L'Énigme de Jésus-Christ

 

Tome deuxième

CHAPITRE VI : JEAN, DISCIPLE BIEN-AIMÉ ET APÔTRE.

 

 

Noms, surnoms, faux noms, pseudonymes.

Le grand art, ou la grande astuce, des scribes juifs christianisants, pour noyer la vérité historique, a été tantôt de ne pas nommer les personnages sous leur nom de circoncision, qu’on a biffé, tantôt de les désigner sous des pseudonymes appropriés, compris des seuls initiés, et, par ainsi, de tirer ensuite à leur gré, d’un seul individu, deux, trois ou quatre personnages, dont les appellations symboliques les font prendre pour autant de types ayant eu chacun une existence propre, distincte, alors qu’ils sont les mêmes sous des aspects différents.

Juda le Gaulonite, le grand Juda, galiléen de Gamala, père du Christ, devient l’inconsistant Joseph, comme époux de Marie, qui s’appelait elle-même Salomé. Marie, ayant perdu son homme, celui-ci s’appelle Zébédée, le père des fils (pêcheurs de poissons) de sa veuve, qui est dite la mère des fils de Zébédée. Juda de Gamala, c’est encore Zacharie, le Verseau, qui précède le Zeb ou les Poissons, leur père sur le Zodiaque, et, comme tel, père du Iôannès, Iôannès-Jean, le Révélateur de l’Apocalypse, symbolisant les Poissons, à l’instar de tous les Iôannès ichtyomorphes, à l’apparence de poissons, venus du folklore chaldéen, d’après Bérose, comme on l’a vu précédemment.

Citoyen du ciel, Zacharie-Verseau a pour femme la promesse d’Iahveh : Eloî­shabed ou Élisabeth, aussi vieille que la Judée, et stérile comme elle, jusqu’à l’enfantement du Messie, du Iôannès.

Marie, surnom de Salomé, mère des fils de Zébédée, n’est pas seulement Marie par assimilation avec la sœur d’Aaron, elle est aussi de Magdala, par même assimilation, et si l’on en a fait la Magdaléenne, la Madeleine, sous les espèces diffamatoires d’une pécheresse, c’est que les scribes n’ont peur de rien, sans pudeur ni respect humain, dès qu’il s’agit de fausser la vérité historique.

Fils d’un père et d’une mère Gigognes, de même, le Christ, crucifié de Ponce-Pilate, subira quelques avatars, suivant le même procédé. Étant fils de Juda le Gaulonite, il devait s’appeler Juda, comme fils aîné de son père et comme jumeau quant au nom, de Jude, dont le fils est Barthélemy ; il s’appelait donc Juda bar-Juda, de son nom de circoncision. Mais, ce nom, les Évangiles ne le donnent jamais. Le héros des Évangiles n’a pas de nom ; il est le Sauveur-Oint, Jésus-Christ. Je rappelle que le nom de son père, Juda, est donné par le Selon-Luc, quand il envoie Marie, qui y est, au pays de Juda, à Gamala, au pays des montagnes.

Fils du Père des Juifs, d’Iahveh, il est dit Bar-Abbas, et apparaît sous l’aspect de l’émeutier qu’il fut, contre les Hérodes et Rome. Les auteurs profanes ont surtout retenu cet aspect : scélérat, brigand de grand chemin. (Voir l’Énigme de Jésus-Christ, chap. IV, au § le Christ Bar-Abbas, Roi des Juifs).

Son nom de circoncision effacé, disparu, il sera surtout, — avant de devenir Jésus-Christ vers la fin du IIe siècle, — le Christ de la Révélation, le Prophète de l’Apocalypse, le Réalisateur sur le papier de l’Espérance d’Israël, soit le Iôannès, fils, comme Simon-Pierre, de Jônas, qui n’est qu’une contraction de Iôannès, — Jônas étant aussi un surnom de Juda-Joseph-Zacharie-Zébédée[1].

C’est sous les espèces de ce surnom de Jean, qui ne fut qu’au Christ et que les scribes lui ont enlevé quand ils ont eu inventé Jésus-Christ, que l’Église, toujours  par la fantaisie de ses scribes, a mis au jour, a produit les deux Jean qui sont Jean-Baptiste et Jean, disciple et apôtre.

J’ai réglé le sort de Jean-Baptiste. J’ai démontré qu’il n’est que le Christ, crucifié par Ponce-Pilate, sous son aspect de Baptiseur, dont on arrête la carrière (pour faire place nette à Jésus-Christ, inventé à la fin du IIe siècle, comme Christ) par cette monstrueuse fraude historique de la décapitation, sans compter les autres fraudes de moindre importance ; mais Jean n’en continue pas moins, camouflé en Jésus-Christ, jusqu’à la crucifixion.

Reste le Jean, disciple bien-aimé et apôtre, qui est présenté comme un même personnage, auteur du quatrième Évangile et de l’Apocalypse. Et l’on verra combien il a fallu, rien que pour ce faire, accumuler d’invraisemblances sur la durée de la vie humaine, en ce temps-là. Et c’est le moins qu’on puisse dire sur la fabrication du personnage.

Cher et chair.

Disciple bien-aimé, chéri de Jésus ? Mais oui, et je n’y contredis pas, au contraire, étant compris que Jésus, c’est le Dieu-Jésus. Il n’y a, en effet, qu’à lire la Pistis-Sophia de Valentin pour comprendre la logique de ce symbolique dédoublement. Le Dieu-Jésus, venant du ciel au IIe siècle, d’après Cérinthe et Valentin, — Marcion, dans son Évangile détruit, mais dont Jérôme nous a conservé la première phrase, donnait la date : l’an quinzième du règne de Tibère, — pour instruire les sept, les sept fils, l’aîné compris, de Juda-Joseph et de Marie-Salomé-Magdaléenne, ses disciples, et forcé de prendre, pour loger son essence spirituelle de Dieu, un support matériel, hylique, une substance de chair, a élu le corps du fils aîné de Marie, Iôannès. Je puis le désigner par ce surnom, ayant prouvé que le Christ, c’est Iôannès. Jésus aime Jean. Certes ! Comment non ? Il lui est cher et chair.

J’ai démontré, dans l’Énigme de Jésus-Christ[2], comment on peut percer à jour la mystification du mystère de l’incarnation en Iôannès du Verbe ou Dieu-Jésus, celui-ci fils unique de Dieu, celui-là, fils aîné de Marie, à côté de six frères et deux sœurs. En histoire, ce Iôannès cumule tous les rôles : il est le Christ, le Christ baptiseur, le Christ, auteur de l’Apocalypse. Dans les allégories cérinthiennes et gnostiques, il est le support charnel du Verbe, de l’Aeôn, du Dieu-Jésus, son précurseur dans le temps et son disciple bien-aimé dans la chair.

L’Église, après avoir créé Jésus-Christ, a dû se débarrasser de Jean, destitué comme Christ. Elle lui a trouvé d’abord un emploi dans le rôle de Baptiste, et de Précurseur. J’ai montré de quelle façon le Christ-Messie est le précurseur du Verbe-Jésus de Cérinthe et des Gnostiques à plus de cent ans en ça.

Mais le disciple bien-aimé ? Ce Jean des affabulations de Cérinthe et de Valentin, tous les Juifs savaient et disaient qu’il était le Christ, crucifié par Ponce-Pilate, en qui, en esprit, pneumatiquement, le Verbe, le Dieu-Jésus était descendu provisoirement, sans s’incarner, pour remonter vers son Père, après la crucifixion. Mythologie pure. Comment faire pour effacer cette vérité ? Jésus-Christ étant devenu, par l’autorité de l’Église, un être historique, il n’y avait plus, supprimant Cérinthe et Valentin, qu’à interpréter ait pied de la lettre l’expression : disciple bien­aimé, et à faire de Jean, sous cet aspect de disciple bien-aimé, un troisième personnage distinct du Baptiseur et du Christ, devenu Jésus-Christ. En somme, l’idée n’a pas demandé un immense effort d’imagination. Mais, réaliser l’idée est un  travail matériel plus difficile, et qui ne s’est pas accompli sans que les fraudes nécessaires dans les auteurs n’aboutissent à des contradictions, des inepties, des invraisemblances, des impossibilités qui révèlent l’imposture et la font éclater aux yeux.

C’est ce que je voudrais maintenant démontrer à l’évidence, textes d’Église, seuils, à l’appui.

Le sein de Jésus.

Voici d’abord le quatrième Évangile, celui de Cérinthe, mis sous le nom de ce même Jean, disciple bien-aimé, et apôtre, qu’on a fait aussi auteur de l’Apocalypse. Ouvrons, au chapitre XIII, versets 21 à 25. Jésus-Christ soupe avec ses disciples

Jésus dit ouvertement Amen ! Amen ! je vous dis que l’un de vous me livrera (ou me trahira). Et ils se regardaient les uns les autres, les disciples, ne sachant de qui il parlait. Or, il y avait un des disciples qui reposait dans le sein de Jésus, que Jésus aimait. Simon-Pierre lui fit signe, en lui disant : Dis-nous quel est celui dont il parle.

Arrêtons un moment. Ainsi, pendant ce souper, le scribe sait si bien que ce disciple n’est autre que le Iôannès, le Christ terrestre, qu’il le couche dans le sein de Jésus. Les deux ne sont qu’une même chair. Il ne donne d’ailleurs pas le nom du disciple, il dit qu’il est le disciple bien-aimé. La scène, qui suit la fable de Cérinthe, si elle n’est reproduite presque telle quelle dit plus pur Cérinthe, est assez claire pour que les initiés comprennent. Le disciple gît, repose dans le sein de Jésus. Il est la demeure hylique, terrestre, charnelle du Dieu-Jésus. Le scribe l’exprime aussi nettement que possible.

Les traducteurs et les exégètes, je le sais, n’interprètent pas couché dans, mais couché sur, parce qu’ignorant Cérinthe et Valentin, ils ne saisissent pas et ne peuvent pas saisir le sens et la portée de la scène toute mythique et n’y voient qu’une scène de la vie réelle. Mais qu’est-ce que c’est que cette scène de, la vie réelle, qu’admettent les exégètes et critiques ? Estelle seulement vraisemblable ? A-t-on jamais vu, même en Judée, pendant tout un repas, un convive couché sur un autre, se gênant lui-même pour manger et gênant l’autre ? Quelle attitude ! Non ! Amen ! Jean et Jésus ne font bien qu’un seul corps. Et le scribe, avec une malice qui n’a rien de diabolique, car il s’amuse, réunit encore qans le même amour de Jésus (le dieu), à la fois le disciple et Jésus (le Christ). Comme style, c’est joli. En effet, dans le phrase : un des disciples, couché dans le sein de Jésus, que Jésus aimait, le scribe tient à ce que l’on comprenne que celui que Jésus aimait, c’est à la fois le disciple et Jésus. Il construit sa phrase, avec le pronom relatif que, suivi de Jésus aimait, de telle sorte que, grammaticalement, le que, complément direct de Jésus aimait, tient la place, remplace le nom Jésus qui précède.

Plus clairement, Jésus s’aime lui-même en Jean.

Et si je fais cette remarque, ce n’est pas par pédantisme, c’est parce que la construction grammaticale, équivoque, amphibologique, me paraît une intention du scribe. Parfaitement. Les scribes évangéliques ont de ces finesses. Et Simon-Pierre, par son intervention, va nous prouver, lui aussi, qu’il n’est pas dupe de l’apparence qui tend à faire distinguer deux personnes en Jésus et son disciple, mais qu’il comprend admirablement le jeu littéraire du scribe. Écoutez bien. Il veut savoir qui trahira, qui livrera le Christ. S’adresse-t-il à Jésus qui vient de leur annoncer la surprenante nouvelle ? Non. Il fait signe au disciple couché dans le sein de Jésus, et lui demande : Dis-nous quel est celui dont il parle.

Comme c’est curieux ! Pourquoi Simon-Pierre qui, en d’autres occasions, ne se gêne pas pour parler à Jésus, ne s’adresse-t-il pas à lui directement ici, quand il serait si naturel et si logique ? C’est parce qu’il sait, et le scribe qui tient la plume se rit du tour qu’il joue aux exégètes qui ne comprendront pas, que nul ne peut mieux répondre que le soi-disant disciple. Il sait que celui qui a été livré, suivant la fable évangélique, et qui peut en témoigner, — voyez mes mains et les trous des clous, ­ce n’est pas le Jésus, pur esprit, mais le Christ, le Iôannès, le Jean de Valentin ou de Cérinthe, disciple bien-aimé du Dieu-Jésus. Et si quelqu’un doit savoir qui l’a livré, mieux que quiconque, c’est lui-même, C’est donc à lui que Pierre s’adresse.

Si ce n’était pas, la demande de Pierre à Jean serait oiseuse. Jean pourrait répondre : Est-ce que j’en sais quelque chose ? Suis-je mieux renseigné que toi ? Est-ce que Jésus m’en a fait la confidence ? Tu peux lire tout mon Évangile, tu n’y trouveras rien de pareil. Puisque tu es si curieux, adresse-toidonc directement au Maître. Est-ce que ce n’est pas toi qui l’as sacré Christ, fils du Dieu vivant ? Ne t’a-t-il pas surnommé Kephas ? Depuis quand n’oses-tu donc plus lui adresser la parole ? Voilà ce que répondrait Jean à Pierre, si Jean n’est pas Jésus. Mais il ne répond pas ainsi, car il risquerait à son tour d’entendre Pierre riposter : Veux-tu bien te taire ? Tu ne vois pas que tu livres, toi aussi, le secret de nos mystères ! Comment faire croire à Jésus-Christ si nous révélons aux profanes comment nous l’avons fabriqué.

Pas de doute : le disciple et Jésus ne forment qu’un seul sein.

L’Église, si vous l’interrogez, vous expliquera peut-être, car je n’ai trouvé d’elle aucune glose sur ce point, que Simon-Pierre, par déférence, n’ose pas, prend un truchement. Elle tient boutique de calembredaines. Elle vous dira que le disciple bien-aimé veut se donner de l’importance. Que ne lui en a-t-elle donné elle-même dans les Actes des Apôtres, ce monument d’impostures, où il lui était si facile de le grandir, au lieu de le présenter comme un fantôme, derrière les gigantesques figures de Pierre et de Paul ? Pourquoi n’est-ce pas ce disciple bien-aimé qui dit, à la place de Simon-Pierre, à Jésus : Tu es le Christ ? s’il ne l’était lui-même. Pourquoi n’a-t-on pas fait de Jean le premier pape ? Que d’autres questions l’on pourrait poser, qui resteraient sans réponse !

Mais continuons à lire l’Évangile.

Lui donc (le disciple ; toujours pas nommé), tombant en se renversant en arrière de la poitrine de Jésus, lui dît – Seigneur, qui est-ce ?

Ainsi, le disciple qui est couché (anakeimenos, en grec) dans le sein de Jésus, qui fait corps avec lui, doit, pour lui adresser la parole, nécessairement se séparer de lui. Autrement dit, il s’extériorise de Jésus, comme Jésus quitte le corps de Jean crucifié, je l’ai montré. S’il n’était que couché sur son sein ou la tête sur son épaule, comme on le concevrait mieux, nul besoin de tomber à la renverse en arrière (en grec : anapesôn). Les traducteurs d’Église, qui ont interprété par couché sur, au lieu de couché dans, disent ici que le disciple se penche sur le sein de Jésus. Leur glose est un contresens. Si le disciple est couché sur Jésus, pourquoi se pencherait-il ? Comment ferait-il ? Il adhère à Jésus, couché sur lui ; impossible de se pencher davantage. Les exégètes n’ont pas non plus compris le sens ni la portée de ce deuxième acte de la scène du souper, — où Jean n’est toujours pas nommé.

L’ensemble de cette scène est si parfaitement conforme aux affabulations cérinthiennes et valentiniennes sur le dieu Jésus et sur le Christ-Jean distincts, — le premier Pur Esprit, le deuxième, corps de chair, l’un et l’autre se réunissant et se séparant tour à tour suivant les nécessités du moment, — qu’on peut la dire reproduite de l’Évangile de Cérinthe.

Lorsque, après la crucifixion, la mort, la mise au tombeau, et l’enlèvement du corps, le Dieu-Jésus se fait voir à ses disciples, Jean compris, car, en cet état des Évangiles, au IVe siècle, Jean est devenu le disciple bien-aimé, distinct du Christ, et apôtre à qui l’on a attribué l’Évangile de Cérinthe, ainsi que l’Apocalypse, et qui est mort plus que centenaire, le disciple bien-aimé n’est plus désigné comme celui qui était couché, anakeimenos, dans le sein de Jésus ; il y a longtemps qu’ils sont devenus deux êtres distincts. Il n’est plus que celui qui s’était renversé en arrière, pendant le souper, de dessus le sein de Jésus. Le travail de transposition du gnosticisme cérinthien dans le sens catholique du Selon-Jean, apparaît ainsi en plein lumière par un simple jeu de style, qui n’a l’air de rien et qu’aucun exégète ne comprendra jamais. Le scribe, procédant par petites touches, peu à peu, va préciser de plus que le disciple « qui s’était renversé en arrière, pendant le souper, de dessus le sein de Jésus », et dont il n’ose pas encore donner le nom pour ne pas trop attirer notre attention sur la supercherie à laquelle il est en train de procéder, qu’il perpètre sournoisement, est le disciple que Jésus aimait. Voir IVe Évangile : XIX, 25 ; XX, 2, 4, 8 ; XXI, 20-24. C’est du fin travail de faussaire ou de transpositeur.

L’Évangile de Cérinthe étant celui qui, avec les fables gnostiques, a inventé le Dieu-Jésus, l’Église n’ayant pu le supprimer ni le synoptiser, l’a retouché, comme on s’en aperçoit une fois de plus, et sans cesse, quand elle lui a donné Jean comme auteur, de manière à atténuer autant que possible la distinction que Cérinthe et les gnostiques faisaient entre le dieu Jésus, Verbe ou Logos, l’Aeôn de, leur invention, et le Christ, a essayé de les fondre en Jésus-Christ. Jésus-Christ et Jean, son disciple bien-aimé et apôtre, sont devenus la vérité théologique. Mais, la vérité historique, c’est le Christ Jean = Iôannès, sans homonyme disciple, ni apôtre, ni Baptiste.

