LES CONTES POPULAIRES DE L’ÉGYPTE ANCIENNE

 

CONTES

LE CYCLE DE RAMSÈS II

 

 

I. — LA FILLE DU PRINCE DE BAKHTAN ET L’ESPRIT POSSESSEUR

Le monument qui nous a conservé ce curieux récit est une stèle découverte par Champollion dans le temple de Khonsou à Thèbes, enlevée en 1846 par Prisse d’Avenue et donnée par lui à la Bibliothèque Nationale de Paris. Il a été publié par :

Prisse d’Avenne, Choix de monuments égyptiens, in-fol, Paris, 1847, pl. XXIV et p. 5.

Champollion, Monuments de l’Égypte et de la Nubie, in-4°, Paris, 1846-1874. Texte, t. II, p. 280-290.

Champollion avait étudié cette inscription et il en a cité plusieurs phrases dans ses ouvrages. Elle fut traduite et reproduite avec luxe sur une feuille de papier isolée, composée à l’Imprimerie Impériale pour l’Exposition universelle de 1855, sous la surveillance d’Emmanuel de Rougé. Deux traductions en parurent presque simultanément

Birch, Notes upon an Egyptian Inscription in the Bibliothèque Impériale of Paris (from the Transactions of the Royal Society of Literature, New Series, t. IV), Londres, in-8°, 46 p.

E. de Rougé, Étude sur une stèle égyptienne appartenant à la Bibliothèque Impériale (Extrait du Journal Asiatique, cahiers d’Août 1856, Août 1857, Juin et Août-Septembre 1858), Paris, in-8°, 222 p. et la planche composée pour l’Exposition de 1855.

Les travaux postérieurs n’ajoutèrent d’abord que peu de chose aux résultats obtenus par E, de Rougé. Ils furent acceptés entièrement par :

H. Brugsch, Histoire d’Égypte, in-4°, Leipzig, 1859, p. 206-210,

H. Brugsch, Geschichte Ægyptens, in-8°, Leipzig, Hinrichs, 1877, p. 627-641.

Le récit a partout l’allure d’un document officiel. Il débute par un protocole royal au nom d’un souverain qui a les mêmes nom et prénoms que Ramsès II-Sésostris. Viennent ensuite des dates échelonnées tout le long du texte ; les détails du culte et du cérémonial pharaonique sont mis en scène avec un soin scrupuleux, et l’ensemble présente un caractère de vraisemblance tel qu’on a pendant longtemps considéré notre inscription comme étant un document historique. Le Ramsès qu’elle nomme fut inséré dans la XXe dynastie, au douzième rang, et l’on s’obstina à chercher sur la carte le pays de Bakhtan qui avait fourni une reine à l’Égypte. Erman a reconnu avec beaucoup de sagacité qu’il y avait là un véritable faux, commis par les prêtres de Khonsou, dans l’intention de rehausser la gloire du dieu et d’assurer au temple la possession de certains avantages matériels :

A. Erman, Die Bentreschstele, dans la Zeitschrift für Ægyptische Sprache, 1883, p. 54-60.

Il a démontré que les faussaires avaient eu l’intention de mettre au compte de Ramsès II l’histoire de l’esprit possesseur, et il nous a Tendu le service de nous débarrasser d’un Pharaon imaginaire. Il a fait descendre la rédaction jusqu’aux environs de l’époque ptolémaïque ; je crois pouvoir l’attribuer aux temps moyens des invasions éthiopiennes Elle fut composée au moment où la charge de grand-prêtre d’Amon venait de tomber en déshérence, et où les sacerdoces qui subsistaient encore devaient chercher à s’approprier, par tous les moyens, la haute influence qu’avait exercée le sacerdoce disparu.

Depuis lors, le texte a été traduit, en anglais par Breasted, Ancient Records of Egypt, t. III, pp. 429-447, en allemand par A. Wiedemann, Altægyptische Sayen und Mærchen, in-8e, Leipzig, 4906, p. 86-93.

