APERÇU HISTORIQUE SUR LA TRIBU DES KROUMIRS

SOUS LES CARTHAGINOIS, LES ROMAINS, LES VANDALES, LES ARABES ET LES TURCS

 

PAR MARCELLI

PARIS - MOQUET

 

 

Les Kroumirs[1] proprement dits, occupent une montagne voisine de la mer Méditerranée située entre notre frontière orientale et l'Oued-Zaïne, l'ancien fulmen Tusca des Romains. Cette montagne a environ 8 kilomètres de large de l'est à l'ouest, et 24 kilomètres de longueur du nord au sud. C'est donc, par le fait, un petit canton. Mais bien que le nom des Kroumirs ait seul frappé l'opinion publique, ce n'est pas d'eux seuls que nous avons à nous plaindre, mais encore des Beni-Mezen et des Ouchtatas qui sont leurs voisins du Sud et aussi des Zaïnatis qui, placés à l'est de ces trois peuples, leur servent de réserve et leur fournissent de nombreux contingents dans leurs expéditions de pillage contre la frontière française.

En somme, les tribus que nous avons à punir ou à forcer à la paix, s'étendent de la mer jusqu'au Megherda sur une longueur de 50 kilomètres, et de notre frontière à l'Oued-Zahoura sur une largeur de 48 kilomètres d'ouest en est. C'est donc une expédition sérieuse que nous avons à entreprendre et qui demande, pour être menée à bonne fin, une vingtaine de mille hommes.

Le pays des Kroumirs, des Ouchtatas, des Beni-Mezen et des Zainatis forme un gros massif qui, envoie dans toutes les directions, une quantité de ruisseaux dont quelques-uns pénètrent, à l'ouest, dans notre frontière algérienne, et dont les étroits vallons servent de routes a leurs pillards pour se jeter sur notre territoire, et de lignes de retraite pour se mettre l'abri de notre vengeance. C'est un chaos de crêtes désordonnées qui s'élèvent jusqu'à 600 ou 800 mètres au-dessus dut niveau de la mer dont elles sont cependant fort proches. Les pentes de leurs ravins sont couvertes de frênes, de chênes, de hêtres et surtout de chênes zan qui produisent un gland doux semblable par le goût à la châtaigne et dont les habitants font une grande consommation. On y trouve aussi des forêts d'oliviers sauvages, des vignes qui s'enchainent autour des hêtres ; mais l'essence la plus répandue dans les pentes raides que forment ces crêtes ardues est le lentisque si connu par nos soldats sous le nom de brûle-capote. Là où la déclivité est moins forte, ces montagnards plantent des figuiers qu'ils soignent activement et dont le fruit forme leur principale nourriture. Sur les étroits emplacements où le sol est à peu près horizontal, ils défoncent la terra à la houe (car la charrue n'y a pas de place pour ses évolutions), et y sèment de l'orge dont ils se font un pain grossier, à peine lové, plein de son, de paille et Witte de terre, insupportable au goût plus raffiné des Européens. Du reste, ils sont généralement trop pauvres pour employer ainsi leur orge, et le plus souvent, ils l'échangent chez les tribus voisines plus riches, contre des figues dont ils se contentent pour leur nourriture. Au fond des ravins, là où les torrents ont, lors des grandes inondations, répandu un peu de terre végétale, ils cultivent quelques légumes, la fève, la lentille cl surtout l'oignon. Autour de leurs villages, ils élèvent des poules dont les œufs leur sont d'une grande ressource, et des chèvres dont ils boivent rarement le lait qu'ils conservent pour faire des fromages qu'on consomme en hiver ; ils en mangent la chair et gardent la peau dont ils se font des manteaux ou qu'ils vendent à l'étranger sous forme de cuir. Ils ont quelques bœufs dans la vallée de l'Oued-Zaïne et au pied de leurs montagnes. Celles-ci, dans leurs escarpements les plus raides, fourmillent de singes qui ravagent les jardins et qu'il est fort difficile de saisir. Quand on les prend, on en mange la chair, et on vend leur dépouille, que le commerce européen sait employer sous des noms très variés. Les indigènes trouvent aussi quelques ressources dans les abeilles dont ils vendent le miel et la cire à Tabarque.

Le Kroumir est grand, fort, vigoureusement charpenté. Accoutumé à gravir des montagnes, il est agile et leste en ses mouvements : ses membres sont solidement musclés ; il est généralement brun et a les cheveux noirs, mais il n'est pas rare d'y rencontrer des individus à teint blanc et à chevelure rousse, avec des yeux bleus. Ils ne se rasent pas, comme le font les Arabes, mais, ainsi qu'eux, ils ne portent pas la moustache : celle-ci, d'ailleurs, n'est gardée en Afrique que par les Turcs, qui sont Hanéfites c'est-à-dire par le bey et ses soldats réguliers.

