LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE VII. — LA SCIENCE DE LUCRÈCE.

 

 

Bien que dans le Poème de la Nature[1] nous ne cherchions que la religion et la morale de Lucrèce, nous ne pouvons entièrement négliger la physique, qui sert de fondement à tout le reste. Il nous faut donc, dans la faible mesure de notre compétence scientifique, juger la physique épicurienne, en signaler les grandeurs et les infirmités, et montrer surtout ce que le poète y a mis de son imagination et de son âme.

Pour être juste envers Lucrèce, on doit se rappeler que son poème est le plus ancien monument de la science à Borne. A peine peut-on citer avant lui cieux ou trois auteurs qui ont écrit sur la physique ; encore n'ont-ils fait que traduire sèchement quelques livres d'Épicure. Du reste, les Romains ne cultivèrent jamais les sciences pour elles-mêmes, et, leur est arrivé quelquefois de les considérer comme une curieuse matière d'érudition, ils ne pensèrent jamais à faire des recherches et des découvertes. A part les Questions naturelles de Sénèque, où l'on rencontre des vues qui semblent originales qui peut-être sont empruntées à la Grèce, tous les auteurs latins qui ont écrit sur la science ne sont que des compilateurs ou de simples traducteurs. On a quelquefois parlé de l'inaptitude littéraire des Romains, qui, sans l'étude et l'imitation des modèles grecs, n'auraient pas eu de littérature ; mais leur inaptitude scientifique est encore plus manifeste. On sait que ce peuple de laboureurs et de soldats estimait peu les pures spéculations de l'esprit, et qu'en mathématiques, par exemple, il n'étudiait que ce qui était nécessaire pour l'arpentage, la castramétation, l'architecture, ou bien pour l'astrologie judiciaire. Un fait rapporté par Pline montre quelle était l'ignorance des Romains dans les sciences exactes en un temps qui n'est pas éloigné de celui où vécut Lucrèce. Quoique les Grecs eussent des cadrans solaires depuis près de trois siècles, les Romains ne connurent cet instrument qu'au temps de la première guerre punique. Jusqu'alors ils n'avaient que trois divisions du jour, le lever du soleil, son coucher et son passage au méridien, passage qu'on fixait de la manière peu savante que voici. On avait remarqué que le soleil, quand il était à son plus haut point, paraissait entre deux bâtiments près de la curie. Tous les jours l'huissier des consuls était chargé d'observer et de proclamer à haute voix cette apparition. On avait ainsi l'heure de midi. Plus tard, en l'an 262 avant notre ère, on transporta à Rome un cadran[2] trouvé à Catane. Bien qu'il fût loin d'être exact, puisqu'il n'était pas réglé sur le méridien de Rome, on s'en servit pendant un siècle d'une façon peu commode. Dans beaucoup de maisons il y avait un esclave appelé horarius, qui n'avait d'autre fonction que de courir de temps en temps au Forum, où le cadran était placé, et de revenir annoncer l'heure à ses maîtres. On cherchait l'heure comme on cherche l'eau à la fontaine publique. Encore fallait-il que le ciel ne fût pas couvert de nuages. Ce ne fut que dans l'année où mourut Térence, à peu près un demi-siècle avant la naissance de Lucrèce, qu'on introduisit à Rome la première clepsydre.

Les sciences physiques et naturelles n'étaient pas mieux cultivées. Cependant les Romains, plus que tout autre peuple, auraient pu faire sur la nature des observations nombreuses et variées. L'étendue des conquêtes, les expéditions lointaines, leur permettaient de comparer les phénomènes des climats les plus divers, et si l'esprit militaire n'avait pas étouffé en eux le goût de la science, ils auraient pu composer à la longue le plus vaste répertoire Ce connaissances utiles et précieuses. Mais les préteurs et les proconsuls lettrés qui gouvernaient les provinces éloignées se contentaient d'envoyer à Rome des milliers d'animaux rares pour les besoins et les plaisirs du cirque, sans songer à faire des recherches ou des collections, et les Romains assistaient à ces immenses hécatombes sans qu'il se soit jamais rencontré parmi eux un naturaliste qui ait eu l'idée de décrire ces animaux, d'observer leurs habitudes et de profiler d'une occasion si extraordinaire et si favorable à la science.

Un Grec, Alexandre le Grand[3], avait mieux compris ses devoirs de conquérant. Ce ne fut point assez pour son ambition, aussi généreuse qu'insatiable, de soumettre le monde à ses armes ; il voulut encore soumettre la nature à la science. Lorsque l'empire des Perses lui fut ouvert, il mit à la disposition de son maitre Aristote[4] des sommes immenses, et à ses ordres des milliers d'hommes en Grèce et en Asie, chasseurs, oiseleurs, pécheurs, qui devaient envoyer au philosophe les espèces d'animaux les plus rares et leurs observations les plus curieuses, pour que rien de ce qui a vie ne fût ignoré par lui. Par une rencontre trois fois heureuse, rencontre unique dans l'histoire, il se trouva qu'une âme royale assez vaillante pour conquérir le monde fût en même temps assez haute pour vouloir qu'il fût exploré, et de plus eût à son service pour recueillir tant de trésors le génie le plus vaste, le plus universel, le plus capable d'embrasser toute la nature. Des cinquante volumes composés par Aristote sur les animaux, un seul nous est parvenu, dont la précision fait encore l'étonnement des savants modernes.

Nous faisons ces remarques sur l'inaptitude scientifique des Romains, si inférieurs aux Grecs, pour rehausser le mérite de Lucrèce, qui, un des premiers à Rome, s'est occupé de ces matières difficiles ; et qui, sans montrer, il est vrai, plus d'originalité que ses concitoyens, a su du moins exposer dans sa langue, avec autant de précision que d'éclat, la physique d'une grande école. On comprend mieux aussi l'enthousiasme du poète pour son maître et son admiration sans réserve et sans critique pour des paradoxes qui devaient paraître à sa simplicité romaine le dernier mot de la science.

Jusqu'au commencement de ce siècle, on a ignoré de qu'elle manière Lucrèce avait traduit Épicure, ou du moins on n'avait pas le moyen de comparer la traduction avec l'original. On ne connaissait guère le philosophe grec que par Lucrèce, par Diogène de Laërte, qui a rapporté surtout avec complaisance la vie et les maximes morales de ce sage, et par Cicéron, qui ne peut inspirer une entière confiance, parce qu'il se fait un devoir de décrier et de poursuivre de ses épigrammes la doctrine de la volupté. Mais tous ces renseignements épars ne laissaient point voir comment Lucrèce a rendu la pensée de son maître, quels changements il a fait subir à la doctrine, ni par quel travail il l'avait accommodée au génie de la langue latine et aux exigences de la poésie. On a été plus ou moins en mesure d'en juger lorsqu'on eut découvert dans les fouilles d'Herculanum, en 1809, un livre d'Épicure sur la Physique, dont on a lu et déchiffré un certain nombre de fragments. Nous pouvons ainsi étudier par nous-mêmes et voir de nos yeux la fidélité de l'interprète[5]. Les idées que renferment presque tous ces fragments se retrouvent çà et là dans le Poème de la Rature, et quelquefois dans le même ordre. Les vers du poète ne sont pas toujours, il est vrai, une simple traduction. On sait qu'Épicure est aride et bref, qu'il repousse tous les agréments du langage, que pour le style comme pour la conduite de la vie il pensait que la perfection est dans l'abstinence. Aussi Lucrèce est-il obligé d'ajouter à la parole du maître ; il respecte scrupuleusement sa pensée, mais il l'étend, il la paraphrase pour la rendre intelligible. Dans la plupart des passages qu'on peut rapprocher, on voit qu'il est d'une exactitude littérale, qu'il parait craindre d'user de tous ses droits, que la seule liberté qu'il se permette est de fondre un commentaire dans la traduction, essayant d'expliquer, mais se gardant bien de trop embellir la sécheresse concise du maitre. Si Lucrèce est quelquefois aride, il semble s'être fait un devoir de l'être. Aujourd'hui, quand nous lisons ces vers vigoureux et pleins, mais ternes et sans grâce dans les parties les plus dogmatiques du poème, nous ne nous figurons pas ce qu'ils ont dû coûter d'effort. Accoutumés à la facture aisée, au beau choix des mots, à l'art délicat de Virgile, nous sommes choqués par la rude inexpérience du vieux poète. Nous voudrions que ces vers didactiques fussent plus harmonieux et plus polis, sans penser que c'était beaucoup déjà de les avoir rendus clairs et précis. La langue de la science était à créer. Ce fut la tâche du poète, d'autant plus difficile qu'il avait à lutter encore contre les obstacles de la versification. Si le plus grand des orateurs romains a pu justement se vanter d'avoir trouvé des mots latins et des expressions nouvelles pour les idées de la philosophie grecque et d'avoir enrichi la langue nationale, Lucrèce doit partager avec lui cet honneur.

On peut se demander comment Lucrèce, si fidèle sectateur d'Épicure, eut la pensée de composer un poème, quand son maître faisait profession de mépriser la poésie et allait jusqu'à dire qu'il fallait contraindre les jeunes gens à passer devant, à la fuir, en leur bouchant les oreilles avec de la cire, comme fit Ulysse à ses compagnons[6]. Épicure repoussait les poètes parce qu'ils étaient les auteurs de la Fable, les hérauts enchanteurs de la superstition. Mais Lucrèce pensait sans doute que la poésie est légitime quand on la met au service de l'épicurisme et qu'il est permis, selon son propre langage, d'enduire de miel le bord du vase qui contient la vérité :

Musæo contingens cuncta lepore.

C'est ainsi que parmi nous certaines sectes religieuses condamnent la forme du roman, mais ne laissent pas de la trouver excellente, quand un auteur en fait usage pour orner et propager leurs propres doctrines.

La physique épicurienne, dans son ensemble, n'est pas meilleure ni pire que la physique des autres écoles de l'antiquité. On sait que les anciens observaient peu la nature, qu'ils faisaient encore moins d'expériences et surtout suivaient une méthode qui devait presque toujours les éloigner de la vérité. Au lieu d'étudier les effets pour en rechercher ensuite les causes, ils commençaient par admettre certains principes qui devaient suffire à l'explication de toute la nature. Ils imaginaient d'abord les causes, et quand ils croyaient les avoir découvertes ils s'en servaient pour expliquer les phénomènes. Ainsi dans le système d'Épicure tout dépend de la rencontre fortuite des atomes dont les combinaisons diverses produisent le ciel, la terre, les hommes, le corps et l'âme. Toute la nature n'est qu'une suite de conséquences que le philosophe tire d'un premier principe qu'il a une fois adopté. De là, dans le Poème de la Nature, une foule d'hypothèses hasardées plus ou moins heureuses. dont les unes sont des vérités profondes, les autres des erreurs enfantines qu'il faut marquer par des exemples.

Ce mélange d'erreurs grossières et d'hypothèses plausibles a fait juger bien diversement la science du poème, avec trop de sévérité par les uns et trop d'indulgence par les autres. Gassendi, tout en repoussant les conclusions métaphysiques d'Épicure, ressuscite son système en plein XVIIe siècle, il s'en fait une arme contre la philosophie de Descartes, il consacre la plus grande partie de sa vie à élucider par de savants commentaires la physique célébrée par Lucrèce, il en adopte les principes. Et pourtant il n'était pas un simple érudit, il était vraiment philosophe et fort versé dans les sciences. D'autres an contraire ont entièrement méprisé cette physique, n'attachant de prix qu'aux conclusions irréligieuses et négatives des épicuriens. Dans un siècle de foi, Gassendi repoussait toutes les conséquences dangereuses pour la morale et ne conservait que l'innocente physique ; dans un siècle d'incrédulité et de révolte, Voltaire se moquait de cette physique en exaltant le mérite des conséquences morales qui en découlent.

Il disait d'un ton fort leste : Lucrèce était un misérable physicien et il avait cela de commun avec toute l'antiquité. La physique ne s'apprend pas avec de l'esprit ; c'est un art que l'on ne peut exercer qu'avec des instruments... Toute la physique ancienne est d'un écolier absurde. Il n'en est pas de même de la philosophie de l'âme et de ce bon sens qui, aidé du courage de l'esprit, fait peser avec justesse les doutes et les vraisemblances. C'est là le grand mérite de Lucrèce. On voit bien ici que Voltaire, tout en méprisant le physicien, applaudit à ses hardiesses de moraliste et le loue comme un auxiliaire utile de sa propre entreprise philosophique. Ainsi la science de Lucrèce a été vantée ou dédaignée selon les temps, chaque siècle faisant honneur dans les livres de l'antiquité à ce qui peut servir ses passions.