Les scènes du quatrième Évangile où, dès qu’on ne se laisse pas prendre aux apparences, on retrouve l’allégorie, même camouflée, à côté de l’histoire, où, sans difficulté, ni peine grande, avec un sens critique moyen, l’on distingue et l’on sépare le Dieu-Jésus du Christ Iôannès, Jésus de Jean, — telle la scène de la Croix (XIX, 25­-27) ; telle la scène du disciple couché dans Jésus (XIII, 23-25), — ces scènes si elles n’étaient pas révélatrices de leur origine cérinthienne, dénonçant l’auteur véritable du IVe Évangile, si elles devaient s’interpréter autrement que je viens de le faire, pourquoi les trois Synoptisés qui donnent la scène du souper, où Jésus annonce qu’on le trahira, comme celle de la Croix, sont-ils muets sur ce disciple couché dans le sein de Jésus ? Pourquoi ne font-ils pas intervenir Pierre auprès de Jean pour lui demander : De qui parle donc Jésus ? Ce sont là des traits tout à fait frappants, qu’on n’oublie pas, s’ils sont vécus, et à un moment dramatique de la carrière du Christ, puisqu’il annonce qu’on le livrera ou trahira. Pourquoi les ont-ils passés sous silence ? Pourquoi, alors qu’ils n’ignorent pas Jean comme disciple, ne disent-ils jamais de lui qu’il est le disciple que Jésus aimait ? Jean, même comme dans les Actes des Apôtres, est moins qu’un comparse. Pourquoi encore ? Il est l’un des disciples les moins en vue. Qu’on le compare avec Simon-Pierre. On est étonné, de voir le peu de place qu’il tient. Parbleu ! C’est parce qu’il agit et vit dans ses doubles : Jean-Baptiste et le Christ. Comme disciple, étant leur reflet, il n’a rien à faire, ni rien à dire, et cette constatation suffirait à prouver que Jean-Baptiste et le Christ, c’est lui. Preuve éclatante aussi cette absence, dans les Synoptisés, des traits du Selon-Jean, sur Pierre et le disciple couché dans le sein de Jésus, que Jésus aimait, puisque chez eux tous les Jean, quand les Synoptisés paraissent, ont été dédoublés ou détriplés du Christ. Les scribes qui ont refait l’Évangile de Cérinthe, pour le donner à Jean, travaillaient sur un texte originaire qu’on n’a pu modifier que légèrement. Il a été impossible, en y donnant les fraudes, de faire disparaître les allégories cérinthiennes. Elles apparaissent sous la couche de vernis dont on les a recouvertes pour leur donner l’air d’être du document vécu. Les Synoptisés, dont les scribes travaillaient sur du papier blanc, plume libre, et alors que Jean et Christ ne sont plus un même personnage, nous représentent donc Jean-Baptiste, Jean le disciple, tout court, sans l’épithète que Jésus aimait et Jésus-Christ comme trois types distincts.

Mais la vérité leur était si familière de l’identité historique du Christ, du Iôannès baptiste et disciple, qu’ils n’ont même pas osé qualifier le disciple fantôme qu’ils nomment Jean, de disciple bien-aimé, ni même le coucher dans le sein de Jésus, bien plus, ils n’ont pas osé le montrer, avec l’atténuation dans la forme, du disciple qui s’était penché sur le sein de Jésus. Et s’ils n’ont pas osé, c’est parce que ces traits, que l’on n’a pas pu effacer dans le Selon-Jean de Cérinthe, nous aiguillaient vers la vérité historique ; un seul Iôannès-Christ, dans lequel on a incarné le dieu Jésus.

Ils ont mis la lumière sous le boisseau, et je vais en débarrasser la vérité totalement.

Clément de Rome égal à Jean et à Simon-Pierre.

Les aveux, tout voilés qu’ils soient, dit IVe Évangile, sur l’identité du Christ, et de Jean, disciple aimé du Dieu-Jésus, sont si gênants, ils sont tellement l’expression de la vérité, que l’Église qui, par ses scribes, s’est empressée de ne pas les reproduire dans les Synoptisés, n’a pas trouvé cette suppression suffisante.

Un imposteur, qui signe Clément (de Rome), que l’Église donne, concurremment avec Lin, — elle n’est pas très sûre, naturellement, — comme successeur de Pierre à la papauté, — ai-je besoin de répéter que ni Pierre, ni Lin, ni Clément, n’ont été papes, à Rome ou ailleurs, pas même à Avignon, — dans une œuvre qui date du IIIe siècle, les Constitutions apostoliques, mais qu’on essaie de faire remonter aux temps de Domitien, fin du premier, ose affirmer avoir été l’un des Douze qui a assisté au repas, non seulement du IVe Évangile, mais à celui que rapportent les Synoptisés. Et le disciple chéri, voire préféré, c’est lui. C’est à ce point. Ainsi, aucune assimilation n’est possible entre le Christ et le Iôannès = Jean.

— J’étais l’un des Douze, dit-il, et il (Jésus) m’aimait plus que les autres.

Voilà ce qu’on lit au livre V, chap. XIV, des Constitutions apostoliques, signées Clément. Plus que les autres n’est passé dans aucun Évangile.

Pour la suite, le faussaire raconte ceci :

Penché sur le sein de Jésus, je le priais de dire qui le livrerait. Le bon Maître ne nous dit pas le nom, (pas plus que le IVe Évangile ne nomme Jean), mais il le désigna de deux manières : celui qui met la main au plat avec moi et à qui j’offrirai le morceau trempé. Judas ayant demandé : Est-ce moi, Seigneur, le Maître ne répondit pas : En vérité ! mais : Tu l’as dit... il ajouta : Malheur à celui qui livrera le Fils de l’homme ! Mieux vaudrait pour lui qu’il ne fût pas né. Judas se lève, va vers les prêtres, touche les trente pièces d’argent. Le cinquième jour de la fête (le faussaire nous transporte jusqu’au 20 nisan pour la célébration de la Pâque, ce qui montre sa sincérité), nous mangions la Pâque avec le Seigneur, quand Judas étant parti dans la nuit, après avoir mis la main au plat et reçu la bouchée, le Seigneur nous dit — Voici l’heure où vous vous disperserez, me laissant seul. Chacun affirma qu’il rie l’abandonnerait point. Pour moi, — c’est Clément qui parle toujours, — je déclarai à Pierre que j’étais prêt à mourir avec lui. Le Seigneur répondit : En vérité, je te le dis, avant que le coq ne chante, lu nieras par trois fois que tu me connais. Après avoir transmis l’ébauche du mystère de l’Eucharistie, — Judas absent, — il se transporta au mont des Oliviers, près du torrent des Cèdres où était le jardin. Nous étions avec lui, et nous chantâmes l’hymne, selon notre habitude.

Ainsi le faussaire, non content de se substituer à Jean comme disciple bien­-aimé, s’attribue le reniement de Pierre, et se fait passer pour Simon-Pierre. C’est un des plus audacieux des aigrefins qui ont fondé la suprématie de l’Ekklesia de Rome, la papauté, et fabriqué les faux éminents qui ont permis de mettre au point les Évangiles ; les scribes n’ont eu qu’à choisir parmi ses impostures.

On comprend à merveille pourquoi, aujourd’hui, on ne trouve plus, dans les Évangiles, dans le quatrième, en particulier, où il devrait figurer en majuscules, puisqu’il est question de lui d’une façon si appuyée, le nom du disciple aimé de Jésus. C’est pour permettre à l’imposture de Clément de se faire jour, de s’étaler en tache d’huile, pour contrecarrer la vérité historique. Jean, le Christ ? Jésus, Verbe de Dieu, distinct du Christ, mais reposant dans le sein du Verbe ? Quelle erreur ! Le Christ, c’est Jésus-Christ ; et celui qui était couché, non pas dans mais sur son sein, ce n’était pas Jean, c’était Clément. Donc, aucune identification possible de ce disciple, nommé Clément, avec le Iôannès qui fut le Christ historique, non plus qu’avec Jésus-Christ, où Iôannès entre pour moitié.

Et tout ceci n’est pas mal machiné. Seulement, voici l’enclouure : le disciple est l’un des Douze, et Clément a beau dire qu’il fut l’un des Douze, dans les Constitutions apostoliques, les scribes d’Église n’ont tout de même pas osé le nommer comme tel dans aucun Évangile canonique[3]. En sorte que l’Église prouve par le faux de Clément que Jean, c’est bien le Christ, car si ce n’était pas, elle n’aurait pas eu besoin de faire ce faux, qui n’a d’autre but que de détruire la vérité, et où Clément se dévoue jusqu’à prendre à son compte les reniements de Pierre. En récompense, on en fera un pape, — un prétendu pape, bien entendu.

Qu’importe au surplus que la honte du reniement, posthume, soit sur Simon-Pierre ou sur Clément ? Tous les disciples ont lâché leur Maître, le Messie, au moment où il fut pris. C’est Saint-Justin qui le déclare avec d’autres. Jean étant le Christ, support hylique ou corporel du Dieu-Jésus, et Jésus-Christ étant un composé des deux, ce qui importe c’est de détruire cette vérité, qui met à nu la mystification jésus-christienne. La honte de Clément renégat du Christ, à faux, aide à faire passer tous les faux, et ce, en faveur de l’Ekklésia de Rouie, pour qui il a travaillé.

Il y a plus. Ce Clément de Rome, faussaire, qui se fait passer pour le disciple aimé de Jésus, dans les Constitutions apostoliques, et qui, un moment, se donna aussi comme l’auteur du IVe Évangile, n’a pu agir et mentir qu’avec la complicité de toute l’Église, pour détruire la vérité sur l’Évangile de Cérinthe. S’il a servi spécialement l’Église de Rome, il a été plus généralement un moment de l’imposture, et son témoignage, dans sa mauvaise foi, a été proclamé la vérité, jusqu’à ce que l’Église ait pu s’emparer du livre de Cérinthe, le modifier peu ou prou, et le remettre, sophistiqué, dans la circulation. Ce n’est qu’à ce moment qu’on s’est débarrassé de Clément du Rome, non sans le nommer pape et successeur de Pierre, par effet rétroactif, et comme fiche de, consolation. Peut-être l’a-t-il été, au IIIe siècle, au début du IVe, peut-être est-il vraiment le vrai premier pape historique[4].

Domitien, Rome, la Papauté et Titus Flavius Clemens.

En choisissant Rome, capitale du monde, pour leur propagande, et comme centre de leur propagande, après la destruction de la nation juive, en 135, sous Hadrien, et en y fondant une ekklesia, plus ou moins à côté de la Synagogue, les Juifs messianistes et christianisants firent preuve d’une éminente compréhension des nécessités de l’heure.

Ils comprirent, — et la Parabole évangélique du Semeur sorti pour semer le prouve, — que le meilleur terrain pour la propagande, c’est la grande ville, la métropole, où l’on peut jeter le bon grain des idées nouvelles, même subversives, et les faire lever, avant que les Pouvoirs publics, sollicités par d’autres soucis sans nombre, aient eu le temps de s’inquiéter. Quand ils aperçoivent le danger, il est trop tard. Le grain a des racines partout que l’on ne peut toutes découvrir et arracher. Tous les mouvements révolutionnaires, pour débuter puis triompher, ne peuvent partir et rayonner que des capitales : Rome, Alexandrie, Byzance. Les christiens donc élirent Rome, — et ce fut un coup de maître, — dès la fin du IIe siècle.

Certes, la propagande judéo-christienne y avait tenté de premiers essais, avant le IIe siècle. La secte fondée par Juda le Gaulonite avait tâté le terrain à Rome, dès le temps d’Auguste. Je crois, et je donnerai un jour mes raisons, que le poète latin Publias Ovidius Naso, l’auteur des Métamorphoses et des Fastes, natif de Sulmo ou Solyme, diminutif de Jérusalem (Hiéro-Solyma), fut exilé par Auguste, pour avoir versé dans les rêveries apocalyptiques sur l’Espérance d’Israël[5].

Sous Tibère, en 772 = 18, on s’occupa aussi de bannir les superstitions égyptiennes et judaïques, dit Tacite (Annales, II, 85). Quatre mille hommes furent déportés en Sardaigne, de la classe des affranchis. C’est environ le même temps, que Flavius Josèphe, à la suite du passage interpolé sur Jésus, homme sage, — qui a dû remplacer, on le pressent, un exposé plus circonstancié et moins chrétien sur ce personnage, — dit qu’il arriva un grand trouble dans la Judée, ainsi qu’un horrible scandale à Rome, déclarant qu’il va parler de ce dernier d’abord, — c’est l’ignoble histoire du chevalier Mundus, substituée à un récit qui expliquait le bannissement visé par Tacite, qui n’en donne plus aucun motif, — et qu’il reviendra ensuite sur ce qui regarde les Juifs, c’est-à-dire évidemment sur le grand trouble dans la Judée. Mais cet horrible scandale, il n’y revient pas, ou plus, contrairement à ce qu’il a annoncé, ce qui prouve qu’on a supprimé son récit sur le grand trouble. C’est à ce propos que Suétone aurait, pu écrire aussi, la phrase qu’on lit, sous Claude, dans son Histoire : Claude expulsa de Rome les Juifs, le Christ (son esprit) les poussant assidûment aux troubles.

Sous Néron, — le Christ a passé entre temps, comme sous Claude, — l’exécrable superstition, — impiété qui s’était glissée dans la religion juive, dira Dion Cassius, — réprimée un instant, se débordait à nouveau, non seulement en Judée où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans (Tacite, Annales, XV, 44), comme dans toutes les capitales. Et c’est bien pourquoi les aigrefins du christianisme, à la fin du IIe siècle, y ont établi leur quartier général.

L’exécrable superstition continua à se déborder tant et si bien, qu’en 821-70, Vespasien et Titus frappèrent Jérusalem et la Judée, après une rude guerre, en attendant qu’en 889 = 135, deux Jubilés ou cent ans après la crucifixion du Christ, Hadrien, d’un coup définitif, détruise la nation juive et la disperse, réduisant la Judée en province romaine.

Entre temps, malgré ses malheurs, soit la défaite sous Titus, l’Espérance d’Israël dans une revanche par les armes se survivait, et la propagande christo­-judaïque ne renonçait pas. Le triomphe de Vespasien avait amené à Rome des Juifs  de plus en plus nombreux qui, d’esclaves dans les familles romaines, devenus affranchis, muets devant les hommes et le paterfamilias, ne tarissaient pas, selon leur prosélytisme, devant les femmes et les enfants. Ce que dénoncera, au Ve siècle, le poète romain Rutilius Namatianus, un gaulois qui, au milieu de l’abandon des Pouvoirs publics, n’a jamais accepté le christianisme :

Aujourd’hui nos esclaves nous oppriment. Les voilà, les Juifs, — au Ve siècle, le christianisme est encore tout juif ! — avec leur triste religion et leurs âmes sombres, avec leurs rites farouches et leurs mœurs insociables ! Ils nous envahissent, ils nous dominent ! Cet envahissement mortel, les empereurs des premiers siècles de notre ère en ont vu les débuts, et, du moins ont-ils violemment réagi.

De la destruction du Temple en 70, jusqu’au formidable coup frappé par Hadrien en 135, lequel anéantit à jamais la patrie et la nationalité juives, et au-delà de ce temps, l’idée messianique, sous la double forme d’un jugement exercé sur les infidèles et d’une restauration glorieuse d’Israël par l’apparition de Dieu, agissant directement ou par un délégué céleste, demeura vivante dans les Âmes juives et trouva des voix pour l’annoncer et la célébrer. Et à chaque fois que la paix publique sera compromise par les prédictions affolées du messianisme apocalyptique soulevant des révoltes, des rébellions, des séditions, contre l’Empire, le bras de Rome s’appesantira plus lourdement sur la Judée, sur les Judéo-messianistes, jusqu’au jour où pour en finir, soixante-cinq ans après Vespasien, Hadrien passera la charrue sur Jérusalem, détruira à jamais et dispersera la nation juive.

Les auteurs nous ont transmis le témoignage, — combien affaibli ! — de ce qu’a pu être cette propagande sous Auguste, Tibère, Claude, Néron, Trajan. Mais il ne s’agit ici que du temps de Domitien.

Dans le résumé (Epitome Dionis, Domil., p. 226) que le moine Xiphilin, au XIe siècle, a fait des Histoires de Dion Cassius (XLVII, 13), on lit :

Dans la même année (95), Domitien mit à mort, avec beaucoup d’autres, Fabius (Flavius) Clemens, alors consul, son propre cousin, et mari de Flavia Domitilla, sa parente.

Tous deux furent condamnés pour crime d’athéisme (athéotêtos). De ce chef, on en condamna un grand nombre d’autres qui s’étaient fourvoyés dans les rites judaïques. Les uns furent punis de mort, les autres de la confiscation. Quant à Domitilla, on se contenta de la reléguer dans l’île de Pandataria[6]. Glabrion, qui avait été consul avec Trajan (en 91), accusé aussi, entre autres choses, du même crime, fut exécuté.

L’athéisme, ce n’est pas la religion judaïque. Dion Cassius précise que c’est dans la religion judaïque que s’est glissée une impiété, celle des christiens. Le chef en vertu duquel Domitien a prononcé des condamnations contre ceux qui s’étaient fourvoyés dans la religion judaïque, c’est le chef d’avoir fait profession de christianisme, celui de l’Apocalypse, seul Évangile, seule Bonne-Nouvelle qui existe à la fin du Ier siècle, Espérance d’Israël dans la domination universelle, après destruction du monde, donc de l’Empire romain. Le crime, c’était de s’affilier à une secte qui ne rêvait que la ruine des empereurs et de l’Empire[7].

Dans Suétone toujours (Domitien, X), on lit : Beaucoup de sénateurs, dont plusieurs avaient été consuls, furent mis à mort, comme coupables de conspiration (machinateurs de choses nouvelles : molitores novarum rerum), entre autres... Acilius Glabrion qui était en exil... »uis au chapitre XV : Enfin, il attendit à peine que Flavius Clemens, son cousin, fut sorti du Consulat pour se défaire de lui, sur le soupçon le plus ténu (ex tenuissimo suspicione).

