LE POÈME DE LUCRÈCE

 

CHAPITRE I. — ÉPICURE.

 

 

Le système d'Épicure est si simple et si connu, qu'il serait à peine utile d'en marquer ici les principaux caractères, s'il ne fallait montrer à quels besoins il répondait, quelle a été sa fortune en Grèce, puis à Rome, ce qui le rendit populaire et capable encore, après plusieurs siècles, de ravir le génie d'un poète tel que Lucrèce.

Quand Épicure ouvrit son école, la Grèce était endormie sous le protectorat des rois de Macédoine, de ces soldats couronnés qui avaient apporté de l'Asie conquise le despotisme oriental des Satrapes. La chute des institutions libres avait entraîné celle de la poésie, de l'éloquence de la philosophie. Le peuple grec, autrefois amoureux de la gloire, des entreprises téméraires, du beau langage, des belles spéculations de l'esprit, avait perdu avec le sentiment de sa force celui de sa dignité. Il avait accepté son malheur avec la légèreté et l'insouciance qui lui étaient naturelles. Les citoyens, rejetés dans la vie privée, dépensèrent leur activité dans les plaisirs. La gloire militaire ne les tentait plus depuis qu'il n'y avait plus de patrie ; l'éloquence n'était plus un art utile et puissant qui menait aux honneurs et au pouvoir, mais un spectacle frivole offert par la vanité de l'orateur à la curiosité des oisifs. Si les lettres étaient cultivées, ce n'était plus pour être l'ornement des fêtes patriotiques et religieuses, pour enflammer l'âme de tout un peuple, mais pour servir de récréation à une société futile et raffinée, avide encore de jouissances délicates.

On comprend que, dans cette langueur générale, la philosophie ait renoncé aux hautes spéculations et aux recherches difficiles. De grandes doctrines, comme celles de Platon et d'Aristote, qui formaient à la fois des citoyens et des sages, n'étaient plus à la portée de cet abaissement et de cette indolence. Pour suivre Platon dans sa dialectique élevée, il fallait un esprit préparé par de longues études, le désir d'une rare perfection morale et un enthousiasme qui n'était plus dans les âmes ; le système d'Aristote était trop savant et demandait trop de patience. Alors on vit paraître presque en même temps plusieurs doctrines nouvelles, mieux appropriées à ces temps nouveaux, le stoïcisme qui essayait de combattre la mollesse universelle et qui constatait la profondeur du mal par l'énergie du remède, le scepticisme de Pyrrhon réduisant en système le doute qui régnait déjà dans les esprits, la nouvelle Académie qui flottait incertaine entre toutes les opinions, qui se donnait le plaisir de les discuter sans avoir l'embarras de se décider, enfin la doctrine d'Épicure qui n'imposait que des devoirs faciles et promettait le bonheur. A part le stoïcisme qui cherche à réveiller le siècle, toutes les doctrines, sans être volontairement corruptrices, semblent vouloir préparer à l'indolence des esprits et des âmes un doux et mol soutien.

De ces quatre doctrines la plus séduisante était celle d'Épicure ; elle se décorait d'un nom charmant, faisait de la vertu un plaisir, n'apportait que des chaînes légères, et pourtant offrait des principes certains et une foi capable d'assurer la quiétude. Dans un temps où tout le monde avait le loisir et la prétention de philosopher, la foule lettrée, celle même qui ne l'était pas, dut accourir à ce jardin[1] où le maitre tenait son école et lire avec transport cette inscription qui, selon Sénèque, en ornait l'entrée : Passant, tu peux rester ici, la volupté seule y donne des lois. Hospes hic bene manebis ; hic summum bonum voluptas est[2].

Un autre attrait de cette école, qui ne pouvait être indifférent à une société amollie, non moins ennemie des longues études que des devoirs rigoureux, c'est qu'on y entrait de plain-pied, sans effort, sans pénible initiation. La doctrine n'avait ni secrets, ni mystères. Le chef de cette école commode[3] en avait aplani l'entrée en écartant d'avance les épines de la science et la pure spéculation qui coûte de la peine et amène les disputes. Uniquement attaché à la pratique, il prétendait ne donner que des règles de conduite que le simple bon sens peut comprendre. Il rejetait les subtilités de la dialectique qui embarrasse les esprits et dont on n'a pas besoin pour définir le bonheur et déterminer les moyens qui y conduisent[4]. Le disciple pouvait même se passer d'une forte éducation littéraire, car Épicure avait proscrit avec les curiosités de la science les recherches du langage. Il méprisait également les grâces décevantes de la poésie et les artifices de la rhétorique. Il y avait dans cette simplicité peut-être cherchée un air de bonne foi qui frappait les imaginations. Le maître attaquait les opinions reçues sans songer à se défendre lui-même. En dédaignant les armes vantées de la dialectique, il laissait voir la confiance qu'il avait dans son système ; en renonçant au faste des paroles, il paraissait mettre son scrupule à ne pas farder la vérité. Aussi les disciples affluèrent dans une école ouverte aux moins savants et s'attachèrent à un maure qui enseignait avec une candeur intrépide, s'exposait sans défense à la fureur de ses adversaires, ne leur opposait que l'enjouement de ses épigrammes[5] et témoignait de sa foi par son courage sans trouble et son honnêteté placide.

Est-il besoin de rappeler que la volupté n'est pas pour Épicure ce qu'on entend d'ordinaire par ce mot suspect ? La santé du corps et de l'âme, c'est-à-dire l'exemption de la souffrance et de l'inquiétude, voilà la félicité du sage. De là tant de recommandations sur la continence, de là le mépris de la cupidité et de l'ambition. Le système, loin de donner l'essor aux passions, les arrête de toutes parts. La perfection consiste à se contenter de peu, à se retirer en soi-même pour être hors de prise du côté de la fortune et des hommes, pour ne pas rencontrer un accident fâcheux, ni se heurter aux passions d'autrui. Le plus près du bonheur est celui qui sait se retrancher le plus sans souffrir et circonscrire le plus étroitement son action et ses besoins. Le précepte du Portique abstine et sustine convient également à la doctrine épicurienne, et c'est en faisant allusion à ce courage de l'abstinence, courage négatif, il est vrai, mais respectable encore, que Sénèque a pu appeler Épicure un héros déguisé en femme[6].