Nous ne parlerons pas longuement de certaines erreurs qui sont de grandes théories fort contestables, toujours réfutées, mais aussi toujours soutenues dans quelques écoles par de grands esprits. Quand Lucrèce nie, par exemple, les causes finales, il se trompe, selon nous, mais il touche à un problème difficile auquel on peut donner des solutions diverses sans être ridicule. L'opinion du poète rejetée par le sens commun reparaît de temps en, temps, sous de nouveaux aspects, dans la science la plus sérieuse. On la reprend au XVIIIe siècle, où elle a tant de succès que l'on passe pour un petit esprit si on ne l'adopte pas. Voltaire, dont le bon sens savait résister même à des amis, braver leur raillerie et refuser leur mot d'ordre, disait ironiquement : Je reste cause-finalier, c'est-à-dire un imbécile... Affirmer que l'œil n'est pas fait pour voir, ni l'oreille pour entendre, ni l'estomac pour digérer, n'est-ce point là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l'esprit humain ? Tout douteur que je suis, cette démence me parait évidente et je le dis[7]. Voltaire fait ici une allusion directe à Lucrèce, dont le système est celui-ci : Nous n'avons pas reçu les jambes pour marcher, mais nous marchons parce que nous avons des jambes ; les philosophes ont renversé l'ordre respectif des effets et des causes. La théorie épicurienne prônée par d'Holbach, abandonnée au commencement de notre siècle, réfutée par Bernardin de Saint-Pierre avec une science plus minutieuse que forte, est de nouveau hasardée aujourd'hui en des livres qui attirent l'attention des savants. Une vue philosophique si embarrassante qui, sans cesse réprouvée, revient à la lumière, ne doit donc pas être rangée parmi les erreurs puériles. Elle est trop redoutable d'ailleurs pour donner l'envie de la mépriser.

Cependant on aurait tort de croire que les explications antiques contraires aux causes finales fussent primitivement des arguments inspirés par l'impiété. Elles appartiennent souvent aux doctrines les plus religieuses. Le pieux Empédocle prétendait que l'eau, en coulant dans le corps, s'est creusé un réservoir qui est devenu l'estomac ; que l'air, tendant à s'échapper, s'est ouvert un passage et que 'de là sont nées les narines ; si l'épine dorsale est 'partagée en vertèbres, c'est qu'elle s'est brisée en se tordant[8]. Anaxagore, qu'on regarde communément comme le père de la philosophie spiritualiste, qui le premier proclama que l'esprit préside à l'ordre universel de la nature, ne laisse pas de dire que l'homme est le plus intelligent des animaux parce qu'il s'est trouvé avoir des mains[9]. On voit que Lamettrie, l'auteur de l'homme machine, n'était qu'un plagiaire. Toutes les doctrines antérieures à Platon expliquaient ainsi l'origine des êtres. Aristote est le premier qui ait établi les causes finales avec une précision scientifique[10]. Épicure et Lucrèce s'en étaient tenus aux plus vieilles théories, qui pouvaient d'ailleurs servir leur dessein. La négation des causes finales n'est donc pas, comme on se l'imagine souvent, une nouveauté hardie ; elle fut le premier bégaiement de la philosophie dans l'enfance.

Nous ne toucherons pas non plus à d'autres théories visiblement erronées et même assez puériles sur l'origine de l'homme et des animaux. Comment l'homme a-t-il fait son apparition dans ce monde, d'où est-il sorti ? Est-ce de la terre, de l'eau, du feu, du limon façonné par Prométhée ou des mains de Deucalion ? Ici la science n'est pas plus savante que la Fable, et les explications physiques données par les diverses écoles anciennes sont presque toutes d'une naïveté qu'on ne discute pas. En de pareils problèmes il est permis à la philosophie d'errer[11].

Nous négligeons aussi, avec bien d'autres hypothèses, celle des simulacres par laquelle Lucrèce explique l'origine de nos idées, la perception extérieure et la vision. Les corps, dit-il, laissent échapper des enveloppes légères qui entrent dans nos yeux et représentent l'objet. Cette théorie, qui nous parait aujourd'hui bien bizarre, a régné dans les écoles. Gassendi ne fait pas difficulté de l'adopter. Ce ne sont point là d'ailleurs des questions de pure physique[12].

Sans insister sur ces difficiles problèmes qui ont de tout temps déconcerté la science, bornons-nous à de plus modestes considérations et citons quelques exemples de Lucrèce où l'on saisit la mauvaise méthode de la physique ancienne. Il arrive souvent au poète de donner de quelque phénomène naturel une explication arbitraire, qui ne repose sur rien, avec une sérénité d'esprit et une assurance qui font sourire. Ainsi, voulant indiquer les causes du sommeil, il commence par demander en vers charmants l'attention la plus docile, et annonce par la plus belle fanfare poétique la vérité que voici : Le sommeil naît en nous, quand l'âme se décompose dans la machine et qu'une de ses parties est chassée au dehors, tandis que l'autre se ramasse davantage dans l'intérieur du corps[13]. Bien des raisonnements de la physique ancienne font penser à la science médicale de certains personnages de Molière.

Quelquefois Lucrèce se donne beaucoup de peine pour expliquer des faits qui n'existent pas. La physique des anciens n'était pas très-attentive à constater d'abord les faits avant d'en chercher les causes et souvent exposait doctement les raisons d'un phénomène avant de s'être assurée de sa réalité. C'est l'éternelle histoire de la dent d'or[14], si finement contée par Fontenelle. Ainsi Lucrèce nous apprend pourquoi le lion tremble et s'enfuit à la vue du coq. C'est que, dit-il, du corps de l'oiseau s'échappent des atomes qui piquent et blessent la prunelle du lion et qui abattent son courage[15]. Les raisons que donne le poète sont d'une précision comique. Il ne manque à cette explication qu'un mérite, c'est que le fait soit réel. Du reste, toute l'antiquité l'admettait, Pline[16] le naturaliste comme les autres, et aucun physicien ne s'avisa de s'en assurer. On se serait épargné bien de mauvaises raisons si on avait fait comme Cuvier, je crois, qui, par curiosité, mit un coq dans la cage d'un lion. Le roi des animaux, loin de trembler, marcha fort allégrement sur son prétendu épouvantail et s'en régala.

Il est inutile de multiplier ces exemples parce que les hypothèses de pure fantaisie, le manque d'observation sont des défauts communs à la physique de toutes les écoles anciennes. Il est une autre sorte d'erreurs moins pardonnables, plus particulières à l'épicurisme, qui mettent en droit de refuser à Épicure l'esprit scientifique. Nous voulons parler des erreurs astronomiques. L'astronomie pourtant était déjà assez avancée, on avait sur le ciel et le mouvement des astres des connaissances précises, ou du moins des opinions assez plausibles. Pythagore et d'autres philosophes avaient déjà appliqué à l'astronomie le calcul mathématique et la géométrie. Le grand astronome Eudoxe avait fait de belles découvertes et donné sur la marche du ciel des explications raisonnables un demi-siècle avant Épicure. Mais toutes ces conquêtes de la science sont comme non avenues pour le négligent philosophe ; il ne se soucie pas de les connaître, et il s'en tient à la vieille astronomie populaire, à celle qu'on rencontre dans les premiers systèmes, dans les poètes antiques ou dans les préjugés du peuple. Singulière ignorance[17] dont il convient de dire quelques mots.

Bien qu'on célèbre quelquefois les services rendus par Épicure à la science physique, il ne fut pas physicien et n'eut pas de goût pour les recherches savantes. Il n'a de passion que pour la morale et ne pense qu'à mener l'homme au bonheur, à le délivrer des craintes superstitieuses. S'il emprunte à Démocrite le système des atomes, ce n'est pas qu'il soit curieux des secrets de la nature, non, c'est que le système qui présente l'univers comme un produit du hasard lui parait de tous le plus propre à écarter l'idée d'une importune Providence. La science n'est donc pas pour lui un but, mais un moyen ; elle ne fait pas l'objet de ses méditations, et lui-même professe le mépris pour les spéculations scientifiques dans sa lettre à Pythoclès : Mets-toi donc dans l'esprit qu'on ne doit se proposer l'étude des phénomènes célestes, soit en général, soit en particulier, pour d'autres fins que la paix de l'âme. C'est l'objet unique de toutes les parties de la philosophie[18]. Si l'épicurisme, qui parait au premier abord être une école de physiciens, n'a jamais rien produit en physique, la faute en est à Épicure, qui, s'appropriant la science de ses devanciers, la fixa dans ses manuels, ses formulaires, ses abrégés, et enchaîna à jamais les études de ses disciples. Aussi Lucrèce est-il le seul qui ait fait effort pour enrichir la doctrine du maitre, et, tout en lui restant fidèle, l'a du moins propagée avec l'originalité du génie.

Épicure est si indifférent à la science et si étranger à ses méthodes, que des problèmes les plus importants il admet à la fois les solutions les plus contraires, pourvu que les unes et les autres puissent se concilier avec sa morale, qui seule l'intéresse. Tout ce qui lui importe, c'est que l'explication d'un phénomène ne suppose pas l'intervention des dieux dans le monde. Que cette explication soit vraie ou fausse, qu'elle soit en contradiction avec une autre déjà adoptée, il ne s'en met pas en peine, et, par insouciance, dans l'unique intérêt de sa morale, semble méconnaître cette règle élémentaire de la logique qui nous apprend que deux propositions contradictoires ne peuvent être également vraies[19]. C'est en astronomie surtout que parait cette dédaigneuse légèreté d'Épicure. Lui-même nous dévoile ingénument son état d'esprit et sa méthode, qu'on peut résumer en ces termes : comme la vue dei grands mouvements célestes peut nous troubler, il faut bien s'occuper d'astronomie, mais seulement pour se persuader que cet ordre réguliez du ciel n'exige pas la main d'un suprême ordonnateur, et qu'il n'est que l'effet de causes naturelles. Parmi les explications qu'on donne des phénomènes, choisissez celle qui vous plaira. Elle ne peut être mauvaise quand elle vous ôte la crainte[20]. Si l'astronomie de Lucrèce est bizarre, c'est que, sur la foi de son maitre, il propose à la fois les hypothèses les plus sérieuses et les plus puériles, sans choix et pêle-mêle.

S'il faut donner des exemples, en voici quelques-uns que nous résumons en courtes propositions : Le soleil n'est guère plus grand ni plus petit qu'il ne parait. Quant au lever, au coucher du soleil, de la lune et des autres astres, vous pouvez l'expliquer, avec l'astronomie récente, par leur mouvement autour de la terre, ou croire avec l'ancienne physique que les astres s'allument ou s'éteignent chaque jour. — Croyez que la lune a une lumière qui lui est propre, à moins que vous n'aimiez mieux admettre qu'elle l'emprunte au soleil. — Pour expliquer les éclipses, vous pouvez adopter l'opinion des astronomes qui les attribuent à l'interposition d'un corps, ou suivre la croyance populaire, qui veut que les astres s'éteignent[21]. Ce qui prouve mieux l'indifférence d'Épicure, c'est que, n'ignorant pas les explications données par les véritables astronomes, elles ne lui paraissent pas valoir la peine d'être préférées.

Cette indifférence[22] mérite d'autant plus d'être remarquée qu'Épicure suivait de près le système de Démocrite, de ce grand philosophe géomètre qui, par la seule intuition d'un génie perçant et sans le secours des instruments que le hasard a depuis donnés à la science moderne, avait pénétré certains mystères du ciel. Il enseignait, par exemple, que le soleil n'est point tel que nous le voyons, qu'il est d'une grandeur immense ; que la voie lactée est un assemblage d'étoiles, qui par leur éloignement échappent à notre vue et qui près les unes des autres s'entr-enluminent à cause de leur épaisseur[23], que les taches qu'on observe dans la lune[24] doivent être attribuées à la hauteur de ses montagnes et à la profondeur de ses vallées.

Les épicuriens, comme leur maitre, faisaient profession de mépriser les mathématiques. Il n'y a, selon eux, qu'une science, celle du bonheur. Quoi ! disaient-ils, nous irions, comme Platon, nous consumer dans la géométrie, dans les nombres et dans l'étude des astres, quand nous savons que ces sciences sont fondées sur des principes faux : falsis initiis profecta vera esse non possunt. Et quand elles nous conduiraient à la vérité, elles ne nous conduiraient pas au souverain bien. Ils se moquaient des mathématiciens qui ne savent pas peut-être combien il y a de stades d'Athènes à Mégare, mais qui savent positivement de combien de coudées est l'espace qui sépare la lune du soleil, qui dessinent des triangles sur des carrés avec je ne sais combien de sphères, et mesurent, ma foi, le ciel lui-même. Aussi ne sommes-nous pas étonné que Balbus ait dit qu'Épicure ignorait ce que font deux et deux, que ses disciples n'avaient jamais tracé une figure sur la savante poussière des géomètres. » Les épicuriens parlaient des sciences exactes avec un dédain dont la naïveté est d'autant plus inconcevable qu'eux-mêmes appuyaient tout leur système sur la science physique. N'oublions pas de relever un fait curieux : un jour un grand mathématicien, Polyænus, s'étant converti à l'épicurisme, déclara aussitôt que toute la géométrie est fausse, magnas mathematicus, Epicuro assentiens, totam geometriam falsam esse credidit[25]. N'avons-nous pas le droit, comme nous avons fait plus haut, de comparer l'école épicurienne à un couvent ?

