LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE II. — LA VIE ET LES SENTIMENTS DE LUCRÈCE.

 

 

Les anciens, qui admirent Lucrèce et l'imitent, ne nous apprennent rien de certain sur sa vie et son caractère. Ce grave et sombre génie ne fut jamais bien populaire, et si les lettrés et des poètes tels que Virgile et Horace ont envié sa gloire et l'ont profondément étudié par une secrète sympathie pour sa doctrine ou pour dérober à son admirable langue de belles expressions, ils ne lui donnaient pas des louanges précises, et se contentaient, pour lui faire honneur, de quelques allusions flatteuses[1]. Seul le léger et libre Ovide a exprimé son admiration en des termes qui ne furent ni trop discrets ni équivoques. Il semble que certaines bienséances[2] se soient opposées à l'éloge bien franc d'un poète qui célébrait une doctrine hardie et qui passait à bon droit pour un ennemi des dieux[3]. Dans la littérature latine, le poème impie de la Nature, par le mystère qui l'entoure, fait penser à ces bois redoutables touchés par la foudre, que la religion romaine mettait en interdit et entourait de barrières, pour empêcher les simples et les imprudents de poser trop facilement le pied dans un lieu que le ciel avait frappé de réprobation.

T. Lucretius Carus naquit l'an 95 avant notre ère Rome. Remarquons qu'il est, avec César, le seul homme de lettres que la ville de Rome ait produit. Tous les écrivains qui ont illustré la littérature latine sont venus, plus ou moins tard, des provinces, qui envoyaient à la reine du monde leurs hommes de génie, comme elles lui envoyaient, leurs trésors. Sans vouloir donner à ce fait plus d'importance qu'il ne convient, on peut croire que le poète dut au hasard de sa naissance et à l'éducation qu'il reçut dans la grande ville cette singulière liberté d'esprit qu'on ne prend d'ordinaire que dans les capitales. Voltaire est né aux portes de Paris.

Lucrèce a-t-il visité la Grèce et Athènes, selon la coutume de la jeunesse romaine ? On l'a dit sans preuves, mais non sans vraisemblance. Ce poète enthousiaste n'a pas froidement puiser sa science en des livres. On se le figure plutôt recueillant la parole vivante de quelque maitre éloquent, de Zénon l'épicurien, par exemple, qui était alors le chef de l'école. Bien du moins n'empêche de croire qu'un si ardent génie a pris son feu dans le sanctuaire même de la doctrine.

Bien qu'il fût de la grande famille Lucretia[4], chevalier romain, et digne par sa naissance et ses talents de prétendre aux honneurs, il parait être resté philosophe. S'il a pu être entraîné un moment dans la lutte des partis, il a dû s'en échapper de bonne heure et ne s'en est souvenu que pour les détester et les maudire.

Un auteur ecclésiastique d'une autorité contestable, du moins en cette matière, qui d'ailleurs écrivait plus de trois siècles après, saint Jérôme, nous a laissé sur Lucrèce quelques mots tragiques. Il nous apprend que le poète était en proie à des accès de démence causés par un philtre d'amour qu'une femme jalouse lui avait donné, qu'il composa quelques livres dans les intervalles lucides de sa folie, et que, dans sa quarante-quatrième année, il termina sa vie par le suicide. Bien que cette tradition réponde à la triste impression que vous produit la lecture du poème, il faut la tenir pour suspecte. Elle ressemble à tant d'autres qui ont été imaginées dans l'antiquité pour effrayer l'athéisme et pour servir de leçon à ceux qui seraient tentés d'imiter une audace sacrilège. Car l'imagination populaire, qui aime à mêler des récits merveilleux à la vie des héros et des saints, se plaît aussi quelquefois à composer une sinistre légende aux grands contempteurs des choses divines.

Une autre tradition, qui ne manque pas de grâce, rapporte que Lucrèce mourut le jour où Virgile prit la robe virile. Les anciens, sans trop se soucier des dates, imaginaient de ces rencontres et de ces concordances par lesquelles ils exprimaient quelquefois des jugements littéraires. Le futur auteur des Géorgiques paraissait ainsi marqué d'avance par le ciel pour recueillir l'héritage poétique du chantre de la nature.

