LES ESPIONNES À PARIS

LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI. - MARGUERITE FRANCILLARD. - LA FEMME DU CIMETIÈRE. - LES MARRAINES. - UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE. - LA MORT DE MARUSSIA

 

XII. — LES AVENTURES D'UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE.

 

 

MUSIC-HALL ET SERVICE SECRET. - MISSIONS DÉLICATES À TRAVERS L'ITALIE, LA SUISSE ET L'ESPAGNE. - LA DANSEUSE AU COUVENT. - LE ROI L'A DIT !

 

Dans les petites femmes qui ont joué un rôle dans l'espionnage, il en est qui sont connues de tout Paris, de toute la France et même de toute l'Europe, voire des deux Amériques.

L'une d'elles est une chanteuse de music-hall qui a fait et qui fait encore la joie des Parisiens et des Bruxellois. Nous ne devons pas la nommer bien que M. Malvy, très maladroitement, ait prononcé son nom devant la Haute Cour. Disons, seulement, que les Anglais déclarent que c'est une miss très distinguet.

Ajoutons qu'elle a de jolies jambes, qu'elle a de l'esprit jusqu'au bout des doigts... de pied, et qu'elle a le don de provoquer le fou rire. Nous n'en dirons pas plus, car il ne faut pas qu'on la reconnaisse !

Un jour la S. C. R. — Service Central des Renseignements — lui dit gentiment :

— Vous pourriez nous rendre service. Voulez-vous accepter une mission ?

— Je veux bien, répondit-elle, si je puis être utile à mon pays.

On la pria d'aller faire un tour en Italie. C'était au début de la guerre. Elle fila aussitôt vers le pays du macaroni, et le hasard voulut qu'elle n'eût pas besoin de se déranger pour savoir ce qui se passait. Dans le plus grand hôtel de la ville, les cloisons séparant les chambres étaient très minces. Et malgré elle — bien entendu — elle put surprendre des tractations intéressantes entre des Boches et des Italiens. Oh ! il s'agissait de négociations purement commerciales donnez-nous du riz, nous vous donnerons des pâtes, etc. — juste de quoi alimenter la conversation entre courtiers des deux nations.

Plus tard on lui conseilla d'aller voir si la Suisse était toujours au milieu des montagnes. Elle voulut bien s'y résoudre, et on lui indiqua une excursion intéressante dans la Suisse plus particulièrement allemande.

— Mais je ne sais pas l'allemand ! objecta-t-elle.

— Qu'à cela ne tienne nous vous donnerons une automobile et un chauffeur allemand...

— Un Allemand ? Un vrai Allemand ? En êtes-vous bien sûr ?

— Très ! C'est le chauffeur du prince Eitel, un des fils de l'empereur Guillaume...

— M...ince ! fit-elle avec la vivacité d'expression qu'on lui connaît et qui a fait esclaffer tant de braves gens. Mais alors il va me fiche dans la gueule du loup ?

— Pas de danger. Nous avons ici sa femme et ses deux enfants. Nous les gardons comme otages.

La grande vedette s'inclina, tout en maugréant. Ce n'était pas le métier d'une femme, elle n'était pas faite pour ça, elle avait un engagement à Paris. Déjà la mère de Gaby Deslys disait : On ne peut pas aller prendre le thé chez elle sans s'exposer à ce qu'elle raconte tout.

Et puis, quel prétexte aurait-elle pour se rendre dans la Suisse allemande ? Voulait-on lui faire prendre l'Helvétie pour des lanternes ?

— Le prétexte est tout naturel vous allez savoir où se trouve votre ami prisonnier, votre cavalier dansant, chevalier sans peur et sans reproche...

— Bigre ! avec le chauffeur du prince Eitel ? Ça colle ! Allons-y !

On partit en quatrième vitesse avec un faux passeport bien conditionné. A Sens, un territorial, baïonnette au canon, croisa son arme et faillit crever le pneumatique gauche avant.

— On ne passe pas !

— Voici mes papiers !

— Quand bien même vous seriez en travesti le petit caporal, vous ne passerez pas. Sergent ! venez reconnaître troupe !

— Mais je ne suis pas une troupe ! Je suis une personne naturelle.

— M'en f... ! Sergent, venez reconnaître troupe !

— Il y tient !

Le sergent s'avança, examina la tête ébouriffée de l'artiste et déclara péremptoirement

— C'est louche ! Faut aller à la caserne qui se trouve dans le couvent !

— Moi, au couvent ? Je ne suis pas Lavallière ! C'est trop fort !

Les hommes du poste prirent les quarante chevaux par la bride et les conduisirent... au poste.

Notre miss n'en revenait pas. Elle trépignait d'indignation :

— Qu'on aille chercher les autorités !

— Ça s'peut pas ! Le colonel est en train de jouer aux cartes !

Un brave commissaire de police qu'on était allé quérir se dévoua.

— Mais, le diable m'emporte ! fit le magistrat ébahi. Je vous reconnais. Je vous ai souvent applaudie à Paris !... Calmez-vous ! On va arranger cela... Tout de suite ?... Non, pas tout de suite. Il faut téléphoner à Paris or, il est trop tard.