Mal guidé par cette insouciance d'Épicure si peu sensible aux découvertes de la science, Lucrèce passe quelquefois à côté des plus belles vérités sans s'y arrêter, ou ne s'y arrête que pour les combattre. Ainsi il réfute comme une ineptie, vanus stolidis error, l'opinion des philosophes qui admettent les antipodes. Cette opinion qu'il repousse, il l'expose avec une précision surprenante ; un physicien moderne ne pourrait mieux dire : Conçoit-on, dit-il avec dédain, que des corps pesants, sous nos pieds, exercent leur gravitation en haut, attachés à la terre dans une position inverse à la nôtre, comme le sont nos images reflétées dans l'eau ? D'après ces principes on assure que sur la surface opposée de la terre vont et viennent des êtres animés qui ne sont pas plus exposés à tomber dans les régions inférieures de leur ciel que nous ne risquons nous-mêmes d'être entraînés vers notre voûte céleste. On nous dit encore que ces peuples voient le soleil quand nous voyons les flambeaux nocturnes, qu'ils partagent alternativement avec nous les saisons, les jours, les nuits, qui ont la même durée qu'ont les nôtres (I, 1055). Il est singulier que Lucrèce, après avoir si bien compris l'opinion sur les antipodes, la rejette. Sa docilité pour Épicure ne lui permet pas d'admettre ce que sa pénétration a si bien saisi.

Ce que Lucrèce repoussait avec tant de mépris au nom d'une science incrédule, les Pères de l'Église le rejetteront bientôt avec plus de mépris encore au nom de la religion. Qu'on nous permette de faire à ce sujet une réflexion que nous a souvent suggérée la lecture du poème.

Les opinions sur la physique ne sont point par nature religieuses ou impies. Elles n'appartiennent pas en propre à telle ou telle secte et souvent changent de parti avec le temps. Cependant, pour employer le langage du jour, nous déclarons quelquefois que telle opinion sur la physique est spiritualiste, telle autre matérialiste, et nous l'adoptons ou la rejetons d'avance selon la doctrine à laquelle nous appartenons, sans songer que ces sortes de théories n'ont point de drapeau ou du moins ne lui sont pas exclusivement fidèles. Nous voyons ici que ce qui fut épicurien est devenu chrétien. Plus d'une fois des opinions de libres penseurs se sont changées en opinions religieuses et réciproquement. Nous pourrions en trouver bien des exemples dans Lucrèce même. C'est lui, le philosophe matérialiste, qui affirme le libre arbitre — la liberté dans l'épicurisme est une opinion sur la physique —, ce sont les doctrines religieuses de l'antiquité qui le nient. Sur la génération spontanée, c'est le pieux Empédocle qui admet que les êtres peuvent sans germe naître de la fermentation des éléments, c'est l'incrédule Lucrèce qui reconnaît, à sa façon, les germes déterminés[26] ; c'est encore Lucrèce qui soutient, à l'encontre de la religion, la permanence des espèces, et aujourd'hui ce sont les matérialistes qui la nient, et les spiritualistes qui l'affirment[27] ; chez les anciens ce sont les pieuses âmes qui croient à l'éternité du monde et c'est l'impie Lucrèce qui pense que le monde est voué à une destruction prochaine. Aussi ne faut-il pas, comme on fait trop souvent, embrasser avec amour ou repousser avec haine une opinion nouvelle sur la physique, sous prétexte qu'elle est amie ou qu'elle est ennemie. Est-elle vraie, est-elle fausse, voilà toute la question. Elle est impie aujourd'hui, elle sera peut-être religieuse demain. Sans être indifférents, aimons-la comme si nous pouvions la haïr un jour, haïssons-la comme si nous pouvions un jour être amenés à l'aimer. Aussi bien, les idées sur la physique ne sont dangereuses que parce qu'on les a déclarées telles. Une fois qu'elles ont fait leur chemin, tout le monde s'en accommode. De dangereuses qu'elles étaient elles sont devenues innocentes. Les systèmes d'abord condamnés de Copernic et de Galilée ont fourni depuis à la religion des armes nouvelles et, pour en revenir à l'exemple de Lucrèce, la théorie des antipodes, qui jadis avait si fort agité les esprits, a été acceptée par toutes les doctrines les plus contraires, sans qu'aucune d'elles s'en soit mal trouvée.

Même cette science inepte, arriérée, dont s'accommodait la paresse d'Épicure et dont il avait fait des articles de foi, est revêtue par Lucrèce de la plus éclatante et souvent de la plus aimable poésie. Cette vile matière façonnée par l'imagination inventive du poète prend parfois des formes exquises. Pour citer encore un exemple, à propos des phases de la lune, Lucrèce d'après Épicure nous dit d'abord : La nature ne pourrait-elle pas produire une lune pour chaque jour... détruire la lune de la veille et mettre la nouvelle à sa place ? L'explication du phénomène est risible et donne l'envie de demander à Épicure ce qu'on fait des vieilles lunes. Eh bien, Lucrèce, même en une si pitoyable démonstration, demeure grand poète ; il cherche à se satisfaire par des comparaisons, il croit voir dans la nature un grand nombre de pareilles productions périodiques, et le voilà conduit à faire un tableau de l'alternative des saisons qui, dit-il, peut être assimilée aux phases de la lune ; tableau plein de force et de grâce où l'on voit comment l'imagination d'un grand poète peut couvrir de misérables erreurs non par des artifices, mais par de brillantes vérités accessoires[28].

Épicure n'est donc pas un philosophe physicien, bien que sa doctrine repose sur la physique. Il emprunté le système de Démocrite parce qu'il lui paraissait le plus capable de mettre l'esprit en repos ; mais il dédaigne les progrès de la science, surtout ceux de l'astronomie. Non-seulement il la méprise ouvertement, mais il en adopte avec plaisir les explications les plus enfantines parce qu'elles ôtent de l'importance aux phénomènes, qu'elles les rapetissent et empêchent ainsi que le spectacle du ciel ne devienne un objet d'épouvante ou d'étonnement. Comme la morale seule a pour lui du prix, il écarte de ses méditations tout ce qui ne peut servir à la tranquillité de l'âme, tout ce qui risquerait de troubler son indifférente quiétude. Ici encore nous sommes tenté de le comparer à certains quiétistes modernes qui déclarent aussi mépriser les sciences parce qu'elles sont inutiles pour la connaissance de nos devoirs moraux, qu'elles inquiètent l'esprit et la foi et enlèvent l'âme à l'unique pensée du salut[29].

Si la science épicurienne est sur certains points bien infirme, sur d'autres elle est solide. Elle renferme une théorie physique qui est loin d'are méprisable et qui suppose chez ses inventeurs une singulière pénétration de génie. Cette théorie marque un grand progrès dans la science. Les premiers philosophes physiciens essayant d'expliquer l'univers et l'origine de la nature avaient fait tout sortir d'un principe unique ; pour Thalès, c'était l'eau, pour Anaximène l'air, pour Héraclite le feu. D'autres, comme Xénophane, admettaient deux principes, la terre et l'eau. Empédocle établit les quatre éléments. Ces explications primitives qui, malgré leur apparente naïveté, étaient déjà de grandes vues sur la nature, ont été bien dépassées par les fondateurs de l'atomisme, par Leucippe et par Démocrite. Ces deux grands physiciens, reculant les bornes de la science antique, à l'aide de raisonnements profonds reconnurent que ces prétendus éléments simples sont des corps composés, et que ces corps, en remontant jusqu'à leurs premiers principes, sont formés de particules qu'il n'est plus possible de diviser, qui sont insécables, άτομοι. Cette théorie n'est pas abandonnée, et la science moderne repose encore sur cette hypothèse[30].

Cependant nos chimistes, tout en rendant hommage à la parfaite clarté de cette théorie moléculaire, clarté qui, disent-ils, n'a point été surpassée, prétendent que les atomistes n'ont vu qu' un côté des choses, qu'ils n'ont admis dans la nature que des combinaisons mécaniques, c'est à-dire des assemblages variés d'atomes qui forment les êtres divers comme les assemblages de lettres forment les mots[31], mais que ces philosophes anciens restent tout à fait étrangers à l'idée d'une véritable combinaison chimique. Après avoir fait ces réserves, il faut reconnaître que le système atomique, très-net sur certains points, moins explicite sur d'autres, ressemble beaucoup à nos théories moléculaires. Ces antiques hypothèses ont gardé tout leur prix. Elles sont incomplètes, elles n'ont pas tout prévu, ni tout embrassé, elles ne donnent pas à l'atome toutes les vertus ni toutes les évolutions que nous attribuons à la molécule, mais elles ne sont pas rejetées par la science contemporaine. Aussi certains vers de Lucrèce qui renferment les principes les plus généraux du système pourraient servir encore d'épigraphe à nos livres de physique ou de chimie. Quand le poète dit : Les principes qui forment le ciel, la mer et la terre, les fleuves et le soleil, sont les mêmes qui, mêlés avec d'autres et entraînés en d'autres combinaisons, ont formé les fruits de la terre, les arbres, les animaux, (I, 820.)

ces vers s'appliquent avec rigueur à ce que nous appelons les corps simples, les éléments indécomposables, et un chimiste de nos jours voulant résumer en quelques mots la science pourrait les écrire en tête de son traité[32].

Outre ces hypothèses profondes on peut recueillir çà et là clans l'atomisme un grand nombre de vérités physiques, que nous ne voulons pas énumérer, mais dont il faut donner des exemples. Lucrèce reconnaît que l'espace est infini. Il faut remarquer encore que les épicuriens, qui étaient de pauvres astronomes et qui se piquaient même de mépriser l'astronomie, étaient pourtant arrivés par le seul raisonnement à penser que l'espace infini est peuplé de mondes. Métrodore disait : Prétendre qu'il n'y a qu'un seul monde dans l'infini serait aussi absurde que de penser qu'un vaste champ est fait pour produire un seul épi de blé[33]. Tandis que Pythagore, Platon, Aristote n'admettaient que notre système, la terre, le soleil, les planètes et les étoiles, les épicuriens croyaient qu'au delà il y a d'autres systèmes de même nature, et pour eux la somme de tous ces systèmes compose ce qu'ils appellent le grand Tout, omne immensum. Si un espace infini, dit Lucrèce, s'étend en tout sens, si des principes créateurs de la matière en nombre infini se meuvent de toute éternité dans ces plaines incommensurables, comment n'auraient-ils produit que notre terre et notre firmament, et peut-on penser qu'au delà de ce monde tant d'éléments restent oisifs ?[34] Dans ces vastes conceptions qu'ils devaient à Démocrite, les épicuriens se rencontrent encore avec les conjectures de la science moderne.

Sur d'autres points de physique les atomistes ont été plus loin que beaucoup d'autres philosophes de l'antiquité. Ils reconnaissent l'existence du vide que nient la plupart des écoles, entre autres celles de Platon et d'Aristote. Non-seulement les atomistes l'admettent comme conception rationnelle, mais dès le début ils ont fait des expériences pour le démontrer[35]. On comprend que dans l'atomisme le vide était nécessaire pour permettre aux atomes irréductibles de se mouvoir et de se combiner.

A propos du vide qui, avec les atomes, sert de fondement à tout le système, signalons une observation ou du moins une vue remarquable. Les épicuriens reconnaissent que dans le vide tous les corps, quelle que soit leur pesanteur, tombent avec une vitesse égale. Lucrèce a vu très-clairement et a bien expliqué ce qui n'a été démontré depuis qu'à l'aide de la machine pneumatique. Quand on est accoutumé aux vagues aperçus de la physique de l'antiquité, on se demande comment le poète a pu exprimer cette loi avec tant de netteté et de précision : Dans l'eau ou dans l'air les corps accélèrent leur chute à proportion de leur pesanteur, parce que la densité de l'eau et la légère fluidité de l'air ne peuvent opposer à tous la même résistance, mais doivent céder plus aisément aux plus pesants. Au contraire le vide ne résiste jamais aux corps : il leur ouvre également à tous un passage. Ainsi tous les corps doivent tomber avec une égale vitesse dans le vide, quelle que soit l'inégalité de leur pesanteur (II, 230). Nous laissons aux physiciens le soin de nous dire par quel procédé les anciens ont pu constater cette loi.

Je ne sais pas pourquoi la science moderne prétend quelquefois que les anciens ne reconnaissaient pas que l'air est matériel. Lucrèce, après avoir dit : qu'il y a des corps dont il faut admettre l'existence, bien qu'ils échappent à la vue, fait une longue et poétique description des ravages de l'air, qu'il compare à un fleuve destructeur, et conclut que l'air, tout invisible qu'il soit, est un corps, puisqu'il balaye la mer, la terre, les nuages du ciel et qu'il est capable de tout entraîner dans la violence de ses tourbillons (I, 27). Le reproche qu'on fait à la physique ancienne d'avoir méconnu la matérialité de l'air tombe devant le tableau et les conclusions formelles du poète physicien.

