LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE VIII. — LE CINQUIÈME LIVRE. FORMATION DE L'UNIVERS. - APPARITION DE L'HOMME SUR LA TERRE. LA CIVILISATION NAISSANTE. - SENTIMENT DE LA NATURE.

 

 

Le cinquième livre[1] est comme le couronnement du système des atomes. On y voit enfin dans le plus vaste ensemble ce que le tumulte de la matière livrée à elle-même a pu produire ; brillante peinture qui embrasse l'histoire de l'univers et de l'homme, où sont abordés en même temps, avec la plus confiante témérité, les plus grands problèmes de la physique, de la religion, de la morale.

Le chaos se débrouille, les atomes de même nature se cherchent et s'assemblent ; les plus pesants se précipitent et forment la terre ; l'air, plus léger, s'élève et flotte au-dessus, et la matière ignée, plus subtile encore, se répand autour du monde qu'elle enveloppe de ses feux. Les astres commencent à paraître et prennent leur course. Après avoir expliqué les causes de leurs mouvements en disciple d'Épicure et avec les faibles lumières de l'école, le poète fait voir comment la terre donna naissance aux plantes, aux arbres, aux animaux, aux hommes ; comment, dans ce premier enfantement, des monstres, informes ébauches de la nature, incapables de vivre et de se reproduire, périrent à jamais ; comment des espèces d'animaux, trop faibles pour se défendre, s'éteignirent. Ensuite il nous fait assister à la vie des premiers humains, de ces rudes enfants d'une terre encore vigoureuse, qui cherchent dans les forêts leur sauvage nourriture et luttent contre les bêtes féroces. Peu à peu les mœurs deviennent moins farouches ; l'amour, le mariage, le désir de protéger les femmes et les enfants, unissent entre eux les premiers chefs de famille par une sorte de convention tacite et les empêchent d'opprimer la faiblesse. De là un commencement de société que l'invention du langage étend bientôt et fortifie. L'ambition fait les rois, la royauté partage les terres et crée la propriété ; de longues anarchies font établir les lois, la terreur enfante les religions. Cependant la découverte du feu et des métaux donne naissance à l'industrie, fournit des armes plus terribles à la guerre et d'utiles instruments à l'agriculture. On s'essaye aux arts de pur agrément, on invente la musique. Guidé par le hasard, excité par le besoin, éclairé par son génie, l'homme a trouvé les arts, les sciences, que l'expérience accroit et perfectionne chaque jour. Déjà il habite des villes, déjà il lance des navires sur la mer, l'écriture lui permet de fixer sa pensée, et les poètes commencent à raconter son histoire à la postérité. Lucrèce ne s'arrête qu'an moment où s'ouvrent les annales des nations. Il fait revivre ces âges lointains qui n'ont pas d'histoire, qui sont hors de notre portée, dont il ne reste ni monuments, ni souvenir, en deçà desquels la tradition s'arrête et qu'on ne peut aborder qu'à l'aide des inductions les plus aventureuses.

Le poète traverse avec une confiance intrépide les plus difficiles problèmes posés par la science moderne. Quand il peint la formation du monde et les différents âges de la création, il fait penser à la Théorie de la terre de Buffon, au Système sur les planètes et aux Époques de la nature ; quand il parle des races disparues qui n'ont pas su vivre ni se perpétuer, il semble soupçonner certains faits sur lesquels repose l'ouvrage de Cuvier, des Révolutions du globe ; quand il explique la naissance et la marche des astres, il a la même ambition que Laplace dans son Système du monde ; enfin, lorsqu'il décrit l'origine des sociétés, des gouvernements et des lois, il agite de grandes questions que les publicistes et les philosophes des deux derniers siècles aimaient à traiter, depuis Grotius jusqu'à J.-J. Rousseau. Hâtons-nous de dire que le hardi poète n'a point toujours jeté beaucoup de lumière durable sur ces lointaines obscurités de la science physique ou sociale. Mais quand il s'agit de si grands objets, les erreurs mêmes ont leur prix. Un puissant intérêt philosophique et moral s'ajoute à celui de la poésie dans cette étonnante peinture, qui est la plus vaste en ce genre, la plus suivie, sinon la plus parfaite, que nous ait laissée l'antiquité.