Bien que, dans le texte de Suétone, Acilius Glabrion et Flavius Clemens se trouvent séparés, par quatre chapitres, aujourd’hui, et que les motifs de leur condamnation à mort puissent être prétendus différents, un simple rapprochement avec le texte de Xiphilin-Dion Cassius, que n’a certainement pas cherché à rendre très explicite le moine qui l’a résumé, prouve que Flavius Clemens et Acilius Glabrion (ainsi que Flavia Domitilla) ont été punis pour le même crime : conspiration contre l’empire romain, en se fourvoyant dans les rites judaïques, — ceux qui proclamaient, d’après l’Apocalypse, le renouvellement du monde, molitores novarum rerum, le règne de mille ans, dans la Jérusalem d’or, les Goïm, ou nations ayant disparu. Impossible d’échapper à cette conclusion qui résulte à l’évidence de l’examen comparé des textes cités, et que renforce la citation d’Eusèbe qui déclare que Flavia Domitilla fut reléguée, pour crime de christianisme[8].

Les textes de Dion Cassius et de Suétone ne s’étendent pas sur les détails de la conspiration, ni ne sont explicites sur les rites judaïques. Ils ont certainement été circoncis, comme Flavius Clemens. Pour Dion Cassius, ce n’est pas contestable.  Ni pour Suétone, conséquemment. Mais on peut être sûr que la conspiration a fait du bruit dans le Landerneau constitué par la synagogue ou ekklesia juive-christienne[9].

Chose frappante, cette histoire de Flavius Clemens a eu une égale répercussion chez les Juifs de la Thora et chez les Juifs minimi. Clemens est devenu un haut personnage sous le nom de qui l’Église a mis des œuvres chrétiennes importantes, — qui ne sont pas d’ailleurs d’un même et unique auteur. Je reviendrai sur le Clemens catholique, et sur les œuvres qu’on lui prête en terminant. Je voudrais liquider d’abord le Clemens du Talmud.

Autre détail curieux, c’est que dans les deux clans, il ne peut être question d’un seul Clément, mais de deux : le père et le fils, et c’est le fils qui est le Flavius Clemens condamné à mort par Domitien[10].

Dans le Talmud (A bodah Zorah, 10b et 11), Clemens est dit Katia, bar Schalom. Katia serait une déformation très forte de Titus. M. Derembourg, israélite savant, propose de lire Kurtus, ait lieu de Katia, Kurtus s’interprétant par Circoncis. Schalom, hébreu, signifiant : Clément, pacifique, est donc l’équivalent de Clemens, latin. Katia bar Schalom, c’est Titus (?) ou Kurtus, fils de Clemens. Il se fait circoncire avant de marcher au supplice, et non sans avoir légué sa fortune au Rabbi Akiba, où l’on peut retrouver le père dit Rabbi Akiba, banquier, qui a commandité et financé la révolte de Bar-Kocheba.

On pourrait hésiter sur la personnalité de ce Katia, bar Shalom, si les commentaires du Talmud ne nous persuadaient pas qu’il s’agit bien de Titus Clemens, neveu de Domitien.

Ailleurs, le Talmud (Gittin, 56b) confondant Acilius Glabrion avec Clemens, fait Glabrion neveu de Titus, et le nomme Onkelos (pour Acilius), bar Kalominos, fils de Clément.

Le Talmud a d’ailleurs traité l’histoire, sous forme de Thargoum ou parabole. Il expose qu’un César, décidé à prendre une mesure de rigueur contre les Juifs, réunit les personnages influents pour leur demander : Si on a un ulcère au pied, doit-on  amputer, ou garder son pied et souffrir[11]. — Accord pour l’amputation, à l’exception unique du sénateur Katia, bar Schalom. Il ne veut pas de mesure de rigueur contre les Juifs, et il est condamné à mort.

Autre récit, c’est un Midrasch, à Debarim raba, chap. II : Il y a à Rome certains Juifs illustres : Rabbi Akiba, rabbi Gamaliel. On ne sait trop ce qu’ils y sont venus faire. Les uns, de la propagande christienne : Akiba, certainement ; les autres, une campagne contre cette propagande : Gamaliel, assurément[12]. On aperçoit, sous ces récits confus, peu explicites, que la lutte est engagée contre les Juifs de la Thora et ceux du christianisme, à Rome même, — ceux-là comprenant que les folles doctrines et menées de ceux-ci ne pourront avoir qu’une conséquence : la destruction totale de la nation juive par les Romains, les plus forts, et qui, lassés, ­puisque les malheurs et répressions de Vespasien et Titus n’ont pas suffi, — des révoltes endémiques des christiens et de leurs vaticinations contre Rome, désireront en finir une fois pour toutes. Et c’est ce qui s’est produit sous Hadrien[13].

Donc un décret de l’empereur ordonne que dans le mois il ne reste plus un seul Juif dans la ville. Un sénateur, dont on ne dit pas le nom, mais qui est certainement prosélyte juif-christien, rassure les Juifs, et notamment Gamaliel, en lui prédisant qu’avant la fin du mois, Dieu (Iahveh) viendra à leur secours. Vingt-cinq jours passent, le terme fatal approche, et Iahveh ne s’est pas manifesté. Ennui dit sénateur qui va trouver sa femme, pas nommée, qui lui conseille de sucer la bague empoisonnée qu’il porte. Par sa mort, les Juifs obtiendront un nouveau délai de trente jours, pendant lequel le décret sera aboli. Il meurt et on s’aperçoit qu’il était circoncis. Si l’on veut bien rapprocher le texte du Talmud, qui dit que ce sénateur anonyme était encore consul au moment du décret, du texte de Suétone, déclarant que Flavius Clemens, consul, fut mis à mort, sans que Domitien ait attendu qu’il ait achevé son consulat, on conclura qu’il s’agit bien dans le Talmud, du même Flavius Clemens.

Jalouse du Talmud qui revendique Flavius Clemens comme sien, puisqu’il a été «circoncis », l’Église, qui le regrette, ne l’a pas inscrit, non plus qu’Acilius Glabrion, au martyrologe chrétien, du moins sous leurs noms[14].

Toutefois, elle s’est servie, d’abord, du père du Clément mis à mort sous Domitien pour le citer comme compagnon d’œuvre de Paul dans l’épître aux Philippiens (IV, 3), qui précise qu’il est un de ceux dont les noms sont dans le Livre de vie. Autrement dit : il est mort, et depuis environ cent trente à cent cinquante ans, comme le prince hérodien Saül, devenu Saint-Paul, et comme toute la génération du temps de Tibère mais inscrit au Livre de vie, il a beau être mort, pour la terre, pneumatiquement il est ressuscité. Paul le ressuscite donc par la plume du scribe. Terribles et trompeuses allégories que celles du Pneumatique !... Clemens est aussi le Titus de l’Épître aux Galates (II, 3), et qui circule ça et là dans les autres Épîtres, attribuées à Paul. Elle le présente encore comme l’auteur de l’ouvrage mensonger où il se donne audacieusement comme le disciple que Jésus aimait plus que les autres, qui était penché sur son sein pendant le repas, et aussi comme le disciple qui, par trois fois, a renié son Maître, le substituant à Simon Pierre.

Enfin, couronnant le tout, elle en a fait le pape Clément, qui prend rang comme successeur de Pierre, et institué par Pierre lui-même, d’après les Recognitiones (signées Clément de Rome). Irénée (adv. hœres., III, 3, 3) le place après Pierre, Paul, Lin, Anaclet, donc le cinquième, et non le second ; Jérôme, dans trois ouvrages (De viris illust., 15 ; Adv. Jovin., I, 12 ; Comment. sur Esaïe, LII, 14) lui assigne le quatrième rang Tertullien et Epiphane errent entre ces diverses opinions. Voilà des précisions, n’est-ce pas ?

Mettons tous ces écrivains d’Église d’accord, en affirmant que ni Pierre, ni Clément, ni Lin, ni Anaclet, et pas mal d’autres à la suite, n’ont jamais été papes, que par invention de l’Esprit, aux IIIe et IVe siècles, avec effet rétroactif. Quant à Clément, faux-pape, si l’Esprit le fait naviguer, littérairement, entre le deuxième et le cinquième rang, c’est parce qu’il se perd lui-même entre les fourberies du Clément qui s’est dit le disciple bien-aimé, et n’aurait donc pu vivre que du temps de Pierre et peu après, et le temps du Clément, tiré du Flavius Clemens du règne de Domitien, mis à mort pour crime de conspiration messianiste. Entre les deux extrêmes, suivant, qu’on prolonge un peu la vie du premier et que l’on ramène un peu en arrière le second, on obtient des temps intermédiaires, pour le troisième ou quatrième rang. La vie humaine, c’est un peu un accordéon, évidemment.

C’est au Clemens de Domitien que l’Église, d’après Clément d’Alexandrie, attribue deux Épîtres aux Corinthiens qui sont d’un faussaire inconnu. au IIIe siècle, lequel, dans la première Épître (XXIV, 1), présente Jésus comme le premier ressuscité. Il ignore donc que, dans les Évangiles actuels, que l’Église dit dater du 1er siècle Jésus-Christ, pas encore mort, opère au moins trois résurrections : Lazare, la fille de Jaïrus, le fils de la veuve de Naïm. Eusèbe déclare (H. E., IV, 23), d’après Denys de Corinthe, que la IIème Epître serait due à la communauté de Rome, — comprenez qu’elle sort de l’usine de faux des Zéphyrin et Calliste, — et non à un quelconque Clément de Rome.

En attribuant à Clément de Rome une Épître aux Corinthiens, qui est du IIIe siècle, l’Église a eu pour but de faire croire qu’il y avait eu, sous Domitien, une persécution religieuse, une persécution contre les chrétiens, et que, par suite, le christianisme évangélique existe, alors qu’il n’y a que messianisme juif, soulevant le peuple contre la domination romaine. Mais c’est là un point d’importance relative, bien que frauduleux.

Le gros morceau qui importe, parmi toutes les impostures, tous les mensonges au milieu desquels l’Église titube, comme ivre, ainsi que les exégètes à la suite, ce sont les ouvrages mis sous le nom de Clément de Rome, dont le temps, ­ce serait alors le père, — est reporté à l’époque du Christ et des premiers disciples ou apôtres : Simon, dit la Pierre, et Jean et Saint-Paul.

Les ouvrages comprennent : les Homélies, les Recognitiones ou Reconnaissances qui mériteraient comme sous-titre : Comme on se retrouve ! et les Constitutions apostoliques.

Le judéo-hellène aux gages de Zéphirin et de son successeur Calliste, repris de justice condamné ad metalla en Sardaigne, pour escroquerie, banqueroute frauduleuse, prêt à usure, gravitant autour de la clique chrétienne qui, avec la courtisane Marcia, avait ses grandes et petites entrées chez cette pâte molle que fut l’empereur Commode, le judéo-hellène qui a écrit les trois ouvrages, mis sous le nom de Clément le Romain, y a entassé un tel Pélion sur Ossa de mensonges, de faux, de supercheries, d’impostures éclatantes, prouvées, classées, que l’Église, dont l’estomac en a digéré bien d’autres, prise de nausée et de dégoût, les a vomis.

Ces ouvrages ne sont pas canoniques, bien entendu, pas mêmes apocryphes. Ce sont des pseudépigraphes. N’empêche qu’ils sont fondamentalement chrétiens, ait moment où on les produit. On s’en est servi, puis on les a rejetés !

C’est, en effet, sur eux et rien que sur eux, que l’Église, qui les repousse du pied maintenant, s’appuie cependant pour faire de Simon Pierre (le kanaïte), le premier pape à Rome et le fondateur, après, sinon même avant le Christ, de l’Église chrétienne, alors qu’elle arbore elle-même comme étiquette : Église catholique, apostolique et romaine !

Où est la place du Christ évangélique, sous ce titre ?

Le troupeau moutonnier de l’Église, soit ses fidèles, s’ils connaissaient tant soit peu les Écritures canoniques, — mais on leur en interdit la lecture ; ils n’ont, droit qu’au texte choisi par le prêtre pour son sermon du dimanche, et au bréviaire ou paroissien, au sujet duquel l’Église a surveillé les soins qu’on emploierait pour les rendre idiots (les fidèles) autant qu’il se pourrait, comme dit à peu près Molière dans l’École des femmes, — s’ils étaient capables de poser des questions qui, tout indiscrètes qu’elles apparaissent, sont logiques et raisonnables, voici ce qu’ils demanderaient :

Alors qu’il y a eu un disciple bien-aimé, à qui Jésus a semblé promettre l’éternité ; alors qu’il y a eu Saint-Paul, un colosse de l’Apostolat, auteur d’Épîtres et Lettres aux foules qu’il a converties, missionnaire ardent qui a fondé et soutenu la foi d’Églises sans nombre, par lui créées, et qu’une révélation divine a institué spécialement apôtre des Gentils, de ce monde occidental et d’origine aryenne que Renan a appelé les plus nobles portions de l’humanité ; et alors que ce Paul a péri, dit l’Église, à Rome, pendant la persécution de Néron, — pourquoi l’Église est­-elle allée chercher, pour en faire son champion, — la pierre sur laquelle elle est bâtie, ­ce Simon rustaud et inintelligent des Évangiles, ce disciple au crâne épais, juif d’esprit étroit et fanatique, qui n’a su écrire que deux petites lettres retentissant d’injures grossières, cet apôtre que les Actes canoniques nous représentent comme l’apôtre spécial des « circoncis », qui cherche à excommunier Saint-Paul, parce qu’il veut se tourner vers l’Occident, et qui, par-dessus tout, nommément, expressément, par trois fois, à l’instant tragique où tout homme de cœur brave la destinée, a renié lâchement son Maître vaincu et prisonnier, prouvant ainsi qu’il a menti, quand il lui a dit — Tu es le Christ, le fils, du Dieu vivant ! car s’il l’avait cru, alors, si sa foi, si mon Père qui est dans les cieux et non la chair et le sang l’avaient à ce moment inspiré, comme le lui dit le Christ, il n’aurait rien eu à redouter des hommes, dans la nuit de Gethsémané, il n’aurait trahi ni sa foi, ni son maître ! Et, comble d’audace ! ce renégat au triple reniement, on le verra, on l’entendra, dans les Actes (III, 13-14) dire au peuple, aux hommes israélites (car il est l’apôtre des circoncis par excellence) : Le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le dieu de nos Pères a glorifié son serviteur Jésus, que vous avez livré et renié devant Pilate... Vous avez renié le Saint et le Juste...

Voilà l’homme. Ecce homo ! On peut chercher dans toutes les Écritures canoniques. Il n’en est pas de plus répugnant ! C’est le premier pape. Pourquoi ?

Parce que l’Église a eu la main forcée. Parce que le faussaire qui a écrit les Pseudo-clémentines : Homélies, Recognitiones, Constitutions apostoliques, l’a voulu. Et il faut qu’il ait été un gagiste au service de membres bien puissants dans l’organisation ecclésiastique, s’il n’a été un de ces membres, pour que ses impostures, — alors qu’ensuite on a rejeté les œuvres écrites, — soient devenues la vérité chrétienne et qu’on en ait fait la tradition, qui n’est que la confirmation de ce qu’il a écrit[15].

C’est lui, je l’ai montré, qui a supprimé, — pendant le temps nécessaire pour l’abattre et pousser Pierre aux sommets, — le Jean disciple bien-aimé, dont les Évangiles synoptisés ne parleront pas, et dont le Selon-Jean n’osera pas donner le nom, même après le rejet de Clément. C’est lui qui a effacé Simon le Kanaïte, transformé en Simon-Pierre, en inventant un récit où, dédoublant le Simon unique, il représente ce Simon, avec l’épithète le Kanaïte, luttant et rompant des lances contre Simon, avec l’épithète de Pierre, — ça fait deux Simon distincts, — et contre ceux qui tenaient Jean = Iôannès pour plus grand que Jésus. C’est même Simon-Pierre qui raconte la chose à Clément. Est-ce assez joli ? Et les Évangiles, sans trop d’assurance, il est vrai, — les Scribes connaissent la supercherie,- essaient de faire aussi deux disciples avec l’unique Simon : le Kanaïte et le Bar-Iôannès ou Bar Jonas.

Quant à Saint-Paul, dont les Écritures canoniques crient encore la supériorité, — environ la moitié du Nouveau Testament, c’est Paul, — Saint-Paul, dont l’œuvre apostolique est si éminente qu’elle fait paraître comme à peu près inexistante celle de Jésus lui-même et de tous les apôtres réunis, Pierre compris, le roman de Clément ne s’occupe que de le diminuer, le bafouer, le combattre, l’anéantir comme apôtre. Ne va-t-il pas jusqu’à faire entendre que le fameux magicien Simon (Actes, VIII, 9-24), à qui Pierre et Jean ont eu affaire, ne serait autre que Saint-Paul. Simon le Magicien est présenté comme ayant voulu, à prix d’argent, obtenir le pouvoir de conférer le Saint-Esprit par l’imposition des mains. Seulement, dans Clément, la scène est à Rome, tandis que dans les Actes, elle est en Samarie. Il faut bien que Pierre se montre à Rome, puisqu’on vent l’y faire pape[16].

Reprenant les Actes d’Abdias, Clément se complait à étaler les persécutions de Paul, quand il était l’homme ennemi, participant à la mort de Jacob-Jacques-Étienne. Enfin, perdant toute mesure, dans son désir de travailler pour la suprématie de Pierre, il laisse tout de même passer cette vérité, dont il se servira comme d’un chantage, que le prince hérodien Saül ne s’est jamais converti, et que tout le rôle qu’on lui attribue, sous l’aspect de Saint-Paul, est inventé[17]. En somme, quand on  compare les écrits devenus canoniques, tels que les Actes des Apôtres et les Épîtres de Saint-Paul, avec les apocryphes pseudo-Clémentines, — apocryphes aujourd’hui, mais elles ne l’étaient pas plus que les Actes et les Épîtres au IIIe siècle, où toute littérature d’Église est chrétienne et orthodoxe, — on constate qu’il a existé deux courants contraires pour la suprématie, qui se sont heurtés violemment : l’un en faveur de Paul, revenant du prince Saül, l’autre en faveur de Pierre, revenant de Simon. Les partisans de Paul n’étaient, certes, pas inégaux en impostures à ceux de Pierre. Mais ils paraissent avoir été plus adroits, s’adressant au monde occidental, et plus vraisemblables dans leur façon de présenter, dans le mensonge, les événements et les individus. Comme métaphysiciens pouvant aller jusqu’à la logomachie, à eux la palme ! Moins elle comprend, plus la foule admire ! Succès pour Paul !