On trouve dans Lucrèce un certain nombre d'explications très-justes de phénomènes redoutables, au moyen de comparaisons très-simples empruntées à l'observation journalière et qui ressemblent à celles qu'on rencontre dans nos traités de physique. Ainsi, lorsqu'il parle du tonnerre et des éclairs, il fait voir, pour délivrer les hommes de leurs terreurs superstitieuses, que ces prétendues menaces du ciel ne sont que des phénomènes naturels facilement explicables. Il est conduit à se demander pou quoi on voit l'éclair avant d'entendre le tonnerre, remarque fort justement que le son va moins vit que la lumière. Ce n'était pas alors une vérité commune, car, s'il faut en croire Plutarque, les physiciens tiennent que l'éclair sort de la nue après tonnerre encore qu'il apparaisse devant[36]. Lucrèce selon la coutume épicurienne, assimile ce phénomène formidable à un fait connu que tout le monde a pu observer. Il faut encore remarquer ici la précision de ce langage poétique : Le bruit du tonnerre parvient à notre oreille après que l'éclair a frappé nos yeux, parce que les objets qui s'adressent à l'ouïe ne vont pas si vite que ceux qui excitent la vue. Regardez de loin le bûcheron frapper avec la hache le tronc d'un arbre, vous verrez le coup avant d'entendre le son. De même nous voyons l'éclair avant d'entendre le tonnerre, quoique le bruit parte en même temps que la lumière et qu'ils soient l'un et l'autre produits par la même cause, par le même choc des nuages (VI, 164). A part la vérité d'observation la vitesse du son inférieure à celle de la lumière, il y a dans ces vers une preuve nouvelle de ce courage d'esprit peu commun dans l'antiquité, qui consiste à expliquer par des causes purement physiques des phénomènes qui étaient l'objet de l'universelle terreur.

Si, passant à un ordre de considérations différent, nous voulions constater les connaissances de Lucrèce en physiologie, nous pourrions citer des vers remarquables qui montrent que le poète n'était pas étranger à cette science. Nos physiologistes avouent ce qu'il dit de la nutrition, de la facile assimilation des substances réparatrices dans la jeunesse, où le corps acquiert plus qu'il ne dissipe,

Plura sibi adsumunt quam de se corpora mittunt,

ce qu'il dit de la vieillesse où les pertes sont plus grandes que les acquisitions et où l'affaissement de la machine tourmentée, fatiguée par les objets du dehors ne peut plus résister à leurs chocs destructeurs[37]. De même, il sait comment dans les plantes les sucs circulent dans des canaux invisibles[38] ; avec une rare finesse de langage il explique la sensation du goût qu'il rend en quelque sorte visible lorsqu'il nous apprend que la trituration exprime comme l'eau d'une éponge le suc des aliments qui s'insinue dans les pores du palais et dans les routes compliquées de la langue (IV, 615). Il faut lire ces passages auxquels nous ne faisons que toucher, pour savoir ce que les vers peuvent emprunter de force et de prix à une rigoureuse exactitude.

Il ne manque pas non plus au Poème de la Nature certains pressentiments au sujet de problèmes posés dans la science la plus moderne, et qui n'étaient pour l'antiquité que de vagues traditions ou des aperçus lointains du génie. Sur les premiers essais de la création, sur les animaux que nous appelons antédiluviens, sur les espèces perdues, il y a dans le poème des mots qui ne sont pas sans valeur. Les espèces qui n'étaient défendues ni par leur force, ni par leur agilité, ni par leur ruse, ou qui n'étaient pas assez utiles pour que l'homme les prit sous sa protection, ont dû disparaître. Trop faibles, réduites à l'impuissance par le malheur de leur destinée, elles étaient en proie aux animaux voraces jusqu'à ce que la nature les eût entièrement détruites (V, 873.).

N'est-ce point déjà en quelques vers concis la célèbre théorie de Darwin sur la sélection naturelle et le combat pour l'existence ? De même sur les tremblements de terre on rencontre çà et là bien des traits de lumière qui sans doute n'éclairent pas notre géologie, mais qui sont comme le premier crépuscule de cette science. Le poème a donc de l'intérêt, même comme traité de physique. Il peut être justement appelé le roman de la nature, mais, comme tous les romans bien faits et de main de maitre, il est plein de vérités.

Sans nous arrêter davantage sur ce qui appartient à l'école et qui est impersonnel, nous devons relever ce qui est propre au génie de Lucrèce et montrer par quel effort poétique il a embelli une ingrate matière, Faute d'avoir étudié dans toutes ses parties cette grande œuvre, certains critiques répètent que Lucrèce n'est poète que dans ses descriptions et dans sa morale. Non, la poésie est partout répandue dans cet aride système. Tantôt elle s'épanouit à l'aise en de belles digressions, tantôt elle est attachée étroitement à la matière même et y étend une surface brillante, tantôt elle y est disséminée en resplendissante poussière et des mots d'un éclat imprévu étincellent dans les vers les plus techniques, comme l'or qui dans les graviers les plus stériles de certaines terres privilégiées se rencontre en morceaux ou en impalpables parcelles.

Prenons nos exemples dans les deux premiers livres où la science est abstruse et bien difficile à orner, puisqu'il ne s'agit que de la nature et du mouvement des atomes. Jusque dans ces hypothèses, où tout échappe à nos sens, et qui ne sont que des conceptions rationnelles, Lucrèce déploie son imagination. Alors même qu'il n'est occupé que de ses raisonnements, qu'il disserte, qu'il ne se soucie que de rendre sa démonstration lucide, il trouve naturellement un langage plein de passion et d'images. Ce ne sont pas des ornements qu'il cherche, mais des arguments dont il a besoin. La simple clarté exige quelquefois des expressions poétiques qui nous mettent sous les yeux ce que nous aurions autrement de la peine à comprendre. Elles n'illuminent que si elles brillent. Quelquefois, à l'appui d'un principe ou d'un raisonnement abstrait, il faudra au poète un exemple capable d'éclairer l'esprit par une frappante analogie, et cet exemple uniquement destiné à la démonstration sera comme un épisode agréable, bien qu'il ne prétende qu'à servir de preuve lumineuse. Ainsi en un endroit où il s'agit de prouver que les atomes sont éternels, indestructibles, que rien ne s'anéantit dans la nature, que tout se transforme, Lucrèce se fait faire une objection : Mais la pluie, lui dit-on, disparaît dans la terre, elle s'y dissipe, elle y périt. Non, répond le poète, et sa réponse à une objection va devenir un tableau animé, de la plus gracieuse magnificence.

Tu penses que la pluie est détruite et perdue

Quand le céleste époux, l'Air, du haut de la nue,

S'unissant à la Terre en un fécond hymen,

De son épouse ardente emplit le vaste sein.

Mais c'est grâce à ces eaux que les moissons verdissent,

Qu'à l'arbre desséché les rameaux refleurissent,

Que cet arbre lui-même élèvera son front,

Que sous le poids des fruits ses branches fléchiront.

L'homme et les animaux en reçoivent la vie ;

De là, dans la cité joyeuse et rajeunie,

D'un grand peuple d'enfants l'aimable floraison,

Et, plein d'hôtes nouveaux, le bois n'est que chanson.

De là les gras troupeaux dans les herbes nouvelles

Traînent leur embonpoint et leurs lourdes mamelles,

D'où la chaude liqueur s'épanche en blancs ruisseaux ;

De là, par les prés verts, un fol essaim d'agneaux

S'animant au doux feu de ce lait qui l'enivre

Sur ses débiles pieds bondit, heureux de vivre.

Rien ne périt : le corps que tu croyais perdu,

Quoi qu'en disent tes yeux, à la vie est rendu ;

La main de la nature en forme un nouvel être ;

C'est par la mort de l'un qu'un autre pourra naître. (I, 250.)

Que de poésie pour expliquer une évolution d'atomes ! Et pourtant ce n'est pas un morceau rapporté et d'apparat, mais une démonstration  philosophique et pressante. La peinture est renfermée dans un raisonnement. On verra toujours que la poésie impétueuse de Lucrèce est emprisonnée dans le système et qu'elle s'épanche dans un canal tracé par la logique[39].

Nous cherchons à marquer par des exemples variés les différents caractères de cette poésie scientifique, pour montrer comment l'auteur a donné de l'intérêt à l'épineuse physique d'Épicure, qui parait si peu faite pour les vers. Quelquefois la poésie tient seulement à la justesse, au choix de quelques observations communes, qu'on peut faire journellement, comme on en rencontre dans nos traités modernes de physique. La science alors est agréable parce qu'elle est palpable, qu'elle ne coûte aucun effort et qu'elle est exprimée avec cet art que Virgile portera à sa perfection, l'art de dire les petites choses avec aisance, précision et avec une élégance flatteuse pour l'esprit et l'oreille. Ainsi, pour prouver l'invisibilité des atomes, Lucrèce accumule des exemples familiers à tout le monde et qui montrent que les molécules entrent dans les corps ou s'en détachent sans qu'on les aperçoive ; la grâce poétique est ici dans l'exacte observation des phénomènes vulgaires :

Qu'aux bords où l'eau se brise un lin soit suspendu,

Il se mouille ; il se sèche au soleil étendu ;

Tu n'as pas vu pourtant entrer le corps humide,

Ni comment la chaleur a chassé le fluide ;

C'est que l'eau divisée en atomes épars

Dans sa ténuité se dérobe aux regards.

Vois les effets du temps et sa lente morsure :

L'anneau qui brille au doigt s'amincit par l'usure,

L'eau creuse le rocher en distillant du toit,

Le fer même du soc dans le sillon détroit,

Les pavés sous les pieds sont usés dans nos rues ;

Aux portes des cités regarde ces statues

Qu'on salue en passant, qui montrent une main

Dont de fréquents baisers ont dévoré l'airain.

La perte de ces corps sans doute elle est visible,

Mais l'usure elle-même est pour nous insensible ;

Car comment chaque atome a fui, s'est détaché,

La jalouse nature à nos yeux l'a caché.

On voit bien qu'à tout corps la nature dispense

Une matière propre à sa lente croissance,

Et puis, avec le temps, retire sous nos yeux

Aussi de la substance au corps devenu vieux ;

Mais tu n'as vu jamais la subtile partie

Ou quand elle est entrée, ou quand elle est sortie,

Pas plus que tu ne vois comment le sel amer

Ronge les grands rochers qui surplombent la mer.

Ainsi donc la nature, en discrète ouvrière,

Par d'invisibles corps fait, défait la matière. (I, 315.)

Quand Lucrèce veut faire comprendre que les atomes sont toujours en mouvement, que leurs rapides évolutions et leurs rencontres fortuites forment les corps, mais qu'un grand nombre de ces molécules sont exclues et rejetées de tout assemblage et flottent au hasard et sans emploi dans le vide, il a recours à une analogie ; il les compare à ces légers flocons presque imperceptibles que l'on voit s'agiter dans un rayon de soleil pénétrant dans un lieu obscur. La comparaison, au témoignage d'Aristote[40], a été faite en un mot par Démocrite. Lucrèce avec ce mot compose un tableau et trouve le moyen de nous intéresser à ces atomes égarés :

Ainsi, lorsqu'au travers d'une étroite fenêtre

Un rayon du soleil s'insinue et pénètre,

Clair et droit, dans la nuit d'un sombre appartement,

Tu vois tout aussitôt voler confusément

De mille petits corps la vivante poussière

Qui monte et qui descend dans ce champ de lumière.

On dirait un combat sans fin ; leurs tourbillons

S'élancent l'un vers l'autre en ardents bataillons.

Ici, là, sans repos, la troupe avance ou plie,

Et tantôt se divise et tantôt se rallie.

Tu peux imaginer par là de l'élément

Dans le vide infini l'éternel mouvement ;

Car le plus simple objet souvent découvre au sage

De grandes vérités dans leur petite image. (II, 114.)

Il faut redire que ces sortes de comparaisons ne sont destinées qu'à éclaircir le système. On n'y trouve pas de ces recherches de style et de versification par lesquelles on essaye d'ordinaire de relever un sujet dont on se défie. Ce n'est point l'art de Delille, qui souvent ne décrit que pour décrire, et dit en vers élégants ce qui ne vaudrait pas la peine d'être dit en prose, ou qui croit de son devoir de cacher la science sous les fleurs. On ne sent pas même, comme dans les Géorgiques, cet autre art plus savant de Virgile qui laisse voir dans l'harmonieuse précision de ses peintures le souci d'un écrivain industrieux. Les vers de Lucrèce ne veulent être que des éclaircissements et l'imagination du poète n'est que la servante de la physique.

