LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE VI. — LA MORALE DE LUCRÈCE ; L'AMBITION, L'AMOUR.

 

 

Le Poème de la Nature n'étant qu'un tollé de physique, la morale ne s'y trouve pas exposée dans son ensemble et ne s'y rencontre que par occasion et par hasard. Il faut donc la recueillir çà et là, la saisir souvent au passage dans quelque rapide et involontaire mouvement d'éloquence ou dans une digression poétique et la recomposer à l'aide de morceaux et de vers épars. Si nous courons ainsi le risque d'enlever à ces vers quelque chose de la beauté qu'ils doivent à la place qu'ils occupent dans le poème, nous pourrons du moins offrir la fleur et le suc de la morale épicurienne, en faisant pour Lucrèce ce que lui-même avait fait pour Épicure, dont il butinait les préceptes, dit-il en vers charmants, avec la diligence des abeilles.

Il semble au premier abord qu'un philosophe si ennemi des dieux, qui renverse toutes les croyances aujourd'hui réputées consolantes et salutaires, ne peut être qu'un corrupteur de la morale. Il serait rigoureux de porter sur Lucrèce un pareil jugement. Que sa morale repose sur un faux principe, la volupté[1], que sa théorie du bonheur soit dangereuse et puisse aboutir dans ses conséquences extrêmes à un grossier matérialisme, nous ne voulons pas en disconvenir ; mais le grave génie du poète, par sa gravité et sa candeur, a été préservé de tous les périls de la doctrine ; il y a porté ses nobles intentions, sa sévérité romaine, il a, pour ainsi dire, tout rectifié-par sa droiture, si bien que de cette morale suspecte il ne sort aucun précepte qui ne soit respectable et conforme à la dignité humaine. Que de belles sentences, quel mépris hautain pour les passions et leurs désordres, quelle indignation naturelle contre le vice et le crime ! Non-seulement il y a de la morale dans le poème, mais cette morale est émue et touchante. La critique qui se propose de faire une étude un peu délicate des doctrines ne doit ni les condamner, ni les vanter absolument ; car s'il est vrai, comme l'histoire le démontre, que des plus purs principes découlent quelquefois les conséquences les plus fâcheuses, on voit aussi que des principes en apparence les moins nobles peuvent sortir des préceptes utiles. Ne savons-nous pas que des plantes les plus salutaires on peut exprimer un poison, et des plus vénéneuses un remède ? Quand ou voit la plus forte morale de l'antiquité, la morale stoïque, reposer sur un panthéisme assez grossier, pourquoi refuserait-on d'admettre que sous la main d'un poète animé d'un mâle enthousiasme une morale presque inattaquable ait pu se fonder sur une physique sans dieu ?

En ruinant la religion et la croyance à la vie future, Lucrèce ne s'est point proposé, comme on l'a dit, d'ôter leur frein aux passions[2]. C'est, au contraire, au nom de la science et de la morale qu'il renverse les avilissants préjugés de la crédulité antique. La mythologie blessait à la fois la raison et la conscience ; les dieux donnaient l'exemple du vice et de l'iniquité ; les attaquer, ce n'était pas compromettre la morale, c'était souvent la venger. D'autre part, la croyance à une vie future ne paraît pas avoir eu dans l'antiquité une sérieuse influence sur les mœurs. Prouver que l'âme périt avec le corps n'était pas même une hardiesse, puisque les plus célèbres écoles, Platon excepté, s'accordaient sur ce point avec Épicure. Ainsi, de ce que Lucrèce a prétendu que l'âme est matérielle conformément aux principes de son système physique qui n'admet que la matière, il ne faut point conclure qu'il est un de ces novateurs peu scrupuleux, comme on en a vu depuis, qui se sont proposé d'affranchir les hommes de tout devoir moral.

Nous faisons ces réserves en faveur de Lucrèce, parce que certains philosophes du XVIIIe siècle, qui se prétendent ses disciples, ont poussé bien plus loin l'audace et ont détruit avec les croyances religieuses les fondements mêmes de la morale. On sait que d'Holbach et Lamettrie arrivent aux conséquences les plus brutales, qu'ils vont jusqu'à nier la liberté de l'homme, que pour lui procurer la tranquillité ils ne se contentent pas, comme Lucrèce, de le mettre à l'abri des terreurs superstitieuses, mais étouffent en lui jusqu'à la voix de la conscience. Qu'on se rappelle, par exemple, cette maxime de Lamettrie : Il ne faut pas avoir de remords ; le remords n'est qu'un préjugé de l'éducation, ou bien ces principes de d'Holbach : L'intérêt est l'objet auquel chaque homme attache son bien-être... Ainsi l'intérêt du méchant est de satisfaire ses passions à tout prix... le bonheur est la fin de la vie : or le pouvoir, la grandeur, les richesses, les plaisirs y contribuent certainement pour ceux qui savent en bien user. Rien n'est donc plus frivole que les déclamations d'une sombre philosophie. Avons-nous besoin de dire que les maximes de ces faux disciples de Lucrèce ne sont pas celles du maitre ? Ils sont aussi loin de lui par la bassesse de leurs intentions que par la platitude de leur style. Le poète au contraire professe une morale sévère[3] et tient précisément le langage que d'Holbach appelle la déclamation d'une sombre philosophie.

Lucrèce n'est point fataliste, il croit fermement à la liberté. Bien que nous ne soyons que matière et que l'âme ne soit comme le corps qu'un assemblage fortuit d'atomes, nous sentons pourtant en nous une force propre qui nous permet de lutter contre les objets extérieurs et de résister à nos passions. Pour rester fidèle à sa physique, il explique la liberté par une certaine déclinaison des atomes capable de produire des mouvements imprévus dans la succession invariable des effets et des causes et de déranger à un moment donné leur enchaînement fatal[4]. L'explication est bien enfantine et prouve que les épicuriens se contentaient de peu en psychologie. Prenons encore notre parti de cette inconséquence évidente qui admet la liberté dans un système uniquement fondé sur les combinaisons aveugles de la matière. Ce que nous nous plaisons à constater, c'est que Lucrèce reconnaît dans l'homme un certain pouvoir indépendant, un je ne sais quoi qui n'a pas de nom, vis nominis expers, qu'il appelle d'un beau mot : Une prise violente sur le destin, fatis avolsa potestas. Il n'est peut-être pas de plus précieux hommage rendu à la liberté humaine que celui de ces philosophes qui spontanément lui donnent une place même dans un système où elle n'a pas droit d'entrer, et qui aiment mieux tomber dans l'inconséquence que de nier une chose si sensible et si nécessaire. Oublions donc la faiblesse des arguments, la pauvreté de cette science si peu démonstrative et ne soyons attentifs qu'à l'énergie de l'affirmation.

Si tous les mouvements ne forment qu'une chaîne,

Si la cause est liée à la cause et l'entraîne,

Et si l'atome enfin de sa ligne écarté

Ne vient rompre les nœuds de la nécessité

Et par des chocs nouveaux déconcertant les choses

Ne traverse la suite éternelle des causes,

D'où vient aux animaux la libre volonté,

Cette part arrachée à la fatalité,

Ce pouvoir de marcher où le désir les mène,

Non point en tel lieu fixe, à telle heure certaine,

Mais partout où l'esprit les pousse à tout moment,

L'esprit principe actif, source du mouvement,

Et qui par les canaux où circule la vie

Répand dans tout le corps sa mobile énergie ?

Quand la barrière s'ouvre, observe les coursiers,

Ils restent un instant frémissants sur leurs pieds

Comme pour recueillir le feu qui les enflamme

Sans pouvoir s'élancer aussi prompts que leur aime.

Il faut que dans leur corps les éléments épars

Aient le temps d'accourir venus de toutes parts,

Et qu'au rapide appel du cœur qui les rassemble

Ils soient précipités en avant tous ensemble ;

Ainsi donc c'est du cœur que naît le mouvement,

C'est de la volonté que part l'entraînement,

Et de là ce torrent qui dans le corps se verse,

Jusqu'aux extrémités des membres se disperse. (II, 251.)

Si cette revendication de la liberté n'est pas savante, elle est du moins vive et décidée. Sans doute Lucrèce, en poète physicien — dans son système la psychologie ne peut être qu'une branche de la physique —, reconnaît que le libre pouvoir de chaque homme est plus ou moins limité et opprimé par la nature de son tempérament, par l'ensemble des éléments qui entrent dans sa constitution ; quand l'âme est composée de parties ignées, elle est prompte à la colère ; quand elle est formée de ce que le poète appelle une froide vapeur, elle se laisse facilement glacer par la crainte ; quand enfin elle est prédominée par l'élément tranquille de l'air, elle participe à la fois des deux natures précédentes et ne cède ni à l'emportement ni à la peur. Mais Lucrèce se hâte d'assurer que s'il n'est pas possible de surmonter entièrement sa constitution primitive, on peut du moins par la culture et l'étude de la sagesse affaiblir la puissance du tempérament au point qu'il n'en subsiste plus que de faibles traces.

.....Vestigia linqui

Parvola, quæ nequeat ratio depellere dictis. (III, 422.)

Ainsi Lucrèce admet la liberté ; il croit que la réflexion et la science peuvent sinon transformer entièrement la nature, du moins la contenir et l'épurer. Du moment qu'on reconnaît dans l'homme une force indépendante, se possédant elle-même, capable de se diriger vers le bien ou vers le mal, il est permis de moraliser et d'indiquer le chemin qu'il faut suivre. Voilà pourquoi on trouve dans le poème des conseils, des réprimandes, des invectives, c'est-à-dire sous une forme ou sous une autre des leçons morales.

Il nous faut rappeler ici en quelques mots les préceptes de la morale épicurienne. La doctrine de la volupté recherche, non le plaisir, mais le bonheur durable, constant, calme, réglé par la plus délicate prudence et qui se réduit à l'exemption de la douleur et de l'inquiétude[5]. Se soustraire à la crainte des dieux et de la vie future, s'affranchir de ses passions, voilà toute la sagesse[6]. En politique ne point prendre part aux affaires, dans la vie privée éviter toutes les causes de trouble et de chagrin ; si l'on peut, ne pas s'embarrasser d'une famille[7] ; resserrer, cacher sa vie ; en un mot, se renfermer dans la plus stricte modération, telle est cette morne et triste volupté. C'est une morale de couvent[8], de couvent sans religion.

