LES MORALISTES SOUS L'EMPIRE ROMAIN — PHILOSOPHES ET POÈTES

 

LA VERTU STOÏQUE. — ÉPICTÈTE.

 

 

Si nous ne possédons plus aujourd'hui les discours de ces philosophes orateurs tels que les deux Sextius, Attalus, Fabianus et tant d'autres qui, dans leur école, par des exhortations véhémentes ou familières exaltaient les âmes et réveillaient les consciences, si tonte cette prédication orale qui serait pour nous, si curieuse et qu'on est en droit d'appeler l'éloquence de la chaire profane, ne nous est plus connue que par de courts fragments et par les témoignages d'admiration des auditeurs, nous retrouvons du moins ht substance de cet enseignement pratique dans les murages de Sénèque, dans les discours résumés d'Épictète et dans le livre de Marc-Aurèle où l'empereur philosophe fait si noblement son examen de conscience et se prêche lui-même. Ces trois plus illustres représentants du stoïcisme romain nous font voir successivement les grands caractères de cette doctrine morale ou plutôt de cette religion philosophique. Car, quelle que soit la fixité d'une doctrine, elle ne laisse pas d'être transformée par le génie de ceux qui l'enseignent. Le dogme peut rester le même tandis que l'accent change. Telle partie du dogme prend plus d'importance, telle autre s'efface et reste dans un demi-jour. L'immutabilité du christianisme n'empêche pas qu'il n'y ait une grande différence entre la sévérité de Pascal, la hauteur de Bossuet et les subtiles douceurs de Fénelon. A plus forte raison, dans une doctrine purement humaine doit-on rencontrer de ces changements qui, sans attaquer la permanence des principes, prouvent seulement la diversité des caractères et des temps. Ainsi Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle prêchent la même morale, chacun avec une éloquence nouvelle, mais non pas avec la même autorité[1]

Celui qui manque le plus de cette autorité, qui est une si grande force dans l'enseignement de la morale pratique, c'est le ministre de Néron. Nous ne voulons pas retirer à Sénèque les éloges qu'il mérite et que nous lui avons donnés. Nous croyons qu'il a aimé la philosophie, qu'il l'a propagée avec autant d'ardeur que d'esprit ; qu'il n'a pas simplement cherché dans la morale, comme on l'en accuse, un amusement et une matière à de beaux discours, mais qu'il s'est enchanté lui-même de ses nobles maximes et qu'il a fait plus d'efforts qu'on ne pense pour les pratiquer. Cependant il a été plutôt un amateur de la vertu qu'un homme vertueux. Il ressemble un peu trop à ces riches de l'époque qui, dans leur somptueux palais, se ménageaient une simple retraite, une chambre sans luxe, sans ornements, pourvue à peine de quelques meubles nécessaires, où ils se retiraient à de certains jours pour y faire un chétif repas dans de la vaisselle d'argile, pour coucher sur un grabat, essayant ainsi de donner le change au dégoût et à la tristesse de l'opulence. C'est dans une semblable retraite, dans ce qu'on appelait alors la Chambre du pauvre, que Sénèque semble avoir composé ses livres austères. Ses réflexions sur la vanité des grandeurs, bien que sincères, seront toujours suspectes, parce que la malignité, qui aime à relever les contradictions entre la conduite et les maximes d'un philosophe, trouve dans la vie de Sénèque une matière qui prête à l'épigramme. S'il avait été disciple de Platon, au lieu d'être celui de Zénon, on n'aurait pas trouvé assez de louanges pour ce grand seigneur qui, au comble de la puissance et dans une cour impure, faisait les honneurs à la philosophie. Le malheur de Sénèque est, d'être stoïcien et d'appartenir à une doctrine gui prêche le renoncement ; aussi, quand on parle de lui, on est toujours obligé de faire des réserves et, avant de l'admirer, il faut le défendre. C'est assez dire pourquoi, malgré sa profonde connaissance du cœur humain, sa singulière pénétration morale et la chaleur de son prosélytisme, il manque de crédit et d'autorité.

