LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE IV. — LA RELIGION DE LUCRÈCE.

 

 

Nous sommes à l'aise pour parler de l'incrédulité agressive de Lucrèce, et nous ne nous croyons pas tenu de flétrir d'avance le poète par cela qu'il est un impie. Que nous importe l'impiété envers les croyances païennes ? Ce n'est pas à nous à prendre leur défense. Je sais bien que le système de Lucrèce, dans ses principes généraux, enveloppe tous les cultes dans une égale réprobation ; mais n'est-il pas évident que dans ses intentions le paganisme seul est l'objet de ses attaques et que tout le système n'est qu'une machine de guerre mise en mouvement par la haine des superstitions antiques ? Il ne s'en prend qu'à la mythologie ; dès le début il le déclare lui-même, et plus d'une fois. Son poème est destiné à rassurer les hommes contre les effrayantes fictions que les poètes ont répandues dans le monde : Vatum terriloquis dictis[1].

Relligionibus atque minis obsistere varum. (I, 110.)

Dans cet assaut l'intérêt est du côté de Lucrèce, non pas qu'il oppose à des erreurs religieuses des vérités philosophiques plus incontestables : il combat souvent l'erreur par l'erreur ; mais dans ce conflit la cause du poète vaut l'autre. Son explication matérialiste de l'origine des choses n'est pas plus chimérique que la plupart des anciennes cosmogonies, sa morale n'est pas plus corruptrice que celle de la mythologie. Dans cette lutte de l'erreur contre l'erreur nous n'avons donc pas à prendre parti pour l'une ou pour l'autre, mais nous pouvons, sans scrupule, nous intéresser à la belle furie de l'assaillant.

Selon nous, l'entreprise d'Épicure n'est pas, comme on se le ligure et comme on le répète souvent, une attaque contre ce que nous appelons les doctrines spiritualistes. Il ne les a pas attaquées, par la bonne raison qu'il les ignorait ou ne s'en inquiétait pas. Il connaît peu les grands systèmes qui ont précédé le sien et se pique même de ne pas les connaître. Sa nonchalance recule devant toutes les spéculations métaphysiques, et pour se mettre l'esprit en repos, il affecte de dédaigner tout ce qui lut ; conterait de la peine à étudier. Qu'il se soit rencontré ; un Anaxagore reconnaissant dans le monde une cause première et divine, c'est ce dont Épicure ne se soucie point ; que Platon adore dans l'univers la main d'un suprême ouvrier, Épicure n'en sait rien et ne songe pas à le contredire ; que Socrate ait entrevu et proclamé l'immortalité de l'âme et une autre vie où s'exercera la justice divine, Épicure n'y pense pas, ou du moins il ne s'en met pas en peine. Il demeure bien au-dessous de ces doctrines ; il n'a pas de si grandes visées philosophiques : ni son ignorance volontaire, ni son dédain n'auraient pu monter si haut. Il n'est, à vrai dire, qu'un païen désabusé qui fait la guerre à la religion païenne et qui au matérialisme des religions oppose son matérialisme scientifique. Sans doute quelques-uns de ses principes peuvent, par hasard, servir encore aujourd'hui d'objections à nos croyances, mais le vieux philosophe ne leur donnait point cette portée. Y a-t-il un dieu unique, créateur et soutien du monde, y a-t-il une Providence, voilà une question qu'Épicure ne s'est pas même posée, et nous sommes, nous autres, chrétiens ou déistes, tout à fait désintéressés dans ce débat. Tout l'effort de l'épicurisme est dirigé contre ces dieux malfaisants, sans justice comme sans bonté, dont l'intervention perpétuelle, inique et fantasque empoisonnait la vie humaine et dégradait les âmes. A la place de ces dieux armés de leurs terribles caprices, Épicure en imagina d'autres qui ne sont pas redoutables, qui vivent étrangers au monde, laissent le gouvernement de la nature à la nature elle-même, se renferment dans leur béatitude inoffensive, et qui, s'ils n'ont pas le mérite de travailler au bonheur des hommes, ont du moins celui de ne pas les tourmenter. Il ne supprime pas la Divinité, il la désarme ; il la désarme de ces odieuses fantaisies que lui prêtait la superstition antique. L'épicurisme n'est qu'une révolte de libres esprits, plus libres que savants, contre la tyrannie céleste, et si l'intervention de ces dieux nouveaux imaginés par Épicure n'est qu'un expédient pitoyable, qui oserait dire que du moins la révolte contre les anciens dieux n'est pas juste ?

Mais comment se fait-il que le poème de Lucrèce, de cet ardent incrédule, s'ouvre par un hymne adressé à une divinité ? L'invocation à Vénus n'est-elle donc qu'un de ces ornements convenus qui, dans l'antiquité, décorent le fronton des grands monuments poétiques ? S'agit-il ici d'une de ces prières banales imposées par un usage littéraire, et que le poète prononce au plus vite, comme pour s'acquitter d'une obligation gênante ? Non, Virgile dans son épopée nationale, Horace dans ses transports lyriques, n'ont jamais été entraînés par une inspiration si puissante et si naturelle. C'est avec toute la fougue et la grâce du génie amoureux de son entreprise que Lucrèce entonne cet hymne, le plus beau qui soit sorti de la bouche d'un païen.

On s'est étonné plus d'une fois qu'un philosophe qui n'écrit que pour renverser les croyances établies ait placé au commencement de son hardi poème une prière qu'on ne peut concilier avec son impiété. Les uns y ont vu une contradiction, d'autres une concession habile faite aux superstitions populaires, d'autres enfin une défaillance de l'incrédulité. Ce serait, selon nous, méconnaître la grandeur simple de cette poésie que d'y voir une inconséquence, une ruse ou une faiblesse.

Lucrèce pouvait, sans être infidèle à sa doctrine, invoquer poétiquement Vénus, puisqu'elle représente à ses yeux la grande loi de la génération, la puissance féconde de la nature, qui propage et conserve la vie dans le monde. Cette Vénus universelle, Lucrèce pouvait la chanter sans se démentir, puisque dans tout le poème elle sera l'objet de son culte philosophique. Le poète physicien ne faisait que proclamer, en commençant, un des principes les plus importants de son système, et pour peu qu'on veuille soulever le voile de l'allégorie et chercher le sens caché de cette personnification divine, on verra que ces belles images empruntées au culte national recouvrent une profession de foi et un dogme fondamental de la philosophie épicurienne. Lucrèce croit véritablement à cette puissance souveraine, la seule, selon lui, qui gouverne l'univers :

Quæ quoniam rerum naturam sola gubernas... (I, 21.)

Aussi, avec quelle admiration et quel saint transport il l'invoque et la célèbre ! A son approche l'univers est en fête, le peuple infini des êtres tressaille, l'insensible matière elle-même se pare en son honneur, et le poète enthousiaste, comme s'il voulait, lui aussi, remplir dignement un rôle dans la célébration de cette fête universelle et mêler aux fleurs, aux parfums et aux muets hommages de la nature inintelligente les plus belles offrandes de l'humaine raison, verse aux pieds de cette puissance divinisée tous les trésors de son génie. Mais quelle traduction donnera l'idée de cette simple magnificence ? C'est le moment de nous rappeler les mots de Lucrèce lui-même disant à son maître :

Si je m'attache à tes traces, ce n'est pas pour lutter avec toi, mais par amour et par le désir de t'imiter. Eh quoi ! l'hirondelle pourrait-elle se mesurer avec le cygne, roi des airs ?

Non ita certandi cupidus quam propter amorem,

Quod te imitari aveo : quid enim contendat hirundo

Cycnis ? (III, 5.)

Puisque la prose serait encore plus impuissante et plus empruntée dans ces hautes régions de l'enthousiasme philosophique, il faut bien prendre son parti de tous les hasards d'un langage plus aventureux, au risque de tomber de plus haut.

Douce et sainte Vénus, mère de nos Romains,

Suprême volupté des dieux et des humains,

Qui, sous la voûte immense où tournent les étoiles,

Peuples les champs féconds, l'onde où courent les voiles,

Par toi tout vit, respire éclos sous ton amour

Et monte, heureux de naître, aux rivages du jour.

Aussi devant tes pas le vent fuit, les nuages

A ta divine approche emportent les orages,

Pour toi la terre épand ses parfums et ses fleurs,

Pour toi la mer sourit retenant ses fureurs,

Le ciel s'épanouit et se fond en. lumière.

Car sitôt qu'il revêt sa splendeur printanière

Et que par les hivers le zéphyr arrêté

Reprend enfin sa course et sa fécondité,

Les oiseaux, les premiers, frappés par ta puissance,

Ô charmante déesse, annoncent ta présence,

Le lourd troupeau bondit dans les prés renaissants

Et, plein de toi, se jette à travers les torrents ;

Sensibles à tes feux, séduites par tes grâces,

Ainsi des animaux les innombrables races,

Dans le transport errant des amoureux ébats,

Où tu veux les mener s'élancent sur tes pas.

Enfin au fond des mers, sur les rudes montagnes,

Dans les fleuves fougueux, dans les jeunes campagnes,

Dans les nids des oiseaux et leurs asiles verts,

Soumis à ton pouvoir, tous les âtres divers,

Le cœur blessé d'amour, frissonnant de caresses,

Brûlent de propager leur race et leurs espèces.

Puis donc que la nature est toute sous ta loi,

Qu'aux douceurs du soleil rien n'arrive sans toi,

Que sans toi rien n'est beau, rien n'est aimable, inspire,

Unie à mes travaux, les vers que je vais dire.

J'explique la nature à mon cher Memmius,

Et comme tu l'ornas de toutes tes vertus,

Répands en sa faveur, sur une œuvre si belle,

Déesse de la grâce, une grâce immortelle. (I, 1-28.)

La suite de cette invocation était bien faite pour toucher le cœur des Romains, quand Lucrèce, confondant de plus en plus la Vénus universelle avec la mère vénérée de la race romaine, et parlant cette fois en citoyen attristé par le spectacle sanglant des guerres civiles qui déchiraient alors la république, supplie la déesse de l'amour, de la concorde, de l'harmonie, d'exercer sa puissance sur le dieu des batailles, de l'entourer de ses divines caresses et demander la paix pour Rome et pour le monde. Les dieux les plus patriotiques viennent donner un intérêt présent à la prière du philosophe.

Fais aussi que la guerre et ses affreux travaux

S'arrêtent endormis sur la terre et les flots ;

Seule tu peux fléchir par ton charme paisible

Mars le dieu des combats, puisque ce cœur terrible,

Vaincu par toi, revient sur ton sein chaque jour

Reposer sa blessure éternelle d'amour.

Ah ! lorsque renversé sur ta sainte poitrine,

Les yeux levés vers toi, de ta beauté divine

Il repaît lentement son regard éperdu,

Qu'à tes lèvres enfin l'amour l'a suspendu,

Penche sur lui ton front, et tes mains adorées

Enveloppant le dieu de caresses sacrées,

Fais couler dans son cœur de ces mots souverains

Qui demandent la paix pour tes fils les Romains :

Car je ne puis, à l'heure où souffre ma patrie,

Célébrer les douceurs de la philosophie,

Et le grand Memmius, défenseur de l'État,

Ne peut, pour m'écouter, déserter le combat. (I, 29.)

Ce tableau plein de grâce voluptueuse est en même temps d'une gravité chaste[2] qui remplit l'âme comme d'un saint respect pour ces amours divines. Et pourtant on ne peut y voir de la part de Lucrèce qu'un simple jeu d'imagination et non un retour à la crédulité. Mais la vénération du poète pour la puissance féconde de la nature qu'il se figure un moment sous les traits consacrés de la divinité romaine, son émotion à la vue des malheurs de sa patrie, ses sentiments civiques qui se mêlent ici aux plus hautes conceptions de la science, donnent à cette peinture de l'amour une grandeur pure qu'on ne trouverait pas ailleurs en un si gracieux sujet.