Ce n'est point à la légère qu'au sujet de ces hypothèses antiques nous avons prononcé le grand nom de Laplace. Le rapprochement peut paraître forcé à qui n'a lu que le cinquième livre, où les idées du poète, trop mêlées de discussions accessoires, ne sont point assez ramassées, ne forment pas un ensemble lumineux et nagent, pour ainsi dire, dans une dispersion peu systématique. Il faut les voir réunies et condensées dans l'éclatant et harmonieux résumé qu'en a fait Virgile dans ses Bucoliques, où cette cosmogonie s'échappe à flots pressés de la bouche d'un dieu :

Il chantait comment dans les vastes espaces du vide se trouvaient confondus d'abord les principes de la terre, de l'air, de la mer et du fluide igné, comment de ces premiers éléments tout était sorti, comment le monde enfant a pris de la consistance, comment la croûte terrestre s'est affermie, rejetant peu à peu les eaux de Nérée dans le bassin des mers, donnant aux objets mille formes diverses ; .il disait la terre s'étonnant à l'éclat nouveau du soleil, les nuages montant dans l'espace pour retomber en pluie, les forêts apparaissant pour la première fois et les rares animaux errants sur des montagnes inconnues, enfin l'homme... (VI, 31.)

Qu'on veuille bien peser chaque mot et remarquer la suite et la gradation de ces évolutions de la matière. Si, comme poésie, ces vers sont des plus admirables, comme science antique, ils nous paraissent prodigieux[2].

On a souvent comparé Lucrèce à Buffon. Dans plusieurs ouvrages de notre grand naturaliste on rencontre en effet des descriptions qui rappellent des vers célèbres du Poème de la nature. Ils se ressemblent surtout par l'audace de leur entreprise scientifique. Mais il ne faut pas pousser plus loin la comparaison, de peur de rendre au poète des honneurs qu'il ne mérite pas. Sans doute Lucrèce a embrassé dans le cinquième livre un grand nombre de problèmes que Buffon cherche à résoudre. Pour raconter et décrire l'origine des choses, tous deux sont forcés par leur sujet même de pénétrer dans les ténèbres des âges à l'aide d'hypothèses téméraires et de mêler, comme dit Buffon, la fable à la physique. Mais tandis que l'un fonde ses conjectures sur des faits, recueille avec patience les documents épars, les rares et précieux vestiges de ces temps évanouis, tandis qu'il ne se sert de son imagination, comme il dit encore lui-même, que pour combiner les observations, généraliser les faits, et en former un ensemble qui présente à l'esprit un ordre méthodique d'idées claires et de rapports suivis, l'autre expose sans scrupule un système préconçu, ne se doute pas qu'il existe une méthode pour arriver à la vérité et s'imagine trop souvent, dans l'aveuglement de sa foi philosophique, que le plus irrésistible moyen de persuasion est une affirmation hautaine. Buffon, aussi bien que Lucrèce, est quelque fois grand poète, et il faut l'être pour remonter par la seule force de l'esprit à la naissance de l'univers, pour décrire ce qu'on ne peut que deviner ; mais combien il garde encore de prudence même dans ses conjectures immodérées !

Comme dans l'histoire civile on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux ; de même, dans l'histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature. C'est le seul moyen de fixer quelques points dans l'immensité de l'espace, et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Voilà bien le langage d'un poète, mais d'un poète qui connaît les conditions impérieuses de la science et dont les erreurs mêmes seront le fruit d'une réflexion profonde. Lucrèce ne prend pas cette peine, ni ces précautions ; il s'écrie simplement avec une confiance plus poétique que raisonnable : Je vais vous révéler des oracles plus certains que ceux de la Pythie. C'est là toute sa méthode ; il se contente de proclamer, les yeux fermés, les arrêts de son divin Épicure.

La partie vraiment originale, intéressante et fondée sur des conjectures vraisemblables, est le tableau qui présente la vie primitive de la race humaine et la naissance des sociétés.

