LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE V. — LA CRAINTE DE LA MORT ET DE LA VIE FUTURE.

 

 

Dans le Poème de la Nature, qui a pour but d'assurer la tranquillité de l'âme, il importait surtout à Lucrèce de combattre la crainte de la mort[1], qui répand sur la vie humaine un voile lugubre et ne laisse jouir d'aucune volupté pure,

Omnia suffundens mortis nigrore, neque ullam

Esse voluptatem liquidam puramque relinquit. (III, 39.)

Le troisième livre, uniquement consacré à ce grave sujet, passe pour le chef-d'œuvre de Lucrèce et non sans raison, car si dans les autres parties du poème on rencontre d'aussi beaux tableaux et non moins d'éloquence, on trouve ici une suite de démonstrations qui s'enchaînent et composent une visible unité. C'est le XVIIIe siècle surtout qui a fait la réputation de ce livre, alors que Lucrèce était encore peu connu. Les philosophes du temps, en vantant les vers du poète contre l'immortalité de l'âme, avaient l'avantage de propager leurs propres doctrines sans péril. Les témérités antiques ne tombaient pas sous !es coups des parlements. C'était une tactique naturelle dans la polémique religieuse de mettre les hardiesses sous le couvert d'un ancien que son titre de classique rendait inviolable. On faisait passer des armes de guerre sous un pavillon neutre et respecté. Voltaire prodigue à Lucrèce des éloges qui sont en même temps des malices : Il disserte, dit-il, comme Cicéron, il s'exprime comme Virgile, et il faut avouer que, quand notre illustre Polignac réfute ce troisième chant, il ne le réfute qu'en cardinal. L'admiration de Voltaire, sans être désintéressée, parait sincère, car dans une lettre à Mme Du Deffand, où il n'a pas à faire de stratégie, il écrit ces mots si souvent répétés : Je traduirai ce troisième chant ou je ne pourrai. Et pourtant Voltaire n'appartenait pas à l'école matérialiste du XVIIIe siècle ; mais il lui tendait la main, et guerroyait quelquefois sous les mêmes drapeaux. A plus forte raison, devait-on célébrer le livre de Lucrèce dans le groupe des philosophes dont les principes se rapprochaient davantage des leçons d'Épicure. Le grand Frédéric, offrant ses condoléances à d'Alembert après la mort de Mlle de Lespinasse, lui écrivait : Quand je suis affligé, je lis le troisième livre de Lucrèce ; c'est un palliatif pour les maladies de l'âme. Mais, lorsque, durant la guerre de Sept Ans, il avait eu lui-même besoin de réconfort, et que, pressé par trois armées russe, autrichienne et française, il songeait dans son désespoir à se délivrer de la vie, il répondit à d'Argens, qui lui conseillait à son tour de lire dans ses peines le poème consolateur : J'ai lu et relu le troisième chant de Lucrèce, mais je n'y ai trouvé que la nécessité du mal et l'inutilité du remède... Voilà l'époque du stoïcisme ; les pauvres disciples d'Épicure ne trouveraient pas à cette heure à débiter une phrase de leur philosophie. Le royal épicurien, on le voit, pensait que la doctrine ne pouvait guère servir qu'à consoler les maux d'autrui. Rien ne manque à la gloire de ce livre, pas même ce singulier honneur d'avoir été regardé, en un temps si voisin du nôtre, comme le manuel des affligés.

C'était du reste bien entrer dans l'esprit de Lucrèce que d'attribuer à son livre une influence bienfaisante. Car lui-même annonce hautement qu'il va faire beaucoup pour le bonheur des hommes en dissipant les effrayantes chimères des religions antiques sur la vie future : Il faut, dit-il, il faut chasser des cœurs cette peur de l'Achéron qui trouble jusqu'au fond la vie humaine.

Et metus ille foras præceps Acheruntis agendus

Funditus, humanam qui vitam turbat ab imo. (III, 39.)

Il convient pourtant de remarquer combien Lucrèce diffère de ces philosophes modernes. Ceux-ci attaquent avec violence ou légèreté des croyances spiritualistes, qui peuvent n'être pas à leur gré assez scientifiquement fondées, mais qui du moins devraient paraître même à leurs yeux innocentes. L'immortalité de l'âme, l'idée d'un principe supérieur au corps et qui lui survit, une juste rémunération après la mort, l'accomplissement de la destinée humaine au delà de cette vie, toutes ces espérances raisonnables et conformes à l'idée de la justice n'ont rien qui puisse provoquer le blâme, la colère ou le mépris. Que ces doux et purs sentiments soient considérés par des esprits prévenus comme des illusions, elles sont du moins dignes de respect. Vouloir les dissiper, c'est priver l'homme d'une richesse, la richesse de l'espérance, c'est troubler de fond en comble la morale telle que la plupart des hommes la conçoivent, c'est renverser les consciences. On comprend que contre de pareilles attaques certaines âmes se révoltent et défendent avec une impatience jalouse cet espoir précieux dont on veut les déposséder. Il n'en était pas de même dans l'antiquité, où la spiritualité de l'âme n'était pas reconnue, où la croyance à la vie future n'était qu'un instinct aveugle et une vision grossière, qui ne reposait pas sur l'idée de la justice, et qui effrayait les hommes, sans donner un solide soutien à la morale. Un philosophe qui venait rassurer les âmes épouvantées par d'inutiles peintures[2], qui prouvait que notre destinée s'accomplit sur la terre, que le malheur a une fin, pouvait se croire un bienfaiteur de l'humanité.

Si on se place au point de vue antique, l'entreprise de Lucrèce est bien simple et n'a même rien de hardi. Dire que l'âme est corporelle, c'était s'appuyer sur un principe accepté par le peuple aussi bien que par la plupart des sectes philosophiques. Conclure de là que l'âme doit périr avec le corps, se dissoudre avec lui, c'était simplement encore, selon les idées anciennes, faire preuve de logique. On oublie trop souvent qu'en dehors des écoles peu fréquentées et peu comprises de Pythagore et de Platon, toutes les doctrines, aussi bien que les religions de l'antiquité, ne reconnaissaient que la matière. Sans doute la substance de l'âme n'était pas la même pour tous les philosophes, mais pour tous elle était matérielle. C'était ou de l'eau, ou du feu, ou de l'air, selon les écoles. Pourquoi ne dirions-nous pas que cette grossière conception a si généralement régné dans l'ancienne philosophie, qu'elle s'est imposée même aux Pères de l'Église, à saint Basile, à saint Athanase, à saint Jérôme, quelquefois à saint Augustin ? Tertullien va jusqu'à dire que l'âme n'est rien si elle n'est corps, animant nihil esse, si corpus non sit. Pour reconnaître l'immortalité de l'âme, les Pères ont été obligés de suppléer à la logique par un miracle. Selon eux, l'âme est impérissable, non par nature, mais par l'effet de la grâce divine. Peut-être aussi, conformément à certaines croyances philosophiques, pensaient-ils que l'âme est incorruptible comme la substance des corps célestes, auxquels on accordait l'incorruptibilité. Lucrèce n'est donc pas un novateur téméraire, puisqu'il se borne à tirer d'un principe généralement reçu les conséquences les plus naturelles, que personne n'était tenté de trouver immorales ou redoutables.

Les anciens, en effet, tiennent peu à l'immortalité de l'âme et n'ont sur ce point que des espérances confuses[3] et fugitives. Sans doute les plus sages parmi les moralistes romains, dans leurs plus sublimes conceptions, se plaisent à imaginer quelquefois une vie future selon leur désir, un séjour de bienheureux où seront recueillies les âmes d'élite, une sorte de paradis patricien qui n'est point fait pour les vulgaires mortels et qui doit être la récompense du génie plus encore que de la vertu ; mais ce ne sont là que des rêves charmants, de nobles fantaisies, comme d'ailleurs ils ont la bonne foi d'en convenir eux-mêmes  : Somnia sunt optantis, non docentist[4]. Quand ils raisonnent et qu'ils discutent, Cicéron, Sénèque, Marc-Aurèle, aussi bien que Socrate, ne font point difficulté de poser le dilemme suivant : La mort nous anéantit ou nous ouvre une vie nouvelle, et les deux alternatives leur paraissent également consolantes. Lucrèce, en optant pour l'anéantissement, ne faisait donc que passer par une des deux issues que la plus pure philosophie offrait alors aux méditations des sages[5].

Quant à la vie future, telle que la peignaient les poètes d'accord avec la religion, telle aussi que se la figurait l'imagination populaire, elle était entièrement décréditée[6]. Depuis des siècles, la philosophie s'en moquait et la politique elle-même n'estimait plus que cette croyance fût un appui pour la morale publique. Non-seulement de mauvais citoyens, comme César, pouvaient affirmer en plein Sénat que tout finit avec la vie, mais Cicéron, le juge le plus délicat des bienséances, officielles, le père de la patrie, déclare plus d'une fois que de pareilles superstitions sont trop ineptes pour mériter même qu'on les critique. Il raille les épicuriens d'être encore assez simples pour s'en prendre à des chimères qui n'existent plus nulle part, pas même dans la cervelle de la vieille la plus visionnaire ; leur zèle philosophique lui paraît imbécile, tant il est superflu[7]. Sénèque, à son tour, le précepteur et le ministre d'un empereur, le grave directeur de l'opinion publique, vers qui toutes les oreilles étaient tournées, dit et redit que les ténèbres infernales ne font plus peur même à un enfant et, comme Cicéron, trouve ridicule ce qu'il appelle l'éternel refrain d'Épicure, epicuream cantilenam[8]. Ainsi sur ce point les épicuriens passaient non pour téméraires, mais pour attardés ; ils étaient, non pas hardis, mais naïfs, croyant avoir encore à désabuser le peuple, qui n'avait plus besoin de leurs leçons. C'est donc bien inutilement dépenser sa sensibilité que de s'apitoyer sur les Romains, comme on fait trop souvent quand on s'écrie que Lucrèce leur a apporté des doctrines désolantes. Ni Épicure en Grèce, ni Lucrèce à Rome n'ont apporté l'incrédulité : ils l'ont trouvée, et la trouvant ont tenu à la régler en lui offrant une morale.

C'est une erreur de croire qu'il y eût pour les anciens quelque chose de désolant dans la négation de la vie future. Elle était l'objet de la terreur et non pas de l'espérance[9]. Le paganisme n'offrait sur l'autre vie que des tableaux lamentables, souvent iniques et qui, en effrayant à la fois les innocents et les coupables de la terre, ne servaient pas même à donner plus de force à la morale. L'idée de la rémunération[10] était le plus souvent absente de ces fictions religieuses, et la balance de Minos nous pare aujourd'hui fort trébuchante. La raison et le sentiment étaient également révoltés à la vue de ce ténébreux empire. Ceux même qui aval bien mérité dans ce monde, les héros et les justes, étaient aussi malheureux que les criminels dans la triste demeure des ombres et redemandaient les misères de la vie terrestre. On sait avec quelle héroïque impatience l'ombre d'Achille, dans Homère, s'écrie : J'aimerais mieux être sur la terre un valet de labour que roi dans les enfers. En effet, que voulez-vous que fasse de cette royauté vaine cette âme vaillante qui se meut dans le vide, qui respire encore dans le néant et qui promène dans son pâle royaume ses passions vivantes et son héroïsme impuissant ? Je sais bien que dans les poètes grecs surtout et clans leurs imitateurs on rencontre çà et là d'autres images plus douces d'un bonheur qui pouvait tenter les justes et des idées morales plus hautes. Mais que ne trouve-t-on pas dans les poètes de la Grèce, qui ont épuisé tout le domaine de l'imagination, comme les philosophes ont parcouru, sans s'y arrêter, tout le cercle des hypothèses ? Nous ne touchons pas ici à ces délicatesses exquises du génie poétique et nous ne parlons que des croyances communes. Celles-ci n'étaient ni douces, ni morales, car non-seulement elles ne promettaient rien à l'innocence, mais encore ne menaçaient pas le crime.

Peut-être, pour nous prouver que la justice s'exerçait aux enfers, on nous objectera les Ixion, les Tityus, les Tantale. Nous répondons que ces personnages fabuleux, toujours mis en scène par les poètes, sont des victimes, non de la justice, mais de la vengeance divine ; ils expient une injure personnelle faite aux dieux. Ne sont-ils pas plutôt des vaincus que des condamnés ? Il faut être un Titan, au moins un roi, pour mériter le supplice. Le vulgaire est tout simplement plongé pêle-mêle dans la nuit.

