LES CONTES POPULAIRES DE L’ÉGYPTE ANCIENNE

 

CONTES

LE CONTE DE RHAMPSINITE

(ÉPOQUE SAÏTE)

 

 

La forme la plus anciennement connue de, ce conte nous a été conservée par Hérodote, au livre II de ses histoires (ch. CXXXI). On le retrouve chez la plupart des peuples de l’Orient et de l’Occident, et l’on a souvent débattu la question de savoir quelle en était l’origine : j’ai donné dans l’introduction de ce volume les raisons qui m’inclinent à penser que, s’il n’est pas égyptien d’invention, il était égyptianisé depuis longtemps quand Hérodote le recueillit. J’ajouterai ici que le nom de Rhampsinite était donné en Égypte au héros de plusieurs aventures merveilleuses. Les prêtres racontent que ce roi descendit vivant dans la région que les Grecs nomment Hadès, et qu’il y joua aux dés avec la déesse Déméter, tantôt la battant, tantôt battu par elle, puis qu’il en revint, emportant comme don de la déesse une serviette d’or (Hérodote, II, CXXII). C’est en quelques lignes le résumé d’un conte égyptien, dont les deux scènes principales devaient rappeler singulièrement la partie engagée entre Satni et Nénoferképhtah d’une part et d’autre part la descente de Satni dans l’Hadès par l’intervention de Senosiris.

La traduction que j’ai adoptée est celle de Pierre Saliat, légèrement retouchée. Par un singulier retour des choses d’ici-bas, elle a servi à introduire de nouveau le conte dans la littérature populaire de l’Égypte méridionale. J’avais donné, en 1884, un exemplaire de la première édition de ce volume à M. Nicolas Odescalchi, alors maître d’école à Thèbes, et qui est mort en 1892. Il en raconta les parties principales à quelques-uns de ses élèves, qui eux-mêmes les racontèrent à d’autres. Dès 1885, j’avais recueilli deux transcriptions de cette version nouvelle, dont une seule a été publiée dans le Journal Asiatique, 1885, t. VI, p. 449-159, texte en arabe et en traduction française, puis reproduite dans les Études Égyptiennes, t. I, p. 304-311. Le récit n’a pas été trop altéré : pourtant un des épisodes a disparu, celui dans lequel Chéops prostituait sa fille. On conçoit qu’un maître d’école, parlant à des enfants, n’ait pas tenu à leur conter l’histoire dans toute sa crudité native.

 

Le roi Rhampsinite[1] possédait un trésor si grand que nul de ses successeurs non seulement ne l’a surmonté, mais davantage n’a su en approcher. Pour le tenir en sûreté, il fit bâtir un cabinet de pierre de taille et voulut que l’une des murailles sortît hors l’œuvre et hors l’enclos de l’hôtel ; mais le maçon tailla et assit une pierre si proprement, que deux hommes, voire un seul, la pouvaient tirer et mouvoir de sa place[2]. Le cabinet achevé, le roi y amassa tous ses trésors, et, quelque temps après, le maçon-architecte, sentant approcher la fin de sa vie, appela ses enfants, qui étaient deux fils, et leur déclara comment il avait pourvu à leurs affaires, et l’artifice dont il avait usé bâtissant le cabinet du roi, afin qu’ils pussent vivre plantureusement. Et après leur avoir clairement donné à entendre le moyen d’ôter la pierre, il leur bailla certaines mesures, les avisant que, si bien les gardaient, ils seraient les grands trésoriers du roi : et sur ce alla de vie à trépas.

