteint de hauts grades, mais on n'a point de renseignements sur leurs actes durant la campagne.

On pourrait penser que parmi les Volontaires, il s'en serait trouvé qui auraient écrit leurs souvenirs. Trois généraux de division, Ségur, Flahaut, Pire, y ont fait leurs premières armes. Mais Ségur, qui s'y est engagé le 24 ventôse an VIII, a été nommé sous-lieutenant le 9 floréal de la même année et a fait la campagne comme adjoint à l'état-major ; Flahaut, engagé le 24 mars 1800 (3 germinal), passe au 5e dragons le 19 mai (30 floréal) ; Piré, nommé maréchal des logis chef dès son incorporation, est le seul qui ait fait un service. Il est capitaine de la te compagnie du 2e escadron au licenciement et passe avec ce grade dans un régiment de cavalerie ; mais Piré, bien qu'il eût une plume des plus alertes, un style à l'emporte-pièce, un esprit au niveau de son cœur, et de son cœur il a donné de bonnes preuves, ne paraît pas avoir laissé de mémoires. Enfin, le Moniteur cite comme ayant été hussard volontaire Cuvelier de Trie, lequel n'a pas écrit moins de cent dix pièces de théâtre, mais pas une ne semble lui avoir été inspirée par son service militaire.

Des exemples que l'on tient, qui sont certains, et que, sans aucun doute viendraient grossir des recherches plus attentives, résulte la certitude que, pour Bonaparte, le résultat avait été atteint dès que l'engagement avait été contracté ; que son but n'avait pas été de renforcer son armée pour la présente campagne — terminée avant que les Volontaires fussent partis de Paris — mais d'attirer à son service, pour l'avenir, des jeunes hommes tels que Ségur, Flahaut, Piré. Ségur, petit-fils d'un maréchal de France, mais fils d'un père déjà rallié, Ségur qui, dans ses mémoires, a rendu compte de tout ce qu'il avait éprouvé au moment où, s'engageant au service du Premier Consul et de la France, il rompait avec sa société, ses amis, et même sa famille ; Flahaut, fils d'un père guillotiné, mais ayant eu d'enfance, par les enseignements de sa mère — la future madame de Souza — l'esprit libéré et éclairé ; Piré, plus étrange encore que les deux autres, breton-bretonnant, ayant chouanné à l'âge où l'on est aux bancs du collège, ayant été de l'expédition de Quiberon, de toutes les entreprises de Puisaye et de Georges Cadoudal ; Piré, Rosnyvinen en son nom, marquis en son titre, ayant eu son grand-père président de la Noblesse de Bretagne aux États de 1770 ! Et de ces trois, deux furent aides de camp de l'Empereur, Ségur et Flahaut ; et de ces trois, deux furent proscrits pour l'Empereur, Flahaut et Piré.

D'autres, combien d'autres sortiront quelque jour de l'ombre lorsque les Hussards Bonaparte trouveront leur historien, que patiemment l'on recherchera homme par homme les états de service, mais en attendant ceux-ci suffisent. On ne rencontrera rien de pareil à leur héroïsme, à leur intelligence et à leur dévouement.

 

***

La formation des Volontaires de la Réserve avait donc donné, au moins en partie, ce que le Premier Consul attendait d'elle ; aussi lorsque la guerre se renouvela, il tenta, par quatre institutions différentes, d'atteindre un but analogue. D'abord il créa et organisa le corps des Vélites à cheval, composé de conscrits des trois dernières années, à raison de six par département, ayant par eux-mêmes ou leurs parents un revenu assuré de 300 francs. Les Vélites, au nombre total de huit cents, divisés en huit compagnies, devaient être commandés par des cadres fournis moitié par les Grenadiers à cheval et moitié par les Chasseurs à cheval de la Garde : on leur promettait comme récompense de les admettre dans la Garde, mais, de fait, ils passèrent la plupart sous-lieutenants dans la ligne.

Le second corps, qui fut seulement projeté, qui ne fut organisé que sur le papier et qui ne fit pas la campagne, devait être une garde d'honneur dans laquelle entrerait tout individu ayant un peu de fortune et qui accompagnerait l'Empereur en campagne. C'était le moyen que Napoléon avait trouvé pour satisfaire une grande partie de l'ancienne noblesse qui voulait servir et qu'il ne savait comment présenter à l'armée. M. de Ségur, le conseiller d'État, grand maître des Cérémonies, devait commander le corps où l'on sait qu'étaient entrés M. César de Choiseul, M. de Bouillé, M. de Luçay et plusieurs autres officiers de la Maison civile de l'Empereur. Un certain nombre de jeunes gens s'inscrivirent dans les départements et plusieurs d'entre eux reçurent le 10 février 1806, sans qu'on leur eût demandé aucun service, sans qu'ils eussent été incorporés ou qu'ils eussent même fait confectionner leur uniforme, leur brevet de sous-lieutenant dans les régiments de cavalerie, tel fut le cas de Boni de Castellane qui devint maréchal de France et du duc de Mortemart qui fut officier d'ordonnance de l'Empereur, général de division, ambassadeur à Pétersbourg, pair. de France et sénateur.

Il semble, d'après de certains documents, que l'organisation de cette garde d'honneur avait été confiée au sénateur Dubois-Dubais et au général d'Agoult et que les choses furent menées assez loin pour qu'un sieur Cailly, ancien commissaire des guerres, ait été désigné comme quartier-maître. Mais ce ne sont là que des hypothèses et il paraît plus vraisemblable que ces nominations s'appliquaient à un troisième corps dont l'Empereur avait décidé aussi la création.

En effet, en même temps qu'il autorisait la formation du corps Ségur, l'Empereur décrétait (7 vendémiaire an XIV) la création de deux escadrons de Guides destinés à porter les ordres aux états-majors et à être envoyés en ordonnance auprès des généraux. Ces deux escadrons, composés chacun de deux compagnies de cent hommes — cent dix-neuf avec les officiers, sous-officiers, brigadiers et trompettes — devaient être uniquement recrutés parmi les officiers réformés, nés dans le département du Haut et du Bas-Rhin, et ceux qui, nés dans les autres départements, parleraient très bien la langue allemande. On serait donc tenté, à première vue et en ne tenant compte' que de ce côté de l'institution, de trouver une singulière analogie entre ces Guides interprètes de l'Armée d'Angleterre créés par arrêté des Consuls du 12 vendémiaire an XII. Mais ce qui distingue essentiellement les deux corps, c'est que l'un est composé d'engagés volontaires auxquels on demande des notions spéciales sur la langue et la topographie de l'Angleterre, mais auxquels on promet simplement la solde sur le pied de celle des dragons, sans nul avantage particulier, tandis que l'autre est composé uniquement d'officiers au-dessous du grade de capitaine qui continuent à toucher leur traitement de réforme et reçoivent de plus une somme annuelle qui de 1.080 francs pour le simple guide, s'élève jusqu'à 1.600 francs pour l'adjudant-major sous-officier. Il leur est alloué par surcroît pour frais de première mise une somme de 400 francs, moyennant laquelle ils doivent se pourvoir d'un cheval et fournir à leur habillement. L'habit est blanc, à aiguillettes jaunes, avec contre-épaulette sans franges ; la culotte de peau est jaune et, comme coiffure, l'on porte un casque de dragon. Les Guides seront commandés par des officiers en activité qui tous auront un grade supérieur à celui qu'ils occuperont dans l'escadron : ainsi les chefs d'escadrons seront pris parmi les colonels en activité, les capitaines parmi les chefs d'escadrons et ainsi de suite.

On ignore pour quels motifs ce corps qui avait, paraît-il, trouvé amplement à se recruter, ne fut pas employé à la Grande Armée et fut licencié au bout de quelques semaines par le général Bourcier. On peut penser qu'il en fut de lui comme du corps Ségur, et que, comme l'a dit l'Empereur un an plus tard : La rapidité des mouvements de la Grande Armée termina la guerre avant que cette jeunesse eût pu donner des preuves de son dévouement et de son courage[1].  On peut croire aussi, d'après le général Thiébault, que la Garde impériale ne trouva point cette création de son goût, ne se gêna point pour le dire, et même le crier, et que, devant un mécontentement qu'il sentait général, l'Empereur, sans l'abandonner, ajourna son projet. Mais il faudrait penser alors que le corps Ségur et le corps d'Agoult ne font qu'un seul et même corps, que l'Empereur a eu l'idée de fondre ensemble les deux éléments, l'un tiré de la jeune noblesse, l'autre sorti de l'armée, afin d'en constituer une réserve d'officiers et que les Guides interprètes de l'Armée d'Allemagne n'ont été qu'une façade nouvelle qu'il a donnée à un plan ancien.