Ainsi, comme dans toutes les allégories antiques où la science emprunte les formes de la religion, il y a dans ce morceau souvent mal expliqué deux sens, l'un scientifique[3], l'autre religieux. Ne parlons pas ici de calcul, de prudence, d'hypocrisie ou de piété. Ne voyons qu'un art exquis et légitime qui, pour être compris de tout le monde, contente à la fois les imaginations imbues de superstitions païennes et les esprits philosophiques. Là où le peuple ne verra que la peinture enchantée d'une histoire fabuleuse, les plus savants saisiront un symbole et un point de doctrine. Sans vouloir comparer un art si noble à un objet de vulgaire industrie, nous croyons pouvoir dire que cette peinture à deux faces rappelle ces tableaux populaires qui, par un arrangement ingénieux de perspective, présentent des figures différentes selon la place qu'occupe le spectateur. D'ici vous voyez la Vénus de la fable, la mère des Romains[4], l'amante de Mars ; de là vous contemplez la mère de tous les êtres, la puissance créatrice qui répare sans cesse la destruction et qui tient toute la nature sous le charme de ses lois.

Cette invocation, malgré les apparences contraires, a donc une valeur doctrinale. L'épicurien Lucrèce célèbre Vénus, comme le stoïcien Cléanthe célébrait Jupiter dans un hymne moins brillant de poésie, mais non moins sublime, où, sous le nom du maître de l'Olympe, il rendait cet hommage à la Raison souveraine et à la Providence divine :

Ô le plus glorieux des immortels... Jupiter, principe de la nature, gouvernant tout avec justice, salut !... Il ne se fait pas sur terre une œuvre en dehors de toi, ni dans le cercle immense de l'éther divin, ni sur la mer, hormis ce que font les méchants dans l'égarement de leurs âmes... Ô Jupiter, dispensateur suprême... délivre les hommes de leur funeste ignorance... et donne-leur d'atteindre à la pensée sur laquelle tu t'appuies, pour tout régir avec justice ; afin qu'ainsi nous-mêmes honorés, nous te rendions honneur en retour, célébrant tes œuvres, dans nos hymnes sans interruption, comme il convient à l'être mortel ; puisqu'il n'y a pas pour les humains, ni même pour les dieux, autre emploi plus grand que de célébrer, en esprit de justice, la loi générale du monde[5]. Voilà dans leur contraste les deux professions de foi les plus graves et les plus belles de la philosophie antique. Car Lucrèce, lui aussi, n'imagine rien de plus grand que de célébrer la loi générale du monde. Seulement les deux poètes philosophes ne la comprennent pas de même. L'un adresse son hymne à l'aveugle et sourde matière, l'autre à l'intelligence suprême. Si la prière du stoïcien, qu'anime ici, un souffle de Platon, est d'un sentiment plus pur et d'une raison plus haute, le chant de l'épicurien est plus magnifique. Chose digne de remarque ! c'est le matérialisme, auquel on reproche justement de dessécher l'imagination, qui rencontre les couleurs les plus éclatantes, tant le génie de Lucrèce est au-dessus de sa doctrine. Ces deux invocations seront éternellement les hymnes de la philosophie et, comme on le voit de plus en plus de notre temps, où les systèmes intermédiaires tendent à disparaître, la raison humaine n'a que le choix entre la prière de Cléanthe et l'hymne de Lucrèce.

Si le sens de l'invocation à Vénus peut au premier abord paraître douteux et si même un certain accent religieux fait un moment illusion, on ne tarde pas à rencontrer une profession de foi explicite où l'impiété du poète se déclare avec la sincérité la plus audacieuse. Il est si pressé de courir où l'entraîne sa véritable passion et d'attaquer la 'religion, qui est à ses yeux la plus grande ennemie du genre humain, qu'il ne prend que le temps d'annoncer à Memmius le sujet de son poème en ces vers sèchement précis :

Puisses-tu, noble ami, délivré de ces peines,

Prêter ton libre esprit à nos leçons certaines,

Et ne pas rejeter, sans les approfondir,

Ces fidèles leçons que j'ose ici t'offrir ;

Car du ciel et des dieux je découvre l'essence,

Je dis les éléments par lesquels tout commence,

Et par quoi la nature accroit, forme et nourrit

Et puis en quoi résout l'être quand il périt

Corps subtils, de la vie impalpable poussière,

Qu'on appelle semence, atomes ou matière,

Ou plutôt corps premiers, et qui sont bien nommés,

Puisque de ces corps seuls les êtres sont formés. (I, 50.)

Aussitôt les sentiments irréligieux du poète éclatent dans un magnifique éloge d'Épicure, qui le premier a osé braver le monstre de la superstition. Le disciple célèbre son maître avec une admiration et une reconnaissance dont il convient d'expliquer d'abord le généreux emportement.

Pour comprendre ce qu'il y avait de légitime dans l'entreprise d'Épicure renouvelée par Lucrèce, il faut se rappeler combien la superstition antique était accablante et ce qu'elle inspirait de viles terreurs. A la distance où nous nous trouvons placés, nous modernes, dans cet éloignement favorable à la poésie, nous ne jugeons plus assez sévèrement la mythologie, accoutumés que nous sommes à la considérer de loin comme un charmant décor d'opéra composé tout exprès pour le plaisir des yeux et de l'esprit. Mais que notre imagination se replace dans l'antiquité, qu'on veuille se représenter un moment la peur confuse et éperdue de la dévotion païenne entourée et comme harcelée par des dieux innombrables[6], envieux, vindicatifs et cruels, par des dieux, non-seulement sans justice, sans miséricorde, mais sans loyauté, prenant plaisir à tourmenter l'homme, à l'abuser, à déconcerter sa prudence et sa piété par des fantaisies bizarres et même par de formidables espiègleries. L'homme ne peut faire un pas sans risquer de mettre le pied sur un piège divin. Pour lui toutes choses sont à craindre, la terre, la mer, l'air, le ciel, les ténèbres, la lumière, le bruit, le silence. Il ne peut ni parler, ni penser, ni même éternuer, sans s'exposer à une céleste vengeance. S'il cherche du moins un refuge dans l'innocence du sommeil[7], des dieux acharnés ou cruellement badins se hâtent de lui envoyer des songes pénibles et, qui pis est, des songes trompeurs. Il se lève pour les fléchir ; mais la prière[8] elle-même peut avoir ses manquements fortuits et renferme des embûches. Il court au temple pour offrir un sacrifice, mais il pâlit sous sa couronne de fleurs, il met l'encens sur le feu, mais d'une main branlante, et, selon le mot du religieux Plutarque, il entre dans le sanctuaire comme si c'était une caverne d'ours ou le trou d'un dragon. Aussi vit-on plus d'une fois un dévot, ne sachant comment vivre en paix avec ces dieux impitoyables et changeants, exaspéré dans sa religion, ne supportant plus les angoisses de sa piété[9], prendre un parti absurde et extrême, nier résolument l'existence de la Divinité pour n'avoir plus à redouter que le poids d'une seule colère et se ruer les yeux fermés, avec le courage de la peur, dans l'athéisme. Cette peur honteuse qui insultait les dieux et dégradait les hommes, Épicure est venu la rassurer, en dissipant ces obscurités mystérieuses peuplées de dieux sans nombre. Car, pour emprunter le langage de Lucrèce,

De même que l'enfant se sent pris de frissons

Marchant dans un lieu sombre, ainsi nous frémissons

En plein jour, nous formant mille spectres funèbres

Comme ceux que croit voir l'enfant dans les ténèbres.

Ce n'est pas le soleil avec tous ses rayons

Qui chassera la nuit terrible où nous vivons,

Mais le clair examen de la nature même

Dont je vais à tes yeux dérouler le système[10]. (II, 55.)

Ce système, qui ne manque pas de grandeur, consiste à montrer que la nature n'est pas soumise à une tyrannie puérile, à un gouvernement de bon plaisir, qu'il y a dans l'univers des lois stables et qui se soutiennent par elles-mêmes. Épicure est le premier qui ait fait entrer l'idée de loi, je ne dis pas dans la philosophie spéculative, où elle régnait déjà depuis longtemps, mais dans les imaginations populaires. Selon les religions antiques, il n'y a peint de loi, tout dans la nature est arbitraire et décousu, les phénomènes dépendent d'un caprice divin, la foudre, les éclipses, les mouvements célestes, les plus simples choses, le vol d'un oiseau, le ruisseau qui coule, adeo minimis etiam rebus prava religio inserit deos[11]. Il n'y a pas de science[12] physique, il n'y a qu'un art utile, celui des aruspices et des devins, puisqu'a chaque instant tout peut être dérangé par la mauvaise humeur, la bienveillance, ou même la distraction de la divinité compétente. L'histoire ancienne est souvent sur ce point d'accord avec la fable. Si la grêle a ravagé les oliviers des Athéniens, c'est qu'un dieu, ce jour-là, a voulu faire plaisir aux Spartiates. Si le monde tout à coup semble péricliter, s'il y a du trouble dans la nature et les affaires humaines, c'est que le roi de l'Olympe est allé (liner pendant douze jours chez les Éthiopiens, et tout va de travers parce que la Providence est en voyage. Dans les circonstances les plus ordinaires de la vie, tout s'explique de la même façon. Si un matin le jour tarde à paraître, c'est que, selon la réflexion de l'impatient Sosie, le blond Phébus a de la peine à se lever pour avoir bu la veille plus que de coutume. On peut dire qu'aux yeux de la crédulité païenne, non-seulement il n'existe pas de lois physiques, mais il n'y a pas de lois politiques et morales. Quand Rome et Carthage sont aux prises, que leurs flottes vont s'entrechoquer, les peuples en suspens ne se demandent pas de quel côté est le droit et la justice, de quel côté sont les meilleurs généraux, les plus vaillants soldats ; en un mot, de quel côté est la vertu, mais si les poulets sacrés consentiront à manger. C'est l'appétit d'un oiseau qui doit décider à qui appartiendra l'empire du monde. Il n'est pas besoin de dire à quelles aberrations naïves, à quelles duperies méditées devait dès lors donner lieu l'art de prévoir, de conjurer, d'esquiver la volonté si peu immuable de divinités uniquement occupées à tout brouiller dans la nature ; à quels renversements de la raison et de la conscience, à quelles frayeurs insensées. Quelles que soient les erreurs d'Épicure, il a eu le bon sens et le courage de montrer qu'il y a dans le monde un ordre naturel, un rapport explicable entre les effets et les causes, et des lois permanentes. Qu'il ait parlé au nom d'une science, d'une physique erronée, qu'importe, si aujourd'hui encore, à quelque doctrine que nous appartenions, nous nous accordons pour reconnaître que l'univers obéit à des lois. Le flambeau sauveur de sa philosophie, selon Lucrèce, a mis en déroute tous les fantômes de ces divinités brouillonnes qui troublaient à la fois la nature et l'homme. Il rendit à la nature l'ordre et la paix, aux imaginations le calme. Entreprise qui nous parait aujourd'hui bien simple, mais qui fut pour les païens une révélation et une délivrance, et qui fit jeter à Virgile ce cri, non d'impiété, mais de soulagement :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas...

Voilà pourquoi Lucrèce, en des vers célèbres, que nous venons ainsi d'expliquer d'avance, entonne en l'honneur d'Épicure comme un chant de triomphe, dont la traduction ne peut rendre ni la sombre fureur, ni le frémissement d'orgueil, ni l'harmonie lugubre.

Le genre humain, frappé d'une divine horreur,

Traînait honteusement le joug de sa terreur,

Et la religion aux mortels qu'elle accable

Montrait du haut du ciel sa tête épouvantable,

Quand un Grec, le premier, sur des spectres affreux

Leva son œil mortel sans plier devant eux.

