ÉTUDES MORALES SUR L'ANTIQUITÉ

 

UN PAÏEN DEVENU CHRÉTIEN.

 

 

SYNÉSIUS[1].

Une monographie bien faite sur un personnage célèbre, quand elle n'est pas un panégyrique, mais une œuvre de critique solide, est toujours une attachante lecture, qui promet des révélations nouvelles. La grande histoire, nécessairement cérémonieuse ou trop rapide, néglige des détails importants dont la ténuité lui échappe ou qui ne peuvent pas entrer dans le plan d'une vaste composition. C'est en interrogeant la vie d'un homme, ses sentiments, ses opinions, ses habitudes, qu'on pénètre, par mille petits chemins inconnus, jusqu'au cœur d'une société disparue. On la voit plus familièrement, on l'aborde par tous les côtés à la fois, on la juge de plus près. Ce sont souvent les détails particuliers qui font le mieux ressortir les principaux caractères d'une époque, et il n'est pas nécessaire d'invoquer ici l'exemple de Plutarque pour prouver qu'une biographie composée avec art peut devenir un grand tableau d'histoire générale qui nous présente avec les mœurs et les coutumes l'état moral de tout un siècle.

Par les vicissitudes de sa vie et de ses opinions, par le rôle qu'il a joué comme citoyen, comme ambassadeur, comme philosophe et comme évêque, Synésius, dont M. Druon vient de publier l'intéressante histoire, nous dépeint dans ses divers ouvrages, et mieux qu'un autre peut-être, le commencement du Ve siècle de l'ère chrétienne, et le fait d'autant mieux connaître qu'il n'est pas un historien, qu'il n'écrit le plus souvent que pour lui-même, pour ses amis, au jour le jour, avec une passion naïve qui, à cette époque de sophistique, ne laissait pas de s'accorder avec la prétentieuse parure du style. Que de renseignements imprévus il nous fournit sans y penser, sur l'état de l'empire, sur sa faiblesse politique, sur les écoles, les doctrines, la littérature, et, en général, sur ce monde moitié chrétien, moitié païen, où les mœurs sont si différentes des opinions, les dogmes encore mal définis, les croyances disparates, où les plus saintes vérités empruntent le langage à la mode des sophistes ! En toutes choses, la lumière et les ténèbres sont, pour ainsi dire, confondues dans ce monde bizarre dont la grandeur morale égale les misères, où non seulement les nations sont partagées par les croyances, mais où le même homme est souvent double aussi, chrétien par le cœur, païen par l'esprit, et qui présente enfin ce singulier spectacle d'une société qui fait effort pour sortir de sa frivole corruption, frappée déjà à son sommet par le rayon divin, engagée encore dans le vieux limon, société raffinée et brutale à la fois, qui dispute, qui prêche, pendant que le cercle dont les barbares étreignent l'empire se resserre chaque jour et menace cette vieille civilisation qui n'a plus de soldats et ne songe pas à se défende.

Nous voici dans la Cyrénaïque, sur le rivage africain de la Méditerranée, contrée autrefois florissante, dont Pindare a chanté les rois, célèbre par son commerce et son école de philosophie, où naquit, où mourut Synésius. Ses lettres nous disent ce qu'était alors une province sans cesse attaquée par les bédouins du temps, livrée à la mauvaise administration, à la lâcheté, à l'avarice des gouverneurs envoyés de Constantinople pour refaire leur fortune, ravagée par la famine, par l'ennemi, et, plus encore, par les inutiles soldats chargés de la défendre. Il faut voir dans le détail les émouvantes peintures de Synésius pour se figurer toutes ces calamités. Dans leurs fréquentes incursions, les barbares dévastent les champs, les bourgs ouverts, et ne se laissent pas même arrêter par les forteresses. Suivis de leurs femmes, qui tiennent le glaive tout en allaitant leurs enfants, ils violent et dépouillent les sépulcres, brillent les églises, chargent leur butin sur des milliers de chameaux, entrainent les populations pour les réduire en esclavage. Les habitants ruinés avaient encore la douleur de penser que leurs enfants, enlevés, associés un jour à ces brigandages, deviendraient les auxiliaires de leurs éternels ennemis. Les troupes, qu'on entretient à grands frais, se cachent à l'heure du péril, et, quand la capitale de la Cyrénaïque va être assiégée, le gouverneur se hâte de monter sur un vaisseau, et, comme pour empêcher que le courage de ses administrés ne fasse honte à sa lâcheté, il envoie aux Cyrénéens l'ordre de ne pas engager le combat. Bien plus, une loi interdit aux particuliers de fabriquer des armes et de se défendre. Triste temps, où une province de l'immense empire ne comptait que sur quarante sol-data courageux et fidèles ; où, dans la plus grande détresse et le plus pressant danger, on demandait à Constantinople cent soixante combattants qu'on ne put pas même obtenir ! La province était oubliée et ne pouvait être sauvée un moment que par un riche et puissant citoyen, tel que Synésius, ne comptant que sur lui-même et les siens, se mettant, malgré la loi, à la tête de ses laboureurs, qui, sans armes militaires, refoulaient les brigands avec des massues, des haches et des pierres. C'est ainsi qu'une belle province, la brillante colonie de Lacédémone, allait, par la faiblesse et l'incurie du gouvernement politique de l'empire, descendre à jamais dans les ténèbres de la barbarie.