On est un peu mieux fixé sur le dernier système qu'employa l'Empereur, pendant la campagne de l'an XIV, pour attirer à son service, en leur conférant immédiatement un grade, les jeunes gens de l'aristocratie. Au moment de la capitulation d'Ulm, il choisit parmi les prisonniers, un certain nombre d'hommes, beaux et vigoureux soldats, qui consentaient à s'enrôler sous ses drapeaux ; il en forma deux régiments dont il se réserva d'organiser les cadres par des promotions faites au titre étranger, sans tenir compte des règles générales de l'avancement.

Les officiers ainsi nommés pouvaient ensuite passer avec leur grade dans des régiments français et, dit M. le général Thoumas, le tour était joué...

Le tour n'était pas si mauvais, puisqu'il fournit à la France des officiers de la valeur de Sainte-Croix, et les régiments de La Tour d'Auvergne et d'Isembourg ne firent point si piètre figure qu'on ait dû se repentir de les avoir formés.

 

***

Si ces tentatives pour attirer au service de la cavalerie n'avaient point également réussi, elles n'avaient point été infructueuses et elles avaient fourni, pour l'avenir, de précieuses indications. Aussi, dès que la guerre avec la Prusse parut inévitable, l'Empereur, sollicité par un certain nombre de jeunes émigrés récemment rentrés d'autoriser la formation de deux ou trois escadrons de partisans, ne manqua point d'utiliser les bonnes volontés qui se présentaient. Par une circulaire aux préfets en date du 24 septembre 1806 dont il dicta lui-même le projet, il décida que tout homme âgé de plus de dix-huit ans et de moins de quarante ; ayant assez de fortune pour s'équiper, se procurer un cheval et faire la route à ses frais, n'aurait qu'à se rendre à Mayence où il s'adresserait au maréchal Kellermann chargé de l'organisation du corps des Gendarmes d'ordonnance de l'Empereur.

Le nom, cette fois, indiquait ouvertement ce que Napoléon prétendait rétablir. Les compagnies de Gendarmes de la Maison du Roi qui ont joué dans l'histoire militaire un rôle inoubliable, étaient composées uniquement de gentilshommes ou d'hommes vivant noblement, qui tous avaient rang d'officiers, et qui, en effet, étaient destinés, à leur sortie des Compagnies rouges, à fournir à la cavalerie le plus grand nombre de ses chefs.

L'Empereur, il est vrai, dans cette formation comme dans celle des Volontaires de la Réserve, prévoyait des fantassins en même temps que des cavaliers, mais, quelque assurance qu'il montrât au sujet du grand nombre de citoyens qui se présentaient pour faire une campagne à pied, il visait surtout la cavalerie. Le haut chiffre de la pension exigée (600 francs par an), de la somme à verser pour l'équipement (1.900 francs) suffisait à désigner les éléments sur lesquels il comptait.

L'uniforme bien moins voyant que celui des Hussards Bonaparte était pour les simples gendarmes un uniforme d'officier : C'était un habit ou plutôt un surtout vert comme les Chasseurs à cheval, sans passepoil ni couleur, mais avec aiguillette et trèfle en argent ; le gilet écarlate tressé en argent ; le pantalon à la hongroise vert, tressé aussi en argent ; le schako noir garni en argent, avec aigle, bord de visière, gourmette, cordonnet et pompon en argent, plumet blanc sur le pompon. L'armement consistait en un sabre demi-courbe, une petite carabine et une paire de pistolets ; l'équipement était à la hussarde, entièrement vert à galon d'argent. Les officiers se distinguaient à la largeur des galons, à l'épaulette, à l'aiguillette et au galon de schako en torsade comme dans la Garde, enfin à la plume blanche flottante surmontant le pompon.

Le corps faisait partie de la Garde et jouissait des mêmes avantages et de la même solde. A l'armée et partout où l'Empereur aurait une escorte, les Gendarmes devaient fournir un officier et un nombre de cavaliers égal aux Chasseurs de la Garde. Un officier devait toujours être de service auprès de l'Empereur pour remplir les fonctions d'officier d'ordonnance ; il devait être relevé au bout de quarante-huit heures.

Ainsi, d'une part, Napoléon accordait aux Gendarmes d'ordonnance, sur la question des escortes impériales, une partie des privilèges si enviés qu'avaient jadis les Chevau-légers de la garde du Roi ; d'autre part, il établissait un rapprochement qu'il n'est pas possible de méconnaître entre les Gendarmes d'ordonnance — créés ainsi le 23 septembre — et les Officiers d'ordonnance — créés quatre jours auparavant, le 19 septembre. — Comme lès Gendarmes d'ordonnance, les Officiers d'ordonnance de l'Empereur portaient alors l'habit vert relevé seulement par les aiguillettes en or.

Le vert était la couleur adoptée personnellement par l'Empereur. Sa livrée était verte, ses équipages étaient verts, ses valets de pied et ses cochers étaient habillés en vert, toute la domesticité de la Maison : par suite, les pages, qui, selon l'ancien usage, suivaient la livrée ; l'habit de chasse à courre et à tir était vert puisque le bouton est à la livrée. Ayant à donner à l'Italie, par lui délivrée, une couleur nationale, il lui avait donné le vert qui jouait dans le drapeau, dans les insignes souverains, dans les uniformes de l'armée, dans les costumes des dignitaires et des fonctionnaires à tous degrés, le rôle que jouait en France le bleu, couleur traditionnelle, obligatoire, et que Napoléon ne pouvait, ni ne voulait abandonner, puisque, selon les anciens héraldistes, elle est, depuis Charlemagne, la couleur de France. II n'en avait pas moins pensé quelque temps à une sorte d'étendard personnel, vert semé d'abeilles d'or, qui, hissé sur les palais impériaux eût annoncé la présence du souverain.

L'adoption du vert pour le fond de la tenue des Officiers et les Gendarmes d'ordonnance était ici d'autant plus caractéristique que, dans la Maison de l'Empereur, chacun des services était distingué par une couleur particulière ; les Officiers d'ordonnance, étant sous les ordres du Grand écuyer, et les officiers dépendant du Grand écuyer ayant pour couleur distinctive le bleu clair brodé d'argent, il eût été naturel pie les Officiers d'ordonnance fussent, dès le principe comme ils le furent plus tard, en bleu clair ; mais il avait tenu au vert pour les Officiers comme pour les Gendarmes d'ordonnance, afin de les faire mieux sa chose, de les rendre mieux à lui, de les désigner ainsi à tous les yeux comme appartenant à sa Maison. L'Empereur, sans aucun doute, comptait, après la campagne, conserver les Gendarmes d'ordonnance, les appliquer au service de la Cour et établir ainsi une sorte de pépinière où il eût pris ses officiers de cavalerie. Les résultats qu'il avait obtenus étaient pour le confirmer dans cette résolution : en deux mois, deux compagnies chacune d'environ cent cinquante hommes, avaient été formées et équipées et étaient parties pour le théâtre des opérations. Une troisième suivit presque aussitôt et, au moment de la paix de Tilsitt, une quatrième et une cinquième compagnie étaient prêtes à entrer en campagne. Les familles les plus illustres de l'ancienne France avaient tenu à être représentées dans le corps dont un Montmorency-Laval était le commandant de fait, bien qu'il ne fût de droit que commandant de la 1re compagnie, avec Carion de Nisas pour capitaine en second ; à la deuxième, le capitaine était M. d'Arberg, chambellan de l'Empereur, l'unique représentant d'une des familles les plus illustres des Pays-Bas ; à la troisième, M. de Choiseul, avec M. de Sourdis -en second ; à la quatrième, le prince Joseph de Monaco et à la cinquième le prince de Salm. Les lieutenants en premier et en second n'étaient pas de moins bonne maison : c'étaient MM. de Charbonnière, de Pital, de Juigné, de Norvins, Avogadre de Quinto, de Partz, Murat de Sistrières, de Savoie-Carignan, de Forbin, le duc d'Arenberg, de Brias Dabos de Binauville, Hippolyte d'Espinchal, Charles de la Bédoyère, Henri d'Espinchal, de Naucaze de Montravel, de Saluces de Menusci, de Rougas de Serviès, de Vence, de Walembourg. Et qu'on ne croie pas que le corps d'officiers fût plus brillamment composé que le corps des sous-officiers ; ceux-ci valaient ceux-là ; et les brigadiers valaient les sous-officiers ; et les simples gendarmes étaient de race aussi noble que leurs chefs. Veut-on savoir ce que les Gendarmes d'ordonnance qui, au moment du licenciement, n'étaient certainement pas sept cents au total, on fourni d'officiers généraux ou d'officiers supérieurs distingués ? Le dépouillement de listes, malheureusement encore très incomplètes, fournit déjà dix généraux de division  et de brigade, vingt-quatre colonels et vingt-cinq chefs d'escadron. Huit gendarmes méritèrent durant la campagne l'étoile de la Légion : ce furent le capitaine de Montmorency, les lieutenants Hippolyte d'Espinchal, de Charbonnière, de Pital et de Norvins, le maréchal des logis Charette, les gendarmes de Guerre et de Massa. Dix-sept hommes furent tués ou blessés dans les trois compagnies qui prirent part à la campagne.