Le récit renferme un thème fréquent dans les littératures populaires : un esprit, entré au corps d’une princesse, lutte avec succès contre les exorcistes chargés de l’expulser, et il ne s’en va qu’à de certaines conditions. La rédaction égyptienne nous fournit la forme la plus simple et la plus ancienne de ce récit. Une rédaction différente, adaptée aux croyances chrétiennes, a été signalée par :

O. de Lemm, die Geschichte von der Prinzessin Bentresch und die Geschichte von Kaiser Zeno und seinen zwei Töchtern, dans les Mélanges Asiatiques tirés du Bulletin de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 599-603, et dans le Bulletin, t. XXXII, p. 473-476.

Un égyptologue moderne a repris la donnée de notre texte pour en faire le sujet d’une petite nouvelle :

H. Brugsch-Bey, Des Priesters Rache, Eine historisch beglaubigte Erzählung aus der ægyplischen Geschichte des zwölftén Jahrhunderts vor Chr., dans la Deutsche Revue, t. V, p. 15-41.

Erman a signalé dans notre document une recherche d’archaïsme et des fautes de grammaire assez graves. On comprend que les prêtres de Khonsou aient cherché à imiter le langage de l’époque à laquelle ils attribuaient le monument. On comprend également qu’ils n’aient pas pu soutenir partout avec autant de fidélité le ton vieillot et qu’ils aient pris parfois l’incorrection pour l’archaïsme. Leurs propositions sont gauchement construites, l’expression de leur idée vient mal, leur phrase est courte et sans relief. Enfin, ils ont prêté à un roi de la XIXe dynastie des procédés de gouvernement qui appartiennent surtout aux souverains de la XXe. Ramsès II, dévot qu’il était, ne se croyait pas obligé de soumettre à l’approbation des dieux toutes les affaires de l’État : ce sont les derniers successeurs de Ramsès III qui introduisirent l’usage de consulter la statue d’Amon en toute circonstance. Ces réserves faites, on peut avouer que le texte ne présente plus de difficultés à l’interprétation et qu’il se laisse traduire sans peine, avec un peu d’attention : comme le Conte des deux Frères, on peut le placer avec avantage entre les mains des débutants en égyptologie.

La stèle est surmontée d’un tableau où l’une des scènes du conte est mise en action sous nos yeux. A gauche, la bari de Khonsou, le bon conseiller, arrive portée sur les épaules de huit individus et suivie de deux prêtres qui lisent des prières : le roi, debout devant elle, lui présente l’encens. A droite, la bari de Khonsou, qui règle les destinées en Thèbes, est figurée, tenue par quatre hommes seulement, car elle est plus petite que la précédente : le prêtre qui lui offre l’encens est le prophète de Khonsou, qui règle les destinées en Thèbes, Khonsouhânoutirnabit. C’est probablement le retour du second dieu à Thèbes qui est illustré de la sorte : Khonsou le premier vient recevoir Khonsou le second, et le prêtre et le roi rendent un hommage égal chacun à sa divinité.

 

L’Horus, taureau vigoureux, chargé de diadèmes et établi aussi solidement en ses royautés que le dieu Atoumou ; l’Horus vainqueur, puissant par le glaive et destructeur des Barbares, les rois des deux Égyptes Ouasimarîya-satpanrîya, fils du Soleil, Riyamasâsou Maîamânou, aimé d’Amonrâ maître de Karnak et du cycle des dieux seigneurs de Thèbes ; le dieu bon, fils d’Amon, né de Maout, engendré par Harmakhis, l’enfant glorieux du Seigneur universel, engendré par le Dieu mari de sa propre mère, roi de l’Égypte, prince des tribus du désert, souverain qui régit les barbares, à peine sorti du sein maternel il dirigeait les guerres, et il commandait à la vaillance encore dans l’œuf, ainsi qu’un taureau qui pousse en avant, — car c’est un taureau que ce roi, un dieu qui sort, au jour des combats, comme Montou, et qui est très vaillant comme le fils de Nouît[1].