Si Virgile a composé avec amour le sommaire poétique de la cosmogonie du cinquième livre, Horace à son tour fait, en disciple fidèle, le résumé de ce qui suit. Il reprend le sujet exactement au point où Virgile l'a laissé : Quand sur la terre nouvelle encore rampèrent les animaux humains, troupeau hideux et muet, ils se disputèrent d'abord leurs glands et leurs repaires avec les ongles, les poings, puis avec des hâtons, et de progrès en progrès avec toutes les armes que leur forgea le besoin. Cela dura jusqu'au temps où leurs cris inarticulés se changèrent en un langage capable d'exprimer leurs sentiments et de désigner les objets. Alors cessèrent les luttes sauvages ; on bâtit des villes qu'on entoura de remparts, on établit des lois... C'est la crainte de l'injustice qui a fait trouver le droit ; il en faut convenir quand on remonte aux origines et qu'on déroule les annales du monde[3].

Ce sont en effet les fastes du monde, c'est la première histoire des sociétés qu'Horace fait tenir en ces quelques vers d'après Lucrèce. On voit combien la science du Poème de la Nature faisait autorité, comme elle s'imposait aux plus grands esprits. Virgile et Horace, dans leur commune admiration pour leur savant devancier, se relèvent en quelque

sorte pour lui faire les honneurs. L'auteur des Bucoliques et des Géorgiques, qui se montra toujours curieux de connaissances physiques, s'attache à l'histoire de l'univers. Horace avant tout moraliste se réserve la partie humaine. Les deux morceaux mis bout à bout forment le tableau réduit de l'immense peinture qui remplit le cinquième livre.

Buffon a refait ce tableau dans la Septième époque de la nature avec plus de précision scientifique et de force démonstrative. II n'imite pas Lucrèce, comme on a tort de le redire, il ne lui fait pas d'emprunts ; son riche génie n'en avait pas besoin. Il s'en inspire, il rivalise avec lui et semble vouloir égaler par la magnificence de sa prose les vers du grand poète. Il est un autre écrivain du XVIIIe siècle qui a profité davantage de Lucrèce, qui, sans le nommer, le suit souvent pas à pas, lui dérobe ses idées et quelquefois ses expressions, c'est J.-J. Rousseau dans son Discours sur l'origine de l'inégalité[4]. Rousseau, qui était alors un écolier, non par l'âge, mais par l'inexpérience, qui se cherchait encore lui-même et prenait les idées de toutes parts, coula celles de Lucrèce dans ses propres paradoxes, et, pour étonner le public par son originalité à laquelle il tenait tant, dissimula si bien ses emprunts que personne, je crois, ne s'en est jamais aperçu.

Il ne faudrait pas croire que l'histoire de l'humanité primitive ne soit dans le Poème de la Nature qu'une suite de rêveries. Cette histoire que l'imagination seule peut retracer est du moins fondée sur des analogies et des vraisemblances méditées. Une philosophie dont les principes sont bien arrêtés préside à l'arrangement et à la succession des tableaux. La science de Lucrèce peut n'être pas circonspecte, mais elle ne dédaigne pas toujours de prouver ce qu'elle hasarde. Le but de l'épicurien est de montrer comment l'homme sorti des entrailles de la terre par une sorte de génération spontanée, doué de certaines facultés, apprit peu à peu à en faire usage sous l'empire du besoin, et profitant de quelques accidents naturels et heureux, d'essais en essais, de découvertes en découvertes, s'éloigna de son ignorance et de sa brutalité native et finit par produire les merveilles de la civilisation dont nous sommes les témoins. La doctrine de Lucrèce n'est pas un caprice poétique que le temps a emporté, elle subsiste dans certaines écoles et continue à inquiéter les esprits et même les consciences.

Ce n'est pas ici le lieu d'exposer et de discuter ces questions d'origines qui sont de toutes les plus difficiles et les plus controversées. Buffon l'a dit avec autorité : L'homme sauvage est de tous les animaux le plus singulier, le moins connu et le plus difficile à décrire[5]. Qu'il nous suffise de savoir que les idées de Lucrèce ont du poids. Tout philosophe, par exemple, qui traitera de l'origine du langage sera obligé de faire à la théorie du ponte l'honneur du plus grave examen, et si de plus il ne dédaigne pas de donner à sa discussion un sérieux agrément, il ne manquera pas de citer les vers où Lucrèce a rassemblé les plus délicates observations sur le langage naturel des animaux. Le ponte soutient que les hommes n'ont eu d'autre maitre que leur instinct ; que se trouvant doués de la voix ils ont dû, selon leurs diverses sensations, pousser des cris différents qui sont devenus peu à peu des paroles, comme les animaux qui expriment par des sons variés la crainte, la douleur, la joie.