Mais, conformément à cette vérité d’expérience que les partis (politiques ou religieux) qui luttent pour la domination, finissent toujours, malgré des rivalités et des hostilités intestines, par s’entendre et se mettre d’accord, afin d’éviter de s’affaiblir par la désunion, en face des partis adverses, ce qui n’aboutirait qu’à faire échouer l’entreprise, — une maison divisée contre elle-même, dira Jésus-Christ, inspiré par un scribe admirablement averti, peut-elle subsister ? — ainsi, partisans de Paul et partisans de Pierre transigèrent et trouvèrent un terrain de conciliation, d’autant plus facilement qu’ils étaient en mesure de se faire chanter mutuellement, les uns, les Pauliniens, en révélant l’imposture de Pierre à Rome, et les Pétrussiens (partisans de Pierre), en prouvant que le prince hérodien Saül n’avait jamais cessé de donner la chasse aux christiens ; après quoi, il s’était retiré en Espagne. Au IIIe siècle, la mort de Simon (Pierre) était encore dans Flavius Josèphe, et en des termes tels qu’ils ne permettaient aucune discussion, ainsi que la carrière de Saül-Amalec.

Les Pauliniens avaient eu la main très lourde avec leur création de Saint-Paul, qu’ils avaient fait encombrant au point qu’il prenait toute la place. Aux faits relatifs à Paul, tels qu’ils sont encore dans les Actes des Apôtres, — même on consentit à n’en faire qu’un jeune homme gardant les habits des persécuteurs lors du meurtre d’Étienne, — on ajouta l’apostolat de Pierre en Syrie, et de telle sorte qu’au début, on ne voit que lui, avec le fantôme de Iôannès. Ainsi avait-il sa part. Certes, on ne pouvait, devant l’histoire, aller jusqu’à y montrer Pierre, pape, — il faut savoir rester ambigu dans le mensonge, qui peut toujours être découvert, — mais on le faisait disparaître, partant pour un autre lieu, qui, après tout, pouvait bien être Rome. Et puisque la légende de Pierre à Rome, effrontément lancée comme histoire vraie par Clément, devenait une tradition reçue, la disparition de Pierre dans les Actes, partant pour un autre lieu, n’infirmait en rien, au contraire, la tradition[18]. Rien de bien affirmatif, en somme : des approximations de possibilités. Et c’est pour les corser que, lorsqu’on s’avisera de mettre au point, autant que possible, les Évangiles, en dansant sur la corde raide, au-dessus de tous les précipices, que les impostures et, fraudes contradictoires, se démentant les unes les autres, ont creusé sous les pas des scribes, c’est pour corser toutes ces approximations de possibilités, qu’au moment où la papauté existe, avec un pape chef de l’Église, l’on fera proférer à Jésus, parlant à Simon, cette calembredaine avec effet rétroactif, quand elle est  lancée, mais prédiction au temps où se placerait chronologiquement l’événement : Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église !

Rome sauvée ! Vous savez maintenant pourquoi Pierre, crucifié à Jérusalem en 801 = 48, sous son nom juif, le vrai, de Simon, sans être jamais sorti d’Asie-Mineure, est devenu le premier pape : Petrus = Pierre sur quoi est bâtie l’Église (catholique, apostolique et romaine).

C’est parce que l’Église a été obligée d’accepter les impostures de Clément, au risque de voir dévoiler par lui et ses partisans, l’imposture de Paul, laquelle, acceptée en échange par les partisans de Pierre, est devenue aussi la vérité historique.

Imposture et chantage, de part et d’autre, telle est la pierre double, — et c’est pourquoi Paul est associé à Pierre à Rome, comme ad latus, par Irénée (Adv. hœres., III, 3, 3), — sur laquelle l’Église pose ses assises.

Jean, auteur du IVe Évangile.

Ayant proféré des impostures clémentines, maladroites, excessives, exhilarantes, sur Pierre sur le disciple bien-aimé, et les ayant, en les reniant, mises au compte de la tradition, dont Jérôme, homme à tout faire, se portera garant au Ve siècle, l’Église, n’en ayant plus besoin, les a poussées au tombereau des apocryphes ou pseudépigraphes.

Puis elle a fait Clément pape.

Le sort de Clément, ainsi réglé, l’Église, ayant pu ensuite sophistiquer, assez maladroitement, l’Évangile de Cérinthe, il ne restait plus qu’à donner un auteur au IVe Évangile. Ce n’est plus Clément, — ne parlons plus de Cérinthe, — c’est le disciple anonyme qui a reposé sur le sein de Jésus. S’inspirant de Clément qui, dans ses Constitutions apostoliques, avait fait, à sa manière, le récit des dernières scènes de la vie de Jésus-Christ et en témoin oculaire, — au IIIe siècle, — on introduisit dans l’Évangile de Cérinthe la phrase qui se lit aujourd’hui à la fin du IVe Évangile (XXI, 24) : C’est ce disciple (le bien-aimé), toujours sans nom, qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites ; et nous savons que son témoignage est véridique[19].

L’auteur du IVe Évangile, c’est donc désormais le disciple que Jésus aimait (plus que tous les autres), et qui n’est plus le Christ. Mais comment s’appelait donc ce disciple du Dieu-Jésus, dont on peut dire qu’il est toujours anonyme dans les Évangiles. Il n’y a plus d’inconvénient à le nommer. Jésus-Christ est inventé, et les fables de Cérinthe, de Valentin, qui ont été un moment du christianisme, une étape de la longue controverse, les fondations sur lesquelles on a bâti les Évangiles, passent au rang d’écritures hérétiques. On les renie. Les fils ont honte de leurs pères. Le IVe Évangile aura donc comme auteur Jean, et le disciple dont il dit que Jésus l’aimait, ce sera Jean.

Et c’est le dogme d’aujourd’hui : le Ioannès, disciple bien-aimé, a écrit le quatrième Évangile, comme il a contemplé l’Apocalypse, dira Eusèbe[20].

Et il a écrit sa vision. On lui attribuera aussi deux Lettres ou Epîtres apostoliques.

Mais, tenez-vous bien ! A l’heure actuelle encore, aucun Évangile, aucun livre du Nouveau Testament ne déclare expressément que Jean fut le disciple bien-aimé. Et si l’Église le soutient, c’est en s’appuyant sur des témoignages externes, plus ou moins catégoriques, mais dont les scribes des livres canoniques n’ont pas osé faire état pour citer le nom. Ils savent que ce sont des impostures, au point de vue de l’Histoire. L’Église aussi, et elle en profite.

Le post-curseur.

 A ceux qui savaient et disaient que le Iôannès = Jean avait été le Christ historique, l’Église répondit après avoir inventé son Jésus-Christ hybride, qu’elle nomme en sabir, par le lancement de Jean-Baptiste. Puisque le Dieu-Jésus, l’Aeôn, Verbe ou Logos était, par la plume de Cérinthe, de Valentin et des Gnostiques, descendu au IIe siècle dans le corps de Iôannès, qui s’illustra sous Ponce-Pilate, au 1er, le Iôannès-Christ pouvait devenir le précurseur. Et sauf l’histoire de la Décapitation et des ambassades inventées pour le différencier de Jésus-Christ, les épisodes de sa carrière, d’ailleurs mince, chevauchant sur celle de Jésus-Christ débutant, appartiennent tout aussi bien au Christ évangélique. Les noms seuls alternent.

Mais en reléguant le Christ historique, crucifié par Ponce-Pilate, dans le rôle de Jean-Baptiste, à qui ils enlevaient sa personnalité réelle pour la donner au Jésus-Christ évangélique de leur invention, les scribes ecclésiastiques avaient couru au plus pressé, pour qu’on ne retrouve pas, sous Jésus-Christ, le Messie juif, fils de Juda le Gaulonite, prétendant au trône de David et au royaume de Judée, maître des nations. L’avatar du Christ en Jean-Baptiste ne résolvait pas toutes les difficultés.

L’enlèvement du cadavre du Christ au Golgotha et son transfert mystérieux à Machéron de Samarie avait permis à la famille et aux fanatiques messianistes ou christiens de faire croire que le crucifié de Ponce-Pilate n’était pas mort et se survivait quelque part. Il se survivait sous son nom de Révélation ou d’Aporalypse, Iôannès. Avant même que ne fut imaginée la décapitation du Iôannès, comme Baptiste, la fable avait été lancée du Messie-Christ survivant, sous son nom de Révélation, Iôannès, car ce qu’on avait attendu de lui, ce qui lui avait valu confiance et renommée, c’était la réalisation de l’Espérance d’Israël, annoncée par l’Apocalypse et qu’on attendait toujours. Il avait échoué en 788-789. Mais il n’était pas mort ; il se survivait ; il reviendrait bientôt. Et longtemps, parmi les Juifs, la légende de la survie comme le fait vrai de la crucifixion, fut la preuve que le vrai Christ de Ponce-Pilate fut le Iôannès = Jean, et non l’hybride Jésus-Christ.

L’Église, prise à son propre piège de la survie, allait-elle avouer cette vérité, alors qu’elle avait déjà imaginé le Précurseur, le Baptiste, pour la tuer ? Non, cent fois non. Mais les Juifs de la Thora, mais les auteurs « Goïm », qui savaient et disaient qu’il n’y a eu qu’un Joannès-Christ, le Crucifié de Ponce-Pilate, et, sans tomber dans la fable de la survie, tout en en faisant état, demandaient des explications aux Juifs christianisants ; le Joannès qui n’était plus le Christ, qui n’était pas le Précurseur, qui était-il donc ?

Difficulté insurmontable pour tout homme de bonne foi. Mais les scribes de la foi, tout court, n’ont jamais été arrêtés par les difficultés. Ils vous transportent, des montagnes, grâce à des montagnes de faux, le Saint-Esprit, disent-ils !

L’idée du Précurseur, distinct du Christ, leur avait été suggérée par Cérinthe et Valentin. L’idée du disciple bien-aimé leur vint, des mêmes auteurs. Iôannès, chair du dieu-Jésus, du Verbe ou Logos, pouvait-il ne pas être le disciple le plus aimé ? Chair et cher, je l’ai dit. Le Iôannès, crucifié par Ponce-Pilate, donna ainsi un troisième personnage : Jean le disciple bien-aimé, qui hérita de toutes les fables sur la survie et les cristallisa en lui[21].

Car, pour faire du disciple bien-aimé l’auteur du IVe Évangile, enlevé à Cérinthe, — pour l’Apocalypse, ce n’était pas nécessaire, — il fallait d’abord le faire vivre très vieux, bien au delà de l’an 789 = 36, où il meurt, en histoire, sur la croix.

L’Évangile de Cérinthe, en effet, a une date, que l’on peut fixer dans les environs de 150 de notre ère. Il est postérieur à la destruction de la nation juive sous Hadrien, en 135, destruction postérieure elle-même à Papias et à ses commentaires sur la Révélation ou Apocalypse du Christ-Iôannès. Rusant avec l’histoire et avec la chronologie, les scribes ecclésiastiques, tels qu’Eusèbe, ont essayé de faire du Iôannès, un contemporain de Cérinthe[22].

Avançant la vie de Cérinthe, et poussant celle du Iôannès, disciple bien-aimé, jusqu’en l’ail 110 ou 120, ils les rejoignent les unissent, et le lien entre eux c’est le IVe Évangile que l’Église, experte au jeu de bonneteau, sort des poches de Cérinthe pour le mettre dans celles du Iôannès. Leur rencontre n’a pas d’autre but que ce tour de passe-passe.

C’est pourquoi les exégètes affirment aujourd’hui avec l’Église, que le IVe Évangile, dit Selon-Jean, a paru entre l’an 100 et l’an 120.

Et l’on sent bien que, rajeunissant Cérinthe pour qu’il puisse se rencontrer avec Jean l’Église a fait vivre Jean jusqu’aux limites extrêmes de la vie humaine la plus chenue.

La carrière post mortem du disciple bien-aimé.

Détaché du Christ crucifié par Ponce-Pilate, à la faveur de la légende de la survie qu’avait permise l’enlèvement du cadavre du Golgotha, transporté à Machéron de Samarie, le disciple bien-aimé, toujours Iôannès comme son double, et à fortiori comme auteur de l’Apocalypse, va donc vivre de l’an 789 = 36, où il a on ne sait quel âge, en faisant état des données à dessein contradictoires de ]’Église, — cinquante ans en histoire, — jusqu’aux environs de l’an 117 où meurt Trajan. Quatre-vingts ans d’existence encore, — autre miracle du Iôannès ressuscité, — c’est un beau ruban de carrière.

Les indiscrets voulaient savoir, et c’est tout naturel, ce qu’il avait bien pu faire dans ces quatre-vingts ans ? Que répondent les ouvrages ecclésiastiques ? A ce point de vue, il faut les classer en deux groupes :

1°) Les écrits canoniques, et notamment le IVe Évangile, les Actes des Apôtres, et la Lettre aux Galates ;

2°) Les œuvres d’Eusèbe, d’Irénée, de Prochorus, de Polycarpe, de Polycrate, sauf oubli.

Examen des écrits canoniques.

En réalité, dans cette rivalité pour perpétrer le faux, prémédité, il faut rendre cette justice aux écrits canoniques qu’ils ont apporté quelque pudeur à ce jeu de mystifications. Ils travaillent dans le flou, sans trop insister. Le disciple bien-aimé passe comme une ombre d’arrière-plan. Vit-il vraiment ? Et pendant combien de temps ? Car on peut poser les deux questions. Ou bien n’est-il qu’un reflet éphémère ? Examinons. Sondons les Écritures, comme dirait Jésus-Christ.

Le voici dans la Lettre aux Galates, le plus ancien document des ouvrages qui parlent de Jean l’apôtre. La Lettre aux Galates date de la fin du IIe siècle[23].

Le faussaire qui, dans la Lettre aux Galates (II, 9), discourt sous le nom de l’apôtre Paul, qu’il invente, fait donner à Paul, par Jacques, Képhas (il ne peut jamais dire Simon-Pierre) et Jean, la main d’association. Rien d’autre que le nom et la poignée de main. — Je te serre la main, donc tu existes. Ça suffit à la foi aveugle des fidèles.

Ce que veut le faussaire, c’est faire croire que Paul, le seul apôtre qui agisse dans la fable, est l’associé de Jean, Jacques et Képhas, frères du Seigneur, qu’il est apôtre en communion d’idées avec eux. Il veut couvrir de leur pavillon la contrebande de. sa propagande, qui est en violente opposition avec la prétendue prédication des Simon-Pierre et des Jacob-Jacques. Au moment où il écrit, la Bonne Nouvelle a fait faillite en Judée. Nul n’est prophète en son pays, dira peu après Jésus-Christ, sous l’inspiration des scribes ecclésiastiques. Les Juifs de Palestine connaissaient, en effet, la vérité historique. Impossible de leur donner le change.

Alors, on se tourne vers les goïms. Il serait dommage de renoncer à l’industrie du baptême. On va faire passer le jésu-christianisme en Occident. Paul devient l’adversaire de la circoncision. L’Évangile jésu-christien n’est plus réservé aux seuls Juifs qui, d’ailleurs, dans l’ensemble, n’y croient pas. Paul donc ne s’en laisse plus imposer par ceux qu’on tient en si haute estime ou mieux : ceux qui pensent être quelque chose. Il s’en moque. Il écrit donc : Ce qu’ils ont pu être jadis (ou plutôt : je ne sais quand ! Le scribe écrit au IIe siècle et se raille lui-même, censé écrire en plein âge apostolique, quelque dix-huit ans après la crucifixion), — ce qu’ils ont pu être jadis, ne sçay quand, ne m’importe aucunement (ou en rien). Il faut lire de près cette Épître aux Galates (voir II, 6-10). Elle jette par-dessus bord, dans un raccourci saisissant, tout le temps de Papias et des Commentaires de l’Apocalypse, puis ceux de Cérinthe et de Valentin. Mais Pierre n’y est pas encore prévu comme futur pape à Rome. Il est par excellence l’apôtre des circoncis ; il reste Juif dans la moelle. Celui qui a agi en Pierre pour le faire apôtre des circoncis, appuie et insiste Paul. Au IIe siècle, à la fin, on n’avait pas encore inventé Pierre, pape. Il s’en faut de beaucoup. Apôtre des circoncis !

Sous le prétexte de rejeter la circoncision pour les jésu-christiens, il est certain que Paul, dans ceux qu’on tient en si haute estime, ou qui se croient quelque chose, — expression beaucoup trop large pour contenir seulement les quelques apôtres que l’on voit agir, — vise surtout les cérinthiens et les gnostiques, car il n’a été inventé que pour les donner, avec effet rétroactif, comme hérétiques. Il les combat, à la fin du IIe siècle, comme s’il écrivait au premier (en l’an 54, disent les exégètes). Écoutez ceci : Je m’étonne, dit-il aux Galates, que vous abandonniez si vite celui, moi, Paul, qui vous a appelés dans la grâce du Christ, pour passer à un autre  Évangile. Lequel ? oh ! oh ! imprudence ! En l’an 54, où l’on fait prêcher Paul, existerait-il donc deux évangiles en opposition, l’un orthodoxe, l’autre hérétique ? Mais dans ses mensonges les plus audacieux et les plus aventurés, sur l’apparition des Évangiles canoniques ou autres, l’Église elle-même n’ose pas soutenir qu’il en ait existé un, un seul, sous Claude, en 51, dix-huit ans après la crucifixion. Le scribe, écrivant à la fin du IIe siècle et faisant état des faits du siècle où il écrit, oublie qu’il est censé écrire ait milieu du premier. Quand on s’est aperçu de la bévue, on a tenté des corrections au texte. Le scribe se reprend donc : Ce n’est pas qu’il y ait l’autre Évangile (mot à mot : l’autre (Évangile) n’existe pas). Comme c’est malin ! Et non content de faire ressortir sa bévue, en essayant de se reprendre, le scribe va vouloir préciser quel est l’unique Évangile auquel il pense. Il se lance donc : Il n’y a que... La phrase tourne court. On a supprimé la suite devait nous éclairer. Allons ! voyons ! quel est donc ce seul Évangile, dont il dit : il n’y a que... Nous ne le saurons plus jamais. Ceux qui ont interrompu ses aveux vont continuer par une phrase à laquelle, qu’on soit cérinthien, valentinien, qu’on soit Apollos, ou Paulos, Simon-Pierre ou Jacob-Jacques, nul ne pourra rien répondre : Quels sont ces trublions qui veulent renverser l’Évangile du Christ ? Aucun. Tous le prêchent. Mais de quel Christ ? qui est le Christ ? Voilà ce qu’il aurait dû préciser. Est-ce celui de Papias, de Cérinthe, de Valentin, de Marcion, d’Apollos, de l’Église de Rome ? La manière est conforme à celle du baptême au nom de Christ. Chacun peut croire et dire que c’est le sien. Et alors, s’étant mis d’accord avec tout le monde, le scribe menace : Si quelqu’un, fût-ce nous-même, ou un ange du ciel, — le Logos, par exemple, car saint Paul combat les gnostiques, — venait vous évangéliser autrement que je ne l’ai fait, qu’il soit anathème.

