A. — UNE HISTOIRE DE BRIGANDSI. — Fils du Père.Dans la langue araméenne, écrite et parlée en Judée, au Temps où les Évangiles, — postérieurs de trois siècles, — font naître, vivre, mourir et ressusciter Jésus-Christ, BAR-ABBAS signifie mot à mot : Fils du Père. Le Père, l’ABBA, c’est Iahveh, Jéhovah, El, Eloï, Elohim, Adonaï, dieu particulier aux Juifs, sous tous ces noms divers, comme Baal est le dieu phénicien, comme Zeus celui des Grecs, Jupiter celui des Romains, dans l’antiquité. Il faut se garder de confondre tous ces dieux nationaux, même quand chacun d’eux apparaît unique et propre à ses seuls dévots, avec le Dieu universel de la philosophie dont Platon, les stoïciens, Cicéron, Sénèque, et d’autres, eurent l’idée bien avant le christianisme et en dehors de lui : o theos, en grec ; deus, en latin. Monothéistes, si l’on y tient, en ce sens qu’ils ont un dieu, et un seul, Iahveh, — la forme Elohim est cependant un pluriel, — les anciens Israélites n’ont pas conçu l’idée du Dieu unique, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes. Ils admettent d’autres dieux que le leur, avec lesquels Iahveh est en guerre, comme ils sont en guerre avec les peuples qui ont ces dieux. Ils espèrent que Iahveh sera le plus fort, vaincra ces dieux étrangers, comme ils espèrent qu’eux-mêmes domineront le monde. Mais ce n’est qu’alors, après cette victoire, qu’ayant imposé leur dieu Iahveh aux nations vaincues, il deviendra le Dieu universel et unique[1]. Donc, pour les Juifs, Iahveh est le Père. Tous les Juifs sont ses BAR, ses fils, ses enfants ; tous les Juifs sont BAR-ABBAS, fils du Père, fils d’Iahveh. N’appelez personne votre ABBA (votre Père), dit Jésus-Christ, car vous n’avez qu’un seul ABBA qui est dans les cieux[2]. Mais s’il est un Juif qui se soit dit et que les Évangiles disent Bar-Abbas, Fils du Père, Fils d’Iahveh, c’est incontestablement Jésus-Christ. Si les Évangiles originaux, au lieu d’être écrits en langue grecque, étaient écrits en araméen, comme il se devrait d’œuvres qu’on prétend du Ier siècle, composées ou inspirées par des apôtres, toutes les fois que nous y rencontrons les mots grecs UIOS et PATER, qui se traduisent Fils et Père, en français, ce sont les mots BAR et ABBA que nous lirions[3]. Que Jésus-Christ est bien le Fils du Père, BAR-ABBAS, toutes les pages des Évangiles le proclament hautement, sans se lasser. Il n’est pas encore né que l’ange Gabriel, en annonçant à Marie sa prochaine maternité, la réjouit en l’informant que l’enfant qui naîtra d’elle sera appelé Fils du Très-Haut, de l’Abba, évidemment. Dès son baptême au Jourdain, une voix, qui est celle de l’Abba Iahveh, se fait entendre du haut des cieux : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, mon Bar (Matthieu) ; c’est lui qui est le Fils, le Bar de Dieu (Jean) ; tu es mon Fils, mon Bar (Marc et Luc). Rien de plus formel[4]. Le Selon-Luc n’a même pas attendu le baptême au Jourdain pour nous renseigner. Jésus-Christ, à l’âge de douze ans, lors d’une fête de Pâque à Jérusalem, répond lui-même à ses parents, qui l’avaient égaré, et qui lui reprochent, quand ils le retrouvent dans le Temple, discourant avec les Docteurs, de s’être fait chercher et de leur avoir causé une inquiétude mortelle, car la voix du sang parle en eux : Ignorez-vous donc qu’il me faut être occupé des affaires de mon Abba, de mon Père ? (Luc, II, 41-49). A