Adonc ses enfants guère ne tardèrent à entamer besogne ils vinrent de nuit au palais du roi, et, la pierre trouvée aisément, la tirèrent de son lieu et emportèrent grande somme d’argent. Mais quand fortune voulut que le roi vint ouvrir son cabinet, il se trouva fort étonné, voyant ses coffres fort diminués et ne sachant qui accuser ou soupçonner, attendu qu’il trouvait les marques par lui apposées saines et entières, et le cabinet très bien clos et fermé. Et, après y être retourné deux ou trois fois voir si les coffres toujours diminuaient, enfin pour garder que les larrons plus si franchement ne retournassent chez eux, il commanda faire certains pièges et les asseoir près les coffres où étaient les trésors. Les larrons retournèrent selon leur coutume, et passa l’un dans le cabinet ; mais, soudain qu’il approcha d’un coffre, il se trouva pris au piège. Alors connaissant le danger où il était, appela vitement son frère et lui remontra l’état où il se trouvait, lui conseillant qu’il entrât vers lui et lui tranchât la tête, afin qu’il ne fût cause de se perdre avec soi s’il était reconnu. Le frère pensa qu’il parlait sagement, et par ce exécuta ainsi qu’il lui suadait ; et ayant remis la pierre, s’en retourna chez lui avec la tête de son frère.

Quand il fut jour, le roi entra en son cabinet ; mais, voyant le corps du larron pris au piège et sans tête, fut fort effrayé, connu qu’il n’y avait apparence d’entrée ni de sortie. Et étant en doute comment il pourrait besogner en telle aventure, il avisa pour expédient faire pendre le corps du mort sur la muraille de la ville[3], et donner charge à certains gardes d’appréhender et lui amener celui ou celle qu’ils verraient pleurer et prendre pitié au pendu. Le corps ainsi troussé haut et court, la mère, pour la douleur grande qu’elle sentait, s’adressa à son autre fils et lui commanda, comment que fût, qu’il eût à lui apporter le corps de son frère, le menaçant, s’il était refusant de ce faire, d’aller vers le roi et lui déclarer qu’il avait ses trésors. Connaissant le fils que sa mère ainsi prenait les matières à cœur, et que, pour remontrance qu’il lui fît, rien ne profitait, il excogita cette ruse. Il fit bâter certains ânes et les chargea de peaux de chèvres pleines de vin[4], puis les chassa devant lui. Arrivé à la part où étaient les gardes, c’est-à-dire à l’endroit du pendu, il délia deux ou trois de ses peaux de chèvres, et, voyant le vin couler par terre, commença à se battre la tête en faisant grandes exclamations, comme ne sachant auquel de ses ânes il se devait tourner pour le premier. Les gardes, voyant que grande quantité de vin se répandait, ils coururent celle part avec vaisseaux, estimant autant gagné pour eux s’ils recueillaient ce vin répandu. Le marchand se prit à leur dire des injures et faire semblant de se courroucer bien fort. Adonc les gardes furent courtois, et lui, avec le temps, s’apaisa et modéra sa colère, détournant en la parfin ses ânes du chemin pour les racoutrer et recharger se tenant néanmoins plusieurs petits propos d’une part et d’autre, tant que i’un des gardes jeta un lardon au marchand dont il ne fit que rire, mêmement leur donna au parsus encore une chèvre de vin. Et lors ils avisèrent de s’asseoir comme on se trouvait et boire d’autant, priant le marchand de demeurer et leur tenir compagnie à boire, ce qu’il leur accorda : et voyant qu’ils le traitaient doucement quant à la façon de boire, il leur donna le demeurant de ses chèvres de vin. Quand ils eurent si bien bu qu’ils étaient tous morts-ivres, le sommeil les prit et s’endormirent au lieu même. Le marchand attendit bien avant en la nuit, puis alla dépendre le corps de son frère, et, se moquant des gardes, leur rasa à tous la barbe de la joue droite[5]. Si chargea le corps de son frère sur ses ânes et les rechassa au logis, ayant exécuté le commandement de sa mère.