Or, comme Sa Majesté était en Naharaina[2] selon sa règle de chaque année, que les princes de toute terre venaient, courbés sous le poids des offrandes qu’ils apportaient aux âmes de Sa Majesté[3], et que les forteresses apportaient leurs tributs, l’or, l’argent, le lapis-lazuli, la malachite[4], tous les bois odorants de l’Arabie, sur leur échine et marchant en file l’une derrière l’autre, voici, le prince de Bakhtan fit apporter ses tributs et mit sa fille aînée en tête du cortège, pour saluer Sa Majesté et pour lui demander la vie. Parce qu’elle était une femme très belle, plaisante à Sa Majesté plus que toute chose, voici, il lui assigna comme titre celui de Grande épouse royale, Nafrourîya, et, quand il fût de retour en Egypte, elle remplit tous les rites de l’épouse royale[5].

Et il arriva en l’an XV, le 22 du mois de Payni, comme Sa Majesté était à Thèbes la forte, la reine des cités, occupé à faire ce pourquoi il plaît à son père Amonrâ, maître de Karnak, en sa belle fête de Thèbes méridionale[6], le séjour favori où le dieu est depuis la création, voici qu’on vint dire à Sa Majesté : Il y a là un messager du prince de Bakhtan, qui vient avec beaucoup de cadeaux pour l’épouse royale. Amené devant Sa Majesté avec ses cadeaux, il dit en saluant Sa Majesté : Gloire à toi, Soleil des peuples étrangers, toi par qui nous vivons, et, quand il eut dit son adoration devant Sa Majesté, il se reprit à parler à Sa Majesté : Je viens à toi, Sire, mon maître, au sujet de Bintrashît[7], la sœur cadette de la royale épouse Nafrourîya, car un mal pénètre ses membres. Que ta Majesté fasse partir un savant pour la voir. Lors, le roi dit : Amenez-moi les scribes de la double maison de vie qui sont attachés au palais[8]. Dès qu’ils furent venus, Sa Majesté dit : Voici, je vous ai fait appeler pour que vous entendissiez cette parole : Amenez-moi d’entre vous un habile en son cœur, un scribe savant de ses doigts. Quand le scribe royal Thotimhabi fut venu en présence de Sa Majesté, Sa Majesté lui ordonna de se rendre au Bakhtan avec ce messager. Dès que le savant fut arrivé au Bakhtan, il trouva Bintrashît en l’état d’une possédée, et il trouva le revenant qui la possédait un ennemi rude à combattre[9]. Le prince de Bakhtan envoya donc un second message à Sa Majesté, disant : Sire, mon maître, que ta Majesté ordonne d’amener un dieu pour combattre le revenant.

Quand le messager arriva auprès de Sa Majesté, en l’an XXIII, le 1er de Pakhons le jour de la fête d’Amon, tandis que Sa Majesté était à Thèbes, voici que Sa Majesté parla de nouveau en présence de Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil[10], disant : Excellent seigneur, me voici de nouveau devant toi, au sujet de la fille du prince de Bakhtan. Alors, Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil, fut transporté vers Khonsou qui règle les destinées, le dieu grand qui chasse les étrangers, et Sa Majesté dit en face de Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil : Excellent seigneur, s’il te plait tourner ta face à Khonsou qui règle les destinées, dieu grand qui chasse les étrangers, on le fera aller au Bakhtan. Et le dieu approuva de la tête fortement par deux fois[11]. Alors Sa Majesté dit : Donne-lui ta vertu que je fasse aller la Majesté de ce dieu au Bakhtan, pour délivrer la fille du prince de Bakhtan. Et Khonsou en Thèbes, dieu de bon conseil, approuva de la tête fortement, par deux fois, et il fit la transmission de vertu magique à Khonsou qui règle les destinées en Thèbes, par quatre fois[12]. Sa Majesté ordonna qu’on fît partir Khonsou qui règle les destinées en Thèbes, sur une barque grande, escortée de cinq nacelles, de chars et de chevaux nombreux qui marchaient, de droite et de gauche. Quand ce Dieu fut arrivé au Bakhtan en l’espace d’un an et cinq mois, voici que le prince de Bakhtan vint avec ses soldats et ses généraux au-devant de Khonsou, qui règle les destinées, et il se mit à plat ventre, disant : Tu viens à nous, tu te rejoins à nous, selon les ordres du roi des deux Égyptes Ouasimarîya-satpanriya. Voici, dès que ce Dieu fut allé au lieu où était Bintrashît et qu’il eut fait les passes magiques à la fille du prince de Bakhtan, elle se trouva bien sur-le-champ et le revenant qui était avec elle dit en présente de Khonsou, qui règle les destinées en Thèbes : Viens en paix, dieu grand qui chasses les étrangers, Bakhtan est ta ville, ses gens sont tes esclaves et moi-même je suis ton esclave. Je m’en irai donc au lieu d’où je suis venu, afin de donner à ton cœur satisfaction au sujet de l’affaire qui t’amène, mais ordonne Ta Majesté qu’on célèbre un jour de fête pour moi et pour le prince de Bakhtan. Le Dieu fit à son prophète un signe de tête approbateur pour dire : Que le prince de Bakhtan fasse une grande offrande devant ce revenant. Or, tandis que cela se passait entre Khonsou qui règle les destinées en Thèbes et entre ce revenant, le prince de Bakhtan était là avec son armée frappé de terreur. Et, quand on eut fait une grande offrande par-devant Khonsou qui règle les destinées en Thèbes, et par-devant le revenant du prince de Bakhtan, en célébrant un jour de fête en leur honneur, le revenant s’en alla en paix au lieu qu’il lui plut, selon l’ordre de Khonsou qui règle les destinées en Thèbes.