douze ans ! Soit ! Dès l’âge de douze ans, Jésus-Christ, par la plume du Selon-Luc, sait déjà qu’il est, et il se dit Fils du Père, Bar-Abbas. Satan, dans la Tentation au désert, — les trois Évangiles synoptisés sont unanimes, — n’ignore point non plus que Jésus, dès avant de commencer sa carrière, se prétend Fils de Dieu, Fils du Père, c’est-à-dire Bar-Abbas. Quand, tout au long de sa vie, Jésus parle de Dieu, c’est Père, Abba, qu’il l’appelle[5]. C’est surtout dans l’Évangile Selon-Jean, le plus ancien, quoique l’exégèse prétende le contraire, que Jésus est Bar-Abbas[6]. Dès le prologue sur le Verbe ou Logos fait chair, sur la grâce et la vérité venues par Jésus[7], le Fils du Père, Bar-Abbas, le Bar qui est dans le sein de l’Abba, brille en toute clarté, comme le soleil dans l’univers. Qu’on lise aussi le chapitre V de cet Évangile (versets 9-13) ; on ne peut rêver union plus intime entre le Bar et l’Abba. Et les chapitres XIV à XVII[8] achèvent, en une ferveur mystique, aux élans d’adoration et d’extase, de faire de Jésus-Christ Bar-Abbas. II. — Le brigand Bar-Abbas.Or, cette épithète Bar-Abbas, que les Évangiles n’appliquent jamais sous sa forme araméenne à Jésus-Christ pour le désigner, en sorte que le lecteur ne peut pas, sous le grec des Écritures ou leur traduction en langues modernes, deviner que Jésus-Christ est bien appelé ou surnommé Bar-Abbas, c’est le nom propre, le propre nom d’un individu, distinct de Jésus-Christ, semble-t-il, et qui n’apparaît dans les Évangiles qu’à l’occasion de la Passion. Qu’est-ce que ce deuxième Bar-Abbas, qui est appelé Jésus Bar-Abbas, — Jésus lui aussi, tout comme le Christ, — dans certains manuscrits des Évangiles ?[9] Personnage mystérieux, à qui les exégètes, comme Renan, ne font que l’honneur de deux ou trois lignes banales[10], et que les récits évangéliques éprouvent aussi quelque gêne à qualifier. Vous vous rappelez le récit évangélique ; dans le Selon-Jean, par exemple : Les Juifs ayant livré Jésus à Ponce Pilate, le procurateur romain, ne trouvant aucun crime en lui, voudrait le relâcher. — C’est la coutume parmi vous, dit-il aux Juifs, que je vous délivre un criminel à la Pâque. Voulez-vous que je vous délivre le Roi des Juifs ?[11] — Non, pas celui-ci, mais Bar-Abbas ! répondent les Juifs. Et dans le Selon-Jean il n’est ajouté que ceci : Or, Bar-Abbas était un... Le texte grec dit : Lestès, c’est-à-dire brigand de grand chemin. Rien de politique dans son cas, d’après le Selon-Jean, à qui l’en sent que l’aveu coûte[12]. Et il ne nous dit pas, — que celui qui a des oreilles entende ! —, que Pilate ait relâché Bar-Abbas, le brigand. Dans le Selon-Matthieu on lit : Il y avait un prisonnier de marque (fameux, insigne, tout comme le Christ), nommé BarAbbas. Mais sur ce qui l’avait rendu illustre, pas un mot. On y reconnaîtrait le Christ lui-même. Du moins, Matthieu n’oublie pas, comme le Selon-Jean, qu’une des conditions pour que l’en ne confonde pas les deux Jésus Bar-Abbas, c’est de faire relâcher l’un des deux, du moins, en apparence[13]. Par le Selon-Marc nous apprenons enfin que le nommé Bar-Abbas était en prison avec des factieux, des partisans, pour un meurtre qu’ils (Bar-Abbas et les factieux, ou les factieux seulement ? La phrase est amphibologique, elle permet et veut peut-être qu’on s’y trompe) — pour un meurtre donc qu’ils avaient commis dans une