....Vulgusque cava sub nocte repostum[11].

Quand Properce, abordant le problème de la mort, se demande s'il y a des peines aux enfers, il ne parle, comme presque tous les poètes, que de géants :

Sub terris si jura Deum et tormenta Gigantum[12].

De même que les philosophes dans leurs plus hardies conceptions n'accordaient l'immortalité bienheureuse qu'aux grandes âmes qui avaient gouverné les empires, les poètes, dans leurs tableaux plus populaires, ne livraient aux supplices infernaux que des révoltés qui avaient été, selon la Fable, directement aux prises avec Jupiter. La foule des humains restait au-dessous de la récompense et de la peine. Ce qui fait pour nous la nouveauté et la beauté du sixième livre de l'Énéide, c'est que Virgile, s'inspirant de Platon, fait régner la justice aux enfers[13], punit les crimes et les vices, les sentiments dénaturés, l'avarice, l'adultère, la perfidie, et fait pénétrer un rayon de lumière dans le chaos moral des croyances païennes.

La vie future apparaissait à l'imagination populaire tantôt comme une morne contrée où tout n'a que les apparences de la vie[14], tantôt comme un lieu peuplé de monstres fantastiques, tantôt, et le plus souvent, comme une noire région dont on ne sait rien si ce n'est qu'on est plongé dans la nuit, où l'on souffre sans être puni, où l'on rencontre, non pas des lois divines, mais des épouvantes inexpliquées ; enfin, pour employer le langage de Job, bien conforme ici à toutes les croyances antiques, on, avait peur d'aller sans espérance d'aucun retour, en cette terre de misère et de ténèbres où habite l'ombre de la mort, où tout est sans ordre, et dans une éternelle horreur[15]. Nier cette vie future, c'était rassurer les âmes, et non les désespérer.

Cependant, comme, en si grave et si délicate matière, il ne faut rien omettre de ce qui peut faire connaître l'état des âmes, hâtons-nous d'ajouter que les anciens, au milieu de ce discrédit des fictions religieuses ou malgré la terreur qu'elles inspiraient, ne pouvaient se résoudre au néant. Il en est de la croyance à une vie future comme de la croyance en Dieu[16] ; elle tient à l'âme, elle en fait si bien partie, que la science la mieux armée a de la peine à l'en arracher. De là vient que les plus grands esprits, les Cicéron, les Sénèque, imaginèrent une autre immortalité, noble et pure, à laquelle on ne peut rien reprocher, si ce n'est qu'elle n'était réservée qu'à l'élite de l'humanité. De là vient aussi que le vulgaire, après avoir accepté les leçons d'incrédulité, leur devenait infidèle, se dérobait, pour retourner à l'antique religion. Les philosophes du temps s'étonnent sans cesse de la peine qu'ils sont obligés de se donner pour persuader aux hommes que la mort, l'entier anéantissement, n'est pas un mal. Leur étonnement témoigne de la résistance qu'ils rencontraient. Pline, qui n'est pas suspect, puisqu'il est épicurien, constate cette résistance par ce beau mot plein d'ironie et de dédain : Notre mortalité est avide de vivre sans fin ; avida nunquam desinere mortalitas[17]. Sénèque marque plus nettement encore les sentiments de ses contemporains : Ils ont peur d'être aux enfers et peur de n'être nulle part ; æquetiment ne apud inferossint, quam ne usquam[18]. Plutarque, qui semble un peu se contredire, qui vient de déclarer que les descriptions des enfers sort des contes de nourrice, qu'elles sont un objet de terreur, ne laisse pas de reprocher aux épicuriens d'ôter au commun peuple ses plus grandes et ses plus douces espérances[19]. On peut voir par ces témoignages dans quelle perplexité étaient les esprits, placés entre la religion qui les effrayait et la philosophie qui ne leur offrait rien. Pour les anciens, cet embarras ne parait pas être devenu une angoisse  ; ils échappaient au problème, en y pensant peu. De quelque côté qu'ils se tournassent ils avaient à craindre. Pas d'alternative consolante. La vie future leur faisait horreur, le néant les épouvantait. Que pouvait faire Lucrèce pour rassurer les âmes ? Combattre ces deux craintes à la fois.

Pour juger avec équité les doctrines morales, on doit tenir grand compte des circonstances historiques. Il faut considérer ce que ces doctrines sont venues combattre. La philosophie morale n'est pas une muse solitaire qui, dans une retraite désintéressée, médite sur les grands problèmes de la vie. Elle est mêlée au monde, elle est militante, et renverse avec l'erreur la part de vérité que l'erreur peut contenir. Elle court au plus pressé, et en voyant, par exemple, que les hommes tremblent honteusement sous la providence fantasque, inique, ridicule des dieux, elle nie la Providence divine ; en voyant qu'ils frémissent à la pensée d'une vie future piteusement terrible, elle nie la vie future. Dans la lutte elle ne songe pas à faire des distinctions raisonnables et circonspectes. Les révolutions philosophiques ressemblent en cela aux révolutions politiques, où le peuple exaspéré détruit avec la tyrannie les principes même les plus légitimes de tout gouvernement. Quand il existe dans le monde un préjugé méprisable et pesant, il s'élève toujours une doctrine pour l'attaquer au nom d'un nouveau principe qui peut n'être pas le meilleur ; mais quoi ! l'erreur accréditée serait éternelle, si, pour avoir le droit de l'attaquer, il fallait attendre qu'on fût armé de la vérité même. L'épicurisme a raison contre la religion païenne, il a rendu l'immense service d'en débarrasser le monde, mais il a tort quand il croit avoir apporté la sagesse et le bonheur. Qu'on réfute aujourd'hui la doctrine, qu'on la dédaigne, rien de mieux, elle n'est pas faite pour nous ; mais qu'on ne refuse pas de se replacer par la pensée dans les siècles qui ne sont plus et de s'intéresser à une lutte que le temps rendait honorable et que notre poète croyait généreuse.

On se méprend sur les intentions de Lucrèce et sur la portée de ses arguments. Il ne réfute ni n'opprime les grandes idées de Platon, qu'il ignore ou qu'il néglige. II n'est point armé contre le spiritualisme, et s'il le blesse quelquefois, c'est là un de ces hasards de la guerre où les traits s'égarent et vont au delà de l'ennemi. Ses poétiques colères éclatent bien au-dessous de ces hautes cimes de la philosophie. D'autre part le poète n'est pas assez simple pour mériter les railleries de Cicéron et pour foudroyer doctement les croyances populaires sur l'Achéron qui, sans crédit depuis des siècles, ne méritent plus les attaques d'un sage. Ni si haut, ni si bas, Lucrèce s'adresse aux hommes cultivés qui, sans s'élever aux plus nobles doctrines, sont déjà désabusés des erreurs vulgaires. Il a vu que les âmes les plus fermes, comme il arrive souvent, bien qu'elles soient revenues de la superstition, ont encore des craintes superstitieuses. L'atmosphère morale, depuis longtemps éclaircie et épurée par la philosophie, est encore chargée de vapeurs qui empoisonnent. On ne croit plus à Cerbère, à Charon, aux Furies, mais on redoute encore les ténèbres inconnues de la mort. On craint de conserver un reste de vie[20] dans la tombe, de vivre sous la terre, de ressentir les besoins, les misères de l'homme vivant, de recommencer une nouvelle existence sans raison, sans but ni sanction morale. Lucrèce vient offrir une science à de prétendus esprits forts, à des incrédules mal affermis dans leur incrédulité, que la moindre disgrâce ramène à une religion détestée, qui éprouvent de vagues terreurs, qui, après avoir fait les braves, tremblent de nouveau, faute de principes, auxquels enfin la secousse du malheur fait tomber leur masque de bravoure. Ses longues démonstrations ne servent qu'à rassurer, à fixer ces âmes flottantes. Il a droit de penser qu'il travaille pour leur tranquillité, car en leur ôtant la peur, il ne leur enlève pas la moindre espérance. C'est là ce qui explique le noble enthousiasme du poète pour Épicure, qui le premier a dissipé ces ombres de la mort, ces ombres d'un grossier paganisme :

Toi qui sur la nuit sombre, où nous nous égarions,

De ton flambeau sauveur versas les clairs rayons,

Nous montrant le premier le bonheur, la sagesse,

Je m'attache à tes pas, ô gloire de la Grèce !

Si j'accours. ce n'est pas pour marcher ton égal,

N'étant que ton disciple et non point ton rival.

Eh quoi ! vit-on jamais l'hirondelle en délire,

Au cygne, roi des airs, disputer son empire ;

Et les tendres chevreaux chancelant sur leurs pieds

Suivre, même de loin, l'élan des forts coursiers ?

Ô mon mettre, ô mon père (oui, tes leçons nouvelles

Sont vraiment pour nous tous des grâces paternelles),

Comme l'abeille ardente à former sa liqueur

Par les bois tout fleuris s'attache à chaque fleur,

A tes préceptes d'or je suspends ma pensée,

Pour en boire à longs traits l'immortelle rosée. (III, 4.)

Après cet hommage, que Lucrèce a renouvelé plus d'une fois, comme pour demander à son maître l'inspiration, il contemple son sujet avec amour, il jette un regard sur l'espace qu'il a parcouru et qu'il va parcourir. En effet, dans ce troisième livre, il est à mi-chemin de son entreprise, et de la hauteur où il s'est placé, il voit comme les deux versants de la montagne. D'une part, il rappelle, ce qui a déjà été démontré, que tout a été formé par le concours des atomes sans l'intervention des dieux, qui sont enchaînés par leur nature même dans une béatitude oisive ; de l'autre, il annonce avec joie qu'il a beau pousser ses regards dans toutes les profondeurs, il ne voit pas le séjour de l'Achéron. L'incrédulité éclate encore en hymnes et célèbre ses découvertes avec les transports d'un langage sacré.

Sitôt que ta sagesse a de sa grande voix

Proclamé la nature et dévoilé ses lois,

Nos superstitions s'échappent en déroute ;

Do notre monde étroit je vois s'ouvrir la voûte,

Et plus loin, dans le vide et ses vastes déserts,

A lui-même livré se former l'univers.

Dans l'espace infini, tranquilles et sereines,

M'apparaissent des dieux les demeures lointaines,

Que jamais la fureur du vent n'ose approcher,

Que le nuage humide aurait peur de toucher,

Que craignent de ternir les blancs flocons de neige,

Où le plus pur éther enveloppe et protège

De riante lumière et de splendeurs sans fin

La belle oisiveté de ce séjour divin,

Où rien ne vient des dieux troubler la paix profonde,

De ces dieux sans besoins, sans souci pour le morde.

Mais j'interroge on vain ces espaces ouverts,

Je ne vois nulle part la place des enfers ;

Car ma raison, perçant la terre sans obstacle,

Voit encor sous mes pieds le même grand spectacle

De l'immensité vide où se meut l'élément ;

Alors mon cœur saisi d'un saint frémissement,

De volupté divine, admire, ô mon cher maître,

Par quel puissant effort tu nous fis apparaître

La nature sans voile, et sus de toutes parts

Sur nos fronts, sous nos pieds l'ouvrir à nos regards. (III, 41.)

Aussitôt Lucrèce commence sa vive attaque contre la crainte de la mort. C'est ici que, pour comprendre le sentiment du poète et son ardente démonstration, il faut avoir plus que jamais présentes à l'esprit les idées de l'antiquité sur la vie future, qui ne sont pas conformes aux nôtres. Tandis que chez nous la morale religieuse soutient que la crainte d'une autre vie est salutaire, parce que la rémunération future encourage la vertu et contient le crime, chez les anciens on pouvait dire que la pensée d'un avenir qui n'était que répugnant ou terrible corrompait la vie humaine. Comme la vie future ne promettait que misère et ignominie, les hommes tremblants, exaspérés par la peur, se jetaient avec rage sur les biens de la terre, se disputaient au plus vite la richesse et les honneurs, et ne reculaient pas même devant le crime[21]. Plus elle était poignante, cette crainte de la mort, plus on ressentait cette cupidité féroce empressée de jouir, pour avoir du moins dans cette vie un dédommagement anticipé des misères de l'autre. De là dans le poème des raisonnements qui semblent confus, tortueux et bizarres, parce qu'ils sont à l'inverse des nôtres, et qui ne paraîtront point absurdes à qui sait ce qu'une vie future sans espérance et sans justice[22] pouvait inspirer de viles terreurs, et, par conséquent, de passions funestes.