Quum pecudes mutæ, quum denique secla ferarum

Dissimiles soleant voces variasque ciere,

Quum metus aut dolor est, et quum jam gaudia gliscunt.

Il s'oppose à Pythagore et à Platon qui prétendaient qu'un être supérieur, un homme de génie avait inventé seul un langage tout fait et l'avait ensuite appris aux autres. La théorie de Lucrèce occupe encore aujourd'hui une grande place dans la science, et les philosophes qui ne l'adoptent pas prennent du moins toujours la peine de la réfuter.

Selon Lucrèce le langage est si naturel que le petit enfant, dont l'organe n'est pas encore formé, essaie déjà de se faire comprendre par signes et laisse voir ainsi qu'il se sent fait pour parler un jour. Ce naïf effort est comme la première et lointaine révélation de cette faculté qu'il n'aura que plus tard. La démonstration de Lucrèce est aussi précise que poétique :

L'enfant muet encor déjà parle du geste,

Montrant du doigt l'objet qu'il aime ou qu'il déteste.

Tout être est averti de son futur pouvoir

Dont il tente d'user même avant de l'avoir :

Vois le jeune taureau qui, la tête baissée,

Menace de la corne encore non poussée ;

Bien avant d'être armé de la griffe ou la dent,

De la gueule et des pieds un lion se défend ;

Surpris dans son berceau, l'oiselet le plus frêle

Se confie au duvet tremblotant de son aile. (V, 1029.)

Est-il surprenant que l'homme, ayant reçu de la nature un organe délicat, ait poussé, selon ses diverses sensations, des cris différents qui sont devenus peu à peu des paroles, quand les animaux, même les plus sauvages, expriment par des sons variés la crainte, la joie, la douleur, et tous les sentiments avec leurs nuances.

Quand l'énorme molosse au seuil de la maison

Se dresse inquiété par un premier soupçon

Il gronde sourdement ; les lèvres retirées,

Il traîne un lent tonnerre entre ses dents serrées ;

Mais si l'obscur soupçon devient clair sentiment,

Sa fureur se déploie en un vaste aboiement.

Et lorsque sous sa langue et sa patte innocente

Il roule, en se jouant, sa famille naissante,

Que sous sa dent terrible il lève son enfant

Et feint de l'engloutir, heureux et triomphant,

Son petit cri d'orgueil et son murmure tendre

N'est pas ce hurlement si long qu'il fait entendre,

Quand seul dans sa prison il se pleure oublié,

Que coupable et rampant du maître il fuit le pié.

Du hennissant coursier l'accent est-il le même

Quand il suit, crins au vent, la cavale qu'il aime,

Que tout étincelant de jeune grâce il court

Éperdu sous un trait, le trait ailé d'amour,

Ou quand ses fiers naseaux appellent la bataille,

Ou que sous un effroi son vaste corps tressaille ?

Les stupides oiseaux, faucons, brigands des airs,

Et plongeons demandant leur vie au flot des mers

Font parler autrement on leur crainte ou leur joie

Ou leur fureur criarde en disputant la proie.

Même il est des oiseaux dont les rauques chansons

Changent selon l'humeur des mobiles saisons.

Des corbeaux par les cieux quand fuit la noire bande,

Par des cris différents elle annonce et demande,

Comme un devin, dit-on, qui prévoit l'avenir,

La pluie ou l'aquilon, l'orage et le zéphyr.

Puis donc que l'animal et muet et sauvage

Dans ses transports divers trouve un divers langages

L'être humain, mieux doué, par de plus clairs instincts

Dut pouvoir aux objets donner des noms distincts. (V, 1061.)

Sur l'origine des religions ses idées peuvent choquer plus d'une doctrine, mais si elles ne rendent pas compte de tous les faits religieux qui se sont passés dans le monde, elles expliquent du moins, avec la plus énergique précision, l'établissement des cultes antiques, qui ne sont fondés que sur la terreur. Ces vues ont paru si justes à Buffon qu'il les a reprises dans sa Septième époque, en retraçant il est vrai, d'une main plus légère et plus circonspecte, ce que Lucrèce peignait hardiment avec la violence d'une irréligion déclarée.