La poésie de Lucrèce non-seulement raisonne sans cesse, mais encore sait définir le raisonnement. Elle nous apprend en vers ingénieux ce qu'est l'analogie ou l'induction. Après avoir démontré l'existence du vide par des preuves accumulées, le poète s'arrête tout à coup pour dire à son ami Memmius qu'il n'a pas besoin d'en entendre davantage, qu'il est maintenant sur la voie. L'esprit, à la poursuite de la vérité, finit par l'atteindre, si on l'a mis sur la piste. On ne peut mieux définir ou plutôt peindre un procédé logique :

Sans doute je pourrais à cette grande loi

Par vingt autres raisons solliciter ta foi ;

Mais pourquoi ces lenteurs ? Lancé sur une trace

Seul à la vérité court un esprit sagace.

Par les bois, par les monts, souvent le chien chasseur

Si de la bête errante il a saisi l'odeur,

De détours en détours, penché sur cette voie,

Dans le feuillage obscur va surprendre sa proie ;

Tel l'esprit, poursuivant un mystère lointain,

Peut toujours, s'il rencontre un principe certain.

De réduit en réduit, par des routes secrètes,

Forcer la vérité jusque dans ses retraites. (I, 400.)

Il y a quelquefois dans cette singulière histoire des mouvements corpusculaires de grandes images dignes de l'épopée. C'est que Lucrèce s'intéresse à ses atomes comme Homère à ses héros. Il croit les voir, il suit leurs combinaisons, leurs succès et leurs revers. De là des réflexions et des tableaux qui surprennent par leur grandeur et leur éclat en pareil sujet. Le système atomique exige, par exemple, que les atomes de même espèce soient en nombre infini, parce que flottant dans un espace infini, s'ils n'étaient eux-mêmes infinis en nombre, ils n'auraient pas la chance de s'unir et de former un être. Lucrèce éclaire cette question de physique par de magnifiques images. Les atomes, dit-il, s'ils étaient en nombre fini, nageraient dispersés dans l'infini de l'espace, comme les débris d'un naufrage, les bancs, les rames, les gouvernails sur l'immensité des mers. Vue profonde et conforme à la science moderne qui se hasarde à dire que certaines poussières cosmiques, les pluies de pierres, les étoiler filantes sont comme des matériaux non employé dans la construction des mondes[41].

Ne craignons pas de multiplier les exemples à de ces descriptions et de ces analogies qui ont souvent une grande force démonstrative. Pensons un peu comme Lucrèce lui-même qui ne croit pas que son sujet, si difficile qu'il soit, puisse rebuter le lecteur. Lucrèce nous apprend que les atomes et tout dans la nature est toujours en mouvement. Il entrevoit ce grand principe de la physique moderne qui enseigne que les forces générales de la nature ne se reposent jamais même dans le monde inorganique, que rien n'est absolument stable et, comme on l'a dit, que tout oscille, la molécule aussi bien que l'océan. Tout est mouvement, disait Galilée, et qui ignore le mouvement ignore la nature. Nous ne voyons pas cette agitation perpétuelle de tomes dans les corps, parce que nos organes sont trop grossiers pour la saisir. Ces corpuscules sont trop éloignés de nous par leur petitesse, et cette espèce de distance nous dérobe leur mobilité. Il était malaisé de rendre ces idées intelligibles et claires. Deux comparaisons d'une grâce et d'une grandeur homériques, où les images sont encore des preuves, vont jeter la lumière sur cette théorie et ces lointains mystères de la science.

Quand sur une colline et sur son vert penchant

Se trahie un blanc troupeau, chaque brebis marchant

En désordre, à son pas, lente ici, là pressée,

Vers l'herbe où luit encor la perle de rosée,

Que les agneaux, de lait enivrés, dans leurs bonds,

Dans leurs jeux enfantins entrechoquent leurs fronts,

Ce mobile tableau, vu de loin, ne figure

Qu'une fixe blancheur tranchant sur la verdure.

Et quand des légions dans la plaine, à grands pas,

Se rangent pour offrir l'image des combats,

Que l'acier jette au ciel son éclair, que la terre

Scintille sous l'airain, que la foule guerrière

Ébranle au loin le sol d'un pied rapide et lourd,

Qu'une vaste clameur aux grands monts d'alentour

Se heurte et rebondit jusqu'aux voûtes du monde ;

Et quand les cavaliers voltigent à la ronde

Et, soudain rassemblés, sous leur emportement

Dévorent un espace immense en un moment,

Le spectateur debout sur les cimes lointaines

Ne voit dans ce tumulte étincelant des plaines

Qu'une masse immobile, et tout ce mouvement

N'est pour lui qu'un éclair sur la terre dormant. (II, 317.)

Ces sortes de comparaisons, on le voit encore ici, quoiqu'elles soient redoublées et prolongées, ne sont pas une parure de la physique. Ce sont des faits, des exemples pour mettre en lumière une loi. Elles placent sous les yeux ce qu'autrement l'esprit aurait de la peine à comprendre. On dit quelquefois que la poésie ne peut pas servir la science ; on se trompe. Quand le génie veut pénétrer dans les dernières obscurités, l'imagination doit être son porte-flambeau et peut seule éclairer de loin le fond du sanctuaire.

Il n'y a point, à proprement parler, d'épisode dans ce poème sévère. Tel autre grand tableau digne de l'épopée n'est encore qu'une explication scientifique. Ayant à parler des principes constitutifs de la terre, des atomes qui la composent, Lucrèce est amené naturellement à dire quelque chose du culte superstitieux qu'on lui a rendu, du culte de Cybèle ; il explique en physicien les mythes des poètes, décrit les attributs de la déesse, son char, son cortège, ses prêtres mutilés avec leurs tambours, leurs cymbales, leurs flûtes qui excitent la fureur dans les âmes et provoquent les hommages d'une pieuse terreur. Dans cette belle peinture le poète ne perd pas de vue ses atomes. On y trouve une discussion des idées qu'on s'est faites sur la nature de la terre, une réfutation passionnée d'antiques erreurs physiques qui ont été érigées en dogmes religieux[42].

II nous reste à montrer par un exemple comment le poète embellit ses exactes démonstrations sur la nature des atomes, non-seulement par la richesse de son imagination, mais par les grâces du sentiment. Du sentiment en pareille matière, cela peut surprendre. Il veut prouver que les atomes ont des formes diverses, que cette diversité donne aux corps, aux animaux un aspect différent et comme une physionomie propre aux individus de même espèce ; autrement on ne pourrait comprendre comment les mères reconnaissent leurs enfants. Si l'observation sur la diversité des figures chez les animaux est incontestable, la preuve est assez puérile. Remarquons, en passant, qu'en général les observations naturelles de Lucrèce sont très-justes et fines, et les explications systématiques erronées. Ce qu'il voit et ce qu'il invente[43] est d'un esprit pénétrant, ce qu'il emprunte à la science d'Épicure est souvent sans valeur. Mais combien est charmant ici l'exemple qu'il donne à l'appui de sa singulière théorie 1 Une vache qui a perdu son veau le cherche dans les pâturages sans que les autres veaux de même couleur puissent lui faire illusion, tant elle reconnaît, grâce à la prétendue différence des atomes, sa chère progéniture. On trouve déjà dans ce morceau célèbre l'art exquis de Virgile, qui sait intéresser aux mœurs des animaux ; mais ici cet art ne sert pas seulement au plaisir, il sert encore à la démonstration :

Tout ce qui vit, humains, troupeaux, monstres sauvages,

Poissons à blanche écaille, oiseaux aux fins plumages,

Aussi bien ceux qu'on voit promener leurs couleurs

Près des lacs, des ruisseaux, que les sombres chanteurs

Qui volent loin des yeux dans la forêt obscure,

Ils ont tous et leur forme et leur propre peinture.

Observe-les de près : comme chez les humains,

Chacun a son visage et des signes distincts ;

Comment connaîtrait donc, sans ce trait qui diffère,

La mère ses enfants, et les enfants leur mère ?

Près d'un autel fleuri quand un jeune taureau,

Parmi les flots d'encens, tombe sous le couteau

Et verse un chaud torrent de sa poitrine ouverte,

Sa mère qui n'est plus mère, ignorant sa perte,

Parcourt les verts pâtis, d'un regard triste et lent

Interroge les lieux connus de son enfant,

Parfois s'arrête, appelle et d'un cri lamentable

Remplit les bois muets, puis revient à l'étable,

Et de l'étable encor retourne à la forêt,

Le cœur toujours percé d'un maternel regret.

Gazon humide et frais, tendres saules, fontaines

Offrant leurs claires eaux entre des rives pleines,

Rien ne peut un moment distraire sa douleur,

Tous les jeunes taureaux jouant sur l'herbe en fleur

Ne sauraient abuser ni ses yeux, ni sa peine,

Tant son fils a pour elle une marque certaine. (II, 342.)

C'est assez parler des atomes, de leur mouvement, dag leur figure. Après l'infiniment petit, voyons l'in-liniment grand. Aussi bien, tout le système repose sur ces deux conceptions, les atomes et le vide : De quelque côté qu'on se tourne, dit Lucrèce, à droite, à gauche, sur votre tête, sous vos pieds, il n'y a pas de limite dans le grand tout. » Sans doute le poète ne sait pas, comme Pascal, emprisonner l'infini dans une définition géométrique : L'univers est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Il essaye de peindre l'infini[44] avec une naïveté et une abondance plus poétiques, il défie l'imagination de mettre des bornes à l'espace, montrant qu'il y aura toujours quelque chose au delà, il semble commenter d'avance cette autre pensée de Pascal : Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse être augmenté... Votre imagination se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Lucrèce suit une pareille progression, et enfermant de grandes images dans un dilemme pressant mêle une poésie sublime à des formes de dialectique :

S'il est une limite a cette immensité,

Imagine un archer qui de l'extrémité

Décoche avec vigueur une flèche rapide ;

Admets-tu que le trait parte en l'espace vide.

Qu'il vole sans que rien soit là pour l'arrêter,

Ou bien à quelque obstacle ira-t-il se heurter ?

Il faut faire ton choix, et ta raison captive

Ne pouvant s'échapper de cette alternative

Sera, tu vas le voir, contrainte d'effacer

La borne qu'à l'espace elle prétend fixer.

Car soit que quelque chose intercepte à distance

La flèche, soit que libre au loin elle s'élance,

Tu vois bien, en prenant l'un ou l'autre parti,

Que le bord n'était pas d'où le trait est parti.

Avance, si tu veux, avance ta limite,

Tu ne peux m'éluder ; de poursuite en poursuite

Je t'arrête et je dis : que devient notre trait ?

Ainsi toujours, toujours ta borne avancerait,

Et partout à l'archer, n'importe où tu le places,

L'immensité sans fin ouvre d'autres espaces. — (I, 967)

Hors de lui l'univers n'a rien qui le termine.

Si tu veux concevoir cet espace, imagine

Qu'un grand fleuve coulant durant l'éternité

Se précipite au fond de cette immensité ;

Il aurait beau chercher dans sa course éternelle

La limite, il serait toujours aussi loin d'elle. (I, 1002.)

Ces longues descriptions des atomes et du vide qui remplissent les deux premiers livres et qui semblent braver toute poésie doivent surtout leur intérêt et leur crédit à la foi philosophique de Lucrèce. Un enthousiasme constant pour la doctrine du maitre lui représente ces hypothèses comme des réalités. Pour lui, c'est peu d'y croire, il les voit, il assiste au travail de la nature à l'origine des choses. Il a lui-même le sentiment de cette puissance d'imagination quand il dit dans un élan d'orgueil et une effusion de bonheur : Je vois l'univers se former au milieu du vide, totum video per inane geri res. Son regard perce non-seulement les libres espaces du ciel, mais à travers l'épaisseur de la terre plonge dans les espaces infinis qui s'ouvrent sous nos pieds,

Non tellus obstat quin omnia dispiciantur

Sub pedibus quæcunque infra per inane geruntur.

Pour lui la nature n'a plus de voiles, elle est tout entière devant ses yeux :

Tam manifesta patens ex omni parte retecta[45].

Imagination ardente et lumineuse qui versera des feux en se concentrant dans la langue la plus précise.

Il y a des auteurs latins dont la diction est plus élégante, qui choisissent leurs mots avec plus de soin pour le plaisir de l'oreille. Ainsi fait Cicéron lorsqu'il rencontre certaines difficultés de la science et qu'il évite la sécheresse d'un langage technique. Sénèque, dans ses Questions naturelles, met en usage toutes les ressources d'une langue raffinée, il nous dissipe à force de vouloir nous contenter ; concis dans le détail, il est souvent diffus dans l'ensemble. Il imprime fortement sa pensée dans les esprits, mais en appuyant trop à plusieurs reprises, il détruit les contours arrêtés de l'empreinte. Nous ne parlons pas de Pline l'ancien, dont le style est obscur et vague. De tous les philosophes romains Lucrèce est peut-être celui qui parle la langue de la science avec la plus forte simplicité. Il s'accommode du mot propre, même quand il est rude ; il l'échange rarement contre une périphrase, à moins qu'elle n'ajoute quelque chose à la pensée. Il ne connaît pas encore ces scrupules qui, en polissant la langue, l'affaiblissent. Presque toujours il laisse aux mots leur sens primitif et étymologique. On ne peut trouver un meilleur vocabulaire. Si son style manque de certaines qualités exquises que demande la poésie, il possède plus que tout autre celles que réclame la science. C'est, disait Montaigne, un langage tout plein et gros d'une vigueur naturelle et constante..., une éloquence nerveuse et solide, qui ne plan pas tant, comme elle remplit et ravit, et ravit les plus forts esprits[46]. L'exacte justesse des termes, leur simplicité sans fard est en philosophie comme la marque de la droiture et de la probité.

