Il est dans l'histoire ancienne, une époque qui mériterait la plus délicate étude, et que peu de personnes prennent la peine d'aborder, soit que les événements politiques y manquent de cette grandeur qui attire l'attention, soit que la multiplicité des détails ou l'insuffisance des renseignements découragent la curiosité. Nous aimons, en général, que l'histoire ressemble à une belle pièce de théâtre, où l'intérêt se concentre sur un petit nombre de personnages, autour desquels se groupent tous les faits, où une certaine unité d'action saisit fortement le lecteur et soulage la mémoire. Mais lorsqu'à cette simplicité lumineuse succède la confusion, quand le drame se complique, que les caractères, les mœurs, les passions qui paraissent sur la scène, n'ont plus cette netteté si nécessaire et si agréable, bien des esprits aiment mieux renoncer au spectacle que se donner la peine de le démêler. Ces réflexions s'appliquent aux premiers siècles de l'ère chrétienne, où s'accomplit la plus prodigieuse révolution morale dont le monde fut témoin, qui nous intéresse à plus d'un titre, et en deçà desquels cependant s'arrête, en quelque sorte l'érudition classique. Tout le monde lit volontiers et tonnait bien encore l'histoire du premier siècle et celle des douze Césars, parce qu'elle, est aussi claire que dramatique. On est encore en présence de la vieille société romaine, dégénérée, sans doute, mais conservant sa langue, ses doctrines, sa religion, et quelque chose de son caractère et de ses mœurs. Mais, à mesure qu'on avance, toutes les choses se confondent de plus en plus. Autour de l'institution politique, qui seule demeure immobile, tout se dégrade, se dissout et se transforme. La littérature latine dépérit et cède la place hie renaissance grecque ; l'antique religion est altérée par des superstitions inconnues ; la philosophie épuisée ou s'évanouit en stériles déclamations, ou essaye de relever son autorité par des dogmes mystérieux. Pendant ce temps, des idées nouvelles, jusque-là comprimées, se font jour, des croyances longtemps contenues sur les frontières de l'Orient s'infiltrent de tontes parts dans l'empire. De là, un mélange bizarre de pensées, de sentiments, d'opinions, qui s'unissent ou se combattent sans se comprendre. Les religions et les doctrines en présence, au lieu de se renfermer dans leurs principes, de conserver chacune son caractère, essayent dans la lutte de se donner le prestige qui fait la force de la religion on de la doctrine rivale. On voit des sectes chrétiennes qui voudraient se rattacher à quelque système célèbre de philosophie, tandis que le paganisme a ses visionnaires et ses illuminés, et que de simples philosophes prétendent opérer des miracles. Il n'entre pas dans notre dessein de décrire ce chaos, encore moins de le débrouiller. Il nous suffira, dans les étroites limites où nous sommes enfermé, d'esquisser une faible partie de cette histoire morale, à l'aide des spirituels documents que nous fournit Lucien, le dernier grand moraliste de la décadence[1]. I De tous les grands écrivains du deuxième siècle, Lucien est, sans comparaison, celui qui nous fait le mieux connaître, et le seul qui mette en pleine lumière, les misères de cette société vieillie et malade qui ne se connaissait pas elle-même, et sentait si peu sa propre décadence. Avec la sagacité d'un philosophe et cette curiosité toujours éveillée des esprits naturellement railleurs, il a saisi et dépeint tous les viocs et les ridicules dont ses contemporains ne paraissent pas avoir eu conscience. Dawa la plupart de ses nombreux ouvrages, il semble n'avoir eu d'autre dessein que de montrer à la postérité quelles étaient les menus, les croyances de son temps. Il ne donne pas au hasard, et en passant, des renseignements épars et incomplets, comme on en peut tirer de tous les moralistes ; on dirait que, de propos délibéré, il se voit fait le peintre de son siècle, et qu'il n'ait d'autre intention, en écrivant, que de nous en laisser le tableau. Pour bien apprécier ce mérite singulier de Lucien, il faut le comparer aux grands écrivains de l'époque, qui tous vivent en quelque sorte hors de leur temps, ou ne voient pas ce qui les entoure. Épictète, qui cependant ne manque ni de pénétration ni de causticité, reste enfermé dans son école, et juge la vie comme pourrait le faire aujourd'hui un moine du fond de son cloître ; Marc Aurèle, le philosophe empereur, ne regarde qu'au dedans de lui-même, na surveille que son âme, et goûte paisiblement les joies morales du plus noble et du plus innocent ascétisme ; Plutarque, qui nous a laissé toute une bibliothèque de morale, qui a écrit sur tant de sujets divers, songe bien plus à répéter les opinions de l'antiquité, qu'à nous retracer celles de ses contemporains. Il n'y a peut-être pas deux écrivains plus différents que Lucien et Plutarque, et qui, par leur caractère et leur génie, présentent un plus frappant contraste. Il suffirait de les opposer un moment l'un à l'autre pour voir clairement ce qu'il y a de vie, d'originalité, de nouveauté dans les ouvrages du satirique. L'honnête Plutarque, qui a passé presque toute sa vie dans sa retraite de Chéronée, au milieu des plus beaux souvenirs de l'histoire, et qui, pendant ses loisirs studieux, a recueilli dans ses immenses lectures les maximes des sages pour nourrir son esprit et fortifier son âme, peut être considéré