Il y a dans ce livre des vers bien remarquables sur les progrès de l'industrie. Le savant poète estime que de la découverte du feu date le commencement de toute civilisation. Il entrevoit ce que l'archéologie la plus récente vient seulement de démontrer, à savoir la succession des trois âges de pierre, de bronze, de fer[6] :

Arma antique manus, ungues, dentesque fuerunt

Et lapides, et item silvarum fragmina rami...

Et prius æris erat quam ferri cognitus usus.

Tout dans cette difficile peinture n'est pas d'une égale exactitude. L'imagination du poète supplée quelquefois, non sans naïveté, à la science impuissante du philosophe. Ainsi, Lucrèce assigne une singulière origine à la propriété. II imagine que les rois firent le partage des terres et des troupeaux en donnant plus ou moins à chacun de leurs favoris en proportion de sa beauté[7] ou de sa force, parce que, en ce temps-là, c'étaient les qualités qu'on estimait le plus. Observation juste, faite bien souvent par les voyageurs anciens et modernes qui ont décrit les mœurs des peuples barbares. Mais l'existence même de la royauté suppose déjà que les hommes avaient quelque chose à défendre et, en admettant même qu'elle ne fat d'abord qu'une usurpation et une tyrannie, elle n'aurait pas eu d'intérêt à s'établir si les sujets n'avaient rien possédé. Avec plus de vraisemblance, Buffon et Rousseau pensent que ce fut la culture des terres qui amena leur partage et que la propriété dut fonder les gouvernements et les premières règles de justice. La plus haute antiquité n'a-t-elle pas donné à Cérès l'épithète de législatrice ? Dans la suite de ce tableau l'imagination de Lucrèce, se montrant plus naïve encore, se figure que les rois ont été renversés et mis à mort par une révolution populaire et que, pour sortir de l'anarchie, on institua des magistratures. Il semble calquer l'histoire des sociétés primitives sur celle de Rome, il pense sans doute à l'expulsion des Turquins et à l'établissement du consulat, et fait du reste une belle peinture d'une démocratie républicaine, qui n'a que le défaut d'être placée dans les premiers temps du monde :

Les rois morts sous le fer, leur sceptre ensanglanté,

De leur trône en débris l'antique majesté,

Et leur bandeau superbe, épars dans la poussière,

Pleuraient leur déshonneur sous le pied populaire.

Tenir sous son talon ce qu'on a redouté

Pour qui trembla longtemps c'est rage et volupté

Mais comme au plus vil peuple il allait dans sa chute

Ce pouvoir convoité que chacun se dispute,

Sur la foi du plus sage on proposa des lois

Avec des magistrats gardiens de tous les droits.

Par la lutte épuisée alors la race humaine

Comprenant le bienfait d'une commune chaîne,

Chacun prêta son front et reçut sans ennui

Un joug qu'on imposait aux autres comme à lui. (V, 1134.)

On retrouve ailleurs ce même mélange de vérité et de fantaisie, par exemple, dans le tableau où parait la suite des inventions guerrières qui commencent avec la première industrie et que depuis le génie humain n'a cessé de pousser jusqu'à la perfection la plus destructive. Que l'homme, après la découverte du fer, s'en soit forgé d'abord une arme, qu'il ait fait du cheval l'irrésistible auxiliaire de sa fureur ; qu'il ait lancé sur l'ennemi des chars meurtriers et même certains monstres sauvages plus ou moins difficiles à discipliner, toute l'histoire ancienne est là pour le prouver ; mais qu'il ait dressé pour le combat les taureaux, les sangliers et les lions, aucun fait, ce me semble, ne permet de l'affirmer. Combien des alliés si terribles et d'une humeur si brutale eussent été dangereux pour ceux qui les auraient employés, Lucrèce le sait lui-même, à en juger par sa propre peinture, si poétiquement tumultueuse :

Quand le fer fut trouvé, le hardi combattant

Dompte un cheval farouche, ose en presser le flanc,

Et sur les ennemis par les airs il s'enlève,

Le frein dans une main et dans l'autre le glaive.