Ce qui donnait encore une belle apparence au système, c'est que toutes les vertus y étaient recommandées aussi bien que dans les doctrines les plus sévères. Seulement, au lieu d'être recherchées pour elles-mêmes, elles n'étaient que l'ornement de la vie et la condition de la sécurité. Épicure enseignait que le plus sûr moyen de rendre la vie tranquille est de se conformer aux lois de l'honnêteté, qu'une bonne conscience assure la tranquillité de l'âme, que la justice et la bienfaisance, en vous procurant des amis, contribuent à la félicité. Ainsi la volupté avait pour compagnes et pour cortège toutes les vertus et, selon l'ingénieux tableau du stoïcien Cléanthe, la volupté, vêtue en reine, était assise sur un trône, tandis que les vertus s'empressaient autour d'elle pour la servir[7].

Il manquait à cette tranquillité précieuse, unique objet de la doctrine, d'être protégée contre les craintes superstitieuses qui, chez les anciens, circonvenaient de toutes parts et harcelaient nuit et jour la crédulité. Des superstitions nouvelles, introduites en Grèce depuis le règne de Philippe et d'Alexandre, et qui surchargeaient la religion, donnaient au système plus d'opportunité. Épicure imagina ou plutôt emprunta une physique à Démocrite[8], par laquelle il essayait de prouver que l'univers n'obéit qu'à ses propres lois et ne doit rien à la main des dieux. Sans nier leur existence, il les rendit inutiles. Sous prétexte de les mieux honorer, il se plut à redire qu'à leur divine nature on ne devait attribuer ni le travail, ni la colère, ni l'amour. Il leur donna en quelque sorte le bonheur exquis qu'il recommandait à ses disciples, le bonheur de l'impassibilité. Il fit de la vie divine comme un idéal de la vie humaine. Avec le langage de la plus douce piété il déroba aux dieux le gouvernement du monde et des hommes.

Cette même physique, en enseignant que l'âme composée d'atomes se dissout et périt avec le corps, écartait les terribles fantômes de la vie future qui dans l'antiquité épouvantait les âmes sans les contenir. C'était un souci de moins dans la vie humaine. Ainsi tout l'appareil de ce système disposé avec une minutieuse industrie ne servait qu'à tenir à distance les inquiétudes superstitieuses, les accidents de la fortune, les passions, à garantir enfin de toute atteinte ce qu'il a plu au maitre d'appeler la volupté et qu'on peut nommer, selon le degré d'estime qu'inspire la doctrine, apathie ou quiétisme.

Épicure n'a fait qu'asseoir et fixer sur la base solide d'une science un état naturel de l'âme, qu'il sentait en lui-même, qu'il observait autour de lui chez la plupart de ses contemporains et dont d'ailleurs, dans tous les temps, certains caractères nous offrent l'image. Qui n'a rencontré, même de nos jours, un sage pratique, épicurien sans le savoir, modéré dans ses goûts, honnête sans grande ambition morale, se piquant de bien conduire sa vie ? Il se propose de tenir en santé son corps, son esprit et son âme, ne goûte que les plaisirs qui ne laissent pas de regrets, que les opinions qui n'agitent point, se garde de ses propres passions et esquive celles d'autrui. S'il ne se laisse pas tenter par les fonctions et les honneurs, c'est de peur de courir un risque ou d'être froissé dans une lutte. D'humeur libre, éclairé, plus ou moins ami de la science, il se contente de connaissances courantes. Sans trop s'inquiéter des problèmes métaphysiques, il a depuis longtemps placé Dieu si haut et si loin qu'il n'a rien à en espérer ni à en craindre. Quant à la vie future, il l'a, pour ainsi dire, effacée de son esprit et ne songe à la mort que pour s'y résigner un jour avec décence. Cependant il dispose sa vie avec une prudence timide, se ramasse en soi, se limite, ne se répand au dehors que dans l'amitié, qui lui parait sûre, où il jouit des sentiments qu'il inspire et de ceux qu'il éprouve. Son égoïsme qui est noble, et qui voudrait être délicieux, a compris que la bienveillance est le charme de la vie, qu'on en soit l'objet ou qu'on l'accorde aux autres. Tracez comme vous voudrez ce caractère selon les observations et les rencontres que vous avez faites, ajoutez, retranchez certains traits, le fond sera toujours le même et vous représentera un épicurien inconscient. C'est à des hommes semblables, nombreux alors dans la Grèce oisive, qu'Épicure a proposé une morale savante et des règles précises. D'après eux et pour eux il composait l'idéal de son sage. A une société devenue voluptueuse, il recommanda la volupté de l'esprit, du cœur, de la sagesse. Sa doctrine fut moins une complaisance qu'une protestation contre de grossiers plaisirs. Il n'est pas venu, comme on sait, apporter l'incrédulité et la corruption ; mais à des esprits revenus des fables du paganisme il offrit une explication du monde qui rejetait l'intervention de dieux déjà méprisés, à des times désabusées, condamnées au repos par le malheur des temps, il arrangea un repos durable, ferme et doux. S'il est vrai que les doctrines font les mœurs, n'est-il pas vrai aussi que les mœurs font les doctrines ?

Ce système si opportun dut encore son prestige à la vie d'Épicure[9]. On connaît la simplicité de ses mœurs et la sérénité de son esprit. Bien que tourmenté par une maladie cruelle, il montra toujours le courage inaltérable que promettait sa philosophie. Les cœurs étaient charmés et captivés par son aménité et son amitié généreuse. De tous les chefs d'école de l'antiquité il parait avoir été le plus aimé. Cicéron, dont le témoignage ne peut être suspect, ne contredit pas dans un de ses dialogues ce disciple enthousiaste qui s'écrie : Quelle nombreuse élite d'amis[10] il rassemblait dans sa maison ; quels intimes rapports d'affection mutuelle dans ce commun attachement au maître ! Et cet exemple est encore suivi par tous les épicuriens[11]. Comme les anciens se sont souvent étonnés de cette union si rare, sans pouvoir l'expliquer, nous voulons brièvement en marquer les causes et le caractère.