Le Poème de la Nature parut dans la littérature latine à l'heure la' plus favorable pour la poésie philosophique. Plus tôt, il n'eût pas été compris par les Romains encore incultes ; plus tard, après Cicéron, quand la philosophie était partout répandue, il eût manqué de nouveauté et de prestige. Il faut en effet que la science soit nouvelle[47] pour exciter l'enthousiasme d'un poète et l'admiration des lecteurs. Dès que les connaissances sont vulgaires, que la science, de mystérieuse qu'elle était, est devenue précise, qu'elle a été fixée, le moindre traité, rédigé avec exactitude, est plus précieux qu'un poème. Si on ne fait que peindre ce que personne n'ignore, que redire en vers ce qui a été dit cent fois en prose, l'inspiration fait défaut, le poète n'est pas soutenu par un grand intérêt, il n'éprouve ni ne cause de surprise et il en est réduit à cultiver laborieusement, comme les poètes alexandrins ou Delille, cet art douteux qui consiste à exprimer avec une aisance apparente les choses difficiles. Lucrèce, sans appartenir à ces temps heureux où la science se confondait encore avec la poésie, où les Xénophane, les Parménide, les Empédocle chantaient une physique qu'ils avaient eux-mêmes créée, put ressentir pourtant de ces transports qu'éprouvent les inventeurs. Il s'éprit de vérités qu'il avait conquises sur l'étranger et qu'il rapportait un des premiers à Rome ; il eut cette joie suprême de connaître et d'enseigner des choses peu connues, de cueillir des fleurs nouvelles,

.....Juvatque novos decerpere flores,

de répandre la lumière poétique sur des sujets obscurs,

Deinde quod obscura de re tam lucida pango

Carmina.

De là vient son admiration pour son système, l'ardeur de ses convictions et la fierté triomphante de son langage. C'est à peu près ainsi que Voltaire, rapportant d'Angleterre les découvertes de Newton, les célébra avec un enthousiasme si poétique. L'étonnement avait fait tressaillir son génie qu'animait encore l'espoir d'étonner à son tour ses concitoyens et de les ravir par de beaux vers, comme il avait été ravi lui-même par la révélation subite des plus profonds mystères de la science.

Mais quel que fut le génie de Lucrèce, il n'aurait pu composer un si grand et si difficile poème, si la Grèce ne lui avait fourni des modèles. Quand on parle de poésie latine, il faut toujours revenir à la Grèce, qui, dans tous les genres, a offert à l'inexpérience romaine d'indispensables exemplaires. Lucrèce eut en effet sous les yeux les grands poèmes de Parménide et d'Empédocle ; il les a médités, il les imite comme poète, bien que les doctrines de ces premiers philosophes ressemblent peu à la sienne et qu'il ait souvent à les réfuter. Mais comme il a l'ambition d'embrasser aussi dans un vaste ouvrage les plus hauts problèmes de la science physique, il se fait gloire de marcher sur leurs traces et leur emprunte jusqu'au titre de leur poème, περί φύσεως, de rerum natura. Celui de ces poètes philosophes qu'il pare avoir le plus étudié est Empédocle d'Agrigente, auquel il donne de magnifiques louanges où la reconnaissance se mêle à l'admiration[48].

Quand on connaît le caractère et la vie d'Empédocle, on comprend mieux quel dut être en Grèce le prestige des poèmes philosophiques sur la nature. Il florissait vers le milieu du Ve siècle avant notre ère, en un temps où la science n'était pas encore fondée, où la poésie était à peu près l'unique dépositaire des connaissances humaines. Sa vie ressemble à un tissu de fables. Comme citoyen il avait sauvé la république, combattu les tyrans et refusé le pouvoir suprême. A la fois prêtre, médecin, physicien, ses vers étaient regardés comme de vrais oracles et lui-même comme un dieu. Les anciens rapportent un grand nombre de faits véritables ou supposés, qui montrent quelle fut la science extraordinaire d'Empédocle ou du moins quelle était l'idée merveilleuse qu'on s'en faisait. Il délivra Agrigente d'une peste en fermant une vallée, Sélinonte en détournant deux rivières à travers un marais voisin[49]. Le bruit s'était répandu qu'il ressuscitait les morts. Lui-même entretenait la multitude dans cette admiration superstitieuse et semblait vouloir frapper les imaginations par un appareil de théâtre. Il ne paraissait dans les rues que suivi d'un nombreux cortège, en robe de pourpre, chaussé de trépides d'airain, portant sur sa longue chevelure une coiffure sacerdotale et tenant à la main le laurier d'Apollon. Dans un fragment qui nous a été conservé, il célèbre sa propre apothéose : Ô mes amis, s'écrie-t-il... Je ne suis plus à vos yeux un mortel, oui, je suis un dieu !

Ce n'est point seulement par des prestiges qu'il obtint une gloire sans pareille dans l'antiquité. Il était le plus grand savant de son siècle. Ses vastes théories, après avoir si vivement frappé les imaginations contemporaines, ont depuis mérité d'être discutées en tout temps par les plus célèbres philosophes et nous surprennent encore. Et pourtant la perte de ses ouvrages n'a laissé parvenir jusqu'à nous que quelques rayons de son génie. La science moderne plus d'une fois, en s'ouvrant des routes inexplorées, a cru y rencontrer les traces d'Empédocle. Quand il décrit, par exemple, les informes et gigantesques essais de la création, on est tenté de croire qu'il avait sous les yeux des restes fossiles du règne animal antédiluvien. Il enseignait que la croûte solide du globe repose sur le noyau d'un feu central, que les montagnes et les rochers avaient été poussés de bas en haut par ce feu souterrain ; belle et féconde théorie que le voisinage de l'Etna avait sans doute suggérée au philosophe sicilien et qui est devenue depuis la théorie des soulèvements[50] qui occupe une si grande place dans notre science géologique. C'est à Empédocle que parait avoir été empruntée la pensée de Pascal si justement admirée sur la sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Empedocles sic Deum definire fertur : Deus est sphæra, cujus centrum ubique, circonferentia nusquam[51]. La beauté du langage égalait la sublimité des conceptions chez le philosophe poète.

C'était le temps où la science animée par de jeunes transports n'avait pas fait encore divorce avec la poésie, où tout en Grèce se chantait : la physique, la morale, même les lois et les codes. C'est ce qui fit donner le même nom aux lois et aux chansons, νόμοι. Plutarque nous dit, dans la gentille langue que lui prête Amyot : Alors toute histoire, toute doctrine philosophique, toute affection. et brief toute matière qui avoit besoing de plus grave et plus ornée voix, ils la mettoient toute en vers poétiques et en chants de musique. Car ce que peu de gens escoutent maintenant à toute peine, alors tout le monde l'oyoit, et prenoit grand plaisir à l'ouir chanter, et laboureurs et preneurs d'oyseaux, comme dit Pindare[52]. Aussi la multitude même n'était pas insensible aux vers d'Empédocle, qu'on chantait quelquefois sur les théâtres. La science avait alors un caractère sacré et les philosophes étaient pour le peuple les véritables théologiens.

Tel était le pouvoir des poètes philosophes dans les premiers âges de la science. La doctrine d'Empédocle devait d'ailleurs saisir les âmes par un certain mysticisme qui se trouve mêlé à ses explications physiques de la nature. Il ne s'adresse pas seulement à la raison, comme Lucrèce. Sa philosophie, qui n'a pas rompu avec les fables et les mythes de l'antique religion, se compose souvent d'allégories. On sait aussi qu'il admettait la métempsycose et qu'à ses yeux l'homme est un être déchu qui expie dans ce monde une faute qu'il a commise avant de descendre sur la terre : Triste race de mortels... De quelle dignité, de quel bonheur je suis tombé parmi les hommes !

L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux[53].

On se demande comment ce poète mystique, qu'on peut appeler, avec Aristote, un naturaliste théologien, comment ce pieux révélateur des mystères divins a pu servir de modèle à un poète contempteur de la Divinité. C'est que le poème d'Empédocle exposait une physique qui, sans être semblable à celle d'Épicure, fournissait pourtant à un épicurien des vues, des images, des expressions poétiques qui pouvaient s'adapter à un système différent. Il nous faut dire quelques mots de cette physique, parce qu'on a coutume de parler des imitations de Lucrèce, sans rien préciser.

Empédocle, comme on sait, avait établi les quatre éléments, en faisant faire un grand pas à la science qui jusqu'alors attribuait toutes choses à un principe unique, ou à l'air, ou à l'eau, ou au feu, ou à la terre. Mais il ne s'en tint pas à cette hypothèse simple encore. Pour lui, chacun de ces éléments[54] est composé de particules homogènes, irréductibles, invariables, insécables, éternelles. Ce sont les éléments des éléments. Tous les corps ne sont que le résultat de la combinaison de ces dernières particules indécomposables ; à proprement parler, il n'y a ni création ni destruction ; la naissance et la mort ne sont que des phénomènes produits par l'amitié des particules homogènes qui s'attirent et par la haine des particules hétérogènes qui se repoussent et se séparent. Le monde lui-même n'est que l'ensemble de toutes les combinaisons formées par les éléments simples et l'harmonie de l'univers n'est que le balancement entre des propriétés hostiles[55]. Vues admirables pour le temps, et même pour le nôtre, où il semble qu'Empédocle, l'envoyé des dieux, le poète théologien, ait entrevu nos idées modernes sur la constitution atomique des corps, sur les attractions et les affinités chimiques.

On voit par cette courte et sèche exposition, qui repose surtout sur des témoignages d'Aristote, que Lucrèce, sans admettre le système des quatre éléments que d'ailleurs il réfute, a pu emprunter au poète grec un grand nombre de termes et les détourner sans effort pour les appliquer à l'épicurisme. Que de rapports[56] entre les particules insécables d'Empédocle et les atomes d'Épicure ! Les deux doctrines pouvaient n'être pas d'accord sur le mode de leurs combinaisons, mais les mêmes termes convenaient également à l'une et à l'autre.

Oserai-je hasarder une opinion qui ne repose, il est vrai, que sur de faibles indices ? L'hymne à la Vénus universelle qui donne naissance à tous les êtres ne serait-il pas un souvenir d'Empédocle ? Je ne vais pas jusqu'à dire que ce soit un emprunt. Ce beau morceau porte tous les caractères de l'originalité, il a une couleur fortement romaine, il renferme même des allusions à la religion nationale ; mais l'idée de cette invocation pourrait bien avoir été inspirée par le poète grec, qui vivait dans un âge où la religion se mêlait à la philosophie, qui animait la nature par des passions allégoriques et donnait à l'attraction corpusculaire le nom d'amitié et de Vénus. Cette Vénus présidait aux combinaisons de la matière et à la naissance des êtres. Ce n'est point là une idée épicurienne. Bien n'est plus contraire au système que cette personnification religieuse qui est si peu en harmonie avec l'impiété du poème. Ne peut-on pas croire que Lucrèce, au risque d'introduire dans la physique d'Épicure un élément poétique qui s'accordait mal avec la doctrine, s'est laissé tenter par les belles images du poète théologien ?

En général, l'imitation est manifeste et le serait davantage s'il nous restait un nombre moins restreint de vers d'Empédocle. Au fond de la doctrine Lucrèce n'a pu faire beaucoup à d'emprunts. Les deux systèmes physiques sont assez dissemblables, et Lucrèce ne se fait pas faute de combattre celui de son devancier. Les doctrines morales sont plus différentes encore. Empédocle est un pieux enthousiaste, toujours occupé de la Divinité, qui prétend être sorti d'elle, qui aspire à y retourner et regarde la terre comme un lieu d'expiation. Il a ses tristesses comme Lucrèce, il se plaît aussi à peindre la misère de l'homme, non pour le vouer à une éternelle destruction, mais pour lui proposer de hautes espérances et lui promettre une destinée nouvelle. Si l'on comprend bien ses idées sur la métempsycose, elle parait être dans son langage mystérieux une suite d'épreuves par lesquelles les âmes purifiées peuvent reconquérir leur noblesse divine. Combien nous sommes loin de Lucrèce ! Mais on voit pourtant ce que le poète latin a pu puiser d'inspirations dans ce poème. Il alluma son génie à l'enthousiasme de cet inspiré, il lui déroba une foule d'expressions pour décrire les évolutions de la matière, il suivit ses élans[57], mais en se portant contre la Divinité au lieu d'aller vers elle. Pour emprunter une comparaison à l'épicurisme, de même que les éléments qui ont formé le corps d'un être peuvent, après leur dissolution, composer un être nouveau et différent, ainsi les éléments poétiques d'Empédocle se sont réunis sous le génie de Lucrèce pour produire un ouvrage nouveau qui n'a point même figure, ni même passion.