Les femmes kroumirs sont belles ; leurs traits, dans la jeunesse, sont fins et réguliers : malheureusement, elles se tatouent le visage de lignes bleues, formant, sur le front et les joues, des carrés, des croix, des losanges, des cercles et des croissants. La vie dure et pénible qu'elles mènent les fatigue et les vieillit bien vite, mais elles ne deviennent jamais si hideuses que les Adjouzas arabes des villes tunisiennes.

La religion des indigènes est l'islam, ou mahométisme, mais ils n'en suivent pas toutes les observances religieuses et civiles ; ils ont même des règlements, auxquels ils se conforment dans leurs montagnes, qui sont étrangers et même contraires au Coran.

Ces peuples sont bien plus anciens en Afrique que les compagnons de Mahomet, et même que les célèbres Numides de Syphax et de Massinissa. Du haut de leurs montagnes ils ont vu passer bien des dominations, et bien qu'il leur ait fallu très souvent reconnaître la suzeraineté de maîtres fort divers, leur race n'en a pas moins vécu, à peu près libre, depuis les temps historiques, dans son pays d'origine. La science antique les disait autochtones, c'est-à-dire nés du pays, mais la science moderne, dont la critique est plus minutieuse et mieux armée, croit voir dans ces peuples une race primitive issue de Japhet, venue par mer de l'Europe, mais qui se sera trouvée noyée, par la suite, dans les flots d'immigrations sémitiques venues d'Orient, et principalement de Syrie et d'Arabie. Dans la première antiquité, ceux qui se nomment aujourd'hui Kroumirs, Beni-Mezen et Ouchtatas, étaient compris parmi les Jontiens ; ceux que nous appelons les Zaïnatis, s'appelaient les Midènes ou Miédiens, leur pays se nommait le canton de Tusca, appellation qu'il tirait de la rivière qui le traversait, et qui figure aujourd'hui sur nos cartes sous les noms successifs d'Oued-Zaïne et d'Oued-Cehalla.

Il y avait plus de 500 ans qu'ils y habitaient et y menaient la vie la plus sauvage quand y apparurent les premiers Phéniciens. Ceux-ci étaient des marchands venus de Sidon et de Tyr et qui venaient de fonder à l'ouest du pays de Tusca les villes célèbres d'Utique et d'Hippon-Zarit[2]. Ces émigrés qui vivaient de commerce, vinrent d'abord promener leurs vaisseaux sur cotte côte et finalement établirent un comptoir permanent sur le petit rocher de Tabraca qui sa trouve en mer en face de l'embouchure de la Tusca. Bien que cette position fût très incommode, puisqu'elle manquait d'eau douce, elle devait à sa forme insulaire l'avantage d'être à l'abri des coups de main des indigènes. Les grands navires phéniciens y abordaient et y déposaient leurs marchandises que les facteurs du comptoir apportaient par de petites fractions sur des barques à la côte. Là, la Tusca formait à son embouchure un quai naturel. Rangées le long du rivage, les barques offraient exposées sur leur avant, les objets qui pouvaient tenter les naturels. De la terre, ceux-ci déballaient leur marché, et quand il était conclu, chacun de son côté l'exécutait avec mille précautions pour sa vie ou sa liberté. Telle était la marche du commerce à l'enfance de la civilisation. Les Phéniciens apportaient des verroteries, des parfums, de la vaisselle souvent ébréchée ou démodée avec quelques haillons de pourpre dont l'acheteur se parait avait orgueil dans sa montagne. Il livrait en échange des cuirs, de la cire, du miel, des peaux de singes et de panthères et des dents d'éléphant, animal alors fort commun en Afrique, et qui en a disparu depuis comme beaucoup d'autres, l'hippopotame, l'ours brun et le crocodile.

Carthage avait été fondée, sur ces entrefaites, par une colonie de Tyriens. Après des commencements très difficiles, elle avait pris un grand essor, était devenue la rivale d'Utique, d'Hippon-Zarit et d'Adrumète, et finalement s'était annexée toutes les autres villes phéniciennes d'Afrique dont elle avait formé un seul Etat et dont elle devint la capitale. Cette annexion était déjà un fait accompli dans le VIe siècle, comme cela résulte du traité passé avec les Romains en 509, c'est-à-dire dans l'année qui suivit l'expulsion des Tarquins. Tabraca suivit le sort de sa métropole Hippon-Zarit : elle y gagna d'ailleurs une grande extension. Carthage, en effet, transporta du rocher sur la côte le comptoir de Tabraca, l'environna de murailles et on fit une place forte. Âpres au gain, les marchands y trouvaient un marché plus facile, et par conséquent de grands bénéfices ; mais dès lors, il leur fallut vivre dans de perpétuelles alarmes, trop sûrs que l'acheteur du jour se changeait en ennemi la nuit et qu'il rôdait autour de l'enceinte prêt à l'assaillir si ses défenseurs se relâchaient un seul instant de leur active surveillance.