Quoique l'épicurisme ait été de tout temps, et non sans raison, l'objet de la réprobation publique, il faut reconnaître pourtant que dans l'antiquité il n'y eut pas d'école purement philosophique qui, par la fixité de ses principes et la simplicité de ses démonstrations, fût plus capable d'attirer des esprits avides de foi et de repos. Il semble qu'Épicure ait eu le dessein prémédité de fonder une sorte de religion, si on peut donner ce nom à une doctrine sans Dieu, ou du moins sans culte. Ce n'est pas une simple école, c'est une église profane avec des dogmes indiscutables, avec un enseignement qui ne change jamais, et entourée d'institutions qui assurent la docilité des adeptes et protègent la doctrine contre les innovations. D'abord Épicure se présentait au monde comme un révélateur de la science véritable, considérant comme non avenus tous les systèmes[12] qui avaient précédé le sien. Parmi tous les fondateurs de doctrines, seul il osa se donner le surnom de sage[13]. Pour rendre, nous l'avons vu, son école accessible à tous, il ne demandait pas à ses futurs disciples d'études préparatoires, ni lettres, ni sciences, ni dialectique. Il se serait bien gardé d'écrire sur la porte de son école, comme avait fait Platon : Nul n'entre ici, s'il ne sait la géométrie. Pour devenir épicurien, il suffisait d'admettre un certain nombre de dogmes faciles à retenir et de savoir par cœur[14] les manuels du maitre. De plus, afin que cet enseignement fût immuable, Épicure eut la précaution de le placer sous la garde d'une autorité. Par son testament, il légua ses jardins et ses livres à son disciple Hermarchus comme au nouveau chef de l'école et à tous ses successeurs à perpétuité. La doctrine alla de main en main, sans que clans la suite des siècles aucune hérésie[15] en ait jamais menacé l'intégrité, et fut ainsi transmise dans sa pureté originelle pendant près de sept cents ans jusqu'à l'invasion des Barbares, où elle disparut clans l'écroulement du monde antique. Pour mieux assurer le respect de sa doctrine et de sa mémoire, Épicure avait expressément recommandé de célébrer chaque année par une fête l'anniversaire de sa naissance[16]. A cette solennité les disciples avaient ajouté l'usage de se réunir tous les mois dans des repas communs. Le maître était toujours comme présent au milieu de cette famille philosophique ; on voyait partout chez ses adeptes son portrait en peinture, ou gravé sur les coupes et les anneaux. Sous ce patronage vénéré, les disciples restent unis par les liens d'une confraternité devenue célèbre. C'est ce respect si bien établi pour Épicure, toujours réveillé par des fêtes commémoratives, c'est encore cette ferveur de sentiments entretenus par la communion des esprits, qui explique l'enthousiasme surprenant des épicuriens pour leur maître. Peu s'en faut que, dans le fanatisme de leur admiration et de leur reconnaissance, ces contempteurs de toutes les divinités ne lui aient rendu des honneurs divins. Il fut un dieu, oui, un dieu ! s'écrie Lucrèce dans les transports de son ivresse poétique, en élevant autel contre autel. Ce langage presque religieux étonne moins quand on sait que la secte a toujours eu son culte philosophique, son chef dépositaire et gardien de la doctrine, sa tradition invariable et non interrompue. Chose singulière vraiment que ce soit la plus froide des doctrines, la plus morne, la moins faite pour exalter les âmes, la plus justement soupçonnée d'athéisme, qui ait été la mieux instituée pour mettre l'esprit à l'abri du doute et pour assurer par la foi et la concorde le repos de la vie

Cette paix s'explique encore par cette langueur suave à laquelle l'école réduisait le souverain bien. Épicure, en désintéressant les hommes de la politique, de la religion, de la science, d'eux-mêmes, les avait, pour ainsi dire, désarmés. Il n'y a que les fortes passions qui se dévorent les unes les autres, que les vertus braves qui se heurtent. Une égale docilité à l'enseignement du maitre empêchait toute dispute, le commun renoncement à l'action empêchait tout conflit. Les anciens, en célébrant l'innocence de l'école, ne remarquent pas que c'est l'innocence du sommeil. Aussi n'est-ce pas ce que nous louerons chez Épicure qui, tout libre penseur qu'il fût, arrêta la libre pensée et, pour avoir réduit la science en manuels, suspendit et rendit stagnant tout un grand courant philosophique qui aurait pu être fécond. Il a intercepté, sans en rien faire, la belle physique de Démocrite, et l'a immobilisée dans la foi ; singulière inconséquence d'un esprit audacieux qui avait fait passer sous sa critique tous les enseignements traditionnels, ceux de la religion, de la poésie, de la philosophie, et, après les avoir ruinés par le libre examen, obligea ses disciples à croire, lui qui avait poussé si loin, qu'on nous passe le mot, l'art de décroire.

Là n'est pas la gloire de la doctrine, qui a d'autres mérites moins contestables. Comme le temps n'était plus des vertus civiques, Épicure inventa la morale privée[17], ou du moins il fit sentir le prix de cette morale modeste qui n'a pas besoin de grand théâtre ni de spectateurs, qui procure un soutien et des satisfactions secrètes aux plus humbles conditions et aux âmes les moins vaillantes. Tout en la faisant douce, il sut la rendre noble. Comme les stoïciens, il vit quelque chose au delà des limites étroites de la patrie et de la politique, et conçut l'idée de la fraternité humaine. L'étranger ne fut plus pour lui un barbare, l'esclave fut à ses yeux un humble ami[18], les animaux mêmes ne furent pas oubliés par la mansuétude de sa doctrine. S'il n'a pas saisi aussi bien que Zénon la grandeur de la fraternité, il en a mieux senti le charme. L'amitié devint une joie nécessaire, la bienveillance un mérite honoré. Épicure, plus que tout autre, a introduit dans le monde ces vertus inoffensives et aimables, dont les siècles ne parlent pas, qui n'ont pas d'histoire, mais qui servent encore aujourd'hui à charmer les jours et les heures, qui font les délices de la vie. Regrettons les fortes vertus de la grande antiquité, ces vertus héroïques bien que dures, mais n'oublions pas de rendre un modeste hommage à ceux qui surent adoucir la vie, et qui, par des services que l'histoire oublie toujours, mirent en crédit la bonté.