Au milieu de toutes ces misères, on n'oubliait pas la poésie, l'éloquence, la littérature. Il faut suivre ce jeune et vaillant soldat volontaire d'une pauvre cité d'Afrique, épris des belles études, quittant sa patrie, qu'il trouvait trop rebelle à la philosophie, et allant chercher en Égypte des lumières nouvelles. Alexandrie n'était pas seulement l'entrepôt du commerce d'Orient, le réceptacle de tous les vices, mais le foyer de la science grecque, ville des voluptés grossières et des plaisirs élégants, remplie de marchands, de matelots, de bateleurs, de courtisanes, mais aussi de sophistes, d'orateurs, où, sur les places et dans les rues, on vit des portefaix prêcher la philosophie à la multitude, où à une foule de disciples accourus de toutes parts s'ouvraient de riches bibliothèques, de célèbres écoles : ici, le modeste Didascalée réservé à l'enseignement chrétien ; là le somptueux Musée, vrai palais de la science païenne, fréquenté par tout un peuple avide de savoir et de beau langage. C'est là que Synésius entendit, connut, aima la savante Hypatie, cette jeune fille mathématicienne et philosophe qui expliquait le néoplatonisme à une foule de respectueux adorateurs de son génie et de sa beauté. C'est une aimable et tragique apparition dans l'histoire que celle de cette vierge éloquente, consacrant son âme à la philosophie, son corps à la chasteté, qui inspira -tant d'amour sans que le plus léger soupçon eût jamais effleuré sa vertu, qui tint les esprits distingués et le peuple même sous l'innocent empire de sa grâce et de sa parole, jusqu'au jour où cette belle inspirée, en se rendant à son école, fut arrachée de son char par une populace fanatique, et que cette noble élève de Platon, entraînée dans une église, dépouillée de ses vêtements, fut déchirée au pied d'un autel chrétien par des mains chrétiennes . J'ignore sur quel texte s'est appuyé M. Druon pour affirmer que Cyrille, patriarche d'Alexandrie, pleura sur le crime de son furieux troupeau, qui déshonorait son Église. Sans prétendre, avec quelques historiens, que Cyrille fut l'instigateur de ce mouvement populaire, la vérité nous oblige à dire que la mort d'Hypatie fut regardée par la communauté chrétienne et par son chef comme une victoire et qu'on pensait bien plutôt à célébrer le triomphe qu'à regretter la victime. Il faut se rappeler que, dans ce christianisme militant des premiers âges, la foi, loin d'apaiser toutes les passions, exaspérait quelquefois les rivalités et les haines, que la mansuétude n'était pas encore une vertu commune, et, si l'on veut laisser à l'histoire du temps son rude caractère, et ne pas prêter nos scrupules délicats aux violents défenseurs d'une religion longtemps opprimée, il faut reconnaître que le fougueux patriarche ne fut point affligé par un accident heureux qui lui paraissait une revanche et une juste humiliation pour les ennemis de l'Église, et qu'il fut loin de vouloir effacer avec ses larmes le sang de la vierge philosophe, de cette muse pudique si outrageusement immolée à un Dieu de miséricorde.

Le goût de Synésius pour les sévères études et sa tendre admiration pour Hypatie, alors dans l'éclat de la jeunesse et de la gloire, ne l'empêchèrent pas de quitter Alexandrie. Un véritable amateur d'éloquence et de philosophie se devait à lui-même d'aller visiter Athènes, la patrie, comme on aimait à le redire, de Démosthène et de Platon. Pour paraître savant, il fallait avoir vu l'Académie, le Lycée, le Portique, et tous ces temples de la sagesse antique qui avaient conservé de loin tout leur prestige, bien que la philosophie les et désertés et qu'ils ne fussent plus habités que par la sophistique. La mode voulait qu'on et traversé au moins ces célèbres écoles, pourtant si déchues de leur ancienne splendeur. Celui qui revenait d'Athènes pouvait parler avec plus d'autorité, se donner le droit de mépriser tous ceux qui n'avaient pas touché cette terre privilégiée. On accourait encore à Athènes moins pour s'instruire que pour y être allé, et c'était une belle présomption de sagesse et une gloire que d'en être revenu. Mais ce fut un grand désenchantement pour le grave disciple d'Hypatie de voir la stérile activité de ces écoles dégénérées, où des maîtres vieillis, gâtés par le luxe et la mollesse, ne pensaient qu'à grossir leur auditoire en attirant les élèves par l'appât des petits cadeaux ; où les élèves, par amour-propre, par vanité, pour appartenir au maitre le plus suivi, recrutaient des auditeurs, enrôlaient les nouveaux venus et travaillaient avec tant de zèle à la renommée de leur sophiste, que ces puériles cabales se changeaient quelquefois en luttes sanglantes. Tout ce mouvement et cette vaine agitation des écoles d'Athènes ne firent pas illusion à Synésius, et, après avoir visité avec une sorte de respect religieux les lieux consacrés par de grands souvenirs, il se hâta de quitter une ville qui n'avait plus rien d'auguste que des noms autrefois fameux, et que, dans sa mauvaise humeur, il compare à une victime consumée dont il ne reste plus que la peau pour retracer aux yeux un être naguère vivant.

Une ambassade de Synésius nous conduit à Constantinople, siège du gouvernement, où la Cyrénaïque, accablée par tous les malheurs à la fois, envoyait ses vœux et ses plaintes. Si les provinces étaient malheureuses, la brillante capitale de l'empire offrait peut-être un spectacle plus triste et plus dégradant. Le faible héritier de la puissance romaine, Arcadius, régnait alors, dominé par deux ministres dont l'un était un eunuque et l'autre un chef de barbares. C'est un grand dommage pour l'histoire que nous ne possédions pas les lettres que Synésius dut écrire à ses amis de Cyrène pendant son long séjour dans la ville impériale. Durant trois années, il assiégea les portes du palais, lui le représentant officiel de toute une province, sans pouvoir se faire entendre dans cette cour frivole, occupée d'intrigues et de plaisirs ; trois ans on fit attendre, non par mauvais vouloir, mais par indifférence, par oubli, un ambassadeur qui, dans le péril pressant de sa patrie assiégée par des pillards, venait demander au gouvernement une centaine de soldats. On conçoit la juste irritation de Synésius quand il fut enfin admis à porter la parole devant l'empereur. Quelle liberté de langage, quelle hardiesse indiscrète, quelle vive satire de cette dégradation morale et politique, qui livre les dignités et le pouvoir même à des chefs barbares et qui fait préférer la compagnie des fous et des bouffons à celle des centurions et des généraux ! Cependant nous ne pouvons admettre que cette audacieuse harangue ait été prononcée telle que nous la lisons. Nous savons sans doute que les philosophes avaient le privilège de l'insolence, qu'on entendait volontiers à la cour ces pacifiques contempteurs des grandeurs humaines, que c'était même une sorte de spectacle divertissant que se donnaient les princes que celui d'un sophiste impertinent prêchant sur les devoirs de la royauté. Mais, pour être écoutée et soufferte, la remontrance ne peut aller jusqu'à l'outrage. Nous croyons donc que Synésius, de retour dans sa patrie, pour faire honneur à son ambassade et rendant compte à ses concitoyens, a mis après coup, dans un discours d'apparat, non pas seulement ce qu'il avait dit à la cour, nids encore ce qu'il en pensait. Quoi qu'il en soit, ce discours s'élève souvent au-dessus du lieu commun oratoire, et renferme çà et là une vive et précise peinture des mœurs impériales et plus d'un trait énergique que l'histoire peut recueillir.