Des deux résultats que l'Empereur se proposait en créant les Gendarmes d'ordonnance, le premier, celui d'appeler les jeunes nobles à son service, avait été certainement atteint ; mais, devant l'hostilité que témoignaient les anciens corps de la Garde contre un corps privilégié, il dut renoncer au second. Le 12 juillet 1807, les Gendarmes d'ordonnance furent licenciés : M. de Montmorency-Laval qui avait commandé le corps fut rétabli dans son ancien grade de général de brigade et obtint, le ter mars 1808, le gouvernement du palais de Compiègne, gouvernement qu'avait eu son père, le maréchal de Laval. Tous les officiers qui voulurent continuer à servir passèrent dans la ligne avec le grade supérieur ; les Gendarmes des trois premières compagnies furent nommés sous-lieutenants dans différents régiments de cavalerie ; ceux de la 4e et de la 5e qui n'avaient pas été prêts à temps, durent faire un stage d'un an dans les Vélites avant d'être nommés officiers. On peut compter que les Gendarmes d'ordonnance ont fourni près de quatre cents officiers de cavalerie aux armées impériales : cela mérite d'être compté.

Pour les Gendarmes à pied, il ne se présenta pas de quoi former les éléments d'une seule compagnie.

 

Dans les campagnes suivantes (Espagne 1808, Autriche 1809, Russie 1812), l'Empereur, satisfait sans doute de l'empressement qu'avaient témoigné les jeunes gens de la noblesse en 1806 et en 1807, ne réclama point officiellement leurs services et ne créa point de corps spéciaux. Il employa des moyens d'ailleurs tout aussi efficaces pour les faire peu à peu filtrer dans ses armées. Il profita de l'empressement que manifestaient les ci-devant gardes du corps de Louis XVI pour donner des cadres solides à la cavalerie du Royaume de Naples, du Grand-duché de Berg, même du Royaume de Westphalie. Il autorisa la levée, par le prince d'Arenberg, d'un régiment de son nom ; il établit dans les légions constituées dans divers. pays feudataires, vassalisés ou momentanément annexés, des corps de cavalerie dont les cadres furent recrutés en France hors des règles de l'avancement. Plus tard, en Espagne, il permit l'emploi, comme officiers, de presque tous les jeunes gens de famille qui se présentaient de bonne volonté. Les écoles qu'il avait fondées devaient d'ailleurs commencer à lui fournir des sujets, et il n'avait pas besoin de marquer une pénurie qui, de fait, était moindre.

Mais, au retour de Russie, il n'y avait plus de cavalerie : ni chevaux, ni hommes, ni officiers. Déjà très éprouvée durant la première partie d-e la campagne par les fatigues parfois inutiles que Murat lui avait imposées et par l'absence de fourrages, la cavalerie avait été anéantie par la retraite. Du ter au 10 novembre, trente mille chevaux avaient péri. A l'arrivée sur le Niémen, les régiments les meilleurs avaient de soixante-dix à quatre-vingts cavaliers : le 11e Hussards soixante-dix-neuf hommes ; le 12e Cuirassiers, treize officiers et soixante-huit hommes ; le 9e, quatorze officiers et quatre-vingt-trois hommes ; le 10e, cinq officiers, soixante-dix-neuf hommes, etc. Ces régiments forts à leur entrée en Russie de trente à trente-quatre officiers et neuf cents sabres avaient donc perdu les neuf dixièmes de leur effectif et le dixième subsistant était presque impropre à faire campagne.

L'Empereur résolut donc, puisqu'il allait appeler à l'aide de la Patrie toutes les ressources de la Nation, de provoquer, dans cette réserve aristocratique singulièrement ménagée par lui jusque-là, un effort analogue à celui qu'il devait exiger des autres classes du peuple : mais, pour que cet effort gardât l'apparence d'être volontaire et spontané : pour que l'opinion des salons à laquelle il attachait une étrange importance n'en devînt point encore pire ; pour que, s'il triomphait — et à ce moment il ne doutait pas du triomphe, — il gardât dans ses armées ceux qu'il allait engager à y entrer, sous quelle forme allait-il présenter son appel, et quels avantages promettait-il à ceux qui y répondraient ?

 

***

On a dit souvent que la première idée de la création des régiments de Gardes d'honneur avait été fournie à Napoléon par cet Escadron sacré formé le 17 novembre 1812, de quatre compagnies de cent cinquante chevaux chacune, recrutées dans chacun des quatre corps de cavalerie. C'était le moment le plus critique de la Retraite. Le péril était extrême. Les régiments de cavalerie n'existaient plus, pour ainsi dire, et, pour constituer une unité capable d'agir à un jour donné, il fallait grouper tous les hommes susceptibles de résistance. Les officiers généraux assemblèrent chez eux les officiers de leurs brigades respectives : Messieurs, leur dirent-ils, que ceux d'entre vous qui sont encore à cheval, dont la santé n'est pas trop affaiblie et qui se sentent capables de faire auprès de l'Empereur un service actif et périlleux, s'inscrivent. Les officiers pensèrent aussitôt qu'il s'agissait de constituer les éléments nécessaires pour faire au besoin une trouée au travers de l'armée russe et frayer passage à l'Empereur. La feuille de papier se couvrit de signatures — et c'était sa vie qu'on donnait ! — Tous les officiers en état de combattre s'enrôlèrent. J'en ai vu, a dit l'un de ces hommes, verser des larmes parce qu'ils ne pouvaient le faire, soit à cause du manque de chevaux, soit par maladie.

Le roi de Naples commandait l'escadron dont le général Grouchy était le capitaine-commandant — selon d'autres, il était capitaine de la compagnie. — Les généraux de division et de brigade étaient officiers et sous-officiers, les colonels brigadiers, les chefs d'escadron, les majors, les capitaines et les lieutenants simples gardes. Le premier rang de chaque compagnie était en entier composé de colonels et de chefs d'escadron. Ils ne purent pas mourir — au moins comme ils voulaient — d'une mort qui les immortalisât, en sauvant leur Empereur ; ils tombèrent l'un après l'autre, de faim, de froid, de fatigue. Ney, après la Bérézina, avait sauvé l'armée. C'est ce crime, peut-être, qu'on ne devait pas lui pardonner...

Né de circonstances sans précédents dans l'histoire, l'Escadron sacré n'eut d'existence que durant un mois à peine, car il fut dissous à Kowno, le 10 décembre. Sans doute les cavaliers de l'Escadron sacré portèrent le nom de Gardes du corps, mais, bien plus que l'Escadron sacré, les Gardes d'honneur rappellent les Hussards Bonaparte, la Garde d'honneur de Ségur et les Gendarmes d'ordonnance. Ils ne doivent pas être confondus avec ces Gardes d'honneur qu'on formait dans chaque ville que l'Empereur et l'Impératrice devaient honorer d'un séjour et qui, sous les uniformes les plus variés et parfois les plus étranges — car toutes les couleurs les plus voyantes, les plus claires, les plus heurtées avaient été mises à contribution et l'on vit même en Vendée des gardes habillés en mamelucks — partageaient le service avec la Garde impériale, servaient aux escortes et attiraient à leur chef temporaire quelque magnifique présent du souverain. Sans doute, l'Empereur avait l'espérance que certains jeunes gens voudraient noircir quelque peu à la poudre des batailles leur uniforme de parade, mais lorsque, dès le retour de la campagne de Russie il songea à faire un appel à quelques-uns d'entre eux, il n'imaginait pas qu'il y eût besoin de les contraindre et il pensait que ce serait assez de leur montrer la patrie en péril, de leur proposer ce suprême honneur de garder le souverain et la dynastie.

Pour remuer les gens de peu, petits bourgeois, étudiants, artisans, apprentis, qui, vingt-deux ans auparavant, avaient sauvé et vengé la Nation, il en avait fallu beaucoup moins et beaucoup plus. On ne leur avait pas promis qu'ils garderaient le souverain, mais on leur avait montré la Révolution en péril ; or, en même temps que les entités républicaines, ce qui était menacé c'était la classe nouvelle de propriétaires : quiconque avait acheté parcelle des biens du Clergé, des biens du Roi, des biens des émigrés serait tenu à restituer, et tous les odieux impôts dont les nobles et les prêtres étaient exempts retomberait sur le peuple, et l'ancien régime serait rétabli. C'est contre cela que les paysans firent partir leurs fils et que, partout en France où la révolution agraire avait été acceptée avec joie, il se trouva des hommes pour défendre la révolution politique.