Il n'est que juste de relever certains mérites d'Épicure, car il n'y a pas de philosophe ancien qui ait eu plus à souffrir de la calomnie. Les écoles rivales, les stoïciens surtout, s'attachèrent à ternir sa réputation, à discréditer sa doctrine. On lui prêta des opinions honteuses, on défigura l'histoire de sa vie, on en fit non-seulement un impie, mais un débauché. Tel était cet acharnement que Sénèque, tout stoïcien qu'il était, a protesté plus d'une fois contre cette iniquité : Pour moi je pense, et j'ose le dire contre l'opinion des nôtres, que la morale d'Épicure est saine, droite, et même austère pour qui l'approfondit ; je ne dis donc pas, comme la plupart de nos stoïciens, que la secte d'Épicure est l'école de la débauche ; je dis qu'elle est décriée sans l'avoir mérité[19].

Il faut reconnaître pourtant que cette morale était périlleuse[20]. Ceux qui ne comprenaient pas la doctrine ou feignaient de ne pas la comprendre pouvaient abriter leurs hontes sous l'autorité respectable d'un philosophe. On ne tarda pas à voir, en Grèce, des hommes effrontés, qui, en cédant à toutes leurs passions, prétendaient ne suivre que des principes, qui n'avaient plus la pudeur de leurs vices depuis que la philosophie paraissait les avoir justifiés. Les faux épicuriens compromirent l'école en tout temps, et font excuser les stoïciens. L'épicurisme, en passant de la Grèce à Rome, arriva précédé de sa mauvaise renommée. On sait quel étonnement il causa aux vieux Romains. Tout le monde a vu dans Plutarque le tableau de ce souper où l'ambassadeur de Pyrrhus, le Grec Cinéas, expliquait la doctrine d'Épicure, quand tout à coup Fabricius, surpris de ces propos étranges, l'interrompit en s'écriant : Plaise aux dieux que Pyrrhus et les Samnites conservent de pareilles opinions tant qu'ils nous feront la guerre ! Plus tard, vers la fin de la république, quand Rome fut à la fois polie et corrompue, le système fut adopté par le monde élégant[21] et prôné par tous ceux qui tenaient à couvrir et décorer leur corruption d'un nom philosophique. Ce n'est pas qu'il n'y eût à Rome de très-honnêtes épicuriens mettant en pratique les vrais préceptes du maitre et se renfermant dans les limites qu'Épicure avait lui-même fixées. Il suffit de rappeler ces amis de Cicéron qui, dans ses dialogues, soutiennent leur doctrine avec tant de force et d'urbanité, et surtout Atticus, le modèle accompli de toutes ces vertus prudentes que l'école recommandait, pauvre citoyen, mais excellent homme, qui traversa les guerres civiles de Marius et de Sylla, de César et de Pompée, d'Octave et d'Antoine sans encombre, eut l'art sinon de bien vivre, du moins de vivre, rendit de bons offices à tous, ne se mêla de leurs sanglants débats que pour protéger quelquefois leurs victimes, et prouva enfin par un exemple mémorable, mais non pas digne en tout d'être suivi, que le détachement politique, l'indifférence, la bienveillance universelle sont en effet, comme l'assurait Épicure, le plus solide fondement de la sécurité.

Mais à côté de ces hommes aimables, dont les faibles vertus n'étaient pas sans charme, les ambitieux, les corrompus, tous ceux à qui l'ancienne morale pesait comme un joug, cherchaient à se persuader qu'ils étaient les disciples d'Épicure. Cet état d'esprit de quelques Romains a été dépeint par Cicéron avec beaucoup de finesse et d'ironie dans son discours contre Pison, un autre Verrès, qui avait pillé la Macédoine, et qui dans sa jeunesse s'était rendu célèbre par l'éclat de ses désordres. Le grand et malin orateur suppose une conversation entre le jeune Pison et un Grec qui lui expose naïvement le système d'Épicure : Notre jeune étalon n'eut pas plus tôt entendu dans la bouche d'un philosophe un éloge si absolu de la volupté, qu'il n'examina plus rien. Il sentit tous ses appétits se réveiller, et, hennissant aux discours de ce Grec, il crut avoir trouvé en lui, non un précepteur de vertu, mais un maitre de débauche. Le Grec de vouloir d'abord distinguer, expliquer le véritable sens de la doctrine. Mais notre homme de retenir, sans y rien changer, ce qu'il a entendu. C'est bien cela, dit-il, j'y souscris, j'adhère, je signe ; il parle à merveille, votre Épicure. Le Grec toujours complaisant[22] et homme du monde n'a pas voulu soutenir trop obstinément son opinion contre un sénateur du peuple romain[23]. Scène charmante, digne des Provinciales, plaisante collusion de la grossièreté romaine et de la servilité grecque ! Plus d'un philosophe directeur, attaché, selon l'usage d'alors, à quelque grande maison, a dû faire ainsi fléchir les principes, et par politesse, par égard, n'a pas repoussé trop rudement des interprétations de la doctrine qui faisaient tant de plaisir à son riche protecteur.