Sans doute cette crainte d'un avenir plein d'horreurs mystérieuses était bien affaiblie, et Lucrèce semble le reconnaître ; mais elle renaissait au moment du malheur. Les esprits forts, quand ils étaient frappés dans leur fortune ou dans leurs affections, revenaient bien vite à la religion :

Acrius advertunt animos ad relligionem. (III, 55.)

Ce fait moral, bien observé par Lucrèce et vivement dépeint, a été souvent reconnu par les écrivains chrétiens. Seulement ceux-ci s'en réjouissent, tandis que le poète s'en afflige ; différence de langage qui s'explique, quand on pense que pour les uns il s'agit d'un pécheur qui revient à la morale et à Dieu, tandis que pour l'autre c'est un peureux el retourne à une pusillanimité inefficace. Faute de faire ces distinctions[23] entre la morale antique et la morale moderne, un lecteur inattentif peut être à chaque instant déconcerté par les sentiments du poète, qui semble aller souvent à l'encontre de la raison quand il ne fait que heurter des erreurs ; quelquefois même on ne sait pas trop ce qu'il vient combattre, parce qu'il combat des préjugés qui ne sont plus, mais qui jadis accablaient les âmes.

Nous n'exposerons pas ce système qui inspire à Lucrèce une si belle confiance et qui n'est que la théorie épicurienne sur la nature de l'âme. Pourquoi parcourir près de huit cents vers où s'étale avec bonheur une science visiblement erronée et où la poésie est souvent opprimée par la doctrine ? Quelques mots suffisent à rappeler cette longue exposition d'erreurs reconnues. L'âme est corporelle ; il y entre quatre principes : la chaleur, le souffle, l'air, et un quatrième qu'on ne sait comment nommer. Chose digne de remarque : le matérialisme le plus résolu, en parlant de l'âme, fait toujours la part d'un certain inconnu. Il témoigne de son impuissance à tout expliquer par la matière en recourant à un je ne sais quoi. Sans le vouloir, il réserve toujours une place vacante au spiritualisme, que pourtant il repousse. Lucrèce passe sur cette difficulté avec une candeur que rien n'arrête. Selon lui, l'âme est composée d'atomes très-mobiles, ronds, qui glissent facilement les uns sur les autres. De même que l'eau est plus mobile que le miel, le miel moins consistant que la pierre, il faut bien que l'âme, dont rien n'égale la vivacité, soit formée des atomes les plus ténus. On reconnaît là la méthode ordinaire des physiciens antiques ; ils affirment comme s'ils voyaient, ils font des hypothèses qui ont pour eux les caractères de la certitude, et se contentent d'analogies enfantines.

Ce qui est moins à dédaigner et n'est pas toujours indigne d'âtre discuté, ce sont les vingt-huit preuves que le poète donne de la mortalité de l'âme. Il les prend une à une comme dans un traité didactique, et ne fait probablement que mettre en vers quelque livre épicurien. L'âme naît avec le corps et périt avec lui. Comment en douter quand on voit qu'elle ressent toutes les affections du corps et qu'elle en partage toutes les vicissitudes ? Elle grandit, vieillit avec lui, elle est malade quand il est malade ; si le corps est aviné et chancelant, l'âme chancelle ; s'il est frappé d'épilepsie, elle est abattue du même coup. Dans l'enfance, la raison est aussi faible que le corps est frêle ; elle se fortifie à mesure qu'il prend de la vigueur ; avec les années, elle décline en même temps que le corps, et tout marche du même pas à la décrépitude et par conséquent à la mort. Bien que Lucrèce, animé par sa foi épicurienne, passionne la logique, que tous ses raisonnements soient des peintures, et qu'il imprime sur un sujet rebelle la marque de son génie, nous laissons là toute cette physique qui appartient, non au poète, mais à l'école. Quand on veut peindre l'âme d'un philosophe, dont les principes d'ailleurs sont connus, c'est perdre le temps que d'exposer son système qui est commun à toute la secte. Si nous avions à faire une délicate étude sur Sénèque, nous nous garderions de parcourir de point en point le stoïcisme, puisque cette analyse générale servirait tout aussi bien à Zénon, à Épictète ou à Marc-Aurèle. Peindre, c'est définir. Si l'on tient à bien connaître un moraliste, il faut voir ce qu'il fait de sa doctrine, comment il la prêche et l'applique à la vie, ce qu'il y mêle de son imagination et de son cœur. Un système n'est jamais qu'un instrument inerte, plein de dormantes vertus que l'éloquence seule peut éveiller, assez pareil à l'instrument du musicien, qui n'a d'autre âme que celle qu'on y met.

Cette longue démonstration aboutit à conclure que la mort n'est rien[24], puisqu'elle assure un repos insensible et un sommeil éternel. Toute cette physique lentement accumulée n'est qu'un immense ouvrage de guerre, une sorte de savante circumvallation, par laquelle le poète investit la foule confuse de nos terreurs, qu'il va maintenant dissiper par quelques poétiques assauts.

On ne saurait trop répéter que, si les idées de Lucrèce sont souvent sans force et sans valeur contre le spiritualisme moderne, elles sont raisonnables, justes, accablantes pour certains préjugés antiques. En le voyant aux prises avec un de ces préjugés, on est bien obligé de reconnaître que sa doctrine est non-seulement péremptoire, mais bienfaisante. Le poète a chassé, par exemple, du cœur humain une des plus vaines terreurs qui aient pesé durant des siècles sur l'humanité. Les anciens croyaient qu'un mort conserve encore un reste de vie dans le tombeau[25], que son corps et son âme — les deux principes étaient le plus souvent confondus —, que sa personne enfin continue de jouir ou de souffrir même sous la terre où elle est ensevelie, qu'un manquement à certains rites funéraires pouvait entraîner un malheur éternel. De là, dans la vie, de sombres préoccupations sur ce qui pouvait advenir à votre corps. On avait peur, non de la vie future comme nous l'entendons, d'un jugement porté par les dieux sur nos démérites, mais de cette sourde et vague existence qui, jusque dans la tombe[26], était exposée à des soucis, à des misères.

Cette crainte, qu'on peut considérer comme l'expression grossière d'une croyance instinctive à l'immortalité de l'âme, tourmenta les hommes pendant bute la durée du paganisme, et même dans les siècles les plus éclairés, ainsi qu'en témoignent certaines cérémonies funèbres. Quelques usages des temps primitifs et héroïques laissent voir cette croyance dans toute sa naïveté instructive. On portait sur la tombe du lait et du miel pour nourrir le mort, on l'enterrait avec les objets qui lui étaient chers, avec ses armes, ses vêtements, ses chevaux, quelquefois avec ses captives. La piété et le dévouement prenaient les plus délicates mesures pour que rien ne manquât à l'ami qui dans les demeures souterraines ressentait encore les besoins de la vie. Ces antiques usages subsistèrent, et, dans les temps historiques, nous voyons que devant les tombeaux romains il y avait un emplacement, une cuisine, culina, où on immolait, on apprêtait la victime pour la nourriture du mort. Aussi, comme on attachait du prix il la sépulture ! L'âme de l'homme non enseveli était sans demeure, errante, vouée à un malheur éternel. Comme on frissonnait à la pensée que le corps pourrait un jour être dévoré par les bêtes ! Quand Priam prévoit la mort qui l'attend après la prise de Troie, ce n'est point la chute de sa patrie, la perte de sa famille qui le désespère le plus, c'est la certitude que le droit de guerre livrera son corps aux vautours. Hector, ce fier mourant, qui dédaigne de demander la vie, pousse sous la lance d'Achille ce cri suprême : Ne me livre pas aux chiens ! Ces vieilles croyances et ces antiques terreurs, entretenues par la religion et les poètes, étaient si fortement enracinées que, même au temps de Lucrèce, les plus libres esprits, ceux qui faisaient hautement profession de mépriser les opinions vulgaires, avaient des inquiétudes au sujet de leur dépouille mortelle. Des épicuriens qui déclaraient à tout venant que l'homme après la mort est insensible, qui faisaient parade de leur incrédulité, laissaient voir pourtant, par d'involontaires aveux dans les hasards de leurs discours, qu'ils étaient toujours en peine de ce qui adviendrait à leur cadavre ; faux braves que le poète démasque et dont il montre la pusillanimité sous la jactance :

Aussi quand tu verras un homme qui murmure

En pensant que son corps doit servir de pâture

A la tombe, à la flamme, aux dents des animaux,

Sois sûr qu'il n'est pas franc, que son courage est faux,

Qu'une pointe de peur tient encore à son âme,

Bien qu'un moment après le même homme proclame

Qu'à la mort tout finit, et qu'il sait bien vraiment

Que le trépas en nous éteint tout sentiment.

Vaine profession ! A son insu, le lâche,

Toujours à l'existence il tient par quelque attache,

De lui-même il ne peut se déprendre, il conçoit

Que quelque chose en lui vive tout mort qu'il soit.

Aussi lorsque d'avance il se peint, ce faux sage,

Son corps un jour en proie à la bête sauvage,

Il se pleure lui-même, il n'est pas détaché

De ce cadavre abject devant ses yeux couché,

Il s'y retrouve encore, il l'anime, il se souille

A redonner son âme à l'impure dépouille.

Pourquoi, dit-il alors, suis-je mortel, hélas !

Qu'il est dur de mourir ! L'insensé ne voit pas

Qu'il ne restera point là quelque autre lui-même

Pour se tenir debout près de ce corps qu'il aime,

Pour se contempler mort et se désespérer

Quand les monstres des bois viendront le dévorer.

Si c'est un si grand mal au corps sans sépulture

D'être en proie aux vautours, de subir leur morsure,

Je ne vois pas, pour moi, qu'il soit moins douloureux

D'être sur un bûcher consumé par des feux,

D'étouffer dans le miel, de transir sur la pierre

Qui sert aux orgueilleux de couche funéraire,

Ou bien d'être accablé sous un poids écrasant,

Sous le poids de la terre et le pied du passant. (III, 883.)

Sans doute, Épicure et Lucrèce ne sont pas lei premiers qui, sur ce point, nous aient mis l'esprit en repos. Depuis longtemps la philosophie avait montré l'inanité de ces funèbres soucis au sujet des restes mortels. On connaît le mot de Socrate mourant et son calme sourire adressé à Criton, qui lui demandait comment il désirait être enseveli : Mais, mon ami, ce n'est pas moi que tu enterreras, c'est mon corps. Diogène, qui dans ses vives répliques mettait, pour ainsi dire, la morale en comédie, avait eu ce dialogue avec ceux qui lui faisaient la même question : Enterrez-moi au milieu de la campagne. — Mais les bêtes te dévoreront. — Je les chasserai avec un bâton. — Mais tu oublies que tu n'auras plus de sentiment. — Eh ! qu'importe donc si elles me mangent ou non ![27] De même Lucrèce, par la vigueur pressante de son raisonnement et ce sombre persiflage, a dû fortifier le cœur[28] de plus d'un Romain. Si juste est son opinion, qu'elle est devenue générale, et quelle que soit la diversité de nos doctrines, nous sommes aujourd'hui tous d'accord pour ne pas nous inquiéter du sort réservé à ta partie périssable de notre être. Or, tout effort qui a contribué à délivrer l'âme humaine d'une terreur inutile peut être regardé comme un bienfait.

Le poète poursuit sa guerre contre la crainte de la mort, et l'attaque de tous côtés. Il provoque les objections, et, loin de les esquiver, il les présente dans toute leur force : On me dira : Comment n'avoir pas horreur de la mort quand elle nous arrache à notre famille, à nos enfants, à nos amis dont nous sommes le soutien ? Objection terrible à laquelle les cœurs aimants trouveront toujours qu'il n'est pas de réponse. Un moment Lucrèce se laisse attendrir lui-même ; il parle de cette triste nécessité en vers touchants qui ont ému Virgile et Horace ; mais un froid système ne se laisse pas déconcerter, il n'est jamais embarrassé pour répondre au langage du sentiment ; c'est comme une souffrance pour le lecteur de voir ces grâces du cœur si vite refoulées par la dureté de la doctrine :

Mais tu ne verras plus ton cher foyer s'ouvrir,

Noble épouse à ta voix, beaux enfants accourir,

Aux baisers paternels à l'envi se suspendre

En inondant ton cœur d'orgueil secret et tendre ;

Clients, amis, parents ne retrouveront plus

Un tutélaire appui dans tes fortes vertus ;

Malheur ! dit-on, malheur ! famille, honneurs, patrie,

Un seul jour t'enleva tous ces biens de la vie.