comme le dernier des anciens. En effet, il vit moins dans le temps présent que dans l'antiquité qu'il admire et qu'il aime. Ses nombreuses biographies, animées par une tranquille, mais constante émotion, montrent que son imagination se plaisait surtout dans le passé. Ses œuvres morales, remplies d'historiettes, d'anecdotes, de réflexions empruntées aux philosophes, aux historiens, aux poètes, prouvent encore qu'il regarde toujours derrière lui pour contempler les beaux exemples de la vertu et de la sagesse antiques. En religion, il a tonte la foi d'un bon païen et le zèle qu'on peut attendre d'un prêtre d'Apollon. Les lumières qu'il a puisées dans la philosophie ne l'empêchent, pas de pousser quelquefois la crédulité jusqu'à la superstition. Alors même qu'il pourrait avoir des doutes sur les croyances vulgaires de la mythologie, il évite de les faire partager à ses lecteurs, soit qu'il se fuse scrupule de trahir ses devoirs de prêtre et de troubler la dévotion des simples, soit que la grâce de ces fictions religieuses s'imposât naturellement à son esprit poétique. Si on considère le style et les habitudes de l'écrivain, on verra qu'il semble converser avec tranquillité, qu'il admire plus qu'il ne blâme, que son langage est presque toujours digne et décent, que, dans la polémique même, il conserve encore quelque chose de sa mansuétude, et qu'il porte partout dans l'histoire, comme dans la morale, un esprit modéré, un jugement équitable, une imagination riante. Lucien, au contraire est le plus hardi des novateurs et le plus impertinent des moralistes. Il n'aime que la satire qu'il sait rendre redoutable, non-seulement par ses injures et ses sarcasmes, mais encore par la vérité si précise de ses observations malignes. Lui aussi prétend donner de bons conseils, et il en donne d'excellents, mais avec quelle audace de langage, quel mépris pour la décence, et quelle ironie mortelle ! Tout ce qui attire le respect et la vénération des hommes devient l'objet de ses épigrammes. S'il attaque les institutions, les mœurs, les croyances, ce n'est point pour faire triompher un parti ou une doctrine ; il n'appartient à aucune secte, il ne fait la guerre que pour son compte, par joyeuse humeur, pour venger la raison offensée et satisfaire son bon sens. Il harcèle les philosophes aussi bien que les dieux, et souvent il se plaît à les mettre en présence les uns et les autres, à les faire dialoguer, à leur prêter des paroles qui ruinent la religion par la philosophie et la philosophie par la religion. Ses ouvrages, courts, légers, d'un style preste et agile, semblent faits pour courir, pour passer de main en main, et par leur forme variée, leur brièveté amusante, rappellent le talent de nos pamphlétaires et de nos journalistes. Si Plutarque doit être regardé comme le dernier des anciens, Lucien peut être appelé le premier des modernes. Une esquisse rapide de sa vie n'est pas inutile pour juger
le caractère de l'homme et les mœurs de son temps. Il naquit à Samosate, en
Syrie, vers la cent-quarantième année de notre ère. C'est dans sa ville
natale qu'il fit ses études. Pour comprendre somment un auteur si renommé par
son atticisme a pu se fermer dans un canton reculé de l'Asie, il faut se
rappeler que les arts et les sciences de Après avoir séjourné quelques années dans Depuis Endymion on sait ce qu'elle vaut. Mais son amour est si honnête et si touchant, que Lucien se laisse attendrir ; et quand il met en scène cette discrète amante, il ne lui prête que de ravissantes paroles. Vénus a surpris les sentiments secrets de cette déesse jusque-là irréprochable, elle la fait causer, et finit par lui demander si Endymion est beau : Pour moi, Vénus, répond Ici la satire s'est transformée en délicieuse idylle. C'est ainsi que Lucien, quand.il rencontre.une de ces fables qui réjouissent l'esprit, ne se sent point le courage de les profaner ; il semble qu'il se laisse gagner et désarmer par la grâce de ces antiques fictions ; il les reprend avec un plaisir d'artiste, il les embellit et les décore de son plus beau style. Tout en raillant avec finesse, n'a-t-il pas l'air de dire : C'est dommage que ces gentillesses ne soient que des niaiseries ? Tant il est vrai que la mythologie régnait encore sur les imaginations les plus désabusées ! Les esprits forts pouvaient en rire, ils demeuraient sous le charme. On a souvent comparé Lucien à Voltaire, et nous croyons en
effet que les ressemblances sont assez frappantes et reconnues pour qu'il
nous soit permis de n'en point parler et d'éviter ainsi un long et fastidieux
parallèle. Mais il ne nous paraît pas inutile de marquer en passant quelques
différences. Tous deux ont attaqué la foi antique, en s'acharnant l'un sur Il faut convenir qu'à cette époque il était bien facile de
déconsidérer les dieux ; il suffisait, comme a fait Lucien, 'd'exposer en
quelque sorte, sur un théâtre, toute la cour céleste comme pne troupe
d'acteurs, et de livrer les spectateurs à leurs propres réflexions sur la
moralité de la pièce. Le public éclairé devait aussitôt faire justice de ces
inventions vieillies, qui choquaient ouvertement les idées du jour. Le temps
est un grand satirique, il se charge tout seul de rendre ridicules les
opinions, les personnages, les costumes, le langage des siècles passés. Comme
la religion était restée immobile, tandis que la morale humaine avait fait