Épictète, au contraire, fut aussi stoïque dans sa vie que dans ses discours. Longtemps esclave, pauvre toujours, il eut le droit de vanter la pauvreté. Quand on l'entend mépriser les honneurs, les richesses, la gloire, on le croit sur parole, tant son courage est simple, ferme et paraît au-dessus des tentations. Les rigueurs du Portique n'avaient rien qui pût effrayer un homme accoutumé déjà à toutes les privations. Son héroïsme moral s'élève sans effort à la hauteur de ses maximes. Le peu que nous savons de sa vie semble emprunté à la légende des saints, et l'admiration qu'il excita parmi les païens tient du culte. Né en Phrygie dans le premier siècle de l'ère chrétienne, on le trouve à Rome du temps de Néron, où il devient dans sa jeunesse l'esclave d'un affranchi de l'empereur. On raconte que son maître brutal se donna le plaisir de tordre la jambe de son esclave dans un instrument de torture, et qu'Épictète lui dit tranquillement : Vous allez me la casser. Le maître ayant persisté dans ce jeu cruel, et la jambe étant rompue, le philosophe se contenta d'ajouter : Je vous l'avais bien dit. Ce trait d'insensibilité stoïque fut tellement admiré que plus tard Celse, le plus intraitable adversaire du christianisme, osait apostropher ainsi les chrétiens : Est-ce que votre Christ, au milieu de son supplice, a jamais rien dit de si beau ? A quoi Origène repartit simplement : Notre Dieu n'a rien dît, et cela est encore plus beau. Quoi qu'il en soit de cette histoire, qu'elle soit vraie ou arrangée par des admirateurs d'Épictète, il est certain que le philosophe resta boiteux toute sa vie. Ayant obtenu plus tard la liberté, il vécut à Rome dans une petite maison délabrés qui n'avait point de porte et qui na renfermait qu'une table et une couchette. If vécut seul la plus grande partie de sa vie, et s'il finit par prendre à son service une pauvre femme, ce fut pour confier à ses soins un enfant abandonné qu'il avait recueilli. Lorsque Domitien chassa les philosophes de Rome, Épictète, retiré en Épire, supporta l'exil avec la bonne grâce d'un stoïcien qui trouve partout sa patrie et se considère comme citoyen du monde. Pendant sa vie, il fut honoré, malgré son indigence, pour la pinté de ses mœurs et la sagesse de son enseignement ; après sa mort, il fut célébré comme le plus sage des hommes. On lui composa cette épitaphe, où on le fait parler lui-même : Je suis Épictète, l'esclave, le boiteux, le pauvre, mais cher aux dieux. Un riche amateur acheta sa lampe de terre trois mille drachmes, et cette lampe, qui avait éclairé les veilles de la pauvreté, devint le précieux ornement d'une demeure opulente. Il n'est pas inutile de rapporter dans leur naïveté instructive ces témoignages de l'admiration contemporaine et de la dévotion philosophique. Il semble que ce sage, fidèle jusqu'au bout à ses maximes de renoncement, ait voulu dérober même son nom à la postérité. Ce nom d'Épictète n'est pas le sien, ce n'est qu'un adjectif qui signifie esclave. De plus, il parait n'avoir rien publié. Épictète n'a pas même songé à la gloire, et ces belles leçons de courage qu'il prodiguait dans ses entretiens particuliers et ses leçons publiques seraient aujourd'hui ignorées, si elles n'avaient pas été recueillies par la reconnaissance d'un disciple.

Quand on connaît déjà le fond de la doctrine stoïcienne, on peut se figurer quelles doivent être les maximes d'un tel homme. Supporte et abstiens-toi. n Voilà toute sa philosophie. Supporte les disgrâces, les malheurs et tour ce qui -peut troubler ton cœur. Nos sentiments, nos pensées, nos actions sont, pour ainsi dire, sous notre main, nous pouvons les régler à notre gré : les biens. les honneurs et toutes les choses extérieures, il faut y renoncer tout d'abord. En circonscrivant ainsi le champ de la lutte, il est sûr de n'être point vaincu. Mépriser d'avance tout ce qui peut nous échapper est la seule manière de ne trouver pas de mécompte. Il ne se laisse pas tenter, comme Sénèque, par la richesse et la puissance. En ne désirant rien, il n'aura rien non plus regretter. Aussi, comme il s'est mis entièrement hors de prise du côté de la fortune, il n'a pas besoin de lutter avec elle ; il ne lui dira pas d'injures, il ne la provoquera pas, il ne la mettra pas au défi, selon la coutume des stoïciens, qui déclament parce qu'ils sont mal assurés dans leur foi. Son langage sera toujours ferme, net, résolu, comme celui d'un soldat qui se sent inexpugnable ou décidé à périr, si on le force dans le refuge sacré de sa liberté intérieure.