Revenu dans la Cyrénaïque, Synésius retrouva la guerre. Après avoir, par ses exhortations et plus encore par l'exemple de son courage, ranimé les espérances de ses concitoyens et repoussé les barbares, il put jouir enfin de quelque repos, se livrer à ses goûts, aux rêveries, aux plaisirs que lui offraient la campagne et l'étude. Retiré dans le domaine de ses pères, il composa une partie de ses Hymnes, qui lui ont assuré une place honorable dans l'histoire de la littérature et qui, par la hauteur des pensées, la pureté des aspirations, ont mérité d'être comparées aux Méditations poétiques et aux Harmonies religieuses d'un illustre poète contemporain. C'est la même mysticité un peu monotone, la même adoration d'un Dieu souvent mal défini, un culte poétique où la philosophie parait emprunter le langage de la foi ; seulement, dans les Hymnes de Synésius, on distingue plus nettement, sous les effusions lyriques, l'abstraite et subtile théologie du panthéisme alexandrin. Après tant de siècles écoulés, et malgré la diversité des temps, les chants du païen devenu mystique et du chrétien devenant philosophe se rencontrent dans les hautes et vagues régions d'une sentimentale métaphysique. Nous ne croyons pas que Lamartine ait imité Synésius, bien que de nombreuses ressemblances[2] vous fassent d'abord illusion. C'est que l'un et l'autre poète ont chanté en un temps de trouble moral, placés sur les limites confuses de la philosophie et de la religion, dans une sorte de crépuscule intellectuel, entre la foi et la raison, avec cette différence que l'auteur des Hymnes saluait, en quelque sorte, l'aurore d'une croyance nouvelle, tandis que le poète des Méditations et des Harmonies semblait plutôt dire adieu à une croyance ancienne. Du reste, sans insister sur ces conformités littéraires et philosophiques souvent remarquées, on peut dire que le caractère, les sentiments, la vie même des deux poètes, présentent plus d'une analogie. Nous ne voudrions pas pousser l'exactitude du rapprochement jusqu'à l'indiscrétion. Mais pourquoi ne dirions-nous pas que le poète de Cyrène faisait un noble usage de sa fortune, qu'il la dépensait avec une insouciante libéralité, que son patrimoine était assez considérable pour qu'il n'eût pas besoin de l'administrer avec une vigilante économie ? Dans ses domaines, où il exerce une large et délicate hospitalité, il partage avec plaisir les occupations du fermier sans s'associer à ses calculs, et jouit de la campagne en poète sans se demander si les moissons rempliront ses granges. Il se plaît à vivre au milieu de cette population rustique dont il est le bienfaiteur et qu'il s'attache par ses services. Son affectueuse bonté se répand même sur les animaux compagnons de ses plaisirs, sur ses chiens, sur ses chevaux, dont il parle avec attendrissement. Ce propriétaire campagnard, hardi chasseur, que le malheur des temps rendait quelquefois guerrier intrépide, était une âme rêveuse qui se livrait volontiers aux douceurs d'un quiétisme poétique. Il aime à contempler les spectacles de la nature, les travaux du laboureur, la verdure, les prés, les eaux, les bois, et il décrit avec une voluptueuse mollesse les couleurs, les parfums, la fraîcheur et toutes les délices de la campagne et de la solitude. S'il faut l'en croire, il consacre ses douces journées à la prière, à l'étude de l'homme, de la divinité, des lois qui régissent le monde, et dans ses contemplations nocturnes, seul à seul avec Dieu, il lui semble que les astres même le regardent avec amour. Au milieu de ces ravissements poétiques et de cette exaltation demi-religieuse, son âme éclate en hymnes et croit monter sur les degrés de la philosophie jusqu'à Dieu. Telle était la vie de ce contemplateur innocent, mêlé quelquefois aux affaires, ambassadeur par occasion, soldat par nécessité, sachant accepter les devoirs de la vie active, préférant les délicieuses langueurs de la pensée, qui se complut dans les raffinements littéraires et les poétiques méditations jusqu'au moment où le peuple, accoutumé à son patronage, reconnaissant de ses services, exaspéré par le malheur, abandonné par le pouvoir politique, l'appelât de ses vœux et, dans l'excès de son admiration et de sa reconnaissance, lui confiât ce qui était alors une sorte de dictature morale, l'épiscopat.