Ce désir du repos, dont on peut s'étonner, n'est point particulier à l'épicurisme. Après Platon et Aristote, toutes les doctrines qui parurent au temps de la décadence et sous la servitude de la Grèce ne se proposaient pas d'autre fin que la tranquillité de l'âme. Le doute de la nouvelle Académie, le scepticisme absolu de Pyrrhon avaient pour ambition dernière de procurer l'indifférence : Celui qui pense, disait Pyrrhon, et qui affirme qu'il y a des choses bonnes et mauvaises de leur nature, est constamment troublé lorsqu'il est privé de ce qu'il regarde comme des biens, atteint par ce qu'il croit être des maux ;... mais celui qui reste en suspens sur ce qui est bon ou mauvais par sa nature ne fuit, ne recherche rien avec une inquiète sollicitude[9]. Pyrrhon apportait le bienfait du sommeil à l'esprit, comme Épicure l'avait apporté au cœur. Le stoïcisme même, qui se piquait d'être plus vaillant, ne laissait pas d'apprendre aux hommes à se détacher des affaires[10] aussi bien que des plaisirs, à se retirer en soi, à chercher la tranquillité dans les solitaires satisfactions de la conscience. Le monde antique était fatigué de lui-même. Activité civique, gloire, ambition, plaisir, science, tout ce qui avait été sa joie et son soutien, paraissait n'avoir plus de prix. On en était à la satiété, à la désillusion, au découragement. Bientôt le christianisme recueillera tous ces dégoûts, se montrera plus dédaigneux encore de l'action politique, prêchera l'indifférence avec plus d'ardeur, mettra le comble à tous ces mépris, en méprisant la philosophie même, qui avait enseigné déjà à mépriser tout le reste, et pour mieux enlever les âmes à la terre ne leur offrira que des biens qui ne sont pas de ce monde.

A Rome, au temps de Lucrèce, bien que la société fût encore pleine d'énergie et témoignât de sa force dans des luttes sanglantes, on goûtait tous les jours davantage les idées grecques sur l'abstention politique et sur la tranquillité de l'âme si fort prônée par toutes les écoles. Les citoyens, lassés et déconcertés par les guerres civiles, se détachaient de la chose publique. Sans parler de Sylla et de son inexplicable abdication, on vit des généraux illustres, Lucullus, par exemple, se retirer tout à coup des affaires et se dérober à leur gloire. Des magistrats éconduits cherchaient des consolations dans l'étude de la sagesse ; des hommes prudents, tels qu'Atticus, fuyaient les honneurs[11] qui allaient au-devant d'eux. On se réfugiait dans les belles villas de la Campanie qu'on ornait de tableaux, de statues, de livres ; on demandait à la philosophie des raisons pour dédaigner doctement ce qu'on dédaignait déjà par instinct ou par faiblesse ; on mettait son bonheur et sa dignité à rechercher ce qu'on appelait jadis avec ironie le repos grec, otium græcum. Les esprits les plus hauts se plaisaient à redire avec les stoïciens qu'il ne faut s'occuper que des choses divines et humaines, de la grande république du monde. On prévoyait que l'ancienne constitution ne pourrait subsister, on répétait qu'il n'y avait plus d'espoir ; on dira bientôt que le nom jadis sacré de république n'appartient plus qu'à une chimère, à une ombre. L'anarchie romaine produisait çà et là les effets qu'avait produits la servitude grecque sur tout un peuple et rejetait sur eux-mêmes tous ceux qui étaient trop scrupuleux pour s'ouvrir un chemin par la violence, ou trop timides pour braver la violence d'autrui.

Aussi, après les terreurs de la superstition, ce qui préoccupe le plus Lucrèce et lui parait le plus contraire au bonheur, c'est la cupidité et l'ambition. Le désir immodéré des richesses, des honneurs, de la gloire empoisonne la vie humaine, donne naissance à tous les crimes et trouble également la paix des individus et des sociétés. Le poète tient le langage des philosophes les plus austères, et le stoïcisme ne proclame pas avec plus de force ses maximes de renoncement. En quoi Lucrèce diffère-t-il de Sénèque ? Les deux sages, sans marcher au même but, se rencontrent dans les mêmes sentiments. Tous deux font la guerre aux passions, le stoïcien pour affermir la vertu, l'épicurien pour assurer la félicité, et, à considérer la simplicité résolue de Lucrèce, son éloquence sans déclamation, on est tenté de dire que le plus sincère est le disciple d'Épicure. Du reste, il faut remarquer, en général, que toute sentence morale, dès qu'elle passe par une bouche vraiment romaine, prend un certain accent stoïque. On rencontre partout, à Rome, dans les lois, dans les traditions domestiques et nationales, une sorte de stoïcisme naturel et spontané bien antérieur à la doctrine de Zénon. Les Mucius Scævola, les Regulus, les Fabricius, tous les héros du patriotisme romain sont d'avance conformes à l'idéal stoïcien ; aussi toute doctrine morale, quelque délicate et molle qu'elle soit, dès qu'elle est transplantée à Rome, puise dans ce sol nouveau une sève plus forte et produit des fruits plus âpres et plus fermes. L'épicurisme y devient viril et prend un ton sévère, altier, impérieux.

Bien que Lucrèce n'expose nulle part avec suite sa doctrine morale qui ne pouvait trouver place dans son poème, il lui arrive quelquefois de peindre la vanité des grandeurs en de sombres tableaux dont la rapide énergie ne laisse aucun doute sur la nature et l'intensité de ses sentiments. Du haut de sa sérénité philosophique il contemple avec une sorte de plaisir amer et méprisant les luttes de l'ambition, la carrière ensanglantée où les hommes cherchent à se devancer les uns les autres, où le vainqueur du jour est le vaincu du lendemain.

Pour celui qui soumet sa vie à la sagesse,

Vivre content de peu c'est la grande richesse,

Rien ne manque jamais à qui réduit son cœur ;

Mais l'homme désira biens, puissance, grandeur,

Pour asseoir sur le roc sa solide existence

Et goûter à jamais la paix de l'opulence ;

Espoir vain, car montant tous ensemble aux honneurs

Ils ont fait du chemin le champ do leurs fureurs,

Et l'Envie, épiant les vainqueurs, de la cime

Les rejette à plaisir tête en bas dans l'abîme.

J'aime mieux le repos et recevoir la loi

Que de tenir un sceptre et de souffrir en roi.

Laisse donc ces lutteurs s'élancer hors d'haleine

Sur cet étroit sentier de l'ambition vaine,

Se débattre et se fondre en sanglantes sueurs ;

Si la foudre toujours a frappé les hauteurs,

De même, tu le sais, sur tout ce qui s'élève,

Comme un nuage noir, l'envie avance et crève. (V, 1115.)

Le poète ne cesse pas d'être un exact précepteur de philosophie, même dans ses entraînements d'éloquence. Ces sortes de peintures recouvrent des dogmes ; sous ces vives couleurs se cache une profession de foi épicurienne[12], une exposition de principes. Les vers de Lucrèce ont toujours une valeur doctrinale. N'y voyez jamais de vagues sentences, mais les maximes précises de l'école, véritables formules auxquelles la poésie a donné du lustre sans rien ôter à leur rigueur. La morale du poète doit sa force non-seulement à son talent, mais à l'autorité d'un système.

Ce qui donne encore un intérêt particulier à ces peintures morales, c'est l'émotion du poète. On sent bien que ses pensées sur le mépris des honneurs et des richesses ne sont ni des exercices de style, ni des souvenirs d'école froidement façonnés pour servir d'ornement à des vers didactiques. Lucrèce ne déclame jamais dans un genre où pourtant il est si facile de déclamer. Mais à quoi reconnaître qu'un poète est ému, qu'il est sincère, qu'il ne répète pas de mémoire des maximes apprises ? C'est demander à quoi on reconnaît la déclamation. En général, elle suppose des pensées vagues, exagérées, intempestives ; elle est un discours oiseux qui ne s'adresse à personne, qui ne va pas à un but, qui n'est pas nécessaire ; elle prouve toujours la froideur de l'écrivain qui s'écarte de la route où devraient l'entraîner la logique et la passion. N'est pas déclamateur celui qui peint ce qu'il voit, ce qui choque ses yeux et son cœur, celui qui tire un enseignement d'un spectacle. Même dans les maximes générales qui sont de tous les temps et de tous les lieux, il laissera percer l'émotion du moment. Telle nous apparaît la morale de Lucrèce. Sans doute la hauteur où se tient son génie ne lui permet pas de descendre dans les détails historiques, mais à voir la véhémence si naturelle de ses vers, la colère ou le tranquille mépris du sage, on comprend qu'il juge ce qu'il a sous les yeux, et que ses invectives ou ses dédains superbes s'adressent aux vices de ses contemporains. Les passions qu'il déteste sont celles qui déchirent la république. Il ne poursuit pas de fureurs littéraires et rétrospectives l'ambition d'un Alexandre ou d'un Xerxès à la façon de Juvénal. C'est un Sylla, un Clodius, un Catilina ou leurs précurseurs que désigne son indignation présente et civique. Sa morale toute romaine est inspirée par la vue de désordres romains. Elle porte avec elle sa date.

Quand Lucrèce dépeint les terribles effets de la cupidité qui bouleverse l'État et détruit la confiance jusque dans les familles, ne fait-il point voir la cupidité romaine au temps des guerres civiles ?

Leur fortune s'engraisse au sang des citoyens,

De carnage en carnage ils entassent leurs biens.

Suivent, la joie aux yeux, le noir convoi d'un frère,

Et craignent d'un parent la table meurtrière. (III, 70.)

Le poète philosophe, dans un ouvrage tout de doctrine, n'a pas voulu rendre l'allusion plus claire, mais il n'est point difficile de voir qu'il fait un triste retour sur les mœurs de son temps et qu'il parle en historien. C'est du Salluste en vers[13]. De là vient que dans cette poésie dogmatique on rencontre çà et là tant de traits de satire, non contre les personnes, mais contre les mœurs contemporaines. Lucrèce, dans la satire morale, a été un des maîtres d'Horace, qui l'imite sans cesse, et, par ses nombreux emprunts, rend hommage à cette poésie vivante et vraie[14]. Les mœurs du temps sont toujours présentes à l'esprit de Lucrèce, même lorsqu'il se reporte aux premiers âges du monde. Dans un morceau célèbre, pendant qu'il décrit la vie primitive des hommes exposés à la fureur des bêtes féroces, ne sachant ni se défendre ni guérir leurs blessures, mourant de faim et de misère, il ramène tout à coup sa pensée sur sin siècle et laisse échapper ces réflexions : c'était alors le manque de nourriture qui livrait à la mort leur corps affaibli, c'est la trop grande abondance qui nous étouffe aujourd'hui ;

Alors les malheureux, de leurs mains ignorantes

Recueillant quelquefois le suc mortel des plantes,

Eux-mêmes se versaient la mort, mais aujourd'hui

On sait artistement empoisonner autrui. (V, 1005.)