Résignons-nous à ignorer la vie de ce poète philosophe, qui s'est peut-être lui-même dérobé volontairement à ses contemporains et, par suite, à la postérité. Fidèle en tout à sa doctrine, il aura trop mis en pratique un des plus importants préceptes d'Épicure, qui est celui-ci : Cache ta vie.

Pour comprendre les sentiments et l'âme de Lucrèce, il importe de connaître, non ces détails biographiques plus ou moins vraisemblables, mais le temps où il a vécu. Sa vie est enfermée entre deux dates qu'il faut retenir, entre les commencements de Sylla et la mort du séditieux Clodius. Elle coïncide avec le temps le plus abominable de l'histoire romaine, où l'on pouvait faire les plus douloureuses réflexions sur le déchaînement des passions humaines. Lucrèce a pu voir dans son enfance Sylla chassant Marius, l'assaut de la ville jusqu'à ce jour inviolée, le premier combat entre citoyens dans les rues et sur le Forum comme dans une arène de gladiateurs ; puis après la rentrée de Marius et de Cinna, ce vaste égorgement qui dura sans relâche cinq jours et cinq nuits ; au retour de Sylla, la terrible bataille à la porte Colline, où l'armée des Italiens réclamant des droits civiques fut exterminée, où cinquante mille cadavres restèrent au pied des murailles. Le lendemain, il a pu entendre les cris de six mille prisonniers massacrés près du sénat, pendant que Sylla répondait froidement aux sénateurs épouvantés : Ce n'est rien, quelques misérables que je fais châtier ! De douze à seize ans, selon les calculs, il a pu voir les proscriptions du dictateur qui durèrent six mois, les listes du jour s'ajoutant à celles de la veille, les sicaires courant dans les rues, l'immolation de quinze consulaires, de quatre-vingt-dix sénateurs, de deux mille six cents chevaliers, sans compter tous ceux qui, dans cette confusion sanglante, furent assassinés par les haines privées. On parlait autour de lui de peuples entiers proscrits en masse, de cités vendues à l'encan ; on répétait le mot de Pompée, qui était le mot de tous les généraux : N'alléguez pas les lois à qui porte une épée. Après tant d'horreurs, il vit encore la paisible et l'insolente abdication de Sylla, qui semblait un défi jeté aux hommes et aux dieux. Pendant ce temps, plus de droit, plus de lois humaines ou divines, la religion impunément outragée ou, ce qui est pis encore, hypocritement honorée par des mains impies et rendue complice de tous les attentais. Enfin, vers trente-deux ans, il a partagé les angoisses de Rome pendant la conjuration de Catilina, et plus tard, en voyant la république livrée à Clodius pour préparer la dictature de César, qui passera bientôt le Rubicon. Ainsi, le poète assista à la ruine des institutions. Et ce qu'il voyait n'était guère plus désolant que ce qu'on pouvait prévoir. Dans ce complet bouleversement des lois, quel écroulement de la morale publique et privée ! Partout les inimitiés particulières, les appétits, les convoitises se jetant sur leur proie, une défiance universelle jusque dans les familles, une corruption inouïe et égale chez ceux qui dissipaient au plus vite le fruit de leurs rapines et chez ceux qui, non encore dépouillés, se hâtaient de profiter d'un jour sans lendemain[5]. Dans aucun temps pareil spectacle ne s'est offert aux méditations d'un sage. Combien la doctrine d'Épicure devait paraître belle et salutaire en enseignant que l'ambition et la cupidité sont la cause de tous les malheurs ; combien vraie, en proclamant que les dieux ne s'occupent pas du monde !

Quoique Lucrèce, dans un poème majestueux, tout entier consacré aux plus grands problèmes de la nature, ne trouve guère l'occasion de peindre ses sentiments personnels, on peut les surprendre çà et là, et se faire, d'après lui-même, une image plus ou moins exacte de son caractère. Ce qui frappe d'abord en lui, c'est le dégoût du monde et des affaires et l'horreur des passions qui désolaient alors la république et dont il a été ou la victime ou le témoin.