Notre dessein ne peut pas être, dans ces quelques pages, d'analyser les œuvres philosophiques du futur évêque, son traité sur la Providence et son livre assez bizarre sur la divination par les songes. Nous voulons simplement esquisser en quelques traits la physionomie de l'homme et de l'écrivain. Comme on a souvent fort exagéré la valeur doctrinale de ces traités, il faut savoir gré à M. Druon d'avoir jugé l'auteur avec une juste modération et de n'avoir pas cédé à la tentation de surfaire son héros. C'est l'ordinaire défaut des longues monographies d'enfler les mérites du personnage célébré et d'ajouter à la vérité les complaisances bien naturelles et fort explicables du panégyrique. M. Druon a le courage de ne pas accepter des témoignages trop favorables et résiste à l'autorité de Bossuet lui-même, qui appelle le philosophe de Cyrène le grand Synésius. En effet, ce serait faire beaucoup d'honneur à un écrivain qui ne fut qu'ingénieux de lui accorder un si beau titre, qui doit être réservé au génie. Synésius comme philosophe, dans la prose et dans les vers, n'est ni profond ni original. Il doit être rangé parmi ces amateurs de philosophie, comme on en voyait beaucoup alors, qui, après avoir fréquenté les écoles, après en avoir rapporté fidèlement une ample provision de dogmes, ajoutent peu à leurs cahiers de notes, s'exaltent quelquefois en les relisant et jettent les broderies de leur style sur ce canevas. emprunté. Pour ces esprits élégants, plus amoureux de beau langage que de sévères vérités, la Philosophie est surtout un thème à variations oratoires, un plaisir transcendant, une noble occupation et non pas une pénible recherche et une investigation scientifique. Par la manière dont ils définissent la philosophie et la métaphysique, on voit bien quels sont leurs goûts et quelle est leur portée. Synésius dira que la métaphysique n'est pas une science particulière ; elle est tout ce qu'il y a de plus parfait, de plus élevé dans chaque chose, le résumé et l'expression la plus vive de toutes les sciences, de tous les arts ; elle est la réunion de toutes les Muses. Une pareille définition plaira toujours à ces délicats artistes de la parole qui ont plus d'imagination que de rigueur, qui aiment à se jouer sans fatigue au milieu des plus hautes pensées, et qui, d'ailleurs, auraient tout à perdre si, au lieu de planer élégamment au-dessus d'une science, ils étaient forcés de se plier à une méthode et de s'emprisonner dans d'étroites limites. Un caractère de l'époque qui mérite d'être signalé, c'est que ces brillants esprits qui ne croient pas que la philosophie puisse se suffire à elle-même et qui lui donnent pour cortège la rhétorique et la poésie, sont précisément ceux qui prennent le plus volontiers des airs mystérieux, comme s'ils étaient les interprètes d'une doctrine sacrée. Ils méprisent surtout le profane vulgaire. Il ne convient pas, dit Synésius, que les vérités philosophiques soient livrées à la foule ; on ne peut les aborder qu'après une véritable initiation : il faut donc que devant le sanctuaire s'étende un voile. Comme ils se jugent seuls dignes de posséder la vérité, ils vont jusqu'à recommander à leurs amis de se taire sur leurs croyances communes ; ils n'osent même les confier aux lettres les plus familières. A quoi bon tous ces mystères ? La philosophie était-elle alors l'objet d'une surveillance politique ? Ce sont là bien des façons pour dire tout bas ce qu'on avait entendu professer tout haut dans les écoles d'Alexandrie. Il ne faut y voir qu'une espèce de coquetterie sérieuse, un ingénieux détour de l'amour-propre, une naïve préoccupation de soi-même. Synésius aime, respecte, vénère la doctrine non pas seulement parce qu'elle est belle, mais parce qu'elle est devenue sienne ; il s'en fait le hiérophante ; célébrer les mystères de la philosophie est une de ses expressions favorites. Le philosophe, dit-il encore, est presque un demi-dieu. On ne peut pas mieux s'y prendre pour se tirer hors de pair, attirer sur soi le respect et se donner les apparences d'un pontife qui annonce une religion. Ce caractère des écrits de Synésius nous parait curieux, parce que nous le retrouvons dans quelques ouvrages philosophiques de notre temps. C'est la même manière vague de définir la philosophie, le même souci de la forme, un dédain pareil pour le profane public, et cette mystérieuse révélation de doctrines connues. Dans ce langage sacerdotal, il faut moins voir une nouveauté de doctrine qu'une nouveauté de style. Il arrive un moment dans l'histoire de la littérature et de la philosophie où le plus sûr moyen de toucher les esprits, c'est de parler la langue de la piété, où l'incrédulité même prend les raffinements mystiques de la dévotion, s'épanche en tendresses métaphysiques, fait jouer les plus délicats ressorts de la passion en exaltant les âmes sans but précis. Ce n'est ni de la religion, ni de la piété, ni l'ivresse de la vérité philosophique ; c'est un art nouveau, le mysticisme du style.

Quelles que soient l'honnêteté, la décence, la gravité des ouvrages philosophiques de Synésius, nous croyons avoir le droit de l'appeler sophiste, dans le sens le moins défavorable et purement littéraire du mot, c'est-à-dire un habile décorateur de pensées communes. Presque tous les hommes de lettres à cette époque étaient des sophistes ; mais, pour être juste, on doit reconnaître qu'ils ne l'étaient pas tous de la même façon. Les uns, les moins honnêtes, non pas les moins vantés, font de l'éloquence un spectacle et un commerce, vont de ville en ville, donnant des représentations oratoires, et avec un appareil indécent, des gestes d'histrion et les grâces empruntées à l'art des courtisanes, ne cherchent à recueillir que de lucratifs applaudissements : virtuoses errants de l'éloquence, qui exploitent la curiosité populaire et le goût général du temps pour les artifices de la parole. D'autres, qui ne valent pas mieux et qui tendent au même but par des moyens contraires,' au lieu de revêtir la pourpre et de poser sur leur tête la couronne de fleurs, se jettent dans un autre excès de l'ostentation, l'ostentation de l'austérité, et promènent sur les places et dans les rues leur manteau troué, leur barbe inculte et leur gueuserie insolente. Ce sont les sophistes plus particulièrement adonnés à la philosophie, disciples dégénérés de Diogène, écornifleurs de repas, redoutés par l'indiscrétion cynique de leurs remontrances morales, sachant donner les apparences d'une intraitable sagesse à leur mendicité menaçante. Ce n'est pas, nous n'avons pas besoin de le dire, à ces deux classes de sophistes qu'appartient Synésius. Il est un grand seigneur indépendant par sa fortune, et non pas un homme de lettres cherchant à vivre de sa profession. Lui-même il se place au-dessus de ces charlatans de haut et de bas étage ; il se défend contre leur jalousie, il attaque leur ignorance, leur verbeuse facilité, et couvre de son mépris ces orateurs de théâtre, véritables esclaves du public qui les paye. Parler pour la foule, ô le misérable métier ! dit-il avec la morgue de l'opulence et la dignité de l'homme qui se respecte. Comme il fait sentir sa supériorité à ces pauvres gens, orateurs mercenaires, et avec quelle hauteur patricienne il marque la distance qui les sépare de lui quand il leur dit encore, non sans grâce : Moi, je ne chante que pour mon plaisir ; tandis que je m'adresse aux arbres, le ruisseau qui coule devant moi poursuit sa course sans jamais se tarir ; ce n'est pas comme l'eau de la clepsydre, que d'une main avare mesure pour vous l'appariteur public. Je puis chanter quelques instants seulement ou pendant des heures entières, qu'importe ? de m'arrête quand je veux, et le ruisseau coule encore, et il continuera de couler jour et nuit, et l'année prochaine et toujours. Ce sont là de charmantes paroles, qui révèlent le vrai caractère de Synésius écrivain. Il est un sophiste qui n'écrit que pour son plaisir, disons un sophiste amateur. La littérature est pour lui une distraction, un divertissement, et souvent aussi, il faut l'avouer, une bien frivole occupation. S'il affecte la gravité d'un sage, s'il en prend quelquefois le ton sincère, s'il fait passer sur sa lyre ou sous sa plume les redites de la philosophie alexandrine, c'est que les grandes idées se prêtent aux ornements de la rhétorique et peuvent devenir un sujet d'amplifications littéraires, d'autant plus méritoires que les philosophes, en général, ne cherchaient pas la gloire du style. Mais, à le bien prendre, ce profond rêveur aime beaucoup les futiles exercices du temps. Il s'amuse à faire des pastiches, imitant la langue des grands écrivains de l'antiquité. En lisant une tragédie ou une comédie, il intercale des passages de sa façon qui ne font pas disparate, c'est lui-même qui le dit : On me croirait l'égal, tantôt de Cratinus, tantôt de Diphile ou de Philémon ; il n'est aucun mètre, aucun genre de poésie où je ne puisse porter mes tentatives, soit que j'oppose un ouvrage à un ouvrage, soit que je lutte contre un fragment. On reconnaît là et les exercices et aussi la vanité des sophistes. Synésius se vantait comme les sophistes, mais sa vanité était plus naïve, plus innocente ; il se vantait en famille, dans ses lettres à ses amis avec une candeur et une sincérité parfois plaisantes. Il s'admire, il s'étonne de lui-même, il a quelque peine à comprendre qu'un homme puisse avoir tant de facilité et d'esprit. Si dans un cercle on le prie de lire un livre, il ajoute, tout en lisant, un passage de son invention, et cela, dit-il, sans effort, j'en prends à témoin le dieu de l'éloquence. De tous côtés s'élèvent un murmure flatteur et des applaudissements qui s'adressent non pas à l'auteur du livre, mais aux additions improvisées. Toutes ces merveilles, il les raconte dans un ouvrage destiné à son fils qui n'est pas encore au monde. L'enfant repose encore dans le sein de sa mère, et déjà on l'entretient de rhétorique, de succès littéraires ; on lui ménage la surprise d'une glorieuse naissance. On ne pouvait s'y prendre de meilleure heure pour lui donner une haute idée des talents paternels. Pourquoi, écrit Synésius, n'instruirais-je pas mon fils, ce fils dont le ciel m'a promis la naissance dans quelques mois et que je crois déjà voir ? car je veux qu'il sache un jour discourir[3]. Surprenant progrès de la rhétorique ! Trois siècles auparavant, Quintilien commençait l'éducation du futur orateur quand celui-ci était encore entre les bras de sa nourrice. Nous jugeons aujourd'hui que le bon rhéteur était trop pressé. Synésius, plus impatient, semble trouver que vouloir façonner un orateur quand il est déjà à la mamelle, c'est s'y prendre un peu tard. En lisant ce long ouvrage si plein de sollicitude paternelle et oratoire, on n'ose se figurer l'affreuse déception que l'auteur aurait pu éprouver en découvrant après quelques mois que ce fils attendu, prédestiné et si bien préparé à l'éloquence, était une fille. Qu'on se rassure : la fortune complaisante permit que ce fût un fils.