Bon gré mal gré, la spirituelle artiste dut coucher à la caserne. Ce n'est que le lendemain matin que Sens reçut de Paris l'ordre de la laisser continuer sa route.

En démarrant la prisonnière d'une nuit s'écria :

— Il n'y a pas de bon Sens !

— Mais si, fit le sergent, vous êtes dans la direction.

On arriva à Berne avec des péripéties diverses. Notre artiste, après s'être installée, se mit en devoir de faire les démarches nécessaires pour retrouver son ami. Ces démarches finirent par la mettre en rapport — comme par hasard — avec le chef de l'espionnage allemand, qui se montra ultra galant et organisa une fête en son honneur.

— Mademoiselle, lui dit le Boche, en souriant d'un air iroquois, pardon, narquois, je vous félicite de venir jusqu'ici pour chercher des nouvelles de votre ami... Nous allons essayer de vous renseigner... Mais en attendant, permettez-moi de vous faire remarquer combien vos espions sont inhabiles : je les connais tous... Tenez, voici B. Là-bas, c'est N. Et puis O. Pas malins ! Voulez-vous que je vous le prouve ? Je vais les appeler : ils me diront tout ce que je voudrai.

Quelques individus comparurent et firent mine de répondre à ses questions de façon à lui donner satisfaction.

— Vous voyez ? fit-il triomphalement.

— Oui. On les voit et on les reverra.

***

Entre temps notre amie s'occupa d'une autre mission, très délicate aussi celle-là. Il s'agissait de savoir si un journaliste français, attaché à un grand journal de Paris, ne s'était pas laissé acheter par les Allemands. A cet effet, l'artiste lui dit en feignant d'être au service des Boches :

— Tu n'aurais pas une nouvelle à me donner pour eux ? Tu sais je travaille de l'autre côté !... Qu'importe ! Je veux ramasser de l'argent. Tu pourrais en gagner beaucoup aussi, toi ?

Le jeune homme se révolta :

— Quoi ! Tu as fait cela ?... Tu me fais de la peine ! Je ne veux pas te dénoncer parce que tu es une amie. Mais c'est abominable !...

L'artiste lui sauta au cou :

— A la bonne heure ! Je parlais ainsi pour savoir. Je suis bien heureuse d'avoir la preuve qu'on le soupçonne à tort.

C'est ainsi que le journaliste, qui était sérieusement menacé d'être fusillé, parait-il, fut lavé de toute suspicion, et justifié grâce à l'avisée Parisienne.

En revanche elle fit arrêter, et coffrer pour longtemps, un gros banquier qui était un dangereux espion.

***

Les choses faillirent se gâter avec le chef de l'espionnage.

— Vous êtes forte, dit-il à notre envoyée spéciale. Oui, très forte, mademoiselle !

— Très forte ? riposta-t-elle en ayant l'air de ne pas comprendre. Oui, je suis très forte, je jouis d'une excellente santé !

L'artiste jugea qu'il valait mieux ne pas insister et prendre un peu de poudre... d'escampette.

Elle plia bagages et revint à Paris.

Mais ses pérégrinations ne devaient pas s'arrêter là.

— Si vous vouliez aller jusqu'à Madrid, lui dit-on au S.C.R., vous mettriez le comble à votre gentillesse.

— Encore !

— Réfléchissez vous avez des nouvelles de votre ami. Il s'agit maintenant de le faire mettre en liberté. Allez trouver le roi.

— C'est une idée. Alphonse ne me refusera pas ça ! Ollé !

Et la talentueuse artiste franchit les Pyrénées.

Ici, nous passons la plume à un capitaine anglais :

A cette époque, en 1916, les choses allaient mal en France, et l'Espagne, tout à fait favorable à l'Allemagne, était bien capable de réaliser au Maroc ses vieilles aspirations nationales contre la France. Mlle X... fut donc dépêchée pour se renseigner sur l'orientation de la politique espagnole. Cette mission eut un résultat intéressant l'Espagne demeura en bon rapports avec la France pendant le reste de la guerre, et, détail de la plus haute importance, la France sut qu'il en serait ainsi jusqu'à la fin du conflit.

Le roi l'a dit !

Mais Mlle X... — la miss si mys...térieuse — eut une autre satisfaction S. M. Alphonse XIII fit une démarche à Berlin, et le brave artiste, son ami, qui avait fait si vaillamment son devoir, fut rapatrié.

***

Maintenant, une observation très sérieuse s'impose. La spirituelle Parisienne a agi en bonne Française, elle a fait preuve de courage et d'intelligence ; elle a exposé sa liberté et même sa vie : on ne lui a rien donné. En revanche, on a décoré quantité de donzelles qui n'ont pas eu longtemps à faire le pied de grue pour recevoir un bout de ruban. Nous demandons qu'on répare cette injustice et que le gouvernement témoigne à cette Française la reconnaissance à laquelle elle a droit.