On ne peut douter que son cœur n'ait été profondément remué par des spectacles sanglants, quand en entend, dès le début du poème, ses vœux pour la pacification de sa patrie, cette prière, la seule qui lui ait échappé et que le patriotisme ait pu arracher à son incrédulité, où il supplie la déesse de la Concorde et de l'Amour de désarmer le dieu de la Guerre et d'étendre sur les Romains sa protection maternelle. Aussi ce chevalier, auquel le rang de sa famille permettait de rêver les grandeurs, que son génie et sa naturelle éloquence auraient, à ce qu'il semble, facilement porté aux plus hautes charges, s'est rejeté dans la vie privée et dans l'innocence d'une condition obscure. Toute la partie morale de son poème respire cette horreur et cette pitié pour les luttes intéressées, pour les débats furieux du Forum et surtout pour les crimes et les malheurs de l'ambition. On est quelquefois tenté de croire que Lucrèce a été engagé dans ce terrible conflit des rivalités romaines, que son âme a été violemment froissée ou meurtrie dans la mêlée, et que ce langage irrité et méprisant exprime l'amertume des espérances déçues. Le poète semble se tracer à lui-même des tableaux de l'ambition triomphante, mais misérable dans sa grandeur, ou de l'ambition humiliée, pour repaître ses yeux de misères auxquelles il a eu le bonheur d'échapper. Quoi qu'il en soit, quand on considère la précision de ces tableaux romains, cette éloquence qui éclate parfois au milieu d'une démonstration scientifique, avec un emportement imprévu, quand on sent cette émotion de témoin contristé frémir encore sous la placidité superbe du philosophe contemplateur, on se persuade que Lucrèce n'a pas été un spectateur indifférent des guerres civiles, et que son âme a connu toutes les tristesses du désespoir politique.

On peut soupçonner encore, en parcourant la grande peinture qu'il nous a laissée des angoisses de l'amour, que cette âme intempérante a été la victime plus ou moins tragique de ses propres passions. Sans attacher beaucoup d'importance à la tradition qui représente le poêle livré à des transports de folie, causés par un philtre d'amour, cette espèce de légende montre que les anciens avaient été si fortement frappés de l'énergie insolite de ces tableaux, qu'ils ont cru devoir les attribuer au délire d'un insensé. Il faut reconnaître que les invectives de Lucrèce contre l'amour paraissent être les imprécations d'un homme qui en a connu toutes les peines, les hontes et les repentirs. Tandis que le sage et tranquille Épicure recommandait d'un ton paisible de fuir une passion dangereuse pour le repos de la vie, Lucrèce s'acharne à la détruire avec une sorte de ressentiment. Il n'est pas de personnage de tragédie persécuté par Vénus qui laisse échapper de pareils cris de douleur et de dégoût. Le feu de cette éloquence n'a pu jaillir que d'un cœur brûlant encore ou mal éteint. Pour rencontrer, dans l'antiquité, un pareil accent de poignante désillusion, il faut arriver jusqu'à ces premiers chrétiens qui méditaient dans le désert sur leurs égarements passés, sur l'inanité et les misères des passions humaines, en mêlant, il est vrai, aux souvenirs de leur imagination, demeurée païenne, et à ces regrets si cruellement ressentis par le poète, les scrupules plus purs d'une âme régénérée par la pénitence.