Les sentences morales de Lucrèce offrent souvent des portraits, des types retracés à grandes lignes où il n'est point difficile de reconnaître une physionomie romaine. N'est-ce pas un Romain, ce général arrivé à la toute-puissance qui passe en revue ses légions et ses flottes, qui promène si fièrement les yeux sur cet appareil guerrier dont il dispose, tandis que son cœur est en proie aux terreurs de la superstition ? Qui ne pense à Sylla et à ses pareils[15] ?

Voici l'envieux tel qu'il paraissait dans les républiques anciennes, que Lucrèce a pu coudoyer et entendre murmurer sur le passage de quelque brillant cortège :

Quoi ! nous faudra-t-il voir toujours ce glorieux !

Quels honneurs ! sur lui seul se fixent tous les yeux !

De clients sur ses pas il traîne une phalange,

Tandis que nous roulons dans la nuit et la fanges. (III, 75.)

Ce n'est pas non plus dans un livre de morale que Lucrèce a pris le portrait de l'ambitieux ; il l'a vu dans les rues de Home, il a observé les labeurs et les déconvenues de ce candidat aspirant sans cesse aux honneurs consulaires qui lui échappent sans cesse, véritable Sisyphe roulant son rocher, qu'il ne faut pas chercher dans les enfers, que chacun peut voir bien vivant dans la république[16].

Ainsi cette morale toute de doctrine, empruntée à la Grèce, avait pris sous la main de Lucrèce une forte couleur romaine. C'est toujours un plaisir sérieux de trouver en des maximes générales un certain accent qui avertit qu'elles ont été composées en face des désordres qu'elles prétendent combattre. Elles ne sont éloquentes que si une indignation présente les inspire et les anime. La science du moraliste n'a d'intérêt et d'originalité que si elle a été recueillie, non dans les livres, mais dans le monde. Des vérités morales pareilles à celles que nous venons de voir sont communes à tous les peuples et à toutes les sectes ; il faut, pour qu'on les distingue, qu'elles portent l'empreinte d'une époque, d'une doctrine et d'un homme. A ces vérités qui circulent partout il faut une effigie et une date, comme à la monnaie. Elles ont ainsi plus de valeur pour le peuple auquel on les destine, elles deviennent aussi plus précieuses pour la postérité, parce qu'à leur prix réel s'ajoute encore une valeur historique. Ce qui fut monnaie, avec le temps devient médaille.

Comme nous tenons à peindre surtout Lucrèce par lui-même, terminons cette série de tableaux sur la vanité des grandeurs par un morceau entre tous célèbre où le poète philosophe fait sur ce point sa profession de foi avec une sincérité frémissante et une incomparable magnificence d'images. Du haut de son observatoire philosophique, d'où il embrasse d'un regard tout le spectacle de la vie humaine, il accable de ses malédictions l'amour des honneurs et des richesses, il oppose à ces fureurs cupides la paix dont il jouit lui-même dans le sein de la sagesse et, avec un singulier mélange de mépris pour les luttes de l'ambition, de pitié pour le malheur de ceux qui y sont engagés, de joie en sentant sa propre sécurité, il fait à la fois un tableau général des mœurs romaines au temps des guerres civiles et une exposition poétique de sa doctrine.

Devant la mer immense on aime à voir du port

L'homme battu des flots lutter contre la mort ;

Non, le malheur d'autrui n'est pas ce que l'on aime,

Mais la tranquillité que l'on sent en soi-même ;

On aime à voir encore, en paisible témoin,

De grandes légions s'entrechoquer au loin ;

Mais on aime surtout au-dessus des orages

Habiter ce séjour élevé par les sages,

D'où l'on voit à ses pieds les mortels incertains,

De la vie au hasard courant tous les chemins,

Armés de leur génie ou fiers de leur naissance,

Lutter pour la richesse et la toute-puissance

Et par de longs travaux jour et nuit disputer

Ce faîte des grandeurs où tous veulent monter.

Ô triste aveuglement, ô misères humaines,

Dais quelle sombre nuit, hélas ! dans quelles peines,

Misérable mortel, tu perds ces quelques jours

Que la nature donne et ravit pour toujours ! (II, 4.)

Faute de connaître la morale épicurienne, on a souvent mal compris le sens de ces belles images du poète latin. Voltaire s'y est mépris : Pardon Lucrèce, je soupçonne que vous vous trompez ici en morale, comme vous vous trompez souvent en physique. C'est, à mon avis, la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger. Cela m'est arrivé ; et je vous jure que mon plaisir, mêlé d'inquiétude et le malaise, n'était point du tout le fruit de ma réflexion ; il ne venait pas d'une comparaison secrète entre ma sécurité et le danger de ces infortunés ; j'étais curieux et sensible à la fois... A la bataille de Fontenoy, les petits garçons et les petites filles montaient sur les arbres d'alentour pour voir tuer du monde[17]. Voltaire me parait ici parler un peu à la légère et ne pas entrer dans la pensée de Lucrèce. Sans doute on peut assister à un naufrage ou à une bataille par simple curiosité, mais on peut aussi y éprouver un tout autre sentiment. Un philosophe qui fait de la tranquillité l'unique objet de ses désirs et de son étude, qui professe le mépris de l'ambition et de la cupidité, s'il voit une bataille orlon se dispute la puissance, le naufrage des matelots qui naviguent pour s'enrichir, fera bien naturellement une comparaison entre ces agitations périlleuses et sa propre sécurité. Ces images ne sont pas des fantaisies de poète, elles mettent en lumière le principe fondamental de la doctrine. L'espèce de bonheur que décrit ici Lucrèce est en effet le bien le plus précieux[18] que promit la morale d'Épicure.

D'autres ont accusé Lucrèce de trouver sa joie dans une curiosité inhumaine ; ils n'ont pas vu que le poète lui-même leur répondait d'avance en disant : Non, ce n'est pas que je prenne plaisir à l'infortune d'autrui :

Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas.

On s'est même appuyé quelquefois sur ce début du deuxième livre pour soutenir que Lucrèce est un esprit froid, égoïste, impassible. Rien de moins juste. Il n'est pas de poète ancien, si ce n'est Virgile, qui soit plus prompt à s'émouvoir et qui ait plus laissé voir les tendresses de la virilité. Même quand il ne fait que de la science, qu'il ne se propose que d'être exact, s'il rencontre un sujet où est intéressée la destinée humaine, son génie palpite. Qu'il nous suffise de citer comme exemple la description de la peste d'Athènes[19]. Bien plus, sa délicate sensibilité ne reste pas même indifférente devant le sort des animaux et des plantes, et son imagination va jusqu'à prêter la vie à l'inerte matière. On a bien peu senti l'originale beauté de son poème, si on ne s'est pas aperçu que la pitié en fait souvent le charme et que de toutes parts s'échappe, souvent malgré le poète et comme à son insu, le flot contenu de son universelle sympathie.

Il continue, et en des vers d'une précision et même d'une sécheresse didactiques, il rappelle les principes épicuriens sur lesquels est fondé le vrai bonheur  : la nature demande peu, elle n'a besoin ni de richesse, ni de luxe ; la santé du corps et de l'âme suffit à sa félicité : voilà les règles que Lucrèce établit avec une rigueur scolastique ; mais eu à peu sa pensée, bien qu'elle reste toujours attachée à ce fond de doctrine, comme la fleur à la graine, s'épanouit en poétique corollaire et se déploie en images.

Eh quoi ! n'entends-tu pas le cri de la nature ?

Un corps sain, sans douleur, une âme libre et pure,

Sans souci, sans terreur, voilà l'unique bien,

Voilà ce que je veux, tout le reste n'est rien.

Peu de chose en effet au corps est nécessaire ;

Pourvu qu'à la douleur il puisse se soustraire,

Et qu'il goûte sans frais quelques simples plaisirs,

Sa nature est contente et n'a plus de désirs !

Si dans un grand palais tu n'as pas ces statues,

Beaux jeunes gens en or, montrant leurs grâces nues,

Qui portent des flambeaux dans leurs superbes mains

Pour mieux illuminer tes nocturnes festins ;

Et si le bruit des luths ne vient battre à toute heure

Les murs d'or ou d'argent de ta riche demeure,

Du moins sur l'herbe molle et sous l'ombrage épais,

Sur les bords d'un ruisseau, tu pourras et sans frais

Avec tes chers amis, en douce compagnie,

Goûter nonchalamment les charmes de la vie,

Surtout quand la saison sourit, que le printemps.

A ranimé les fleurs sur les prés renaissants,

Crois-tu que moins longtemps la fièvre bat les veines

Si sur la pourpre en feu la nuit tu te démènes,

Sur les tableaux tissés d'un tapis phrygien,

Que s'il te faut rouler sur un lit plébéien ? (II, 16.)

Si la richesse et la puissance ne fournissent rien qui soit vraiment utile au bien-être du corps, elles ne peuvent non plus contribuer à la tranquillité de l'Aine. Comme elles nous laissent la fièvre, elles nous laissent nos terreurs. Ces peintures morales, ou le voit, sont toujours des démonstrations philosophiques. Lucrèce ne cesse jamais de raisonner. On ne ferait pas comprendre l'originalité puissante de cette poésie, si on négligeait de faire sentir sous la beauté des formes la solide ossature qui leur sert de soutien :

Peut-être en admettant que l'or et la richesse

N'apportent rien au corps, pas plus que la noblesse,

Pas plus que du pouvoir la royale splendeur,

Penseras-tu que l'âme en reçoit le bonheur.

Non, s'il est doux pour toi de voir, grand capitaine,

Tes belles légions mouvantes dans la plaine

Simuler un combat immense, et sur les eaux,

Dociles à ta voix, flotter tes fiers vaisseaux,

Ah ! crois-tu que devant tes soldats qu'on redoute

Tes superstitions, elles, sont en déroute,

Que tes peurs de la mort à leur tour prenant peur

N'osent plus habiter l'âme d'un dictateur ?