Les classes privilégiées auxquelles l'Empereur s'adressait, qu'il avait rétablies dans la portion d'honneurs et dans la partie de biens qu'il pouvait leur rendre sans mécontenter le reste de la Nation, seraient-elles assez reconnaissantes pour vouloir d'elles-mêmes, sans contrainte, défendre les institutions qu'il leur avait données, la sécurité qu'il leur avait procurée, la fortune qu'il leur avait rendue ? Il le croyait — mais, jadis, les autres n'avaient-ils pas à redouter de l'étranger tout ce que ceux-ci pouvaient en attendre aujourd'hui ?

La reconnaissance pouvait-elle produire en eux ce qu'avait produit l'intérêt ? Pouvait-on espérer d'un mouvement réglé, défini, limité, d'un mouvement provoqué par l'ambition et le désir de menus honneurs de Cour, ce qui était résulté de l'enthousiasme le plus ardent, chauffé par tous les moyens, par la nécessité de servir, sous peine d'être guillotiné par les siens, par la nécessité de vaincre, sous peine d'être dépouillé par les vainqueurs ? Quoi qu'il en fût, dissimulant, peut-être même vis-à-vis de soi, les mobiles qui le faisaient agir, n'envisageant, semble-t-il, la création nouvelle que sous un point de vue d'étiquette, l'Empereur dicta le 30 décembre 1812 la note suivante :

NOTE

L'on trouve que la Garde impériale n'est pas assez brillante et que ses uniformes et ses décorations ne répondent pas à l'éclat et à la majesté qui doivent entourer les souverains.

L'on trouve que les portes des palais et les portes des appartements ne sont pas suffisamment gardées, soit que les huissiers et portiers ne fassent pas leur devoir, soit qu'ils ne soient pas armés comme ils devraient l'être.

On pourrait étudier un projet pour la formation de compagnies de Gardes du corps, qui en même temps qu'ils feraient une véritable garde, fourniraient en même temps une pépinière d'officiers pour l'armée.

On pourrait aussi faire un projet pour la formation d'une ou plusieurs compagnies de Gardes des portes qui feraient le service à l'instar de la Garde noble hongroise à Vienne, des Cent-suisses en Saxe. On leur donnerait un bel habillement.

Pour les Gardes du corps on pourrait les cuirasser.

Voilà donc sous quelle forme s'est présentée tout d'abord à l'esprit de Napoléon la nouvelle institution des compagnies de Gardes du corps ; comme on voit, il n'est nullement question d'y faire entrer les gardes d'honneur des villes ; tout au plus peut-on penser que Napoléon comptait y faire des recrues.

Sur cette note, qui doit leur servir de base de travail, le ministre de la Guerre, Clarke, et le grand-maréchal, Duroc, sont chargés simultanément d'établir un projet dont Duroc doit coordonner les éléments et qu'il mettra au point. Duroc est prêt. à la fin de janvier. — Le rapport de Clarke en date du 12 est vu le 13 par l'Empereur qui y met cette annotation : Renvoyé au duc de Frioul pour lire cela avec attention. Paris, 13 janvier 1813. N. — Il soumet à l'Empereur un plan dont voici l'économie générale :

Indépendamment de la Garde impériale, il est créé pour la garde de l'Empereur, de l'Impératrice et du Roi de Rome un corps de Gardes du corps. Ce corps est composé de six compagnies formées chacune de deux escadrons. A la tête de chaque compagnie est un capitaine colonel général, indépendant de ses collègues, le corps entier n'ayant d'autre commandant en chef que l'Empereur. Néanmoins, les détails du service sont réglés par un major général (général de division) et deux aides-majors généraux (généraux de brigade). Chaque compagnie a un état-major composé de : un capitaine colonel général, maréchal ou grand officier de l'Empire, un adjudant-major, tin chirurgien-major, un aide-chirurgien, deux adjudants sous-officiers (rang de capitaine), un porte-étendard (rang de capitaine) — chaque compagnie a son étendard. — De plus, un petit état-major, composé d'un trompette-major, un timbalier, un vétérinaire, deux maréchaux ferrants et cinq maîtres ouvriers : ceux-ci non montés. La compagnie est formée de deux escadrons, composés chacun d'un chef d'escadron (rang de colonel), deux premiers lieutenants (rang de major), deux seconds lieutenants (rang de chef d'escadron), un maréchal des logis chef, cinq maréchaux des logis (rang de capitaine), un brigadier-fourrier, dix brigadiers (rang de lieutenant), cent 'huit gardes et trois trompettes. L'effectif de l'escadron est donc de cent trente-trois hommes montés ; celui de la compagnie de deux cent quatre-vingt-trois hommes, celui du corps de dix-sept cent un hommes. Chaque garde, âgé de plus de vingt ans et de moins de trente-cinq, d'une taille minima de cinq pieds quatre pouces, doit jouir d'un revenu annuel et personnel de mille francs, s'habiller et s'équiper à ses frais, et est nommé, par décret, parmi les fils des cinq cents plus imposés ou des membres des collèges électoraux de chaque département. Il a rang et prérogatives de sous-lieutenant de cavalerie et peut être placé comme tel au bout de deux ans. Il n'est admis à prendre son service que s'il a six mois de service au corps et s'il a prêté serment. Les officiera et sous-officiers qui, pour la première formation, seront choisis parmi les officiers de la Garde impériale, sont nommés par décret. Les officiers prêtent serment aux mains de l'Empereur.

Les Gardes du corps ont deux tenues : tenue de service et tenue de campagne. La tenue de service consiste en un habit de drap à la française, vert impérial, avec parements, revers, retroussis et doublures de couleurs différentes selon les compagnies : écarlate pour la première, jonquille pour la deuxième, cramoisi pour la troisième, capucine pour la quatrième, rose pour la cinquième, blanc pour la sixième : la poche est en long et à trois pointes ; l'habit dont les boutons, les garnitures et les décorations sont en or, est galonné en or sur les revers, les parements et les poches, a les boutonnières figurées en or. Les sous-officiers portent les marques distinctives du grade auquel ils sont assimilés dans la ligne en galons d'or sur les parements. Les officiers ont, en broderie, les garnitures que les gardes ont en galon. La veste et la culotte sont blanches, le chapeau à trois cornes est galonné en or avec gantes en or. La bandoulière, marque distinctive de service, est de la couleur de la compagnie et bordée d'un galon d'or. A cheval, le mousqueton y est accroché. La banderole de giberne et le ceinturon sont en buffle blanc verni, la giberne en cuir noir. L'équipement du cheval est à la française avec housse et chaperon en drap vert, bordé d'un galon en or ; aux angles, en broderie, la décoration de la Légion surmontée de la Couronne impériale. L'armement consiste en un mousqueton garni de sa baïonnette, un sabre du modèle des dragons et une paire de pistolets.

En campagne, les Gardes doivent, au lieu de l'uniforme à revers, porter un frac de même couleur sans revers. Ils sont cuirassés devant et derrière et ont le casque au lieu du chapeau.

Le service prévu est surtout le service de Cour. Le capitaine de service doit toujours se trouver à portée de l'Empereur, à la sûreté duquel il est particulièrement chargé de veiller. Les Gardes du corps qui partagent avec la Garde impériale la garde de l'Empereur, de l'Impératrice et du Roi de Rome, ont la droite sur les corps de la Garde. A pied, ils fournissent, dans la première pièce de l'appartement de Leurs Majestés, un poste commandé par un officier pour l'Empereur et l'Impératrice, par un maréchal des logis pour le Roi de Rome. A cheval, ils fournissent des piquets d'escorte composés et commandés de la même manière. Les consignes leur sont données par le capitaine colonel général de service ; en campagne, ils sont sous les ordres de l'officier général du corps nommé pour les commander et, si l'Empereur est à l'armée, ils ne reçoivent d'ordres que de lui. S'il est absent, ils en reçoivent du général en chef ainsi que les autres corps.

L'Empereur n'agréa-t-il pas ce plan de Duroc ou prétendit-il, avant de se décider, avoir un troisième avis ? On trouve de cette même date (Janvier 1813) un troisième projet dont l'aspect général est presque semblable aux deux premiers, mais où l'on ne retrouvé plus les principes empruntés à l'ancienne Maison du Roi et qui, à l'origine, semblaient avoir déterminé la direction de pensée de l'Empereur. Ici, le corps forme un régiment, commandé par un seul colonel général et composé d'un état-major et de six escadrons, chacun de deux compagnies. L'effectif de chaque compagnie est de cent dix-neuf hommes ; le complet du régiment est donc de mille quatre cent quatre-vingt-neuf hommes, officiers compris. Quatre des escadrons sont attachés à la personne de l'Empereur, deux à la personne du Roi de Rome. Le grand uniforme est aussi vert impérial pour le fond de l'habit ; il est aussi bordé en galon d'or sur le collet, les revers, les parements et les tours de poches, mais la doublure, les revers et les parements sont uniformément écarlates ainsi que la veste et la culotte. La bandoulière et le ceinturon sont verts galonnés d'or ; le chapeau, bordé d'un galon en or, est surmonté d'un plumet vert et rouge. En campagne, les gardes portent le frac vert boutonné du col à la ceinture, à collet montant, parements et doublures écarlates, le gilet et la culotte chamois, le chapeau uni à ganse d'or avec plumet blanc surmonté de vert ; ils ont l'épaulette, la contre-épaulette et la dragonne de leur grade dans la ligne. Comme dans le projet Duroc, la prééminence des grades est maintenue. La solde varie pour les officiers, mais elle est, dans tous les projets, fixée à 1.150 francs pour les gardes.