Est-ce clair ? Ce que l’on veut faire croire, après avoir maladroitement laissé voir que la lettre est de la fin du IIe siècle, et après s’être repris, sans achever, c’est que l’Évangile de Jésus-Christ, tel que les Synoptisés l’offriront au IIIe siècle, est celui que saint Paul, qu’on invente à la fin du IIe, aurait prêché, au milieu du premier, aux Galates et à d’autres, — en sorte que l’Évangile de vérité, celui de Cérinthe, de Valentin, quand on le prêchera, est par avance déclaré hérétique.

Curieux morceau, vraiment ! Le scribe, dans la peau d’un homme de la fin du IIe siècle, anticipe, et se plaçant au premier, comme s’il en était, lutte déjà contre l’avenir, et en donnant comme du premier siècle l’Évangile qu’il imagine à la fin du second ; ainsi l’effet rétroactif contrebalance l’anticipation, tous les siècles sont pris sur le même plan, sans perspective.

Et s’il vous est arrivé de douter que le christianisme, à la fin du IIe siècle, est juif toujours et rien que juif, pensez à la manière de ce scribe. Il use des procédés des prophètes : passé, présent, avenir, tous les temps sont confondus. L’habitude de l’emploi de l’aoriste hébreu : C’est, ce fut, ce sera !

Dans les Actes des Apôtres, le scribe affecte d’accoler le nom de Jean à celui de Pierre, tant qu’il le peut, jusqu’au chapitre VIII. Mais que fait Jean, auprès du terrible Képhas ? Rien. Il figure. Pierre agit, discourt, assassine. Jean est le comparse.

A partir du chapitre IX, plus de Jean du tout. Saül = Paul entre en scène, et son sacerdoce n’est qu’une rivalité constante avec Pierre, qui disparaît à son tour, — il a été crucifié, je l’ai prouvé[24], — pour céder la place à Paul qui a gagné la partie ; et il n’est plus question que de Paul dans les quinze derniers chapitres des Actes, qui en comptent vingt-huit.

En bref, dans les Actes, Jean n’est nommé que pour faire croire qu’il existe, alors qu’il a été mis en croix par Ponce-Pilate. L’ekklesia d’Éphèse, — Éphèse est la  ville où il semble que ce soit réfugiée jusqu’à sa mort la mère du Christ, Salomé-Marie, que le Jésus-Christ des Évangiles avait confiée à Jean, précisément, — l’église d’Éphèse, ce n’est même pas Jean, d’après les fables judaïques, qui la fondera. C’est Paul. Voir Eusèbe, cité plus haut. Jean est moins qu’un fantoche, décidément, un fantôme, si l’on préfère, qui a la nostalgie du ciel, où il doit être.

Les Actes canoniques, sous son aspect d’apôtre, ne nous disent pas plus de lui que de Simon-Pierre comment il a fini.

Restent les Évangiles. Les synoptisés sont muets sur la survie de Jean, disciple bien-aimé, et ils l’ignorent complètement avec cette épithète et le caractère qu’elle peut lui donner, et c’est inutile chez eux, sans raison d’être, car il sont été faits quand les Jean : Christ, Baptiseur et Apôtre, sont définitivement séparés et distincts, et leur but, entre autres, ayant été de marquer, comme par un procès-verbal, leur séparation, d’authentiquer qu’ils sont trois personnages différents. Mais le quatrième évangile, dans son dernier état, c’est-à-dire arrangé après la rédaction des Synoptisés et malgré tout, montre assez clairement, dans ses récits sur la survie du Christ, où est sous-entendue la survie de Jean, que le Christ et le Iôannès s’identifient quand même et toujours, se rejoignent dans la fable d’une pareille, même et unique survivance. Voici la scène, qui est bien curieuse (Jean, XXI, 20).

Jésus, après la crucifixion, apparaît, on le sait, à ses disciples, une ou plusieurs fois, d’après les quatre Évangiles qui, le faisant réapparaître après sa mort, varient sur le nombre de ces apparitions. Tenons-nous-en au quatrième Évangile. Jésus vient de demander par trois fois, — le chiffre des reniements, — à Simon, fils de Iôannès = Jonas : M’aimes-tu ? Il lui prédit qu’il mourra, ce Simon, mené où il ne voudrait pas. Et Pierre fut en effet crucifié, comme son frère aîné le Christ, tous deux à leur corps défendant[25].

Puis il lui dit Suis-moi ! Et voici le morceau important.

Pierre, s’étant retourné, vit venir derrière lui le disciple que Jésus aimait, — il ne peut pas dire le nom, crainte de s’écorcher la gorge, — celui qui, pendant le souper, s’était penché sur le sein de Jésus et lui avait dit : Seigneur, qui est celui qui te trahira ? En le voyant, Pierre dit à Jésus : Seigneur, et celui-ci, — le nom lui brûlerait la langue, — que lui arrivera-t-il ? Jésus lui dit : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi ! » Le bruit donc se répandit parmi les frères que ce disciple, — le nom ? le nom ? — ne mourrait pas.

Voilà, dans le IVe Évangile, le résidu des fables sur la survie de Iôannès.

Est-il nécessaire d’observer une fois de plus que cette scène est en harmonie avec les affabulations cérinthiennes et valentiniennes ? Jésus y est, sous son aspect de Dieu-Jésus, à peine détaché de son double charnel, Jean, qui vient derrière Pierre. D’ailleurs, si Jésus, qui va disparaître, sans qu’on sache comment, car la scène reste en l’air, mais qu’on suppose retourner au ciel, quitte son double, il laisse comprendre qu’il pourrait bien le réintégrer, s’il veut que Jean demeure jusqu’à ce qu’il vienne (ou plutôt revienne[26]).

Il est l’Aeôn, le Verbe, qui va et vient entre ciel et terre, et qui prend pour demeure, quand il vient ici-bas, le corps du Iôannès. Ce morceau, texte de Cérinthe, a été retouché, pour atténuer son gnosticisme par la question que pose Pierre. Mais cette question ne saurait nous tromper ; la réponse de Jésus est là pour prouver que la question de Pierre est une interpolation destinée à modifier la portée du texte de Cérinthe.

Quelle a été, en effet, l’intention du scribe, en faisant déclarer par Jésus à Pierre qu’il serait mené là où il ne voudrait pas ? Il a voulu insérer dans les Évangiles une phrase énigmatique, vague, dont on puisse se servir pour justifier la légende de Pierre à Rome, sans rien préciser, ne voulant pas la prendre à son compte mais ne disant rien qui permette de le contredire. Il sait que Pierre-Simon a été crucifié à Jérusalem par Hérode Agrippa. Ce que dit Jésus n’y contredit pas non plus. Dans l’un et l’autre cas, Pierre a été mené où il n’a pas voulu. Bien. Et alors, quand il demande à Jésus, à propos de Jean : Et à Jean, qu’arrivera-t-il ? quelle est sa pensée ? Il est insoutenable qu’il ait pu supposer que Jean demeurerait jusqu’au retour de Jésus. Sa pensée est hors du champ de semblables possibilités. Il veut demander si Jean sera, lui aussi, supplicié, et où ? quand ? de quelle façon ? C’est incontestablement la portée et l’objet de sa question. Et on s’attend à ce que Jésus réponde sur ce terrain. Or que fait Jésus ? Il crée un quiproquo. Il fait un coq-à-l’âne. Il répond à côté. Il se souvient qu’il est le Dieu-Jésus qui emprunte le corps de Jean toutes les fois que Cérinthe et les gnostiques le font descendre du ciel sur la terre. S’il doit revenir, s’il revient, il faut donc que Jean demeure. Comment ferait-­il, où logerait-il, si Jean n’était plus là ? Telle est la portée et le sens de la réponse de Jésus-Christ. C’est de cette réponse, conforme aux données de l’Évangile de Cérinthe, devenu le Selon-Jean, que paraissent s’être inspirées les fables eusébiennes et autres sur la survie.

J’ai dit : paraissent, car ce n’est pas sûr. Il est fort possible, et je le crois, qu’une synoptisation ait été faite entre Eusèbe, le Selon-Jean de Cérinthe et autres œuvres d’apologistes, mais avec des nuances importantes. Tandis qu’Eusèbe donne des citations, qu’il prétend avoir prises dans Irénée, et qui continuent la carrière de Jean, les Évangiles gardent un silence prudent, — si je veux qu’il demeure, jusqu’à ce que je vienne, — sur les aventures extraordinaires dont Jean a été le héros. Les Actes des Apôtres sont encore plus discrets. Les ouvrages à côté des canoniques, si prolixes, nous montrent Jean à Rome, mis dans l’huile bouillante, s’échappant de Rome par la Porte latine sans être cuit et mis en friture, ­tout poisson Iôannès qu’il est, — puis exilé à Pathmos, où il compose l’Apocalypse, enfin à Éphèse, où il meurt et où l’on a vu son tombeau.

De toute cette survie merveilleuse, rien dans les Actes des Apôtres, aucune allusion dans les Lettres qu’on lui attribue.

Pourquoi ? Parce qu’elles sont incroyables, d’abord. Et l’Église, qui sait que ce sont des mensonges impudents, s’est bien gardée de les prendre au compte de ses Écritures canoniques. Elle se contente, par la voie qui biaise, de les retenir comme tradition. Et elle n’a cessé de nous prévenir que la tradition est une source de vérité préférable à ce qui a été écrit. Jamais entreprise pour se moquer du monde n’a égalé l’entreprise jésus-chrétienne.

La survie du Christ.

Je ne puis, avant d’aborder dans des paragraphes spéciaux, Eusèbe et autres auteurs qui nous ont donné des précisions, d’ailleurs contradictoires et inconciliables, sur les faits et gestes de Jean, apôtre plus que centenaire, ne pas vider, comme un abcès, le débat sur la légende de la survie du Christ dans les Évangiles, et sur son enlèvement.

Dans le Selon-Luc, Jésus est enlevé au ciel, après ses apparitions posthumes, mais seulement dans certains manuscrits. Les manuscrits anciens disent : il se sépara d’eux et omettent : il fut enlevé au ciel, qui est une addition pieuse, d’on ne sait quand.

Quant au Selon-Marc, les manuscrits Vaticanus et Sinaïticus, ne donnent même pas les apparitions et l’enlèvement au ciel, Ils s’arrêtent sur la scène où un jeune homme en robe blanche, apparaissant aux femmes qui trouvèrent le tombeau vide, leur annonce que Jésus de Nazareth est ressuscité et les envoie prévenir les disciples de se rendre en Galilée, où on le verra[27].

Si la résurrection était vraie et que le Christ ait été enlevé au ciel, les Évangiles qui n’hésitent pas devant les récits de miracles, se montreraient moins silencieux et moins indécis. Il est vrai qu’ils ont été plus audacieux sous forme d’apologue. Jésus a consenti à leur donner un miracle venant du ciel, celui de Jean (ressuscité). Et il était si clair que, peu à peu, les scribes d’Église ont tout fait pour le rendre incompréhensible. Mais le Christ, crucifié sous Ponce-Pilate, n’est ressuscité, du corps de Jean, que pour devenir Jésus-Christ, et mourir une deuxième fois dans les Évangiles. Puis, se survivant, sous son premier aspect, grâce à la plume des scribes, il mourra une troisième fois, comme disciple et apôtre, ayant antérieurement péri, décapité, comme Baptiseur. Trois fois tué ! Pauvre diable !

Le seul Jésus qui ait été enlevé au ciel, pneumatiquement, c’est l’Aeôn de Cérinthe, Logos ou Verbe valentinien. Si les scribes évangéliques n’osent pas faire monter Jésus-Christ au ciel, c’est qu’ils savent qu’il n’est pas l’Aeôn, le Verbe et que, l’ayant créé biologique, dans le corps du Iôannès = Jean, le Christ historique, l’incarnation lui interdit à jamais de se soulever au-dessus de notre globe terraqué[28].

Les variations d’Eusèbe sur Jean : tradition latine.

Dans son Histoire ecclésiastique (Liv. III, XVII), Eusèbe pousse Jean, une première fois, jusqu’au règne de Domitien, où il contemple l’Apocalypse. On raconte qu’en ce temps-là (sous Domitien), écrit-il, l’apôtre et évangéliste Jean (Iôannès) vivait encore. A cause du témoignage qu’il avait rendu au Verbe divin, il avait été condamné à habiter l’île de Pathmos. Irénée, à propos du nombre produit par l’addition des lettres qui forment le nom de l’Antéchrist, d’après l’Apocalypse attribuée à Jean, dit en propres termes de Jean, dans le Ve livre des Hérésies (V, XXX, 3) : S’il eût fallu proclamer ouvertement à notre époque le nom de l’Antéchrist, il l’aurait fait celui-là qui a vu ou contemplé l’Apocalypse (la Révélation). Car il l’a vue ou contemplée, il n’y a pas longtemps, presque dans notre génération, vers la fin du règne de Domitien[29].

Le morceau n’est fait que pour faire croire que l’Apocalypse du Iôannès-Christ, vociférée en 781-782, soit en 27-28 de notre ère, a été écrite (ou... vue ?) par le Jean, devenu disciple bien-aimé[30].

Domitien, c’est la fin du premier siècle (81-96). Ce n’est pas suffisant pour être l’auteur du quatrième Évangile, lequel a une date, et moins ancienne. A l’époque où il a paru et postérieurement, il a fait l’objet de violentes polémiques, honneur que n’ont pas eu les Synoptisés, œuvres tout particulièrement inauthentiques et apocryphes. Ces polémiques duraient encore aux temps d’Eusèbe et au delà. On savait qu’il était de Cérinthe. Avant de changer l’auteur, au moins fallait-il essayer de le rendre, approximativement, contemporain de l’œuvre. Eusèbe va s’efforcer d’y pourvoir, ou quelqu’un qui a fait et refait son Histoire. Tout à l’heure Jean, si vieux, vivait encore sous Domitien. Attendez ! Le voici survivant encore, sous Trajan (98-117).

Extrait de l’Histoire ecclésiastique (liv. III, XXIII, 1) :

— En ce temps, en Asie, survivait encore Jean, celui que Jésus aimait, qui fut à la fois apôtre et évangéliste. Il gouvernait les Églises de ce pays, après être revenu, à la mort de Domitien, de l’île où il avait été exilé. Que, jusqu’à cette époque, il fût encore de ce monde, deux témoins, — ils sont deutéronomiques,- suffisent à le prouver, et ils sont dignes de foi, ayant enseigné l’orthodoxie ecclésiastique. L’un est Irénée, l’autre Clément d’Alexandrie. Le premier, au second livre de son ouvrage Contre les hérésies (XXII, 5), écrit ainsi en propres termes :

Tous les presbytres qui se sont rencontrés en Asie avec Jean, le disciple du Seigneur, témoignent qu’il leur a transmis cela : il demeura en effet avec eux jusqu’aux temps de Trajan. Et au troisième livre (III, 4) : Mais l’Église d’Éphèse, fondée par Paul et où demeura Jean jusqu’à l’époque de Trajan, est aussi un témoin de la tradition des apôtres. Clément d’Alexandrie nous indique aussi cette date (Quis dives, XLII) : Après la mort du tyran (Domitien), l’apôtre quitta l’île de Pathmos pour Éphèse.

Pour que le disciple bien-aimé ait pu, même si l’on accepte sa légende, rencontrer Cérinthe, fortement rajeuni et déjà célèbre, les temps de Trajan ne suffisent pas à faire une place à sa verte vieillesse, malgré les efforts de l’Église pour  raccourcir les siècles. Voyons quels sont donc les rapports d’âge entre Jésus-Christ et Jean l’apôtre ?

L’Église est incapable de nous fixer sur l’âge de Jésus-Christ à sa mort, de même qu’elle nous trompe sur l’année de sa naissance. Je mets au défi n’importe quel exégète d’en discuter sérieusement, Évangiles en mains. Admettons qu’il soit mort, d’après la tradition de l’Église, — une suite de pénibles impostures, — à 33 ans. Le sans-culotte Jésus ! Le mot est d’un illustre révolutionnaire. Jésus mort à 33 ans, c’est là une sentimentale fantaisie de l’Église, qui permet aux femmes de pleurer sur lui comme sur un Adonis, mais elle ne repose sur rien. N’importe. Acceptons.

Quel âge a donc Jean, en 789 = 36, à la mort du Christ ? Vingt-cinq ans ? Vingt ans ? S’il a vingt ans en 36, — ajoutons 80 années écoulées ensuite, — il aura cent ans en l’an 116. Si en 36, il a vingt-cinq ans, c’est en l’an 127, qu’il faudra fêter son centenaire. Mais comme la jeunesse relative de Jean ne peut être chiffrée, et que l’on peut tout aussi bien lui donner l’âge du Christ, sa centième année tombe, ­mort en 36, à 33 ans, — en 102-103.