Mais on n'ajoute pas qu'une fois emportés

Ces biens par qui n'est plus ne sont plus regrettés.

Ah ! si, bien pénétrés de ces pensées suprêmes,

Les hommes y cherchaient un soutien pour eux-mêmes,

Ils auraient allégé bientôt leur faible cœur

De tout ce vain amas de crainte et de douleur.

Sache bien qu'endormi dans la mort, cet asile

Te recueille à jamais insensible et tranquille ;

Pour nous est le malheur, oui, pour nous qui vivrons,

Auprès du noir bûcher c'est nous qui pleurerons,

Et le temps, qui peut tout, ne pourra nous défendre

D'un deuil inconsolé sur ta paisible cendre.

Mais pourquoi ce long deuil, tant de sombre appareil ?

Car si tout se réduit au repos du sommeil,

Où donc est la raison qui veut qu'en l'amertume,

En un pleur éternel notre âme se consume ? (III, 907.)

L'impassible doctrine a bien vite éteint un éclair de sensibilité ; d'un mot, le poète étouffe ces cris da cœur qui le touchent et le gênent ; il va droit devant lui et frappe comme un sourd qui ne vent rien entendre ; il nie le malheur des malheureux, I n'ayant pas de consolations à leur offrir. C'est là, du reste, l'infirmité de toute la morale antique, qui n'a d'autre ressource que de faire de l'insensibilité une vertu, qui croit supprimer les larmes en les condamnant, qui discute doctement la légitimité dés pleurs, comme si la douleur avait besoin de se fonder sur des raisonnements pour avoir le droit d'être la douleur. Épicure et Zénon sont d'accord pour retrancher à l'homme le cœur, faute de pouvoir le guérir.

Cette peur de la mort, que Lucrèce recherche et dépiste partout, parait, selon lui, non-seulement dans les larmes que nous versons sur les tombeaux, mais encore dans certains éclats de joie insensée pendant les festins. Ces convives qui se hâtent de jouir et célèbrent l'ivresse ne sont, dans le vrai, que des hommes pusillanimes qui pensent à une autre vie où on ne boira plus, et qui se donnent un dédommagement anticipé à leurs privations futures ; explication qui a paru singulière, qui a plus d'une fois étonné, mais qui est évidemment une allusion à cette croyance que sous la tombe on éprouve encore les besoins et les désirs de la vie :

Non moins fol est le chant d'une riante troupe

Sur les lits des festins en chœur levant la coupe

Qui, le front sous les fleurs, s'écrie en longs refrains :

Rapide est le plaisir pour nous, pauvres humains !

Il passe et sans retour ; hâtons-nous, que le sage

S'empresse de saisir ce moment au passage ! —

Eh ! ne dirait-on pas que ces buveurs peureux

Redoutent dans la mort la soif et tous ses feux,

Et que dans le tombeau leur âme misérable

Doive rester en proie aux soucis de la table ? (III, 925.)

Vers curieux parce qu'on y voit le véritable épicurisme, qui est triste et sévère, faire d'avance la leçon à cet autre épicurisme léger dont Horace est l'aimable et classique représentant. Le Carpe diem qui revient si souvent sous des formes diverses dans la poésie d'Horace, ces rapides allusions à la mort qui nous avertit de vivre, cette pointe de mélancolie que le raffiné convive de Mécène mêle au plaisir pour mieux l'assaisonner, toute cette grâce frivole que nous avons coutume de regarder comme la plus parfaite expression de l'esprit épicurien, tout cela n'eût paru à Lucrèce que profanation de la doctrine. Ces sortes de joies menteuses, où il entre de la peur, font pitié au grave génie de notre poète qui les condamne avec un autre sentiment Moral, mais avec non moins de mépris que ne le fait la Bible dans ces beaux passages mis en vers par Racine :

Rions, chantons, dit cette troupe impie ;

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs,

Promenons nos désirs,

Sur l'avenir insensé qui se fie.

De nos ans passagers le nombre est incertain :

Hâtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie ;

Qui sait si nous serons demain ?[29]

On voit que Lucrèce a raillé la prétendue persistance de nos besoins physiques au delà de cette vie. On ne peut comprendre ses vers que si on se reporte aux opinions, aux croyances antiques qu'il combat. Il ne s'agit pas ici d'une vague déclamation poétique, c'est une réfutation aussi précise que tranchante ; mais on voit aussi quelle est la sécheresse de cette doctrine, qui par un dédain superbe insulte aux plus légitimes douleurs, comme elle rabat les joies bien pardonnables par lesquelles les hommes cherchent si naturellement à s'étourdir à la pensée d'une mort sans avenir et sans espoir. Le véritable épicurisme ne cherche pas à consoler ; assurément il ne nous leurre point par de douces paroles ; il n'offre aucun palliatif, si ce n'est l'espérance d'un éternel sommeil.

N'ayant rien à opposer à la crainte de la mort, il en est réduit à la railler.

Les stoïciens du moins, qui nient le plus souvent, eux aussi, l'immortalité de l'âme, trouvent des paroles plus fortifiantes. Ils disent qu'en livrant notre être aux éléments, nous nous conformons à un ordre établi par les dieux ; ils font appel à notre raison, à notre courage qui doit se plier à une loi universelle et divine. Ils font comprendre la nécessité de cette loi qui est, selon eux, une des pièces de l'ordre de l'univers, ils la font accepter, en exaltant nos meilleurs sentiments, en considérant notre soumission volontaire comme un acte de piété virile. Aussi les stoïciens se résignent de bonne grâce ; ils diront comme Sénèque : Je fais mieux qu'obéir à Dieu, j'adhère à ses ordres, je les suis de tout mon cœur et non parce qu'il le faut[30]. Ils diront d'une manière plus touchante encore avec Marc-Aurèle : Quand l'heure de la retraite sonnera, il faut se retirer paisiblement et avec douceur, comme une olive mûre qui, en tombant, bénit la terre qui l'a portée et rend grâce à l'arbre qui l'a produite[31]. Ainsi parlent Épictète et ses pareils avec le plus complet abandon. C'est qu'ils obéissent à une loi intelligente, à une prescription divine dont ils admirent la sagesse. Bien que sans espoir, ils s'abandonnent à une providence qu'ils adorent. A la raison humaine affamée de vérité et de justice, ils jettent en proie, faute de consolation, l'hypothèse d'un grand dessein raisonnable et juste. Dans l'épicurisme rien de semblable. Le hasard vous a fait naître, le hasard vous fait mourir. Comme dans ce système il n'existe pas de cause ordonnatrice, l'homme ne peut offrir son sacrifice à une loi, à un être suprême, et tout ce qu'il lui est donné de faire, c'est de céder avec un morne courage à une nécessité aveugle et inévitable, pour ne pas donner au monde le spectacle d'un indécent désespoir.

Ici nous rencontrons pourtant un morceau d'une poésie et d'une raison admirables, où apparaît tout à coup une sorte de puissance suprême qui adresse la parole aux hommes pour leur reprocher la peur de la mort ; c'est la nature qui, dans le système épicurien, tient quelquefois la place de la Divinité absente[32]. Du reste on peut remarquer que, dans nos systèmes contemporains analogues, il arrive toujours un moment où on limite le hasard, où même on l'expulse. Il y a de grands principes qui s'imposent. On a beau vouloir écarter l'idée d'une cause première, elle pèse sur nos méditations. Vous la repoussez, vous l'endiguez en accumulant les raisonnements, mais l'incompressible vérité, sans renverser l'obstacle et tranquillement victorieuse, finit toujours par se creuser une voie et jaillit par les fissures du système. Sans doute, à la bien comprendre, la nature n'est qu'une fiction, une personnification poétique ; tout se réduit aux atomes dont les combinaisons fortuites ont seules produit ce qui existe. Il n'y a pas de force intelligente qui ait tout réglé. Mais comme l'idée d'une cause première, l'idée d'une intelligence présidant à la formation et au gouvernement du monde est si profondément enracinée dans les âmes, qu'elle se fait jour souvent dans les doctrines qui tiennent le plus à s'en passer. On croit l'avoir arrachée de son esprit, elle n'est pas extirpée. Si une science destructive la poursuit et la chasse de la raison comme une plante parasite, elle détourne, allonge ses racines et se réfugie dans l'imagination, où elle refleurit. De même, chez Lucrèce l'idée divine, opprimée par le système, reparait quelquefois en images imprévues. Dans l'Invocation à Vénus, le poète rend hommage à une grande loi d'amour qui semble peu compatible avec une doctrine uniquement fondée sur le hasard ; ailleurs il reconnaît une puissance mystérieuse, inéluctable, innomée, qui se plaît à renverser les grandeurs humaines. Ici la nature personnifiée remplit vraiment le rôle d'une divinité créatrice. Le lecteur, après avoir eu si longtemps l'esprit battu par le choc des atonies et les aveugles tourbillons de la matière décrits par Lucrèce, est enfin soulagé de voir que du moins les besoins de la poésie aient amené ce qu'on cherche vainement dans l'épicurisme, une puissance agissante, vague, obscure, indéterminée, mais qui ressemble à une providence et dont on peut dire avec un poète contemporain[33] :

De quel nom te nommer, ô fatale puissance ?

Qu'on t'appelle Destin, Nature, Providence,

Inconcevable loi,

Qu'on tremble sous ta main, ou bien qu'on la blasphème,

Soumis ou révolté, qu'on te craigne ou qu'on t'aime,

Toujours, c'est toujours toi ![34]

Dans une prosopopée imprévue, magnifique, originale, qui est non un simple ornement littéraire, mais une pressante discussion philosophique, la nature ne se borne pas à réprimander l'homme qui craint de mourir, elle raisonne avec lui, elle disserte, elle se justifie, elle motive ses arrêts en souveraine, elle pose un dilemme à l'homme en le forçant à reconnaître qu'heureux ou malheureux, de justes raisons lui commandent d'accepter la mort. Toute la morale de ce troisième livre se résume et se condense dans cet impérieux discours où parait encore l'insensibilité de la doctrine, qui n'essaye pas de consoler, qui ne compatit pas à la faiblesse, mais décrète le courage avec une dureté méprisante :

Si soudain la nature en élevant la voix

Gourmandait l'un de nous pour défendre ses lois :

Pourquoi donc, ô mortel, de si lâches alarmes ?

Pourquoi devant la mort ce désespoir, ces larmes ?

Si jusqu'ici tes jours ont été fortunés,

Et si les vrais plaisirs que moi je t'ai donnés

N'ont pas tous traversé ton âme mal réglée,

Comme l'onde qui fuit de quelque urne fêlée,

Pourquoi ne vas-tu pas, satisfait, le cœur plein,

Retiré de la vie ainsi que d'un festin,

Goûter paisiblement un sommeil délectable,

Comme fait le convive au sortir de la table ?

Mais si mes biens offerts et sur toi répandus

Ont glissé par ton cœur et se sont tous perdus,

Si ta vie est sans charme, eh ! pourquoi donc prétendre

Encore aux mêmes biens que tu n'as pas su prendre ?

Pourquoi du même coup ne pas mettre une fin,

Malheureux, à la vie, au travail, au chagrin ?

Car j'aurais beau chercher, je ne saurais rien faire,

Rien créer de nouveau capable de te plaire,

C'est toujours même chose et rien ne changera.

Entends, je le redis : tout ce qui fut sera,

Quand même ta jeunesse encore non flétrie

Te laisserait compter sur la plus longue vie,

Quand même tu verrais bien des siècles finir,

Même si tu devais, homme ! ne pas mourir.

Que répondre, sinon que la nature expose

Son droit avec justice et plaide bien sa cause ?

Mais au vieillard usé, qui plaint trop son malheur,

N'est-elle pas en droit de dire à ce pleureur,

D'une voix éclatante et d'un accent sévère :

Porte plus loin, glouton, pleurs et cris de misère !

Eh quoi ! tous les plaisirs accordés aux humains,

Puisque te voilà vieux, furent entre tes mains ;

Mais toujours convoitant les voluptés absentes

Et toujours dédaigneux pour les douceurs présentes,

Et regrettant trop tard le bien évanoui,

Tu laissas fuir tes jours sans en avoir joui ;

Puis quand la mort est là près du chevet, on crie

Qu'on ne peut non repu quitter déjà la vie ;

Tu n'es plus d'âge, allons, renonce à mes présents ;

Il faut céder la place à d'autres, il est temps.