L'idée n'est point encore mûre, et l'Empereur, avant de se déterminer, demande encore d'autres projets de formation. On lui en soumet un, en mars 1813, qui se rapproche par différents côtés de celui de Duroc et qui reporte directement la pensée aux quatre compagnies de Gardes du corps d'autrefois : quatre compagnies, chacune de cinq brigades ;'chaque brigade d'un demi-escadron : soit dix escadrons pour tout le corps. Dans chaque compagnie, un capitaine indépendant, cinq lieutenants, dix sous-lieutenants (il y en avait douze aux Gardes du corps), un maréchal des logis chef, dix maréchaux des logis, un brigadier fourrier, vingt brigadiers, trois cents gardes, cinq trompettes (en habit rouge écarlate). La compagnie est de trois cent soixante-dix hommes, officiers compris, le corps de quatorze cent quatre-vingt-trois hommes.

C'est :ici, semble-t-il, la dernière formule à laquelle, en mars, se soit arrêté l'esprit de Napoléon, et si différente qu'elle soit du projet qu'il présente au Sénat le ter avril, il ne l'en conserve pas moins en un coin de sa mémoire et il paraît fermement résolu à l'appliquer. Sans doute, dans la pénurie de cavalerie où il se trouve, il a songé que ces compagnies de parade que les villes lui présentaient si volontiers et où les jeunes gens riches s'inscrivaient d'enthousiasme pour avoir droit à un uniforme chatoyant, étaient une ressource toute prête et sur laquelle il devait mettre la main. Peut-être a-t-il pensé que, demandant un grand effort aux classes laborieuses de la nation, il devait exiger que les classes riches, qui s'étaient soustraites au service personnel, fissent un effort proportionné. Aussi, ce ne sont plus quatre compagnies de Gardes du corps qu'il demande, ce sont quatre régiments de Gardes d'honneur, d'un effectif de dix mille hommes, qu'il entend créer : les hommes, qui devront s'habiller, s'équiper et se monter à leurs frais, recevront simplement la solde des Chasseurs de la Garde et n'auront le grade de sous-lieutenants qu'après douze mois de service. Toutefois, le plan des régiments n'est pas, comme on le pourrait croire, indépendant de celui des compagnies ; il existe au contraire, entre les deux idées, une corrélation étroite, ainsi que le prouve l'article 8 du projet de Sénatus-consulte : Lorsque, après la campagne, il sera procédé à la formation de quatre compagnies de Gardes du corps, une partie de ces compagnies sera choisie parmi les hommes des régiments de gardes d'honneur qui se seront le plus distingués.

Le Sénatus-consulte n'avait pour objet que de mettre à la disposition du ministre de la Guerre les dix mille hommes de Gardes d'honneur à cheval, et de donner, sur les points qu'on vient d'indiquer, une sorte de sanction souveraine aux promesses de l'Empereur. Dès le 5 avril, Napoléon fixa par un décret les bases essentielles de l'organisation.

Les quatre régiments devaient, chacun, être composés, pour les trois quarts, d'hommes tirés des anciennes provinces de l'Empire, pour un quart, d'hommes pris des provinces nouvelles. — Si, dans le troisième régiment, cette proportion ne paraît pas observée, c'est que les départements de l'Ouest, encore tout chauds des guerres civiles et toujours travaillés par les agents royalistes, en font partie. — Ceux qui sont appelés à fournir le contingent de dix mille hommes doivent être bons au service, Français, âgés de dix-neuf ans au moins et de trente ans au plus, et appartenir à l'une de ces catégories : membres de la Légion d'honneur et leurs fils ; membres de l'ordre de la Réunion et leurs fils ; chevaliers, barons, comtes et ducs de l'Empire et leurs fils ; membres des Collèges électoraux et des Conseils généraux de département et d'arrondissement et leurs fils ; membres des Conseils municipaux des Bonnes Villes et leurs fils et neveux ; les cinq cents plus imposés de chaque département ; les cent plus imposés des villes, leurs fils et neveux ; les employés des diverses régies et leurs fils ; les militaires ayant servi dans les armées françaises, les anciens officiers des armées étrangères et leurs fils. Les anciens militaires sont reçus jusqu'à quarante-cinq ans. La désignation d'office n'a lieu par les préfets que si le contingent requis pour chaque département n'est pas rempli par les engagements volontaires ; encore, sur les registres, ne doivent point être portés les hommes qui sont mariés et qui ont un état.

Il convient peut-être de constater que telles sont les dispositions essentielles d'un acte qu'on a présenté comme le plus tyrannique et qui, cent ans plus tard, paraîtrait singulièrement bénin. Dans un péril imminent de la nation, l'Empereur a fait rentrer dans le droit commun un certain nombre de réfractaires appartenant aux classes élevées et qui s'étaient soustraits à la conscription. Il les a contraints au service personnel et, en échange, il leur a, par un Sénatus-consulte, garanti le grade de sous-lieutenant au bout d'un an de service. Il a rappelé sous les drapeaux les militaires âgés de moins de quarante-cinq ans qui voulaient encore marcher. Il a requis les employés de l'Etat et leur a donné une destination active. Sans doute les Gardes d'honneur doivent se monter, s'équiper et s'habiller à leurs frais et chaque engagé volontaire doit verser à la caisse du corps une somme de 1.156 francs ; mais cette prescription s'adresse aux plus fort imposés des départements ; les membres de la Légion et leurs fils étant, sur leur demande, habillés, équipés et montés aux frais de la Légion.

Bien plus simple naturellement que l'uniforme destiné aux Gardes du corps, l'uniforme des Gardes d'honneur le rappelait pourtant par des traits essentiels. Seulement, la difficulté de trouver des chevaux de haute taille avait fait abandonner tout ce qui, dans le projet de Duroc, tendait à classer les Gardes du corps dans la Grosse cavalerie. Les chevaux étant de la taille de ceux des hussards, l'habillement, l'équipement et l'armement sont à la hussarde. L'uniforme, identique pour les quatre régiments, consiste en une pelisse vert foncé, doublée de flanelle blanche, avec bordure des bords et du collet, boudin et tour de manche en peau noire ; gants, olives et tresses blanches ; boutons en argent plaqué ; collet et parements écarlates ; le pantalon hongrois en drap rouge avec tresses blanches ; la ceinture, fond cramoisi à garnitures blanches ; le shako, rouge avec plaque et jugulaire en argent plaqué et pompon aux couleurs de la compagnie surmonté d'un plumet vert dont la sommité est rouge pour le 1er régiment, bleue pour le 2e, jaune pour le 3e, blanche pour le 4e.

Le colonel de chaque régiment, aux termes du décret d'institution, doit être pris parmi les généraux de division ou de brigade, et les deux majors parmi les colonels ; mais, sauf pour ces deux grades, les officiers n'ont, dans l'armée, que le rang des officiers du grade correspondant dans la ligne. Ils sont choisis, même les chefs d'escadron, parmi les recrues. Les chefs d'escadron doivent avoir servi, posséder cinq à six mille livres de rente, être dévoués à l'Empereur. Les officiers particuliers doivent avoir eu en France ou à l'étranger le grade pour lequel ils seront désignés. Chaque régiment est composé d'un état-major et de dix escadrons à deux compagnies. L'état-major comprend un colonel, deux majors, dix chefs d'escadron, un capitaine instructeur, un quartier-maître, dix sous-adjudants-majors lieutenants en premier, dix chirurgiens — puis un vaguemestre, un sous-instructeur maréchal des logis, dix vétérinaires, dix trompettes majors, huit maîtres ouvriers. La compagnie de cent vingt-deux hommes officiers compris, a un capitaine, un lieutenant en premier, deux lieutenants en second, cinq maréchaux des logis dont un chef, neuf brigadiers dont un fourrier, deux maréchaux ferrants, cent gardes et deux trompettes. Le complet du régiment est donc de deux mille cinq cent cinq hommes.