Voilà les précisions de l’Église. Pour l’Histoire, c’est plus net. Étant le Christ crucifié par Ponce-Pilate, il est né en 738-739 de Rome, soit seize ans avant l’an 754, an Ier de l’ère dite chrétienne. Il aurait eu cent ans en 838 de Rome (soit l’an 84 de l’ère dite chrétienne, quatorze ans après la prise de Jérusalem par Titus) ; c’est la troisième année du règne de Domitien. Et vous allez voir que Iôannès-Jean se distingue particulièrement sous Domitien. Car les faussaires, en faisant de leur Iôannès canonique l’auteur du IVe Évangile et de l’Apocalypse, apôtre et disciple, en fixant son activité sous Domitien, vers sa centième année, subissent la loi des ressouvenirs historiques. Ils comptent d’abord les années depuis l’année véritable de la naissance du Christ, en 738-739 de Rome. Ils savent que le Christ crucifié par Ponce-Pilate aurait eu cent ans en 838 = 84. Denys le Petit n’a pas encore faussé la chronologie. Quand ils se sont aperçus que la vérité historique passait la main, plus tard, et Denys le Petit ayant, entre temps, fixé la naissance de Jésus à l’an 754 de Rome, il a fallu décaler d’autant, soit de seize ans environ, la limite de la survie de Jean. Du temps de Domitien, on le mène alors jusqu’à l’époque de Trajan. C’est l’explication de la rectification dans Eusèbe.

Mais on n’est jamais au bout des surprises avec Eusèbe. Non content d’avoir, par deux fois, donné un coup de pouce à la longévité de Jean, voici qu’il fait apparaître un deuxième Jean en ces termes (l’addition est d’ailleurs bien postérieure à Eusèbe) :

Il est bon de remarquer que Papias mentionne deux personnages du nom de Jean ; il place le premier avec Pierre, Jacques, Matthieu et les autres apôtres ; c’est clairement l’évangéliste qu’il indique. Il introduit ensuite une distinction dans son énumération et range le second Jean parmi d’autres qui sont en dehors du nombre des apôtres ; il le place après Aristion et le désigne positivement sous le nom de presbytre. Ainsi se trouverait confirmée l’assertion de ceux qui affirment qu’il y aurait aussi deux hommes de ce nom en Asie et qu’il existe à Éphèse deux tombeaux portant encore maintenant le nom de Jean. Il est indispensable de faire attention à ceci. Car si l’on refuse de l’admettre du premier, il serait vraisemblable que ce soit le second qui ait contemplé la Révélation (l’Apocalypse, dans le grec) attribuée à Jean.

Voyons ! Voyons ! Qu’est-ce maintenant que ce couplet avec deux Jean ? Et que signifie-t-il ? Certes, il est tendancieux comme tout ce qu’écrit Eusèbe. On y voit un Jean, donné comme le premier, qui serait l’Évangéliste, puis un second Jean qui aurait contemplé l’Apocalypse. Et ceci, d’après l’assertion de ceux qui affirment qu’il y aurait eu deux Jean en... Asie. En Asie ? Il ne peut pas circonscrire son terrain.

Qui sont ceux dont l’assertion crée deux Jean ? Mystère. Deux tombeaux aussi au nom de Jean ? Un seul, c’est possible. Et savoir de quel Jean ? Mais deux tombeaux, non. On va le voir.

Si Eusèbe est toujours tendancieux, il ne l’est qu’avec des détails vrais d’histoire qu’il présente et mélange pour fausser l’Histoire vraie, même si son Histoire ecclésiastique n’est pas toujours conforme aux données dernières de l’Église. Ici, il présente un Jean, évangéliste, qui n’est pas le Jean, auteur de l’Apocalypse. Il rompt en visière avec la « tradition » de l’Église, qui attribue à un Jean unique et le IVe Évangile et l’Apocalypse et même deux petites épîtres canoniques. Oh ! oh ! c’est grave ! Eusèbe contre la tradition ecclésiastique. Il y faut un motif sérieux, c’est-à-dire un motif destiné à falsifier quelque vérité historique.

Je remarque d’abord qu’Eusèbe puise dans Papias l’existence des deux Jean. Or, Papias, c’est les Paroles du Rabbi commentées.

Est-ce que les deux Jean ne seraient pas le Iôannès-Jonas, père de Simon-Pierre, frère du Christ, et le Iôannès-Jean ou Christ, c’est-à-dire le Père et le Fils, soit Joseph ou Juda le Gaulonite, et son fils aîné, le Christ crucifié par Ponce-Pilate ? Qu’Eusèbe lie le souvenir de Juda le Gaulonite à l’Apocalypse, — Panthora ! — quoi de plus naturel ? Si le Christ s’est manifesté en vociférant l’Apocalypse, il ne la tirait pas toute de son crû. Son père lui en avait transmis une grande part. C’est ce que soutenaient sans doute pas mal d’initiés, qui sont visés dans la phrase : si l’on refuse d’admettre du premier Jean (le Fils) qu’il ait vu l’Apocalypse, c’est le second (le Père) qui l’a vue. Oui, et qui l’a léguée à son fils pour qu’il se manifeste à Israël. Si Papias désigne un Jean par le presbytre, c’est qu’il a voulu désigner le plus ancien. Eusèbe le dit le second, car il compte en remontant vers le passé. Nous connaissons le procédé. Theudas, par exemple, que les Actes placent, comme révolté, avant Juda le Gaulonite.

C’est une des erreurs les plus fondamentales que de s’imaginer le père du Christ d’après le Joseph inconsistant des Évangiles, qui n’ont cherché qu’à tromper sur ce point. Juda le Gaulonite a été une des plus hautes figures de l’histoire juive au temps d’Auguste. Fondateur d’une secte qui devint la secte christienne, il est plus que vraisemblable qu’il n’est pas étranger à l’Apocalypse, s’il ne l’a pas manifestée. Il a tenu le livre, s’il ne l’a pas ouvert. Voir l’Apocalypse. Il est le Jean presbytre que nomme Eusèbe, d’après Papias[31].

Eusèbe, Irénée et le Selon-Jean.

D’après Eusèbe, Jean est allé à Rome avec Pierre, — ce qu’ignorent les Écritures canoniques. Eusèbe cautionne Clément de Rome, repoussé. Tous deux y retrouvent Paul. Nous sommes en 818-64, sous Néron, lors de la fameuse persécution consécutive à l’incendie de Rome.

Pierre, sous les traits de Simon, est en croix depuis 802 = 48. Jeté dans une chaudière d’huile bouillante, Jean n’en meurt, pas. Miracle ! Les scribes ecclésiastiques, se souvenant qu’il fut le double d’un dieu, ne peuvent consentir à le tuer. Saint Augustin (Tractatus, CXXIV, 2, in Joannem), qui va jusqu’à l’ensevelir, le montre dans sa fosse recouverte, mais respirant toujours, soulevant la terre au rythme de sa poitrine et de ses poumons.

L’historien ecclésiastique Jornandès place sous Domitien, en 93-94, — vingt ans après ! — le conte de la chaudière d’huile bouillante.

Ayant échappé par miracle à la mort, et se sauvant par la Porte latine, Jean retourne en Asie-Mineure, d’où Domitien l’exile dans l’île de Pathmos. C’est là, vers 93, qu’il écrit l’Apocalypse, qu’il a vociférée en 28 ou 29. A la mort de Domitien, en 96, Nerva le gracie, et il retourne en Asie, à Éphèse, où, après que les trois Synoptisés sont donnés comme parus, et faisant exception à la règle qu’il s’était tracée de n’enseigner jamais que de vive voix (ceci d’après Eusèbe et Épiphane), il se décide à mettre une fois encore, après l’Apocalypse, la main à la plume, pour écrire son Évangile. Dans quel but ? Pour combattre les Gnostiques et les Millénaristes[32].

Si c’était vrai, le Saint-Esprit l’aurait bien à contresens inspiré. Car le quatrième Évangile, œuvre cérinthienne, est tout millénarisme et gnosticisme, et rien que cela, malgré les retouches qu’il a subies[33].

Jean meurt peu après à Éphèse.

Eusèbe s’efforce de se mettre en concordance avec l’Epître aux Galates où il est dit que Paul a fondé l’ekklesia d’Éphèse. Ainsi Jean, à qui Jésus-Christ a confié sa mère, évangéliquement, n’a même pas fondé cette Église d’Éphèse. Il semble, en outre, -avec tous ses voyages, avoir bien peu veillé sur Marie, qui s’était retirée à Éphèse. Eusèbe ignore encore ce qu’on lit aujourd’hui dans le IVe Évangile, sans quoi il n’aurait pas fait à Jean l’injure de lui faire manquer au mandat que lui avait conféré Jésus.

Eusèbe, ou ceux qui l’ont retouché, a travaillé pour l’Église de Rome, comme Clément. Aussi, sa version sur le Jôannès est-elle dite la tradition latine. Il a existé d’autres traditions : la tradition dite d’Asie ou d’Éphèse, voire celle d’Égypte avec Clément d’Alexandrie, et la tradition grecque[34].

La tradition d’Asie repose sur Irénée, la tradition grecque sur Prochorus.

Irénée et Jochanan : tradition d’Asie.

Irénée, que l’Église donne comme ayant évangélisé » Lyon et alentours, dont il fut évêque, sous Marc-Aurèle, est un Juif d’origine dit nom de Schalom ou Salomon. Jérôme, saint Jérôme (dans Lettre à Théodore) le dit homme des temps apostoliques, disciple de Papias, — donc millénariste apocalyptique comme Papias, ­— auditeur de Jean l’Évangéliste. La thèse de la survie de Jean est acquise, en effet, à l’époque de Jérôme. Passons. Irénée, millénariste apocalyptique, est de l’avis de Cérinthe et des Gnostiques. Il nie formellement, et il ne pouvait faire autrement, que le Verbe sauveur, Christ solaire, se soit jamais incarné. C’est le fond même de sa doctrine.

S’il a subi le martyre, — ce qui est une invention certaine,- c’est au même titre, en tout cas, et pour les mêmes raisons que tous les messianistes, Christ-Messie compris et prédicants juifs, vociférant sur la fin du monde, la destruction de l’Empire romain et la domination d’Israël[35].

La doctrine millénariste d’Irénée a été par la suite très effacée dans ses œuvres. Mais on l’y retrouve suffisamment explicite. C’est ainsi qu’il affirme que « Papias rapportait certaines prophéties du Christ sur son règne de mille ans (autrement dit : il commentait en cinq livres l’Apocalypse ou Paroles du Rabbi), comme les tenant de la bouche même de Jochanan[36]. »

Mais oui ! Irénée était millénariste, avant qu’on ne l’ait refait. Il n’affirmait pas, d’une façon aussi nuageuse, que Papias rapportait certaines (seulement) prophéties du Christ sur son règne de mille ans. Phrase qui prouve bien que le Christ, conformément à l’Apocalypse qu’il a prêchée, avait comme doctrine fondamentale, le règne de mille ans, sous le signe des Poissons ou Zêb, avant le retour de l’Agneau, Rome vaincue et Israël triomphant. Irénée était autrement précis. Il disait que ces prophéties du Christ sur le règne de mille ans, c’est l’Apocalypse ; et que si Papias les a rapportées, puisque Eusèbe lui-même rapporte, d’après Irénée, qu’il avait fait un commentaire en cinq livres des Logia Kyriaka, c’est que ces discours du Seigneur sont les prophéties sur le règne de mille ans, soit l’Apocalypse. Mais Papias ne les tenait de la bouche de Jochanan, que par l’intermédiaire de Philippe, qui écrivait tous les jours les paroles du Rabbi, nous apprend Pistis-Sophia. Jochanan étant inventé, pour remplacer le Christ Jean lui-même, Papias, qui est d’une ou deux générations postérieures, n’a pas connu le Christ. Nous éclaircirons à fond tous ces points dans l’ouvrage qui fait suite à celui-ci, sur l’Apocalypse.

Aujourd’hui, à côté de cette doctrine, et jurant contre elle, Irénée, que l’on veut faire témoigner contre Papias et contre lui-même, puis contre Cérinthe, Valentin, Marcion, Cerdon et autres gnostiques, millénaristes d’Apocalypse, se fait le protagoniste de l’incarnation : Verbum caro factum est (Cont. hœres., liv. III), et déclare, par la plume des scribes qui, au IVe siècle écrivent sous son nom, que Jochanan, le disciple du Seigneur, qui a reposé sur son sein (auteur d’abord de l’Apocalypse), a publié son Évangile pendant son séjour à Éphèse d’Asie.

Et Clément de Rome ? Vous avez lu ce qu’il a écrit de lui-même. Irénée n’en sait donc rien. Il n’a rien pu en savoir. Il est venu trop tôt avant les impostures clémentines. Mais les Clémentines, antidatées, passant du début du IIIe siècle à la fin du premier, sous Domitien, Irénée est censé les avoir connues ; et on lui fait écrire, au IVe siècle, le passage que je viens de citer, -impossible avant ! — rien que pour escamoter ledit Clément de Rome. Les sophistications dans Irénée, d’ailleurs plus d’une fois refait, ont commencé après le temps d’Eusèbe[37].

Donc, Jochanan, d’impostures en impostures, est devenu celui qui a écrit le quatrième Évangile ; et Jochanan, victime des mêmes impostures, c’est le disciple, distinct du Christ, qui a reposé sur le sein du Seigneur. D’où l’on conclut que Jochanan, — confusion risquée tout d’abord, affirmée ensuite, — c’est le Iôannès. Soit !

Mais comment Irénée le sait-il ? Comment va-t-il contredire Clément de Rome ?

Par le témoignage du nommé Polycarpe. Irénée ne tient, en effet, le renseignement qu’il donne, que de Polycarpe, qu’il déclare très informé sur tout ce qui concerne Jochanan, dont ledit Polycarpe fut le disciple, et sur son évangile, lequel Polycarpe certifiait que Jochanan était bien le même que l’apôtre chéri, penché sur le sein du Seigneur[38].

Voilà, en dernier ressort, le garant de la vérité ecclésiastique Polycarpe !

On pourrait discuter cet unique témoignage de Polycarpe, seul donné, alors que Jochanan ou Iôannès dut avoir de nombreux auditoires. A quoi bon ? Irénée n’a pas plus été disciple de Polycarpe que Polycarpe ne l’a été de Jean. On a beau faire vivre tous ces personnages suspects jusqu’à des âges très avancés, la chronologie ecclésiastique elle-même rend invraisemblables et impossibles les rencontres que l’on veut donner comme réelles[39].

Eusèbe met une fois encore Jochanan en cause dans une prétendue Lettre de Polycrate, évêque de Smyrne, à Victor (Eleuthère), évêque de Rome, pour faire de Jochanan le patriarche d’Asie, — il est bien temps ! — contre Papias qu’il faut éliminer et qu’Eusèbe traitera finalement d’imbécile. Quant à saint Paul, fondateur de l’Église d’Éphèse, la Lettre l’ignore. Elle s’inscrit contre l’évêque d’Antioche, Ignace, — quels noms ! — qui déclare formellement aux Éphésiens dans une Lettre qu’il leur adresse, que le fondateur de leur Église, c’est Paul.

En sorte que toutes les impostures sur Jochanan aboutissent à une misérable rivalité d’évêques, au IVe siècle, pour la prééminence et pour l’attribution de ressorts ecclésiastiques profitables. L’Esprit souffle où il veut, où l’Église veut et comme elle veut, car ce sont des scribes à ses gages qui embouchent le roseau dont on fait des calames.

Tout de même, il n’est pas d’impostures qui, faussant la vérité, ne s’appuient cependant sur elle. Un mensonge n’est pas une parole en l’air, une invention de toutes pièces. Il s’accroche à un fait vrai qu’il déforme, sans doute, qu’il nie généralement, ou dont il change le sens, la portée, l’esprit, la matérialité. Au milieu de tout le fatras d’impostures de ses scribes, où l’Église perd pied et se noie, quelques vérités historiques émergent : l’aveu, par exemple, que le Christ, crucifié par Ponce-Pilate, mourut à cinquante ans (Irénée) ; et plus tard on a ajouté, qu’il touchait à la vieillesse, quand il a fallu mettre le texte en harmonie avec le dogme de la survie ; l’aveu surtout que la crucifixion eut lieu le mercredi, 14 nisan 788, onzième jour de la lune, jour de la préparation ou de la veille de la Pâque, à la sixième heure (midi), et non point le vendredi 16, treizième jour de la lune, en sorte que la prétendue résurrection (enlèvement du corps au Golgotha pour le transporter à Machéron) tombe le vendredi 16 nisan 789 et non le dimanche 18, ainsi que le prétend l’Église, d’après les Évangiles synoptisés.

Les scènes du Jugement, de la Crucifixion, de la Résurrection dans les Synoptisés, avec tentative de synoptisation dans le IVe Évangile, ont été manifestement composées dans l’intention de confondre le jour de la Préparation de la Pâque et la Pâque, avec la Préparation du Sabbat et le Sabbat, pour faire croire que le Christ, mué en Jésus-Christ, a célébré et institué la Sainte-Cène, — que n’a pas le IVe Évangile, — la veille de la Crucifixion, peu avant son arrestation, — alors qu’il s’est écoulé quarante jours, qu’il a passé en prison, entre l’arrestation, non au mont des Oliviers, mais à Lydda, et la crucifixion.

Pour essayer de justifier la fraude qu’elle a glissée dans les Évangiles, l’Église invente une espèce de querelle entre les communautés d’Occident (qui auraient célébré la Pâque, non le 14 nisan, veille du 15, crucifixion, mais le vendredi le plus rapproché, alors que c’est le jour qu’elle donne aujourd’hui, veille du Sabbat, comme celui de la crucifixion), et les communautés d’Orient (qui auraient célébré la Pâque le 14, jour de la Préparation de la Pâque juive.)

Une première escarmouche aurait eu lieu, vers 160, entre Polycarpe, évêque d’Éphèse, quartodéciman ou partisan du 14e jour, et Anicet, évêque de Rome. Mais la grande bataille fut livrée sous le pape Victor (185-198), de Rome, et Polycrate, évêque d’Éphèse, le premier, Victor, voulant plier la chrétienté à la célébration le  vendredi, Polycrate, s’y refusant, et invoquant le témoignage de Philippe, de Jochanan, de Papyrius et de Méliton, pour l’adoption et le maintien du 14 nisan, mercredi.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, dans cette querelle des Quartodécimans, Irénée, disciple johanniste, qui aurait dû savoir que Polycarpe et Polycrate étaient dans la vérité historique en fixant la crucifixion au 14 nisan, intervient comme partisan de Victor, à qui il conseille cependant la modération.