Cependant, bien que le style d'Épictète soit simple et d'une nudité athlétique qui sied bien à cette morale militante, on y rencontre çà et là des images frappantes qui saisissent l'esprit et donnent un vif éclat à ces solides pensées. Il a le langage populaire, incisif et pittoresque. Des comparaisons tirées de la vie commune révèlent une certaine originalité plébéienne. Mais son imagination est tout entière au service du raisonnement, ses métaphores ne sont que des démonstrations, et ses allégories même ont la précision de la pure logique. Sa parole, libre comme son âme, affranchie des élégances convenues, ne dédaigne pas d'employer les expressions vulgaires, empruntées aux carrefours, et saisit parfois avec plaisir quelque mot trivial pour en accabler les objets de son mépris. Mais où paraît surtout la foi intrépide de ce prêcheur obstiné, c'est dans cette dialectique tranchante où il lutte avec les passions, où il les interroge, les fait répondre et les confond en quelques mots souvent sublimes. L'héroïsme stoïque y éclate en dialogues cornéliens. Ce Socrate sans grâce ne s'amuse pas à faire tomber mollement un adversaire dans les longs filets d'une dialectique captieuse, il le saisit brusquement et l'achève en deux coups. On peut appliquer à cette éloquence le mot de Démosthène mir celle de Phocion : C'est la hache qui se lève et retombe.

Cette doctrine et ce langage ne pèchent que par un excès de force. Comme l'a dit Pascal : Épictète connaît la grandeur de l'homme, il n'en connaît pas la faiblesse. De là cette proscription impitoyable des sentiments les plus légitimes. Il n'est point permis de pleurer la perte de ses amis, de sa femme, de son enfant ; il faut étouffer en soi la compassion et ne pas se laisser toucher par le malheur d'autrui. Hâtons-nous d'ajouter que ces maximes ne sont pas celles de l'égoïsme qui défend sa quiétude, mais de la prudence philosophique qui craint de compromettre l'invulnérabilité de l'âme. Tant d'héroïsme pourtant nous impatiente, et chacun est tout prêt à refuser sa sympathie à celui qui vous interdit la pitié : aussi ne pouvons-nous souscrire à l'opinion de ceux qui trouvent qu'Épictète a moins de roideur que Sénèque, qui lui reconnaissent un air plus affectueux et plus humain. Pour nous, nous préférons à cette dureté systématique les inconséquences de Sénèque, qui, après avoir prôné l'impassibilité, nous confie qu'il a versé sur son ami Sérénus des larmes réprouvées par la philosophie. Épictète assurément n'aurait pas tenu à passer pour un homme qui s'attendrit. Là n'est pas son ambition ni sa gloire. Il lui importe peu d'être aimable, pourvu qu'il assure par tous les moyens l'indépendance de son âme et la victoire de sa volonté. Sa morale de renoncement absolu est celle d'un pauvre, d'un esclave, d'un exilé, d'un infirme, d'un solitaire enfin qui n'a ni bien ni famille, et qui par son dénuement volontaire a mis la fortune dans l'impuissance de lui nuire. Ses maximes sont d'un anachorète païen, et l'on pourrait appeler sa doctrine de l'ascétisme stoïque.

Le livre le plus connu d'Épictète, le Manuel, ne fait pas connaître entièrement le caractère, l'esprit et le grand cœur de ce moraliste convaincu qui fut l'honneur du stoïcisme romain, son plus fidèle interprète et le plus bel exemplaire de ses vertus. Ces préceptes concis, condensés dans une sorte de memento, ont quelque chose de dur et de choquant dans leur brièveté impérative. La raison stoïcienne y proclame ses lois avec une impassibilité peu humaine, impose silence à toutes les passions, même aux' plus respectables, se fait gloire de les tuer sans entrer avec elles en accommodement, et semble même vouloir réprimer les plus légitimes mouvements d'une sensibilité généreuse. A lire ces maximes rigoureuses, on est tenté de croire que ce moraliste législateur de la cité stoïque n'a pas d'entrailles, et, si on n'avait l'esprit touché par l'originale sincérité de ce langage, on ne verrait dans ce style lapidaire que les préceptes convenus d'un système chimérique ou les gageures d'une perfection impossible.