Ni le pouvoir vanté des dieux, ni le tonnerre,

Ce grondement du ciel qu'on nomme leur colère,

Ne purent incliner le front du combattant ;

Tout ce vain bruit l'irrite, et son emportement

Veut être le premier à forcer la barrière

Où la sombre nature enferma son mystère.

Sa science vaillante est passée au travers

De ces murs enflammés qui couvrent l'univers,

Et dans l'immensité du grand Tout élancée

Longtemps se promena son âme et sa pensée.

Il revint en vainqueur, enseignant aux humains

Qu'il est dans l'univers des principes certains,

Comment tout naît, tout meurt, comment à chaque chose

Telle force préside et telle loi s'impose :

Voilà donc sous nos pieds le vain culte des dieux,

C'est nous que la victoire a fait monter aux cieux ! (I, 56.)

Ces vers où Lucrèce peint à grands traits et avec une énergie sans pareille l'entreprise hardie d'Épicure sont-ils bien conformes à la vérité de l'histoire  ? Le poète n'a-t-il pas prêté à son maître la fureur dont il était lui-même animé ? Ces cris belliqueux, cette marche impétueuse, cette ardeur guerrière, cette joie du triomphe, tous ces emportements nous représentent plutôt les sentiments habituels de Lucrèce. Le maître n'avait point cette allure de Titan révolté contre le ciel. On peut croire qu'il attaquait la superstition avec moins de furie, et qu'il avait marché à la conquête de la science avec une audace plus tranquille. En Grèce, on pouvait se moquer des histoires fabuleuses sur l'origine des dieux, des opinions philosophiques sur leur nature, pourvu qu'on ne niât pas leur existence, qu'on ne brisât pas leurs statues ou qu'on ne révélât pas leurs mystères. On sait, en effet, qu'Épicure n'avait pas une incrédulité provocante, que tout en ruinant les croyances établies et les préjugés populaires, il conservait, au milieu de ses luttes contre l'opinion, la sérénité d'un sage ; que son impiété était si débonnaire qu'elle ressemblait parfois à un culte épuré ; qu'en niant la providence des dieux, en les plaçant loin du monde, il ne se croyait pas dispensé de leur rendre des hommages, et qu'enfin il avait écrit sur la sainteté un livre qui paraissait à Cicéron digne de la main d'un prêtre.

Cette différence de sentiments chez le maître et le disciple, la clémence de l'un, la colère de l'autre, tient non-seulement à la différence de leur caractère et de leur génie, mais encore à celle des religions qu'ils avaient à combattre. En Grèce, la religion était sinon plus raisonnable, du moins plus commode, et son joug était plus léger. La mythologie grecque, formée par des poètes, a quelque chose de gracieux qui pouvait plaire même à l'imagination d'un incrédule. Les symboles vivants des forces de la nature ou des passions humaines représentent une grande philosophie égayée par de riantes fictions. Les dieux grecs sont faciles, accommodants, et souffrent même que les poètes et les sages leur prêtent tous les jours des attributs nouveaux. La libre pensée peut, pour ainsi dire, les corriger et les embellir. Ils ne s'occupent pas avec une exactitude ombrageuse de tous les détails de la vie humaine, ils ne demandent pas à être honorés, à heure fixe, par des prêtres qu'ils ont choisis. Tout homme, pourvu qu'il ait un esprit riche et fécond, peut faire monter vers le ciel un agréable hommage, et je ne sais s'il ne serait pas permis de dire qu'ils sont moins heureux de recevoir les prières de la vertu que les hymnes du génie. Le culte lui-même est poétique, les cérémonies sont des fêtes. L'incrédulité pouvait en sourire, mais non s'irriter. Aussi l'impiété grecque n'a rien de farouche ; elle est calme, elle est douce, et, comme on le voit par l'exemple du philosophe Épicure et même du satirique Lucien, en renversant le pouvoir des dieux, elle est encore pleine d'égards pour ces aimables tyrans.

Rome, au contraire, est soumise à d'obscures divinités, sans beauté, sans histoire, et qui, sorties de quelque coin de l'Italie et accompagnées de superstitions grossières et disparates, ont été transportées pêle-mêle dans la ville ouverte à tous les vaincus, et y ont reçu le droit de cité. Ces dieux ne parlent ni au cœur ni à l'imagination, et ne peuvent inspirer que de la crainte et de la répugnance. Ils président minutieusement à tous les actes de la vie civile et domestique, surveillent l'homme et le citoyen, et, comme des magistrats subalternes, exercent une sorte de police tracassière. Dans les grandes entreprises comme dans les plus simples affaires, il fallait recourir à une consultation religieuse qui devait faire connaître la volonté de ces divinités vétilleuses ; cérémonies dont le sens était oublié, formules vides, prières en langue perdue que les prêtres eux-mêmes ne comprenaient plus, toutes ces pratiques extérieures qui choquaient la raison, embarrassaient encore à chaque heure la vie d'un Romain. A Rome, la superstition était bien plus pesante et ne désarmait pas l'incrédulité par sa grâce. Aussi l'impiété de Lucrèce est plus violente que celle d'Épicure, et sous son fanatisme dogmatique on croit voir un ressentiment personnel contre la religion romaine.

De plus, tandis qu'Épicure vivait dans la tranquille société de la molle Athènes, Lucrèce avait assisté aux luttes horribles de Marius et de Sylla. S'il est vrai, comme le répètent sans cesse les anciens, que les malheurs publics accusent l'indifférence des dieux et que les générations qui en sont les victimes se portent à tous les excès de l'impiété, on comprend que Lucrèce, plus qu'Épicure, ait mêlé à l'exposition de sa doctrine une sorte d'irritation civique et comme un esprit de vengeance, lui qui avait vu, pendant les guerres civiles, la religion au service de tons les partis et de tous les crimes, les présages les plus certains ne point empêcher le triomphe du plus fort, et les dieux, indifférents ou imbéciles, contempler sans colère du haut de leur Capitole le massacre des plus honnêtes gens.

Nous croyons pouvoir prêter à Lucrèce de pareils sentiments, parce qu'ils sont ceux de l'antiquité et qu'ils ont été souvent exprimés hautement par des poètes et des philosophes dont la doctrine n'est pas en général irréligieuse. Rien n'est plus commun que ces révoltes contre le ciel, à propos de malheurs publics. A la mort du bien-aimé Germanicus, le peuple lapida les temples et renversa les autels. Ce que sans doute Lucrèce pensait, Sénèque le dira plus tard avec une sentencieuse énergie, en faisant allusion précisément au temps où vécut notre poète et aux sanglantes iniquités dont il avait été le témoin : Le bonheur de Sylla est le crime des dieux ; deorum crimen erat Sylla tam felix[13]. De même Lucain, en parlant de la liberté romaine tombée dans les champs de Pharsale, déclare qu'il n'est point de puissance divine, que les choses humaines sont emportées par un aveugle hasard, que c'est mensonge de prétendre que Jupiter gouverne le monde,

Menti mur regnare Jovem[14].

Quelquefois ce sentiment se révèle avec une naïveté qui fait sourire. Claudien, par exemple, pour avoir vu l'élévation d'un ministre ambitieux et cruel, de Rufin, est tenté de se faire épicurien ou athée[15] ; mais voilà que tout à coup le puissant favori de Théodose tombe en disgrâce, et aussitôt l'excellent Claudien revient à la religion en s'écriant : Les dieux sont absous. Ce ne sont pas seulement les Romains qui, dans l'accablement du malheur, mettent en doute la Providence divine ; le peuple de David lui-même, en voyant la prospérité des méchants, se laissait aller à dire : Comment est-il possible que Dieu connaisse ce qui se passe ?[16]

Aussi, durant les guerres civiles, la religion fut négligée. Le peuple romain ne se soucia plus de ses dieux qui paraissaient si peu se soucier de lui. On répondit à leur indifférence par l'incrédulité. Les cérémonies les plus saintes furent souvent oubliées ; on laissa tomber en ruine les temples noircis par la fumée des incendies. L'araignée, dit Properce, couvrit de ses réseaux les autels, et l'herbe envahit les dieux abandonnés[17], jusqu'au moment où Auguste, plus par politique que par piété, releva les édifices sacrés, essaya de ranimer le culte et ramena aux antiques croyances les âmes que la paix publique et la prospérité nouvelle de l'empire avaient, pour ainsi dire, réconciliées avec le ciel.

Dans cette espèce de profession de foi qui forme le début du poème, ce n'est pas assez pour Lucrèce d'avoir montré en quelques traits énergiques que la superstition est contraire à la science et qu'elle remplit l'âme de folles terreurs, il tient encore à prouver qu'elle est barbare et qu'elle offense l'humanité. N'est-ce pas la superstition qui autorise et réclame des sacrifices humains ? Aussi le poète se hâte de mettre sous nos yeux le sacrifice d'Iphigénie, non pas pour avoir le plaisir et le mérite de refaire, après tant d'autres, une peinture classique, mais parce que l'exemple d'un père tout-puissant, du roi des rois, obligé d'égorger une fille chérie fera mieux comprendre combien la religion peut dénaturer les sentiments. Il ne s'agit pas ici d'une colère poétique et surannée à propos d'une vieille histoire fabuleuse ; ces sacrifices subsistaient encore dans les temps historiques et jusqu'à l'époque même de Lucrèce. Sans parler des Gaulois et de leurs mystérieuses forêts où chaque arbre, dit Lucain, était arrosé par d'horribles lustrations de sang humain,

Omnis et humanis lustrata cruoribus arbor,

sans parler non plus des Carthaginois qui offraient à Saturne des hécatombes d'enfants, leurs propres enfants[18], nous savons qu'en Grèce comme à Rome de pareilles immolations n'étaient pas entièrement tombées en désuétude. Au plus beau temps d'Athènes Thémistocle n'avait-il pas immolé à Diane trois jeunes Perses de noble famille ? Les Spartiates n'ont-ils pas continué, jusqu'au temps de Plutarque qui en fut encore témoin, à frapper de verges jusqu'à en mourir des adolescents choisis, en l'honneur d'une déesse ? Marseille, une colonie grecque vantée par la douceur de ses mœurs, quand elle était menacée de la peste, engraissait un pauvre, un homme de bonne volonté, et après l'avoir promené couvert de fleurs et l'avoir chargé de toutes les iniquités du peuple, l'offrait en holocauste à des dieux irrités. Mais sans chercher nos exemples hors de Rome, ne savons-nous pas qu'après la bataille de Cannes, le peuple romain épouvanté, moins par ce désastre que par le crime de deux vestales, enterra vivants, non point les vestales, mais un Grec et une Grecque, un Gaulois et une Gauloise, sur un Forum, dans un lieu, dit Tite-Live, déjà précédemment ensanglanté par des victimes humaines[19]. Plus tard encore, deux ans seulement avant la naissance de Lucrèce, il fallut faire, on ne sait à quelle occasion, un sénatus-consulte[20] pour abolir ces monstrueux sacrifices. Il ne faut donc pas voir dans les vers de Lucrèce un courroux littéraire et joué contre une barbarie antique. Le sacrifice qu'il dépeint remonte aux premiers âges, mais l'indignation du poète est présente, sincère, justifiée. Aussi avec quelle force, quelle ironie tragique il attaque ces religieuses barbaries et avec quel mouvement soudain ! Après ses vers sur Épicure il sent bien que quelque dévot païen le traitera d'impie ; il repousse d'avance le reproche, il le renvoie à la religion et rebondit contre l'injure :

Peut-être diras-tu que ma philosophie

Ouvre la route au crime en rendant l'homme impie ;

Non, non, l'impiété, le crime est trop souvent

De la religion même l'horrible enfant.