Le prince de Bakhtan se réjouit grandement ainsi que tous les gens de Bakhtan, et il s’entretint avec son cœur, disant : Puisque ce Dieu a été donné au Bakhtan, je ne le renverrai pas en Égypte. Or, après que ce Dieu fut resté trois ans et neuf mois au Bakhtan, comme le prince de Bakhtan était couché sur son lit, il vit en songe ce Dieu sortant de sa châsse, en forme d’un épervier d’or qui s’envolait vers l’Égypte ; quand il s’éveilla, il était tout frissonnant. Alors il dit au prophète de Khonsou qui règle les destinées en Thèbes : Ce Dieu qui était demeuré avec nous, il retourne en Égypte : que son char aille en Égypte ! Le prince de Bakhtan accorda que ce Dieu partît pour l’Égypte, et il lui donna de nombreux cadeaux de toutes bonnes choses, ainsi qu’une forte escorte de soldats et de chevaux. Lorsqu’ils furent arrivés à Thèbes, Khonsou qui règle les destinées en Thèbes se rendit au temple de Khonsou en Thèbes, le bon conseiller : il mit les cadeaux que le prince de Bakhtan lui avait donnés de toutes bonnes choses en présence de Khonsou en Thèbes, le bon conseiller, il ne garda rien pour son propre compte. Or, Khonsou, le bon conseiller en Thèbes, rentra dans son temple en paix, l’an XXXIII, le 19 Méchir du roi Ouasimarîya-satpanrîya, vivant à toujours, comme le Soleil.

 