C'est précisément pour avoir bien démêlé cette disposition des esprits que Cicéron a si souvent réfuté et même insulté Épicure. A voir la vivacité, la persistance de ses attaques, quelquefois l'injustice et la mauvaise foi de ses reproches[24], on est tenté de croire qu'il ne parle pas seulement en philosophe qui discute des opinions, mais en homme d'État qui veut épargner à sa patrie de dangereuses nouveautés. En effet, l'épicurisme, en prêchant la volupté, en ruinant la croyance à des dieux bienfaisants ou terribles, menaçait la morale publique, qui, à Rome surtout, reposait sur la religion. Aussi les politiques, qui avaient besoin des suffrages du peuple et qui devaient ménager l'opinion, n'osaient pas toujours avouer qu'ils étaient disciples d'Épicure, et Cicéron laisse voir quelles étaient alors les préventions contre cette doctrine mal famée, quand il dit à un de ses interlocuteurs épicuriens que de pareils paradoxes peuvent à la rigueur se soutenir dans le huis clos, mais qu'il le mettait au défi de les professer dans le sénat, devant le peuple, à la tête d'une armée, devant les censeurs[25]. Ces opinions paraissaient d'autant plus menaçantes qu'elles étaient, sous une forme ou sous une autre, partagées par la plupart des hommes cultivés, même par ceux qui ne relevaient pas d'Épicure. L'incrédulité était dans tous les esprits, dans ceux-là mêmes qui veillaient sur la religion. L'académicien Cotta, le grand pontife, disait : Il est difficile de nier qu'il y ait des dieux ; oui, cela n'est pas aisé en public ; mais en particulier, discourant comme nous faisons ici, rien n'est plus facile. Pour moi, tout grand pontife que je suis..., je suis presque tenté de rejeter cette opinion[26]. L'état général des esprits et des mœurs, l'incrédulité croissante, la mollesse, l'immoralité devenue élégante et prête à bien accueillir des principes commodes, tout cela explique la rapide fortune de l'épicurisme à Rome, et fait comprendre aussi pourquoi de graves politiques se sont fait un devoir de le discréditer.

On répète sans cesse, sur la foi de Montesquieu, que c'est la secte d'Épicure qui corrompit Rome. Non, les mœurs romaines n'ont pas été ruinées par une doctrine, mais par la conquête. Elles furent submergées tout à coup par un torrent formé de tous les vices de l'univers[27]. Après les victoires de Macédoine et de Syrie, après la prise de Carthage et de Corinthe, les Romains se crurent tout permis, selon le mot de Polybe, et de plus apprirent en Grèce et en Asie ce que la philosophie la plus dépravée n'aurait pu leur apprendre. L'abondance des richesses ; l'or qui corrompt, surtout quand il est pillé ; la victoire qui ose tout ; le goût nouveau des voluptés étrangères et monstrueuses ; le luxe, dont on pouvait épuiser tous les raffinements sans épuiser sa fortune ; la cupidité féroce des chefs et des soldats, qui finit par vouloir conquérir les biens mêmes des citoyens par le meurtre et les proscriptions, voilà les vrais corrupteurs du peuple romain. Il s'agit bien de la fine et paisible morale d'Épicure ! Même mal comprise, grossièrement pratiquée, elle était encore au-dessus des mœurs générales. Dira-t-on que l'épicurisme a Ôté aux Romains le frein de la religion ? Mais dans ce déchaînement des passions, les dieux, les trente mille dieux dont Varron nous a laissé le compte, n'auraient pas empêché un dévot païen de piller une province. Si on peut reprocher à la doctrine d'avoir fourni à l'incrédulité des arguments scientifiques, aux passions des prétextes honnêtes, du moins elle a obligé ces débauchés farouches et brutaux de prendre quelques grâces de l'humanité grecque et de donner à leurs vices des apparences plus décentes.

Parmi ces disciples romains si divers, dont les uns profanaient l'épicurisme par des interprétations honteuses, dont les autres y cherchaient des leçons de prudence, il se rencontra, vers la fin de la république, un poète de génie, personnage mystérieux, dont l'histoire ne nous a conservé que le nom et l'œuvre, et qui a compris le système avec une grandeur inattendue. L'auteur du Poème de la Nature, tout en restant fidèle à la lettre de la doctrine, lui prête l'éclat de son imagination et y verse la chaleur de son âme. La vieille physique de Démocrite, nonchalamment exposée par Épicure, apparaît comme une nouveauté sublime à son inexpérience romaine, qui vient seulement d'ouvrir les yeux aux grands mystères de la philosophie. Sa surprise et sa candeur enthousiaste le rendent, pour ainsi dire, le contemporain de ces premiers interprètes de la nature, des Parménide et des Empédocle, qui chantaient, avec les transports d'un jeune étonnement, un univers non encore défiguré par les investigations humaines. Ce qu'Épicure enseignait, Lucrèce le voit, il s'en fait le tableau avec les yeux de la foi. Les mystères les plus reculés de la création, les abymes de l'espace et du temps, les évolutions des atomes à l'origine des choses, sont pour lui aussi visibles que s'ils étaient éclairés par un soleil ; ou, pour parler plus justement, sa raison est si bien entrée dans le système, elle s'en est si bien revêtue, elle s'est si profondément insinuée dans toutes les parties de cet univers, qu'elle en devient comme la puissance ordonnatrice. Cette physique conjecturale et froide pare vivante ; elle est échauffée, rajeunie par le sentiment poétique, agrandie par la majesté des pensées. De même, la morale d'Épicure, œuvre du découragement et de la désillusion, cette morale équivoque, qui flottait un peu incertaine entre le bien et le mal, prend une fierté toute romaine et fixe les devoirs avec une décision impérieuse. Enfin, l'irréligion si discrète du maitre, et si douce qu'elle a pu être soupçonnée d'hypocrisie, éclate dans le poème en accents irrités, comme une revendication tribunitienne contre des dieux oppresseurs. En un mot, l'inerte système d'Épicure, célébré par Lucrèce, vous produit l'effet d'une pièce languissante qui serait tout à coup ranimée par le génie d'un grand acteur. Si nous nous donnons aujourd'hui la peine d'étudier ces visions philosophiques, ce n'est pas pour faire estimer une science qui est fausse, une sagesse qui est suspecte, mais pour contempler sous toutes ses faces une grande âme qui, jusque dans ses erreurs, offre un spectacle poétique et moral d'un intérêt immortel.