sans cesse des progrès, il en résultait naturellement que les hommes avaient
le droit de se croire meilleurs que les dieux. C'était là une anomalie
singulière dans le monde païen. Les mêmes crimes qui étaient autorisés par
l'exemple de Cependant le paganisme subsistait encore malgré la
philosophie, et, bien qu'il ne fût point difficile, même aux esprits les
moins pénétrants, de remarquer cet écart-entre la morale et la religion, le
culte n'était pas abandonné. Au contraire, il se fit à cette époque une
espèce de restauration religieuse, qui dut consolider le paganisme, lui
donner des fondements nouveaux, ou du moins étayer son élégante vétusté. On
peut juger de sa solidité par la résistance que cet édifice ruineux opposa
aux efforts et à l'héroïsme des premiers chrétiens. Comment se fait-il que
ces dieux, si souvent bafoués et condamnés depuis longtemps par les
philosophes et le bon sens populaire, aient encore conservé des fidèles, et
même qu'ils aient inspiré un fanatisme furieux ? C'est que l'ancienne
mythologie avait été comme régénérée et consacrée de nouveau par
l'introduction des cultes étrangers venus de l'Orient. Les mythes de On se ferait une fausse idée de Lucien, si on se le
figurait comme un incrédule qui se contente de relever les puérilités du
culte et les scandales de l'histoire divine. Les traits du satirique ont
souvent plus de portée, et, après avoir traversé la mythologie, vont frapper
le fend plus solide de la philosophie. Il faut distinguer ici deux espèces de
pamphlets. Les uns, les Dialogues des Dieux, par exemple, nous
initient gaiement à la vie domestique des habitants de l'Olympe et nous font
assister, en témoins indiscrets, à leurs entretiens intimes ; agréable
persiflage, où l'ironie ne manque pas -de réserve, parce que la nature du
sujet et la vérité poétique exigent que l'auteur prête à ses personnages un
langage vraisemblable, conforme à la tradition, et le retiennent ainsi dans
de certaines limites fixées par le ton goût. Les autres sont des dialogues
fantastiques tels que l'Icaroménippe, Timon le Misanthrope,
etc., qui ne représentent que des scènes imaginaires, et dont les acteurs
sont entièrement entre les mains de Lucien. Dans ces vives satires, pures
créations du caprice, où. Il n'est plus gêné par les textes précis de la
fable, il peut être à la fois plus hardi, plus violent et plus bouffon. Sous
le nom et le masque de quelque philosophe libre penseur et intrépide bavard,
il joue lui même un rôle dans la comédie. Il n'a rien à ménager, rien à
craindre sous les haillons de Diogène. Au contraire, la vraisemblance lui
donne le droit et lui fait même un devoir d'être effronté et insolent. A
l'abri de cette fiction, il jugera sans scrupule comme sans péril le ciel et
la terre. Il n'attaque plus seulement leu dieux du paganisme, mais toutes les
croyances religieuses, et confond dans le même mépris les légendes fabuleuses
et la science théologique des philosophes. Un de ses plus grands
divertissements consiste à montrer la folie de ceux qui croient à
l'intervention des dieux dans les affaires humaines. Ménippe, qui voulait
savoir à quoi s'en tenir sur le gouvernement divin du monde, a consulté tons
les philosophes, qui ne lui ont rien appris de certain. Il prend le bon parti
et se glisse, il serait long de dire comment, dans l'Olympe, où il voit
Jupiter dans l'exercice de ses sublimes fonctions. Le souverain de l'univers
est, ce jour-là, de mauvaise humeur, parce que les hommes paraissent
l'oublier, que les divinités de l'Égypte menacent son culte, et qu'on ne
parle pas plus de lui que d'un trépassé. Cependant, il veut bien s'occuper un
peu des affaires terrestres et prêter l'oreille aux vœux des mortels. L'un
lui demande un royaume, l'autre le gain d'un procès, celui-ci la mort de son
frère, celui-là de sa femme. Bientôt il laisse là les hommes et s'avise de
régler un instant le monde physique. Il envoie négligemment et sans beaucoup
de réflexion la bise souffler en Lydie, soulève une tempête sur l'Adriatique,
fait tomber dix mille boisseaux de grêle en Cappadoce, et tout cela exécuté
avec une majestueuse insouciance, il se dirige vers la salle du festin : C'était l'heure du souper. Pour qui a vu tous les
détails de cette satire, il est évident gus Lucien a Ioda peindre, non pas le
Jupiter de la fable, mais Si l'on veut savoir au juste ce qu'étaient devenus les
dieux, comment on les traitait, jusqu'où allait l'insolence de l'incrédulité,
il faut entendre les paroles que Lucien met dans la bouche de Timon le
Misanthrope. On ne peut pas imaginer une profession d'impiété plus claire et
plus complète : Ô Jupiter, protecteur des amis, des
hôtes, des compagnons, du foyer, dieu des éclairs, des serments, assembleur
de nuages, maître du tonnerre, ou sous quelque autre nom que t'invoque
l'enthousiasme insensé des poètes, surtout quand ils sont embarrassés pour la
mesure des vois ; car alors tous ces noms sont commodes pour soutenir les
chutes et remplir les vides du rythme ; qu'est devenu le fracas de tes
éclairs, le mugissement de ton tonnerre, la flamme blanche et terrible de la
foudre ? Tout cela, on n'en peut plus douter, n'est que bagatelle, fumée
poétique, vain tapage de mots. Ton arme si vantée, qui frappe de loin,
toujours sous ta main, elle s'est éteinte, on ne sait comment, elle s'est
refroidie et n'a pas gardé la moindre étincelle de colère contre les méchants.