Puisque cet appareil de la toute-puissance

N'est qu'un hochet risible, et non une défense,

Que nos vagues terreurs, nos tenaces soucis

Bravent javelots, glaive et tout leur cliquetis,

Qu'ils n'ont aucun respect même pour les couronnes,

Qu'ils osent fièrement s'asseoir auprès des trônes,

Et qu'ils n'éprouvent pas comme nous de l'émoi

Devant la pourpre et l'or dont resplendit un roi,

Tu n'as pour les chasser d'arme que la science :

C'est la nuit qui nous perd, la nuit de l'ignorance. (II, 37.)

Cette ferme éloquence paraîtra plus vivante et plus solide à qui prendra la peine d'y saisir les allusions[20] aux mœurs du temps et de remarquer la trame dogmatique qui porte ces images.

On ne saurait trop répéter qu'on ne comprend bien Lucrèce que si on ne perd pas de vue dans sa poésie les réalités historiques et les réalités doctrinales, car ses plus beaux vers doivent leur beauté surtout à son mépris pour les vices contemporains et à la vigueur de sa foi.

Ce qui donne à cette exposition poétique de la doctrine un intérêt plus touchant, c'est l'accent personnel de l'auteur. Il semble qu'il ait décrit ses propres joies et les délices de son calme philosophique. On ne connaît pas assez sa vie pour savoir s'il a été mêlé un moment au conflit des passions contemporaines, et s'il a rempli des charges publiques auxquelles la noblesse de sa famille et ses talents lui permettaient d'aspirer. Cependant l'amertume de certaines réflexions donne à penser qu'il n'est pas un spectateur désintéressé de la vie humaine, et qu'il n'a pas toujours habité le séjour tranquille de la sagesse, templa serena, d'où l'on contemple sans péril comme sans trouble les orages de la vie. On ne célèbre pas les douceurs du rivage et du port avec une joie si vive et un transport si naturel quand on n'a pas été soi-même le jouet de la tempête et tout près du naufrage. Il faut avoir souffert de ses propres passions ou des passions d'autrui pour les détester avec cette vigueur, et une haine si profonde suppose moins peut-être l'indignation de la vertu étonnée que le regret encore présent d'une ambition déçue. Quoi qu'il en soit, que Lucrèce ait été simplement le témoin indigné d'une époque abominable, ou qu'il ait été, la victime de ses propres erreurs, on comprendra également qu'il ait embrassé avec amour une doctrine qui recommandait avant tout la modération, la douceur des mœurs et le bonheur d'une sage indifférence. Il est arrivé plus d'une fois dans l'antiquité que de grands esprits, dégottés du monde et d'eux-mêmes, se sont jetés dans la philosophie, a peu près comme, dans les temps modernes, des âmes blessées vont cacher et guérir leurs peines dans les asiles de la religion.

La doctrine d'Épicure ne devait pas épargner l'amour. Aussi bien que la cupidité, l'ambition et les terreurs superstitieuses, il peut troubler la tranquillité de l'âme, qui est le dernier terme de la sagesse. Sans doute, l'amour ne pouvait pas être absolument condamné dans un système qui le regardait comme la grande loi de la nature, et dans un poème qui s'ouvre par un hymne à l'universelle Vénus. Cependant on signalait avec force et insistance tous les périls de la passion, on en redoutait les orages. Ce n'est pas au nom de la pureté des mœurs qu'on recommandait d'en éviter les dangers, mais au nom d'une certaine prudence philosophique pour ne pas compromettre le paisible bonheur de l'impassibilité épicurienne. L'amour est redoutable, selon Lucrèce, parce qu'il s'empare de notre esprit et le tourmente en lui présentant sans cesse les perfections chimériques de l'objet aimé. Il faut donc surveiller son imagination et l'empêcher surtout de se fixer sur une seule personne. A défaut de la vertu, l'inconstance est encore le moyen le plus efficace d'échapper à la tyrannie de la passion[21]. Ces recommandations peuvent paraître aujourd'hui peu nobles et choquantes, venant d'un philosophe, mais il ne faut pas les juger avec nos idées modernes. C'était de la sagesse aux yeux des anciens, qui n'avaient pas, sur ce point, une grande délicatesse, qui ne connaissaient guère les scrupules de la pureté et n'avaient pas non plus ce que nous appellerions volontiers le respect de l'amour. Un rigide stoïcien, Sénèque même, qui pourtant semble avoir des pressentiments de morale moderne, n'aurait point blâmé cette espèce de prudence.

Lucrèce ne fait que reproduire les prescriptions de l'école, mais avec quel accent personnel et quelle furie dans les peintures physiologiques et morales de l'amour ! Tandis que le tranquille Épicure, avec une douceur persuasive et par l'autorité de son propre exemple, recommandait de fuir une passion funeste au repos, le poète s'exprime avec une sorte de dégoût et d'horreur ; on peut dire avec M. Sainte-Beuve qu'il dépeint l'amour en effrayants caractères, tout comme il décrit ailleurs la peste et d'autres fléaux[22]. On est tenté de croire que le fougueux moraliste a été lui-même la victime d'une passion qu'il déteste si fort, que sa blessure n'était pas encore fermée, ou du moins qu'il avait chèrement acheté une tardive sagesse. Car il parle avec un accent tragique qu'on ne retrouve que dans la bouche de certains héros du théâtre, mais qui, loin de faire penser, par exemple, au chaste effroi d'un Hippolyte, reproduit bien plutôt la honteuse douleur d'une Phèdre repentante et désenchantée. Quoi qu'ils en soit de cette supposition, à laquelle certains récits de l'antiquité viennent donner quelque crédit, et en admettant même que la folie du poète et l'histoire du philtre amoureux donné par une femme jalouse ne soit qu'une fable, il faut reconnaître du moins que ces peintures émues et la sombre tristesse qui se mêlent aux conseils attestent une expérience douloureuse.

Lucrèce nous met sous les yeux les misères et les hontes de l'amour en un petit nombre de vers où il a condensé tout ce que les moralistes anciens et modernes ont pu dire sur ce sujet de plus vrai et de plus triste. J'ose dire que dans aucune littérature on ne trouvera un tableau plus achevé dans sa courte et forte simplicité, d'un sentiment plus profond, et où les mots aient plus de poids et de portée. Mais pour le bien comprendre, il faut se figurer les sentiments antiques et romains ; le dédain pour la femme, le mépris pour tout ce que nous appelons galanterie, l'indignation civique contre le luxe et les modes étrangères, grecques ou orientales, le respect pour la fortune paternelle qu'il ne faut point dépenser en folies[23], et pour la dignité du citoyen qui se doit à de mâles occupations, tous ces sentiments si divers se pressent dans ce morceau et tour à tour éclatent en traits rapides et perçants.

Ces tourments de l'amour usent le corps et l'âme ;

Ta vie est suspendue au geste d'une femme,

Ton bien croule, l'usure envahit ta maison,

Dans l'oubli des devoirs s'évanouit ton nom,

Oui, pour qu'un brodequin venu de Sicyone

Rie à des pieds mignons, qu'à de beaux doigts rayonne

Un grand rubis dans l'or, que les plus fins tissus

S'abreuvent chaque jour des sueurs de Vénus.

Ton bien, l'antique fruit des vertus paternelles,

Flotte en mitre, en rubans sur la tête des belles,

Traîne sur les pavés en robes, en manteaux

Teints des molles couleurs d'Alinde et de Chios.

Puis le vin coule à flots ; aux festins que tu donnes

Il faut encor parfums, tapis moelleux, couronnes.

Vain effort du plaisir ! du fond de ces douceurs

Monte un dégoût amer qui tue au sein des fleurs,

Soit qu'un remords secret avertisse ton âme

Que tu perds tes beaux ans dans un repos infâme,

Soit que par ta maîtresse un mot dit au hasard

Ait planté dans ton cœur un soupçon comme un dard,

Qui s'y fixe, y descend, creuse une plaie ardente,

Soit que ton œil jaloux, épiant sur l'amante

Quelque regard furtif, surprenne avec effroi

La trace d'un souris qui ne fut pas pour toi. (IV, 1113.)

Sans épuiser par un long commentaire la plénitude de cette poésie si riche et si ferme, il convient de faire remarquer la profondeur de l'observation psychologique. Peu d'anciens, parlant de l'amour, et pénétré plus avant dans le cœur. Tel de ces vers résume en quelques mots les situations les plus dramatiques de nos tragédies et de nos romans.

Pour ne citer qu'un exemple, dans Adolphe, de Benjamin Constant, il est une situation qui remplit tout le livre, celle d'un homme engagé dans des liens qu'il voudrait et qu'il ne peut pas rompre, qui se plaint de sa vive contrainte, du despotisme dont il est la victime, qui jette un long et triste regard sur le temps qui vient de s'écouler sans retour, qui se rappelle les espérances de sa jeunesse, la confiance avec laquelle il croyait autrefois commander à l'avenir, l'aurore de réputation qu'il a vue briller et disparaître, et qui souffre enfin de cette inaction forcée à laquelle le condamne le despotisme d'une passion devenue sans charme. On pourrait donner pour épigraphe à ce livre navrant ces vers de Lucrèce :

Adde quod alterius sub nutu degitur ætas...

Aut quod conscius ipse animus se forte remordet

Desidiose agere ætatem lustrisque perire...

D'autres mots révèlent une pénétration digne de Racine, ceux, par exemple, qui peignent avec une si heureuse hardiesse la jalousie dont la perspicacité démêle sur un visage impassible non pas seulement un sourire, mais les traces d'un sourire infidèle : in vultuque videt vestigia risus.

Enfin il est des vers où l'on croit sentir quelque chose de la mélancolie moderne, de cette vague ambition morale qui ne peut se contenter des joies vulgaires, qui dédaigne le plaisir terrestre et aspire à je ne sais quelle volupté infinie. On dirait le pressentiment et comme l'annonce de celte tristesse généreuse dont René, Obermann, des poètes et des romanciers contemporains, se sont faits si souvent les interprètes et qui a fini par devenir un lieu commun de notre poésie :

Medio de fonte leporum

Surgit amati aliquid quod in ipsis floribus angat.