 

 

 



[1] Ce jardin était dans l'intérieur d'Athènes. Épicure fut le premier qui transporta la campagne dans la ville : Primus hoc instituit Epicurus otii magister. Usque ad eum moris non fuerat in oppidis habitari rura. Pline, Hist. Nat., XIX, 4.

[2] Lettres, 21.

[3] Épicure n'était ni savant, ni profond. Sans doute il écrivit beaucoup et fut, après le stoïcien Cbrysippe, le philosophe le plus fécond de l'antiquité ; mais les trois cents livres qu'il publia n'étaient que des livres plus ou moins élémentaires. Cicéron dit et redit qu'il manquait de haute culture : Non catis politus iis artibus quas qui tenent eruditi appellantur. De Finibus, I, 7 et 21. Quintilien va plus loin : Disciplinas omnes fugit. Inst. orat., XII, 2 ; voir Athenée, XIII, 6 ; Sextus Empiricus, Adv. mathem., I, 1. On prétend même qu'il avait écrit à Pythoclès : Fuyez, si vous voulez être heureux, toute science. Diog. Laërce, X, 6. Il repoussait surtout la dialectique si fort en honneur avant lui dans les écoles, pensant que le chemin du bonheur est moins hérissé d'épines et que le témoignage des sens aidé de la réflexion est le meilleur des guides. De Fin., I, 49 ; Acad., II, 30 ; Diog. L., X, 31. Son style, qui n'avait pas beaucoup d'autres mérites, était clair : Plane dicit quod intelligam. De Fin., I, 5. Aussi la doctrine était à la portée de tous. On peut l'apprendre en se jouant. Ibid., 8. Cicéron, s'amusant quelquefois aux dépens des épicuriens qu'il trouve peu subtils, dit avec bonne grâce : Ce sont les meilleures gens du monde et je ne connais personne qui ait moins de malice. Tuscul., III, 21. Il dit ailleurs avec un dédain moins déguisé : Comme nos ancêtres tirèrent Cincinnatus de la charrue pour le faire dictateur, de même vous prenez les plus simples et les plus grossiers de tous les Grecs pour en faire vos disciples. De Fin., II, 4. Voir Plut. qu'on ne peut vivre heureux, 12. Varron disait : A primo, compito dextimam viam munit Epicurus. Voir Nonius, II, 198. Torquatus parle avec transport de ce chemin si uni : O apertam et simplicem et directam viam ! De Fin., I, 48.

[4] Cicéron, de Finibus, II, 4.

[5] Épicure se moquait de tous ses devanciers ; Cicéron trouve que ses railleries sont peu attiques. De nat. Deor., II, 47. Il faut se défier des plaisanteries qui courent sous le nom d'Épicure. Ses ennemis lui ont attribué un grand nombre de mots impertinents contre les chefs de doctrine les plus vénérés, pour le rendre odieux et soulever contre lui l'indignation de toutes les écoles. Ce qui est hors de doute, c'est son dédain pour tous les philosophes, dédain où il entrait peut-être de la vanité.

[6] Lettres, 33.

[7] Cicéron, de Fin., II, 21.

[8] On a dit et on a répété : Il est surprenant qu'Épicure ne se soit pas aperçu que la partie morale de son système pouvait subsister sans la partie physique qui en faisait la faiblesse... Toutes les contestations qui s'élevèrent n'auraient jamais eu lieu, s'il eût déclaré que son grand but était de retirer les hommes de la superstition. » De Pauw, Rech. phil., II, p. 452. Mais c'est précisément ce qu'Épicure ne pouvait faire sans se couvrir d'un appareil scientifique. Une théorie physique, une théorie déjà ancienne et accréditée avait l'avantage de donner à son audacieuse entreprise un air d'innocence. Ne voit on pas qu'à Rome les premiers épicuriens n'osèrent écrire que sur la physique? Le poème de Lucrèce en est la preuve. Dans l'antiquité d'ailleurs tout système philosophique était obligé de répondre à ces deux questions: Comment le monde a-t-il été fait ? En quoi consiste le souverain bien? Épicure aurait paru n'être pas un vrai philosophe s'il n'avait satisfait cette double curiosité, s'il n'avait résolu qu'un des problèmes.

Enfin qu'y avait-il de plus propre que les explications physiques à calmer l'effroi que causait la vue de certains phénomènes naturels qu'on attribuait à la colère des dieux ? L'épicurien Torquatus dit nettement : E physicis et fortitudo sumitur contra mortis timorem, et constantia contra metum religionis et sedatio animi, omnium rerum ignoratione sublata. De Fin., I, 49 et V, 29. De notre temps, quelques éléments de physique partout répandus, quelques connaissances courantes ont chassé de nos campagnes bien des terreurs superstitieuses.

[9] Ce n'est que par l'opinion qu'il a laissée desa probité et de ses mœurs que ses écrits ont autant de cours. Cicéron, De Fin., II, 31. — Quis ilium neget et bonum virum et comem, et humanum fuisse. Ibid., 25. — Voir sur son courage la belle lettre qu'il écrivit, étant près de mourir, à son disciple Idoménée. Diog. L., X, 22.