L'Empereur avait prévu toutefois le cas où la levée ne rendrait pas tout ce qu'il espérait. Il avait fixé, avec le maximum de dix mille hommes, un minimum de cinq mille, ce qui eût réduit chaque régiment à mille deux cent cinquante hommes. On peut croire que ce fut de ce nombre que se rapprochèrent les effectifs réellement obtenus.

Pour marquer sa faveur, pour diriger à son gré ces jeunes gens sans trop de mollesse ni de sévérité, l'Empereur avait pris dans son entourage intime, dans sa Maison, parmi les hommes qu'il honorait d'une confiance particulière, qui étaient en quelque façon les amis du premier degré et qui en même temps appartenaient par leur naissance, à l'ancienne noblesse, la plupart des chefs des quatre régiments : au 1er, il avait donné pour colonel le général de division comte de Pully, auquel, le 5 juillet 1812, il avait confié le gouvernement du palais de Meudon et par suite la garde du Roi de Rome, mission de singulière confiance et qui, semblait-il, impliquait que dans l'avenir M. de Pully serait nommé gouverneur du jeune prince, lorsqu'il passerait aux hommes ; les majors étaient M. de Mathan, marquis d'ancien régime, ancien enseigne aux Gardes françaises, qui, à son retour d'émigration, s'était rallié, fait nommer colonel de la Garde nationale de. Caen, et, en 1811, au passage de Leurs Majestés s'était à ce point signalé par son dévouement comme commandant de la garde d'honneur que, par décret du 6 juin, l'Empereur l'avait nommé chambellan ; — et Esprit-Victor- Elizabeth-Boniface de Castellane, chevalier de l'Empire avec dotation de 2.000 francs sur le Trasimène ; le fougueux, l'appliqué, le légendaire Castellane, le futur maréchal de France, l'ancien garde d'honneur du corps Ségur, qui après de brillants services en Espagne et en Russie, venait de recevoir à Moscou l'épaulette de chef de bataillon. Son père, le ci-devant marquis de Castellane-Novejan, ancien député de la .Noblesse aux États Généraux, pouvait aussi bien que lui passer pour un fidèle, puisqu'il était, depuis l'an XII, préfet des Basses-Pyrénées et qu'il avait en cette qualité reçu l'aigle d'or de la Légion et le titre de baron, puis de comte de l'Empire. Au 2e régiment, le colonel fut d'abord Lepic, le héros des Grenadiers à cheval, puis bientôt La Grange, l'héroïque manchot, marquis d'ancien régime, volontaire en 1800 au 9e Dragons, écuyer de l'Empereur en 1810, officier de la Légion, comte de l'Empire avec dotation de 8.000 francs, ayant gagné chacun de ses grades par une blessure ou par une action d'éclat. Pour les majors, l'un était M. de Valon d'Ambrugeac, le beau-frère de mademoiselle de Marbeuf — et l'on sait comment Napoléon s'était conduit pour les Marbeuf, — l'autre, M. de Pange, ci-devant marquis, comte de l'Empire, chambellan de l'Empereur, ayant repris du service en 1812 comme colonel de la garde d'honneur du département de la Moselle. M. d'Ambrugeac et M. de Pange avaient tous deux émigré et avaient tous deux combattu avec une extrême ardeur contre les armées de la République. Au 3°, le colonel était le général comte Philippe de Ségur, fils du Grand maître des cérémonies ; lui-même volontaire de 1800, ayant fait toute sa carrière militaire sous les yeux et dans la Maison de l'Empereur ; les majors, l'un, M. de Briançon de Belmont, marquis d'ancien régime, émigré, aide de camp du maréchal de Broglie à l'armée des Princes, puis réfugié à Malte, rentré en 1800, rallié au point de solliciter en 1813 la présidence du collège électoral de l'Isère, nommé chambellan de l'Empereur à cette époque ; l'autre, le baron de Saluces, d'abord officier au service du roi de Sardaigne, puis écuyer de la princesse Pauline et, à la suite d'incidents romanesques, devenu le 2 janvier 1810 écuyer de l'Empereur. Enfin, au 4e régiment, le colonel est le général comte de Bonardi de Saint-Sulpice, écuyer de l'Impératrice en 1804, commandant de la Légion, comte de l'Empire avec 50.000 francs de dotation, gouverneur de Fontainebleau avec 15.000 francs de traitement. Les majors sont l'un le comte (duc) de Clermont-Tonnerre, émigré, devenu après sa rentrée, d'abord aide de camp de Clarke, puis chambellan de la princesse Pauline, dans la maison de laquelle il a pris ses habitudes ; l'autre, M. Joseph de Monteil, major du 1er régiment de cuirassiers, nommé chevalier de l'Empire le 6 octobre 1810 avec dotation antérieure de 2.000 francs, le seul sur lequel on ne trouve jusqu'ici rien qui ne le rattache à la Maison, le seul qui sorte du service actif, et le seul, dont, en décembre 1813, le général inspecteur demande la réforme.

Sauf Ségur, les généraux colonels étaient en quelque sorte honoraires, et, s'ils organisèrent les régiments, ils ne les conduisirent point à l'armée ; ce furent les colonels majors qui en eurent la mission et la plupart étaient aussi neufs que leurs troupes en matière militaire, comprenaient peu la nécessité que les jeunes gens sous leurs ordres eussent soin de leurs chevaux et de leur équipement et, d'ailleurs, s'ils l'avaient compris, n'avaient dans leur troupe ni officiers, ni sous-officiers capables d'instruire les gardes dont beaucoup étaient pleins de bonne volonté — beaucoup, mais non pas tous. Dans le 3e régiment, les agents des Bourbons provoquèrent une sorte d'insurrection lui se termina par une tentative d'assassinat sur la personne de Ségur. Plusieurs des Hollandais incorporés désertèrent et il est remarquable que les deux seuls qui aient écrit leurs souvenirs, MM. Boymans et Sirtema de Grovestins, nous ont transmis non le récit de leurs combats, mais la narration de leur fuite. Bon nombre d'Italiens les imitèrent, mais généralement l'esprit était loin d'être mauvais ; si l'on désertait, c'était plutôt par dégoût d'un métier que l'on tenait pour pénible, servile même (les domestiques n'étant pas tolérés en campagne), que par lâcheté, et lorsque l'Empereur, qui s'était d'abord refusé formellement à laisser tirer de l'armée aucun officier ou sous-officier, se fut déterminé quelque temps après Dresde à fournir quelques instructeurs, puis, durant l'hiver seulement, avant la reprise de la campagne, à répartir dans les cadres un nombre d'officiers et de sous-officiers de gendarmerie qu'un écrivain porte, en l'exagérant singulièrement, jusqu'à deux mille, les régiments prirent tournure.

C'est que, pour former ces quatre régiments, l'ancienne France avait donné à la nouvelle la fleur de sa jeunesse. On voudrait citer ces noms qui évoquent à la pensée de l'honneur, de la gloire, une longue illustration, prouver que, si le mouvement n'a pas été spontané, du moins il a suffi que les portes fussent ouvertes et qu'on poussât un peu cette jeunesse pour qu'elle s'empressât de passer.

L'Empereur n'attendit pas que chacun des régiments eût quatre escadrons présents à Mayence, d'abord pour prescrire que les Gardes d'honneur feraient partie de sa Garde (29 juillet), puis pour ordonner (6 septembre) une sorte de tiercement avec les régiments de cavalerie de la Vieille Garde : le 1er régiment des Gardes d'honneur étant attaché aux Chasseurs à cheval, le 2e aux Dragons, le 3e aux Grenadiers, le 4e aux Lanciers ; chacun des vieux régiments devant, en cas d'affaire, fournir les hommes nécessaires pour les entremêler aux Gardes afin de les guider. Chaque régiment de gardes d'honneur devait fournir chaque jour, comme les régiments de Vieille Garde, un escadron de service — ce qui portait à huit escadrons cette petite réserve que l'Empereur voulait toujours sous sa main, afin de la lancer au moment opportun sur un des points du champ de bataille, — et, au cas où cette réserve aurait à charger, les Gardes recevraient, des escadrons des vieux régiments auxquels ils étaient attachés, les hommes nécessaires pour les encadrer.