Vois comme dans Aulis avec ignominie

On souilla les autels du sang d'Iphigénie ;

C'étaient pourtant des rois que tous ces meurtriers,

Oui, les chefs de la Grèce et la fleur des guerriers.

Contemple tout d'abord la pieuse famille

Prenant le soin cruel d'orner la jeune fille,

Pour que des deux côtés de ce front virginal

Tous les rubans sacrés flottent en nombre égal.

Pour ce cœur ingénu quel coup, quelle lumière

Quand elle vit debout, devant l'autel, son père,

Les yeux baissés, l'air morne, et sous leur saint manteau

Des prêtres assassins cachant mal leur couteau ;

Plus loin, en cercle affreux, toute la foule émue

Portant les yeux sur elle et pleurant à sa vue !

Muette de terreur et les implorant tous,

Cette royale enfant tombe sur les genoux ;

Mais rien ne peut sauver celle qui la première

Pourtant au roi des rois donna le nom de père ;

On l'entraîne, on la porte effarée à l'autel,

Non pour y célébrer dans le rit solennel

La fête de l'amour, pour être accompagnée,

Jusqu'au toit de l'époux, d'un beau chant d'hyménée ;

Non, sur ce chaste corps, à l'âge de l'hymen,

C'est un ministre vil qui va porter la main ;

Il faut qu'elle périsse, et pour plus de misère

Se sente encor mourir par l'ordre de son père.

Et pourquoi ? Comprenez leur saint raisonnement

C'est pour sortir du port, au souffle d'un bon vent,

Que l'on va t'égorger, noble et tendre victime !

Tant la religion peut enfanter le crime ! (I, 80.)

Ce vers qui sert de conclusion :

Tantum relligio potuit suadere malorum !

est vraiment la clef de voûte de tout l'épicurisme. Car il ne faut pas l'oublier, Épicure n'a eu d'autre dessein que de renverser le culte. Il ne s'est pas proposé, comme on le croit souvent, un but scientifique.  Le grand appareil de sa physique n'est qu'un instrument commode[21] pour ruiner par la base les vieilles croyances religieuses. Sa science ne peut point avoir pour nous du crédit, parce qu'elle n'est qu'un expédient de polémique. Épicure ne procède pas comme certains philosophes modernes qui, après avoir étudié profondément la nature, voyant l'enchaînement des causes secondes et croyant voir à tort que tout s'explique par elles, aboutissent à nier une cause première et divine. Lui, qui est surtout un moraliste, il suit une marche inverse. Décidé d'avance, pour assurer la paix de l'âme, à nier le pouvoir des dieux, il se met après coup en quête d'arguments tirés de l'étude de la nature. Comme son indolence est incapable de recherches personnelles et laborieuses, il s'empare de la vieille physique de Démocrite, physique arriérée, mais que lui importe ? Il la rend sienne, il la développe, il la ressasse en d'innombrables ouvrages en style précis mais vulgaire, avec la sécheresse qu'on peut attendre de l'indifférence scientifique. Il s'accommode de ce système tout fait, d'abord parce qu'il est tout fait, ensuite parce que des disciples peu studieux comme lui pourront y reposer mollement leur incrédulité. Pourquoi hésiterions-nous à comparer Épicure à ces oiseaux nonchalants et sans industrie qui, sans prendre la peine de se construire une demeure, vont déposer leur jeune famille dans quelque vieux nid abandonné et ne travaillent des pieds et de l'aile que pour arranger selon leurs besoins cet asile emprunté ?

Ce système, si peu fait pour allumer l'imagination, paraît à l'inexpérience romaine de Lucrèce le dernier mot et le chef-d'œuvre de l'humaine raison. Il l'adopte, il en fait la règle de sa vie, il l'embellit avec la sublime candeur d'un poète des vieux âges. Il n'a point prétendu, comme on l'a dit, Ôter aux hommes tout frein moral, mais les défendre contre les frayeurs insensées qui dans l'antiquité troublaient la vie. Le paganisme romain surtout offrait aux âmes peu de consolations et d'espérances, et paraissait n'être qu'un immense instrument de terreur. Le ciel, la terre, les enfers étaient peuplés de mille divinités terribles qui exerçaient sur le genre humain une tyrannie inexplicable et ridicule. La nature entière était infestée de ces ennemis invisibles, observateurs importuns et malveillants, et d'autant plus dangereux qu'on risquait sans cesse de les offenser sans le savoir, dont il était difficile de connaître les volontés. De là, la science augurale, l'art des aruspices, la divination et les pratiques lugubres par lesquelles les hommes, dans leur incertitude pleine d'angoisses, essayaient de deviner les caprices divins. Et ce n'étaient pas seulement les mauvaises consciences qui avaient à trembler sous des dieux vengeurs : on eût pu leur savoir gré d'être si redoutables, s'ils n'avaient tourmenté que l'injustice et le crime ; mais l'innocence elle-même n'était pas rassurée, et se demandait sans cesse si, par oubli de quelque pratique, par une parole de mauvais augure, elle n'était pas devenue criminelle. A Rome, plus qu'ailleurs, ils étaient vrais ces vers que la colère enflamme : La superstition montrait dans le ciel sa tête hideuse et de son horrible aspect accablait le cœur des mortels.

Quæ caput a cœli regionibus ostendebat,

Horribili super aspectu mortalibus instans. (I, 65.)

Il ne faudrait pas croire que l'incrédulité, générale au temps de Lucrèce, mit les Romains à l'abri de ces terreurs et que le poète se soit donné une peine inutile en combattant des chimères surannées. Sans doute les hommes cultivés, les beaux esprits, ceux par exemple qui discutent avec tant de grâce et de sans façon sur les dieux dans les charmants dialogues de Cicéron, étaient au-dessus de ces frayeurs et dormaient sur le commode oreiller de leur scepticisme religieux, sans être en proie à des visions funestes. Dans la liberté d'une conversation familière et dans les confidences de l'amitié, il ne leur contait pas de railler les dieux[22], de raconter la chronique scandaleuse de l'Olympe, et, bien qu'ils fussent quelquefois grands pontifes, de rappeler le mot de Caton sur les aruspices ; mais que l'un ou l'autre de ces libres esprits éprouvât quelque malheur, il lui arrivait souvent de se mettre en règle avec ces dieux, objets de ses mépris, et d'accomplir à la hâte une des plus puériles formalités du culte national. Lucrèce connaissait cette fausse bravoure, et le premier il a dit :

Le masque tombe, l'homme reste,

Et le héros s'évanouit. (III, 57.)

L'incrédulité était rarement entière, sans retour, et l'accoutumance, à de certains moments, ramenait les hommes les plus résolus aux croyances et aux pratiques les plus discréditées. La plupart des Romains flottaient entre la foi et l'incrédulité[23], allant de l'une à l'autre dans leur scepticisme perplexe, et démentant en plus d'une circonstance leurs paroles par leur conduite. Sans en donner des preuves nombreuses, sans parler des poètes qui paraissent souvent rendre hommage, avec une pieuse fidélité, aux plus ridicules traditions, sans parler non plus des historiens tels que Tite-Live et Tacite qui de bonne foi rapportent les présages et les prodiges, qui ne se rappelle Sylla, un esprit fort celui-là, traitant les dieux comme il avait coutume de traiter les hommes, qui avait mis au pillage le sanctuaire de Delphes, avait même ajouté le persiflage au sacrilège en raillant les signes de colère que donnait Apollon, ce qui ne l'empêcha point plus tard, dans un danger pressant, de tirer de son sein la petite statue d'or du même Apollon dont il avait pillé le temple, de baiser dévotement cette image qu'il avait volée sur les autels et d'adresser à ce dieu impudemment outragé une prière touchante[24] ? Si de tels hommes, accoutumés à ne reculer devant aucun attentat, se sentaient tout à coup frappés d'inquiétudes et de remords, et tremblaient encore devant le prétendu pouvoir de ces dieux, que ne devait pas éprouver la foule, surtout dans ces temps malheureux où l'Italie nageait dans le sang, où Rome était livrée aux proscriptions, en ces temps qui vont de Marius à Catilina, où le ciel semblait vouloir lancer sur le monde toutes ses colères ? A un poète tel que Lucrèce, persuadé jusqu'au fond du cœur que la superstition est pour tous une cause de trouble et d'épouvante, il pouvait paraître utile et opportun, malgré les progrès de l'incrédulité, d'apporter aux Romains la doctrine salutaire d'Épicure, et de leur prouver le néant de ces formidables chimères qui tourmentaient la vie humaine.

D'ailleurs, si la religion officielle obtenait moins de crédit, en revanche les cultes étrangers introduits à Rome avaient tout à coup donné à la superstition un caractère plus ignoble et plus terrible. Après les guerres puniques, le culte orgiaque de Bacchus, celui de Cybèle, et plus tard certaines pratiques monstrueuses de l'Orient[25] avaient troublé et corrompu bien des imaginations. Des affiliations clandestines s'étaient formées pour célébrer d'immondes et de sanglants mystères, assez nombreuses et puissantes pour couvrir de leur vaste réseau Rome et l'Italie. On sait, par un beau et tragique récit de Tite-Live, quelle fut la consternation universelle quand les voiles furent soudain levés sur la célébration des Bacchanales, et par quelle sévère répression le sénat livra d'un seul coup au supplice des milliers de Romains et de Romaines. Ajoutons à cela les devins, les magiciens, les nécromanciens et tous ceux qui faisaient métier de connaître la volonté des dieux, de prédire l'avenir, d'évoquer les morts. La religion avait cédé la place à un fanatisme nouveau plus dangereux et plus dégradant. Une incrédulité qui n'était pas fondée sur des principes n'avait fait qu'ouvrir les esprits à de pires superstitions, et la croyance au surnaturel envahit de tous côtés les âmes quand l'ancienne discipline religieuse ne lui fit plus sa part.

Lucrèce vient donc, au nom de son maître Épicure, comme au nom d'un libérateur, affranchir les Romains de leur pieuse servitude[26]. Selon lui, les hommes arriveront à la sécurité ; ils seront délivrés de leurs craintes puériles quand ils sauront que le monde n'est pas l'ouvrage des dieux, qu'il n'est pas soumis à leur pouvoir, que la nature est indépendante et n'obéit qu'à ses propres lois. Faute de connaître ces lois naturelles, nous nous prenons à trembler dans notre ignorance, comme les enfants frissonnent dans les ténèbres. A l'aide d'un simple traité de physique mis en vers, le poète prétend porter dans les esprits une lumière bienfaisante, et par ces clartés nouvelles faire évanouir toute cette effrayante fantasmagorie de la religion. Il nous apprendra que l'univers est sorti du concours fortuit des atomes, que les combinaisons infinies de la matière agitée par un éternel mouvement ont produit le ciel, la terre, les plantes, les animaux, l'homme, et tout cet ordre apparent dont nous croyons devoir faire honneur à la main souveraine des dieux. Ce n'est pas le moment de dérouler dans leur ensemble ces hypothèses hardies dont la simplicité frappe tous les yeux et dont les conséquences sont si palpables. Tout ce système physique, si laborieusement exposé, ne tend qu'à supprimer les dieux en prouvant qu'ils sont inutiles. Ce vaste appareil de science n'est qu'un rempart élevé contre les invasions de l'idée divine.