Les Entretiens[2] recueillis par Arrien de la bouche même d'Épictète complètent le Manuel et l'expliquent. Ils nous font voir le moraliste de plus près, plus au naturel, dans la familiarité de ses conversations philosophiques avec ses amis et ses disciples. Au lieu d'imposer des lois comme dans le Manuel, il discute, il cherche à persuader. Les plus dures pensées s'étendent dans ces libres improvisations, s'amollissent pour ne pas blesser et se fondent parfois pour mieux se répandre. Une vive sollicitude pour le progrès moral de ses auditeurs, une certaine condescendance pour les faiblesses humaines tempèrent les rigueurs de la doctrine. En lisant les Entretiens on est tout étonné et charmé de se trouver en face d'un homme, quand jusque-là on n'avait contemplé dans le Manuel que la statue en marbre ou en bronze de l'idéal stoïcien.

A vrai dire, les Entretiens ne sont pas autre chose qu'une prédication morale, tantôt élevée, tantôt familière, selon les circonstances, et accommodée aux besoins de ceux qui ont recours à la sagesse du maître. Si le livre renferme un certain nombre de dissertations didactiques sur des points de doctrine, le plus souvent on y voit que le philosophe s'occupe, comme il le dit lui-même, à rehausser le cœur de ses disciples, ou bien encore à éclairer des inconnus qui lui proposent uns cas de conscience. Tel discours n'est qu'une réponse à une de ces consultations morales, tel autre un appel à la dignité humaine et une exhortation à la vertu, tel autre une méditation éloquente sur la Providence, sur Dieu, sur les devoirs qu'il nous impose ; véritables sermons qui annoncent et préparent l'éloquence chrétienne, où l'orateur, malgré la diversité des principes et des doctrines, traite souvent les mêmes sujets que nos prédicateurs, avec un zèle pareil de propagande, seulement avec la jactance de l'école et les brusqueries parfois peu charitables de la dialectique stoïcienne.

Pour montrer combien est sublime l'idée que s'était formée de la prédication philosophique ce noble esprit et ce vaillant homme, il faut citer quelques fragments d'un discours où, en lignes heurtées mais d'une énergie sans pareille, il esquisse le portrait du philosophe prêcheur, portrait familier et vivant qui peut-être nous offre sa propre image. Personne dans l'antiquité n'a jamais affirmé avec cette décision et cette grandeur simple que l'enseignement de la morale doit être un apostolat. Je ne sais si, même de nos jours, on pourrait mieux définir le rôle du missionnaire chrétien. A un jeune homme qui vient lui demander conseil et se propose de se consacrer à la propagande hardie et populaire telle que la comprenaient les sages de l'école cynique, Épictète trace ses devoirs en des termes qui méritent tous d'être médités : Examinons, lui dit-il, la chose à loisir. Mais sache tout d'abord que quiconque s'engage dans une si grande entreprise sans l'aide de. Dieu devient l'objet de la colère divine, et qu'il ne fera rien que se couvrir de honte aux yeux de tous. Avant tout, selon Épictète, il faut que le futur précepteur du genre humain s'entreprenne lui-même, éteigne en lui ses passions, se purifie et se dise : Mon âme est la matière que je dois travailler, comme le charpentier le bois, comme le cordonnier le cuir.... Ainsi préparé, il doit savoir encore qu'il est un envoyé de Jupiter auprès des hommes. Il faut qu'il prêche d'exemple et qu'aux pauvres, aux déshérités qui se plaignent de leur sort, il puisse dire : Regardes-moi, comme vous je suis sans patrie, sans maison, sans bien, sans esclaves ; je couche sur la terre ; je n'ai ni femme, ni enfant ; je n'ai que la terre, le ciel et un manteau. Puis, avec une énergie croissante, du ton le plus résolu, avec une trivialité qui ajoute quelque chose à la grandeur des pensées, il continue : Prends conseil de Dieu, et s'il t'encourage dans ton entreprise, sache qu'il veut te voir grand ou roué de coups ; car n'oublions pas ce petit détail : il est dans l'ordre que notre philosophe soit battu comme un âne, et il faut que, battu, il aime ceux-là mêmes qui le battent, en père et en frère de tous les hommes.