Le lendemain, quand le roi fut averti que le corps du larron avait été dérobé subtilement, il fut grandement marri, et, voulant par tous moyens trouver celui qui avait joué telle finesse, il fit chose laquelle, quant à moi, je ne puis croire : il ouvrit la maison de sa fille, lui enjoignant de recevoir indifféremment quiconque viendrait vers elle pour prendre son plaisir, mais toutefois, avant que se laisser toucher, de contraindre chacun à lui dire ce qu’il avait fait en sa vie le plus prudemment et le plus méchamment ; que celui qui lui raconterait le tour du larron fût par elle saisi sans le laisser partir de sa chambre[6]. L’infante obéit au commandement de son père ; mais le larron, entendant à quelle fin la chose se faisait, voulut venir à chef de toutes les finesses du roi et le contremina en cette façon. Il coupa le bras d’un nouveau-mort, et le cachant sous sa robe, il s’achemina vers la fille. Entré qu’il fut, elle l’interroge comme elle avait fait les autres, et il lui conte que le crime plus énorme par lui commis fut quand il trancha la tête de son frère pris au piège dans le trésor du roi. Pareillement, que la chose plus avisée qu’il avait onques faite, fut quand il dépendait celui sien frère après avoir enivré les gardes. Soudain qu’elle l’entendit elle ne fit faute de le saisir ; mais le larron, par le moyen de l’obscurité qui était en la chambre, lui tendit la main morte qu’il tenait cachée, laquelle elle empoigna, cuidant que ce fût la main de celui qui parlait ; mais elle se trouva trompée, car le larron eut loisir de sortir et fuir.

La chose rapportée au roi, il s’étonna merveilleusement de l’astuce et hardiesse de tel homme. Enfin il manda qu’on fît publier par toutes les villes de son royaume qu’il pardonnait à ce personnage, et que, s’il voulait venir se présenter à lui, il lui ferait grands biens. Le larron ajouta foi à la publication faite de par le roi, et s’en vint vers lui. Quand le roi le vit, il lui fut à grand merveille : toutefois, il lui donna sa fille en mariage comme au plus capable des hommes, et qui avait affiné les Égyptiens, lesquels affinent toutes nations.

 

 

 



[1] Ce nom n’est que Ramsès augmenté d’une syllabe nitos pour le différencier, ainsi qu’il est dit dans l’Introduction.

[2] Voir, dans l’Introduction, le commentaire de ce passage. Il y a peut-être au conte de Khoufouî un autre exemple de bloc mobile.

[3] Cette exposition du cadavre sur la muraille de la ville a été citée comme une preuve de l’origine non égyptienne du conte. Les Égyptiens, a-t-on dit, avaient trop de scrupules religieux pour que leur loi civile permit pareille exhibition ; après exécution de la sentence, le corps était rendu à la famille, pour être momifié. Je ne citerai contre cette objection qu’un passage d’une stèle d’Aménôthès II, où ce roi raconte qu’ayant pris plusieurs chefs syriens, il fit exposer leurs corps sur les murs de Thèbes et de Napata, afin d’effrayer les rebelles par un si terrible exemple. Ce qu’un Pharaon réel avait fait, un Pharaon de conte pouvait bien le faire, quand même ce n’aurait été que par exception.

[4] Les Égyptiens n’employaient pas d’ordinaire les outres à contenir le vin, mais presque toujours des jarres pointues de petite taille : les esclaves les emportaient avec eux à l’atelier ou dans les champs, et il n’est pas rare de voir, dans les peintures qui représentent la récolte, quelque moissonneur qui, la faucille sous le bras, boit à même le pot. L’usage de la peau de chèvre n’était pas inconnu cependant, et je puis citer, entre autres exemples, un tableau de jardinage trouvé dans un tombeau thébain et reproduit par Wilkinson (A popular Account of the Ancient Eyyptians, t. I, p. 35, fig. 29) ; on y voit trois chèvres d’eau déposées au bord d’un bassin pour y rafraîchir. Le détail recueilli par Hérodote est donc conforme de tout point aux mœurs de l’Égypte antique.

[5] Pour l’appréciation de ce trait je renvoie à ce qui a été dit dans l’Introduction, de la barbe des soldats égyptiens.

[6] Si bizarre que le moyen nous paraisse, il faut croire que les Égyptiens le trouvaient naturel, puisque la fille de Chéops recevait de son père l’ordre d’ouvrir sa maison à tout venant, moyennant argent (Hérodote, II, CXXVI), et que Thouboui invitait Satni à venir chez elle afin de le contraindre à rendre le livre de Thot.