L'histoire nous apprend, pour d'autres villes que Tabraca, combien les comptoirs maritimes avaient à subir d'attaques en pleine paix de la part des indigènes. Parfois ces attaques réussissaient : les Phéniciens essayaient d'en tirer vengeance ; mais retirés dans leurs montagnes, les Jontiens et les Midènes déjouaient tous leurs efforts et laissaient passer rage. Après quoi l'intérêt commercial des deux partis ramenait une paix boiteuse qui durait aussi longtemps que les montagnards ne trouvaient pas une bonne occasion de la rompre.

Cependant Carthage avait fini par établir ses nationaux dans la vallée du Bagrada (Megherda) et rejeter les Midènes dans leurs montagnes. Pour les y brider, elle construisit au pied de leurs retraites les villes de Vacca (Bedja), Bulla (Boll), et Simitu (Semit), la première au sud-est, les deux autres au sud-ouest du pays qui nous occupe.

On devine que cet accroissement de la puissance punique ne s'opéra pas sans luttes et sans révoltes de la part des indigènes, mais l'on ne connait bien que celles qui éclateront sous l'impulsion des guerres étrangères.

La première de ces guerres fut apportée dans le pays par Agathocle. Assiégé dans Syracuse, il mit à la voile, débarqua inopinément en Afrique, où, pendant deux ans, il mit Carthage à deux doigts de sa perte. Les villes phéniciennes le reçurent comme alliées, entre autres Utique, Hippone et Tabraca. Ses généraux parcoururent la contrée en tous sens, et l'un d'eux, Eumachus, poussa jusqu'à l'Hippone de l'ouest (aujourd'hui Bône). Le nombre des chats sauvages et des singes qu'il rencontra dans le pays qui nous occupe, était si considérable, qu'il frappa l'imagination de ses soldats, et fut l'occasion, pour l'esprit exagéré des Grecs, de mille récits mensongers. Voici comme un de ses compagnons, qui décrivait plus tard cette campagne à l'historien Duris, lui racontait les impressions que ce pays lui avait laissées :

De là, nous nous dirigeâmes en avant et franchîmes une haute montagne qui s'étend dans un espace de 200 stades (36 kilomètres) ; elle est remplie de chats sauvages. Aucun oiseau n'y fait son nid, ni sur les arbres, ni dans les fentes des rochers, à cause de l'inimitié naturelle qui existe entre ces deux familles d'animaux.

Après avoir traversé cette contrée montagneuse, nous entrâmes dans un pays peuplé de singes et où se trouvent trois villes qui portent, d'après ces animaux le nom de Pithéeusses[3] en traduisant en grec la dénomination par laquelle les naturels du pays désignent le singe. Les habitants ont des mœurs en grande partie bien différentes des nôtres. Les singes habitent les mêmes maisons que les hommes. Ces animaux y sont regardés connue des dieux, ainsi que les chiens le sont chez les Egyptiens. Les singes ont donc libre accès dans les magasins de vivres, dont ils disposent à leur gré. Les parents donnent le plus souvent à leurs enfants des noms de singes, comme on leur donne chez nous des noms de divinités. Ceux qui tuent un de ces animaux sont condamnés au dernier supplice comme coupables du plus grand sacrilège...

Malgré des succès de détail, on sait qu'au bout de quatre ans, cette expédition si heureusement commencée échoua misérablement (307 avant J. C.). Le joug n'en retomba que plus lourd sur les indigènes.

Ceux-ci eurent par la suite lien d'autres occasions de révolte. On ne sait s'ils se soulevèrent lors de l'expédition de Regulus (256) ; mais ils prirent part à la guerre des mercenaires (210-239), et dès le débarquement du premier Scipion en Afrique (204), ils prirent parti pour lui contre les Carthaginois. Ce fut aussi au pied de leurs montagnes que Scipion gagna sur Syphax la bataille décisive des Grandes Plaines.