Il ne faut pas trop s'étonner qu'un noble esprit, ayant l'instinct de la grandeur, capable de sérieuses pensées, attache à des bagatelles de rhéteur une importance comique. Il ne pouvait en être autrement dans ce monde païen si usé, qui n'avait plus ni la passion politique, ni le sentiment religieux, ni le juste discernement des doctrines philosophiques, et qui, de toute cette Sévère et forte antiquité dont il avait reçu l'héritage, ne savait plus estimer que la rhétorique. Les grandes passions qui inspiraient jadis les œuvres immortelles de la Grèce avaient été peu à peu éteintes par le despotisme macédonien ou romain, par l'incrédulité, par la corruption des mœurs, la paresse et la frivolité. L'esprit qui agite et féconde les âmes soufflait ailleurs, et dans la désoccupation de la société païenne, qui n'avait plus de raisons de vivre, l'étude même était devenue futile. De l'ancienne philosophie il ne restait plus guère que des maximes, banales à force d'être répétées ; de l'éloquence, des formes oratoires ; de la religion, des images. Toutes ces richesses léguées par le génie à ces enfants dégénérés ne servaient plus que de jouets à leur oisiveté puérile. Dans les temps de stérile activité littéraire, il arrive toujours que des modes remplacent l'inspiration absente. Les sujets, le ton d'un ouvrage, certaines affectations qui passent pour charmantes, tout cela est imposé aux meilleurs esprits qui n'en voient pas la ridicule uniformité. Il n'y a que la liberté généreuse, un grand intérêt, une forte passion qui puissent renouveler la littérature et lui donner une variété féconde. Dès que ces inspirations nécessaires font défaut, l'éloquence adopte des formes convenues, toujours les mêmes. Elle ressemble alors à ces industries de l'Orient, immobiles depuis des siècles, qui reproduisent dans des ouvrages subtilement ingénieux le dessin, les couleurs, les bizarreries d'une époque déjà bien éloignée. Tel était le style plus ou moins asiatique des sophistes, cet éternel décor oriental qui consistait à jeter sur toute espèce de matière les mêmes enluminures ; et Synésius, comme les autres, pouvait se croire un grand écrivain, parce qu'il réussissait dans ces inutiles compositions. Il avait pris pour modèle Dion Chrysostome, qui s'était fait, trois siècles auparavant, une brillante renommée, un sophiste élégant et grave, qui avait aussi des prétentions à la philosophie ; il l'admire, il l'étudie, il le vante et voudrait en tout lui ressembler. C'est encore une infirmité des littératures déchues de se condamner à une imitation servile et de ne pas savoir choisir les meilleurs modèles. Dion avait attaqué les sophistes, Synésius les attaque à son tour ; Dion faisait des discours sur la royauté devant Trajan, Synésius en fera devant Arcadius ; Dion prenait des airs d'inspiré, Synésius parlera en hiérophante ; Dion s'était fait une grande réputation par ses lettres, Synésius tâchera de se signaler dans le genre épistolaire. Les succès les moins respectables du maitre excitent l'émulation de ce trop fidèle disciple. Ainsi, comme l'usage voulait que le sophiste eût fait un de ces tours de force oratoires qui consistaient à déployer toutes les ressources de l'art dans la plus ville matière, à faire quelque chose de rien, à célébrer, par exemple, la mouche, le cousin, la puce, à chanter la goutte ou la fièvre, à tenter enfin des panégyriques impossibles, Dion, dans sa jeunesse, avait eu le malheur de composer l'éloge de la chevelure ; Synésius ne manqua pas de faire l'éloge de la calvitie. C'était encore un hommage, quoique ce fût une réfutation. Combien l'auteur dépensait d'esprit et d'érudition dans ces bagatelles laborieuses, on ne peut se le figurer que lorsqu'on a parcouru ce long ouvrage où toutes les sciences, l'astronomie, la médecine, l'histoire, la philosophie, la poésie, l'agriculture sont mises à contribution pour fournir des preuves à celui qui veut démontrer que la calvitie est un inappréciable avantage. Tous ceux qui ont quelques raisons de s'intéresser à ce sujet devraient lire ce livre pour apprendre ce qu'il y a, non seulement de bonheur, mais aussi de mérite à être chauve. Sans doute, Synésius avoue que c'est là un jeu d'esprit ; oui, mais le jeu d'esprit était alors chose sérieuse. Il espère que ce bel ouvrage le fera passer à la postérité ; il a pour lui la tendresse d'un père. Ne disait-il pas avec un orgueil singulièrement placé et une sorte d'onction religieuse : J'ai rendu service aux gens de bien en composant ce discours, où j'ai parlé de la divinité avec le respect qu'elle mérite et rappelé aux hommes d'utiles vérités. Si vous regrettez qu'un si honnête talent se soit égaré sur un si mince sujet, vous ne voyez pas les choses avec les yeux du temps. C'est précisément la matière qui parait magnifique à l'auteur. Le choix du sujet, dit-il, aura soutenu ma faiblesse et m'aura seul permis, tout médiocre que je suis, de combattre avec avantage un éloquent écrivain. Quelle importance donnée à de petites gentillesses d'éloquence, quelle confusion dans ces esprits qui ne savent plus distinguer ce qui est grand et ce qui est futile, quel manque de jugement qui parait dans le ton, dans le style et Clans ce mélange indiscret de puérilité et de gravité pieuse ! Faire des phrases élégantes sur n'importe quel sujet paraissait une occupation sainte, et la rhétorique, quelle rhétorique ! aurait voulu ressembler à un sacerdoce.