Nous ne prétendons pas que Lucrèce ait été tourmenté, comme on l'a dit quelquefois par le sentiment de l'infini ; il ne recherche pas

Cet amour idéal que toute âme désire

Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour[24].

liais nous croyons qu'il sentait vivement et plus que tout autre ancien ce qu'il y a de fragile, d'incomplet, de limité dans la nature humaine. Il y a un mot qui revient souvent dans ses vers, quand il parle ou de puissance ou de plaisir : nequicquam, c'est en vain. Il semble voir partout les bornes des choses et s'y heurter avec douleur. On conçoit d'ailleurs qu'une âme ardente et noble, emprisonnée dans une étroite doctrine dont l'austérité indigente ne pouvait ni nourrir ni fortifier le cœur, ait ressenti de ces vagues ennuis qu'elle ne pouvait pas elle-même définir. Lucrèce disait déjà comme un épicurien de nos jours :

Au fond des vains plaisirs que j'appelle à mon aide

Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir[25].

Si un amour heureux entraîne tant de maux, à quelles misères ne sera pas exposée une passion sans espoir ? Il faut donc surveiller son propre cœur, se garder de ces filets d'amour qu'il est plus facile d'éviter que de rompre. Sans doute on pourrait s'échapper du lacs fatal, si on ne prenait plaisir à y rester. L'amoureux se fait volontiers illusion. Les imperfections de l'objet aimé, les défauts corporels, les vices de l'âme devraient lui ouvrir les yeux, mais il se plaît à les tenir fermés. Il saura bien railler un ami[26] qui porte un joug avilissant, sans s'apercevoir que lui-même il est souvent l'esclave d'une passion plus honteuse. Lucrèce fait la guerre à l'imagination qui embellit l'objet aimé, qui ne le voit pas tel qu'il est et se crève agréablement les yeux. Nous rencontrons ici un morceau bien connu où le poète se moque de la facilité avec laquelle les amoureux prêtent à leur idole des perfections imaginaires et transforment des défauts visibles en aimables qualités, morceau plein de grâce et de finesse que Molière a librement traduit et dont il a fait son bien dans le Misanthrope.

C'est pour Molière un grand honneur qu'il ne faut pas passer sous silence, d'avoir su admirer le Poème de la Nature en un temps où celui-ci était presque universellement ignoré ou méconnu. Au reste, le libre génie de notre grand comique était sur certains points de la littérature latine en avance sur ses contemporains, comme le prouve son estime pour deux auteurs alors dédaignés, Lucrèce et Plaute. On peut dire que Molière a été plus qu'un admirateur de notre poète, qu'il fut presque un disciple. Dans plus d'une scène de ses comédies on remarque, sinon les maximes, du moins l'esprit d'Épicure. Tandis que tous les grands écrivains du siècle ont été formés à l'école de Descartes, Molière, par un singulier hasard, avait reçu les leçons de Gassendi[27], qui sans doute lui inspira de l'estime pour la doctrine épicurienne et l'encouragea à traduire en vers le grand poète de l'école. De cette traduction, dont la perte est regrettable, il ne reste que quelques vers charmants sur les plaisantes illusions de l'amour, auxquels Molière a su prêter un air si français et qu'il a si bien placés dans la bouche de la sage allante donnant une leçon de galanterie au farouche Alceste qui met son honneur à bien injurier les personnes qu'il aime :

L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois,

Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix.

Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable,

Et, dans l'objet aimé, tout leur devient aimable ;

Ils comptent les défauts pour des perfections

Et savent y donner de favorables noms.

La pâle est au jasmin en blancheur comparable ;

La noire à faire peur une brune adorable ;

La maigre a de la taille et de la liberté ;

La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;

La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée,

Est mise sous le nom de beauté négligée ;

La géante parait une déesse aux yeux ;

La naine un abrégé des merveilles des cieux ;

L'orgueilleuse a le cœur digne d'une couronne ;

La fourbe a de l'esprit ; la sotte est toute bonne ;

La trop grande parleuse est d'agréable humeur ;

Et la muette garde une honnête pudeur.

C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême

Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime[28].

On est surpris de rencontrer dans le grave Poème de la Nature des vers d'une malice si gracieuse et si légère. Comme à tous les grands écrivains emportés par la passion, accoutumés à la haute éloquence, comme à Démosthène ou à Bossuet, il arrive rarement à Lucrèce de se montrer spirituel. Du reste, sans rien affirmer, nous sommes tenté de croire que cette fine satire a été empruntée à quelque poète grec aujourd'hui perdu. Une si délicate observation morale, le tour aisé et la vivacité des traits rappellent le langage de la Comédie nouvelle[29]. Les mots grecs qui émaillent le texte latin :

Nigra μελίχροος est : Immunda et Fœtida άκοσμος...

Peuvent être regardés comme des vestiges ou des débris de quelque poème attique. Quoi qu'il en soit, que le morceau soit original ou imité, l'emploi de ces mots grecs est ici fort piquant et naturel. A Rome, le langage de la galanterie était grec. De la Grèce étaient venus non-seulement les modes nouvelles, les objets de toilette et tous les raffinements du luxe mondain, mais encore ce qu'on pourrait appeler le luxe de l'esprit et du cœur, les gentillesses de la langue amoureuse[30]. Le vieil idiome latin ne se serait pas Prêté à ces délicatesses, et les Romains livrés à eux-mêmes ne se seraient peut-être jamais avisés de recourir aux élégants euphémismes de la tendresse[31] on aux aimables recherches du sentiment. On comprend maintenant quelle est dans l'emploi de ces mots grecs l'intention satirique de Lucrèce. C'est une manière de se moquer des petits-maîtres de Rome, dont le langage est doublement ridicule parce qu'il est précieux et parce qu'il est étranger. C'est la raillerie d'un philosophe observateur et d'un vieux Romain.

Tout dans ces peintures de l'amour n'est pas d'une grâce si exquise, et le poète d'ordinaire n'a pas recours aux euphémismes. Un moraliste si fort ennemi de la passion devait déparer l'idole, la dépouiller de son prestige et montrer, par exemple, ce que les soins de la toilette et les parfums déguisent souvent de réalités repoussantes, dévoiler enfin ce qu'il appelle les coulisses de la vie, postscenia vitæ. Il importe au dessein du poète de n'être pas scrupuleux pour mieux produire la désillusion, et la grossièreté antique est ici au service de la morale.

Si cette morale, en général, n'est ni bien pure, ni bien noble, si les prescriptions qui recommandent une inconstance prudente choquent le cœur et les oreilles modernes, si enfin, à force de vouloir rendre l'amour odieux, le poète rend odieux ses conseils mêmes, il faut reconnaître pourtant qu'il ne reste pas étranger à l'idée d'une union honnête et constante, et qu'il décrit, non sans charme, l'amour dans le mariage. Ainsi dans son tableau des sociétés primitives le mariage est pour lui le fondement du premier contrat social. Les hommes, avant même d'avoir un langage parlé, convinrent par des gestes et des cris inarticulés de respecter la faiblesse du sexe et de l'âge, les femmes et les enfants. Le mariage, les chastes et tendres sentiments qu'il inspire, adoucirent, dit Lucrèce, l'humeur sauvage des premiers humains.

Castaque privatæ veneris connubia læta....

Tum genus humanum primum mollescere cœpit. (V, 1001.)

Si bien que la première civilisation a pour point de départ la famille. De même, dans le quatrième livre qui nous occupe, Lucrèce repose l'esprit du lecteur par le tableau d'un amour légitime, et sans donner sur ce point des préceptes positifs, il laisse voir qu'il est sensible aux charmes tranquilles d'une union régulière. Il semble que la vieille morale romaine s'impose ici au poète et corrige les trop libres principes d'Épicure, ou du moins lui fasse choisir parmi les préceptes du maitre les plus honnêtes. L'ennemi de toutes les superstitions protestant contre le préjugé antique célébré par les poètes[32], qui regardait l'amour comme un sentiment surnaturel envoyé par les dieux, qui voulait surtout que l'amour ressenti pour une femme sans beauté fût une folie divine, est amené à prouver que rien n'est moins surnaturel qu'un pareil amour, qui s'explique par les qualités morales de la femme aimée. Ce n'est pas sans une certaine grâce attendrie qu'il peint le paisible bonheur de l'union conjugale :

Si parfois nous aimons la femme sans beauté,

Ce n'est pas, comme on dit, qu'un coup nous soit porté

Par un dieu, que Vénus lance un trait dans notre âme,

Non, ce qu'on aime alors, c'est le cœur de la femme.

Une douceur modeste, un complaisant esprit,

La belle propreté par quoi tout resplendit,

Font que l'homme entouré de bonne grâce amie

Auprès d'une compagne aime à passer sa vie.

Et puis vient resserrant l'union chaque jour

La lente accoutumance, ouvrière d'amour.

Tel sous un faible coup, mais qui se renouvelle,

Le corps le plus solide avec le temps chancelle ;

Ne vois-tu pas que l'eau, si molle dans son choc,

Goutte à goutte tombant, creuse même le roc ? (IV, 473.)

L'effrayant tableau des misères de l'amour se termine par ces vers cléments où Lucrèce, en montrant un sentiment sans illusion et sans orages, semble avoir voulu tracer son idéal de sagesse et de bonheur.

Telle est dans ses traits principaux cette grande peinture de l'amour dont il ne convient pas de faire ressortir l'horrible beauté ni l'indiscrète énergie, mais où il doit être permis de remarquer un profond sentiment moral. Il n'y manque que la délicatesse, dont les anciens en général ne se mettent pas en peine. Il importe d'ailleurs à Lucrèce de déprécier l'amour, de le rabaisser, de l'avilir et non de le rendre noble ou aimable. Il l'accable, il en triomphe, comme pourrait le faire un philosophe prêchant une doctrine plus pure. Les Pères de l'Église, tout en ménageant davantage les oreilles, tout en repoussant certains préceptes de sagesse vulgaire, ne parlaient pas autrement de ces fureurs insensées. Tant de vigueur, de haine, de mépris peut d'abord étonner chez un épicurien, mais pourtant s'explique. Lucrèce défend la paix de son âme et s'irrite contre tout ce qui la menace. Qu'il s'agisse de superstition, d'ambition, d'amour, il combat toujours avec le même emportement poétique. Pour employer une de ses images, il est un assiégé qui fait des sorties[33] contre des ennemis qui l'enveloppent, qui peut-être le pressent quelquefois, et il repousse avec colère les assauts qui troublent la quiétude philosophique dont il voudrait jouir dans les sereines demeures de la sagesse.