II. — LA GESTE DE SESÔSTRIS (Époque persane.)

Comme il a été dit dans l’Introduction générale de ces contes, Ramsès II s’est divisé dans la tradition et il a donné naissance à deux personnages différents, dont l’un se nomme Sésôstris, d’après le sobriquet populaire ; Sésousriya qu’on rencontre sur quelques monuments, tandis que l’autre est appelé Osimandouas-Osimandyas, du prénom Ouasimariya. La forme Sésôstris et la légende qui s’y rattache est d’origine memphite, ainsi que j’ai eu l’occasion de l’exposer ailleurs (la Geste de Sésôstris, dans le Journal des Savants, 1904, p. 599-600, 603). Elle était née, ou du moins, elle s’était localisée autour d’un groupe de six statues dressées en avant du temple de Phtah à Memphis, et que les sacristains firent admirer à Hérodote, en lui assurant qu’elles représentaient le conquérant égyptien, sa femme, et ses quatre fils (II, CX). En l’insérant dans ses histoires, il ne fit que transcrire sans s’en douter un roman populaire, oit les données d’apparence authentique ne servaient qu’à introduire un certain nombre d’épisodes de pure imagination. Si en effet nous recherchons quelle est la proportion des parties dans la Geste, une fois éliminés les commentaires qu’Hérodote y ajouta de son crû, on reconnaît que les plus développées sont celles qui parlent du traitement des peuples vaincus et de la manière dont le héros, revenu en Égypte, échappa à la mort près de Péluse : l’une occupe plus de la moitié du chapitre CII, l’autre le chapitre CVII tout entier. La façon dont le retour au pays est exposée, ainsi que les circonstances qui l’accompagnent, porte même à croire que c’était là le thème principal. Sans insister davantage sur ce point, je dirai que la proportion des parties dans l’original égyptien devait être sensiblement la même que dans le résumé grec : Hérodote n’a pas reproduit tous les détails qu’il avait entendus, mais l’abrégé qu’il a rédigé de l’ensemble nous met très suffisamment au courant de l’action et des ressorts principaux. L’idée première semble avoir été d’expliquer l’origine des canaux et de la législation foncière en vigueur dans le pays, et le peuple, incapable de suivre la longue évolution qui avait amené les choses au point où elles étaient, avait recouru à la conception simpliste du souverain qui, à lui seul, en quelques années, avait accompli l’œuvre de beaucoup de siècles. La guerre pouvant seule lui procurer les bras nécessaires on l’envoya à la conquête du monde, et l’on cousit sur ce canevas des données préexistantes, la description des stèles commémoratives et l’incendie de Daphnœ. Le thème du banquet périlleux était un thème courant de la fantaisie égyptienne et nous en connaissons deux autres exemples jusqu’à présent, celui dans lequel Set-Typhon assassine son frère Osiris, revenu de ses conquêtes comme Sésôstris, et celui que Nitocris donne aux meurtriers de son père (Hérodote, II, C). Il y a là les éléments de plusieurs contes que l’imagination des drogmans fondit en une même Geste qu’ils débitaient aux visiteurs du temple de Phtah.

 

Le roi Sésôstris, en premier lieu, cingla hors du golfe Arabique avec des navires de haut bord, et il réduisit les peuples qui habitent le long de la Mer Erythrée, jusqu’à ce que, poussant toujours avant, il arriva au point où des bas-fonds rendent la mer impraticable. Lors donc qu’il fut revenu en Égypte, prenant avec lui une armée nombreuse, il parcourut la erre ferme, soumettant tous les peuples qu’il rencontra. Ceux d’entre eux qui se montraient braves contre lui et qui luttaient obstinément pour la liberté, il leur élevait dans leur pays des stèles, sur lesquelles étaient inscrits leur nom, celui de leur patrie, et comme quoi il les avait soumis à sa puissance ; ceux, au contraire, dont il avait pris les villes sans combat et comme en courant, il écrivit sur leurs stèles les mêmes renseignements que pour les peuples qui avaient donné preuve de courage, mais. il y ajouta en plus l’image des parties honteuses de la femme, voulant témoigner à tous qu’ils avaient été lâches. Ainsi faisant, il parcourut la terre ferme, jusqu’à ce qu’ayant traversé d’Asie en Europe, il soumit et les Scythes et les Thraces[13]. Ensuite, ayant rebroussé, il revint en arrière[14].