Bientôt au même joug unissant deux coursiers,

Il dirige debout le vol des chars guerriers

Et, pour mieux moissonner dans les champs du carnage,

D'un char armé de faux le quadruple attelage.

Ce n'est pas tout encore, et l'Africain apprend

Au monstre dont la trompe est un hideux serpent

A porter une tour et l'horreur de sa taille

Et son poids dans les rangs de la vaste bataille.

C'est ainsi que la guerre, habile en ses fureurs,

Sans cesse imagina de nouvelles terreurs,

En donnant aux mortels acharnés à se nuire

D'effroyables leçons dans l'art de se détruire.

Même l'on essaya pour ces sanglants travaux

La dent des sangliers, la corne des taureaux ;

Plus d'un chef imprudent s'avança dans la plaine

Précédé de lions que tenaient à la chaîne,

Sous l'empire du fouet, de rudes conducteurs

Qui devaient en régler les sauvages ardeurs.

Espoir vain ! Par le bruit, par le sang animées,

Ces bêtes au hasard plongent dans les armées ;

Partout flotte et bondit leur crinière ; les rangs

S'ouvrent épouvantés sous d'affreux cris errants.

Le coursier n'écoutant frein, ni voix, ni caresse

Se refuse aux combats immobile, et se dresse.

Les lions en tous sens par leur rage entraînés

Ou retournent sur ceux qui les ont déchaînés,

Ou bien sur un fuyard s'élançant par derrière

S'abattent avec lui d'un bond dans la poussière,

Et sous l'ongle et la dent le tenant embrassé,

De leur énormité pèsent sur le blessé. (V, 1296.)

La plus incontestable vérité dans la sombre peinture des premiers âges est la vérité de la couleur. Elle produit l'illusion et donne du crédit et de la vraisemblance aux inventions du poète. Lucrèce s'est bien gardé de placer à l'origine du monde les aimables félicités de l'âge d'or. Ce n'est pas une idylle que la vie de ces premiers hommes, créés par le hasard, misérables enfants d'une aveugle nature, abandonnés par elle à leur ignorance et à leur dé-nûment, cherchant leur nourriture sous un chêne, se couchant nus sur une terre nue, comme des sangliers, vigoureux, mais sans autres armes que des pierres et des branches arrachées aux arbres, surpris pendant leur sommeil au fond de leurs cavernes par quelque monstre plus puissant, dévorés, engloutis, se sentant descendre vivants dans un sépulcre vivant, ou bien, échappés à la griffe de leur ennemi, courant à travers la plaine avec d'horribles cris, leurs mains tremblantes appliquées sur leurs hideuses blessures qu'ils ne savaient guérir. Un poète des âges classiques eût sans doute reculé devant de pareilles descriptions ; le goût scrupuleux d'un Virgile en eût un peu dissimulé l'horreur sous l'élégance et l'harmonie. Mais s'il est permis de peindre avec brutalité une nature brutale, si ce que nous appelons la couleur locale est un charme, on ne peut qu'admirer ces scènes hardiment dépeintes auxquelles d'ailleurs conviennent, par une heureuse rencontre, une langue encore rude, une versification peu polie. C'est une consonance et une vérité de plus. Si on éprouve un regret en lisant les passages analogues de Buffon , c'est que le soin de l'harmonie et le balancement des périodes donnent à la description de la nature brute un trop délicieux accompagnement.

Cette vérité de couleur se retrouve dans les scènes plus douces où paraissent les plaisirs et les amusements des premiers hommes. Tout est alors d'une grâce vraiment rustique et même un peu sauvage. Lucrèce est loin de prêter à ces premiers nés de la nature les sentiments raffinés des bergeries. Ces rudes humains ne se livrent à la joie que quand ils sont bien repus[8]. Si le ciel est serein, s'ils ont trouvé un doux gazon près d'un ruisseau frais, ils ne désirent plus rien, ils se rassemblent, ils s'essayent à la musique et à la danse ; avec quelle rude simplicité ces vers nous le diront :

D'harmonieux oiseaux l'homme imitait les sons

Bien avant de former ces savantes chansons,

Ces vers, enfants de l'art, délicates merveilles,

Dont il aima depuis à charmer ses oreilles.