[10] L'amitié était le fondement de la société épicurienne. De tout ce que peut procurer la sagesse, pour rendre la vie heureuse, l'amitié est ce qu'il y a de plus excellent, de plus fécond, de plus doux. De Fin., I, 20. Sans doute cette amitié, selon les principes de l'école, ne reposait que sur l'intérêt bien entendu. C'est un champ qu'on ensemence pour récolter. Diog. L., X, 120. Mais par une contradiction naturelle remarquée par Cicéron (De Fin., II, 26), l'amitié devint un sentiment désintéressé et généreux. Il est impossible d'entretenir longtemps l'amitié, si nous n'aimons nos amis comme nous-mêmes. Ibid., I, 20. La famille d'Épicure donnait l'exemple : C'est chose merveilleuse comment ses frères étaient affectionnés envers lui. Plut., De l'Amit. fr., 16. — Lui-même disait: Dans l'amitié il vaut mieux faire du bien que d'en recevoir. Plut., qu'on ne peut vivre heureuxLe sage, s'il le faut, mourra pour son ami. Diog. L., X, 424. — Pendant le siège d'Athènes par Démétrius il nourrit tous ses disciples. Plut., Dem. 34. Sa dernière pensée en mourant a été consacrée à l'amitié : Soutenez les enfants de Métrodore. Diog. L., X, 22. Épicure refusa d'établir dans son institut, à l'exemple de Pythagore, la communauté des biens, estimant qu'il faut dans l'amitié tout devoir, non à la contrainte, mais à une assistance purement volontaire. Ibid., 44. L'idée était délicate. On citait en Grèce de beaux exemples d'amitié épicurienne. V. Maxime, I, 8, 47. De même à Rome: Multi epicurei fuerunt et hodie sunt in amicitiis fideles. De Fin., II, 25. Ils s'obligent, par une espèce de traité, d'avoir les uns pour les autres les mêmes sentiments qu'ils ont pour eux-mêmes. Ibid., 26.

[11] De Fin., I, 20.

[12] Épicure se vantait de n'avoir pas eu de maître. De nat Deor., I, 26 ; αύτοδίδακτος εΐναι καί αύτοφυής. Sext. Emp., Adv. math., I, 3, 4. Lucrèce s'écrie: Tu pater et rerum inventor, III, 9; pectore parte suo. V, 5. — Cicéron raille cette prétention : Je le crois aisément ; aussi ne lui voit-on rien qui sente l'Académie ni le Lycée, rien même qui prouve les plus simples études. De nat. Deor., I, 26.

[13] Cicéron, de Fin., II, 3.

[14] La recommandation avait été faite souvent par Épicure lui-même. Diog. L., X, 42, 35, 83, 85. Qui est celui d'entre vous qui n'a pas appris par cœur les Maximes fondamentales d'Épicure ? De Fin., II, 7. Scyron sait par cœur tous les dogmes. Acad., II, 33. Lucrèce se fait gloire de suivre son maître pas à pas :

Fixa pedum pono pressis vestigia signis... (III, 4.)

Cujus ego ingressus vestigia dum rationes

Persequor... (V, 56.)

On voit au Louvre dans le musée des antiques une tête de marbre, sorte de Janus à deux faces, dont l'une est le portrait d'Épicure, l'autre celui de Métrodore, son disciple. L'artiste grec a-t-il voulu exprimer que les deux philosophes ne font qu'un ? on n'ose l'affirmer, mais c'est pour nous un symbole.

[15] La doctrine fut immuable : « Unius ductu et auspiciis dicta. » Sén., Lett. 33. Numénius dit que dans cette école « une innovation eût été une impiété. s Eusèbe, Præp. evang., XIV, 5. Les épicuriens proclamaient avec assurance les dogmes du maitre, a fidenter, ut solent. De nat. Deor., I, 8. Au IIIe siècle, Diogène Laërce remarque que toutes les doctrines sont en décadence, excepté l'épicurisme. L. X, 9. Au IVe, Thémistius constate que les préceptes sont observés par tous les disciples comme si c'étaient les lois de Solon ou de Lycurgue. Orat., IV. On a les noms des quatorze successeurs d'Épicure, pendant deux cent trente-sept ans, jusqu'à Auguste. Lucien dit que de son temps encore on élisait pour chef le plus digne. L'école était donc organisée comme une église avec des dogmes fixes et avec une sorte de conclave. Les épicuriens faisaient beaucoup de conquêtes dans toutes les sectes, mais aucun d'eux ne déserta jamais la sienne. Ce fait avait frappé les anciens, et comme on s'en étonnait un jour devant Arcésilas : Cela est naturel, répondit-il avec esprit, on peut faire d'un homme un eunuque mais non d'un eunuque un homme. Diog., IV, 43. Ce qui veut dire qu'en morale, on peut descendre, mais non remonter. Cette étroite fidélité des épicuriens explique pourquoi cette école si durable a été stérile en littérature et en philosophie ; elle n'a produit d'autres grands hommes que Métrodore, Hermachus, Polymnus, qui ont été formés sous l'influence directe du maitre : Magnos viros non scola Epicuri, sed contubernium fecit. Sén., Lett., 6. Lucrèce est une brillante exception.

[16] Cicéron, de Fin., II, 31 ; V, 1. — Pline, Hist. Nat., XXXV, 2.

[17] On connaît le principe d'Épicure : Cache ta vie, λάθε βιώσας. Il disait à un ami : Nous sommes l'un pour l'autre un assez grand théâtre. Sénèque, Lett. 7. Il recommandait de fuir le monde, Diog., X, 443. Il vécut dans l'obscurité à Athènes et put écrire à Métrodore : Nous ne nous sommes pas mal trouvés d'être demeurés inconnus, même de nom, à toute la Grèce. Sén., Lett. 79. Ses disciples ne faisaient non plus parler d'eux : Delicata et umbratica turba. Id., De Benef., IV, 2. Qui se ne vivantes quidem nosci volunt. Pline, Hist. Nat., XXXV, 2.

N'est-ce pas à ce caractère, en quelque sorte domestique, de sa morale que Lucrèce fait allusion quand il dit qu'Épicure est venu apporter un remède aux maux intérieurs : Nec minus esse domi cuiquam tamen anxia corda. VI, 44. Il ajoute : Viam monstravit tramite parvo. VI, 27. Édit. Lachmann. Horace dit de même :

At secretum iter et fallentis semita vitae. (Ép. I, 18, 103.)