A l'homme sur le point de se parjurer, la mèche d'une lampe de la veille
ferait plus de peur que la flamme de cette fondre irrésistible. Il semble que
tu ne lances qu'un vieux tison dont ni le feu, ni la fumée ne sont à craindre
et dont l'unique effet est de vous couvrir de suie.... Avant peu tu ne seras plus, ô le plus grand des dieux,
qu'un Saturne dépossédé, dépouillé de tous ces honneurs[8]. Jupiter finit
par ouvrir l'oreille et devine aussitôt d'où lui viennent ces injures : Quel est cet insolent bavard, dit-il, c'est sans doute un philosophe. C'était, en effet,
la philosophie qui prononçait en riant l'oraison funèbre du paganisme. Il ne
faut pas y voir les blasphèmes vulgaires d'un bouffon sacrilège, d'un cynique
perdu dans la foule, ignoble disciple de Diogène, accroupi dans un carrefour,
et dont les passants méprisaient les aboiements. L'auteur est le plus bel
esprit de l'époque, l'écrivain le plus renommé, un homme parvenu à la gloire,
à la fortune, aux honneurs, un haut fonctionnaire que l'empereur a investi de
sa confiance, et qui administre une des plus importantes provinces de
l'empire. En proférant de pareilles impiétés, il fallait être certain d'avoir
pour complices la société élégante, les lettrés, les philosophes, le monde
officiel. Ce qui rend encore ces plaisanteries plus redoutables, c'est que
Lucien n'est pas un esprit follement aventureux, qui profane au hasard et à
l'étourdie les choses sacrées. Il sait donner de l'autorité à son irréligion.
Sa science profonde de la mythologie, ses nombreux et longs voyages, qui lui
ont permis de voir par ses yeux dans les pays les plus divers, toutes les
honteuses pratiques du paganisme, l'étude qu'il a faite de tous les systèmes
philosophiques, tant de connaissances précises lui permettent de frapper
juste et de donner à, ses coups cette sûreté qui les rend mortels. Si la
forme de ses ouvrages est légère, piquante, et faite pour allécher les
imaginations frivoles, le fond est assez solide pour servir d'aliment à la
réflexion des plus graves esprits et des honnêtes gens. Car Lucien fait assez
voir que ses intentions sont sérieuses, son but élevé, qu'il a un dessein
moral qui est de tirer les hommes de leur ignorance et de leur imbécilité.
Quelquefois il laisse échapper des paroles qui renferment encore plus
d'indignation que de sarcasme, et qui prouvent que ce rieur obstiné
assistait, non sans tristesse, au spectacle de la comédie humaine. Tant de
superstitions, s'écrie-t-il quelque part, demandent un Héraclite et un
Démocrite, l'un pour en pleurer, l'autre pour en rire. Voilà le véritable
Lucien : un Héraclite pour la pensée, un Démocrite pour l'expression. II Bien que Lucien soit un grand moraliste à la façon de
Théophraste et de Lucien n'aime pas plus les philosophes que les dieux ; il
leur fait la guerre avec non moins de persistance et Plus d'emportement. Les
courageux pamphlets, où il bravait la fureur de toutes les sectes, nous
présentent Ses scènes de mœurs qui nous permettent de voir ce qu'était devenu
l'enseignement moral dans ce siècle de décadence et de confusion. La
philosophie ne pouvait plus être respectée par les honnêtes gens et les bons
esprits, comme aux beaux temps de La chute des études spéculatives, qui avait rabaissé la
philosophie en la mettant à la portée de tout le monde, eut encore pour effet
de la livrer à une autre espèce de charlatans plus dangereux. Quand on n'eut
plus de principes certains, ni foi religieuse, ni convictions raisonnées, on
tomba dans une sorte de mysticisme grossier ; on crut à la magie, aux
enchantements divinatoires, à la sorcellerie et à d'autres pratiques
nouvelles, absurdes, mystérieuses, empruntées à l'Orient. La philosophie, à
son tour, eut ses superstitions. Alors parurent des visionnaires, des
imposteurs, des gymnosophistes, des prophètes, des faiseurs de miracles, tels
qu'Apollonius de Tyane, par exemple, qui étonnèrent le monde, ou par leur
prodigieuse austérité, la sainteté affectée de leur vie ou leur prétendu
pouvoir surnaturel. Le plus fameux de ces charlatans, qui a effacé tous les
autres, sinon par sa gloire, du moins par la bizarrerie de sa mort, fut
Pérégrinus, un aventurier qui, après avoir couru tous les pays, après avoir
embrassé le christianisme, revint à la philosophie cynique et promena
longtemps en Italie sa folie, son orgueil et sa bassesse. Il allait par les
rues sans vêtement, se barbouillait le visage de boue, se rasait la moitié de
la tête, et, dans les places publiques, se donnait le fouet à lui-même ou se
faisait fustiger par les autres. Son audace, les injures qu'il lançait à tout
le monde, même à l'empereur, la firent partout chasser, mais lui attirèrent
l'estime et l'admiration du peuple. Tour à tour exalté par les uns, menacé d'être
lapidé par les autres, il résolut de frapper les imaginations par une