Or, ce Sésôstris qui revenait en son pays et qui ramenait avec soi beaucoup d’hommes des peuples qu’il avait soumis, lorsqu’il fut de retour à Daphnæ, au voisinage de Péluse, son frère, à qui il avait confié le gouvernement de l’Égypte, l’invita à une fête et avec lui ses enfants, entoura la maison de bois au dehors, puis, après l’avoir entourée, y mit le feu. Lui donc, sitôt qu’il l’apprit, il en délibéra soudain avec sa femme, — car il avait emmené sa femme avec lui, — et celle-ci lui conseilla, de six enfants qu’ils avaient, d’en coucher deux à travers la fournaise, puis de la franchir sur leur corps et de se sauver ainsi. Sésôstris le fit, et deux des enfants furent brûlés de la sorte, mais les autres furent sauvés avec le père. Sésôstris, étant entré en Égypte et ayant châtié son frère, employa aux besognes suivantes la foule des prisonniers qu’il ramenait des pays qu’il avait soumis : ils traînèrent les blocs de taille énorme que ce roi transportait au temple d’Héphæstos, ils creusèrent par force tous les canaux qu’il y a maintenant en Égypte ; ils rendirent à contrecœur l’Égypte, qui auparavant avait été tout entière praticable aux chevaux et aux chars, impraticable par ces moyens, car, c’est depuis ce temps que l’Égypte n’a plus eu de chevaux ni de chars. Il partagea le sol entre tous les Égyptiens, donnant à chacun, par le sort, un lot quadrangulaire de superficie égale, et c’est là-dessus qu’il établit l’assiette de l’impôt, ordonnant qu’on payât l’impôt annuellement. Et si le fleuve enlevait à quelqu’un une parcelle de son lot, l’individu, venant devant le roi, déclarait l’accident ; lui donc envoyait les gens chargés d’examiner et de mesurer la perte que le bien avait subie, pour que le contribuable ne payât plus sur le reste qu’une part proportionnelle de l’impôt primitif[15].

Ce roi fut le seul des rois d’Égypte qui régna sur l’Éthiopie[16].

Diodore de Sicile (I, LIII-LVIII) a donné une version du conte recueilli par Hérodote, mais augmentée et assagie par les historiens qui avaient répété avant lui la fable de Sésôstris. C’est ainsi que dans l’épisode du banquet de Péluse, il supprimait, probablement comme étant trop barbare, le sacrifice que le conquérant avait fait de deux de ses fils pour se sauver lui-même avec le reste de sa famille : le roi, levant alors les mains, implora les dieux pour le salut de ses enfants et de sa femme, et traversa les flammes (I, LVII). Diodore, ou plutôt l’écrivain alexandrin qu’il copie, a substitué à la forme Sésousriya-Sésôstris des drogmans d’Hérodote, la variante abrégée Sésousi-Sésoôsis.

 

III. — LA GESTE D’OSIMANDYAS (Époque ptolémaïque.)

Les versions thébaines de la légende de Ramsès II s’étaient attachées au temple funéraire que ce prince s’était bâti sur la rive gauche, au Ramesséum, et comme l’un des noms de ce temple était tà haît Ouasimâriya Maïamanou, le Château d’Ouasimariya Malamanou, et par abréviation le Château d’Ouasimârîya, le prénom Ouasimarîya fit oublier le nom propre Ramsès : transcrit Osimandouas en grec, ainsi que je l’ai dit dans l’Introduction, il est passé dans Hécatée d’Abdère et dans Artémidore, puis, de chez eux dans Diodore, comme le nom d’un roi différent de Sésôstris-Sésoôsis. Ce qui nous a été conservé de sa Geste n’est que la description du Ramesséum et des sculptures qui en décoraient les diverses parties. On reconnaît pourtant qu’elle renfermait, nomme la Geste de Sésôstris, une partie importante de batailles en Asie, contre les Bactriens. Osimandouas assiégeait une forteresse entourée d’un fleuve, et il s’exposait aux coups des ennemis, en compagnie d’un lion qui l’aidait terriblement dans les combats. Les drogmans de l’âge ptolémaïque n’étaient pas d’accord sur ce dernier point : les uns disaient que l’animal figuré sur les murs était un lion véritable, apprivoisé et nourri des mains du roi, et qui mettait par sa force les ennemis en fuite ; les autres, le prenant pour une métaphore réalisée, prétendaient que le roi, étant excessivement vaillant et robuste, avait voulu indiquer ces qualités par l’image d’un lion. Une moitié seulement subsiste de l’édifice dont les Grecs et les Romains admirèrent l’ordonnance, et par suite, un certain nombre des sculptures dont Diodore de Sicile indique sommairement le sujet a disparu, mais nous savons que Ramsès III avait copié presque servilement les dispositions prises par son grand ancêtre, et, comme son temple de Médinet-Habore a moins souffert, on,y retrouve, en seconde édition pour ainsi dire, ce qu’il y avait en première au Ramesséum, ainsi le défilé des prisonniers, les trophées de mains et de phallus qui constataient la prouesse des soldats égyptiens, le sacrifice du bœuf et la procession du dieu Minou que les drogmans interprétaient comme le retour triomphal du Pharaon. La fameuse bibliothèque pharmacie de l’âme n’était sans doute que l’officine d’où sortirent, sous la XIXe et sous la XXe dynastie, quantité d’ouvrages, les classiques de l’âge thébain. Enfin, les salles et chapelles accessoires sont probablement identiques à l’une ou l’autre de celles donc le déblaiement récent de la ville et des magasins a ramené les arasements au jour.

