L'Énigme de Jésus-Christ

 

Tome premier

CHAPITRE PREMIER : Où est né le Christ ?

 

 

A. — PROBLÈME MAL POSÉ JUSQU’ICI DONC MAL RÉSOLU

I. — Bethlehem.

Des quatre Évangiles canoniques, deux, le Selon-Marc et le Selon-Jean, ne parlent pas de la naissance du Christ. Ils ne disent pas quelle fut sa ville natale. Les deux autres, le Selon-Matthieu et le Selon-Luc déclarent expressément que Jésus est né à BETHLEHEM, à BETHLEHEM de Judée.

Jésus étant né à Bethlehem de Judée, dit le Selon-Matthieu (II, 1), aux jours du roi Hérode, c’est-à-dire l’an 750 au plus tard, ère romaine.

Lors du recensement de toute la terre[1] ordonné par César Auguste, Quirinius étant gouverneur de Syrie, dit le Selon-Luc (II, 2-7), — an 760 de Rome, — an 7 de l’ère chrétienne, — Joseph monta[2] de Galilée en Judée, de la ville de Nazareth à la ville de David qu’on appelle Bethlehem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David, pour y être enregistré avec Marie, qu’il recherchait en mariage, étant enceinte. Pendant qu’ils étaient là, le jour où Marie devait enfanter arriva. Elle mit au monde son fils, le premier-né (d’où l’on peut conclure qu’elle eut ensuite d’autres enfants) ; elle l’emmaillota et le coucha dans une ou dans la crèche.

Ces témoignages sont affirmatifs ; ils semblent sans réplique. C’est sur eux que se fonde l’opinion chrétienne orthodoxe pour imposer à ses fidèles cette certitude, qui ne se discute point, que le Christ est né à Bethlehem, Bethlehem de Juda.

Cette Bethlehem est une vieille ville, très connue, de la tribu de Juda, nommée dans le premier livre de Samuel (XVI, 4 ; XVII, 42), et qu’habitait Isaï, père de David. David y fut oint d’huile (oint, en grec Christos, et en hébreu Messie) par Samuel, sur l’ordre d’Iahveh, pour succéder à Saül comme roi d’Israël. Il existait une autre Bethlehem[3] qui échut au sort à la tribu de Zabulon, à l’occident du Jourdain, lors du partage du pays de Canaan, sous Josué (Josué, XIX, 15).

II. — Nazareth.

Malgré les témoignages formels du Selon-Matthieu et du Selon-Luc, les quatre Évangiles, — y compris donc Matthieu et Luc, — quand ils parlent de Jésus-Christ, l’appellent souvent Jésus le Nazaréen, que les traductions interprètent toujours par Jésus de Nazareth, comme s’il était né dans la ville de Nazareth, qu’ils nomment et citent parfois, mais qu’ils visent aussi sans donner le nom, comme la ville, comme la patrie de Jésus, semblant oublier, oubliant que Bethlehem a été déclarée telle par le Selon-Matthieu et le Selon-Marc.

Le fait est assez frappant pour que des doutes soient venus aux critiques sur la réalité de la naissance à Bethlehem, que la plupart tiennent pour imaginaire.

Bien que de leur avis, mais pour d’autres raisons que les leurs, je suis prêt à reconnaître, pour ma part, s’il plaît à l’orthodoxie de l’Église, que l’appellation Jésus de Nazareth, — traduction impropre à dessein de Jésus le Nazaréen, on verra pourquoi, — et que le fait de donner toujours Nazareth comme ville ou patrie de Jésus, que le nom soit cité ou tût, ne sont pas inconciliables avec la naissance à Bethlehem, puisque c’est à Nazareth, où il a été élevé, qu’il fut amené tout enfant pour y habiter, et puisqu’on ne l’a connu que là, Bethlehem n’intervenant que pour y placer la délivrance de Marie, la Vierge, quoique enceinte[4].

Aussitôt après la naissance, en effet, suivie de l’épisode des Mages, puis de la fuite en Égypte, dans le Selon-Matthieu, et de l’épisode des Bergers dans le Selon-Luc, avec retour à Nazareth, qu’avait précédé un court voyage à Jérusalem pour la présentation de l’enfant au temple, ni dans le Selon-Matthieu, ni dans les trois autres Évangiles, il n’est plus question jamais de Bethlehem.

Contrairement à Bethlehem de Juda qui est et a été, dont nul n’a ignoré l’existence, Nazareth ou Nazaret, — et on trouve ailleurs Nazara et Nazarath, — est inconnue de toutes les Écritures judaïques antérieures aux temps de Tibère et de Ponce Pilate et au delà, comme des auteurs grecs ou latins qui ont écrit sur la Palestine.

On n’en découvre le nom dans aucun texte avant les Évangiles. Tous les érudits sont d’accord sur ce point.