A propos d'un poète physicien qui n'a fait que toucher à la morale, il serait oiseux d'exposer toute la théorie épicurienne sur les passions dans sa rigueur dogmatique. Nous nous sommes borné comme Lucrèce lui-même, à ramener les formules philosophiques à la simplicité du langage usuel. S'il est utile d'étudier et d'offrir quelquefois une doctrine avec une exactitude scientifique, de montrer avec une minutieuse précision la suite des principes et des conséquences, ce qui a été fait souvent pour l'épicurisme avec une science remarquable, il est bon aussi dans l'occasion de dépouiller le système de son appareil savant, d'en briser les formules, d'en dégager l'inspiration et le sentiment, de le réduire enfin à un petit nombre de maximes populaires visiblement applicables à la conduite de la vie.

La plupart des systèmes antiques de morale sont au fond bien plus simples et plus raisonnables qu'ils ne paraissent au premier abord. Ils cachent souvent sous des formes paradoxales des idées, sinon tout à fait justes, du moins fort naturelles et humaines. S'ils ont parfois un air étrange, ils le doivent à une fausse méthode et aux abus d'une dialectique outrée chez les Grecs. Les doctrines stoïque et épicurienne peuvent servir d'exemples. Les philosophes anciens, pour fonder une morale, commençaient par rechercher ce qu'ils appelaient le souverain bien, c'est-à-dire un principe unique, une formule qu'ils exprimaient par un mot et dont ils tiraient avec une grande rigueur logique tout le système. Ainsi, dans certaines écoles, dans celles d'Antisthène et de Zénon, on plaçait le souverain bien dans l'honnête, et on était dès lors amené à dire que tout le reste n'est rien, que la santé, la richesse, la perte des enfants sont choses indifférentes. La formule, trop étroite pour embrasser toute la vie humaine, laissait en dehors bien des choses désirables, et de proche en proche, de conséquence en conséquence, on arrivait à violenter les plus légitimes besoins et les plus innocents désirs de l'homme. On établit une morale surhumaine à laquelle on a justement reproché son orgueil et son impassibilité poussée jusqu'au ridicule. D'autres écoles, pour tenir compte de tout ce qu'avaient négligé les premières, mais suivant la même méthode, placèrent le souverain bien dans la volupté, et furent non moins embarrassées de fonder une morale sur ce principe unique et exclusif. nais comme les dogmes, si absolus qu'ils soient, sont toujours obligés de compter avec la vie, de lui faire sa part, qu'ils ne peuvent négliger ni la nature qui ne se laisse pas étouffer, ni la loi morale dont on ne peut se passer, il arriva que les écoles les plus opposées finirent par se rencontrer. Le stoïcisme, par exemple, dans la pratique, admettait les biens de la vie, malgré les exigences de la logique, comme l'épicurisme admit la vertu. Le Portique fit entrer le bonheur dans la vertu, l'épicurisme fit entrer la vertu dans le bonheur, et il se trouva qu'un épicurien et un stoïcien, si du moins ils ne disputaient pas sur les principes, où ils étaient trop loin l'un de l'autre, s'entendaient sur la pratique des devoirs. Brutus et Cassius, malgré la diversité de leurs doctrines, pouvaient se donner la main. Lucrèce et Cicéron, l'auteur stoïcien du traité des Devoirs, tiennent souvent le même langage. Ne voit-on pas chez nous que les doctrines religieuses et philosophiques, si divers que soient leurs principes et leurs dogmes, se trouvent d'accord le plus souvent dès qu'il s'agit de devoirs et d'honnêteté commune ? Il est même fort heureux que l'honnêteté puisse découler de tous les principes. Ce qu'on appelle l'opinion publique en morale n'est que le grand réservoir où se rencontrent tous ces affluents venus des côtés les plus opposés, qui se tempèrent et se corrigent les uns par les autres. C'est là disons-le en passant, ce qui doit nous rendre équitables pour toutes les doctrines, pourvu qu'elle soient sérieuses et méditées. Sans doute elles contrarient, mais en se choquant elles se mêlent et, outre que par leur rencontre elles produisent unie agitation salutaire qui les empêche de rester stagnantes, l'une donne ce qui manque à l'autre, et cette mutuelle concession[34] finit par produire ce qu'on peut nommer la moyenne sagesse.

Il ne faut donc pas trop s'effrayer de ce mot Volupté, qui n'implique aucune idée corruptrice, bien qu'il ait donné à la doctrine un renom fâcheux. Le mot était mal choisi, je le veux bien, il prêtait à l'équivoque. De plus le principe que ce mot représente est dangereux et ne peut servir de fondement à la loi morale ; car chacun se fait juge de son plaisir. Si l'un le place dans la vertu, un autre peut le chercher dans la grossière satisfaction de ses appétits. Qu'est-ce qu'une sagesse qui n'a pas de limites marquées et dont on peut à chaque instant avancer ou reculer les bornes ? Aussi la doctrine a-t-elle été toujours un peu flottante et incertaine. On ne la comprenait pas et la passion de chacun la faisait fléchir en sens divers. Épicure lui-même, s'il faut en croire ses adversaires, avait de la peine à expliquer son système ; il était sans cesse occupé à le corriger, à le définir. Ses premiers et ses plus chers disciples, du vivant même du maître, interprétaient la doctrine d'une manière imprudente ou basse, et Métrodore, s'il faut en croire ses ennemis, allait jusqu'à dire que tous les biens se rapportent au ventre. Il faut donc bien se garder de recommander une morale si périlleuse et de la relever du discrédit où elle est justement tombée, mais il ne serait pas équitable d'envelopper dans un égal mépris tous les épicuriens.

Quand on nous parle de stoïcisme et de stoïciens, nous savons au juste de quelle doctrine il s'agit et de quels hommes. Leur principe peut être plus ou moins rigide, mais il est le même pour tous, malgré la diversité des temps et des caractères. Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle, ne diffèrent que par ce qu'ils ont mis de leur imagination et de leur âme dans leurs discours ; ils se rencontrent dans un principe qui est immuable, la vertu, laquelle peut se définir. L'épicurisme, au contraire, qui repose sur le plaisir, c'est-à-dire sur ce qu'il y a de plus variable, prend un caractère différent selon les hommes qui l'interprètent et le pratiquent chacun à sa manière. La doctrine, par cela qu'elle dépend d'un point qui n'est pas fixe, oscille entre les extrêmes, et peut même parcourir successivement tonte la distance qui sépare la vertu du vice. C'est pourquoi dans l'histoire ancienne et moderne on rencontre des épicuriens qui se ressemblent si peu et qui croient pourtant que leur conduite est légitime, conforme à leur règle philosophique. Au premier rang vous avez l'épicurisme du maître, qui est grave, austère, qui ne trouve son plaisir que dans le renoncement ; c'est une sorte de stoïcisme au repos. Dans les bas-fonds de Récole. vous en voyez un autre que Cicéron et Horace n'ont pu peindre qu'en termes peu décents : Il sent, non l'école, mais l'étable[35]. Au-dessus, dans les élégantes villas romaines, ou dans le palais de Mécène, les parfums de la vertu se confondent avec ceux de la cuisine ; plus haut encore, un Atticus place la sagesse dans une prudence délicate, dans une bienveillance intéressée et, pour protéger son bonheur, recrute des amis, comme d'autres lèvent des soldats. Vous trouverez même un épicurisme actif, intrigant, valeureux, celui de Cassius qui se donne tout entier aux rêves de l'ambition, qui fait la guerre aux tyrans, ne pouvant être tyran lui-même, et qui, confondant sans cesse son propre intérêt avec celui de la justice et de la liberté, sait mourir assez bravement pour que son compagnon Brutus l'appelle le dernier des Romains. A côté de l'épicurisme républicain voyez Pétrone, l'esclave et l'arbitre de la cour impériale, mettant sa gloire à mener de front les affaires et les plaisirs, qui dort le jour, travaille la nuit et, quand il est tombé en disgrâce, s'ouvre tranquillement les veines, les referme, les ouvre de nouveau, s'entretient de bagatelles avec ses amis jusqu'à ses derniers moments, pour montrer que la frivolité peut avoir son héroïsme, et que la nonchalance, qui est le bonheur de la vie, est aussi la grâce suprême de la mort. Voulez-vous d'autres contrastes ? voici Lucrèce qui met toute son âme dans la science, tandis que Montaigne s'écriera : Oh ! que c'est un doux et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte ![36] Enfin, il est un épicurisme qui comprend tous les autres, qui admet tout, même l'ambition et le désir de la gloire, qui n'exclut rien, pas même la tristesse, c'est celui de La Fontaine, qui l'a chanté avec une grâce qui n'est qu'à lui et un abandon qui sied au sujet :

Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse

Du plus bel esprit de la Grèce,

Ne me dédaigne pas ; viens-t-en loger chez moi ;

Tu n'y seras pas sans emploi.

J'aime le Jeu, l'Amour, les Livres, la Musique,

La Ville et la Campagne ; enfin tout : il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.

Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,

Veux-tu savoir, au vrai, la mesure certaine ?

Il m'en faut tout au moins un siècle bien compté ;

Car trente ans, ce n'est pas la peine[37].

Le véritable épicurisme, même quand il est noble et sévère, doit être réprouvé, non pour avoir poussé, comme on l'en a faussement accusé, au désordre des mœurs, mais pour avoir supprimé la vie à force d'éteindre les passions. Il a tout ramené à une prudence timide, incapable de rien entreprendre. Pour assurer le repos, unique objet de son ambition morale, il a réduit le corps à une chétive existence, l'esprit à des connaissances banales, le cœur aux affections les plus calmes. La haute spéculation fut dédaignée comme trop difficile, la poésie et l'éloquence raillées comme décevantes,  toutes les sciences déclarées inutiles, hormis celle de l'école. La vertu ne fut qu'un égoïsme délicat et pusillanime, et retint sa force active pour ne point courir de hasards. Toute la sagesse aboutit à une langueur innocente. Cette doctrine funeste détruisit surtout l'activité civique. Elle apprit d'abord aux Grecs, puis aux Romains, à se désintéresser des affaires publiques, elle les offrit en proie à tous les despotismes. Née sous le protectorat accablant des rois de Macédoine, elle porta toujours les marques de son origine et répandit dans le monde l'indifférence politique qui naît de la servitude. Je m'étonne que les empereurs romains n'aient point élevé à Épicure une statue avec cette inscription : Au pacificateur des courages.