L'originalité de cette œuvre ne tient pas à la nouveauté de cette science ni même à l'audace de l'entreprise, mais uniquement aux sentiments personnels de l'auteur, à sa passion qui éclate en éloquence. La science est empruntée et appartient aux Grecs ; l'entreprise a été plus d'une fois tentée. Dans l'antiquité et 'dans les temps modernes, on peut signaler bien des tentatives semblables contre les idées religieuses. On a vu souvent des philosophes expliquer le monde par les seules combinaisons de la matière livrée à elle-même et se passer dans leur système d'un souverain ordonnateur. On en a vu d'autres renverser les croyances populaires, ruiner les religions par des démonstrations ou des épigrammes, tantôt au profit du déisme, tantôt au profit de l'athéisme, tantôt au nom d'une morale épurée ou d'une morale commode. Il faut le remarquer néanmoins, quelle que soit l'entreprise de ces philosophes destructeurs, ils ont tous cela de commun qu'ils ne sont pas émus, qu'ils gardent le calme de la science ou la légèreté railleuse du dédain, que pour eux la vue de l'erreur n'est pas une souffrance, et qu'en attaquant les préjugés ils ne paraissent pas vouloir se défendre eux-mêmes contre des erreurs douloureuses. Lucrèce est le seul qui, en argumentant contre les dieux, ait l'air de plaider sa propre cause, de venger une injure, d'exhaler les chagrins d'une âme longtemps opprimée et de pousser des cris de révolte contre la tyrannie céleste. On ne peut comparer cette haine qu'à celle de Prométhée enchaîné par les messagers de Jupiter, par ces terribles et muets personnages qu'Eschyle appelle la Force et la Violence, refusant de courber la tête sous les menaces de son divin oppresseur, et annonçant au maître des dieux, dans de prophétiques imprécations et des chants de triomphe, une chute ignominieuse, irréparable. Spectacle curieux et triste à la fois que celui d'un si grand poète, dont le génie élevé, l'imagination magnifique étaient faits pour comprendre et célébrer les plus hautes spéculations de la philosophie, les grandes idées d'Anaxagore et de Platon sur l'intelligence divine, et que la peur des superstitions antiques a jeté dans une espèce de fanatisme contraire, qui, pour renverser une erreur, méconnaît les plus belles vérités, et pour détruire l'idole risque d'anéantir le dieu.

Parcourez tout le poème, et vous verrez que la seule inspiration de ces attaques irréligieuses est la terreur. C'est elle qui fournit à Lucrèce ses arguments aussi bien que son éloquence. Lorsque, par exemple, dans un morceau célèbre il essaye de peindre l'origine des religions, il ne se demande pas si la croyance à un Dieu est un besoin de l'esprit, une donnée de la raison, une nécessité logique, un instinct de l'âme ou le fondement de la morale ; la peur du genre humain lui suffit pour tout expliquer. Selon lui, la vue des phénomènes du ciel, dont la régularité paraissait inexplicable et dont l'effrayant aspect semblait révéler une puissance mystérieuse[27], a fait naître dans le cœur consterné des mortels cette idée funeste de la Divinité :

Ainsi, l'homme voyant dans les célestes plaines

Les saisons revenir à des heures certaines,

Ne pouvant pénétrer ce mystère des cieux,

Sa raison impuissante avait recours aux dieux,

Remettait l'univers à leurs mains protectrices

Et faisait tout mouvoir au gré de leurs caprices.

Dans le ciel il plaça leur éternel séjour,

Dans ces lieux où parait l'astre brillant du jour

Et le flambeau nocturne et ces flammes funèbres

Qui de leur vol errant sillonnent les ténèbres,

D'où descendent la pluie et la neige et le vent,

La fureur du tonnerre et son mugissement.

0 race des humains, quelles sont tes misères

Depuis ces dieux armés d'éternelles colères

Hélas ! que de douleurs, que de gémissements

Vous avez amassés pour vous et vos enfants ! (V, 1182.)

Lucrèce est encore tout irrité contre ces premiers hommes qui ont légué à leurs descendants un si triste héritage d'erreurs. Son amer dédain se reporte aussitôt sur les pratiques religieuses de son temps auxquelles continue à recourir l'imbécillité humaine. Il ose, lui Romain, par des allusions précises[28], railler les plus saintes coutumes de la piété romaine, non point avec le léger sourire du scepticisme ou de l'incrédulité indifférente, mais avec toute l'insolence d'un cœur révolté :

Quoi ! pour être pieux, faut-il près d'une pierre,

A droite, voile au front, diriger sa prière,

Ramper sur les parvis aux pieds de dieux mortels,

Ouvrir ses bras tremblants devant tous les autels,

Les inonder du sang d'innocentes victimes,

Entasser sur des vœux des vœux pusillanimes ?

Non, non, l'homme pieux, d'un cœur tranquille et doux,

Doit contempler le ciel, sans craindre son courroux. (V, 1197.)

Lucrèce, malgré son incrédulité intrépide, n'est pas tout à fait exempt de cette crainte qui troublait les premiers hommes. Il semble qu'il n'ait pas été étranger à ce sentiment qui faisait dire à Pascal : Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraye ! Quelquefois, en présence d'une nuit étoilée, quand il réfléchit sur la régularité des grands mouvements du ciel, il se demande si l'univers est vraiment un simple produit de la matière. A-t-il commencé, doit-il finir, comme le veut Épicure, ou bien, comme le pensent d'autres philosophes, serait-il un ouvrage des dieux, destiné à une durée éternelle ? Il chasse bien vite cette idée d'un dieu créateur, comme si son âme était tentée par la superstition. Dans sa contemplation nocturne de la nature, il éprouve autant d'effroi à trouver un dieu que d'autres pourraient en éprouver à n'en trouver pas :

Lorsqu'on lève les yeux vers cette voûte sombre,

Ce ciel mystérieux semé de feux sans nombre,

Qu'on pense à ces flambeaux de la nuit et du jour

Qui sans se démentir accomplissent leur tour,

Mors par les soucis autrefois écrasée

Au fond de notre cœur une vieille pensée

Se réveille et soudain lève un front odieux :

Peut-être, se dit-on, c'est le bras de nos dieux

Qui mène en sens divers ces astres sur leur route.

Car notre esprit, en proie aux caprices du doute,

Ne sait si l'univers de lui-même est produit,

Ni s'il doit retomber dans sa première nuit,

Lorsque de ces grands corps l'imposante machine

Ne pourra plus suffire à l'effort qui la mine,

Ou s'il peut, soutenu par des dieux tout-puissants,

Supporter la fatigue éternelle du temps. (V, 1203.)

Puisque la simple contemplation d'une nature même paisible fait entrer dans notre esprit cette déplorable idée de la Divinité, il faut bien tenir son courage, car il n'est que trop d'occasions terribles où nous en aurons besoin. Que sera-ce quand nous assistons à des désastres, quand des villes sont renversées par des tremblements de terre, quand la mer engloutit de grandes armées ! Il n'est pas étonnant que le genre humain, dans l'humilité de sa faiblesse et de son épouvante, s'avise alors d'imaginer des dieux et cherche un refuge sous leur protection. Ici encore le hardi poète semble n'avoir pas été toujours à l'abri de cette universelle terreur :

Eh ! quel homme, s'il croit que c'est un dieu qui tonne,

Dont l'âme ne se serre et le corps ne frissonne,

Quand sous des feux tombant tout tremble et qu'on entend

Les cieux nous menacer de leur long grondement ?

Vois ces peuples entiers dont l'âme est consternée ;

Leur roi même abaissant sa tête couronnée,

Saisi par le frisson de ce divin courroux,

Sous la peur se ramasse et sent fuir ses genoux,

Craignant qu'un noir forfait ou qu'un mot téméraire

N'ait attiré sur lui la céleste colère ! (V, 1217.)

La forte imagination de Lucrèce se représente successivement toutes les catastrophes qui peuvent éveiller dans l'homme, par la terreur, le sentiment religieux. Il nous fait voir en de magnifiques tableaux la détresse de l'homme en péril recourant à la prière, prière bien inutile, puisqu'il n'est pas de dieu pour l'entendre, et que dans l'univers il n'y a d'autre maître qu'un aveugle et insensible hasard :

Quand roulent sur la mer, balayés par les vents,

Vaisseaux et légions avec leurs éléphants,

Leur chef tremblant, priant, courbant sa fière tête.

Pense apaiser les dieux armés de leur tempête :

C'est en vain ; la tourmente en un dernier effort

Vous prend toute l'armée et l'entrains à la mort ;

Car d'un obscur pouvoir la force souveraine

Se joue, en l'écrasant, de la faiblesse humaine,

Et quelquefois s'amuse à briser de ses mains

La hache consulaire et les faisceaux romains. (V, 1225.)

On voit avec quelle persistance Lucrèce attribue l'origine des cultes uniquement à la terreur[29]. C'est elle qui a créé les dieux, c'est par elle qu'ils règnent encore sur les esprits. Tant que l'homme ne les aura pas chassés de son imagination, il ne pourra jouir ni du calme de sa raison, ni des douceurs de la vie. Ne craignons pas de répéter ce que Lucrèce répète sans cesse en de lugubres refrains. Aussi cette parole toujours frémissante et même quelques aveux implicites permettent de supposer, comme nous l'avons fait, que le poète, en attaquant les dieux, défendait soli propre repos, qu'il veillait en armes sur sa raison, et s'il est vrai que c'est la peur qui a jeté les hommes dans la religion, on peut affirmer avec non moins de vraisemblance que la peur aussi a jeté Lucrèce dans l'incrédulité.

Lucrèce est-il athée, nous n'oserions l'affirmer. Les ennemis d'Épicure lui ont souvent reproché un athéisme déguisé[30], mais le philosophe répondait assez noblement que l'impie n'est pas celui qui dépouille les dieux de leur forme mensongère, mais celui qui leur prête des passions contraires à la sublimité de leur nature. On peut dire qu'Épicure était contraint par son système d'admettre des divinités puisque, selon sa canonique, selon la logique de sa doctrine, toute idée répond à un objet, et que les dieux sont reconnus par le consentement universel[31]. Il se sentit donc obligé de faire aux dieux une petite place dans son système. Si on ne pouvait les exclure, il n'était pas facile de les conserver, étant donnée sa physique qui avait précisément pour but de se passer d'eux. Quelle forme leur attribuer, quelles fonctions ? Qu'en faire, où les placer ? Le matérialisme de la doctrine ne permettait pas de les représenter comme des esprits, on ne pouvait pas non plus, sans déranger tout le système, reconnaître leur action sur le monde. Dans cet embarras, ne voulant pas les supprimer, ne pouvant pas les conserver tels que les montrait la religion, il tenta de se faire une théologie fort simple, la plus pauvre que jamais philosophe ait imaginée, une théologie calquée, pour ainsi dire, sur les croyances populaires, avec cette différence que les dieux étaient dépouillés de leur caractère redoutable. Il leur donna la forme humaine, parce qu'il n'y a point de forme plus parfaite, et qu'ils apparaissent d'ailleurs sous cette formes à l'imagination[32]. Mais pour faire honneur à leur divinité, il voulut que leur corps fût, en quelque sorte, d'une plus fine étoffe[33] que celui des hommes. Ce n'était pas un corps, disait-on, mais comme un corps, non pas du sang, mais comme du sang. On peut définir cette nature divine, à la fois si déliée et si matérielle, par ces vers de La Fontaine :

Je subtiliserais un morceau de matière

Que l'on ne pourrait plus concevoir sans effort,

Quintessence d'atome, extrait de la lumière,

Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor

Que le feu...