extravagance qu'en n'avait jamais vue, et fit courir le bruit qu'il monterait
sur un lâcher aux jeux Olympiques et qu'il se brûlerait comme Hercule, aux
yeux de toute Il faudrait multiplier beaucoup ces scènes de mœurs où l'on voulait signaler toutes les aberrations et les maladies morales de cette époque, unique dans l'histoire. Mais, sans aller plus loin, l'esprit de Lucien lui-même et le caractère de ses ouvrages, ne montrent-ils pas assez la déchéance des études philosophiques et le mal qui en résulte ? Si, en recueillant ses opinions, on cherchait à lui composer une doctrine, on verrait à quoi se réduisaient alors les croyances des hommes les plus distingués par la science et le talent. Non-seulement il rejette les dieux du paganisme, mais encore il n'admet pas l'existence d'un Dieu quelconque. Il ne connaît pas même ces vagues aspirations vers une divinité inconnue, incompréhensible, qu'on rencontre çà et là dans quelques rares philosophes du temps, et surtout chez des stoïciens, tels qu'Épictète et Marc-Aurèle. Athée dans toute la force du terme, il ne se met pas eh peine de faire croire qu'il ne l'est pas. C'est tout au plus s'il semble quelquefois reconnaître la puissance d'un destin aveugle, dont les hommes sont les esclaves et les victimes. La liberté humaine n'est qu'une illusion ; tuais que nous nous croyons les maîtres de nos actions, nous sommes poussés à notre insu par une nécessité fatale. La vie est une comédie qui se joue sur le théâtre du monde, et dont la fortune est le directeur ; l'un remplit le rôle d'un roi, l'autre d'un valet, et souvent les acteurs changent de costume, et après avoir représenté le grand personnage de la pièce, finissent par devenir des comparses. Ce qu'on raconte des enfers n'est pour lui qu'un conte d'enfant ; il n'y a pas de vie future. Malgré certaines réserves qui sont accordées à la bienséance littéraire, et qui marquent simplement les scrupules d'un homme d'esprit, il ne témoigne pas plus de respect à la philosophie elle-même qu'aux philosophes. Elle n'est pour lui qu'un art futile, qui sert à tisser des toiles d'araignée. Les disputes sont au moins inutiles, quand elles ne sont pas ineptes. Ou Lucien n'a point de doctrine ou il cache la sienne, faisant gloire de n'en point avoir. Son scepticisme de bel esprit et d'artiste n'a rien de systématique. Ce n'est point par la dialectique et le raisonnement qu'il est arrivé à douter de toutes choses. Car lorsqu'il passe en revue tontes les sectes, il se moque de Pyrrhon, et, comme Molière, il lui prouve avec le bâton que la douleur est une réalité. Le scepticisme de Lucien n'a donc rien de doctrinal, et n'est que l'expression d'une humeur moqueuse, de l'indifférence, de la désillusion et du sens commun. Les seules vérités qu'il proclame sont de celles que l'expérience fournit, qui ne demandent pas d'examen, qui ne reposent pas sur des principes scientifiques, et que le monde élégant adopta sans savoir d'où elles viennent. La religion est un amas de fables, la métaphysique la science des chimères, et la morale est l'art de vivre en galant homme et d'échapper aux soucis, aux passions, au ridicule. III Pendant que la religion et la philosophie païennes, de plus en plus discréditées, présentaient le spectacle de l'anarchie et de la plus étrange confusion, le christianisme poursuivait sa marche silencieuse et commençait à paraître au grand jour. En se répandant dans toutes les provinces de l'empire, il attirait de plus en plus l'attention des moralistes et des satiriques, qui, jusque-là, l'avaient trop méprisé pour lui faire l'honneur de s'en moquer. Lucien, si curieux observateur de toutes les folies, ne pouvait pas manquer de rencontrer et de peindre cette folie nouvelle, qui, à ses yeux, surpassait toutes les autres. Pour apprécier les jugements que cet humoriste, plus exact qu'on ne pense, a portés sur les chrétiens, et pour achever de décrire l'état de l'opinion à cette époque, qu'il nous soit permis d'esquisser en quelques traita l'histoire du christianisme naissant au point de vue païen. Il n'est pas inutile de montrer quelle idée les plus excellents esprits et la multitude se faisaient d'une doctrine dont la sublimité paraissait si bizarre et qu'on persécutait sans la comprendre. Il n'est pas de plus triste spectacle que celui de ces persécutions sans cesse renaissantes, dont la fureur semble inexplicable. Qu'un Néron, un Domitien aient fait tant de martyrs, il n'y a point là de quoi s'étonner, puisque leurs affreux caprices n'avaient pas besoin de prétextes pour verser le sang. Qu'une foule aveugle, attachée à son culte, ait applaudi dans les amphithéâtres à la mort de pauvres esclaves, qui paraissaient aussi criminels que méprisables, on le conçoit encore, quand on connaît les mœurs de la populace