Les lettres de Synésius sont, sans contredit, la partie la plus précieuse et la plus vivante de ses œuvres. C'est en recueillant, avec un choix judicieux, dans ces écrits plus libres et plus vrais des détails piquants, jusqu'ici négligés, que M. Druon a pu composer une biographie nouvelle. Sans prétendre, avec les contemporains et les Grecs du Bas-Empire, que ces lettres sont des merveilles de style, on doit reconnaître qu'elles nous révèlent un esprit vraiment ingénieux et surtout un excellent caractère. On y voit, à travers les artifices littéraires et la grâce étudiée du langage, quels étaient les sentiments de l'homme, sa mansuétude, qui ne le rendait pas incapable de fortes résolutions dans les périls, sa bonté prévenante et officieuse, sa passion désintéressée pour les lettres, et ce quiétisme poétique qui lui faisait préférer aux richesses, aux honneurs, les tranquilles plaisirs de l'étude solitaire. Il ne faut pas beaucoup de peine ni de pénétration pour découvrir ces qualités, qui se montrent d'elles-mêmes. Synésius a soin de se peindre en faisant valoir tous ses avantages, sans craindre que le portrait ne soit trop flatté, et avec cette complaisance discrète qui parait ajouter à tous les autres mérites celui de la modestie. Il est le Pline le Jeune du Ve siècle, sachant faire les honneurs à sa personne, mais à la grecque, c'est-à-dire avec une circonspection moins méticuleuse, une réserve moins habile et un amour-propre plus ingénu. Il faut se rappeler qu'à cette époque la maladie littéraire de l'ostentation avait envahi même les lettres familières. On écrivait à un ami pour être lu par le public. Le moindre billet bien soigné faisait le tour d'un cercle, d'une ville, d'une province ; l'heureux correspondant le copiait et l'envoyait aux beaux esprits de sa connaissance. Tu as reçu, écrit Synésius à son cousin, le talent de dicter des lettres destinées à être montrées et applaudies. Un autre ami, l'avocat Pylémène, vient d'écrire à Synésius, qui lui répond : Maintenant, de bouche en bouche, dans toutes nos cités vole le nom de Pylémène, le créateur de cette lettre divine. Aussi n'était-ce pas une petite affaire de composer une lettre et de risquer sa gloire sur un billet qui sera lu dans l'assemblée générale de la Grèce. Après cela, faut-il s'étonner que les plus sincères esprits aient manqué de naturel même dans les épanchements de l'amitié, qu'ils aient prodigué les expressions emphatiques du sentiment, les citations érudites, les curiosités de la science, et qu'ils aient étalé les ressources de leur savoir-faire oratoire ? La publicité certaine et d'ailleurs espérée des lettres intimes avait contribué à multiplier les formules les plus hyperboliques. N'était-ce pas pour intéresser le correspondant à répandre la lettre qu'on lui donnait tant de louanges, qu'on lui prodiguait les épithètes de vénérable, de sacré, de divin ? N'était-ce pas pour provoquer les violentes mais flatteuses réclamations des lecteurs, qu'on disait de soi-même, avec une humilité peu compromettante par son exagération : Je suis le plus nul de tous les hommes ? Tel était le protocole de la sophistique ; le monde littéraire ressemblait à une immense coterie, où les mots n'avaient qu'une valeur de convention, où les coquetteries pédantes avaient remplacé les civilités et devaient être commodes dans les échanges d'une mutuelle admiration.