Un autre sentiment, qui remplit tout le poème, est la haine des superstitions antiques. Je croirais volontiers que, dans son enfance et sa jeunesse, Lucrèce, malgré l'incrédulité croissante du temps, a été livré par sa puissante imagination aux croyances sinistres du paganisme. Malebranche, qui connaît si bien les effets funestes de l'imagination, nous fournit des paroles pour décrire l'âme du poète, quand il dit : Il n'y a rien de plus terrible ni qui effraye davantage l'esprit ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l'idée d'une puissance invisible qui ne cherche qu'à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister[6]. Le philosophe français ne pensait peindre que les rêveries de ces hommes simples qui croient au pouvoir de la sorcellerie, et il nous découvre l'âme de Lucrèce. Oui, le poète latin parait avoir longtemps vécu dans l'épouvante, au milieu des lugubres images de la religion païenne, comme certains superstitieux du moyen âge étaient sans cesse inquiétés par les visions des démonographes. On peut supposer, avec quelque vraisemblance, qu'éclairé par la doctrine d'Épicure, et tout frémissant encore de ses terreurs passées, il s'est retourné tout à coup contre des spectres malfaisants. D'où lui viendraient donc des emportements imprévus contre les dieux an milieu d'une démonstration scientifique ? Pourquoi ne lui suffit-il pas de prouver, avec le calme d'une science convaincue et confiante en elle-même, la vanité des croyances païennes ? Pourquoi ces assauts sans cesse répétés contre des idées qui, selon lui, n'ont pas de fondement ? Pourquoi cette fureur enfin contre des ennemis qu'il est sûr d'avoir jetés par terre à jamais ? Ce sont là les cris de soulagement d'une âme qui se sent enfin respirer, qui échappe à d'effrayantes ténèbres, dont la vengeance ne se contente pas d'avoir vaincu, qui tient encore à triompher[7]. A voir cette révolte si tenace, les soulèvements de cette éloquence animée par une indignation toujours nouvelle, on ne peut s'empêcher de penser que lui-même, quelque assuré qu'il fût dans sa doctrine, n'avait pas été toujours exempt de terreurs, et que son imagination, jadis fortement ébranlée, n'était pas entièrement remise de son trouble. Il ne parle pas comme un philosophe qui discute, mais comme un visionnaire encore ému au sortir d'une lutte contre des fantômes, et qui, s'en étant débarrassé, apprend aux hommes le moyen de s'en délivrer à leur tour. La violence de ses affirmations, l'amertume de son dédain peuvent bien témoigner d'une raison convaincue, mais non pas d'un cœur rasséréné. Le calme est venu après la tempête, mais on croit apercevoir encore dans le lointain les nuages fuyants[8].

A cette haine de la superstition, à cette horreur de l'ambition et de l'amour, à cette fatigue des passions, il faut peut-être ajouter une maladie morale qu'il n'est pas facile de décrire, parce qu'elle n'a pas de caractères constants, et qu'on peut nommer pourtant d'un seul mot : l'ennui. Cette mélancolie dont notre siècle réclame le privilège, dont il s'est paré comme d'une nouveauté intéressante, et dont la description passionnée remplit, depuis Chateaubriand, nos romans et notre poésie lyrique, n'a pas été inconnue de l'antiquité à la fin de la république romaine et sous l'empire. Comme il arrive toujours aux époques orageuses, où les vastes commotions de la politique se communiquent au monde moral, les esprits romains, ceux du moins qui n'étaient pas emportés dans les tourbillons de la tempête, et qui avaient le temps de se reconnaître et de se regarder souffrir, éprouvaient un découragement profond, ne trouvant plus dans une société bouleversée l'emploi régulier de leurs forces et de leur vie. L'ébranlement des institutions, des vieilles mœurs et des idées, le scepticisme religieux et philosophique, les dérèglements d'une imagination sans emploi et des passions oisives, quelquefois les oscillations d'un cœur hardi et faible qui convoite ce qu'il n'a pas l'énergie de conquérir, qui flotte entre l'audace qui rêve à tout et la défaillance qui n'ose rien, ensuite le sombre chagrin d'une âme qui se ramène en soi et se dégoûte d'elle-même après s'être dégoûtée du monde, qui n'a plus même la ressource de se distraire par le plaisir, devenu pour elle sans prix, toutes ces tristesses enfin que, sous une forme ou sous une autre, notre littérature nous a fait connaître à satiété, n'étaient pas ignorées des Romains[9]. Cette maladie prenait des caractères différents, selon les hommes. De là, chez les uns, cet ennui féroce qui demandait des voluptés sanglantes, chez les autres, une inconstance furieuse qui les entraînait dans les solitudes sauvages et les ramenait plus vite qu'ils n'étaient partis ; enfin, chez quelques-uns, cet ennui salutaire qui accompagne souvent les crises morales, qui précède et prépare le renouvellement de l'âme en faisant désirer des principes fixes et une foi.

Lucrèce a décrit, en quelques traits rapides, mais un peu vagues comme le mal, cette langueur douloureuse, cette mort anticipée, ou plutôt cette espèce de sommeil pénible où l'homme est livré à des agitations vaines et sans suite, à des rêves inquiets, à des terreurs sans cause. Il a peint, en vers ardents et tristes, ce fardeau accablant qui pèse sur l'âme, et dont on ne sait rien, si ce n'est qu'il vous accable, cette inconstance impuissante qui, pour fuir sa misère, change sans cesse de lieu et la porte toujours avec elle : on ne parvient pas à s'échapper, dit-il, on reste comme attaché à soi-même, c'est-à-dire à son supplice, on se prend en haine. Il n'y a qu'un remède à cette maladie, c'est la connaissance de nous-mêmes et de l'univers, une philosophie dont les principes sont certains, la doctrine de la nature, en d'autres termes, l'épicurisme, pour lequel il faut tout quitter et renoncer au monde :

Jam rebus quisque relictis

Naturam primum studeat cognoscere rerum. (III, 1069.)