romaine. Mais que des esprits d'élite, désabusés d'ailleurs de toutes les fables du paganisme, aient méconnu une si pure morale, que les gouverneurs de provinces aient recherché partout et traduit devant leur tribunal les sectateurs d'une religion inoffensive, que des empereurs cléments n'aient point fait plus d'efforts pour arrêter la poursuite juridique de tant d'innocentes victimes, on ne peut le comprendre que lorsqu'on songe aux lois de l'empire, aux préjugés du temps et aux mœurs des premiers chrétiens eux-mêmes. On sait avec quelle facilité et quelle complaisance le paganisme ouvrait ses temples aux cultes étrangers. Rome, surtout, donnait l'hospitalité à tous les dieux,. comme elle octroyait le droit de cité aux peuples conquis. Les nations soumises à l'empire romain pouvaient suivre leur religion en toute liberté et conserver leurs cérémonies. Le paganisme n'était point jaloux et ne devait pas être intolérant, puisqu'il n'avait point de dogmes établis. La politique seule intervenait quelquefois pour limiter cette liberté religieuse, qui pouvait compromettre la sûreté de l'État. Ainsi il existait à Rome une certaine loi interdisant de reconnaître aucun dieu qui ne fût approuvé par le sénat. Cette loi ne fut jamais abolie, et nous voyons les meilleurs empereurs, ceux-là mêles- qui essayent d'arrêter les persécutions, la respecter encore, puisque tout en défendant de rechercher et d'accuser les chrétiens, ils défendent aussi de les absoudre, une fois qu'on les a traduits devant la justice. C'était une arme terrible entre les mains d'un proconsul. Lorsque la multitude ameutée dénonçait les chrétiens et demandait leur mort, le magistrat condamnait sans scrupule, et donnait souvent à un abus de pouvoir toutes les-apparences de la légalité. Mais cette loi n'aurait pas été toujours invoquée, ni
appliquée avec une atroce sévérité, si l'opinion ne s'était pas soulevée
contre les chrétiens. Ils furent poursuivis, non pas tant parce qu'ils
paraissaient coupables, mais parce qu'ils étaient odieux. Sans connaître ni
leur doctrine, ni leurs mœurs, on les détestait comme une troupe imbécile et
malfaisante. Les plus illustres écrivains, Tacite, Suétone, Pline le Jeune,
Lucien, se font les échos de cette réprobation universelle, et nous verrons
tout à l'heure qu'en plaignant quelquefois leurs malheurs, ils ne leur
témoignent qu'une sympathie injurieuse. Qui ne connaît ce beau récit de
Tacite peignant la première persécution ordonnée par Néron, où les chrétiens
sont couverts de peaux de bêtes pour être déchirés par les chiens, enduits de
résine pour brûler comme des flambeaux ? L'historien est ému en racontant
cette lamentable histoire ; mais tout en prenant parti pour des malheureux
qu'on insulte en les faisant mourir, il reconnaît que ce sont de grands
coupables, il les accuse de tous les crimes sans rien spécifier, et les
regarde enfin comme des ennemis du genre humain. S'il blâme Néron, ce n'est
pas de les avoir livrés au supplice, mais d'avoir ajouté à un châtiment
mérité les raffinements de son ingénieuse barbarie, et changé en jeu cruel,
en fantaisie d'artiste sanguinaire, un acte de justice. Quand on songe que
Tacite écrivait au commencement du deuxième siècle, plus de quarante ans après
cet horrible événement, qu'il a eu le temps de recueillir toutes les
informations, quand on voit que, malgré son exactitude et son équité
ordinaires, il se fait une si fausse idée du christianisme, on peut se
figurer quels devaient être les sentiments de la foule ignorante, puisqu'un
si noble esprit, si curieux, si bien informé, et qui fut toujours l'éloquent
apologiste de toutes les victimes impériales, ne trouve, en parlant des
chrétiens, que des paroles de mépris et d'horreur. Suétone va plus loin encore
que Tacite, et, en rapportant l'histoire de ces cruautés, il en fait honneur
à Néron et les met au nombre de ses actions méritoires. Tous deux
s'imaginaient que le christianisme n'était qu'une superstition infâme, mêlée
de magie et de maléfices. On continuait à confondre les chrétiens avec les
juifs, et, comme ceux-ci, de tout temps détestés à Rome, étaient devenus plus
odieux par l'incroyable obstination qu'ils avaient montrée dans la défense de
Jérusalem, le patriotisme romain se soulevait contre eux et rendait la haine
plus implacable. Après la deuxième persécution, qui eut lieu sous Domitien,
les chrétiens trouvèrent quelque justice et même quelque protection auprès de
ses successeurs. Trajan, Adrien, Antonin, Marc-Aurèle, sans les défendre
toujours avec assez d'énergie, donnèrent aux gouverneurs des provinces des
instructions plus clémentes, qui prouvent que la haine inspirée par le
christianisme n'était plus si aveugle, et que les chrétiens étaient devenus
assez nombreux pour mériter des ménagements. Cependant le peuple les