Épicure relégua ces dieux loin du monde, pour n'avoir rien à craindre ; il supposa qu'ils étaient heureux et qu'ils goûtaient éternellement les douceurs de la plus parfaite oisiveté. Il les rendit épicuriens pour être conséquent avec sa doctrine morale, mais surtout pour qu'on ne parlât plus de leur intervention dans le monde et les affaires humaines. Leur sérénité indifférente, étrangère à toute passion, à la bienveillance aussi bien qu'à la colère, ne demandait ni culte, ni offrande, ni prières. Ces dieux sans consistance, ni esprits ni corps, ayant pourtant la figure humaine, ne sont que de belles peintures suspendues au-dessus du système, peut-être pour écarter les reproches d'impiété, mais surtout pour représenter l'idéal de la félicité[34] épicurienne. Si le fougueux Lucrèce, d'ordinaire si acharné contre les dieux, s'arrête de temps en temps dans la contemplation de cette vie divine si paisible, et s'incline avec respect devant le nouvel Olympe, cette admiration presque attendrie ne doit pas être prise pour de l'inconséquence ou de l'hypocrisie ; c'est le contentement profond d'une impiété toujours fidèle à elle-même, qui se plaît à voir la Divinité enchaînée dans sa béatitude. En un mot, cette bizarre théologie consiste à rendre aux dieux en délicieuse tranquillité ce qu'on Ôte à leur puissance. La doctrine d'Épicure ne rappelle pas mal la politique de ces rebelles de l'Orient, qui laissent au peuple ses rois, mais en les plongeant dans la mollesse, qui les entourent d'un vain hommage et d'un cérémonial innocent, et, en les livrant à la plus entière inertie, ont le double avantage de n'avoir rien à en craindre, et de paraître pourtant respecter leur personne et leur majesté royale.

Il est bien difficile de décider quels étaient les vrais sentiments d'Épicure. L'académicien Cotta dit : J'ai connu des épicuriens dont la dévotion craignait d'oublier les moindres simulacres... cependant on accuse Épicure de n'avoir point cru l'existence des dieux... on juge mal d'un homme incapable d'y entendre finesse[35]. L'épicurien Philodème reproche aux stoïciens d'être athées. Au milieu de toutes ces singularités équivoques et peu discutables, une seule chose est bien manifeste, c'est l'hostilité de la doctrine contre les dieux populaires. Quant aux hommages extérieurs rendus aux dieux, il faut se rappeler que chez les anciens la religion était civile et qu'un honnête citoyen se conformait aux l'usages établis tout en ayant une doctrine particulière ; témoin Socrate et beaucoup d'autres. Chez nous, au contraire, l'État étant indifférent en religion, chacun n'a d'autres devoirs religieux à remplir que ceux qui lui sont imposés par sa conscience et par sa foi. Dans l'antiquité on se soumettait à certaines coutumes religieuses, comme chez nous on obéit à une loi civile, même quand on ne la trouve pas bonne. Les épicuriens dévots n'étaient pas des hypocrites, puisqu'ils exprimaient hautement leurs véritables sentiments sur la religion païenne. S'ils avaient un masque, ce n'était point pour se cacher ; ils ne le portaient pas sur le visage ; ils le tenaient à la main.

Quoi qu'il en soit, cette théologie, si on la prend à la lettre, telle que nous la présente Cicéron, est vraiment indigne d'un philosophe, et ne mérite, en effet, que des réfutations plaisantes. Mais peut-être Épicure ne parlait-il ainsi que pour le vulgaire. Je remarque que le langage même du maître, dans sa lettre à Ménécée, est bien loin d'être ridicule : Souviens-toi de ce que je t'ai souvent recommandé, règle là-dessus tes pensées et ta conduite ; c'est la source et le principe du bonheur. Mets-toi d'abord dans l'esprit que Dieu est un être immortel et bienheureux. Garde-toi donc de lui rien attribuer qui ne puisse s'accorder avec son immortalité et sa béatitude. Cela une fois hors d'atteinte, tu peux donner à ton esprit sur cet être divin tel essor qu'il te plaira. Oui, il y a des dieux, nous en avons en nous, la notion évidente ; mais ils ne sont pas tels que se les figure la multitude. L'impie n'est pas celui qui nie l'existence de ces dieux du vulgaire, c'est au contraire celui qui attache à la Divinité ces indignes attributs que le vulgaire imagine[36]. Ce noble et philosophique langage[37] semble prouver qu'Épicure avait placé au-dessus de son système — et même un peu en dehors, car le système ne l'exigeait pas — une essence divine mal définie dont il allait jusqu'à faire un objet d'adoration. On nous dit que sa piété était ineffable, qu'il avait composé un livre sur la sainteté. Sénèque est vivement frappé de ce culte désintéressé qu'Épicure rendait à un dieu sans puis-sauce, sans armes, qu'il honorait propter majestatem ejus eximiam singularemque naturam... Hoc facis nulla spe, nullo pretio inductus[38]. Épicure parait avoir voulu établir un culte moral, sans crainte religieuse et sans espérance mercenaire. Il était, avec les différences que comportent les idées païennes, dans un état d'esprit analogue à celui de nos quiétistes chrétiens qui dépouillent Dieu de sa toute-puissance, de sa justice, de sa bonté, et n'honorent que son impassible essence. Nous n'estimons pas qu'il vaille la peine de discuter longuement sur la théologie d'Épicure, qui témoigne d'une grande négligence scientifique, mais il n'est pas sans intérêt de remarquer que ce philosophe, dont la morale est une espèce de quiétisme, est aussi un quiétiste en religion.

Cette théologie si simple, si inutile dans le système, et qui dans le détail a pu avoir bien des ridicules, n'était pas pourtant sans valeur comme œuvre de polémique contre la religion païenne. Elle achevait et menait à bout le grand travail qu'avait entrepris la philosophie contre les dieux populaires. Depuis Xénophane, la raison de tous les sages protestait contre la superstition, qui prêtait à la majesté divine les passions humaines. Non-seulement la morale éclairée par le temps réprouvait les légendes antiques qui racontaient les fraudes, les adultères, les incestes de l'Olympe, mais encore se refusait à croire que les dieux fussent vindicatifs, cruels, sordidement avides d'offrandes. On se moqua des sacrifices intéressés, qui n'étaient qu'un trafic d'usuriers entre la dévotion cupide et le ciel vénal. Les uns ôtèrent aux dieux la colère en leur laissant la bonté, d'autres prétendirent que la bienveillance même est indigne de leur sublime nature. En un mot, il semble que toutes les écoles aient conspiré pour éliminer peu à peu les grossières conceptions des vieux âges sur lesquelles reposait le paganisme. Les grands systèmes de métaphysique, qui étaient bien au-dessus de cette polémique, ne laissaient pas de favoriser ces idées nouvelles. Le dieu d'Aristote, enfermé dans son immobilité, ignore le monde ; Platon, dans le Philèbe, veut que la nature divine soit inaccessible aux impressions variables de la sensibilité, étrangère à la joie et à la douleur. Épicure ôta aux dieux non-seulement la haine, l'amour, mais encore la puissance ; il ne leur laissa que l'immortalité et le bonheur. Tandis que la plupart des écoles avaient tenté d'épurer la religion, Épicure la supprima. Il réduisit la piété à une admiration à inerte, et dans une sorte de mysticisme épais, qui n'était peut-être qu'un expédient commode, il tomba en extase devant des dieux qu'il avait si bien désarmés.

Si cette polémique, par certains arguments généraux, risque d'offenser toutes les religions, il n'en est pas moins vrai que le système n'avait en vue que le paganisme. Lucrèce, comme son maître, n'attaque point la providence de Socrate ni celle des stoïciens, la puissance divine, unique, universelle, bienfaisante, qui dirige le monde et les hommes. Il n'est aux prises qu'avec ce pouvoir divin fractionné, irrationnel, qui dérange la nature, inquiète l'homme et n'explique rien, ce pouvoir mesquin, injuste, étourdi. Entendons la profession de foi du poète lui-même, qui, après de longues démonstrations scientifiques, ramasse ses forces comme dans une péroraison pressante où il interroge les dieux, non sans ironie, où il leur montre que la crédulité populaire leur attribue des sentiments et des actes dont ils sont incapables, et même des maladresses qui ne leur font pas honneur :

Apprends ces vérités, et si tu les pénètres,

La nature aussitôt à de superbe maîtres

Échappe, et désormais calme et libre à tes yeux

Se gouverne elle-même et sans répondre aux dieux.

O vous, dieux, à qui j'ôte et le trouble et la haine,

Que belle est votre paix, que votre âme est sereine !

Qui de vous pourrait donc, conducteur souverain,

Mener tout l'univers les rênes dans la main ;

Qui de vous fait mouvoir tous les cieux, dans ce monde

Dispense à chaque terre une chaleur féconde ;

Qui de vous se chargeant en roi de ce grand tout,

En tous lieux, en tous temps, attentif et debout

Prend le soin d'amasser la nue et ses ténèbres

Et d'ébranler le ciel par de longs coups funèbres ?

Eh quoi ! serait-ce aussi de votre main que part

Cette foudre qui va frappant tout au hasard,

Fait voler en débris vos propres sanctuaires,

Acharne sa fureur sur des lieux solitaires,

Et d'un aveugle coup, quelquefois en passant

Sur le front du coupable, écrase l'innocent. (II, 1089.)

A ces vives questions, on ne voit pas ce que l'antique religion aurait pu répondre. Si comme science la théologie d'Épicure est au-dessous de toute discussion, comme polémique elle est péremptoire. Ce que des systèmes plus savants n'avaient osé faire entièrement, l'épicurisme l'a fait avec une netteté parfaite et une décision tranquille[39]. Quelles que soient ses erreurs, il a chassé de la nature, ou plutôt doucement éconduit, ce nombre infini de puissances célestes qui ne faisaient qu'embarrasser la physique et la morale.

La nature a été simplifiée aussi bien que pacifiée, pour avoir été ramenée à une puissance unique. Maintenant, que Lucrèce se soit trompé en plaçant cette puissance dans un aveugle mécanisme, nous le reconnaissons sans peine ; mais il a déblayé le domaine de la science de difficultés inutiles, il a offert l'univers affranchi aux investigations futures de la raison humaine. Après l'épicurisme, qui a su détruire, mais n'a rien fondé, il restait encore à trouver quelle est cette puissance unique, universelle, créatrice ou ordonnatrice du monde. Est-ce une intelligence souveraine, est-ce une nature inconsciente ? Le problème est depuis livré aux disputes des hommes.

Ce problème, qu'Épicure et Lucrèce ont contribué à faire poser depuis dans sa vaste simplicité, ils ne l'ont pas résolu au gré du genre humain. La science, la raison commune, le sentiment, ont repoussé ce système qui ne voit dans l'univers qu'un mécanisme fortuit et inintelligent. Il est juste d'appliquer aux deux philosophes ces beaux vers par lesquels Lucrèce lui-même peignait les immenses erreurs de ses devanciers : Dans l'explication des principes de la matière, ils se brisèrent contre un écueil et firent une chute proportionnée à la hauteur de leur génie.

Principiis tamen in rerum fecere ruinas

Et graviter magni magno cecidere ibi casu. (I, 741.)

Mais sur d'autres points leur doctrine triomphe et rallie tous les hommes éclairés. Aujourd'hui, quelle que soit la diversité de nos croyances philosophiques et religieuses, nous sommes tous d'accord pour ne point craindre les phénomènes naturels qui jadis causaient tant d'effroi. On n'entend plus, par exemple, à l'approche d'une éclipse des villes retentir de cris lugubres, comme dit Sénèque. La nature ne provoque plus que la curiosité et ne produit plus l'épouvante. On contemple, on étudie ses mystères, on vit en elle sans trouble. Non-seulement elle paraît plus innocente depuis qu'on la laisse à ses lois, mais encore elle parait, par ses lois mêmes, plus digne de son auteur. Les âmes les plus pieuses, les plus promptes à frissonner sous un avertissement divin, ne croient plus qu'une nuée plus ou moins noire, que les feux, les bruits du ciel, soient des signes de colère. On suit le conseil de Lucrèce, qui recommande de considérer tout cela d'un cœur tranquille,

. . . . . patata posse omnia mente tueri. (V, 1202.)