sédition. Ponce Pilate délivre Bar-Abbas, — le leur délivre, aux Juifs, — et leur remet Jésus, après l’avoir fait battre de verges. Autrement dit, il remet aux Juifs aussi bien Bar-Abbas que Jésus. Il leur remet Jésus Bar-Abbas, en deux temps, depuis que les scribes ont coupé le Christ Bar-Abbas en deux, et fait deux phrases de la proposition unique donnée par la vérité historique. Le Selon-Luc n’est qu’une variante : Cet homme avait été mis en prison pour une sédition qui avait eu lieu dans la ville, et pour un meurtre. Et Pilate relâche le prisonnier mis en prison pour sédition et pour meurtre. Il le fait sur la demande expresse des Juifs. Il n’avait pas pensé à le leur offrir. Or, pourquoi donc le héros des Évangiles, Jésus Fils du Père, Jésus Bar-Abbas, a-t-il été poursuivi, arrêté, emprisonné, jugé, condamné à mort et crucifié ? De quel crime a-t-il été inculpé ? L’a-t-on mis en croix pour avoir prêché le bien, la vertu, l’amour des hommes, la paix ? Ou n’est-ce pas plutôt, malgré les trompeuses apparences des récits évangéliques, s’empêtrant dans des explications entortillées et des incohérences, n’est-ce pas pour les mêmes motifs et sous la même inculpation que le brigand Bar-Abbas, factieux et meurtrier ? Voilà la question. Y répondre, c’est résoudre presque tout le problème des origines du christianisme, c’est lever plus qu’un coin du voile sur la vérité historique en ce qui concerne le héros des Évangiles, crucifié par Ponce Pilate. Essayons. |
[1] Ce fut l’espérance des anciens Israélites. Nous le montrerons tout à l’heure. En attendant, Baal, Dagon, Moloch même, à qui ils sacrifièrent longtemps des enfants, règnent à côté d’Iahveh. Il est difficile, après cela, de prendre au sérieux les affirmations d’auteurs, laïques ou non, — tel Renan, — écrivant que les Juifs ont été les dépositaires de cette grande idée : l’unité de Dieu, et qu’ils ont révélé aux hommes la conception monothéiste.
[2] Matthieu, XXIII, 9. Le titre ecclésiastique ABBÉ est tiré du latin ABBATUS, dérivé de l’araméen ABBA. Jésus-Christ n’a pas été obéi.
[3] On dit que les traductions sont des trahisons. Jamais affirmation n’a été plus vraie des transpositions successives en langues grecque, puis latine, puis modernes, de tout ce qui est judaïque, au temps d’Auguste, Tibère, Ponce Pilate, et jusqu’au Ve siècle de notre ère pour le moins. Faits, Idées, noms de personnages ou de géographie, notions métaphysiques, symboles, allégories, etc., leur traduction dans les vocabulaires et les cerveaux occidentaux est un change perpétuel qui fausse l’histoire, travestit la vérité, fait prendre des masques pour des visages, des phantasmes pour des hommes et finit par camoufler un prétendant davidique au trône de Judée contre les Hérodes et à la domination universelle contre Rome, en un Prédicateur de la paix et de la vertu, Verbe et Fils de Dieu, en qui Dieu se serait incarné.
[4] Quant à la Colombe, symbole de l’Esprit de Dieu, elle est de droit. La colombe, c’est, en hébreu, ILmOnA ; gardez les seules voyelles, vous avez IEOA, le mot du Plerôme, soit Iéhovah. Les Évangiles de l’Enfance montrent Jésus fabricant des colombes avec de la terre. Il y avait une manière de prononcer IEOA par laquelle on faisait tomber un homme mort. Dans le Contra Celsum, il est dit que le mot d’Israël, en hébreu, opère la conjuration. En grec, aucun effet. Donc Israël c’est IEOA.