Ernest Renan, dans la Vie de Jésus, écrit : Elle n’est mentionnée ni dans les écrits de l’Ancien Testament, ni dans Josèphe (Flavius), ni dans le Talmud. Elle n’est que dans le Nouveau Testament[5].

Dans un Manuel d’histoire ancienne du Christianisme (Préface et page 161), alors qu’il n’était encore que chargé de cours à la Faculté des lettres de l’Université de Paris, M. Charles Guignebert, promu depuis professeur titulaire, dressant, dit-il, les efforts patients des érudits qui ont construit l’histoire du Christianisme, et reprenant la remarque d’Ernest Renan sur l’unanime silence de l’antiquité juive, grecque et romaine touchant Nazareth, avant le Nouveau Testament, ajoute : La petite ville qui porte ce nom, et où les pèlerins naïfs peuvent aller visiter l’atelier de saint Joseph, n’a été identifiée qu’au Moyen-âge avec le lieu de naissance du Christ.

Et sans avoir l’idée que cette ignorance absolue des auteurs équivaut peut-être à l’inexistence de la ville, sous son nom d’ Evangile, sans s’arrêter à cette identification médiévale, si tardive, dont l’euphémisme même dont il se sert ne suffit pas à enlever le soupçon que l’Église, au Moyen-âge, a pu, comme tout le prouve, baptiser Nazareth une bourgade obscure ou la créer de toutes pièces à un endroit choisi par elle. M. Charles Guignebert, rejetant délibérément, malgré et contre les affirmations de deux Évangiles, contre l’orthodoxie, Bethlehem, comme ville natale du Christ, résume avec une autorité tranchante l’opinion, qu’il fait sienne, de tous les érudits dont il se réclame, et prononce doctoralement : Historiquement, le doute n’est pas possible. Jésus est lié à Nazareth.

C’est ce que nous allons voir.

Car, malgré tous les érudits, l’un portant l’autre, le problème reste posé, et non point seulement historiquement, mais, aussi, géographiquement, ce dont les érudits ne semblent pas se douter, sur la ville véritable où est né le Christ, — nom et emplacement.

Est-ce Bethlehem ? Est-ce Nazareth ? Premier point.

III. — Linguistique et géographie.

D’autre part, cette ville de Nazareth, au nom, inconnu jusqu’au Nouveau Testament, et qu’on n’a identifiée qu’au Moyen-âge avec la ville natale ou patrie du Christ, a-t-elle existé jamais sous ce nom de Nazareth, avant les Évangiles ? Et a-t-elle existé jamais à l’emplacement où, au VIIIe siècle, on a prétendu la retrouver, et où elle existe depuis[6] ? Deuxième point, dont les érudits qui ont construit l’histoire du Christianisme ne se sont jamais avisés.

Le problème, ou le voit, est plus complexe que les érudits ne l’ont soupçonné. Il vaut d’être étudié, en ce qui concerne Nazareth, à un triple point de vue : linguistique (pour le nom), historique (pour la fondation ou l’apparition de la ville), géographique (pour la situation exacte ou emplacement).

Quant à Bethlehem, le point de vue est autre, puisque l’existence de la ville, sous ce nom, est incontestable, à un emplacement connu.

Nous allons donc examiner ce grand problème, — Où est né le Christ ? — sur lequel ont ergoté, — pas davantage, — tant d’érudits, sans parvenir à le résoudre. En dépit d’eux, et à la lueur de notre raison moyenne, — sens critique et bon sens, — nous découvrirons la ville natale du Christ : son nom vrai, son emplacement exact. Ce n’est pas Bethlehem, Bethlehem de Juda, choisie théoriquement, en raison du droit mosaïque et pour accomplir les prophéties, pour des considérations dynastiques aussi, et de légitimité messianiste[7]. Ce n’est pas Nazareth, sauf par symbole dans les Évangiles car le nom vrai a été effacé. Et si, dans les Évangiles, l’emplacement véritable se dissimule à peine, malgré et sous le nom d’emprunt, l’Église, après l’avoir laissé perdre, cet emplacement, ou oublier des générations, l’a transporté, recouvert du nom symbolique, donné ensuite comme historique, loin du lieu réel que les Évangiles permettent de retrouver encore : c’est aux VIIIe-IXe siècles que la substitution de lieu a été faite, sous les espèces de l’identification dont parle M. Charles Guignebert.

IV. — Le piège des deux villes.

En donnant Bethlehem comme ville natale du Christ et Nazareth comme sa patrie, — faux nom et faux emplacement, — l’Église a voulu créer un sujet de discussion permanente entre deux noms de villes, et rien que sur ce point : Laquelle des deux est la ville natale du Christ ?