On ne peut lire le Poème de la Nature sans être étonné d'un certain accent religieux dans l'expression même de l'impiété. Lucrèce est le hiérophante[58] de la philosophie incrédule. Lui qui ne parle qu'au nom de la science, qui expose la doctrine la plus sèche de l'antiquité, la plus triste pour le cœur et l'imagination, ne laisse pas de s'élever au ton le plus sublime et de proclamer ses principes comme des oracles. Ne peut-on pas supposer que pour avoir vécu dans une longue familiarité avec Empédocle il s'est mis peu à peu à l'unisson de ce révélateur des divins mystères ? Il a gardé à son insu les parfums du temple poétique où il avait passé sa jeunesse et ce grand langage qui ne semble fait que pour les vérités saintes. C'est ainsi que de nos jours un illustre écrivain, nourri de la Bible et des Pères, qui, après avoir été le plus ardent défenseur de l'Église, finit par se révolter contre elle, conserva toujours le ton de l'éloquence sacrée, et dans sa polémique antireligieuse exhala son incrédulité nouvelle en imprécations sacerdotales.

Le poème de Lucrèce, en levant tout à coup devant l'ignorance romaine le voile qui couvrait la nature, jeta toutes les imaginations curieuses dans un ravissement, où je ne sais quel scrupule, quel léger frisson de crainte se mêlait à la joie, et dont témoigne plus d'un livre latin. Pour la science, les Romains du temps ressemblaient à ces hommes que suppose Aristote, qui, ayant toujours habité sous terre dans de grandes et belles maisons ornées de tableaux et de sculptures, fournis de tout ce qui abonde chez ceux qu'on croit heureux, auraient tout à coup quitté leur ténébreux séjour et verraient pour la première fois la terre, les mers, le soleil, le ciel étoilé[59]. La nature jusque-là confuse, brouillée, décousue, traversée par l'irrationnelle intervention de mille divinités capricieuses, se présenta dans la claire et majestueuse simplicité de ses lois précises. Au plaisir de connaître, à l'orgueil de savoir, peut-être à la satisfaction de voir diminuer le pouvoir de dieux plus craints que respectés, s'ajoutait l'admiration pour une œuvre poétique qui surpassait en grandeur et en éclat tout ce qu'avait produit la littérature nationale. Aussi voit-on que presque tous les poètes venus depuis déposent un hommage aux pieds de Lucrèce. S'ils n'osent prononcer son nom par une sorte de bienséance religieuse ou morale, ils lui apportent le tribut de leur reconnaissance discrète et presque clandestine. Ils lui disent à mots couverts ce que Lucrèce dans un beau transport disait à Épicure : Ô toi qui le premier levas sur nos profondes ténèbres le clair flambeau de la science, nous montrant le vrai chemin de la vie, je veux marcher sur tes pas.

E tenebris tamis tam clarum extollere lumen

Qui primus potuisti, illustrans commoda vitæ,

Te sequor... (III, 4.)

Ils veulent le suivre, ils ne peuvent et déclarent ingénument leur impuissance. Ils vont prendre leur élan pour pénétrer dans les mystères de la nature, mais ils se sentent retenus par leur faiblesse et se renferment dans une modestie nécessaire. Faute de pouvoir imiter Lucrèce, ils s'inclinent devant lui :

Leur génie étonné tremble devant le sien.

Recueillons d'abord les naïfs aveux d'un jeune poète inconnu, qui est peut-être Cornélius Gallus, le contemporain et l'ami de Virgile, l'auteur présumé d'un petit poème intitulé Ciris[60]. Il n'a point encore trouvé sa voie ni en philosophie, ni en poésie, et fait part de ses hésitations à son protecteur Messala. Il étudie dans Athènes où il respire, dit-il, les doux parfums des jardins d'Épicure. Sa muse a déjà osé lever les yeux vers les astres et suivre sur des hauteurs peu fréquentées le sentier de la science. Il voudrait, comme Lucrèce, qu'il ne nomme pas, mais qu'il désigne, contempler de haut sur la terre les égarements des hommes et mêler le nom de son protecteur aux grands spectacles de la nature ; mais sa jeunesse ne fait que de naître à de si hautes spéculations et ses forces le trahissent,

Altius ad magni suspeiit sidera mundi,

Et licitum panels ausa est adscendere collem...

Unde hominum errores longe lateque per orbem

Despicere atque humiles possem contemnere curas...

Sed quoniam ad tantas nunc primum nascimur artes,

Nunc primum teneros firmamus robore nervos[61]...

Ce jeune étudiant d'Athènes est ici, comme le sont d'ordinaire les jeunes gens, l'interprète de l'admiration contemporaine.

Voici maintenant le plus grand poète de Rome, Virgile, déjà parvenu à la gloire, qui se montre aussi humble devant Lucrèce que cet écolier. Il nous dit dans une de ses confidences, qui sont d'autant plus précieuses qu'elles sont plus rares, en des vers les plus beaux qu'il ait faits peut-être, ou du moins les plus touchants, parce que rien ne va plus avant dans le cœur que la candeur modeste du génie :

Puissent les Muses, mes plus chères délices, dont je sers le culte, le cœur rempli d'un ineffable amour, m'accueillir avec bonté, me montrer les routes des astres dans le ciel, d'où viennent les défaillances du soleil, les décroissances de la lune, ce qui fait trembler la terre, par quelle force mystérieuse les mers se gonflent, rompent leurs rivages et de nouveau rentrent dans leurs limites... Que si je ne puis m'approcher de ces secrets de la nature, si la froideur de mon sang enchaîne mon génie, que du moins la campagne fasse ma joie et les eaux qui courent à travers les vallées. Fleuves, forêts, je vous aimerai sans gloire !... Heureux celui à qui il fut donné de connaître les causes des phénomènes, qui a mis sous ses pieds toutes les craintes, l'inexorable destin et le vain bruit de l'Achéron avare ![62]

Il n'est pas de plus bel hommage rendu à la physique nouvelle de Lucrèce que ce soupir poétique d'une émulation pareille qui se déclare impuissante. Virgile a, du reste, plus d'une fois tenté de s'élever à ces hauteurs de la science sur les pas de son devancier. Dans la sixième Églogue, voulant mettre dans la bouche d'un dieu, du dieu même de l'inspiration poétique, un chant digne de lui, il lui fait dérouler en vers précis la cosmogonie de Lucrèce. A la voix divine célébrant la naissance du monde accourent Faunes et bêtes sauvages ; les chênes frémissent et inclinent leur cimes altières, les rochers mêmes sont émus ; toute la nature attentive assiste à l'histoire de la nature et tressaille aux accents de celui qui n'est ici, par une fiction flatteuse, que l'interprète du poète physicien.

Beaucoup d'autres poètes latins, quoique moins enthousiastes que Virgile, laissent voir pourtant combien la nouveauté de ces problèmes physiques s'étaient emparée des esprits romains. Si Horace parait avoir été peu curieux de science, bien qu'il fût épicurien et se reconnût en plus d'un endroit disciple de Lucrèce, un de ses amis, Iccius, élève sa pensée à ces hautes spéculations et recherche les causes qui retiennent la mer dans ses limites, quelles influences règlent les saisons, si les astres errent dans l'espace, animés de leur propre mouvement ou conduits par une volonté toute-puissante[63].

Ovide[64], dans les Métamorphoses, fait traiter par Pythagore les problèmes épicuriens sur les astres, les nuages, la foudre (XV, 70) : Est-ce Jupiter, est-ce le vent qui produit le tonnerre ?

Ovide touche souvent à ces questions cosmogoniques ; il envie ceux qui connaissent les grands phénomènes de la nature. N'est-ce pas à Lucrèce qu'il fait allusion, lorsque dans les Fastes il s'écrie (I, 297) : Heureux les génies qui les premiers connurent ces mystères et montèrent jusqu'à ces régions célestes !

Le voluptueux Properce, qui était bien loin d'être un sage, mais qui se flattait de le devenir avec les années, réserve à sa vieillesse le noble plaisir d'étudier les lois de la nature. Il indique d'avance, d'après Lucrèce, les questions qu'il aimerait à résoudre sur le ciel, sur les saisons, sur la mort, sur les enfers :

Tum mihi naturæ libeat perdiscere mores...

Tisiphones atro si furit angue caput...

An ficta in miseras descendit fabula gentes

Et timor haud ultra quam rogus esse potest[65].

Il n'est pas jusqu'au faible Tibulle, tout entier à ses amours, qui ne soit plus ou moins tenté par la science. Deux fois il déclare qu'il ne chantera pas ces merveilles de l'univers, qui sans doute sollicitaient sa curiosité, mais qui effrayaient son débile courage. Même sa Délie ne le possède pas au point qu'il n'ait une pensée pour ces problèmes :

Alter dicat opus magni mirabile mundi[66]...

Peu à peu dans la poésie latine cette universelle célébration de la physique[67] dégénère en lieu commun. Sénèque le tragique, dans sa pièce d'Octavie, chante indiscrètement sur la scène ces difficiles études, mais il les chante, si l'on peut dire, sur le mode stoïcien[68]. Stace à son tour trace le même programme de questions naturelles[69]. Enfin Claudien, le dernier venu, ayant à peindre une jeune fille, Proserpine, qui brode pour sa mère un ouvrage délicat, s'avise de lui faire représenter à l'aiguille sur la toile le débrouillement du chaos, la séparation des éléments. La pauvre enfant y met toutes les ressources de son art. Avec des paillettes d'or elle constelle le ciel, une laine d'azur empourpré figure l'Océan, des pierres précieuses les aspérités du rivage, et des fils savamment entassés en onduleux relief semblent battre ces brillants rochers de leurs flots orageux[70] ; mignarde description qui prouve que la physique était devenue assez vulgaire pour qu'on la fit tomber aux mains des femmes. Il ne manquait plus au Poème de la Nature que d'être mis en tapisserie.

Il est dans la destinée de toutes les grandes choses qui d'abord émurent les plus nobles esprits de devenir communes, d'aller en proie à la frivolité, et de degrés en degrés de descendre quelquefois jusqu'aux confins du ridicule. Les plus belles œuvres du génie humain n'ont pas épuisé tous les honneurs, si elles n'ont reçu pour dernière consécration le triste hommage d'une vogue banale.

Pourquoi tous ces poètes, pourquoi le public lettré à Rome a-t-il accueilli avec tant d'enthousiasme ou de faveur une physique si aride, si peu faite pour séduire ? Était-ce la satisfaction d'une savante curiosité ? Non, les Romains n'ont jamais montré de goût pour la pure spéculation, ni pour la science désintéressée. Mais cette explication, quelle qu'elle fût, de la nature avait du moins le mérite d'expliquer quelque chose. Elle faisait évanouir des fables insensées ou terribles, elle enlevait l'âme à des peurs confuses, elle mettait de l'ordre dans les esprits comme dans l'univers. Les lois de la nature proclamées par Lucrèce peuvent nous paraître aujourd'hui fausses ou dangereuses, mais du moins c'étaient des lois. Les Romains se contentèrent à jamais de cette physique, que peu à peu ils confondirent avec celle de l'école stoïcienne, en bien des points semblable et conforme. La poésie de Lucrèce fut pour les Romains la première aurore de la science, aurore charmante, saluée avec joie, mais qui ne devait pas amener après elle la lumière du soleil, et qui jusqu'à la fin du monde antique resta une aurore.

 

 

 



[1] Je ne sais pourquoi on s'obstine à traduire le titre du poème par ces mots : de la Nature des choses. Les deux mots rerum natura répondent à ce que nous appelons la Nature, ce qui est fort différent, surtout au point de vue de la science.

[2] Schœll, Hist. de la litt. romaine, t. II. — Non congruebant ad horas ejus lineæ : paruerunt tamen eis annis undecentum. Pline, Hist. nat., VII, 60.

Voir sur l'introduction des cadrans solaires les réflexions spirituelles d'un parasite qui se plaint de cette exactitude nouvelle et désolante qui fixe l'heure de se mettre à table, tandis que dans son enfance on ne consultait que son estomac, le meilleur des cadrans : venter erat solarium. Fragm. d'Aquilius, Ribbeck.

[3] Alexandro Magno rege inflammato cupidine animalium natures noscendi, delegataque hac commentatione Aristoteli, aliquot millia hominum in totius Asiæ Græciæque tractu parere jussa, omnium quos venatus, aucupia, piscatusque alebant, quibusque vivaria, armenta, alvearia, piscinæ, aviaria in cura erant : ne quid usquam genitum ignoraretur ab eo... quinquaginta ferme volumina illa præclara de animalibus condidit. Pline, Hist. nat., VIII, 47. — Athénée, liv. IX. — A. de Humboldt ne croit pas à ce témoignage.