Pendant que Synésius, partagé entre la culture des lettres et l'éducation de ses trois enfants, se livrait tranquillement, dans les intervalles de la paix, à une vie de beaux loisirs, au moment où, entouré du respect de ses concitoyens qu'il avait plus d'une fois servis par son courage à la guerre, il goûtait encore toutes les douceurs de ses succès littéraires, il fut tout à coup troublé dans son bonheur par cette gloire même : il fut fait évêque. En lisant sa biographie, le lecteur éprouve quelque chose de la surprise que dut éprouver à cette nouvelle le philosophe bel esprit et père de famille. Était-il donc chrétien ? Comment, à quelle époque l'était-il devenu ? C'est là un problème historique souvent agité et difficile à résoudre. Les conjectures les plus complaisantes ne permettent pas d'affirmer qu'il avait renoncé à ses doctrines et entièrement adhéré à la foi nouvelle. Sans doute nous savons que six années auparavant, Synésius retournant à Alexandrie attiré par les chères leçons d'Hypatie, établit, on ignore comment, des relations avec le patriarche Théophile. On peut supposer que cet ardent propagateur de la religion chrétienne, qui poussait quelquefois le zèle du prosélytisme jusqu'à la violence, n'a pas dû négliger l'occasion qui lui était offerte de gagner à l'Église un homme aussi considérable par sa naissance, sa fortune, son crédit et ses talents. N'était-ce pas dans l'espérance de faire cette précieuse conquête qu'il donna au philosophe païen une épouse chrétienne ? Ces sortes de mariages mixtes, si on peut les appeler ainsi, entre gentils et chrétiens, n'étaient pas rares, et, loin d'être condamnés par l'Église, paraissent avoir été favorisés par les évêques, qui faisaient ainsi doucement entrer le christianisme dans les familles païennes. La femme, comme le dit M. Druon, était alors une sorte d'apôtre attaché au foyer domestique. Que depuis ces entretiens avec Théophile et depuis ce mariage Synésius ait incliné au christianisme, nous avons d'autant moins de peine à le croire que par sa vie honorable, la pureté de ses sentiments et même par son amour pour un certain mysticisme métaphysique, il n'était pas fort éloigné sinon des dogmes, du moins de certaines habitudes chrétiennes. Mais nous ne pouvons dire qu'il était converti et qu'il avait changé de religion. Non seulement il n'est point baptisé, mais encore il ne tonnait pas les livres sacrés ; c'est lui-même qui l'affirme[4]. Pourquoi ne point s'en rapporter à lui quand, repoussant l'épiscopat, il déclare que sur des points importants ses opinions philosophiques ne sont point conformes aux dogmes de l'Église ? Faut-il croire que cette déclaration n'était qu'une ruse pour échapper à d'austères devoirs et qu'il feignit d'être resté philosophe, comme fit saint Ambroise, qui, pour ne pas accepter l'archevêché de Milan, voulut se faire soupçonner de meurtre et d'adultère ? Non, pour préciser la véritable situation morale de Synésius, il faut admettre qu'il n'était pas chrétien, mais capable de le devenir. Après son élection, comme dit Photius on le baptisa encore chancelant dans la foi, mais on avait la ferme espérance que la grâce viendrait aussitôt achever l'œuvre commencée. Nous ne voulons pas établir ici que l'Église ait fait fléchir sa loi, qu'elle ait volontairement transigé avec un païen, qu'elle ait permis expressément à un évêque de garder une doctrine condamnée ; mais nous prétendons qu'elle appela Synésius à l'épiscopat avant qu'il fût entièrement changé, qu'elle espérait dans sa naïve piété que la consécration ferait de l'évêque un homme nouveau, et sans se demander, dans son aveugle reconnaissance, si le changement était accompli déjà elle rendit aux services et aux vertus d'un philosophe l'hommage qui nous paraît devoir être réservé à l'intégrité de la foi. Après sept mois entiers d'hésitations, de murmures, de luttes douloureuses, Synésius fit un suprême et sincère effort pour adhérer à des dogmes qui n'étaient pas les siens, et ce ne fut qu'au dernier moment, quand il ne lui fut plus possible d'éviter l'épiscopat, après avoir épuisé la résistance, qu'il déposa ses opinions et se rendit, non pas comme un néophyte illuminé soudain qui court au-devant de la vérité qui l'appelle, mais comme un grand citoyen qui se soumet aux devoirs onéreux d'une charge imposée, ou plutôt encore comme un vaincu qui capitule[5].

En ces temps de trouble, de misères et d'anarchie où les populations, lâchement abandonnées par le pouvoir politique, étaient forcées de veiller elles-mêmes à leur propre défense, la république chrétienne — l'Église avait alors ses élections populaires, ses comices — appelait souvent à l'épiscopat non le plus saint. mais le plus vaillant homme, celui qui par ses richesses, son crédit, son courage, paraissait pouvoir devenir l'énergique protecteur de la cité. Le peuple, en accordant cette espèce de magistrature et de puissance tribunitienne, regardait moins, dans ses choix, à la pureté de la doctrine qu'à la force du caractère. Aussi combien cet honneur périlleux était redouté, et qu'il en coûtait souvent à ces hommes profanes, mal préparés à de saints devoirs, de quitter, du jour au lendemain, la vie du monde, leurs plaisirs et leurs opinions ! Mais il fallait céder à la violence de la faveur populaire. Touchante naïveté de ces temps apostoliques, qu'il faut savoir comprendre et respecter ! Ce Synésius, demi-païen, sophiste élégant, grand chasseur, devra renoncer à ses armes, à ses chevaux, à ses chiens chéris. Ce père de famille, cet époux sera obligé de sacrifier à la discipline ecclésiastique sa femme et l'espoir d'avoir d'autres enfants ; ce poète philosophe, qui connaît mieux Platon que l'Évangile, qui n'a pas reçu le baptême, sera condamné par les rigoureuses exigences du dogme chrétien à faire un sacrifice plus cruel encore et moins facile, à étouffer en un seul jour dans son esprit ses vieilles et chères doctrines. Quoi qu'en aient dit Villemain et Chateaubriand, nous croyons, persuadé que nous sommes par l'exacte discussion de M. Druon, que Synésius évêque ne garda ni sa femme ni ses opinions philosophiques et qu'il s'immola tout entier ; mais après quels combats, quelles révoltes mêlées de larmes, quelles prières pour demander à Dieu la mort plutôt que l'épiscopat ! nous n'avons pas à peindre ici les occupations multiples des évêques de ce temps, leurs luttes contre l'arbitraire féroce des petits Verrès exploitant une pauvre province, ces excommunications redoutées, cette vigilante surveillance de l'hérésie alors sans cesse renaissante, cette médiation laborieuse d'un métropolitain dans les querelles de prêtres et d'évêques, et ces terribles préoccupations d'un pasteur se souvenant qu'il a été soldat et cherchant à réveiller le courage de son troupeau sans cesse harcelé par les barbares. L'épiscopat gémissait de tant d'affaires et aurait voulu se dérober du moins aux soucis temporels. Le pouvoir politique aux abois eût laissé volontiers aux chefs de l'Église les ennuis et les labeurs de la puissance civile, et ceux-ci se plaignaient amèrement qu'on voulut les distraire de leurs travaux spirituels. Le gouvernement des choses terrestres allait de lui-même à eux ; ils le repoussaient, ces âmes ferventes qui croyaient se devoir uniquement à leur ministère sacré. Entendons Synésius protester contre les prétentions de ceux qui veulent faire de l'épiscopat une sorte de magistrature temporelle : Vouloir joindre l'administration des affaires publiques au sacerdoce, c'est prétendre unir ce qui ne peut s'unir. Dans les premiers âges, les mêmes hommes étaient prêtres et juges tout à la fois. Longtemps les Égyptiens et les Hébreux obéirent à leurs pontifes ; puis, quand l'œuvre divine commença à s'opérer par des moyens humains, Dieu sépara les deux existences : l'une resta religieuse, l'autre politique. Il abaissa les juges aux choses de la terre, il s'associa les prêtres : les uns furent destinés aux affaires, les autres établis pour la prière. Pourquoi donc voulez-vous revenir aux temps anciens ? Pourquoi réunir ce que Dieu a séparé ? Vous avez besoin d'un défenseur : allez trouver le magistrat ; vous avez besoin des choses de Dieu : allez trouver le prêtre. Dès que le prêtre se dégage des occupations terrestres, il s'élève vers Dieu. Telles étaient aussi les plaintes de saint Augustin regrettant de passer sa vie à régler les démêlés des plaideurs, de saint Jean Chrysostome jugeant que c'était trop d'avoir à s'occuper des affaires de l'Église, de la cité et de son âme tout à la fois. Quelque opportunes que puissent paraitre aujourd'hui ces citations, il répugnerait cependant à notre impartialité historique de laisser croire qu'on tranchait alors déjà une grave question de politique moderne et qu'on prétendait établir expressément la séparation de la puissance civile et de l'autorité spirituelle. N'allons pas si loin et contentons-nous de mettre en lumière la sainteté scrupuleuse de ces illustres évêques qui, malgré leur héroïque activité, ne croyaient pas pouvoir, selon le mot de Synésius, servir deux maîtres à la fois.