L'originalité de Lucrèce est d'avoir donné à cette faible morale une force inconnue et un fier accent. Du reste, il ne pouvait en être autrement. Que dans la société grecque, affaiblie, énervée par le temps et le malheur, les maximes d'Épicure, qui répondaient à la fatigue générale, à la sénilité des esprits et des caractères, aient été acceptées avec douceur, Propagées avec un zèle tranquille, il n'y a pas lieu d'en être surpris. Mais ces idées tombant tout à coup à Rome, dans une société jeune encore et bien vivante, adoptées par un génie plein de vigueur, ont dû prendre une énergie nouvelle. On dirait un stoïcisme militant et hardi encore dans son découragement. De là ce singulier contraste entre la fureur du langage et la placidité des préceptes. Lucrèce, qui recommande le sommeil de l'épicurisme avec emportement, nous fait penser à des hommes que nous avons connus, qui, portant dans la retraite les agitations d'une âme violente, mettaient toute leur passion à se prouver à eux-mêmes et aux autres qu'ils sont morts à la passion.

 

 

 



[1] Proposer le bonheur pour fin dernière de la philosophie n'est pas absolument une erreur. Tout dépend du sens qu'on attache à ce mot. Varron, qui n'était pas épicurien, disait : Nulla est homini causa philosophandi, nisi ut beatus sit. Logistor. de phil., § 11 (édit. de M. Chappuis, 1868). Montaigne : Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est nostre but, quoyqu'elles en prennent divers moyens : aultrement on les chasseroit d'arrivée ; car qui escouteroit celuy qui, pour sa fin, establiroit nostre peine et mesaise ? Les dissensions des sectes philosophiques en ce sens sont verbales... quoy qu'ils disent, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visée, c'est la volupté. Il me plaist de battre leurs aureilles de ce mot qui leur est si fort à contrecœur, etc. Liv. I, 49. Le christianisme lui-même déclare résolument par la bouche de Bossuet que toute la doctrine des mœurs tend uniquement à nous rendre heureux. Le maitre céleste commence par là. Médit. sur Évang., Xe jour. Où placera-t-on le bonheur ? Là est la question.

[2] Delille, après avoir fait le tableau des mœurs abominables de Rome, ajoute : A cette époque, un poète qui venait, sur les pas d'Épicure, annoncer aux Romains l'indifférence des dieux pour les choses humaines, recommander la jouissance du présent, traiter de fable un avenir vengeur... devait, escorté des passions pleinement affranchies, arriver rapidement à la faveur publique, et se faire lire avec plaisir par une génération avide de crimes et d'impunité. Les trois Règnes, Disc. prélim. C'est de la pure déclamation. La morale de Lucrèce, au contraire, contient, condamne, flétrit les passions contemporaines. Le poète n'est si éloquent que pour être si irrité contre elles. Le P. Tournemine va plus loin : Il n'y a que l'envie d'apaiser les remords qui fasse écouter Lucrèce. Remarq. sur Lucr. Voilà un jugement qui est fait pour nous inquiéter et nous humilier, nous qui tâchons ici de faire écouter Lucrèce.

[3] Cet homme que vous dites esclave de la volupté, Épicure vous crie qu'il n'est pas de bonheur sans sagesse, honnêteté, vertu. De Fin., I, 48.

Voir dans le poème l'énumération des vices qu'Épicure est venu combattre : superbia, spurcitia, petulantia, luxus, etc. V, 45. Aussi l'empereur Marc-Aurèle ne s'est point fait scrupule de fonder à Athènes une chaire d'épicurisme en y attachant un traitement de dix mille drachmes. Du reste, lui-même raisonne souvent en épicurien.

[4] Lucrèce parait réfuter ici les stoïciens, qui étaient fatalistes et disaient : Causa pendet ex causa, privata ac publica longus ordo rerum trahit. Sénèque, de Provid., 5. Cette force fatale était appelée par eux Dieu ou Providence. Cicéron a raison quand il trouve ridicule cette chimère de la déclinaison des atomes. De Fato, 20. Mais Épicure devait tenir beaucoup à établir sur n'importe quel principe la liberté humaine pour répondre indirectement aux religions, aux doctrines philosophiques, aux poètes, qui mettaient l'homme entièrement sous la main des dieux ou du destin. Reconnaître que l'homme est libre, c'était enlever quelque chose au pouvoir divin. Voy. Diogène L., X, 434.

Il est singulier qu'Épicure, étant donné son système physique, ait si hautement proclamé le libre arbitre ; peu de philosophes ont été sur ce point plus fermes et plus nets : La liberté que nous avons d'agir comme il nous plan, dit-il, n'admet aucune tyrannie qui la violente ; aussi sommes-nous coupables des choses criminelles, de même que ce n'est qu'à nous qu'appartiennent les louanges que mérite la prudence de notre conduite Diogène Laërce, liv. X, § 133, Lettre à Ménécée. Épicure repoussait le fatalisme et disait : La nécessité du destin n'existe pas. Nous venons de dire pourquoi.

[5] Omnes qui sine dolore sint, in voluptate, et ea guidera summa, esse dico. Cicéron, de Finib., II, 5. Duo bona.... ut corpus sine dolore sit, animus sine perturbatione. Sénèque, Lettres, 66. La prudence était la maîtresse vertu ; c'était toute la philosophie. Épicure disait qu'il valait mieux être malheureux et raisonnable qu'heureux sans avoir le bon usage de sa raison Diogène L., X, 135. Il croyait que le sage est rarement dans la dépendance de la fortune : Raro, inquit, sapienti Fortuna intervenit. Sénèque, de Const. sap., 15.

[6] La théorie sur les passions est ingénieuse et nette Il y a trois espèces de désirs : 1° les désirs naturels et nécessaires (la faim, la soif) qu'il faut satisfaire, mais qui se contentent de peu ; 2° les désirs naturels et non nécessaires (l'amour), qu'on peut ne pas assouvir ; 3° les désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires (l'ambition), qui ne sont que des besoins d'opinion et auxquels il ne faut jamais céder. Diogène L., X, 149. Voyez la savante et lucide Histoire des théories morales dans l'antiquité, par M. Denis.

[7] Epicurus.... raro dicit sapienti conjugia ineunda, quia mulla incommoda admixta sunt nuptiis. Saint Jérôme, contre Jovinien, I, 191.

[8] Saint Jérôme (ibid., II, 8) propose Épicure en exemple aux chrétiens et dit que toutes ses œuvres étaient remplies d'herbes, de fruits et d'abstinences.

[9] Sextus Empiricus, Hypotyp. Pyrrh., I, 12.

[10] Quid est beata vita ? securitas et perpetua tranquillitas. Sénèque, Lettres, 92 ; de Vit. beat., 3. Sénèque dit de l'épicurisme et du stoïcisme : Utraque secta ad otium diversa via mittit. De Otio sap., 30. — Faut-il donner ici les formules par lesquelles les Grecs désignaient toutes les nuances de ce bonheur et les divers états de l'âme arrivée à ce parfait repos recommandé par les doctrines ? On aspirait à l'apathie, à l'athaumasie, à l'ataraxie, à l'euthymie, à l'aponie, à l'aochlésie, à l'athambie, à l'atyphie, à l'acataplexie. Il ne faut pas se laisser effrayer, comme le personnage de Molière, par ces mots grecs qui désignent, non des maladies, mais les biens de l'âme. Tout cela veut dire la tranquillité dont on tenait à distinguer et à nommer toutes les délices. Bien des anciens ont composé des traités sur ce sujet ; tout le monde connaît ceux de Sénèque et de Plutarque. C'était le fonds de tous les livres de morale pratique.

[11] Ainsi fit Lucullus : • Il quitta soudainement toute entremise du gouvernement des affaires de la chose publique, pour ce qu'il veist qu'elle avoit desja pris coup, et qu'il estoit trop mal aisé de la retenir qu'elle n'allast en précipice. Plutarque, Lucullus, 38.

Ce fut aussi le sentiment d'Atticus : Quod neque peti more majorum, neque capi possent conservatis legibus... neque geri e republica sine periculo, corruptis civitatis moribus. C. Nepos, Atticus. — Salluste pense de même : Magistratus et imperia, postremo omnis cura rerum publicarum, minime mihi hac tempestate cupiunda videntur, etc. Jugurtha, 3.

On désespérait de l'État : Bien des gens pensaient ce que les partisans de César osaient dire tout haut. A Cicéron qui demandait où en était la république, Curion répondait : Quam rempublicam ?... nullam spem reliquam. Lett. à Attic., X, 4. — Dolabella engage Cicéron, son beau-père, à ne pas rester attaché à un fantôme. Ad divers., IX, 9. — La république n'est plus qu'un nom, appellationem sine corpore, disait César, fort intéressé à le dire. Cicéron lui-même est souvent incertain, dégoûté, découragé.

On en vint à ne plus se soucier que de la cité universelle, c'est-à-dire, selon les stoïciens, des choses divines et humaines. Huic majori reipublicæ et in otio deservire possumus. Sén., de Otio sap., 34. Virgile parle en épicurien quand il méprise les luttes de la liberté, insanum Forum, quand il déclare que rien n'émeut le sage, ni les affaires de Rome, ni le Dace descendant de l'Ister conjuré,

... Non res romanæ perituraque regna,

Aut conjurato descendens Dacus ab Istro.

On n'a plus même de patriotisme. Cette indifférence générale explique le succès de la doctrine épicurienne.

[12] Indiquons le sens philosophique de certaines expressions : vera ratione signifie la vraie, l'unique sagesse, c'est-à-dire l'épicurisme. Voy. encore liv. III, v. 46. — Vivere parce... neque penuria parvi, grand principe d'Épicure qui disait, par exemple : Je suis plus avancé que mon ami Métrodore ; je n'ai besoin pour vivre que d'une demi-obole, tandis qu'il lui faut encore une obole entière. Sénèque, Lettres, 18. — Parere quietum, autre principe épicurien sur l'indifférence et l'abstention politique.

Voir sur la morale, liv. II, 37-54 ; III, 70-78 ; V, 1425- 1433 ; VI, 9-34.

[13] Voir Salluste, Catilina, 10, et passim.

[14] M. Patin a bien marqué cette influence de Lucrèce sur Horace. Études sur la poésie latine, Ier, p. 90.

[15] II, 40.

[16] III, 1008.

[17] Dict. phil., article Curiosité.