poursuivait toujours, les dénonçait aux proconsuls, et les martyrs se
multiplièrent, surtout dans les provinces les plus éloignées de l'empire, où
les ordres du souverain étaient moins bien exécutés qu'à Rome. On peut voir
dans les lettres de Pline à Trajan quel était alors l'embarras d'un magistrat
dans cette question délicate de la liberté de conscience. Pline est le modèle
de l'honnête païen, un esprit modéré, aimant la justice et craignant de
l'appliquer ou avec trop de mollesse ou avec trop de rigueur. Gouverneur de Après avoir relevé les jugements que les esprits les plus
distingués et les plus graves portaient sur le christianisme ; après avoir
constaté la profonde ignorance des uns, la pitié discrète des autres, nous
nous hâtons de consulter Lucien, qui nous présente une face nouvelle de
l'opinion à cette époque. La lumière se fait de plus en plus, et, quoi qu'on
en ait dit, le satirique ne connaît pas trop mal les chrétiens. On ne peut
pas le soupçonner de leur être favorable, il les raille, au contraire, avec
beaucoup de bonne humeur et d'indifférence ; mais comme il rit de ce qu'il ne
comprend pas, il arrive que ses moqueries tournent à la gloire de la religion
nouvelle, et qu'à son insu, et sans le vouloir, il lui rend le plus précieux
hommage, celui d'un ennemi dont les injures se changent en éloges. Le
charlatan Pérégrinus, on se le rappelle, avait un moment embrassé le
christianisme, et par ses manières de prophète et d'inspiré avait abusé ses
frères, comme il trompait les philosophes. Lucien raconte avec quelle
sollicitude, à ses yeux ridicules, ces sectaires adoucirent la captivité de
ce malheureux : Quand il fut dans les fers, les chrétiens,
faisant de son aventure une calamité publique, mirent tout en œuvre pour le
délivrer. Mais la chose n'étant pas possible, ils lui prêtèrent da moins
secours avec le zèle le plus ardent et le plus infatigable. Dès le point du
jour on voyait déjà devant la prison une foule de vieilles femmes, de veuves
et d'orphelins. Les chefs de la secte avaient même trouvé moyen de passer la
nuit avec lui en corrompant les geôliers ; ils se faisaient apporter toutes
sortes de mets, ils se livraient à leurs saints entretiens, et le grand
Pérégrinus — on le nommait encore ainsi — était appelé par eux le nouveau
Socrate. Même de plusieurs villes d'Asie vinrent des députés envoyés par les
chrétiens pour assister notre homme, pour lui servir d'avocats ou de
consolateurs. Ils font voir en effet une diligence incroyable quand il s'agit
des intérêts de la communauté. En un mot, rien ne leur coûte. Aussi
Pérégrinus, sous le prétexte de sa prison, vit-il arriver l'argent de toutes
parts, et se fit-il un assez gros revenu[12]. Lucien croit
esquisser un tableau plaisant, et il fait une admirable peinture des mœurs
chrétiennes. Si l'on ferme les yeux sur les intentions malignes de l'auteur,
que peut-on demander de plus exact et qui donne une plus juste idée de la
primitive charité ? Il n'est pas moins bien renseigné sur la doctrine que sur
les mœurs du christianisme : Ces malheureux,
dit-il, se figurent qu'ils sont immortels et qu'ils
vivront éternellement. De là vient qu'ils méprisent la mort et se livrent
volontairement au supplice. Leur premier législateur leur a fait croire
encore qu'ils sont tous frères une fois qu'ils ont changé de culte, qu'ils
ont renié les dieux de Tacite et Suétone ignoraient entièrement leurs mœurs et leur doctrine, et les regardaient comme des malfaiteurs et des magiciens ; les empereurs les défendaient dans l'intérêt du repos public et de la justice sociale, sans savoir s'ils étaient des innocents persécutés ou des novateurs redoutables. Pline soupçonnait déjà qu'ils pouvaient n'être pas des criminels ; enfin Lucien est mieux informé, il a entendu parler de leurs dogmes, il a vu leurs mœurs fraternelles, et, bien que leur étrange conduite lui paraisse le comble de la folie, il laisse voir du moins que la communauté chrétienne n'était plus considérée comme une faction impie et mystérieuse. Les chrétiens ne sont plus des coupables, mais des insensés. Véritable progrès de l'opinion qui devait désarmer bien des fureurs ! Car si les politiques étaient prompts à réprimer le crime, ils pouvaient être moins sévères pour la démence. Ainsi, grâce à Lucien, nous connaissons l'état de la société antique au deuxième siècle de l'ère chrétienne. Le paganisme, envahi de tous côtés, est transformé par des superstitions étrangères, déshonoré par des pratiques occultes et surtout miné, ici par l'incrédulité, là par la religion nouvelle. Il a perdu son autorité, et jusqu'à son prestige poétique. Le peuple demeure attaché à son culte, par habitude, par grossièreté brutale. Mais les beaux esprits, les hommes cultivés ne se donnent plus la peine de déguiser leur impiété et leur athéisme. La philosophie