Le zéphyr qui soupire à travers les roseaux

Leur apprit à souffler dans les creux chalumeaux

Et, par un lent progrès, la lèvre sut répandre,

Sous les mobiles doigts, l'accent plaintif et tendre

Des flûtes, dont l'usage enfin fut découvert

Dans les divins loisirs des bois et du désert.

C'est ainsi que par l'art et le cours des années

Toutes inventions au jour sont amenées.

Tels étaient des humains les doux jeux au moment

Où, la faim apaisée, ils trouvaient tout charmant.

Couchée en cercle ami souvent leur troupe oisive

Sur un gazon moelleux, au penchant d'une rive,

Sous le murmure frais d'un arbre aérien,

Trouvait le vrai bonheur qui ne vous coûte rien,

Surtout quand la saison et souriante et pure

Des fleurs sur les prés verts ranimait la peinture.

Puis naissaient gais propos, longs ris, bruyants éclats

Où la muse prenait ses agrestes ébats :

Feuille et fleur sur leur front, à leurs flancs, sans cadence

Tous essayaient ensemble une robuste danse,

Heureux et fiers de battre, en sauvages enfants, La terre, leur nourrice, au bruit des pas pesants.

Quels cris montaient au ciel et quel rire sonore

Oh ! qu'ils paraissaient beaux ces jeux nouveaux encore ! (IV, 1378.)

Ce vif et juste sentiment de la nature[9] que nous remarquons dans ce cinquième livre parait du reste dans tout le poème sous les aspects les plus divers. Le poète qui chantait la nature devait plus que tout autre s'intéresser à elle. Lucrèce non-seulement aime la vie rustique et simple, mais il en fait son idéal philosophique. La campagne est pour lui le vrai séjour du repos et du bonheur, le plus sûr asile contre les passions. De plus, chose rare dans l'antiquité, il éprouve déjà ces émotions variées et profondes que le spectacle de la nature peut donner à l'homme et que notre poésie contemporaine se plait à exprimer. Il reste confondu devant l'accablante immensité des espaces infinis et des temps éternels ; il est quelquefois saisi de ces frissons poétiques que ressent l'esprit à la pensée des grands mystères. Il comprend la beauté des lois ou leur horreur, il reconnait et célèbre tour à tour avec douceur ou avec amertume les bienfaits maternels de la nature et ses duretés de marâtre. Déjà même il conne, avant Virgile, ce sentiment délicat, faut-il dire cet art ? qui sait prêter une âme aux êtres inanimés et qui répand sur toutes choses son universelle sympathie. Il y a pourtant une grande différence entre les deux poètes. Lucrèce étudie la nature, il l'observe, il la fait comparaître devant son mâle génie, il la juge, il la voit devant lui, il ne vit pas en elle. L'âme tendre et plus faible de Virgile a été plus loin et s'est abandonnée davantage à la nature. Lui aussi aurait voulu en sonder les mystères, mais faute de génie, dit-il lui-même, il s'est contenté de l'aimer. Il jouit de ses douceurs, de ses spectacles, de ses bruits, de ses parfums ; il oublie en elle la science et la gloire, il s'y repaît de tristesses délicieuses ; il en a fait sa confidente et son idole. Lucrèce en demeure toujours le viril contemplateur et s'il est souvent ému, sa mélancolie est celle, non d'un poète qui se délecte de ses rêves, mais d'un philosophe qui médite et s'afflige.

 

 

 



[1] Nous recommandons un excellent et commode commentaire sur ce cinquième livre, publié récemment, en 1884, par MM. E. Benoist et Lantoine.