Il serait hardi de vouloir rétablir, la Geste d’Osimandyas dans sa forme primitive ; à l’aide des extraits que Diodore nous en a donnés de troisième ou de quatrième main. Oh devine seulement qu’elle était très vraisemblablement parallèle par son, développement à celle de Sésoôsis-Sésôstris. Elle débutait sans doute par une exposition, des conquêtes du roi, qui lui avaient fourni les ressources nécessaires à construire ce que les Grecs croyaient être son tombeau, ruais qui est en vérité la chapelle du tombeau qu’il s’était creusé dans la Vallée funéraire. La description des merveilles que le monument contenait occupait la seconde moitié, et l’on jugera du ton qu’elle pouvait avoir par la version, courante alors, de l’inscription gravée sur la base du colosse de granit rose : Je suis Osimandouas ; le roi des rois, et si quelqu’un veut savoir qui je suis et où je repose ; qu’il surpasse une de mes œuvres.

En résumé on devait trouver une version de la guerre contre les Khâti, tournée à la façon dont les auteurs des Emprises, du trône et de la cuirasse ont arrangé les luttes intestines des barons égyptiens entre eux à l’époque assyrienne. Il est fâcheux que l’es auteurs alexandrins à qui nous en devons la connaissance ne nous l’aient pas transmise à peu, près complète, comme Hérodote avait fait pour la Geste de Sésôstris.

 

 

 



[1] Le fils de Nouît est le dieu Set-Typhon.

[2] C’est une orthographe différente du nom écrit Naharinna dans le Conte du prince Prédestiné. Le Naharinna est le pays placé à cheval sur l’Euphrate, entre l’Oronte et le Balikh.

[3] Ainsi qu’il a été dit plus haut, le Naufragé, le Pharaon, fils du Soleil et Soleil lui-même, avait aussi plusieurs âmes, Baou : les peuples vaincus cherchaient à les gagner par leurs cadeaux.

[4] Sur la pierre appelée mafkait par les Égyptiens, voir Le cycle de Sâtni-Khâmois, L'Aventure de Sâtni-Khâmoîs avec les momies.

[5] La fille du prince de Khati, Khattousil, reçut de même, à son arrivée en Égypte, le titre de grande épouse royale et un nom égyptien Maournafrouriya, dont celui de notre princesse n’est probablement qu’une abréviation d’un usage familier.

[6] La Thèbes méridionale est aujourd’hui Louxor : c’est donc la fête patronale du temple de Louxor que le roi était occupé à célébrer quand on vint lui annoncer l’arrivée du messager syrien, celle pendant laquelle la statue d’Amon et sa barque étaient transportées de Karnak à Louxor puis revenaient de Louxor à Karnak, trois semaines plus tard.

[7] Le nom de cette princesse parait être formé du mot sémitique bint, la fille, et du mot égyptien rashit, la joie : il signifie Fille de la joie.

[8] Voir dans Le cycle de Sâtni-Khâmois, L'Aventure de Sâtni-Khâmoîs avec les momies, ce qui est dit de ces Scribes de la Double Maison de Vie et de leurs attributions.

[9] E. de Rougé et la plupart des savants qui ont étudié cette stèle ont pensé qu’il s’agissait d’un démon : Krall a montré que l’esprit possesseur était un mort (Tacitus und der Orient, I, p. 41-42).