elle-même est avilie depuis que, renonçant aux fortes spéculations, elle se borne à répéter ce qu'elle ne comprend plus. Les sectes se sont mêlées et confondues, ne savent plus au juste quels sont leurs principes, et ne se distinguent entre elles que parle costume et la bizarrerie de leur appareil théâtral. Un nombre infini de déclamateurs parasites ont pris le manteau de philosophes, s'assoient à la table des grands, promènent dans les rues leur vanité importune, et proclament à tout venant les préceptes usés de leur sagesse vénale. L'enseignement de la morale, autrefois sacré, est devenu un métier de bas étage, livré à l'ignorance ou à l'imposture. Cependant le christianisme, toujours incompris, méconnu, méprisé, continue à recruter dans l'ombre les paisibles ennemis de ce vieil établissement qui semble tomber de lui-même. Quel eût été le rire de Lucien, si un de ces visionnaires, qu'il a si bien raillés, lui avait annoncé que bientôt le monde appartiendrait à ces dupes charitables de Pérégrinus, à ces disciples du sophiste crucifié ? Et pourtant c'est lui, le satirique mal avisé, qui les servait sans le vouloir, et mieux que personne, en détruisant dans les esprits la foi et le respect du passé, qui est la dernière force des sociétés. Car il ne faut pas se tromper sur les intentions de Lucien. Il ne se contente pas de railler les mœurs contemporaines, de signaler les hontes et les misères de la décadence. Sa critique embrasse tous les siècles précédents, et se fait le juge irrévérencieux de toute l'antiquité. Religion, systèmes, méthodes, doctrines morales, depuis Homère, tout est analysé avec une sûreté de bon sens qui donne de l'autorité au scepticisme et le rend contagieux. Comme si l'admiration pour les grands hommes était encore une forme de la superstition, il se fait un jeu d'attaquer la science, la sagesse, l'héroïsme des anciens, et Socrate mourant n'est pas mieux traité que Jupiter. Si, pour lui, la religion est une machine de rebut et hors d'usage, la philosophie dogmatique est un objet de peu de valeur dont on peut se défaire à vil prix. N'est-il pas permis d'employer ce langage, quand nous voyons que, dans une de ses plus ingénieuses fictions, il met à l'encan et vend à la criée les sages les plus illustres, les fondateurs des anciennes doctrines ? Combien donnez-vous de Pythagore, de Socrate, de Chrysippe, d'Épicure ? Celui-ci vaut quelques mines, celui-là quelques oboles. Il semble que la succession de la défunte antiquité soit ouverte. Lucien n'a pas mal réalisé, pour son temps, le vœu que formait, pour le nôtre, mi célèbre pamphlétaire de nos jours, qui demandait la liquidation générale de la société. Le monde antique, on le voit, se détruisait, pour ainsi
dire, de ses propres mains, rejetant avec mépris tout ce qui l'avait
jusque-là soutenu et charmé, répudiant même sa gloire. Il prend en dégoût la
poésie et la science dont il s'était enivré, et renverse étourdiment ses plus
belles doctrines, à peu près comme le convive fatigué trouve son dernier
plaisir à briser le vase qui lui versa la joie. La société grecque et romaine
n'attend plus rien de sa religion, ni de sa philosophie. Longtemps elle avait
essayé de combattre l'indifférence ou la corruption et avait fait de généreux
efforts pour se retirer de là nuit où elle descendait chaque jour davantage.
Les Sénèque, les Épictète, les Dion et leurs pareils réveillaient les cœurs,
et s'ils ne pouvaient remplacer la religion, ils tentaient du moins de donner
un prestige religieux à la sagesse humaine. Mais peu à peu la philosophie se
décourage et perd, avec sa vaillance, son autorité. Quelques grandes âmes
égarées dans ce monde frivole et dépravé cultivent encore la vertu pour
elles-mêmes, mais n'ont plus l'espoir de la répandre. Elles en font l'objet
d'un culte solitaire. Il vient un moment où Marc-Aurèle, qui peut juger le
monde de haut, désespère et demande à mourir pour n'avoir point à rester plus
longtemps dans ces ténèbres et ces ordures.
La société antique n'a plus confiance dans ses doctrines qui lui paraissent
épuisées. La foule ne tient pas à les connaître et souvent les beaux esprits
ne les connaissent que pour les profaner. Tandis que la multitude grossière
tourne le dos aux anciens sages et, entraînée par un secret instinct, court
en aveugle au-devant de toutes les nouveautés venues de FIN DE L'OUVRAGE. |
[1] Tout le monde peut lire facilement aujourd'hui les œuvres complètes de Lucien dans l'élégante traduction de M. Talbot.
[2] Le songe, 3.
[3]
Éloge de
[4] Dialogue des Dieux, XI.
[5] Ménippe, 3.
[6] L'Assemblée des Dieux, 10.
[7] L'Assemblée des Dieux, 14.
[8] Timon ou le Misanthrope, 1.
[9] Icaroménippe, 29.
[10] La mort de Pérégrinus, 33.
[11] La mort de Pérégrinus, 36.
[12] La mort de Pérégrinus, 12.
[13] La mort de Pérégrinus, 13.