En chassant de la nature l'inepte intervention des dieux du paganisme, Épicure a mis fin encore à toutes les fraudes prétendues pieuses par lesquelles les hommes se trompaient les uns les autres et se trompaient eux-mêmes. Tandis que Pythagore, Socrate, Démocrite même, l'Académie, le Lycée, le Portique, toutes les écoles, même les plus libres, croyaient à la divination par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes, par les astres, par les songes, par le délire et par cent autres moyens, Épicure seul[40] repoussa ces sciences menteuses et en dévoila l'imposture. Il contraignit les aruspices et les devins à se trouver eux-mêmes grotesques ; il se moqua si bien des oracles qu'ils finirent bientôt par ne plus oser parler. On peut dire qu'aujourd'hui un homme passe pour éclairé à proportion du mépris qu'il professe pour tout ce qu'Épicure a méprisé. Sans doute nous n'admettons pas tout ce qu'il affirme, mais nous nions presque tout ce qu'il nie.

Que nous importe que son système soit erroné, comme tous les systèmes, si sa critique a dissipé de pires erreurs, si elle a en quelque sorte nettoyé la nature et la raison ! Sa théologie est misérable, mais elle a eu du moins le mérite de détruire une théologie plus méprisable encore ; sa physique est mauvaise, mais elle a rendu possible la bonne. La science moderne n'a fait de progrès que pour être devenue épicurienne, pour avoir cru à des lois invariables ; le bon sens public est devenu épicurien, puisqu'il n'a plus peur de la nature ; ce que nous appelons instruire le peuple, c'est l'élever en physique à la lumière de l'épicurisme. Bien plus, la vraie religion qui combat la superstition païenne toujours renaissante se rencontre elle-même avec la sagesse d'Épicure[41].

Tous tant que nous sommes, vous et moi, que nous le sachions, que nous le voulions ou non, nous portons en nous non pas le système, mais l'esprit de la doctrine. Car il ne faut pas l'oublier, la grande pensée du maître, à laquelle tout est subordonné, fut de délivrer la nature de toutes les puissances occultes, malfaisantes, ridicules qui troublaient l'univers et l'homme. Sans doute ce n'est pas à Épicure seul que nous devons ce bienfait ; mais le premier il a fait effort pour le répandre sur le monde. C'est là ce qui rend sa doctrine respectable malgré ses erreurs, c'est là ce qui donne encore aujourd'hui un si grand intérêt au poème de Lucrèce. Le poète a célébré en vers magnifiques une grande vérité dont nous vivons. Car ce qui se dépose avec le temps dans la raison et la conscience des hommes, ce qui y demeure et finit par faire partie de nous-mêmes. ne peut être que le vrai.

 

 

 



[1] I, 102.

[2] Il n'existe pas de plus beaux vers sur l'amour. Virgile lui-même n'a rien fait de plus ravissant. Que de nobles et pénétrantes expressions, et quel rythme ! In gremio qui sæpe tuum se rejicitæterno vulnerepascitcorpore sanctocircumfusa. C'est le sublime dans la grâce. Montaigne relève quelques-uns de ces mots et s'en délecte. III, 5. Hesnault, qui a donné de ce morceau une traduction en vers partout citée, méconnaît cette chasteté et semble faire de Mars un petit-maître entreprenant.

[3] On a donné de ce morceau des explications bien bizarres dont il faut dire ici quelque chose, ne fût-ce que pour marquer les progrès de la critique. Creech lui-même s'est puérilement trompé sur le sens de cette allégorie, lui qui, dans tout le reste, est si précis, et si capable de saisir le sens dogmatique des vers. Nul critique, d'ailleurs, n'a été plus fidèle à son auteur et n'a donné de sa fidélité une preuve plus singulière. Comme il ne doutait pas du suicide de Lucrèce, il tint à honneur de faire comme lui. Il avait écrit sur son manuscrit : Quand j'aurai terminé mon commentaire, il faudra que je me pende, et il se pendit. Voilà un commentaire bien anglais et plus complet qu'il n'était à désirer. Eh bien, ce savant homme soupçonne que Lucrèce ici s'est moqué de Vénus en la montrant comme en conversation criminelle avec Mars. Ce beau tableau ne serait qu'un bon tour joué à une divinité par un incrédule, et une magnifique épigramme. Cela est bien peu sensé. Un autre critique, réfuté par Creech, pense que la Providence, pour confondre l'impie poète, lui a inspiré la pensée d'adresser un hommage à la plus mal famée des déesses, pour bien prouver qu'un homme qui s'éloigne de la religion ne peut avoir que des idées absurdes et honteuses. Ce n'est plus une malice du poète, mais une malice de la Providence. Une autre opinion, qui a fait fortune, est celle de Bernardin de Saint-Pierre qui croit que Lucrèce a voulu, au début, se montrer religieux parce que on ne peut intéresser fortement les hommes, si on ne leur présente quelques-uns des attributs de la Divinité ;... l'exorde de ce poème en est la réfutation. Études de la Nature, étude VIIIe. Mais si, pour avoir invoqué poétiquement Vénus, Lucrèce doit être regardé comme un dévot païen, il faudra donc décider que Bernardin lui-même est un païen, lorsqu'au début de ses Harmonies de la Nature, il fait cette invocation à la même divinité : Ô toi qui d'un sourire fis naître le printemps, douce Aphrodite, belle Vénus, sois-moi favorable... On pourrait répondre à Bernardin : Pour vous comme pour Lucrèce Vénus ne représente ici qu'une loi de la nature, et le poste n'est pas plus religieux, en empruntant ces images consacrées, que vous qui les reprenez à votre tour. Il n'y a donc pas d'inconséquence et cet hymne n'est pas la réfutation du poème. Bayle a réfuté d'avance l'opinion de Bernardin, qui était déjà ancienne, et ne veut voir dans ce morceau qu'une allégorie de physicien. En un mot, pour conclure, Lucrèce, avec des formes plus poétiques, parle comme Buffon qui, faisant aussi, à sa façon, un de rerum natura, s'écrie : Amour, désir inné ! âme de la nature,... puissance souveraine qui peut tout... cause première de tout bien, etc. Voilà en prose le vrai sens philosophique de cette allégorie souvent si mal interprétée.

[4] Je suis tenté de croire que Lucrèce a reproduit un tableau ou un groupe de marbre connu des Romains et qui se trouvait peut-être dans un de leurs temples. Certaines expressions semblent peindre des formes plastiques, celle-ci entre autres : la molle rondeur de son cou, tereti cervice reflexa. Plusieurs monuments de la statuaire romaine nous montrent Vénus essayant d'apaiser le dieu de la guerre. C'est sous cette forme allégorique qu'ont été souvent représentés les empereurs et les impératrices, Marc-Aurèle et Faustine, Adrien et Sabine. (Émeric David, Histoire de la sculpture.) L'impératrice, par un geste caressant, calme son terrible époux, lui demande une grâce et fait penser à ce vers :

Circumfusa super, suaves ex ore loquelas...

Il est vrai que, dans les groupes qu'on voit au musée du Louvre, les figures sont debout ; mais l'idée est la même que celle de Lucrèce, elle est traditionnelle et consacrée. On voit donc combien le tableau du poète est ingénieux et grand. Vénus, mère des Romains, âme du monde politique, est aussi l'âme de la nature. Le début du poème se comprend mieux s'il renferme une allusion à une image révérée des Romains.

[5] Traduction de M. Villemain, Essai sur le génie de Pindare.

[6] Hésiode pense qu'il y en a trente mille (Œuvres et jours, v. 252) ; mais Maxime de Tyr trouve que c'est bien peu et qu'il vaut mieux reconnaître que leur multitude est infinie. (Dissert., I.)

[7] Le sommeil même, qui devrait faire oublier toutes les peines, vous prépare de nouvelles terreurs. Cicéron, de Divin., II, 72. Un personnage de comédie, Démonès, est exaspéré et s'écrie : Que les dieux se jouent étrangement des humains !... ils ne nous laissent pas de repos, même quand nous dormons.

Miris modis di ludos faciunt hominibus...

Ne dormientes quidem sinunt quiescere. (Rudens, 501.)

[8] Un de ces manquements se rencontre dans une scène tristement charmante d'Ovide. Quand Apollon eut percé de ses flèches les fils de Niobé l'un après l'autre, le dernier qui reste, ayant vu tomber tous ses frères sous les traits lancés par une main invisible, demande grâce aux dieux : Dique ô !... Parcite. Le pauvre enfant ne savait pas et ne pouvait savoir qu'il fallait n'invoquer qu'Apollon :

Communiter omnes

Dixerat, ignares non omnes esse rogandos.

La prière fut inutile, n'ayant pas été faite dans les règles.

[9] Sur le dévot païen devenant athée par peur, voir Plutarque, de la Superstition, fin. Il faut lire tout le traité où l'auteur, pourtant ami des dieux, peint ce qu'il appelle cet ulcère de conscience, cette combustion d'esprit et cette servile abjection.

Plutarque, si hostile aux épicuriens, préfère pourtant leur doctrine à la superstition : Si quelqu'un pense que les atomes et le vuide soient les principes de l'univers, c'est une faulse opinion qu'il a, mais elle ne luy engendre pas d'ulcère, elle ne lui donne pas de fiebvre, n'y luy cause point de douleur. De la Superst., 1. — Cicéron parle à peu près comme Lucrèce : La superstition, il faut l'avouer, a enchaîné presque tous les esprits chez tous les peuples et subjugué la faiblesse des hommes... Qui parviendrait à détruire cette crédulité rendrait un grand service à ses concitoyens et à lui-même. Mais qu'on m'entende bien : détruire la superstition, ce n'est pas détruire la religion. De Divinat., II, 72.

[10] Lucrèce répète ces vers trois fois, liv. II, 55 ; III, 87 ; VI, 35.

[11] Tite-Live, XXVII, 23.

[12] A Rome surtout, tout homme qui hasarde une explication scientifique d'un phénomène naturel a l'air d'entreprendre sur le pouvoir illimité des dieux. Pour faire de la science, il faut avoir le courage d'une impiété déclarée. Voilà pourquoi les Romains sont restés si longtemps dans l'ignorance.

[13] Consol. ad Marciam, 12.

[14] Pharsale, VII, 447. Lucain un peu plus loin adopte la formule épicurienne :

. . . mortalia nulli

Sunt curata Deo.

[15] In Ruf., I, 12.

C'est à l'opinion épicurienne que se range un moment Claudien disant : Numina nescia nostri. L'épicurisme était le refuge de ceux qui boudaient les dieux. Ces sentiments se retrouvent même chez nos poètes imitateurs des anciens. Malherbe a dit :

Le ciel est résolu de se justifier.

Oreste dans l'Andromaque de Racine s'écrie:

Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.

[16] Psaumes, LXXII, 11.

[17] II, 6.

[18] Ceux qui n'en avaient point en achetaient des pauvres, comme si c'eussent esté des agneaux ou des chevreaux. Plutarque, de la Superst., c. 13.

Sur les immolations de Marseille, voir Servius, Virg., Éneid., l. III, 57. — Dans la Grèce antique, Polyxène est immolée sur le tombeau d'Achille ; douze captifs sont égorgés sur celui de Patrocle. Dans la suite, la religion continue à commander de ces sacrifices, mais elle n'est plus obéie ; on élude ses ordres. Après un songe, Pélopidas est mis en demeure par les devins de sacrifier a une vierge rousse ; il se tire d'affaire en jouant sur les mots et immole une jeune jument qui avait le poil rouge fort luisant. Plutarque, Pelop., 21 et 22. — Agésilas doit immoler sa propre fille, ce qu'il ne voulut pas faire par avoir eu le cueur trop tendre. Ibid. Il y a encore des Calchas, mais il n'est plus d'Agamemnon.

[19] XXII, 57.