On n'est pas bien fixé sur la force que présentèrent à ce moment les quatre régiments. D'après les situations au 15 septembre, l'effectif total était de quarante-deux officiers et mille quarante-cinq gardes, et au 15 octobre de quarante-huit officiers et huit cent cinquante-trois gardes. Ces chiffres sont singulièrement instructifs et prouvent à quel point Marmont eut raison d'écrire : L'armée, étonnée de leur faiblesse et de leur inexpérience, les vit se fondre au milieu des combats et des marches avec tout le dévouement et presque l'héroïsme des plus vieilles troupes. Ce fut ce petit nombre d'hommes qui, les 16 et 18 octobre, prit part à la bataille de Leipzig, sous les ordres directs du colonel Dautancourt, major des Chevau-légers polonais. — Pris part est beaucoup dire. L'Empereur avait trop le sentiment de sa responsabilité vis-à-vis de la France pour risquer ces jeunes gens ; il voulait d'abord les aguerrir. Le 16, il leur fit suivre en réserve les évolutions de la cavalerie de la Vieille Garde ; le 18, il commanda à Dautancourt de les faire manœuvrer de façon à les montrer distinctement à l'ennemi, sans les exposer que le moins possible. Cette sollicitude allait si loin que Dautancourt ayant, de lui-même, risqué un mouvement rendu nécessaire par la trahison des Saxons, l'Empereur lui dépêcha le général Nansouty avec mission de dire qu'il trouvait les Gardes d'honneur trop exposés et de répéter qu'il voulait qu'on les fit voir sans les engager qu'à la dernière extrémité. Bien qu'ils n'eussent point chargé, les régiments se tinrent à merveille sous le feu et eurent quatre officiers tués ou blessés.

Ce fut à Hanau que les Gardes d'honneur donnèrent pour la première fois. Les Grenadiers à cheval venaient d'être ramenés : quatre cents Gardes d'honneur du 3° régiment débouchèrent de la forêt pour les soutenir. Ils se formèrent en bataille et chargèrent au trot, leurs chevaux exténués ne pouvant mieux faire, mais si fièrement que, à leur aspect, dit Ségur, le double désordre de la défaite des nôtres et de la poursuite de l'ennemi s'arrêta. Les Grenadiers à cheval, repoussés, se rallièrent au cri de : Vive les Gardes d'honneur ! et leurs vainqueurs étonnés, reculant, lâchèrent prise.

Le 3e régiment eut trois officiers blessés dans cette charge et, sur un autre point du champ de bataille, le 4° trouva aussi occasion de se distinguer.

L'armée étant arrivée à Mayence, les quatre régiments furent cantonnés sur le Rhin pour se réorganiser, s'instruire et en même temps exercer sur les rives du fleuve une surveillance active. Un rapport du général Nansouty en mission au mois de décembre pour inspecter les quatre régiments, constatait qu'ils étaient généralement mal habillés, mal équipés, mal tenus et qu'ils avaient de mauvais chevaux. Les colonels-majors des trois premiers régiments paraissaient s'occuper de leur affaire. Celui du quatrième, ancien militaire, brave homme d'ailleurs était absolument au-dessous de sa tâche. Il lui fallait une autre destination. Ce que Nansouty réclamait avant tout, c'étaient des officiers particuliers et des sous-officiers : Il n'y avait, dit-il, aucun principe de discipline ou d'instruction, mais, si les jeunes gens étaient menés, on en tirerait un bon parti. J'ai cru y remarquer, ajoutait-il, de la bonne volonté et le désir de bien faire.

Il est vraisemblable — quoique l'auteur si distingué d'un récent travail sur les régiments des Gardes d'honneur n'en ait pas trouvé la trace officielle, — que l'entrée dans les cadres d'un nombre considérable d'officiers et de sous-officiers sortant de la Gendarmerie fut la sanction de ce rapport de Nansouty, en même temps que la nomination comme colonels en second, au 1er régiment, du général Piquet ; au 2e du général Vallin ; au 3e, du général Vincent ; au 4e, du général Merlin, tous soldats de fortune, tous plébéiens, tous entrés au service en 1793 et singulièrement roides sur le devoir. Les régiments de Gardes d'honneur cessaient de faire partie de la Garde. Ils formaient une division de deux brigades, à la tête de laquelle l'Empereur mettait le général Defrance, son ancien écuyer — homme d'extrême bravoure, d'extrême sévérité et d'extrême dévouement, signalé par les actions d'éclat et d'abnégation les plus rares, mais homme de petite naissance, fils du médecin du collège de Rebais, et, depuis le début de la Révolution, ayant servi et combattu dans les armées de la République, y ayant montré son goût pour la tenue et son aptitude à mettre un régiment en bon ordre. L'Empereur l'avait fait son écuyer, l'avait titré comte de l'Empire, lui avait donné 30.000 francs de dotation, le collier de commandant de la Légion, mais Defrance avait gardé de ses origines, de son service aux Armées du Nord, des Ardennes, de Sambre-et-Meuse, d'Helvétie et d'Allemagne, peut-être aussi de son mariage avec Mademoiselle Foncier, la fille du bijoutier de Joséphine, une tournure d'idées qui le rendait tout à fait propre à la mission qui lui était destinée.

A ce moment, le 1er régiment comptait trente-cinq officiers et sept cent soixante-trois gardes ; le 2e, quarante et un officiers et neuf cent quarante-huit gardes ; le 3e, trente-trois officiers et mille quatre cent quatre-vingt-trois gardes ; le 4e, soixante-trois officiers et mille huit cent vingt gardes : soit, au total, cent soixante et onze officiers et cinq mille quatorze hommes. C'est le moment sans contredit où les effectifs sont le plus forts, où tout ce qui a pu rejoindre a rejoint, et voilà, avec les déchets, les hommes à l'hôpital, les indisponibles et surtout les désertés, ce qu'a produit la levée des dix mille hommes.

Cet instant est le seul dans l'histoire des Gardes d'honneur, où l'on puisse avoir de leurs régiments une situation exacte et à peu près complète. Dès les premiers jours de janvier 1814, l'ennemi passe le Rhin brusquement et coupe la ligne. Le 2e régiment presque entier est renfermé dans Mayence ; un escadron du 3e se jette dans Landau ; une partie du 4e se réfugie à Strasbourg. Les débris qui restent forment deux brigades, l'une sous les ordres de Piquet, l'autre sous ceux de Ségur, tous deux placés sous le commandement de Defrance.

C'est ici, dans cette suprême campagne, en face du danger imminent de la Patrie envahie, quand, au lieu de l'unanime effort qui lui permettrait de lutter et de vaincre, il ne rencontre dans une certaine classe que pusillanimité et trahison, c'est ici que Napoléon peut juger à quel point il a été bien inspiré lorsque, dans son désir de réconcilier et d'unir tous les Français, il a provoqué la rentrée dans ses armées des jeunes gens de la noblesse ancienne. En eux, il savait trouver, outre l'esprit de commandement, outre la tradition qui les faisait de naissance conducteurs d'hommes, ce sentiment commun de l'Honneur qu'il avait prétendu restituer dans la Nation et que, malgré tout — 1814 le prouve — il n'était point parvenu à restaurer en e ratier. Cet honneur qui oblige chacun dans ses moelles, et non pour les autres mais pour soi, à ne point reculer, à ne point déserter son drapeau, à ne point abandonner son chef, qui est supérieur à toute tentation, qui n'admet ni compromission, ni lassitude ; qui fait supporter toute disgrâce, endurer toute misère et mépriser tout argent ; l'Honneur qui ne pactise point, qui ne se rend pas, cet honneur-là, combien de soldats, et des meilleurs, en seront à ce point pénétrés qu'ils le porteront hors du champ de bataille et qu'ils le garderont toujours dans la vie, hors de toute intrigue, de toute décoration, de toute flétrissure ? Combien se tiendront au serment qu'ils ont prêté et s'y accrocheront pour l'existence sans connaitre qu'il en est d'autres plus avantageux et que l'on rend après s'en être servi ? Combien, et des plus vieux compagnons, ayant comme banni de leur mémoire tout souvenir importun de la Révolution et de l'Empire pour n'y laisser place qu'à leur vanité satisfaite, se montreront les plus âpres à persécuter les anciens soldats, les plus dévots à suivre les processions jésuitières, les plus généreux à élever des monuments à ceux-mêmes qu'ils ont fusillés ? Des noms ? — A quoi bon ? Il y en aurait trop !

Or, voici des jeunes gens dont la plupart détestent la Révolution que Napoléon incarne, dont beaucoup n'ont jamais eu l'intention de servir dans ses armées, qui n'ont rien reçu de lui, qui ne lui ont point prêté serment, qui n'ont point même, planant au-dessus de leur têtes, des aigles qu'il leur ait confiées, et il suffit que ces jeunes gens aient pris ou acheté un uniforme, qu'ils aient été placés — même de force — dans le rang, qu'ils aient flairé la poudre et frappé leurs premiers coups, pour que le bon sang qui est en eux, ce sang qui ne sait point mentir, les égale aux meilleurs soldats, les rende sourds aux appels qu'on leur prodigue pour les ramener à la cause qui était la leur, les fasse dans le combat pour la Patrie, dignes de leurs pères, ces bons ouvriers qui, de leur épée, ont fait la France et qui comme les Chateaubriand, eussent pu sans crainte, sans fatuité, ni vanité, parce que cela est vrai et que les morts en sont les témoins, prendre pour devise : MON SANG TEINT LES BANNIÈRES DE FRANCE.