Qui donc, s'il entendait cette parole auguste,

Trouverait le reproche ou trop dur ou peu juste ?

Car enfin c'est la loi qu'un vieil âge épuisé

Soit par l'âge plus jeune exclu, puis remplacé,

Et que de ses débris le monde se répare ;

Non, rien ne va se perdre au fond du noir Tartare ;

Aux mains de la nature il faut des éléments,

Pour former après toi d'autres êtres vivants

Qui bientôt te suivront, dont la chaîne infinie

Sans cesse passera de la mort à la vie ;

Ainsi l'être sans fin sort de l'être détruit,

Le jour n'est pas ton bien, il est ton usufruit. (III, 944.)

Fermons, si l'on veut, notre esprit à la beauté de cette invention poétique, aux sublimes brusqueries de cette dialectique passionnée, pour ne donner notre attention qu'à la grandeur de cette loi proclamée par la nature, et qui est un des fondements de l'épicurisme, loi universelle[35], puisqu'elle ne régit pas seulement le inonde physique, mais qu'elle s'impose même au monde moral, où les éléments dispersés des institutions et des systèmes réduits en poussière par le temps et les hommes servent à former des créations nouvelles ; loi inéluctable avec laquelle il est bon de se familiariser, pour n'en avoir pas un jour ou l'autre l'esprit accablé, qui devrait être exposée dans tous les livres de sagesse pratique, d'autant plus que toutes les doctrines peuvent s'en accommoder. Montaigne ne peut assez savourer la forte substance de cette poésie, il refait à sa manière le discours de la nature, mêlant à ses originales méditations les vers du poète, qu'il commente, dont il s'abreuve, dont il épuise toute la généreuse amertume[36]. Si l'adhésion du sceptique Montaigne peut être suspecte, on ne récusera pas celle de Bossuet, à qui pourtant le système de Lucrèce devait faire horreur, et qui n'a pas pu se défendre de l'admiration que lui inspirent de si grandes vérités. Il semble qu'il ait reconnu son propre génie dans cette éloquence haute, brusque et familière. Celui qu'au XVIIe siècle on appelait un Père de l'Église a cru pouvoir, pour l'édification des hommes, faire entendre dans la chaire les véridiques enseignements du poète moraliste : La nature, dit-il, comme si elle était presque envieuse du bien qu'elle nous fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils s'avancent, semblent nous pousser de l'épaule et nous dire : Retirez-vous, c'est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d'autres devant nous, d'autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle[37]. La morale de Lucrèce a eu l'honneur imprévu de retentir sans scandale dans nos temples, et des âmes chrétiennes ont frémi sous ses impétueuses leçons consacrées par la bouche de Bossuet.

En faisant de pareils rapprochements, nous ne cédons pas à des préoccupations littéraires ni au vain désir de produire un effet piquant par la surprenante alliance de deux génies si éloignés l'un de l'autre par le temps et par la doctrine. Ce qui nous importe, c'est de montrer que la morale pratique repose partout sur un fonds commun. Tandis qu'en générai. dans l'étude des divers systèmes de morale, on se plaît à mettre au jour ce qui divise les hommes, nous aimons à marquer ce qui les unit. Sans doute il y a dans le poème de Lucrèce d'immenses erreurs : quelques-unes de ses négations sont aussi téméraires que la science physique qui leur sert de soutien est conjecturale. Mais quelques-unes de ses plus grandes vues peuvent être acceptées par tous. Quant à sa science morale. si on la dépouille de son enveloppe systématique. elle se rencontre avec toutes les doctrines, même les plus pures, ainsi que nous aurons plus d'une fois l'occasion de le remarquer. Ce qu'on peut appeler sa prédication est de tous les temps. Cette sagesse est incomplète, elle est courte, elle ne dit pas tout ce qu'il faut, mais ce qu'elle dit est vrai. On peut aller au delà, mais il faut commencer par elle. Cette loi, par exemple, si rudement proclamée par la nature, doit être le premier sujet des méditations sur la mort. Au-dessus de cette base solide, vous pouvez élever et superposer de nouvelles assises plus hautes. Les stoïciens y ajouteront l'idée d'une providence ; les chrétiens, bâtissant plus haut encore, placeront au faite l'idée de l'immortalité ; mais quels que soient le nombre des étages et la hauteur de ces constructions morales, l'édifice, quel qu'il soit, aura toujours cette base commune. Ne voyons-nous pas autour de nous que la vie future ne tente pas les âmes si elles ne se sont point, par de viriles réflexions, familiarisées avec cette nécessité de mourir ? L'espérance n'est la bienvenue que si elle couronne la résignation. Il faut avoir consenti au départ pour se réjouir de l'arrivée. C'est ce que comprend Bossuet, qui parle d'abord le langage de la nature, avant d'apporter les promesses de la foi. Gardons-noua donc de déclamer sans discernement contre les beau ; leçons de Lucrèce, qui sont incomplètes, sans être fausses. Si nous insistons souvent sur la solidité philosophique de ses vers, et si nous nous plaisons, chemin faisant, à montrer que ses plus grandes leçons trouvent place dans toutes les doctrines, c'est pour prouver par d'illustres exemples que la poésie doit surtout sa force et sa gloire à la vérité des sentiments et des pensées, et pour jouir aussi de cette douceur et de cette sécurité qu'éprouvent tous les esprits qui ne sont pas trop dédaigneux et trop pleins d'eux-mêmes à s'appuyer dans leurs admirations morales sur le consentement unanime des sages.

Après avoir exposé avec une véhémence dramatique la grande loi de renouvellement universel qui a besoin de la mort pour créer la vie et proclamé l'arrêt même de la nature, il importe à la doctrine épicurienne de dissiper l'horrible fantôme de la vie future, qui épouvantait plutôt qu'elle ne consolait l'imagination populaire. Ici nous rencontrons un morceau célèbre, qu'on a jugé entre tous hardi et détestable, et qui à tout lecteur connaissant l'antiquité paraîtra non-seulement innocent et simple, mais encore inspiré par le plus beau sentiment moral. N'oublions pas que le poète, en niant la vie future, ne va pas plus loin que la plupart des écoles antiques. Bien plus, sur ce point il est moins indiscret, moins léger que Cicéron et que Sénèque, qui se moquent des enfers du paganisme avec la plus étonnante liberté. L'incrédulité résolue de Lucrèce dédaigne de semblables railleries qui n'apprennent rien à personne. A ces fictions poétiques, où d'autres n'apercevaient que puérile ineptie, il fait l'honneur de les discuter, il leur trouve un sens symbolique qu'il dégage non sans respect ou condescendance. Pour lui, ces supplices infernaux sont les images allégoriques des passions humaines, qui dans cette vie trouvent leur châtiment en elles-mêmes. L'imagination des poètes a transporté dans un autre monde les tortures qui sont la punition méritée et inévitable de nos funestes passions en celui-ci. Les illustres damnés célébrés par la Fable, ces royales victimes de la prétendue vengeance céleste, ne sont que des exemplaires éclatants qui nous apprennent que le crime se punit lui-même. Tantale tremblant sous un rocher suspendu, c'est le superstitieux qui craint sans cesse la colère divine ; Tityus déchiré par un vautour, c'est l'amoureux en proie à ses jalousies, et ainsi des autres. Ce qu'il faut redouter, ce n'est pas la noire vision des poètes, ce sont nos vices et nos égarements. Le supplice est en nous, la peine dans la folie, et l'enfer dans la conscience. A part la négation de la vie future, toute doctrine, si pure qu'elle soit, peut accueillir ces nobles vérités exprimées par de si fortes couleurs et revêtues de but de majesté morale :

Ces fabuleux tourments qu'on nous peint aux enfers,

Dans la vie, aux regards, ils nous sont tous offerts ;

Ce malheureux, qui lève éperdu son front pâle

Vers un rocher sur lui pendant, n'est pas Tantale,

Mais bien plutôt cet homme à qui la peur des dieux

Fait voir dans tout hasard un coup tombant des cieux.

Non, il n'existe pas au fond d'un sombre empire

Un géant Tityus que le vautour déchire ;

Son corps, si grand qu'il soit, pièce à pièce emporté

Peut-il être fouillé durant l'éternité ?

Il couvre, nous dit-on, neuf arpents à la ronde ;

Mais quoi fût-il plus grand, et grand comme le monde,

Peut-il dans la douleur vivre éternellement,

Et servir aux oiseaux d'éternel aliment ?

Non, le vrai Tityus, il est là sur la terre,

C'est l'homme que l'amour tient vivant sous la serre,

Sur qui fond nuit et jour tout un vorace essaim

De noirs soucis ailés qui lui rongent le sein.

Et ce Sisyphe encor que la Fable nous montre,

Au Forum on le voit, c'est là qu'on le rencontre ;

C'est l'homme qui, nourri d'ambitieux desseins,

Va partout demandant hache et faisceaux romains,

Et repoussé du faite où son fier espoir monte,

Morne, à l'humilité retourne avec sa honte.

Mendier le pouvoir qu'on se voit refuser,

S'épuiser en labeurs qu'il faut recommencer,

N'est-ce pas ressembler au damné qui s'escrime

A pousser sur les flancs d'un mont jusqu'à la cime

Un rocher qui retombe et revient à grands bonds

Par les mêmes chemins dans les mêmes vallons ?

Cet autre qui repaît son âme inassouvie,

Qui lui verse à longs flots tous les biens de la vie,

Et de toute saison recueillant le plaisir,

En submerge son cœur sans le pouvoir remplir.

Il souffre sous mes yeux les tourments qu'on raconte

De ces filles de roi dont l'éternel mécompte

Apporte l'eau sans fin à des vases sans fond

Qui, toujours inondés, jamais ne s'empliront.

Cerbère, Tisiphone et les noires déesses,

Ces antres vomissant des flammes vengeresses,

Ce pays sans soleil fait pour épouvanter,

N'existent nulle part, ne sauraient exister ;

De ce monde est la peine, et déjà dans la vie

Par la peine et la peur tout grand forfait s'expie ;

Noir cachot, fouet sanglant, rouges lames de fer,

Nous l'avons sous la main l'appareil de l'enfer.

Dût le bourreau manquer, l'âme en ferait l'office,

Le remords saura bien se charger du supplice ;

N'a-t-il pas sa vengeance et ses verges aussi ?

Joignez à ces tourments cet autre long souci :

Quand finira ma peur ? Où donc est la limite ?

Vivant, je ne puis fuir le mal que je mérite,

Mort, de plus grands malheurs je me sens menacé,

Voilà l'enfer, il est au cœur de l'insensé. (III, 976.)

Qu'on oublie un moment les conclusions implicites du système contre la vie future, pour ne considérer que le sens moral de ces tableaux. On verra que cette explication du châtiment est profonde, qu'elle est incontestable, conforme aux plus hautes doctrines, même à la morale religieuse. C'est l'idée de Platon disant que la peine est attachée au péché, que le vice se flagelle lui-même, que l'âme du coupable est couverte de hideuses cicatrices ; c'est l'idée du platonicien Plutarque : Ce n'est point aux vautours que sera livré le foie du méchant. S'il est besoin de défendre ces vers contre la réprobation d'un lecteur chrétien, nous les plaçons sous le patronage de Bossuet, qui à son insu reprend les pensées du poète, les tourne et les retourne, les trouve si précieuses, si dignes d'entrer dans une âme chrétienne, qu'il les y enfonce à coups redoublés d'éloquence, avec la crainte impatiente de ne pas assez persuader. L'idée de Bossuet, d'abord enveloppée d'images oratoires, peu à peu se dégage, jusqu'à ce que, d'effort en effort, d'audace en audace, elle arrive à la précision de Lucrèce. Nous portons en nos cœurs l'instrument de notre supplice. Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui dévore tes entrailles ; je ne l'enverrai pas de loin contre toi ; il prendra dans ta conscience et ses flammes s'élanceront du milieu de toi... Le coup est lâché ; l'enfer n'est pas loin de toi, ses ardeurs éternelles nous touchent de près, puisque nous en avons en nous-mêmes et en nos propres péchés la source féconde[38]. Comprends, ô pécheur, que tu portes ton enfer en toi-même[39]. C'est le mot de Lucrèce :

Hic acherusia fit stultorum denique vita. (III, 1036.)