Chose surprenante ! Épictète va jusqu'à imposer à son philosophe le célibat, et donne des raisons qu'on peut faire valoir encore en faveur du célibat des prêtres : Ne faut-il pas qu'il soit tout entier à son divin ministère ? Ne faut-il pas qu'il puisse traiter librement avec les hommes, sans être asservi à ces obligations vulgaires, sans être empêché par ces bienséances mondaines qu'il ne peut négliger qu'en perdant son titre d'honnête homme, qu'il ne peut respecter sans détruire en lui l'ambassadeur, le surveillant, le héraut envoyé par les dieux. Regardez : s'il est marié, le voici obligé de faire ceci ou. cela pour sen beau-père, le voici avec des devoirs envers les autres parents de sa femme, envers sa femme elle-même. Désormais il est absorbé par le soin de ses malades, par l'argent à gagner.... Que devient, dès lors, celui qui doit surveiller tous les autres, époux et parents ? celui qui doit voir quels sont ceux qui vivent bien avec leur femme, qui vivent mal, quelles sont les familles heureuses ou troublées ? celui qui doit aller partout' comme un médecin tâtant le pouls de tout le monde ? comment aura-t-il ce loisir, si les devoirs ordinaires le tiennent à l'attache ?

On ne manquait pas à Rome de faire, contre ce noble célibat, des objections qu'on fait encore aujourd'hui : Votre philosophe, disait-on, ne contribuera pas à la conservation de la société. Épictète répliquait, avec sa fougue et ses vives saillies : Au nom du ciel, qui sont les plus utiles à l'humanité, de ceux qui y introduisent deux ou trois marmots au vilain petit museau, on de ceux qui, dans la mesure de leurs forces, surveillent tous hommes, examinant ce qu'ils font, comment ils vivent, en quoi ils négligent leur devoirs.... Notre philosophe a l'humanité pour famille, les hommes sont ses fils, les femmes sont ses filles. C'est comme tels qu'il va lés tronc ver tous, comme tels qu'il veille sur tous, parce qu'il est, leur père, leur frère et le ministre de leur père à tous, Jupiter.

A part ces formes du langage païen, où trouver une vue plus haute et plus- nette de la mission religieuse et morale ? Dans ces transports si raisonnables, Épictète n'a rien oublié, ni l'entière obéissance à Dieu, ni l'amour de la pauvreté, de la souffrance, de l'humiliation même, ni surtout l'amour des hommes. Mais laissons-le achever de peindre en traits rapides la beauté de ce sacerdoce ; quelques mots admirables nous diront à quelle condition le philosophe prêcheur sera respecté : Avant tout, il faut que son âme soit plus pure que le soleil. Autrement il ne serait qu'un coureur d'aventures et un homme de métier, si livré au mal lui-même, il s'érigeait en censeur des autres.... Et comment voulez-vous qu'il se fasse obéir, il n'y a que sa conscience qui lui donne du pouvoir.... Quand on le voit veillant et travaillant par amour pour l'humanité, quand on le voit s'endormant le cœur pur et se réveillant plus pur encore, quand on sait que toutes ses pensées sont les pensées d'un ami des dieux, d'un de leurs ministres, d'un associé à la souveraineté de Jupiter, quand enfin il est toujours prêt à dire : Ô Jupiter, ô destinée, conduisez-moi ! ou bien : Si telle est la volonté des dieux, qu'il en soit ainsi ! Pourquoi, dès lors, n'aurait-il pas le courage de parler librement à ceux qui sont ses frères, ses enfants, en un mot, à sa famille ?Voilà, disait en terminant Épictète au jeune homme qui le consultait, voilà sur quoi tu délibères. Et maintenant, si tu persistes, deviens le serviteur de Dieu, mais vois d'abord si tu es bien préparé[3]. Quelle morale et quelle éloquence ! Il faudrait lire tout le discours et se laisser emporter par cette parole saine, forte, libre et toute jaillissante qui se répand en impatiences généreuses, en interrogations pressantes, où l'on sent partout comme la fureur de la vertu et de la piété, et où la plénitude d'un grand cœur précipite en tumulte un torrent de saintes pensées.