[20] DCLVII demum anno urbis... senatus consultum factum est, ne homo immolaretur, palamque fuit in tempus illud sacri prodigiosi celebratio. Pline, Hist. nat., XXX, 3. Etiam nostra ætas vidit. Ibid., XXVIII, 3. Plutarque dit aussi que, de son temps, il y avait encore de ces sacrifices, quelques secrets anniversaires qu'il n'est pas loisible de voir à tout le monde. Marcellus, 3. Adrien crut les abolir par un édit célèbre ; ils subsistèrent.

[21] Épicure le dit formellement lui-même : Si nous savions quelle est la véritable fin des maux et des biens, l'étude et la spéculation de la physique nous seraient inutiles... Il faut guérir son esprit des impressions ridicules des fables. Diog., X, 10, 11, 12.

[22] Bientôt on sera plus irrévérencieux encore. On mettra les dieux sur le théâtre, et Tertullien se demandera : Utrum mimos an Deos vestros in jocis et strophis rideatis. Apologétique. Sous Dioclétien on donnera un mime intitulé : Le Testament de défunt Jupiter.

[23] Plutarque, Sylla, 29 et 12. Le libre Horace, pour avoir entendu le tonnerre dans un ciel serein, renonce à l'épicurisme, qu'il appelle une folle sagesse, insanientis sapientiæ. Odes, I, 34. L'empereur Titus, témoin du même phénomène naturel, est si effrayé qu'il prend la fièvre et meurt. Suétone, Titus, 40. Cicéron, qui s'était si bien moqué de la divination, s'indigne contre Antoine qui a tenu les comices un jour qu'il tonnait et que le ciel protestait par ses cris contre une pareille impiété, cælesti clamore prohibente. Ve Philippique. Rien n'est plus commun que ces retours à la superstition. On croyait encore aux présages. Le désastre de Crassus chez les Parthes tenait, disait-on, à ce qu'il avait combattu malgré les auspices. Pompée est contraint de livrer la bataille de Pharsale parce que les présages sont favorables. A Philippes, Cassius, quoique épicurien, perd courage pour avoir vu un sacrificateur portant de travers sa couronne de fleurs. Appius Claudius dédie à Cicéron un livre sur le pouvoir réel de l'art augural ; ses collègues, il est vrai, se moquent de sa crédulité.

La liberté d'esprit était chose assez rare, car Horace fait un mérite au sage de ne pas croire aux songes, aux revenants, etc.

Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,

Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides ?

(Épit., II, 2, 208.)

[24] Plutarque, Sylla, 29.

[25] L'épicurien Velleius disait: Aux fables des poètes, ajoutons les folies des mages et celles des Égyptiens... Peut-on se défendre, après cela, de révérer Épicure comme un dieu ? Cicéron, De nat. Deor., liv. I, 16. Lucrèce lui-même semble avoir eu en vue la sombre terreur qu'inspiraient ces cultes étranges, quand il dit :

Unde etiam nunc est mortalibus insitus horror

Qui delubra Deum nova toto suscitat orbi. (V, 1164.)

Il a peint la procession des fêtes de la Magna Mater en témoin qui observe l'horreur religieuse que ce spectacle produit sur la foule.

Horrifice fertur divinæ matris imago. (II, 609-625.)

Bientôt s'introduira à Rome le culte persan de Mithra. Parmi les initiés je trouve le nom d'un Lucrèce qui vécut au temps de l'empire, et qui fit peut-être à son dieu une immolation humaine : Deo invicto Mithræ C. Lucretius Mnester. Insc. lat. d'Orelli, n° 1908. Voilà un membre de la famille qui a dû peu lire le Poème de la Nature. Sur ces immolations voir Porphyre, de Abstin., II, 56 ; Lampride, Commode, 9.

[26] C'est le langage de l'école : His terroribus ab Epicuro soluti, et in libertatem vindicati... De nat. Deor., I, 18.

[27] Il faut ici relever une erreur de M. de Humboldt qui dit dans son Cosmos : Un tel argument en faveur de l'existence des puissances célestes, puisé dans la beauté et dans l'infinie grandeur des œuvres de la création, est un fait très-rare chez les anciens. Traduct., t. II, 15. Cela est, au contraire, assez commun. Sans parler de Xénophon, de Cicéron (De Divin., II, 72), qui ont recours à cet argument, Plutarque dit exactement comme Lucrèce : Les sages hommes anciens voyans qu'il n'y avoit rien que l'on sceust reprendre au ciel, ny négligence, ou désordre et confusion quelconque au mouvement des astres, ny aux saisons de l'année... ils ont à bon droict condamné de tout point l'impiété des atheïstes. De la Superst., 12. Plutarque dit ailleurs : Nous avons doncques pris de là imagination de dieu. Opinions des philos., I, 6. Manilius s'exprime comme un moderne :

Quis credat tantas operum sine numine moles

Ex minimis, cæcoque creatum fœdere mundum.

(Astr., I, 481.)

Il faut bien que cet argument fût non-seulement connu, mais qu'il parût puissant, puisqu'il inquiète Lucrèce.

[28] En priant on avait la tète voilée, pour n'être pas troublé par une face ennemie, hostilis facies (Énéide, III, 407). On se tournait à droite, ainsi que le recommande un esclave de Plaute : Si Deos salutas, dextrovorsum censeo. Curculio, 70.

Lucrèce désigne ici clairement toutes les formalités de la prière romaine. Ailleurs il repousse avec dédain la divination étrusque qui était si fort en honneur chez les Romains et que les Grecs ne connaissaient pas. Liv. VI, 86 et 379. Delille se trompe en disant que Lucrèce n'a pas osé attaquer le fond de la religion romaine. Les trois Règnes, Disc. prélim. N'est-il pas évident qu'il en sape les fondements, quand il méprise la science des aruspices : Auspiciis hunc urbem conditam esse, auspiciis bello ac pace, domi militiæque omnia geri, quis est qui ignoret ? Tite-Live, VI, 44.

[29] Primus in orbe Deos fecit timor... Ce vers, souvent cité, n'est pas de Lucrèce, mais de Pétrone. On le retrouve dans la Thebaïde de Stace, III, 661.

[30] Cela n'est pas certain. Le stoïcien Pesidonius prétendait qu'Épicure n'avait admis des dieux que pour se dérober à l'indignation publique, et Cicéron fait parler de même Cotta, De nat. Deor., I, 44 ; III, 4 . Mais d'autres n'étaient pas si affirmatifs, et Claudien ne sait à quoi s'en tenir sur ce point :

Quæ numina sensu

Ambiguo vel nulla putat, vel nescia nostri. (In Ruf., I, 19.)

Bacon dit, non sans raison : On prétend qu'au fond Épicure ne croyait pas qu'il existât de dieu, imputation qui ne me parait pas assez bien fondée. Il cite une phrase d'Épicure et ajoute : Platon n'aurait pas mieux parlé. Ennius fit un jour au théâtre une profession épicurienne et tout le peuple applaudit :

Ego Deum genus esse semper dixi, et dicam cœlitum ;

Sed eos non curare opinor quid agat humanum genus.

Peut-on penser que le vieil Ennius fut athée ? Nous ne nions ni n'affirmons l'athéisme des épicuriens, mais nous pensons que c'est un problème non encore résolu.

[31] Il est remarquable que cet argument dont la philosophie a fait depuis un si grand usage ait pour auteur Épicure ; le premier il l'a employé : Solus enim vidit, primum esse Deos, quod in omnium animis eorum notionem impressisset ipsa natura. De nat. Deor., I, 16.

[32] Lucrèce, V, 1168 ; VI, 76. — Cicéron, De nat. Deor., I, 18 et 27.

[33] On a beaucoup ri de ces dieux au corps subtil et on a eu raison ; mais il est juste de remarquer que tous les anciens, excepté Platon, n'ont jamais imaginé des âmes humaines ou divines qui ne fussent composées de matière plus ou moins subtile. Dans le christianisme primitif ces idées subsistent. Tertullien pense que nous verrions le corps de Dieu, si nos sens étaient assez fins. De Anima, 22. — Faute de mieux, Épicure spiritualisait, si l'on peut dire, la matière. Son impuissance peut paraître plaisante, mais non son effort. La substance divine, disait-il, n'est pas visible, mais intelligible : Ut non sensu, sed mente cernatur. Cicéron, De nat. Deor., I, 18.

[34] La sagesse, selon Lucrèce, nous procure une vie semblable à celle des dieux :

Ut nihil impediat dignam Dis degere vitam. (III, 323.)

[35] Cicéron, De nat. Deor., I, 31.

[36] Diogène de Laërte, X, 123.

[37] La première maxime est celle-ci: Un être heureux et immortel n'a point de peine et n'en fait à personne. De nat. Deor, I, 31.

C'est ce que dit aussi Lucrèce :

Omnis enim per se divom natura necesse est

inmortali ævo summa cum pace fruatur. (II, 646.)

L'homme pieux doit donc être sans crainte et sans espérance, puisque la Divinité :

Nec bene promeritis capitur neque tangitur ira. (II, 651.)

De là une adoration désintéressée : Pie, sancteque colimus naturam excellentem atque præstantem. De nat. Deor., I, 20, et I, 17.

Lucrèce aussi s'arrête en extase devant cette paix divine :

Nam pro sancta deum tranquilla pectora pace. (II, 1093.)

D'autres écoles adoptent pour d'autres raisons ce quiétisme épicurien. Un néoplatonicien enthousiaste et plus ou moins mystique, Porphyre, dans sa lettre à Anébon, ne parle pas autrement qu'Épicure : Les dieux sont impassibles ; c'est donc vainement qu'on pense les concilier, les fléchir par des invocations, des expiations, des prières... ce qui est impassible ne peut être ni ému, ni contraint.

Toute la philosophie antique, celle même qui attaque vivement Épicure, est, en religion, épicurienne à demi  ; car si elle reconnaît la bonté des dieux, elle ne veut pas croire à leur justice vindicative : Hoc quidem commune est omnium philosophorum... numquam nec irasci Deum, nec nocere. Cicéron, De Offic., III, 28. L'épicurisme, on le voit, n'était pas si hardi qu'on pense et répondait à l'opinion générale fatiguée et désabusée du paganisme.

[38] De Benef., IV, 10.

[39] Épicure avait voulu mettre fin à toutes les disputes subtiles dont les dieux avaient été l'occasion. Plutarque, Fragments, 8. Pythagore, Platon, les stoïciens discutaient sur la nature des demi-dieux, des démons. Épicure ne reçoit rien de tout cela. Idem, Opinions des phil., I, 8. Épicure était aussi le seul philosophe qui n'admit pas la divination. Cicéron, de Divinat., I, 3.

[40] A la divination par le vol des oiseaux et les entrailles des victimes il faut ajouter celle qui se faisait par les sorts, par l'évocation des ombres, par l'eau, par le feu, par les plantes, par les noms, etc. Voir Cicéron, de Divinat., II, 72 et passim. Cicéron, qui se moque si bien de ces préjugés en philosophe, lorsqu'il parle en citoyen est d'un autre avis : Je pense qu'il y a une divination et que c'est réellement une partie de cette science que l'art d'observer les oiseaux et tous les autres signes. De Leg., II, 13. L'obligation qui est imposée à Cicéron homme politique de soutenir la divination prouve que la polémique épicurienne n'était pas inutile.

[41] Le traité de Cicéron sur la Divination, inspiré par la doctrine épicurienne, nous a été conservé par les chrétiens. Les païens en avaient demandé au sénat la suppression. Il fut même brûlé en 302 avec la Bible, par ordre de Dioclétien. Sur certains points le christianisme primitif faisait de l'épicurisme son allié. Il est assez curieux de voir les deux doctrines enveloppées ensemble dans la même proscription. Épicure avait fourni aux chrétiens leurs meilleures armes contre le paganisme.