N'est-il pas permis de penser ici que Lucrèce se rappelle d'anciennes misères qu'il a traversées et qu'il fait la confession involontaire de ses troubles passés ? Assurément, la sombre couleur des tableaux, le ton résolu du conseil avertissent que le poète ne traite pas ce sujet avec indifférence. Aurait-il, à propos de l'ennui, recommandé, avec une gravité impérieuse, de renoncer à tout pour embrasser l'épicurisme, s'il n'avait su par expérience combien cette maladie, en apparence frivole, peut empoisonner la vie ? Lucrèce parle en adepte enthousiaste, qui se félicite d'avoir trouvé la fin de ses inquiétudes dans une doctrine imperturbable, et qui vante aux autres l'asile où il a trouvé le repos.

Sans doute, il est toujours téméraire d'affirmer qu'un philosophe a nécessairement passé par tous les états de l'âme qu'il décrit, et, dans ce domaine de la conjecture, on risque de provoquer bien des objections ; cependant, quand, de nos jours, nous lisons les conseils éloquents d'un moraliste chrétien qui, revenu des erreurs du monde, dépeint, avec une science passionnée, les tourments d'une raison en proie au doute, et promet la sécurité dans la foi religieuse, nous ne faisons pas difficulté de croire que lui-même a connu les souffrances du mal et l'efficacité du remède. Ainsi, selon nous, c'est pour fuir le monde de la politique et des affaires qui l'épouvante et le consterne, c'est pour se fuir encore lui-même, que Lucrèce s'est précipité sans retour dans l'épicurisme, qui n'est pas, comme on le dit, la doctrine de la volupté, qui mériterait un nom plus honorable et devrait être appelé la doctrine du renoncement, de l'indifférence et de la quiétude.

En général, on ne se rappelle pas assez, en lisant les philosophes anciens, ceux surtout qui appartiennent à la fin de la république et à l'empire, que les doctrines morales n'étaient pas seulement un sujet de curiosité scientifique, mais qu'elles offraient aussi des refuges où les consciences troublées, les âmes que la vie avait blessées allaient chercher le repos, un soutien, une foi. Les écoles étaient devenues des sectes et quelquefois de petites églises qui avaient leur propagande active, leur prédication journalière et passionnée, leurs adeptes et leurs prosélytes. Tous les hommes qui avaient quelque goût pour la perfection morale, des jeunes gens dont l'âme était généreuse ou pure, des politiques émérites ou désabusés, les victimes de leurs propres passions ou des passions d'autrui allaient demander, selon les besoins, à l'une ou l'autre de ces sectes des lumières, un appui ou des consolations. Les maltes se chargent des âmes, les éclairent, les dirigent ou les fortifient. Par un singulier renversement de ce qui se passe dans nos sociétés chrétiennes, ce sont les philosophes qui, dans l'antiquité, remplissent quelques-unes des fonctions morales qui sont réservées chez les modernes aux ministres du culte. Tandis que chez nous les âmes tourmentées ou froissées vont d'ordinaire de la philosophie à la religion, les anciens, par les mêmes motifs, allaient de la religion à la philosophie. Pour peu qu'on y réfléchisse, on en saisit tout de suite les raisons. Les prêtres du paganisme n'étaient que de simples fonctionnaires politiques qui présidaient à des cérémonies. Ils n'avaient rien à enseigner, et à Rome, par exemple, ils ne comprenaient pas même le vieux formulaire en langue barbare dont ils avaient à réciter les paroles. Le paganisme lui-même n'offrait aucune lumière aux esprits ni aux consciences. Il ne renfermait pas un idéal moral auquel on pût conformer sa vie. Quant aux besoins d'une raison non satisfaite ou d'un cœur troublé, c'étaient là de ces choses qui échappaient entièrement à la compétence de l'Olympe. On pouvait bien demander aux dieux, au nom de leur toute-puissance, la richesse, la santé et tous les biens extérieurs, leur faire, comme à des princes, la cour pour en obtenir des faveurs, les rendre même les complices de ses passions et leur adresser quelquefois des prières intéressées et coupables qu'on aurait eu honte de laisser entendre par des hommes ; les biens de l'âme, on n'allait pas les chercher dans les temples, mais dans les écoles de philosophie. Diverses doctrines répondaient aux différents besoins des esprits à la recherche de la perfection morale. Le stoïcisme recevait les âmes fortes, portées à l'action, prêtes aux combats de la vie, qui voulaient tremper leur courage et s'armer de constance. L'épicurisme d'ordinaire, qui n'était pas, je le répète, une école de corruption, mais une doctrine triste, sévère aussi, indifférente aux luttes de la vie, recueillait les âmes timides, prudentes ou découragées, et pour apaiser leurs passions et leurs craintes, leur offrait l'asile d'un quiétisme païen.