A ceux qui nous objecteraient que ce ne sont là chez Bossuet que de vagues métaphores, nous répondons par cette déclaration explicite de l'orateur sacré, qui cette fois d'une main résolue déchire les voiles de l'allégorie : Passant plus outre, je dis qu'ils commencent leur enfer même sur la terre et que leurs crimes les y font descendre : car ne nous imaginons pas que l'enfer consiste dans ces épouvantables tourments, dans ces étangs de feu et de soufre, dans ces flammes éternellement dévorantes, dans cette rage, dans ce désespoir, dans cet horrible grincement de dents. L'enfer, si nous l'entendons, c'est le péché même[40]. C'est ainsi que dans les plus lointaines profondeurs de la morale, le génie de Bossuet rencontre encore une fois celui de Lucrèce, en ajoutant, est-il besoin de le dire ? que la blessure du péché est irrémédiable et que l'instrument de notre supplice nous suivra dans l'éternité ; mais si on a compris la légitime répulsion du poète en face des visions grossières du paganisme, si on consent à le juger avec équité, on reconnaîtra que ces vérités incomplètes sont du moins inspirées par le plus beau sentiment moral, et si pur est ce sentiment, si frémissant et si plein, qu'il faut aller jusqu'à Bossuet pour en retrouver un pareil.

Dans cette revue lugubre de toutes les pensées qui peuvent nous aider à mourir et qui se suivent avec la sombre gravité d'une marche funèbre,

....Mortis comices et funeris atri,

Lucrèce recommande enfin de se représenter souvent l'image des grands hommes, que leur grandeur n'a pas défendus plus que nous contre l'universelle nécessité. Nous pouvons bien, nous, chétifs. qui ne sommes que du troupeau humain, nous résigner à un sort auquel n'échappe ni la royauté, ni l'héroïsme, ni le génie ; ils sont morts, les potentats ; ils sont morts, les héros tels que Scipion, qui laissa ses os à la terre comme le dernier des esclaves ; ils sont morts, les inventeurs de la science et des grâces, les amis des Muses ; il est mort lui-même, Épicure, le sage des sages, qui effaça toutes les gloires, comme le soleil levant éteint toutes les étoiles. Voilà un genre de consolation, dit-on, qui n'a jamais consolé personne ! Aussi ces vers mélancoliques prétendent, non pas consoler, mais rendre plus familière et plus acceptable la loi commune. Ces grands tableaux de la fragilité humaine n'étaient pas pour les anciens, comme on se l'imagine, de beaux thèmes oratoires et poétiques ; ils y cherchaient, non l'ostentation du talent, mais l'efficacité morale. Ces méditations ne leur semblent pas vaines, puisqu'ils y recourent dans leurs lettres intimes, dans les condoléances de l'amitié et jusque dans les secrets entretiens où le sage se parle à lui-même. Le poète Antimaque ayant perdu sa femme, tendrement aimée, ramassa dans son élégie toutes les adversités qui sont anciennement arrivées aux grands princes et roys, rendant sa douleur moindre, par la comparaison des maux d'autruy plus griefs[41]. C'est à peu près ainsi que Sulpicius, clans une lettre connue, console son ami Cicéron, qui avait perdu sa fille unique : Crois-moi, cette méditation m'a fortifié : fais-en l'essai sur toi-même et représente-toi le même spectacle[42]. Marc-Aurèle, dans le secret de sa conscience et pour son propre usage, fait de semblables réflexions avec le désir de se rendre plus doux envers la mort en ayant, dit-il, sans cesse à l'esprit le peu de durée des choses humaines[43]. Mais quoi ! la prédication chrétienne ne dédaigne pas ce moyen de persuasion. Que de fois Bossuet n'y a-t-il pas recouru, soit en s'écriant que nous mourrons tous, soit en montrant que les hommes, après avoir fait, ainsi que des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres, vont tous se confondre dans ce gouffre infini du néant, où l'on ne trouve plus ni rois, ni princes, ni capitaines[44], soit en nous ouvrant les voûtes de Saint-Denis, où les rangs sont si pressés, où la mort est si prompte à remplir les places ![45] Ces sortes de pensées remontent jusqu'à Job, qui se consolait déjà en songeant qu'il dormirait dans la poussière avec les grands de la terre[46]. La sagesse antique et la piété chrétienne proposent ces réflexions pour accoutumer les âmes à la contemplation d'une loi inévitable, pour user la crainte en usant la surprise[47], à peu près comme en tout temps, selon le mot de Plutarque, on a placé les cimetières près des temples et aux lieux les plus fréquentés, afin que le continuel spectacle de tombeaux et de convois funèbres nous avertit de notre condition mortelle[48].

C'est pour nous un regret de rompre à chaque instant par un commentaire la rapide éloquence de Lucrèce et de suspendre le torrent de ses harangues morales. Ainsi nous retardons ce bel emportement où le poète, après avoir montré dans le lointain des âges le glorieux cortège des grands hommes marchant tranquillement à la mort, se retourne tout à coup vers ses contemporains, apostrophe le riche blasé, si fort attaché à son inutile vie, et l'accable à la fois sous son indignation et sous sa doctrine.

Et toi, tu ne veux pas mourir, tu plains ton sort

Te crois-tu donc vivant, n'es-tu pas presque un mort,

Toi qui dors et la nuit et le jour, qui te lèves

Pour dormir éveillé toujours en proie aux rêves,

Toi qui portes partout une vague terreur,

Sans pouvoir démêler ce trouble de ton cœur,

Et toujours malheureux, pour ne savoir point vivre

De soucis en soucis flottes comme un homme ivre ?

Si l'homme, connaissant la nature et ses lois,

Voyait quel est son mal, comme il en sent le poids,

S'il avait pénétré la cause véritable

De tout ce lourd chagrin qui l'oppresse et l'accable,

Tu ne le verrais pas errant comme aujourd'hui,

Le cœur toujours chargé de cet amas d'ennui,

Sans savoir ce qu'il veut, de caprice en caprice,

Toujours changeant de lieu, promener son supplice,

Comme s'il espérait, en secouant son corps,

Secouer son fardeau pour le jeter dehors.

Vois ce riche étouffant dans sa vaste demeure ;

Il s'en échappe, il fuit, mais il revient sur l'heure,

Son mal n'est point calmé ; regarde, le voilà

Précipitant son char vers sa belle villa ;

Eh ! ne dirait-on pas, à voir cette furie,

Qu'il court à sa campagne éteindre un incendie ?

Il touche au seuil... Il bâille, et sous ces heureux toits,

Déjà dans son sommeil il fond de tout son poids ;

Il cherche à s'oublier, il ne peut, et notre homme

S'est déjà relancé sur le chemin de Rome,

Ainsi chacun se fuit et voudrait s'éviter.

On se déteste alors, ne pouvant se quitter ;

C'est que de sa souffrance on ignore la cause.

Ah ! si tu la voyais, laissant là toute chose,

Tu voudrais tout d'abord, pour calmer ton chagrin,

Des lois de la nature interroger la fin ;

Car il ne s'agit pas, homme, de se distraire,

De ne penser qu'au sort de l'heure passagère,

Mais de bien méditer sur le temps éternel

Qui doit après la mort recueillir tout mortel. (III, 1043.)

Voilà la véritable conclusion non-seulement du troisième livre, mais de tout le système, conclusion dont les termes surpassent l'attente :

Temporis æterni quoniam, non unius horæ,

Ambigitur status, in quo sit mortalibus omnis

Ætas, post mortem quæ restat cumque, manenda.

Tout laisser, tout quitter pour se livrer à l'étude de la nature, qui est en même temps celle de l'âme et de notre destinée, qui nous apprend ce que nous sommes, d'où nous venons, où nous allons, qui fixe notre foi, arrête nos erreurs et nos fluctuations et donne à l'esprit une ferme assiette. Nous sommes ici dans les hauteurs morales où se tient Pascal qui, comme Lucrèce, attribue à la légèreté avec laquelle on esquive le problème de la vie les misères, les ennuis, les divertissements[49], les inconstances et toutes les fuites par lesquelles les hommes cherchent à s'échapper à eux-mêmes. Pour l'un et pour l'autre, la science morale est le lest qui empêche l'esprit de verser en tous sens et de trop céder à tous les roulis. Chez tous deux un pareil dédain pour les petitesses et les lâchetés de la pensée effrayée d'elle-même, une sorte de pitié irritée pour la frivolité ou l'inconsistance humaine et pour les obscurs tourments qui en sont la conséquence. Surprenante conformité de sentiments dans une si grande diversité de doctrines ! Lucrèce et Pascal se rapprochent et se rencontrent, si on ose dire, dos à dos. Leur génie voisin, mais tourné en sens opposé, contemple chacun avec de sévères délices la profondeur mystérieuse qui s'ouvre devant lui. L'un place son espérance dans le néant et l'autre dans l'immortalité, chacun trouve son ivresse dans un infini. Si on oublie leurs principes pour n'écouter que leur passion égale, on est tenté de croire que leurs voix sont à l'unisson. C'est qu'ils sont tous deux à la poursuite du même problème, impatients de le résoudre pour leur propre bonheur, tous deux, par un contraste étrange, cherchant la paix avec une avide fureur, méprisant tout le reste et sans autre désir que la vérité où ils ont placé leur intérêt, leur vie, leur éternité.

Cette persistance à rouler son esprit dans ces noires ténèbres peut étonner chez un épicurien. Pourquoi s'arrêter si longtemps dans la contemplation d'une éternité vide ? On conçoit que le chrétien tienne les yeux fixés sur un avenir plein de promesses ou de menaces et qu'il redise avec joie ou terreur : Annos æternos in mente habui[50] ; que Socrate se plaise à faire de la philosophie la méditation de la mort, puisqu'il y trouve l'occasion de s'enchanter de belles espérances ; que le stoïcien même, bien que sans espoir, se nourrisse de ces tristes réflexions, pour exalter son courage et pour obéir d'un cœur soumis à une loi universelle établie par la Raison suprême ; mais on se demande quel intérêt peut avoir un épicurien à tenir sa pensée si longtemps plongée dans ces profondeurs. Ne vaut-il pas mieux, une fois le néant reconnu, en détourner son esprit, pour être tout entier à la vie, qui seule est quelque chose ? Dans une pareille doctrine, il semble prudent de penser le moins qu'on peut à la mort, ou de n'y penser que pour mieux jouir de l'existence fugitive. C'est ainsi que la raison commune, toujours logique, a interprété et pratiqué l'épicurisme. Sans parler ici de ceux qu'on appelle justement le troupeau d'Épicure et qui vraiment n'appartiennent à aucune doctrine, et pour ne rappeler que des esprits délicats, Horace recommandait à ses amis de ne pas trop sonder le secret du lendemain[51], et, le front couronné de fleurs prêtes à se flétrir, symboles de la vie passagère, ne ramenait l'idée de la mort que pour mieux savourer les douceurs présentes de la vie. Ainsi fit Pétrone, qui à ses derniers moments ne voulut entendre que des poésies légères pour rester fidèle jusqu'au bout à sa voluptueuse insouciance. Les épicuriens prudents, en présence de l'aveugle nécessité, se sont le plus souvent conduits comme ces navigateurs qui, menacés d'une tempête contre laquelle il n'y avait pas à lutter, s'enfermèrent dans leur vaisseau, et le livrant aux hasards des flots comme une coquille, se mirent à boire et à chanter pour échapper, sinon à l'abîme, du moins à la peur de l'abîme. C'est l'image de l'épicurisme populaire et des doctrines semblables telles qu'elles ont été comprises depuis la Bible jusqu'à nos jours.

Tous les poètes grecs, latins et français qui ont devancé ou suivi l'épicurisme ont senti que, si l'on retranche à l'homme l'espérance, il ne faut pas trop lui parler de l'avenir et que, si la pensée de la mort peut avoir quelque saveur, il ne faut pas la trop presser, de peur d'en exprimer l'amertume.

Mais que parlons-nous de sagesse vulgaire à propos d'un courageux esprit qui n'a de passion que pour les mystères de la nature et de l'homme, à qui rien ne fait peur de ce qui lui parait être la vérité ? Il est épris du néant, comme d'autres peuvent l'être de l'immortalité. Il ne peut retenir sa joie et déclare lui-même qu'il est doux pour lui le long travail philosophique par lequel il s'assure cette conquête,

Conquisita diu dulcique reperta labore. (III, 420.)