[2] Nous devons ici laisser parler un physicien dont le jugement en ces matières aura plus d'autorité que le nôtre : Virgile montre d'abord la matière disséminée dans l'espace, ensuite se réunissant et s'agglomérant pour former les astres et le globe de la terre lui-même à l'état naissant... Le poète passe très-fidèlement des époques cosmologiques aux époques géologiques, car il nous montre ensuite le sol se consolidant, la mer se séparant des continents, le soleil éclairant la terre pour la première fois et les nuages disséminés dans l'atmosphère, laissant tomber la pluie d'en haut. Plus tard, les végétaux apparaissent, puis les animaux qui errent en petit nombre sur des montagnes encore sans nom. Enfin, le poète passe à la naissance de l'homme... On voit que rien ne manque à la succession des événements. La théorie que Virgile développe ici en style poétique ferait grand honneur à l'antiquité, si elle eût été généralement adoptée ; mais à côté de l'école, quelle qu'elle soit, qui professait cette belle doctrine, il en était d'autres... Le secret de ces rencontres merveilleuses (avec la science moderne) et du peu d'estime qu'on en a fait, c'est que la Grèce et l'antiquité ont tout dit, mais qu'elles n'ont rien démontré. Babinet, Études, t. IV. Ces derniers mots font comprendre pourquoi la science des anciens est si flottante. Chez eux il n'y a pas, comme chez nous, des résultats acquis et reconnus. Virgile lui-même peut servir d'exemple. Ici il célèbre la physique de Lucrèce, dans l'Énéide il célébrera celle de Platon. Bossuet a fait là-dessus des remarques bien sévères : Ainsi voit-on dans Virgile le vrai et le faux également établis... il a contenté l'oreille ; il a étalé le beau tour de son esprit... C'est assez à la poésie ; il ne croit pas que la vérité lui soit nécessaire. De La Concupiscence, 18. Paroles rigoureuses de théologien qui possède la vérité fixée une fois pour toutes. Mais Virgile ne cherchait pas à étaler seulement le beau tout de son esprit, il se laissait charmer par de grandes idées auxquelles rien ne l'obligeait de rester fidèle. Sans être indifférent à la vérité, il empruntait, selon ses études du moment, à tous les systèmes ; il se sentait libre, précisément parce que, selon ces mots si justes, rien n'était démontré.

[3] Satires, I, 3, 99.

[4] Rousseau a disséminé dans son discours la substance des vers latins. Seulement il faut les avoir présents à l'esprit pour saisir partout les traces de cette imitation clandestine. Il a le cinquième livre sous les yeux, il s'en occupe pour le suivre souvent ou pour le réfuter. Il faudrait plusieurs pages de citations pour en donner les preuves. Voyez ce qu'il dit de la force des premiers hommes, des causes qui amenèrent des mœurs plus douces, de la propriété, de la découverte du fer, etc. Tel retour de Lucrèce sur les mœurs de son temps inspire à Rousseau une déclamation contre son siècle. Ce n'est pas que je prétende qu'il eût besoin de modèles pour se livrer à un accès de misanthropie. Il y a même quelques expressions qui trahissent une étude familière : Les portes de la mort Janus leti. — Je vois l'homme se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau.

Glandiferas inter curabant corpora quercus...

At sedare sitim fluvii...

On fait ces remarques simplement pour montrer que les idées de Lucrèce ont une valeur plus que poétique, puisqu'un philosophe moderne ne les a pas trouvées indignes d'être étudiées et discutées.

[5] Hist. nat., variétés dans l'espèce humaine.

[6] Voir liv. V, 1283. Cette, vue n'est pas commune, car Sénèque (Quæst. nat., I, 47) dira plus tard : Le fer est le premier métal dont on se servit. Peut-être Lucrèce fut-il mis sur la voie par un vers d'Hésiode où il est dit que le cuivre fut découvert avant le fer. Il pouvait d'ailleurs se rappeler que, dans l'Iliade, les armes des héros sont ordinairement d'airain, et que les Gaulois qui attaquèrent Rome n'avaient que des épées de bronze. Il parait même savoir que le cuivre et le plomb, se rencontrant quelquefois à l'état de lingot (concreta videbant, V, 1255), devaient d'abord attirer les regards, tandis que le fer échappe à la vue, parce qu'il ne se trouve qu'à l'état de minerai.

[7] Les Éthiopes et les Indiens, elisants leurs roys et magistrats, avaient esgard à la beauté et procérité des personnes... Platon désire la beauté aux conservateurs de sa république. Montaigne, liv. II, 17.

[8] C'est une idée antique que la musique et la danse doivent suivre le repas ; Homère est de cet avis. Amyot, traduisant Plutarque, dit, dans sou langage spirituellement enfantin : De la panse, comme l'on dit, vient la danse. Les causes naturelles, 24. Le mot est de Villon.

[9] Voir sur ce sentiment chez les anciens le bel ouvrage de M. De Laprade, une thèse délicate de M. Gebhart, 1860, et une vive dissertation de N. Secretan, Lauzanne, 1866.