Si jamais Romain morose et fatigué s'est jeté avec un complet abandon dans le sein de la philosophie, c'est assurément le poète qui en a si bien chanté les calmes délices. Qui ne se rappelle ces beaux vers où Lucrèce, retiré du monde, dont les horribles spectacles l'épouvantent, et réfugié sur les hauteurs de la sagesse, contemple l'arène où les hommes s'agitent et fait un retour sur la paix intérieure qu'il a trouvée dans la doctrine ? Par quelles grandes images il peint le bonheur de la sécurité dont il jouit ! Il se compare à un homme qui, de l'immobile rivage, suivrait des yeux, sur la vaste mer, des matelots battus par la tempête, ou bien encore à celui qui, sans aucun péril, verrait dans la plaine, à ses pieds, deux puissantes armées prêtes à s'entrechoquer. Ce ne sont point là pour lui les plaisirs d'une curiosité inhumaine, mais les éclats de joie d'un homme à qui les dangers d'autrui font mieux savourer sa propre quiétude. Aucune éloquence plus haute n'a jamais célébré la joie philosophique d'un solitaire épris de félicité intérieure. Dans quel lointain et quelle petitesse le conflit des passions humaines apparaît à ce spectateur debout sur les sereines hauteurs d'une doctrine désintéressée[10] ! La paix ! la paix ![11] Ce cri de Pascal est aussi celui de Lucrèce : la paix pour la république dont les terres et les mers sont sillonnées en tous sens par des armées et des flottes guerrières, la paix pour son ami Memmius, pour lequel il compose son poème afin de partager avec lui les bienfaits de la doctrine, la paix enfin pour lui-même, placidam pacem. Cette paix ferme et constante, il ne la cherche plus, il l'a trouvée, il la possède, il s'en délecte, elle règne dans son esprit et dans son cœur, qui ne frémissent que pour la chanter ou la défendre, et tout d'abord se répandent en mâles actions de grâces adressées au fondateur de la doctrine.

 

 

 



[1] Que Virgile ne l'ait pas nommé dans son poème sur l'agriculture, on le comprend ; mais qu'Horace dans ses vers familiers, passant en revue tous ses devanciers, n'ait pas prononcé le nom du plus grand de tous, cela est d'autant plus remarquable que Lucrèce est toujours présent à sa pensée, à en juger par de nombreuses imitations.

[2] On voudrait savoir ce que Cicéron pensait de Lucrèce, son contemporain ; mais là-dessus on en est réduit aux conjectures. Il en est qui affirment, sur un mot équivoque de saint Jérôme, que le grand orateur se chargea de corriger le Poème de la Nature resté inachevé. Cela n'est point vraisemblable. Ce qui est certain, c'est que Cicéron, qui se plaît à nommer et à citer les poètes latins, n'a pas nommé Lucrèce dans ses ouvrages destinés au public, et n'en parle qu'une fois, comme à la dérobée, dans une lettre intime adressée à son frère Quintus : Lucretii poemata, ut scribis, ita sunt ; multis ingenii luminibus, multæ etiam artis. Ce texte même est incertain, et bien des critiques lisent non multis. Quoi qu'il en soit, que Cicéron ait accordé du génie à Lucrèce avec beaucoup d'art, ou beaucoup d'art avec peu de génie, son jugement n'a pas grande valeur, parce que la gloire du poète est bien au-dessus d'un éloge aussi sommaire ou d'une critique aussi injuste.