On voudrait savoir d'où vient au poète ce sombre amour pour l'éternel sommeil. Est-ce dégoût et fatigue de la vie, désenchantement des passions humaines, découragement du citoyen contristé par le spectacle des révolutions sanglantes, ou n'est-ce pas plutôt le sentiment naturel d'un trop fidèle sectateur d'une doctrine qui, prêchant sans cesse l'indifférence et une sorte de mort anticipée, ôtait par cela même à l'existence tout son prix ? Il est impossible de le décider et inutile de le rechercher. Toujours est-il que cette grande imagination aime à franchir de toutes parts les bornes étroites de la vie, pour se répandre au delà, à se représenter le temps où on n'est pas encore et celui où on ne sera plus à parcourir ainsi ces deux moitiés d'éternité[52] qui nous enveloppent, et dont notre courte durée est le point de partage. Sages ou non, ces méditations sont sublimes, et leur grandeur morale ou poétique fait apparaître dans une lointaine petitesse les audaces timides, la discrétion superficielle, les leçons évasives et toute la sagesse si finement ornée de l'épicurisme mondain.

Puisqu'il semble aujourd'hui reconnu que la haute poésie n'est jamais plus touchante que lorsqu'elle aborde le problème de la destinée, il doit être permis d'affirmer que rien n'est plus gravement poétique que ce troisième livre de Lucrèce. Si on considère le sujet, il n'en est pas de plus capable d'émouvoir la pensée, plus digne d'être médité et plus entouré de mystères tristement séducteurs. Si on s'intéresse davantage au poète lui-même, en est-il un plus passionné, qui ait plus engagé son cœur dans son entreprise, qui soit plus ardent à connaître sa loi, plus résolu à l'accepter, plus soucieux de la vérité même la plus amère ? Tout en condamnant la doctrine, on regarde avec une curiosité émue cette imagination si noble, cette candeur qui échappe au doute, ces ivresses contenues, cette paix de l'âme en possession de la vérité cherchée, paix agitée où frémit encore l'ardeur de la conquête. Enfin, si on aime surtout à méditer sur les illusions de l'esprit philosophique, sur l'infirmité des systèmes, sur les grandes aventures de la raison humaine, c'est encore un bel enseignement de voir tant de foi dans l'erreur, une confiance si intrépide dans une doctrine dont l'humanité ne veut plus[53], de suivre des yeux un si robuste et si vaillant esprit se lançant à travers les abîmes sur le frêle appui d'une science surannée, et on se remplit l'âme d'un spectacle qui ne laisse pas d'avoir son pathétique, en contemplant, ô le plus sincère des poètes, la force de ton génie dans la grandeur de ton naufrage.

 

 

 



[1] .... Ille timorum Maximus.... leti metus. (Lucain, I, 450.)

[2] Il ne s'agit pas seulement de peintures poétiques. A Rome, dans les temples ou ailleurs, il y avait des tableaux représentant les supplices infernaux, comme nous l'apprend un esclave de Plaute :

Vidi ego multa sæpe picta, que Acherunti fierent

Cruciamenta... (Captifs, V, 4, 1.)

Ces tableaux faisaient peur. Nous savons par Cicéron qu'au théâtre, quand un héros tragique échappé des enfers disait d'une voix caverneuse : Adsum atque advenio Acherunte... les femmes et les enfants tremblaient. Tusculanes, I, 46.

[3] On peut dire des anciens, si occupés de politique et de plaisirs, ce que Bossuet disait de ses contemporains affairés : Nous ne désirons même pas l'immortalité ; nous cherchons des félicités que le temps emporte. Cela peut s'appliquer aux Romains, si actifs, si peu rêveurs, surtout sous la république. Au temps de l'empire, les sentiments changent ; la désoccupation politique et le malheur donnent alors du prix à l'idée de l'immortalité.

[4] Cicéron, Académ., II, 38. — Rem gratissimam promittentium magis quam probantium. Sénèque, Lettres, 102.

[5] Ou la mort est une extinction absolue de l'être, ou elle est un passage de l'âme d'un lieu dans un autre. Platon, Apologie. Mors aut plane negligenda, si omnino extinguit animum ; aut etiam optanda, si aliquo eum deducit, ubi sit futurus æternus. Cicéron, Tusculanes, 1. Mors aut finis aut transitas. Sénèque, Lettres, 65. Aut in meliorem emittitur vitam.... aut certe sine ullo futurus incommodo. Lettres, 71. Si c'est dans une autre vie, rien n'est vide de dieux.... si c'est pour ne rien sentir, ce sera la fin des douleurs, Marc-Aurèle, III, 3. Cette manière de raisonner se retrouve bien souvent dans les Pensées de l'empereur philosophe.

[6] Il ne faut pas craindre d'accumuler ici les témoignages pour mettre sur ce point dans tout son jour l'état de l'opinion à la fin de la république et sous l'empire. Cicéron se moque de ces croyances avec le plus profond mépris. Tusculanes, I, 6. Sénèque dit et redit : Nemo tam puer est, ut Cerberum timeat et tenebras. Lettres, 24 et 36, 54, 82. Cela peut ne pas étonner en des livres de philosophie destinés aux savants. Mais César nie la vie future dans le Sénat. Salluste, Catilina, 50 ; Cicéron sur le Forum devant le peuple : Falsa sunt, id quod omnes intelligunt. Pro Cluentio, 61. Les poètes, interprètes de l'opinion courante, disent tout naturellement : Fabula manes. Horace, Odes, I, 4, 16. Cinis et manes et fabula fies. Perse, V, 152. Nec pueri credunt nisi qui nondum ære lavantur. Juvénal, II, 152. Sénèque le Tragique va jusqu'à mettre ridiculement dans la bouche des femmes troyennes une longue profession d'incrédulité en cinquante vers :

Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil...

Rumores vacui, verbaque inania

Et par sollicito fabula somnio. (Troades, 898, 408.)

Ovide fait dire à Pythagore :

Quid Styga, quid tenebras, quid nomina vana timetis ?

(Métamorphoses, XV, 154.)

L'honnête Plutarque, qui pourtant est platonicien et qui fut prêtre d'Apollon, dit que ce sont contes faits à plaisir, que les mères et les nourrices donnent à entendre aux petits enfants. Que l'on ne peut vivre heureux, 27 ; voir aussi de la Superstition, 4. Sur ce point l'épicurisme et le stoïcisme sont d'accord, et comme ces deux doctrines sont alors dominantes et se partagent les esprits, il se trouve que tout le monde répète les mêmes négations. Il faut remarquer aussi que la plupart du ces écrivains nient, avec les enfers du paganisme, toute espèce de vie future.

Platon lui-même trouve que les enfers, selon la Fable, offrent des images capables d'amollir les courages : Effaçons ces noms odieux et formidables de Cocyte, de Styx, de Mânes, d'Enfers, et autres semblables, qui font frissonner ceux qui les entendent prononcer. République, liv. III.

Point d'enfer, point d'Achéron ! Épictète, Entretiens, liv. III, ch. 23.

[7] Adeone me delirare censes ut ista credam... quis tans excors, quem ista moveant ! Tusculanes, I, 6. Quæ est tam delira, quæ timeat ista ?.... non pudet philosophum in eo gloriari quod hæc non timeat ? Ibid., 21.

[8] Lettres, 24.

[9] Cicéron pense que c'est la croyance à la vie future selon la Fable qui fait craindre la mort : Idcirco mortem censes esse sempiternum malum. Tusculanes, I, 5.

Sénèque, pour consoler Marcia, une mère qui avait perdu son fils, croit pouvoir calmer sa douleur en lui apprenant qu'il n'est pas de vie future et que, par conséquent, le cher défunt jouit d'un parfait repos : Cogita nullis defunctum malis affici ; illa quæ nobis inferos faciunt terribiles, fabulam esse ; nullas imminere mortuis tenebras, nec carcerem, nec flumina flagrantia igne, nec oblivionis amnem, nec tribunalia, et reos, et in illa libertate tam laxa ullos iterum tyrannos. Luserunt ista poetæ, et vanis nos agitavere terroribus... Excepit ilium magna et æterna pax. Consol. ad Marciam, 19. Pour oser donner une pareille consolation à une femme, à une mère qui pleurait un fils plein de jeunes vertus, ami des dieux, et qui par la pureté de ses mœurs avait mérité d'entrer encore enfant dans un collège de prêtres : hac sanctitate morum effecit, ut puer admodum dignus sacerdotio videretur, 24, il fallait bien que la vie future offrit peu d'espérances et qu'elle fût un objet d'horreur même pour les âmes pieuses et les plus méritantes.

Plutarque va jusqu'à dire que le superstitieux qui croit aux enfers envie l'athée : Il aimerait bien chèrement, et trouverait bien heureux la disposition et condition de l'athéiste, comme une franchise et liberté. De la Superstition, 11.

C'est aussi le cri de joie du doux Virgile quand il a mis sous ses pieds ces craintes :

Atque metus omnes et inexorabile fatum

Subjecit pedibus, strepitumque Acheruntis avari.

[10] On peut se figurer quelles devaient être chez les anciens les idées du peuple sur la vie future, en lisant les chants funèbres des Grecs modernes, qui en sont encore à Charon, et jamais ne parlent ni de peines, ni de récompenses. Le christianisme môme, après tant de siècles, n'a pas pu faire pénétrer l'idée d'une rémunération dans ces imaginations demeurées païennes. Voir Fauriel, Chants popul. de la Grèce moderne.

[11] Stace, Thébaïde, IV, 478.

[12] III, 5, 39.

[13] Discite justitiam moniti. VI, 620.

[14] C'était le royaume des ombres.

De là ces mots ordinaires dans la poésie latine : Umbræ tenues, graciles, silentes, patientes, simulacra luce carentum, cava sub imagine formæ, domos vacuas et mania regna. Ce triste lieu était peuplé de monstres. Qualia poetæ inferna monstra finxere. Sénèque, de Ira, II, 35.

Le plus souvent c'était une noire région ignorée et terrible : Tenebrarum metus, in quas adductura mors creditur. Sénèque, Lettres, 82. Ajoutez à cela que les fictions des poètes en avaient augmenté l'horreur : Multorum ingeniis certatum est ad augendam ejus infamiam. Descriptus est carcer infernus et perpetua nocte oppressa regio. Ibid. Dans une tragédie de Sénèque, Hercule a visité le sombre royaume et décrit ce qu'il a vu : Vidi... noctis æternæ chaos. Herc. fur., 610. Chaos cæcum, squalidæ mortis specus. Med., 741. Inane chaos. Ovide, Fast., IV, 597. Loca nocte silentia late. Virgile, Æn., VI, 265. Plusieurs pages ne suffiraient pas à recueillir toutes les expressions pareilles à celles-ci : Descendere nocti, — loca plana timoris, — æternæ caliginis, — nigra formidine, — silentem nocte perpetua domum.

[15] Job, X, 21.

[16] Les anciens mêmes l'ont dit : Non leve momentum habet consensus hominum aut timentium inferos aut colentium. Sénèque, Lettres, 117. Permanere animos arbitramur consensu nationum omnium. Cicéron, Tusculanes, I, 18.

[17] Hist. nat., VII, 58.

[18] Lettres, 82.

[19] La cupidité de toujours être, qui est le plus véhément de tous les désirs, surpasse en doux contentement cette puérile crainte des enfers. Plutarque, Qu'on ne peut vivre heureux, 56.

Il ne s'en faut guères, que je ne dise, que tous, tant hommes que femmes, voudraient plus test porter l'eau en vaisseaux percés, comme les Danaïdes, que de périr du tout, afin de pouvoir seulement demeurer en estre. Ibid. On voit que ce n'est là qu'un argument de polémique que Plutarque lui-même hésite à employer. Ils sont bien rares, chez les anciens, les passages où la vie future, selon la mythologie, est regardée comme désirable.

[20] Ceux même qui ne croyaient plus aux fables éprouvaient encore de vagues terreurs. Sed resta miseris vivere longius. Sénèque, Troyennes, 878. La superstition fait sa peur plus longue que sa vie, et attache à la mort une imagination de maux immortels : et lorsqu'elle achève tous ses ennuys et travaux, elle se persuade qu'elle en doit commencer d'autres qui jamais n'achèveront. Plutarque, de la Superst., 4. C'est pourquoi, dès le début de son poème, Lucrèce dit si naturellement que les hommes ne seront tranquilles que quand ils verront un terme fixe à la vie et à leurs malheurs.

Si certam fluera esse viderent

Ærumnarum homines...

Ils vivent dans les angoisses :

Æternas quoniam pcenas in morte timendum.