Bien qu'Épictète comprenne et recommande avec ardeur les principes généraux de la fraternité humaine, et qu'il s'élève avec le stoïcisme jusqu'à la conception d'une espèce de charité, ce n'est point de ce côté qu'il laisse aller son cœur. C'est vers la Divinité que s'échappent les sentiments contenus et refoulés de cette âme en apparence insensible. Quelle admiration pour l'ordre physique et moral de la nature, quelle obéissance à la raison immuable et éternelle, quel abandon à la Providence ! Cet homme si froidement raisonnable se livre à des emportements lyriques quand il parle de Dieu, des ses dons, de l'indifférence des hommes pour ses bienfaits. Au milieu d'une leçon, ses pressantes démonstrations se changent en hymne et, après avoir célébré les louanges de la Divinité, il s'écrie en terminant, avec son accent populaire : Eh bien puisque vous ôtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas qu'il y eût quelqu'un qui chantât pour tous l'hymne à la Divinité ? Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n'est de chanter Dieu ? Si j'étais rossignol, je ferais le métier de rossignol, si j'étais cygne, celui d'un cygne. Je suis un être raisonnable, il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier et je le fais. C'est mon rôle à moi, que je remplirai tant que je pourrai, et je vous engage tous à chanter avec moi[4]. Singulier changement qui s'est opéré dans les âmes ! le monde en détresse se tourne vers le ciel ; l'insensible stoïcisme a déjà des élans divins, et l'école est tout près de se transformer en temple de la prière.

Cette piété philosophique et cet abandon aux lois souveraines de la nature et de Dieu nous parait la plus grande originalité des Entretiens. Le progrès moral est évident, et l'âme d'Épictète, dans ces belles méditations sur la Providence, est soulevée par un souffle nouveau répandu dans le monde. Nous ne dirons pas pourtant que ce livre est le dernier mot du stoïcisme. Cette belle et fière doctrine saura prendre bientôt un langage plus modeste et plus touchant. Dans le livre de Marc-Aurèle, la résignation est encore plus humble et plus pleine d'abandon. Il semble que la philosophie païenne, moins altière, se rapproche de plus en plus du christianisme qu'elle ignore ou qu'elle méconnait, et soit prête à se jeter entre les bras du Dieu inconnu. Marc-Aurèle n'a plus rien de cette âpreté stoïque qui choque parfois dans les discours de ses devanciers. Il est doux, simple, aimable autant qu'un stoïcien peut l'être. Quelle délicatesse morale et quelle mansuétude dans cet examen de conscience d'un souverain philosophe ! Ses pensées sur la résignation, sur la tranquillité qu'il faut conserver dans la contemplation de notre faiblesse et de notre fragilité, sont d'une mélancolie virile qui vous pénètre et vous charme tout en vous troublant. Il garde dans ces tristes méditations une sérénité si pure, une douceur, une docilité aux ordres de Dieu qu'on ne trouve point avant lui et que la grâce chrétienne a seule surpassées. S'il n'a pas encore la charité dans toute la force du terme chrétien, il en a déjà l'onction, et on ne peut lire ce livre, unique dans l'histoire de la philosophie païenne, sans penser à la tristesse de Pascal et à la clémence de Fénelon.

 

 

 



[1] Si notre dessein était d'exposer les dogmes et les formules du Portique, nous devrions réserver dans notre livre la plus grande place à Épictète qui est le plus rigoureux et le plus conséquent des stoïciens. Mais par cela même que sa doctrine est homogène, que sa vie est conforme à sa doctrine et que ce personnage est tout d'une pièce, une simple esquisse suffit. Pour éviter des redites sur le stoïcisme professé par Sénèque, par Perse et que nous retrouvons encore dans Marc-Aurèle, nous ne consacrons qu'un très-court chapitre à Épictète dont les sentiments droits et fermes, sans fluctuations et sans nuances, peuvent se peindre en quelques traits.

[2] Nous recommandons l'excellente traduction de M. Courdaveaux, qui reproduit souvent avec bonheur l'énergique simplicité d'Épictète.

[3] Entretiens d'Épictète, liv. III, ch. XXII.

[4] Entretiens d'Épictète, liv. I, ch. XVI.