L'histoire nous présente quelquefois de singuliers retours, et ce n'est pas une médiocre surprise pour le lecteur d'aujourd'hui de voir alors des princes sans énergie, des peuples sans tutelle, imposer le fardeau de la puissance temporelle à cet apostolat primitif qui s'obstine à le décliner.

Quand on parcourt les nobles et simples pages écrites par Synésius depuis sa conversion et pendant son épiscopat, on voit combien, au cinquième siècle, le christianisme pouvait tout à coup élever l'esprit d'un lettré païen. La littérature profane, en effet, était devenue stérile, pour ne savoir plus à quoi se prendre. Depuis longtemps avait disparu l'activité civique sous un gouvernement à la fois absolu et impuissant. Le culte n'était plus qu'un vieux décor poétique devant lequel on s'inclinait par habitude, mais qui ne parlait plus même à l'imagination. Les noms de Jupiter, d'Apollon, des Muses, qui reviennent si souvent dans les discours, n'étaient plus que des ornements de la phrase ; la philosophie abstruse de certaines écoles n'avait pas de prise sur les cœurs ; la morale elle-même ne se composait que de préceptes dont la vertu s'était évaporée en perpétuelles redites. Il ne subsistait presque rien du génie grec, qui s'était évanoui à la longue, à peu près comme ces substances parfumées qui avec le temps se consument à force de se répandre. Le peu qui restait de vigueur et de talent s'était concentré dans la rhétorique, le plus grand des arts, selon l'opinion du temps, l'art unique, mais qui par malheur n'avait plus d'objet. De là pour les écrivains le besoin et le désir d'agrandir les plus minces sujets, de les enfler pour avoir la joie de pouvoir s'enfler eux-mêmes. On donna de l'importance à des bagatelles vulgaires ; la banalité, pour n'avoir pas l'air banal, se fit mystérieuse ; la futilité prit un ton sacré ; la puérilité même voulut être pathétique. Partout, dans l'ensemble et dans le détail des ouvrages, on remarque cette agaçante disproportion entre la matière et le style. Vous pouvez encore rencontrer çà et là de la force ou de la grâce, mais rien n'est à sa place ni à son degré. A toute cette littérature manquent surtout la justesse et le bon sens. C'est que l'esprit humain, quand il est vide, se déforme. Le monde païen n'avait plus ni passion, ni doctrine, ni vie véritable. Or, pour les sociétés comme pour les individus, le désœuvrement amène les petites manies, l'affectation, les grimaces, les enthousiasmes ridicules et tous les faux jugements qui méconnaissent la valeur relative des choses. Mais donnez tout à coup à l'un de ces hommes une doctrine à soutenir, un intérêt à défendre, aussitôt son esprit reprendra sa vigueur native et son juste équilibre ; car les grands devoirs inspirent les grands sentiments, et ceux-ci entraînent un naturel langage.

Le monde littéraire, on le voit, comme le monde moral, avait besoin d'une profonde et vaste rénovation. Sans parler ici de ce qu'on nomme la vertu surnaturelle de la foi, le christianisme offrait enfin comme une pâture à ces esprits affamés, à ces cœurs oisifs, qui s'agitaient dans leur langueur ; il appelait les plus vaillants à des luttes qui, pour n'être pas celles de l'antique forum, n'en étaient pas moins ardentes ; il leur proposait de saintes magistratures, plus imposantes que celles des Césars, parce qu'elles embrassaient les intérêts du ciel comme ceux de la terre, et sans chasser la rhétorique séculaire, dont le monde chrétien lui-même demeura épris, il fournit du moins à cette rhétorique de grands sujets, la science de l'âme, qui s'était perdue, et la science de Dieu, qui paraissait être la plus sublime des nouveautés.

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] Œuvres de Synésius, évêque de Ptolémaïs, traduites entièrement pour la première fois en français et précédées d'une étude biographique et littéraire, par M. H. Druon. Paris, Hachette, 1878. Ce livre ne renferme pas seulement une biographie complète et un examen approfondi des ouvrages de Synésius, mais encore bien des discussions nouvelles et un appendice savant, où M. Druon a classé dans un ordre chronologique les nombreuses lettres de son auteur, dont il est si utile de pouvoir fixer les dates.

[2] Ces ressemblances ont été curieusement relevées par M. Druon, page 182.

[3] Dion, 18.

[4] Vous qui connaissez les saintes Écritures, vous avez placé à votre tête un homme qui les ignore. (Lettre 136.)

[5] Synésius, déjà évêque, écrit aux prêtres : Je n'ai pu vous résister ; c'est en vain que j'ai employé toutes mes forces, toutes les ruses pour éviter l'épiscopat. (Lettre 112.)