[10] Pour bien comprendre ce passage, il faut se rappeler que, selon les croyances égyptiennes, chaque statue divine contenait un double détaché de la personne même du dieu qu’elle représentait et qu’elle était une véritable incarnation de ce dieu différente des autres incarnations du même genre. Or Khonsou possédait dans son temple, à Karnak, deux statues au moins, dont chacune était animée par un double indépendant que les rites de la consécration avaient enlevé au dieu. L’une d’elles représentait Khonsou, immuable dans sa perfection, tranquille dans sa grandeur et ne se mêlant pas directement aux affaires des hommes : c’est Khonsou Nafhatpou, dont j’ai traduit le nom en le paraphrasant, dieu de bon conseil. L’autre statue représentait un Khonsou plus actif, qui règle les affaires des hommes et chasse les étrangers, c’est-à-dire les ennemis, loin de l’Égypte, Khonsou p. iri sokhrou m ouâsit noutir dou, saharou shemdou. Le premier Khonsou, considéré comme étant le plus puissant, nous ne savons pour quelle raison, ne daigne point aller lui-même en Syrie : il y envoie le second Khonsou, après lui avoir transmis ses pouvoirs (E. de Rougé, Étude sur une stèle, p. 15-19). Nous rencontrerons plus loin, dans le Voyage d’Ounamounou, un Amon du chemin qui émane de l’Amon de Karnak de la même manière qu’ici le second Khonsou procède du premier, et qui accompagne le héros dans son expédition en Syrie.

[11] Les statues, étant animées d’un double, manifestaient leur volonté soit par la voix, soit par des mouvements cadencés. Nous savons que la reine Hatchopsouitou avait entendu le dieu Amon lui commander d’envoyer une escadre aux Échelles de l’Encens, pour en rapporter les parfums nécessaires au culte. Les rois de la XXe et de la XXIe dynastie, moins heureux, n’obtenaient d’ordinaire que des gestes toujours les mêmes ; lorsqu’ils adressaient une question à un dieu, la statue demeurait immobile si la réponse était négative, secouait fortement la tète à deux reprises si la réponse était favorable, comme c’est ici le cas. Ces consultations se faisaient selon un cérémonial strictement réglé, dont les textes contemporains nous ont conservé les opérations principales (Maspero, Notes sur différents points, dans le Recueil de Travaux, t. I, p. 158-159).

[12] La vertu innée des dieux, le sa, parait avoir été regardée par les Égyptiens comme une sorte de fluide, analogue à ce qu’on appelle chez nous de différents noms, fluide magnétique, aura, etc. Elle se transmettait par l’imposition des mains et par de véritables passes, exercées sur la nuque ou sur l’épine dorsale du patient : c’était ce qu’on appelle Satpou-sa et qu’on pourrait traduire par à peu près pratiquer des passes. La cérémonie par laquelle le premier Khonsou transmet sa vertu au second est assez souvent représentée sur les monuments, dans des scènes où l’on voit une statue d’un Dieu faire les passes à un roi. La statue, d’ordinaire en bois, avait les membres mobiles : elle embrassait le roi et elle lui passait la main par quatre fois sur la nuque, tandis qu’il se tenait agenouillé devant elle, lui tournant le dos. Chaque statue avait reçu au moment de la consécration, non seulement un double, mais une portion de la vertu magique du dieu qu’elle représentait : le sa de sa vie était derrière elle qui l’animait et qui pénétrait en elle, au fur et à mesure qu’elle usait une partie de celui qu’elle possédait en le transmettant. Le dieu lui-même, que cet écoulement de sa perpétuel aurait fini par épuiser, s’approvisionnait de sa à un réservoir mystérieux que renfermait l’autre monde : on ne disait pas à quelle pratique le réservoir devait de ne pas s’épuiser (Maspero, Mélanges de Mythologie et d’Archéologie Égyptiennes, t. I, p. 308).

[13] Hérodote, II, CII-CIII.

[14] Hérodote, II, CIII.

[15] Hérodote, II, CVII-CIX.

[16] Hérodote, II, CX.