Il paraît que la conciliation se fit au Concile de Nicée où fut adoptée la coutume romaine, et où il fut décidé que la Pâque de rémission serait fixée au jeudi, la crucifixion au vendredi et la Pâque de la résurrection au dimanche (premier jour de la semaine juive), c’est-à-dire au dimanche, suivant le 14e jour de la lune de mars. Voilà la marque du tour de passe-passe. D’ailleurs l’Église compute ce 14e jour, non d’après le cours astronomique de la lune, mais suivant des calculs à elle, mis sous le nom d’Épactes, auxquels je ne vous initierai pas, par pitié pour l’Église, établissant 35 journées pascales entre le 21 mars et le 25 avril. C’est de la belle fantaisie pour fausser même le cours des astres.

Il suffit de lire le Selon-Jean, an chapitre XIX, versets 14 puis 31, pour apercevoir comment l’Église saute du mercredi14 nisan, jour de la Préparation de la Pâque, au vendredi 16 nisan, jour de la Préparation du Sabbat, pour affirmer ensuite que la Pâque et le Sabbat, tombaient, cette année-là, le même jour. C’est du travail de prestidigitation sans adresse. C’est du mensonge effronté.

Voici le verset 14 : C’était le jour de la Préparation (la veille) de la Pâque, ­donc le 14 nisan, la Pâque étant le 15. Suit le récit qui, à la sixième heure (midi), aboutit à la livraison de Jésus aux Juifs et sa conduite au Golgotha, où il est crucifié dans l’après-midi. Toujours le 14 nisan.

Puis, voici le verset 31 qui nous place au lendemain 15, en plein jour de Pâque : Les Juifs craignant que les corps (il y a deux brigands avec le Christ, vous le savez) ne restassent en croix pendant le Sabbat (car c’était la préparation du Sabbat, et ce Sabbat était très solennel) demandèrent à Pilate qu’on leur rompît les jambes et qu’on les enlevât.

Soit ! Ainsi le jour de la Pâque, les Juifs ne craignent pas de se commettre avec un cadavre et Joseph d’Arimathée prête son tombeau. Rien que ce trait démontre l’imposture.

Mais il y a mieux, dans la parenthèse. Ce sabbat était très solennel. Oui, parce qu’il est le premier qui suit la grande Pâque de 788-789, cette Pâque tant attendue, où le Messie devait instaurer son règne millénaire, sous les Poissons, le dernier cycle avant le retour de l’Agneau. Inutile de dire que l’Église n’en fait pas l’aveu. Elle déclare : Ce sabbat était très solennel, à cause de la fête de Pâque qui tombe celle année le même jour.

Menteuse ! La Pâque tomba le 15 nisan. Jésus a été crucifié le 14. Voir verset 14 de Jean XIX. Or, verset 31, ce 15 nisan, jour de Pâque, est donné comme celui de la veille du sabbat. Donc Pâque et sabbat ne tombent pas le même jour.

La tradition grecque et Prochorus.

Sous le nom de Prochorus[40], qui est celui d’un diacre cité dans les Actes des Apôtres, et dont on ne sait rien d’autre que le nom, un imposteur qui se prétend, lui aussi, comme Irénée le dit de Polycarpe, disciple de Jean, le Théologien, — il traduit par un qualificatif ce que fut en effet le Iôannès = Jean, Verbe de Dieu, prouvant ainsi qu’il sait que Jean fut bien le Christ historique, et ce, au moment même où il perpètre une œuvre qui est une supercherie dans le but de différencier Jean du Christ, Crucifié par Ponce-Pilate, — Prochorus donc raconte qu’il est, arrivant de Jérusalem, resté à Pathmos, de 86 à 96, soit pendant dix ans, avec Jochanan ou Jean.

Ce qui est curieux, c’est que, ce Jean, Verbe de Dieu, dont il se dit le disciple, avec qui il se tient à Pathmos pendant la décade susdite, Prochorus ne songe pas à lui faire composer l’Apocalypse. Preuve encore que l’Apocalypse, et il le sait, est du Christ historique, lequel l’a vociférée en l’an quinzième du règne de Tibère.

Autre étonnement : Jean est à Pathmos ; il n’y compose pas l’Apocalypse. Mais d’où vient-il ? De Rome ? Aucunement. Prochorus, son disciple, ne sait et ne dit rien du prétendu séjour de Jean à Rome, donc des prétendues histoires d’huile bouillante et d’évasion par la porte latine. En sorte que ce Prochorus, qu’il soit du Ve ou du XIVe siècle, ne connaît pas les ouvrages d’Eusèbe, du IVe, ou, s’il les connaît, n’y faisant pas même allusion, les considère comme des impostures, sur ces points particuliers tout au moins.

En revanche, quand il ramène Jochanan à Éphèse, il lui fait accomplir, — ce qu’ignore Eusèbe, — prodiges et miracles, baptêmes sans nombre. Même, il montre Jochanan se livrant à un duel de tours magiques avec un nommé Kynops, qui rappelle étrangement Simon-Pierre aux prises avec Simon le Magicien, dans les Actes.

Mais surtout, c’est à Éphèse qu’il prétend que Jochanan a donné le IVe Évangile. L’écrit-il lui-même, Jochanan, comme le disent Eusèbe et Épiphane, qui lui font violer la règle qu’il s’était imposée de n’enseigner jamais que par la parole ? Pas du tout. Il le dicte à Prochorus, qui tient le calame.

Ainsi, c’est Prochorus, d’après lui-même, qui a écrit le IVe Évangile, sous la dictée de Jochanan. Quel dommage que ce manuscrit soit perdu !

Après quoi, Prochorus narre l’assomption au ciel de Jochanan, sur la tombe même qu’il avait fait creuser à son intention, et avant qu’on n’ensevelisse la dépouille. Car Prochorus n’ensevelit pas Jean, comme le fait Eusèbe. Et il ne sait pas, comme le prétend saint Augustin, que, mis au tombeau, Jean respirait toujours et faisait onduler la terre, sous laquelle il reposait, aux battements de son cœur et au rythme de ses poumons.

 

 

 



[1] Il est donc le frère de Simon-Pierre, comme je n’ai cessé de l’affirmer. Cette vérité est d’ailleurs avouée formellement dans la chronique de George Hamortholos, au IXe siècle.

[2] Au chap. Ier, paragraphe : Femme, vois le Fils de toi !

[3] Peut-être y figurait-il dans les Évangiles qui avaient cours à la fin du IIIe siècle, début du quatrième et refaits plusieurs fois, depuis.

[4] Sous un autre nom, bien entendu, mais lequel ? Zéphyrin ? Calliste ? Question insoluble.

[5] J’ai toujours été étonné par les noms de ce poète, et qui le marquent, de face et de profil, à la ressemblance sémitique : ovidias, de Ovis, brebis, mouton ; Naso nez. N’était-il pas d’origine juive, ce solymitain ? et Sulmo-Solyme, dans le Samnium, n’a-t-elle pas été, en un temps impossible à préciser, une colonie juive, romanisée ensuite ? Le début des Métamorphoses d’Ovide est presque une traduction de la Genèse hébraïque. Et puis, et puis... Mais c’est une étude qui ne peut prendre place ici.

[6] Eusèbe, citant un auteur païen, qu’il nomme seulement dans sa Chronique, et qui est inconnu, rapporte (Hist. ecclés., II, 18), que Flavia Domitilla, fille d’une sœur de (Titus) Flavius Clemens, fut reléguée, pour crime de christianisme, dans l’île de Pontia.

[7] Au IIIe siècle, en un temps où la Délivrance d’Israël (son triomphe sur le monde) par la force des armes ne peut plus être, envisagée, la propagande chrétienne a pour article premier, pour but primordial, la destruction de l’empire romain : et Tertullien n’avoue pas autre chose quand il écrit (Apologie, 10) : Nous sommes accusés (nous chrétiens) de sacrilège et de lèse-majesté : c’est le point capital de notre cause, c’est notre cause tout entière. Mais oui.

[8] C’était une vieille tradition reçue dans tout l’Orient que les maîtres du monde sortiraient de la Judée. Voilà ce qu’on lit dans Suétone (Vespasien, 18). Le texte ajoute précisément en ce temps-là. Et encore : Cet oracle, qui regardait Vespasien — comparer avec Flavius Josèphe qui fait la prédiction à ce général, — comme l’événement le vérifia dans la suite (pas plus que de tous autres empereur romain), fut interprété autrement par les Juifs. Ils se l’appliquèrent.

Même son de cloche dans Tacite. Une main d’Église, sur ce détail, a synoptisé Flavius Josèphe, Suétone et Tacite : La plupart (des Juifs) avaient foi à une prédiction contenue, selon eux, dans les anciens livres de leurs prêtres, que l’Orient prévaudrait et que de la Judée, sortiraient les maîtres du monde ; paroles ni mystérieuses qui désignaient Vespasien et Titus. Mais la nation juive, par une illusion de la vanité humaine, s’appliquait ces hautes destinées, et le malheur même ne la ramenait pas à la vérité (Hist., V, 13). La dernière phrase semble viser justement les événements ou malheurs de 70, ce qui prouverait que le morceau a été touché après la grande catastrophe de 135, sous Hadrien.

L’Espérance d’Israël antérieure à Vespasien, s’est continuée après lui, et elle n’était pas anéantie sous Domitien. Qui sait si les Juifs christiens ne font pas fait miroiter aux yeux de Flavius Clemens et en sa faveur, pour le convertir, homme sans grand talent et sans considération, dit Suétone, dont Domitien regardait les enfants comme ses successeurs, appelant l’un Vespasien et l’autre Domitien. Notez que c’est un intendant de Domitilla, le nommé Stephanus, — la Couronne, comme Jacob-Jacques, — qui a assassiné Domitien, et par traîtrise, en lui portant le premier coup de couteau au bas-ventre. Lire le récit dans Suétone (Domitien, XVII), qui illustre admirablement le jugement de Flavius Josèphe sur les sicaires messianistes et kanaïtes de Juda le Gaulonite et successeurs.

Eusèbe prouve ainsi, sans l’avoir cherché, ce que je n’ai cessé d’affirmer comme la vérité historique, — que n’ont pas vue les exégètes et cette erreur fondamentale a faussé tous les résultats de leur critique, — à savoir — qu’à la fin du Ier siècle (et au-delà) le christianisme n’est pas du tout ce qu’il est aujourd’hui, tel qu’on a essayé de le présenter dans les Évangiles ; non plus que le Christ historique n’est le doux Jésus de Renan. Le christianisme est une doctrine de révolution politique, telle qu’elle apparaît dans l’Apocalypse, une doctrine de conspirateurs acharnés à poursuivre la ruine de Bête romaine, pour instaurer un nouvel ordre de choses en faveur d’Israël. Et le Christ, vociférateur de l’Apocalypse, sous son nom de révélation Iôannès, n’a été que le Messie juif qui a tenté cette révolution à son profit ; il a échoué ; ses frères alors et d’autres juifs messianistes à la suite, ont voulu la réaliser, jusqu’à la défaite définitive sous Hadrien. Ce n’est que l’échec par les armes, après 135, qui a fait transporter la lutte sur un autre champ de bataille, le terrain religieux, sinon moral, — du moins, si l’on se borne à considérer les moyens. Le but est resté le même : la domination universelle ou catholique, par une organisation d’église, et d’apparence extra-politique toutes les fois qu’elle n’a pas eu la force à sa disposition. On a recouvert ces réalités de mots bien gentils : le pouvoir spirituel Opposé au pouvoir temporel. N’est-ce pas avec des mots qu’on mène le monde ? Démocratie, socialisme, liberté, égalité, fraternité, justice sociale Cherchez un peu ce que ces belles étiquettes recouvrent.

[9] Je ne me lasserai pas de répéter que la communauté juive, au Ier siècle, et pendant le siècle suivant, encore jusqu’au IIIe, au moins, comprend les Juifs de la Thora et les Juifs christiens ou minimi. Le terme ekklesia n’a été inventé qu’après la scission. Gamaliel, en effet, ne chassait pas les christiens, — les minimi, comme il les appelle, — de la synagogue et du culte ; il conseillait de les écarter simplement de la teba, du pupitre des officiants.

C’est à cause de ce fait (qu’il n’y a pas scission dans la synagogue entre Juifs de la Thora et Juifs christiens ou minimi), que les auteurs romains, bien qu’ils ne confondent pas les uns avec les autres, ont l’air de les englober tous indifféremment sous des expressions telles que : les rites judaïques, si tant est que leurs œuvres n’aient pas été touchées sur ce point, afin d’effacer le caractère apocalyptique du christianisme des origines. Les Juifs de la Thora n’ont jamais été inquiétés par les Romains. Seuls ont été persécutés ceux de l’exécrable superstition. Si, sous Tibère, on n’en relègue que 4.000 en Sardaigne, c’est qu’on ne relègue que des christiens, puisqu’il y a alors plus de 50.000 Juifs à Rome. Même certitude, pour l’expulsion des Juifs, sous Claude. On n’expulse que les Juifs Chresto impulsore assidue tumultuantes. On éprouve quelque gêne à répéter toujours ces mêmes simples et péremptoires vérités et quelque dédain pour les exégètes et savants qui n’ont jamais voulu voir et préciser les distinctions qui précèdent, alors qu’elles ressortent à l’évidence de ce simple fait que, tous les Juifs n’étant jamais expulsés en bloc, mais seulement en petit nombre (4.000 sur 50.000 sous Tibère), et la colonie juive continuant à subsister, il faut bien que les Juifs qu’on expulse soient des Juifs particuliers, ceux de l’exécrable superstition. Et jamais Tacite n’a entendu par là la religion de Moïse et de la Thora, ni celle du Jésus évangélique.

[10] Il est parlé dans Suétone (Domitien, XI), d’un Arétinus Clemens, homme consulaire, que Domitien est résolu de perdre, qu’il traite mieux qu’auparavant, jusqu’au jour où, étant en litière avec lui et apercevant le délateur qu’il avait aposté contre lui, il lui dit : Voulez-vous que demain nous entendions ce méchant esclave ? Et puis, plus rien. Le récit est donné comme un exemple que Domitien mettait du raffinement dans ses barbaries. Mais comment est mort cet Arétinus Clemens ? pourquoi Domitien voulait-il le perdre ? Nous ne le saurons jamais. Serait-ce lui que les Écritures juives et chrétiennes ont fait le père de Flavius Clemens ? Il est bien difficile de le dire. Mais tout est possible. Je ne signale cet Arétinus Clemens que comme curiosité.

[11] Jésus-Christ dira : Si ton œil, si ton pied, si ta main te font tomber dans le péché, ôte-les, car il vaut mieux pour toi entrer dans le royaume des cieux amputé, que d’avoir ton œil, etc., et d’être jeté dans la géhenne.

[12] C’est le petit-fils du grand Gamaliel, président du Sanhédrin au temps de Ponce-Pilate. Il est à Rome, mandé par l’empereur (Domitien, en l’espèce), à propos des impôts établis sur ceux qui suivaient la loi judaïque. (Voir Derenbourg, Hist. Palestine, p. 322, et Gratz, t. IV, p. 119.) Quant à Akiba, on se souvient que Katia, fils de Clemens, lui a légué sa fortune, le nerf de la guerre. C’est un messianiste fanatique.

[13] C’est ce qu’a admirablement traduit le Selon-Jean (XI, 45), de Cérinthe, quand il prête aux principaux sacrificateurs et aux pharisiens, — Gamaliel devait être parmi eux, — cette phrase pleine de sagesse et prophétique :

Si nous le laissons faire ce Christ, (continuer à prêcher la révolte, à soulever le peuple contre l’État, au nom de l’Apocalypse,) tout le monde aura foi en lui ! Et les Romains viendront détruire et ce lieu et notre nation. Le scribe prophétise post actum, c’est-à-dire, non pas après les événements de 70, avec Vespasien et Titus, mais après 135 (Hadrien), puisqu’il vise expressément la destruction de ta nation juive. Je vous dis que les exégètes ne savent pas lire les Évangiles. Rien que cette phrase prouve que le christianisme du Nouveau Testament ne peut pas être antérieur au milieu du IIe siècle. En fait, il est très postérieur.

[14] Mais elle s’est souvenue d’eux en les transformant — Acilius en Akilleus et Flavius, le jaune, en Nêreus, couleur de mer (car elle le fait monter allégoriquement dans la barque du charpentier, pêcheur d’hommes ou de poissons, ou le navire de Paul), dans les Actes de Nêreus et Akilleus. C’est, je pense aussi, grâce à Acilius, transposé par le syro-chaldéen, Akylas, à travers le grec Akillos, que, mêlant le Rabbi Akiba qui commandita la guerre juive-christienne de Bar-Kocheba, aux récits des Actes des Apôtres et aux Lettres de Paul, sous le nom d’Akibas ou Aquilas, que les Epiphane, Philastrius et Jérôme, etc., ont inventé l’histoire d’Akila. né païen comme Acilius, adonné à la magie et à l’astrologie, qui se fait, chrétien puis Juif, et, élève d’Akiba le Rabbi, finit par traduire en grec les livre hébreux. Et c’est ici le joint qui montre qu’Akiba, Aquilas, et autres de nom analogue, ne sont qu’un même individu, fourni par Rabbi Akiba, le père ou le fils.

[15] Je place les Pseudo-Clémentines au IIIe siècle première moitié, sous Calliste. En ceci, je suis heureux de me rencontrer, une fois, avec M. Charles Guignebert qui écrit (Hist. anc. Christ., p. 456) : Ces apocryphes virent sans doute le jour au début du IIIe siècle. Bravo ! Vue très juste ! Mais alors pourquoi n’a-t-il pas vu que ces apocryphes sont un violent pamphlet contre un homme actuel et ses œuvres, c’est-à-dire contre le faux saint Paul, les Actes et ses Lettres ? M. Ch. Guignebert attribue à ces apocryphes une origine syrienne. Tout prouve que c’est à Rome, pour Rome, pour la suprématie de Pierre à Rome qu’ils ont été fabriqués, en opposition aux Pauliniens.

[16] Et la preuve qu’il y est allé, qu’il y a séjourné et a dû s’y rendre illustre, c’est qu’on lui a dédicacé des ex voto : Simoni sancto, que tous les contemporains ont pu admirer. Il faut lire Justin (Apol., XXVI) sur ceci, ainsi qu’Eusèbe, qui le reproduit (H. E., LVI). Le malheur, c’est qu’on a retrouvé l’inscription : Semoni deo Sanco, sous Grégoire XIII, Ce n’est pas de Kephas-Simon qu’elle nous entretient, mais du dieu sabin Semo Sancus. Le Saint Esprit commet de ces erreurs !