[18] Épicure disait: Ne pas punir l'esclave, en prendre pitié. Diog. L., X, 448. Il fit de ses esclaves ses compagnons d'études et, par son testament, donna la liberté à ceux qui avaient cultivé la philosophie, particulièrement au célèbre Mus, qui devint l'honneur de l'école. C'est à peu près ainsi que Descartes associa ses domestiques à ses travaux et mit son valet de chambre Gillot et son copiste Gutschoven en état de devenir professeurs de mathématiques pures, ce dernier à l'université de Louvain.

[19] Sénèque, De vita beata, 13.

[20] Le mot de volupté était mal choisi, équivoque, et n'avait pas été nettement défini par le maitre lui-même. Nunc dico ipsum Epicurum nescire, et in eo nutare. De Fin., II, 2. De là des interprétations plus ou moins nobles, des discussions sans fin, qui n'étaient pas toujours sincères ni désintéressées. Plutarque avait écrit un livre, aujourd'hui perdu, sous ce titre : Comment il faut entendre Épicure. Torquatus disait à ses adversaires : Vous n'entrez pas dans sa pensée. De Fin., II. 7. Cicéron en plus d'un endroit signale les équivoques et les dangers de la langue épicurienne : Lubricum genus orationis, adolescenti non acriter intelligenti sæpe præceps. In Pis., 28. Le nombre était grand de ceux surtout qui feignaient de se méprendre sur le sens du mot et donnaient à leurs vices l'apparence d'une sagesse doctrinale. Non ab Epicuro impulsi luxuriantur, sed vitiis dediti luxuriam suam in philosophiæ sinu abscondunt. Sén., de Vit. beat., 42. Voir tout ce long et éloquent passage de Sénèque, qui dit un peu plus loin aux Épicuriens : Choisissez donc une meilleure enseigne. Ibid., 43. Horace, sur un autre ton, fait des réflexions analogues et badine agréablement au sujet des faux adeptes qui s'imaginent que la doctrine apprend l'art d'apprêter un festin. Sat. II, 4.

[21] L'amour des jouissances grossières ou raffinées, le désir du repos pendant et après les guerres civiles, le goût pour la vie rurale et pour les délicieuses villas où on pouvait s'arranger un bonheur si commode, tout cela explique la rapide fortune d'une doctrine qui semblait prêcher le plaisir et qui prêchait en effet le repos. L'épicurisme devint même populaire à Rome, populus cum illis facit. De Fin., II, I 4. Commota multitude contulit se ad eamdem potissimum disciplinam. Tusc., IV, 3. Outre que le mot de volupté était une amorce, le système était de tous le plus facile à comprendre et à mettre en latin. Aussi les premiers livres philosophiques écrits en langue latine sont des livres épicuriens. On verra plus loin que le discrédit de la religion donnait à ces informes essais une grande importance.

[22] C'était Philodème, un savant et un homme d'esprit, dont il nous reste de nombreux fragments, trouvés à Herculanum, sur la philosophie épicurienne, sur la rhétorique et la musique. Il était pats aussi, et composait, pour se rendre agréable, de petits vers lascifs où il chantait les bonnes fortunes de son protecteur, adulteria ejus delicatissimis versibus. In Pis., 29. Il nous reste de lui un certain nombre d'épigrammes, une entre autres, où précisément il invite son disciple Pison à un de ces banquets annuels dont nous avons parlé, où était célébrée dévotement la nativité d'Épicure : Demain, cher Pison, un disciple d'Épicure, chéri des Muses, t'entraînera dès la neuvième heure vers une chaumière modeste, où il doit célébrer dans un banquet l'eicade annuelle. Tu n'y savoureras, il est vrai, ni les mamelles succulentes de la truie, ni le vin de Chios, doux présent de Bacchus ; mais tu y verras des amis parfaitement sincères ; mais tu y entendras des sons plus doux que tout ce qu'on nous vante de la terre des Phéaciens. Si tu daignes, Pison, jeter sur nous un regard favorable, ta présence donnera de l'éclat à la fête, et nous tiendra lieu des mets les plus exquis. Anthologie grecque, Hachette, T. I, p. 397. On voit que ces banquets étaient simples, que l'amitié et la musique en faisaient seules le charme ; c'était sans doute selon le vieux rite institué par Épicure. Dans tout le reste Philodème ne parut pas avoir été un rigide épicurien. Il faut convenir que si les Romains se méprenaient sur le sens de la doctrine, c'était souvent la faute de leur maitre grec. Ils remettaient leur esprit et leur conscience entre de singulières mains.

[23] In Pisonem, 28.

[24] La critique du système faite par Cicéron est sur certains points aussi péremptoire que spirituelle ; mais souvent aussi il prête à ses adversaires des opinions qu'ils n'ont pas, et affecte de croire que la doctrine recommande les plaisirs grossiers. Les épicuriens se plaignaient. Tusc., III, 21. Au fond Cicéron savait bien que l'école était austère. Il fait dire à Torquatus : Quam gravis, quam continens, quam severa sit. De Fin., I, 11. Ne dit-il pas lui-même au débauché Pison : Que n'as-tu mieux compris les préceptes d'Épicure ! In Pis., 18. Il n'avait raison que contre les faux sectateurs alors nombreux à Rome. Cela lui donnait prise même sur les véritables. Dans ses livres il les harcèle, dans ses lettres il les taquine. Il faut lire sa jolie lettre à son ami Trebatius qui venait de se convertir à l'épicurisme. Ses victimes étaient bonnes gens et entendaient raillerie. Mais Cassius, moins accommodant, proteste. Cicéron lui ayant écrit : Ta philosophie à toi est à la cuisine, tua in culina est. Cassius relève noblement ce mot qui le blesse: Ceux que tu appelles φιλήδενοι, sont φιλόκαλοι et φιλοδίκαιοι. Lett. Fam., XV, 18 et 19.

[25] Tusc., III, 21 ; de Fin., II, 22.

[26] De nat. Deor., I, 22.

[27] La chute des mœurs fut subite : Majorum mores non paulatim ut antea, sed torrentis modo præcipitari. Salluste, fragm. — Non gradu, sed præcipiti cursu a virtute descitum. V. Paterculus, II, 1.