Ce qui vaut la peine d'être constaté, c'est le silence de Cicéron dans ses ouvrages philosophiques, où il avait sans cesse l'occasion, non-seulement de nommer Lucrèce, mais de le citer, notamment dans les dialogues où il fait parler des épicuriens. Ce silence n'aurait-il pas été commandé par certaines bienséances morales ou politiques ? Ou bien faut-il penser que Cicéron connaissait peu le Poème de la Nature ? Pour moi, je crois qu'il le connaissait bien. En y regardant de près, on trouverait dans ses dialogues un grand nombre de pensées et d'expressions qui sont des souvenirs de Lucrèce. Comme personne, que je sache, n'en a fait la remarque, je crois devoir faire ici quelques rapprochements qu'on pourrait facilement multiplier.

LUCRÈCE

CICÉRON

Sur Épicure :

 

I, 74.

De Finibus, II, 31.

VI, 27.

De Finibus, I, 14.

II, 19.

De Finibus, I, 15.

III, 40.

De Finibus, I, 18.

III, 53.

De Finibus, I, 15.

V. II, 53.

De Finibus, I, 16.

III, 978.

De Finibus, I, 18.

III, 929.

De Finibus, I, 21.

II, 1090.

Tusculanes, I, 21.

Pour expliquer ces ressemblances, faut-il penser que les deux auteurs ont puisé à une source commune ? Dans ce cas Lucrèce aurait emprunté à des devanciers latins, non-seulement des idées, mais des expressions poétiques. N'est-il pas plus naturel de croire que Cicéron, dans sa polémique contre l'épicurisme, avait présents à l'esprit les vers de Lucrèce ? S'il ne l'a pas nommé, ce silence lui était imposé par des convenances officielles. Il nous dévoile d'ailleurs son vrai sentiment, quand il dit de la doctrine épicurienne : Un tel langage aurait plutôt besoin d'être réprimé par un censeur, que d'être réfuté par un philosophe. De Finibus, II, 10.

[3] Lucrèce constate lui-même qu'on le soupçonnait d'impiété ; il repousse le soupçon, mais avec une si grande hardiesse de langage qu'il le confirme, I, 80.

[4] Puisque tous les commentateurs se sont fait un devoir do recueillir sur cette famille les moindres vestiges historiques, je ne crains pas de faire part ici d'une bien petite découverte. Au moment môme où, l'esprit occupé de notre poète, je passais à Molsheim (Bas-Rhin), je vis sur les murs de l'ancien hôtel de ville, à la hauteur du premier étage, ces mots gravés qu'un ouvrier badigeonneur s'était amusé à peindre en noir : LVCRET... ROMA... MARCUS. Ce sont les débris d'une inscription dont la pierre brisée aura fourni des moellons à la construction du bâtiment. On retrouvera peut-être un jour l'inscription entière sous le plâtre.

[5] Salluste, Catil., ch. 11, 43 et 51. — V. Paterculus, l. II, 22 et 28. — Florus, III, 21. — Lucain, I, 100 ; II, 118.

[6] De la recherche de la vérité, IIIe partie, chapitre dernier.

[7] I, 78 ; II, 1090.

[8] V, 1195, 1205.

[9] Sénèque, De la tranquillité de l'âme, ch. 1 et 2.

[10] II, 1-16.

[11] Liv. I, 40. Ce mot revient souvent ; il se trouve trois fois en dix vers, VI, 69-78. — L'essence de la Divinité, c'est la paix, I, 45; III, 24; la vraie religion est dans la paix de l'âme, placida cum pace quietus, VI, 73; la science n'a qu'un but, c'est de nous faire tout considérer en paix, pacata posse omnia mente tueri, V, 1201. Le crime consiste à troubler la paix, fædera pacis, V, 1154 ; la prière est pour le matelot en péril un moyen d'obtenir des dieux la paix, pacem Divum, avec la paix des vents, paces ventorum, V, 1228 ; les animaux mêmes, s'ils se sont soumis à la domestication, c'est pour échapper aux bêtes féroces, pour avoir la paix, pacemque secuta, V, 865.