Ils y vont pour leur compte, avec cette intelligence, cette initiative, cette sorte d'instinct qu'on ne rencontre dans l'histoire à un degré pareil que dans la Maison du Roi, dans les bataillons nobles de l'Armée de Condé, dans quelques bataillons à l'Armée de Sambre et Meuse et à l'Armée d'Italie. Tous Comprennent ce qu'on attend d'eux ; tous sont capables autant qu'un chef de discuter ou de critiquer les opérations, et, dans les mouvements qu'ils exécutent, portent une façon qui n'est qu'à eux, parce qu'ils ne sont point des machines qu'on fait mouvoir, mais des êtres sensitifs qui se meuvent d'eux-mêmes.

Où ils le montrent, ce n'est pas dans leur engagement du 2 février avec les Cosaques sur la route de Lesmont à Piney, ni dans leur charge à Montmirail sur les carrés russes, le 11 ; cela, n'importe quels braves gens l'eussent pu faire ; c'est le 12, quand un parti de cinquante gardes, sur la route de Château-Thierry, enlève sept pièces de canon, après avoir surpris et dispersé le bataillon d'escorte ; c'est le 7 mars, devant Reims, quand la seconde brigade défile homme par homme à portée dé l'ennemi, au travers des fossés de la grande route, pour se joindre à la première et charger avec huit cents sabres un corps ennemi de douze cents chevaux ; c'est le même jour, quand leur aspect seul, leurs rangs dédoublés, leurs manœuvres adroites intimident au point de les contraindre à la retraite huit mille Russes appuyés de vingt pièces de canon ; c'est surtout le 11 mars, dans cette charge mémorable d'un seul escadron contre huit cents hommes, à travers les rues de Reims, cette charge où Ségur qui la conduit est grièvement blessé, où Briançon de Belmont est tué, mais où les Gardes d'honneur méritent d'être inscrits dans le bulletin pour avoir pris à l'ennemi mille cavaliers et leur artillerie.

Le lendemain de ce jour, glorieux entre tous, le troisième régiment de Gardes d'honneur se rencontre avec les Grenadiers de la Vieille-Garde dans le défilé du faubourg de Reims. Qui passera d'abord ? Ce sont les vieux qui, d'eux-mêmes, cèdent et se retirent : Laissons passer ces braves Gardes d'honneur, disent-ils, ce terrain est bien à eux ; ils y peuvent être fiers.

 

Ils allèrent jusqu'au bout, ils frappèrent leurs derniers coups de sabre sous les murs de Paris. Mais ensuite, pour eux, l'honneur était satisfait. Quelques-uns de leurs chefs prirent une part active au rétablissement des Bourbons. Eux-mêmes, presque tous, entrèrent dans les nouvelles compagnies de Gardes du corps, surtout dans là Maison Rouge quand elle fut rétablie ou obtinrent des brevets de sous-lieutenants dans l'armée royale. Là aussi, ils demeurèrent fidèles. Ils ne pouvaient, comme l'ancienne armée, comme les soldats de la Révolution, porter à Napoléon, revenant de l'île d'Elbe, une passion qui leur fit oublier leurs serments. L'Honneur leur avait jadis commandé de servir de leur mieux sous ses ordres ; l'Honneur leur commandait à présent de suivre dans l'exil, dans la misère, dans le noir de cette tombe, le roi de leurs pères, redevenu leur roi. Que, pour beaucoup, ce fût une douleur suprême de se retrouver ainsi des émigrés, de briser les liens qui les avaient unis sur le champ de bataille aux hommes de la nouvelle France, de se faire les alliés des étrangers contre la Patrie, qui peut en douter ? Qui peut dire en même temps si, à Waterloo, sur les carrés de Wellington, les sabres des Gardes d'honneur n'eussent pas pesé du même poids que jadis, à Fontenoy, les sabres de la Maison du Roi sur la colonne du duc de Cumberland ?

Quinze ans plus tard, hésitèrent-ils ces mêmes jeunes gens, devenus alors de vieux officiers occupant tous de hauts grades dans l'armée, hésitèrent-ils à sacrifier ce qu'on appelait leur carrière, à briser leur épée et à rentrer dans l'obscurité et le silence plutôt que de prêter serment au roi qu'ils tenaient pour usurpateur, et n'est-on pas assuré de trouver chez eux toujours la même fidélité, un dévouement pareil et un héroïsme égal quand on les voit, eux et leurs neveux, ouvrir le siècle par la charge de Reims et le fermer par la charge de Patay ?...

Donc, Napoléon a fait preuve d'une connaissance supérieure du tempérament, de l'esprit, des appropriations du peuple français, lorsque, à quatre reprises différentes, il a ouvert les rangs de sa cavalerie aux jeunes gens appartenant à l'aristocratie de la Nation. Pour eux, il a su mettre de côté les règlements imbéciles, rédigés par les officiers de bureau pour leur gloire et leur commun avancement, — armes toujours chargées avec lesquelles les médiocres tuent les vaillants. Il leur a aplani la route afin que leur sang, qu'ils eussent inutilement versé s'ils fussent demeurés soldats, ils pussent en faire plus noblement, plus utilement pour la Patrie, le sacrifice comme officiers. Il a su discerner que les mêmes causes doivent nécessairement produire les mêmes effets, que d'une race l'on doit attendre des vertus d'un certain ordre, disposées par la tradition, développées et cultivées par l'éducation : il n'a point demandé que, pour s'avancer, se mettre en vue, prouver sa valeur et sa capacité, un soldat fit des devoirs, apprît des leçons et subit, comme un écolier, des examens dont aucun n'eût porté sur son métier ; il a prétendu recruter un corps d'officiers qui se battît et qui fût victorieux, non pas former une Académie. Il ne lui fallait point à lui des docteurs qui posent des équations quand il s'agit de mettre le sabre au clair, qui prononcent des discours lorsqu'on se bat aux avant-postes, qui savent l'histoire, la géographie, les mathématiques, la politique, la littérature et les langues étrangères, qui savent tout hormis comme on enlève des hommes et comme on les mène se faire tuer. Or, quoi qu'on dise, c'est là le grand art, c'est là l'unique science et c'est là surtout la sublime vertu.

 

 

 



[1] Puisque l'on a eu ici l'occasion d'indiquer l'existence des Guides interprètes de l'Armée d'Angleterre, il est convenable d'indiquer quelle fut leur destinée : La compagnie devait être composée de cinq officiers, six sous-officiers, huit brigadiers, quatre-vingt-seize guides et deux tambours, en tout cent dix-sept hommes. L'uniforme était : l'habit-veste vert-dragon, avec doublure rouge, revers, parements et retroussis écarlate, boutons blancs à la hussarde ; veste de drap blanc à boutons blancs, culotte de peau blanche, bottes à l'américaine, éperons noirs bronzés. Equipement en buffleterie blanche. Armement composé de mousquetons à baïonnettes et de sabres du modèle des dragons. La compagnie devait se recruter par enrôlements volontaires, à Paris et dans les ports de mer depuis Ostende jusqu'à Saint-Malo. Pour y être admis il fallait avoir moins de trente-cinq ans, savoir parler et traduire l'anglais, avoir habité l'Angleterre et en connaître la topographie. On y recevait des Irlandais.

La compagnie fut organisée à Saint-Omer, le 7 ventôse an XII, et eut pour commandant le chef d'escadron Cuvelier. Elle resta au camp de Boulogne pendant l'an XIV et l'année 1806. Complétée pendant la campagne de Prusse, elle fut appelée par l'Empereur à son quartier général et, en arrivant à Tilsitt, le 30 juin 1807, elle prit le nom de Compagnie des Guides du prince de Neufchâtel.

Ces Guides revinrent à Versailles à la suite du Quartier général, le 13 octobre 1808, s'y reformèrent et partirent bientôt pour l'Espagne. L'Empereur y laissa la compagnie ; elle tint successivement garnison à Valladolid, à Burgos et enfin fut, en novembre 1811, rappelée à Bayonne où elle fut une fois de plus réorganisée. Dans son uniforme, les revers blancs avaient déjà remplacé les revers écarlates, ils furent remplacés à leur tour par les revers chamois. Le corps prit le nom de Compagnie d'élite du Grand quartier général, arriva en février 1812 à Paris et fit toute la campagne de Russie. Elle y fut singulièrement éprouvée et Faget, son capitaine, fut tué au pont de Sougkinovno en avant de Smolensk le 16 novembre. Réduite à ses cadres au commencement de la campagne de 1813, elle fut reformée par son nouveau capitaine, Trémault, et prit part à toute la campagne, mais à Fère-Champenoise, le 25 mars 1814, elle fut écrasée et réduite à trente et un hommes qui furent incorporés le 1er juin dans le 2e Dragons.