[17] Je m’en voudrais de suivre le roman de Clément travers ses fantaisies qui le font voyager, avec Pierre, dans tout l’Empire romain. Convertissant les nations à tour de bras. Il est le secrétaire de Pierre. Quant à Marc, fils de Pierre, qui est donné comme le compagnon canonique (I Pierre, III, 13), et dont Eusèbe nous dit, citant un passage de Papias qu’il invente, qu’il écrivait tous les jours sous la dictée de Pierre les faits et gestes du Seigneur, — je cite de mémoire, — Clément l’a mis dans sa poche. Plus de Marc, nulle part.

Au reste, l’Église elle-même ne veut plus rien savoir de Clément, à qui elle doit tout, jusqu’à son premier pape, — noire Ingratitude ! — je passe.

[18] Paul étant parti pour l’Espagne, après quoi on le perd de vue, une tradition l’en fait revenir, pour qu’il se retrouve à Rome avec Pierre, et cautionne ainsi la présence et le séjour de Pierre à Rome. Mais, s’il fallait suivre toutes les impostures ecclésiastiques sur Pierre et sur Paul, à Rome, un volume ne suffirait pas à les dénombrer et à les montrer frauduleuses.

[19] Le faussaire s’exprime d’abord, impersonnellement, en se donnant comme l’auteur qui a écrit l’Évangile : il parle de lui à la troisième personne. Puis, comme étranger à la rédaction de l’Évangile, il rend hommage à l’auteur qu’il oublie être.

[20] Expression remarquable sur laquelle je reviendrai, que n’ont comprise aucun des exégètes d’Eglise ou d’Université. L’Apocalypse étant, en effet, une vision, une suite de visions sur les choses qui devaient arriver bientôt, c’est-à-dire sur le plérôme, ou la fin des temps du monde pour le triomphe d’Israël, Eusèbe dit avec raison que le Iôannès a contemplé la Révélation. Il a eu la vision, non réalisée, hélas ! de sa victoire comme Messie. Eusèbe prouve ainsi qu’il savait que le Iôannès fut le christ. Et nous allons voir ce qu’il dit ensuite du Iôannès disciple bien-aimé, distinct du Christ ecclésiastique. Et le lecteur jugera de l’historicité de l’histoire d’Eusèbe, l’un des ouvrages les plus sournoisement menteurs de tous ceux que montre l’Église.

[21] Et il est, malgré tout, si bien le Christ crucifié par Ponce-Pilate, que les Évangile, venus après les fables sur la survie, n’ont pas pu s’empêcher de faire survivre leur Jésus-Christ, quelques jours, avant son enlèvement au ciel, tout comme suivit le Iôannès. Par ce point, Jean et le Christ coïncident encore, ils se superposent. Identité toujours. Je parlerai tout à l’heure de la survie de Jésus-Christ.

[22] J’ai parlé dans l’Énigme de Jésus-Christ de cette rencontre du Iôannès et de Cérinthe dans un établissement de bains. Conte ridicule.

[23] Irénée, qui parle du 1er, est présenté comme ayant vécu au cours du IIe siècle. Mais ses œuvres ont été sophistiquées bien après lui, surtout en ce qui concerne Jean, disciple et apôtre, et peut-être après Eusèbe, lui-même sophistiqué, dès la fin du IVe siècle. Je le prouverai.

[24] Voir l’Enigme de Jésus-Christ, chapitre 1er, § Simon Pierre et les Actes.

[25] Mené où tu ne voudras pas ! La phrase est habile. Notez qu’aucune Écriture canonique n’a jamais dit que Pierre est allé à Rome, où il aurait péri. La légende de Pierre, pape et martyr, à Rome, vient des impostures de Clément de Rome. L’Église a vomi les ouvrages, mais elle en a retenu et accepté, comme tradition, entre autres, l’imposture de Pierre, pape et martyr. Dans les Écritures canoniques, elle a inséré des phrases comme celle du Selon-Jean qui, sans préciser ce mensonge, permettent d’y croire, et de soutenir qu’après tout, peut-être, presque sûrement, Jésus a voulu prophétiser le supplice de Pierre à Rome, l’insinuer.

[26] Une allusion à cette scène se trouve dans la Chronique de George Hamortholos, où est avouée cette vérité, qui résulte de toutes les découvertes que le lecteur connaît maintenant, mais dont il est bon de trouver l’aveu formel dans un auteur ecclésiastique, cette vérité, dis-je, primordiale, à savoir que Simon dit la Pierre ou Képhas est frère de Jean, donc du Christ. George Hamortholos dit, en effet, du Jean de Pathmos, soit du Iôannès, le disciple bien-aimé, auteur de l’Apocalypse, qu’il appelle Iochanan, qu’il fut tué par les Juifs, accomplissant aussi bien que son frère, la parole que le Christ avait prononcée sur eux ! Il s’agit de la parole prêtée au Christ dans la scène ci-dessus : Si je veux, etc., devant Pierre et Jean. La Chronique de George Hamortholos est du IXe siècle. Son auteur semble avoir eu sous les yeux les cinq livres de Papias, Commentaires des Paroles du Rabbi. Il raconte ce qu’il sait en y mêlant les fraudes eusébiennes, c’est entendu. Mais pour faire de Simon-Pierre le frère de Jean, il avait en main des documents que nous n’avons plus, — ou qui ont été sophistiqués après le IXe siècle. Qui sait ? Les Évangiles peut-être. Et les manuscrits que nous avons, antérieurs au IXe siècle, ne portent plus cette vérité qu’avoue George Hamortholos ! Alors ?

[27] Le morceau qui suit est une addition évidente, que décèle la forme même par laquelle il est amorcé. Il a d’ailleurs été lui-même retouché. Le Codex Regius (manuscrit L, du VIIIe siècle, à la Bibliothèque nationale insère avant cette addition, cinq ou six lignes, trouvées ailleurs, dit-il. Dans le second Dialogue entre les Pélagiens, 115, attribué à saint Jérôme, il est dit qu’on lit à la fin de cet Évangile (Marc), surtout dans les exemplaires grecs... Suit ce qu’on y lit, sans intérêt ici, sauf qu’on ne le trouve dans aucun manuscrit conservé. Quand je vous dis qu’on ne sait pas à quel moment ont cessé les remaniements des Évangiles ! Et tout n’a pas été avoué !

[28] Je n’étonnerai pas le lecteur si je lui dis que l’Ascension, qui gêne les Évangélistes, est racontée avec une assurance intrépide dans ce monceau d’impostures que sont les Actes des Apôtres, si répugnantes que, mises sous le nom de Luc, le même à qui l’on attribue le troisième évangile, ce même Luc, dans les manuscrits anciens de son Évangile, ose à peine parler de cette ascension. Ce n’est pas le même auteur. Les scribes des Lettres de Paul et des Actes sont de sinistres aigrefins, Juifs ou judaïsants sans foi ni loi, auprès desquels les scribes des Évangiles font figure de dupes.

Tout de même dans le premier chapitre des Actes, l’imposteur, qui travaille en milieu juif, ne peut se tenir de donner au Christ sa vraie figure de Messie historique, à qui ceux qui étaient là demandent : Seigneur, est-ce en ce temps que tu rétabliras le royaume d’Israël ?

Rien du Rédempteur du monde. Le masque tombe, même dans les scènes les plus chargées de fraude. Le Christ, crucifié par Ponce-Pilate, ne fut que le Messie juif de l’Apocalypse. Et c’est par une paraphrase de l’Apocalypse que répond Jésus-Christ, dans le Selon-Matthieu (chap. XXIV), quand ses disciples, devant le Temple de Jérusalem, lui demandent : Quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde ?

L’Apocalypse, la Bonne Nouvelle ou Évangile du temps de Tibère et de Ponce-Pilate, est là résumée en deux expressions, qui éclatent en coup de tonnerre. C’est à croire qu’au IVe et au Ve siècle, le christianisme n’est encore qu’affaire juive, entre Juifs, — certains Juifs.

[29] Sauf la contemplation de la Révélation par le Iôannès, et d’ailleurs autre que celui d’Eusèbe, et soixante ans plus tôt jamais mensonges plus impudents n’ont été proférés sous le ciel de tous les temps que les mensonges de cet auteur ecclésiastique.

[30] C’est la date admise par les Th. Reinach, Ch. Guignebert, dont j’ai fait justice dans l’Énigme de Jésus-Christ.

[31] Quant au tombeau d’un Jean à Éphèse, il est possible qu’il y ait eu celui de Marcos, dit Jean, le fils de Simon-Pierre, et petit fils de Marie, qui s’était retirée à Éphèse. Quant au second, on l’a inventé nécessairement comme dernière demeure de Jean l’apôtre, puisqu’on le fait mourir à Éphèse, et en profitant d’une confusion facile avec Jean-Marc. La multitude, mal renseignée et indifférente, n’était guère en mesure de rectifier. Et puis, qui la question intéressait-elle, en ce temps-là, le VIe siècle peut-être ?

[32] Ainsi que les Nicolaïtes. Les Nicolaïtes sont cette secte chrétienne qui, se fondant sur certains enseignements évangéliques, très atténués aujourd’hui (eunuques, horreur de l’union entre sexes différents), se sont livrés à tous les déportements contre nature. Ils sont visés et honnis dans l’un des envois aux Sept Églises, que, vers la fin du IIe siècle, on a mis en tête de l’Apocalypse, pour en supprimer tout le vrai début.

On essaie, dans Irénée, d’assimiler les Nicolaïtes aux cérinthiens millénaristes et aux gnostiques, pour salir ces derniers, doctrinaires des Évangiles de vérité. Rien de commun entre les Nicolaïtes, christianisants, et les cérinthiens millénaristes et les gnostiques, pour qui Jésus ne s’est pas Incarné.

[33] On a interpolé Tertullien (De prescriptione, XXVI) pour corroborer Eusèbe : Jean échappe à la mort par l’huile bouillante à Rome, et Tertullien citant un livre de Clément d’Alexandrie, — que nous n’avons plus, — montre Jean, composant, sur la demande de ses amis et avec l’aide du Saint-Esprit, son Évangile spirituel pour compléter les Synoptisés qui n’ont raconté, paraît-il, que les choses corporelles. Le protestant Fallot appelle, pour cette raison, le quatrième évangile l’Évangile de la Gloire.

[34] La tradition d’Égypte ne fait que confirmer les faux de Tertullien et d’Eusèbe sur le IVe Évangile.

[35] Le martyre d’Irénée est une légende. Si c’était un fait historique, saint Jérôme, dans sa Lettre à Théodore, où il définit si proprement Irénée, n’aurait pas manqué d’en parler. Il est vrai que dans le Commentaire sur Ésaïe, Jérôme cite Irénée comme évêque de l’Ekklésia de Lyon homme des temps apostoliques, et y ajoute l’épithète de martyr, que l’on peut comprendre d’ailleurs dans le sens de témoin. Car enfin, si Irénée, entre 177 et 202, on n’est pas très fixé, a été supplicié, comme martyr, selon la tradition, comme le dit le Nouveau Larousse Illustré, et comme l’enseignent toutes les histoires de France, même celles dont on dote l’école primaire, obligatoire, gratuite et laïque, — il y a de quoi pouffer ! — comment comprendre qu’Eusèbe, au IVe siècle, n’en sache rien. Il donne sur Irénée, à côté de renseignements vrais, assez de mensonges, il a recueilli assez de traditions fausses. Il a suffisamment relevé les épreuves des chrétiens, pour passer sous silence le martyre d’Irénée, qui est un personnage. Comment le croire ? Même ignorance chez l’auteur des Philosophumena qui connaît bien Irénée, cependant, et même ignorance chez Lactance.

L’imposture provient de Grégoire de Tours (Hist. Franc., I, 27), lequel raconte en trois lignes ce martyre ; et il la mêle d’une façon si confuse aux événements qui se sont déroulés dans le Lyonnais entre 177 et 201, qu’on y touche la gêne qu’il éprouve dans la fraude. Il profite, pour fabriquer son faux, de la guerre civile qui eut lieu entre Albinus, commandant en Gaule, et Septime-Sévère. Albinus fut vaincu et tué à Trévoux. Sévère, vainqueur, entra à Lyon, qui avait pris parti pour Albinus, pilla la ville, massacra la population. Si Irénée a péri dans le tas, ce n’est pas du tout comme chrétien. D’ailleurs, aucun renseignement ne permet d’affirmer qu’il ait péri à ce moment. Il disparaît de l’histoire, c’est vrai. Mais comment ? On ne sait pas. Grégoire de Tours, fameux ecclésiastique du VIe siècle, a imaginé de faire mourir Irénée, comme martyr chrétien, à l’occasion du sac de Lyon par la soldatesque de Septime-Sévère. Son récit est tellement faux que Photius, dans sa Bibliothèque, au mot Irénée, parlant de cet homme apostolique, n’a pas daigné en faire état, et ne dit point qu’Irénée fut martyr et ne parle pas de son martyre. La tradition, une fois de plus, c’est tout simplement une imposture.

[36] La tradition d’Asie donne en effet au Iôannès un nom à consonance syriaque. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que l’Église n’ait pas, volontairement, pendant un temps, essayé d’appeler le Iôannès Jochanan, pour lancer ses impostures. A ceux qui lui disaient : Mais le Iôannès, c’est le Christ !, elle a dû répondre : Qui vous parle du Iôannès ? Nous parlons de Jochanan !. C’est quand l’imposture a eu réussi qu’elle a jeté le voile et avoué que son Jochanan, c’est le même que Iôannès = Jean.

Irénée qui a vécu en un temps où il n’y a de Bonne Nouvelle que celle de l’Apocalypse, — ce qu’Eusèbe définit, par atténuation trompeuse, certaines prophéties du Christ sur son règne de mille ans rapportées (ou mieux : commentées) par Papias, soit les Logia Kyriou, — où il n’y a en dehors de l’Apocalypse et des Commentaires de Papias, que les écrits millénaristes de Cérinthe (Évangile Selon-Jean non retouché), que Pistis-Sophia de Valentin, un temps où viennent à peine de sortir, aux environs de l’an ou on le fait mourir (202),quelques Épîtres de saint Paul (aux Galates), et les Actes des Apôtres (ou quelque chose d’approchant), Irénée, science étrange ! divinatrice !, n’ignore pas les Synoptisés, ou les noms des auteurs sous lesquels on les a mis ! Bien entendu, le IVe Évangile, qui fut de Clément de Rome, le Clément du règne de Domitien, fin du Ier siècle, Irénée sait, au IIe siècle, qu’il est de Jean, à qui on ne l’attribuera qu’au IIIe, peut-être au IVe, et il le proclame d’autant plus hardiment que les sophistications qu’il a injurieusement subies ont eu ce but principal de supprimer Clément de Rome sans le nommer et de lui substituer Jochanan-Iôannès-Jean.

Le véritable Irénée, Schalom-Salomon, a écrit en grec. Le peu de ce grec que l’Église présente, comme un reliquat non détruit, n’est pas de lui. Les œuvres mises sous le nom d’Irénée sont en latin. C’est dire qu’elles sont de scribes ecclésiastiques anonymes écrivant ce qu’il a fallu pour les besoins successivement variables de la cause. De là, la diversité inconciliable des affirmations qu’on trouve dans Irénée.

[37] L’ekklesia de Rome a voulu annexer la tradition d’Asie et faire travailler Irénée pour elle. On a osé insérer dans Irénée, à cet effet, des déclarations aussi fortes que celle-ci : L’Église de Rome, en vertu de son principat prééminent, — le faussaire écrit au temps où Pierre a été institué, par imposture, premier pape, — doit gouverner toute l’Église, c’est-à-dire la communauté des fidèles répandus dans tout l’univers.

[38] Polycarpe, sous ce nom grec, aux fruits nombreux, cache un messianiste, qui fut, vers 155, supplicié à Smyrne, comme tant d’autres. C’est aujourd’hui un martyr chrétien, naturellement, qui fut disciple de Jean et du doux Jésus.

[39] Je l’ai déjà indiqué. Mais il est utile de le souligner ici, à propos du témoignage de Polycarpe. Pourquoi les trois Évangiles Synoptisés ignorent-ils absolument tout ce qui touche au disciple Bien-aimé ? Le Selon-Marc,  — du Marc, interprète de ce Simon-Pierre —, qui prit, le disciple Bien-aimé de demander à Jésus qui le livrera, comment ignorer ce disciple, bien-aimé ? Son témoignage aurait une autre importance que celui, qu’invente Irénée, de ce Polycarpe ridicule. L’Église l’a si bien senti que non contente de falsifier Irénée millénariste, elle a voulu corser ses déclaration, sur Jochanan dans une Lettre qu’il aurait écrite à un certain Florinus (millénariste sans doute comme le vrai Irénée), faux éminent qu’Eusèbe a forgé, dans lequel on voit Irénée se faire l’apologiste des doctrines de l’Église du IVe siècle, et en appeler toujours au témoignage de Polycarpe qu’il aurait vu et entendu, alors que Polycarpe étant vieillard, lui, Irénée, étant enfant. Vieillard ? Enfant ? C’est le coup de pouce pour la chronologie. Au surplus, la doctrine de Polycarpe reste très vague à dessein, et ne sort pas du IVe Évangile. Les faux ont beau s’épauler mutuellement, ils restent des faux, d’où ne peut sortir la vérité.

[40] D’après l’ouvrage de M. V. Guérin : Description de l’île de Pathmos, parts, in-8°, 1856, dans lequel est analysé un manuscrit grec découvert par lui dans un couvent : Les voyages de Jochanan, par Prochorus. Tillemont date le manuscrit du XIVe siècle. Comme copie sans doute. Car, comme original, on ne peut admettre qu’il soit une œuvre aussi tardive. L’auteur apparaît comme un Juif christianisant, jaloux de l’Église romaine, tant il heurte dans son écrit la tradition latine. Qui l’aurait osé au XIVe siècle ? D’autre part le nom de Prochorus est cité, par Tillemont lui-même, dans sa Synopsis, comme l’auteur au Ve siècle des Voyages de Jochanan.