[18] L'image de Lucrèce, suave mari magno... est peut-être empruntée à Épicure qui mettait, dit Plutarque, le souverain bien en un profond repos, comme en un port couvert de tous les vents et de toutes les vagues du monde. — Du reste, l'idée du poète est bien simple et chacun a eu l'occasion de l'exprimer. Qui de nous n'a dit comme un poète grec : Il est doux de contempler la mer du rivage ? La Phèdre de Racine

Pensait toujours du port contempler les orages.

Quand les vents au dehors faisaient rage, le voluptueux Tibulle s'écriait dans son lit :

Quam juvat immites ventos audire cuhantem !

Bernardin de Saint-Pierre nous dit pourquoi : Dans le mauvais temps, le sentiment de ma misère humaine se tranquillise en ce que je vois qu'il pleut et que je suis à l'abri... Je jouis alors d'un bonheur négatif. XIIe Étude de la nat. À son insu, Bernardin explique bien le bonheur de Lucrèce, qui est précisément le bonheur négatif recommandé par sa doctrine.

[19] Nous désignons à dessein ce morceau parce qu'il a été souvent cité pour prouver au contraire que Lucrèce est insensible. On a même ajouté qu'un poète sans dieu ne pouvait compatir au malheur d'un peuple et devait regarder les hommes comme un vil troupeau. On lui a opposé enfin Virgile, si poétiquement tendre dans sa Peste des animaux. En parlant ainsi, ces critiques ne prouvent qu'une chose, c'est qu'ils ont été insensibles eux-mêmes à la sombre couleur du tableau de Lucrèce, à son harmonie lugubre, à ses expressions sobrement pathétiques, telles qu'on doit les attendre d'un philosophe qui ne prétend faire dans le moment que de la physiologie, et qui tient à se montrer, en si grave matière, aussi exact que Thucydide et Hippocrate. A qui sait regarder, cette peinture paraîtra terrible.

[20] Bien que ces peintures soient toujours très-générales, les allusions y sont sensibles. En écrivant ce vers et les suivants : Certare ingenio, contendere nobilitate, II, 41, le poète pensait évidemment aux luttes de Rome, à la fin de la République, à l'ardente rivalité des hommes nouveaux et des patriciens. — Cet autre vers : Ad summas emergere opes rerumque potiri, II, 43, résume l'histoire de Marius et de Sylla, qui sera celle de Pompée et de César et de tant d'autres. Plus loin, cette brillante description : Si non aurea sunt juvenum simulacra per ædes..., II, 23, qui semble au premier abord une description de fantaisie, peint une opulente maison romaine. Ces vers, je le sais, sont traduits d'Homère, Odyssée, VII, 400, mais n'est-il pas naturel de penser que plus d'un amateur romain, en un temps où on était si fort épris du grec, mettait de l'érudition dans son luxe et se plaisait à reproduire dans son appartement les magnificences vantées du palais d'Alcinoüs ? On sait jusqu'où l'empereur Adrien poussera ce luxe archaïque. N'avons-nous pas à Paris une maison de Pompéi ? Marc-Aurèle constate ce luxe en déclarant qu'il ne veut pas de ces flambeaux soutenus par des statues. I, 47.

Il est encore plus facile de sentir sous la broderie poétique le tissu de la doctrine. Tout ce magnifique début, suave mari magne... renferme un précepte sur l'impassibilité épicurienne , l'ataraxie. Nous ne parlerons pas des vers purement philosophiques, où chacun peut reconnaître les formules de l'école. Mais la peinture même des plaisirs champêtres a une valeur doctrinale, attamen inter se prostrati in gramine molli..., II, 29. Épicure recommandait la campagne comme le vrai séjour de la sagesse et du bonheur simple, Diogène, liv. X, 120. De là ces mots : Non magnis opibus. Les commentateurs ne remarquent pas que les mots inter se sont une allusion aux douceurs de l'amitié dont Épicure faisait une des principales joies de la vie.

[21] Nous ne croyons pas devoir exposer longuement la trop simple et bizarre psychologie d'Épicure. Selon lui, toutes nos idées nous viennent du dehors. Les objets extérieurs laissent échapper des simulacres, des images, des enveloppes légères qui parcourent les airs avec une rapidité merveilleuse et pénètrent en nous par la porte des sens. L'atmosphère est remplie de ces simulacres qui assiègent nos organes, voltigent autour de nous, entrent en nous et produisent toutes les opérations de notre esprit. Dans la veille ils nous font voir les objets, dans le sommeil ils se glissent en nous à notre insu et en se mêlant font naître des visions fantastiques. C'est alors, pourrions-nous dire aujourd'hui, le pêle-mêle d'un kaléidoscope. Ce sont de pareilles images de beauté et de fraîcheur qui excitent en nous l'amour et que l'on fait bien de brouiller par une savante inconstance pour qu'elles ne s'impriment pas en nous. La même théorie explique l'origine des idées, les effets de l'imagination et les troubles du sentiment. Liv. IV, 1603.

[22] Article sur Théocrite.

[23] Ce tableau est bien romain, surtout la longue énumération des dépenses. A Rome la trop grande dépense en amour était regardée comme une honte. Voyez, dans les comédies de Plaute, les jeunes amoureux au milieu de leurs transports ; au moment de s'engager dans une passion ils n'ont qu'un scrupule : Quoi ! compromettre ma fortune, mon crédit, mon bien ! Le seul danger, c'est la dépense ; le seul déshonneur, c'est la dépense. On ne supporterait pas chez nous, sur la scène, un amoureux calculateur. Pour Plaute, ces jeunes gens sont les sages. Ce que Plaute nous fait voir avec une vérité comique, Lucrèce nous le montre avec une tristesse amère et une grande élévation poétique. Nous faisons ces remarques parce qu'un lecteur moderne risque fort de ne pas sentir ce qu'il y a dans ces vers de mépris romain et d'indignation.

[24] Lamartine, Méditations, 2.

[25] A. de Musset.

[26] C'est ici une allusion à des plaisanteries romaines. Je m'étonne que les commentateurs n'aient point rapproché de ces deux vers ceux d'Horace qui nous dépeint une scène de ce genre. Odes, liv. I, 27. Dans un festin, des jeunes gens se disputent et en viennent aux mains. Horace les ramène à la paix et à la joie par une proposition enjouée. Il fera raison aux convives à condition que le plus jeune de la troupe, un adolescent timide, lui dira le nom de sa maîtresse. Celui-ci hésite et finit par se laisser arracher son secret. Comme il était sans doute en proie à une courtisane dangereuse, Horace s'écrie : Ah ! miser ! Cette petite scène de mœurs romaines est un joli commentaire des vers de Lucrèce.

[27] Voir l'excellente Histoire de la philosophie cartésienne, par M. Bouillier, t. I.

[28] Le Misanthrope, acte II, sc. 6. — Ailleurs, dans le Bourgeois gentilhomme, acte III, sc. 9, Molière a mis en action les atténuations plaisantes du langage amoureux.

[29] Cependant les vers de Lucrèce ne sont pas empruntés à une comédie. A y regarder de près, les mots grecs que Lucrèce a semés dans ce morceau semblent plutôt appartenir à un poème écrit en vers hexamètres ou en distiques. Peut-être avait-il sous les yeux une épigramme délicate comme on en trouve dans les Anthologies.

[30] Juvénal, VI, 195.

[31] On pourrait faire l'histoire de cette idée : Ne dites-vous pas du nez camus qu'il est joli, de l'aquilin, que c'est le nez royal ? et quel autre qu'un amant aurait comparé la pâleur à la couleur du miel ? Platon, Républ., liv. V. Horace, qui parait se rappeler les vers de Lucrèce, voudrait qu'on s'abusât de même dans l'amitié et qu'on donnât un nom honnête aux défauts de ses amis. Il recommande ces euphémismes qui partant d'un bon cœur et qui rendent plus doux et plus aimable le commerce de la vie. Satires, I, 3, 48. — Ovide, en rusé corrupteur, enseigne comment on peut faire son profit de ces mensonges pour obtenir des faveurs. Ars am., 660. Le simple La Fontaine, qui ne voit pas même le mal, écrit bonnement et sans façon : Pour peu que j'aime, je ne vois dans les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle. Lettres.

[32] On sait que Lucrèce fait la guerre aux poètes et aux superstitions qu'ils répandent dans le monde. Il pense à Euripide, aux tragiques et à leurs peintures de passions prétendues fatales : Ô haine de Venus !... Je reconnus Vénus et ses feux redoutables. — C'est Vénus tout entière à sa proie attachée. Racine. — Lucrèce repousse tous ces préjugés à la fois commodes et pieux qui sont contraires à la liberté morale, il développe le mot d'Épicure : Ούδέ θεοπεμπτόν εΐναι τόν έρωτα. Diogène, X, 118.

Virgile a exprimé en un beau vers devenu proverbe la croyance des anciens qui regardaient les passions, même les plus coupables, comme divines : Sua cuique deus fit dira cupido. Hélène, dans Homère, reproche à Vénus de l'avoir séduite, et dès lors elle a la conscience tranquille. Ce qui est plus étonnant, Ménélas, dans Euripide, est persuadé que son épouse ne lui a été infidèle que pour obéir aux dieux. Cette croyance avait du moins l'avantage de consoler l'amour-propre des maris malheureux. Lucrèce veut que l'homme soit seul responsable de ses actes et repousse ce surnaturel corrupteur et contraire à la liberté.

[33] Et quibus e portis occurri cuique deceret. VI, 81.

[34] Si on veut voir un de ces heureux mélanges de doctrines, il faut lire les Lettres de Sénèque. Quand elles ne nous offrent que l'idéal du sage stoïcien, elles sont insupportables par leur mépris fastueux pour tous les biens de la vie. Mais lorsque Sénèque, qui estimait fort Épicure, lui emprunte son esprit et ses maximes et fait une part aux besoins légitimes de la nature, il devient raisonnable et persuasif. Son stoïcisme en s'amollissant prend du crédit et du charme.

[35] Le mot est de Cicéron s'adressant à Pison : Ô le nouvel Épicure ! Epicure noster, ex hara producte, non ex scola. Disc. contre Pison, 16. Hara est une étable à porc. Cela rappelle le mot ironique d'Horace : Epicuri de grege porcum. Épit., I, 4. C'étaient là des aménités romaines que les stoïciens lançaient à leurs adversaires et quelquefois non sans raison.

[36] Essais, III, 17.

[37] Les Amours de Psyché. Voir tout le morceau, dont nous ne citons qu'une partie.