[4] Son Histoire des animaux est peut-être encore aujourd'hui ce que nous avons de mieux fait en ce genre... Il les connaît peut-être mieux et sous des vues plus générales qu'on ne les connaît aujourd'hui... Buffon, 1er Disc. sur l'hist. nat.

[5] Voir une récente étude : Lucretii philosophia cum fontibus comparata, par Voltjer, Groningue, 1877, 485 pages.

[6] Plutarque, Comment il faut lire les poètes.

[7] Dictionn. phil., article Dieux.

[8] Aristote, des Parties des animaux, I, 1.

[9] Plutarque, Amitié frat., 2.— A cela le judicieux Plutarque répond : L'homme n'est pas le plus sage des animaux, pour autant qu'il a des mains : mais pour ce que de sa nature il est raisonnable et ingénieux, il a aussi de la nature obtenu des utils qui sont tels. Ibid.

[10] Phys., II, 8.

[11] Lucrèce, V, 799.

[12] IV, 33.

[13] IV, 917.

[14] Le bruit courut qu'en Silésie une dent d'or avait poussé à un enfant. Aussitôt les savants de prendre la plume. L'un dit que cette dent est envoyée de Dieu pour consoler la chrétienté affligée par les Turcs ; d'autres confirment ou réfutent cette opinion. On fait là-dessus des volumes. a Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or... On commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. Fontenelle, Hist. des oracles, IV.

[15] IV, 714.

[16] Gallinaceorum cristæ torrent. Hist. nat., VIII, 19 ; Plutarque parle plus d'une fois de cette peur du lion. De l'Envie, 1.

[17] Épicure, postérieur à Eudoxe et à Platon, était resté dans la première enfance de l'astronomie. Bailly, Hist. de l'astron., liv. VIII. Il faut remarquer, du reste, que, dans l'antiquité, les connaissances astronomiques ont eu de la peine à se répandre. Ainsi plusieurs Pères de l'Église, savants d'ailleurs, demeurent fidèles aux plus anciennes idées cosmographiques.

[18] Diogène, X, 85 st 35. — De Fin., V, 29.

[19] Cicéron, De nat. Deor., I, 25. De Fato, 16. — Diogène, X, 91-97.

[20] Lettre d'Épicure à Hérodote, Diogène, X, 76-83.

[21] Diogène, X, 91, 92, 94.

[22] Sur les corps célestes Épicure n'approuvait et n'improuvait aucune opinion des philosophes. Il s'en tient, dit Plutarque, à son : il peut être. Opin. des phil., II, 13. Cicéron, qui se moque souvent de cette négligence indifférente d'Épicure, dit qu'il a l'air d'un homme qui fait de la philosophie en bâillant : Quæ oscitans hallucinatus est. De nat. Deor., I, 26. Omnes istas esse posse causas Epicurus ait. Sénèq., Quæst. nat., VI, 20.

[23] Plutarque, Opin. des phil., III, 1.

[24] Voir Stobée, Eclog. phys. ; Plutarque, Opin. des phil., II, 25. Ailleurs Plutarque développe l'idée de Démocrite : Ainsi comme ceste terre, sur laquelle nous sommes, a de grandes sinuositez de vallées, aussi est-il probable que celle-là est ouverte et fendue de grandes fondrières et baricaves, ès quelles il y a de l'eau, ou bien de l'air obscur, au fond desquelles la clarté du soleil ne peut penetrer, ains y default, et en renvoie icy bas la réflexion. De la face de la lune, 21. — Cicéron dit, avec raison : Épicure suit presque en tout Démocrite, et quand il change quelque chose, il me semble que c'est toujours en mal. De Fin., I, 6.

[25] Cicéron, Academ., II, 33 ; De Finib., I, 21 ; De nat. Deor., II, 18. Lucien, Icaroménippe, 6. — Cicéron dit avec esprit qu'Épicure aurait mieux fait d'apprendre la géométrie de Polyænus, son ami, que de la lui faire désapprendre. De Fin., I, 6.

[26] I, 160.

[27] V, 920.

[28] V, 730.

[29] Il nous est d'autant plus permis de faire ce rapprochement qu'Épicure appelait salut la perfection morale : Egregie mihi hoc dixisse videtur Epicurus : initium est salutus notifia peccati. Sénèque, Lettres, 28. — Iste homo non est unus e populo, ad salutem spectat. 10.

[30] Hœfer, Hist. de la Chimie.

[31] Une tragédie et une comédie se font avec les mêmes lettres ; seulement ces lettres sont ici combinées autrement que là. Cette comparaison lucide, employée déjà par Leucippe et par Démocrite, est reprise par Lucrèce, liv. I, 821.

[32] Berthelot, Chimie organique fondée sur la synthèse, Introd.

[33] Plutarque, Opin. des phil., I, 5.

[34] II, 1053.

Selon Lucrèce, ces mondes doivent avoir leurs habitants (II, 1075).

[35] Leucippe disait : Un vase plein de cendre peut recevoir autant d'eau qu'il en reçoit quand il est vide, ce qui suppose inévitablement de petits pores entre les particules de la cendre, sans quoi la cendre et l'eau occuperaient simultanément le même lieu. L'expérience laisse beaucoup à désirer, mais elle a le mérite d'être une expérience.

[36] Un prince doit être savant, 6.

[37] Liv. II, 1122. Voy. les Études médicales sur les poètes latins, par le docteur Menière.

[38] Liv. I, 347.

[39] Un peu plus loin, liv. I, 272, pour rendre sensible cette vérité que le vent est un corps, bien qu'il soit invisible, le poète est amené à faire une description de la puissance et des ranges de l(air. Cette belle et longue peinture est encore un raisonnement.

[40] De anima, I, 5.

[41] Liv. II, 547.

[42] II, 601.

[43] D'Alembert dit, avec justesse : La philosophie qui fait le mérite du pote n'est pas celle qu'il peut arracher par lambeaux de certains livres ; c'est celle qu'on trouve chez soi ou nulle part. Lucrèce en est un bel exemple. Quand est-il vraiment sublime ? Est-ce quand il se freine tranquillement sur les pas des autres ? C'est quand il pense et sent d'après lui-même, quand il est peintre et non l'écolier d'Épicure. Réflex. sur la poésie. — Voilà pourquoi, dans toute cette étude, nous cherchons surtout à deviner ce qui appartient en propre à Lucrèce.

[44] I, 1002. — On ne peut faire comprendre l'espace infini et l'éternité qu'à l'aide de pareilles images. Élevez, dit un prêtre bouddhiste, une vaste enceinte de murailles, qu'elle ait des milles de circonférence et des centaines de mètres de profondeur ; remplissez cette enceinte de grains de sable et qu'une fois, tous les dix mille ans, un ange enlève un seul grain de ce sable ; quand tous seront enlevés, vous ne serez qu'au commencement de l'éternité.

[45] III, 17-30.

[46] Essais, III, 5.

[47] Chénedollé, l'auteur du Génie de l'homme, pense, au contraire, que pour chanter la science il faut qu'elle soit déjà bien avancée. Il écrivait avec candeur sur un exemplaire de son livre : J'avais eu, en faisant cet ouvrage, une grande pensée, c'était d'appliquer la poésie aux sciences ; mais je crois que les sciences sont encore trop vertes, trop jeunes pour recevoir un pareil vêtement, etc. M. Sainte-Beuve relève cette idée si peu juste: Non, la poésie de la science est bien à l'origine ; les Parménide, les Empédocle, les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain degré de complication, la science échappe au poète, le rythme devient impuissant à enserrer la formule et à expliquer les lois. Chateaubriand, t. II. — Voir Alex. de Humboldt, Cosmos, t. II, Guill. de Humboldt, Fréd. Schlegel.

[48] I, 717.

[49] On possède encore aujourd'hui deux médailles frappées à cette occasion, où l'on voit Empédocle debout sur le char d'Apollon et retenant la main du dieu qui s'apprête à lancer ses traits mortels.

[50] Quant aux rochers et croppes des montagnes, Empédocle estime qu'ils aient esté poulsez contremont, et soustenus dessoubs par la violence d'un certain feu bouillant, qu'il dit estre aux entrailles de la terre. Plutarque, du Froid, 49. Voir Henri Martin, Timée, p. 412.

[51] Voir les savantes recherches de M. Havet sur la phrase de Pascal, 2e édit., t. I, p. 18.

[52] Des Oracles, 24.

[53] Lamartine, Méditations.

[54] Empédocle est d'opinion que devant les quatre éléments il y a de très-petits fragments, comme éléments devant éléments, de semblables parcelles, tous ronds. Plutarque, Opin. des phil., I, 13 et 17.

[55] C'est ce qu'Horace appelle concordia discors. Epist., I, 42. Claudien a dit :

Noce amicitiis quidquid discordia solvit.

(In Mall. cons., 72.)

Empédocle dit lui-même, en parlant de ses éléments: Quelquefois l'amour les réunit tous en un seul corps ; d'autres fois la discorde se met entre eux et les divise. Pseudo-Plutarque, sur Homère, 99.

[56] Quoique nous n'ayons d'Empédocle que 450 vers épars, mutilés, un examen attentif y fait découvrir des traces visibles d'imitation. Remuons un peu cette poussière poétique. On y trouve des fragments de passages que Lucrèce a dû traduire pour les réfuter, par exemple, sur les monstres, liv. V, 876. Il adopte quelquefois des idées bizarres de son devancier sur les premiers essais de la création, sur les êtres incomplets, liv. V, 835. On rencontre çà et là des expressions communes aux deux poètes. Les quatre éléments sont appelés τέσσαρα ριζώματα, les atomes, radices, — όμβρος, l'eau, imber ; — έθνεα θηρών, secla ferarum ; — σκότος, les ténèbres de la vie, qualibus in tenebris vitæ. — Il y a des vers entièrement traduits : πυρί δ' αύξάνεται πΰρ... αίθέρα δ' αίθήρ. Ignem ignes procudunt, ætheraque æther. — Les deux poètes comparent la verdure et les feuilles aux poils et aux plumes des quadrupèdes et des oiseaux ; ils appellent la mer la sueur de la terre. Le religieux Empédocle annonce qu'il va parcourir sa carrière sur le char de la piété ; Lucrèce monte aussi sur un char, mais ce n'est point celui-là : institui conscendere currum. Nous n'insistons pas ici sur ces imitations qui intéressent plus la littérature que la morale et la science. Plutarque Opin. des phil., I, 24 et 30.

[57] Par exemple, la pieuse exclamation d'Empédocle sur les hommes qui, pour une faute, sont déchus de leur condition céleste : Ô race malheureuse des mortels, de quels désordres, de quels pleurs vous êtes sortis ! devient, chez Lucrèce, une exclamation impie sur les misères qu'enfante la religion. O genus infelix humanum... Liv. V, 1192.

[58] A l'enthousiasme de Lucrèce je ne trouve à comparer, dans les temps modernes, que celui de Képler, après qu'il eut découvert la loi du mouvement des planètes : Depuis dix-huit mois, j'ai vu le premier rayon de lumière ; depuis trois mois j'ai vu le jour, enfin j'ai vu le soleil de la plus admirable contemplation. Je me livre à mon enthousiasme, je veux braver les mortels, etc. Voy. les Fondateurs de l'astronomie, par M. J. Bertrand. Képler rend grâces à Dieu, Lucrèce au divin Épicure, voilà la différence, mais le langage du poète est plein de ce qu'il appelle lui-même divina voluptas atque horror.

[59] Cicéron, De nat. Deor., II, 95.

[60] M. Patin a déjà montré que l'auteur de ce petit poème pensait à Lucrèce ; il a aussi délicatement recueilli les souvenirs de Virgile. Études sur la poésie latine, t. I, p. 82.

[61] Ciris, 1-43.

[62] Géorgiques, II, 475-492.

[63] Épîtres, I, 12, 16.

[64] Liv. I, 287. — De tous les poètes latins, c'est Ovide qui a le plus ouvertement vanté le Poème de la Nature :

Carmina sublimis tunc sunt peritura Lucreti,

Exitio terras quum dabit una dies. (Amor., I, 15, 23.)

Il en parle même aux dames, il est vrai pour les engager à ne pas le lire. Tristes, II, 26.

[65] Élégies, liv. III, 5, 25-48.

[66] Liv. IV, 1, 18.

[67] Nous pourrions ajouter d'autres poètes à ceux que nous avons cités. Dans le petit poème sur l'Etna attribué à Lucilius, l'ami de Sénèque, on trouve la même curiosité enthousiaste, et l'auteur semble penser à Lucrèce quand il se demande a si cette immense machine est assujettie par un lien éternel. C'est la question que se fait Lucrèce. Liv. V, 1215.

[68] V, 387.

[69] Silves, V, 3, 19. — Thébaïde, VI, 360.

[70] De raptu Proserp., I, 414.