Par le mot pœnas, il ne faut pas entendre un juste châtiment réservé au crime, mais les misères dont la religion menace indistinctement tous les hommes. I, 108-142 ; III, 44.

[21] L'idée de Lucrèce est très-juste. La trop grande peur de la mort est corruptrice. Qu'on se rappelle à quelles extrémités se sont portés les païens pendant la peste d'Athènes et les chrétiens pendant la peste de Florence. Thucydide l'a dit : On pensait qu'il fallait tout donner à la volupté... La crainte des dieux ne retenait personne... avant d'être frappés, il leur semblait naturel de jouir de ce qui leur restait à vivre. Boccace, dans le Décaméron, fait les mêmes observations sur la peste de Florence, et Manzoni, dans les Fiancés, sur celle de Milan. Voir l'excellente étude de M. Jules Girard sur Thucydide, où ces descriptions sont comparées.

[22] La doctrine chrétienne elle-même condamne la peur sans espérance et sans amour de la justice : Tant qu'on est touché par la seule terreur des supplices, sans aucun commencement d'amour de la justice, on n'est jamais converti comme il faut. Bossuet, Avert. sur le livre des Réflexions morales, § 22.

[23] Les chrétiens disent avec Lactance (Inst. div., III, 47) S'il n'est pas de vie future, volons, tuons, rapiamus, necemus ; Lucrèce, au contraire, prétend que c'est la crainte de la vie future qui pousse au vol et au meurtre. D'où vient cette différence étrange ? C'est que les chrétiens, espérant en la justice divine, n'ont pas à se disputer les biens de ce monde, tandis que les païens, en face d'un avenir qui sera horrible, qu'ils aient été justes ou non, se jettent en désespérés sur les biens présents. Faute de connaître les idées antiques, on ne comprend rien au raisonnement de Lucrèce, qui n'est pas faux, bien qu'il aille, pour ainsi dire, à rebours.

[24] Nil igitur Mors est, ad nos neque pertinet hilum. III, 842. Voici la pensée d'Épicure : Tant que nous vivons, la mort n'est point encore ; quand elle est survenue, nous ne sommes plus rien nous-mêmes. Diogène Laërce, X, 244. — On a fait là-dessus ce distique concis :

Pourquoi contre la mort tant de cris superflus ?

Je suis, elle n'est point ; elle est, je ne suis plus.

Bayle, dans son Dictionnaire (art. Lucrèce), relève fort bien le sophisme des épicuriens : Ils ne peuvent pas nier que la mort n'arrive pendant que l'homme est doué encore de sentiment. C'est donc une chose qui concerne l'homme, et de ce que les parties séparées ne sentent plus ils ont eu tort d'inférer que l'accident qui les sépare est insensible... L'amour de la vie est tellement enraciné dans le cœur de l'homme que c'est un signe qu'elle est considérée comme un très grand bien ; d'où il s'ensuit que de cela seul que la mort enlève ce bien, elle est redoutée comme un très-grand mal. A quoi sert de dire contre cette crainte : Vous ne sentirez rien après votre mort ? Ne vous répondra-t-on pas aussitôt : C'est bien assez que je sois privé de la vie que j'aime tant ? Bayle ne fait que développer ici, à son insu peut-être, cette courte et vive réfutation de Lactance : Quam argute nos fefellit Epicurus ! Quasi vero transacta mors timeatur, quia jam sensus ereptus est, ac non ipsum mori, quo sensus eripitur... mors misera non est, aditus ad mortem est miser. Instit. div., III, 47.

[25] Sub terra consebant reliquam vitam agi mortuorum. Cicéron, Tuscul., I, 16. Lucien, qui se moque de cette croyance, fait parler un mort répondant à son père qui le pleure : Peut-être ce qui t'afflige, c'est de penser aux ténèbres qui m'environnent, et tu crains que je n'étouffe enfermé dans mon tombeau. Sur le deuil, 48, trad. de Talbot.

En sorte qu'un mort qui n'a laissé sur la terre ni ami, ni parent, est réduit à ne point manger et condamné à une faim perpétuelle. Lucien, Sur le deuil, 9. Vous figurez-vous que ce vin filtre jusqu'à moi ? Ibid., 19. Combien n'ont pas été jusqu'à immoler sur des tombeaux, des chevaux, des concubines, des échansons ! Ibid., 14. Voir Plutarque, Qu'on ne peut vivre heureux, 26. — C'est sans doute par allusion à ces croyances païennes que les livres chrétiens répètent : Les bienheureux n'auront ni faim ni soif.

[26] Il subsiste encore dans notre langue religieuse des vestiges de ces croyances antiques : Ici repose, etc. ; que la terre te soit légère ! Chez les anciens cela se prenait à la lettre. Cicéron, Tuscul., III, 44.

Martial a fait, non sans grâce, ces vers sur la mort d'une jeune fille:

Mollia non rigidus cespes tegat ossa, nec illi,

Terra, gravis fueris : non fuit illa tibi. (V, 35)

Contre un ennemi on faisait cette imprécation :

Gravisque tenus impio capiti incubet.

(Sénèque, Hippolyte, 1280.)

Voir sur ces sentiments et ces usages le beau livre de M. Fustel de Coulanges : La Cité antique, ch. 1.

[27] Tusculanes, I, 43.

[28] Le stoïcisme cherche aussi à dissiper la crainte d'une mort sans sépulture : Utrum projectum aves differant, an consumatur..., quid ad ilium ?... Nulli reliquias meas commendo : ne quis insepultus esset, rerum natura prospexit. Sénèque, Lettres, 92. Le stoïcien rend hommage sur ce point à la sagesse épicurienne et cite ce vers de Mécène : Nec tumulum curo ; sepelit natura relictos ! Ibid. Voir Lucain, VII, 208.

[29] Athalie, acte II. — Coronemus nos rosis antequam marcescant. Sagesse, II, 8. — Comedamus et bibamus : cras enim moriemur. Isaïe, XXII, 13, et LVI, 12. — Saint Paul, Ire Épître aux Corinth., XV, 32.

[30] Lettres, 96.

[31] Pensées, IV, 54.

[32] Ailleurs la nature est appelée natura creatrix, natura gubernans ; les rencontres du hasard deviennent comme des lois intelligentes, leges, fœdera, rationes. M. Patin a relevé délicatement un grand nombre d'expressions pareilles qui semblent appartenir à une tout autre doctrine. Il ajoute avec esprit que le poète est à lui-même quelquefois comme un anti-Lucrèce. Études sur la poésie latine, t. I, p. 120.

[33] Les beaux vers de Lamartine paraissent avoir été inspirés par Sénèque : Si hunc naturam vocas, Fatum, Fortunam, omnia ejusdem Dei nomina sunt, varie utentis sua potestate. (De benef., IV, 9.)

[34] Lamartine, Méditation poétique, le Désespoir.

[35] Rem gigni patitur nisi morte adjuta aliena.

(Lucrèce, I, 264.)

Non perit in tante quicquam (mihi credite) mundo,

Sed variat faciemque novat, nascique vocatur.

(Ovide, Métam., XV, 254.)

M. de Lamartine reconnaît la même loi dans le monde moral :

On sent à ce travail qui change, brise, enfante,

Qu'un éternel levain dans l'univers fermente...

Que le temps net du temps, la chose de la chose,

Qu'une forme périt afin qu'une autre éclose,

Qu'à tout être la fin est le commencement,

La souffrance, travail, la mort, enfantement.

(Jocelyn, 3e époque.)

[36] Essais, I, 19.

[37] Sermon sur la Mort, 1er point.

[38] Sur la nécessité de la pénitence.

[39] Sur la gloire de Dieu.

[40] Sur la gloire de Dieu.

Bossuet revient sur la même idée : Si vous voulez voir, chrétiens, des peintures de ces gouffres éternels, n'allez pas rechercher bien loin ni ces fourneaux ardents, ni ces montagnes ensoufrées qui vomissent des tourbillons de flammes, et qu'un ancien appelle des cheminées de l'enfer, ignis inferni fumariola. (Tertull.) Voulez-vous voir une vive image de l'enfer et d'une âme damnée, regardez un pécheur. Plus loin, il appelle les pécheurs les damnés vivants. 2e serm. sur l'exaltat. de la sainte croix.

Je ne sais si Bossuet est ici bien orthodoxe. Le quatrième concile de Latran, en 1245, a condamné un certain Amalaric, docteur de Paris, qui docuit infernum non esse locum specialem ; sed... eum, qui in statu peccati mortalis versatur, in se ipso habere infernum. Liebermann, Institutiones theologicæ, t. V.

Il est vrai que sur ce point Bossuet tient souvent un tout autre langage qui n'a plus rien de commun avec celui de Lucrèce.

[41] Plutarque, Consol. à Apollonius.

[42] Cicéron, Lettres familières, IV, 5. Cicéron avait composé pour son propre usage un livre de la Consolation où il avait recueilli plusieurs exemples de personnes illustres parmi les Romains qui avaient perdu leur fils ou leur fille. Lettres à Atticus, XII, 14. Voir les lettres suivantes et les notes de V. Leclerc.

[43] Pensées, IV, 48.

[44] Oraison fun. de Henry de Gornay.

[45] Oraison fun. de Henriette d'Angleterre.

[46] XXI, 26.

[47] L'idée de Lucrèce se retrouve partout sous des aspects divers. Balzac, au XVIIe siècle, disait : Il n'y a que la première nuit, non plus que la première mort, qui ait mérité de l'étonnement et de la tristesse. Le calme que demande le poète se trouve dans ce beau mot de Descartes à ses amis qui assistaient à ses derniers moments : Êtes-vous donc étonnés de voir mourir des hommes ? De plus, dans toute société où il existe une grande inégalité de conditions, l'idée de l'égalité devant la mort sera bien reçue. De là ces lieux communs d'Horace : Pallida mors æquo pulsat pedo pauperum tabernas, regumque turres. C'est aussi le fond des Dialogues des morts de Lucien. La Bruyère dit avec raison : Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante affliction que de mourir. Quant à l'énumération des illustres trépassés, on la trouve partout, dans de vieux cantiques de l'Église, dans les profanes rêveries du poète Villon : Mais où est le preux Charlemaigne ! Hamlet s'enivre de ces noires réflexions : Alexandre est redevenu poussière, etc. Sait-on pourquoi ce genre de consolation ne sera jamais abandonné ? C'est qu'il n'en est pas beaucoup d'autres.

[48] Lycurgue, 27.

[49] Sénèque, dans son traité sur la Tranquillité de l'âme, ch. 2, a peint avec force cet ennui romain, ce dégoût de soi-même et cette inconstance furieuse qui selon les moralistes de tous les temps ne peut être fixée que par une foi philosophique ou religieuse. Omnis stultitia laborat fastidio sui. Sénèque, Lettres, 9. — Non contingit tranquillitas, nisi immutabile certumque jud icium adeptis. 25. — Ô homme, où courez-vous d'affaire en affaire, de distraction en distraction, de visite en visite, de trouble en trouble ? vous vous fuyez vous-même. Bossuet. De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. Pascal.

[50] Psaume LXXVI, 6.

[51] Quid ait futurum eras fuge quærere. Odes, I, 9.

[52] Lucrèce parle exactement comme Pascal, qui dit : Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l'éternité précédant et suivant... je m'effraye. (Édit. Navet, XXV, 46.) Seulement le poète ne s'effraye pas, il voit, au contraire, dans la tranquille éternité qui nous a précédés, l'image séduisante de l'éternité tranquille qui nous suivra :

Respire item quam nil ad nos ante acta vetustas

Temporis æterni fuerit, quam nascimur ante.

Hoc igitur speculum nobis natura futuri

Temporis exponit post mortem denique nostram.

Il semble répondre d'avance aux angoisses de Pascal :

Numquid ibi horribile apparet, num triste videtur...

(III, 970.)

[53] Nous en croyons un poète sincère de nos jours qui fut plus ou moins disciple de Lucrèce, et, ne pouvant emprisonner son âme dans une trop froide doctrine, s'en échappa avec ces beaux vers :

Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure

Assis à mes côtés m'appelleraient heureux,

Et quand ces grands amants de l'antique nature

Me chanteraient la joie et le mépris des dieux,

Je leur dirais à tous : Quoi que nous puissions faire,

Je souffre, il est trop tard ; le monde s'est fait vieux.

Une immense espérance a traversé la terre,

Malgré nous vers le ciel il faut tourner les yeux.

(Alfred de Musset.)