Piège grossier tendu aux érudits, auquel ils se sont laissé prendre, dans lequel ils sont tombés avec une candeur qui désarme l’ironie. Pendant qu’ils vont discuter à jamais, au siècle des siècles, comme il est arrivé, l’esprit coincé entre ces deux œillères : Bethlehem et Nazareth, Nazareth donnée comme une ville réelle sous le soleil, ils ergoteront, entre Bethlehem et Nazareth, sans penser une fois que le nom est faux et que c’est par fraude que l’Église a situé aux VIIIe-IXe siècles la ville natale du Christ à l’emplacement où on la montre. Car s’ils y avaient pensé, ils n’auraient pas manqué de découvrir le nom vrai et l’emplacement véritable. Et en les découvrant, ils auraient été conduits, comme nous allons y arriver, sur la piste du personnage qui fut le père charnel, humain, de l’homme que les scribes ont divinisé en Jésus-Christ, par le travail littéraire des Évangiles. Et c’est ce que l’Église redoute.

V. — Gamala.

Car Nazareth, directement, et Bethlehem, par un détour, quand on a percé à jour leur mystère, conduisent toutes deux à celui que les Évangiles appellent Joseph, époux de Marie, que, sous son vrai nom, l’histoire juive fait agir encore, et dont les Écritures se souviennent : Juda le Gaulonite ou le Galiléen, Juda de la ville de Gamala, où naquit son fils, son fils premier-né, Jésus-Christ en Évangile. Gamala retrouvée, on sort de la fraude pieuse, — mais fraude tout de même, — et l’on entre dans la vérité ; on sort de la légende et l’on entre dans l’Histoire.

La découverte de la ville où est né le Christ est la clef qui ouvre la porte à l’Histoire. La porte ouverte, la lumière entre à flots et le mystère ou l’énigme de Jésus sont prêts à livrer leur secret.

 

 

 



[1] De toute la terre ? En bon Oriental qu’il est, le scribe exagère. Il ne s’agit que d’un recensement local, portant sur la Judée, occupée par les Romains qui entendaient y établir des impôts, comme font toutes les nations qui ont des colonies ou protectorats. Mais son exagération a une cause, que je dirai.

[2] Monta est impropre. C’est le contraire qui est vrai. Nazareth se trouve sur une montagne. Voir l’épisode du Selon-Luc lui-même, où Jésus étant à Nazaret, — le texte grec de cet Évangile ne met pas d’h à Nazaret, — ses compatriotes veulent le précipiter du haut de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie (IV, 29 ) De Nazareth à Bethlehem on descend !

[3] Bethlehem de Galilée. Nous ne la perdons pas de vue. Elle était située à peu de distance de la Nazareth actuelle ; en turc : En-Nasirah.

[4] Est-ce que Saül, le Pharisien, — gardons-nous surtout de traduire Saül de la ville de Pharis — Saül, avec un tréma sur l’u, devenu l’Apôtre des Gentils sous le nom de Paul, ne nous informe pas deux fois qu’il est Tartiote, né à Tarse de Cilicie ? Et il est désigné trois fois comme, tel dans les Actes des Apôtres. Cependant Hiéronymus ou saint Jérôme, Père de l’Église, nous apprend qu’il était de Giscala, et qu’il fut dit de Tarse, parce que ses parents s’étaient fixés dans cette ville après sa naissance (De Viris illust., 5).

J’ai d’ailleurs le regret de ne rien croire à la raison qu’invoque l’indiscret et imprudent saint Jérôme sur l’origine et l’épithète de Tarse donnée à Paul, puisque Paul il y a, apparemment, natif de Giscala. Sans discuter le vocable Tarseus des Écritures, traduit par Tartiote, qui se dit en grec Tarsios, je constate que la racine grecque Tars a formé quelques mots auxquels s’attache le sens de claie, panier tressé, navire à rames. Si l’on veut bien se souvenir que Saül, pour échapper aux Juifs, qui, à Damas, voulaient le faire périr, gardant les portes de sa maison, ne fut sauvé qu’au moyen d’une corbeille dans laquelle les disciples le descendirent, — les Actes, IX, 5 emploient le mot grec pour nous dérouter, — je soupçonne l’épithète grecque de n’être qu’une allusion à cet événement. Saül, ce n’est pas Saül Tartiote ou de Tarse, mais Saül l’encorbeillé. A Jérusalem, peu après, menacé encore, Saül n’échappe au péril qu’en entrant dans une corbeille, cette fois, le mot y est, ou dans Tarse. Enfin, il n’échappe aux Juifs, définitivement, après sa comparution devant Festus et Agrippa, qu’en en appelant à César, à Rome, où l’on ne peut aller que par mer, sur un navire à rang de rames : Tarsos, toujours. Nous savons par des exemples que les scribes évangéliques ne reculent pas devant le calembour symbolique et équivoque.

[5] Pour le Talmud, Renan se trompe. On la rencontre, Nazareth, mais les Talmuds commencent au IVe siècle.

[6] Sous le nom turc d’En-Nasirah, tiré de Nazareth, depuis.

[7] Par Bethlehem et sa crèche, on comprendra comment, sur le papier, on fabrique des miracles et des mystères ! vierges-mères et mères-vierges, au souffle de Dieu, dont on sait bien qu’il ne protestera pas.