[5] Il faudrait citer toutes les pages des Évangiles. Je me borne à renvoyer à Matthieu, V, 45, 48 ; VI, 1, 4, 9-15 (Oraison dominicale), 18 ; — X, 20, 32, 33 ; — Luc, X, 21, 22 : XI, 2 ; XII, 32 ; — Jean, III, 35 ; VI, 17-23. 26, 36, 37, 43, 45 ; VI, 27 ; X, 25. 29, 30, 31, 32, 38 ; et les chapitres XV, XVI, XVII, à tous les versets ou presque : Mon père qui est dans les cieux ; mon père et votre père..., etc.
Une fois même, une seule, il est vrai, dans les Évangiles, dans Marc (XIV, 30), devant le mot grec Patèr qui le traduit, Jésus invoque le Père sous le nom araméen d’ABBA, vrai cri du cœur dans la circonstance, la nuit de Gethsémani, comme ceux qui vont mourir appellent leur mère : Abba ! Père ! Toutes choses te sont possibles ! Écarte de moi cette coupe ! Matthieu (XXVI, 39) et Luc (XXII, 42) ont supprimé Abba. — Voir aussi Épître aux Galates, IV, 6 : Parce que vous êtes fils, dit Paul, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, lequel crie : Abba ! Père ! Et aux Romains, VIII, 15.
[6] Parce qu’il vise l’élément spirituel, venu de la mythologie gnostique, le Dieu Jésus, Fils unique du Père, que l’on a incarné, depuis le IIIe siècle, dans le Christ de Ponce Pilate.
[7] Par Jésus incorporé dans Joannès, qui se confondent finalement. Cette confusion est déjà dans les spéculations métaphysiques de Valentin dans la Pistis-Sophia assagie. Les fictions sur le Verbe lumière, sur le Verbe créateur, sur la vie qui illumine tout homme venant dans ce monde, par quoi Jésus-Christ est farci de solarité et apparaît comme un mythe solaire, sont une copie des livres d’Hermès Trismégiste, reprenant lui-même d’anciennes inscriptions égyptiennes. Seule, la conception du Verbe fait chair appartient en propre au Selon-Jean, où on l’a introduite, quand ou a falsifié l’écrit de Cérinthe pour en faire le quatrième Évangile canonique.
[8] Qui ne sont encore que des reproductions et des imitations, rendues plus simples et plus accessibles à des cerveaux occidentaux, des homélies compliquées et alambiquées de la Pistis-Sophia.
[9] Du Selon-Matthieu, notamment.
[10] Et encore, pour embrouiller les idées, l’appellent-ils Bar-Rabban. Ils ajoutent un R et prennent la forme Abban, qui est la forme de l’accusatif (complément direct), employée dans les Évangiles qui observent les règles de l’accord. Il y a bien quelque esprit de tromperie chez les exégètes. D’autant plus que la forme Bar-Abbas, au nominatif, cas sujet, se trouve aussi dans les Évangiles. Il n’y a pas de Bar-Rabban dans les Évangiles.
[11] Le Roi des Juifs ! C’est bien, en vérité, ce qu’il se prétendait et voulait être.
[12] Le verbe grec correspondant à lestès signifie : exercer le brigandage.
[13] A noter que Matthieu, le seul des quatre Évangiles, a pris soin d’ôter toute responsabilité au procurateur romain, qui se lave les mains, pour la reporter toute sur les Juifs. Le peuple, en effet, s’écrie : Que son sang (de Jésus) soit sur nous et sur nos enfants ! Nous sommes au moins au IVe siècle, après le Contra Celsum, factum fabriqué à cette époque et mis alors sous le nom d’Origène pour l’antidater. Un Juif revendique en effet pour sa race la responsabilité de la mort du Christ. Je ne crois pas que les juifs qui ont fait le christianisme auraient osé prendre cette responsabilité pour leur race toute entière, y compris les juifs qui le sont restés, avant d’avoir perdu tout espoir que tout le Judaïsme se ferait chrétien.