La guerre finie, le canton de Tusca fut rendu aux Carthaginois (201), mais Massinissa l'ayant usurpé sur eux, en 170, les Romains le laissèrent à ses enfants après la ruine de Carthage ; ils y ajoutèrent Simitu, Balla et Vacca. Quant à Tabraca, sa position maritime lui valut l'honneur d'être convoitée par les vainqueurs. Ils l'enlevèrent à ses habitants et y envoyèrent une colonie romaine.

Lors de la guerre de Jugurtha, Vacca, occupée par Metellus, égorgea sa garnison latine et fut, deux jours après, surprise et saccagée par l'armée romaine (108). Lors de la première guerre civile, le roi Hiarbas, s'étant renfermé dans Bulla-Regia, sa capitale, Pompée prit, cette ville d'assaut et le fit décapiter (81). Après la bataille le Thapsus, où César vainquit Juba Ier (46), tout ce pays fut réduit en province romaine.

Lorsqu'après la troisième-guerre civile, la création du système impérial eut enlevé le commandement des troupes à des généraux égaux en grade et en droits, qui se disputaient le pouvoir les armes à la main, et mis fin aux guerres civiles qui avaient si longtemps désolé le monde romain (27), la civilisation qu'arrêtait ces luttes fratricides prit aussitôt un magnifique essor. Les soldats qui n'avaient plus à combattre furent employés à percer, à creuser et à empierrer des routes militaires. L'Afrique en possédait déjà de remarquables ; car les Carthaginois, qui furent les premiers créateurs de ce puissant moyen de civilisation, en avaient ouvert de fort belles ; mais rien n'égala la grandeur du réseau routier dont les Romains enlacèrent tout le territoire soumis à leurs lois. Bien qu'en dehors des grandes voies naturelles de communication ; le pays de Tusca on fut percé dans tous les sens : nous allons en donner la description en quelques mots.

La plus septentrionale n'était guère qu'un chemin destiné seulement à l'infanterie et aux bêtes de charge, et qui suivait le plus possible le bord de la mer. Partant de Tuniza (Bastion de France), il suivait le pied du Sahel des Kroumirs et arrivait en vingt-quatre milles[4] à Tabraca. Là il sa bifurquait et pendant qu'un de ses tronçons suivant toujours la côte, traversait la Tusca à son embouchure puis le fleuve Chulchul et gagnait Hippon-Zarit en soixante milles, l'autre courant droit à l'ouest et remontant l'Oued-Zouara, allait regagner à Henchir-Bahïa la grande route de Vacca à Hippon-Zarit par Matar (aujourd'hui Mater).

On pouvait aussi tourner par le sud le massif des Kroumirs et des Zaïnatis. Pour cela on suivait d'abord un chemin secondaire qui joignait Tuniza à la grande route carrossable d'Hippone Royale à Carthage et qui l'atteignait Odiana (El Arousf sur l'Oued Mafrag).

Cette route remontait d'abord la rivière pendant vingt-cinq milles, jusqu'à un établissement de bains (ad Aquas) nommé aujourd'hui Kef-el-Hammam, puis trouvant devant elle la masse du Djebel-Kroumir, elle se détournait au sud et gagnait en deux étapes Simitu Colonia (Semit) et Bulla Regia. Arrivée à cette ville, la grande route reprenait la direction de l'ouest et atteignait en diagonale, en suivant de très près le pied des Ouchtatas, le passage du fleuve Silma, aujourd'hui l'Oued-Bull. Elle descendait ensuite cet affluent du Bagrada par Nova Aquiliana et Picus et atteignait le grand fleuve à Vicus Augusti qui a conservé son nom antique sous la forme actuelle Henchir-Ououst. Mais il fallait quitter la grande route ; on la laissait à droite ainsi que le mont Haïdous, on passait devant une fabrique de tuiles (Teglata), d'où l'on redescendait vers la rivière de Sisara (Oued-Tin) qu'on rencontrait dans une localité dont les Carthaginois avait fait un parc d'éléphants (Elephantaria), après quoi l'on tournait à droite pour regagner, par les montagnes, la grande voie d'Hippone Royale à Carthage, qu'on rejoignait à Tuburbu Minus (Tebourbe).

Si de Vicus Augusti on voulait gagner Hippon-Zarit, on y quittait la grande route et l'on en prenait une autre qui remontait au nord, passait par Vacca d'où elle se dirigeait par les crêtes jusqu'à l'importante cité de Matar. Après quoi, cette route passant entre le lac Sisara et celui d'Hippon-Zarit allait gagner la ville de ce nom. Cette voie était très fréquentée et son parcours était semé d'innombrables villages.

Outre ces chemins qui contournaient le pays de Tusca, il en était un autre, simple chemin muletier d'ailleurs, qui traversait de part en part la montagne des Zaïnatis. Il se détachait de la grande route à moitié chemin d'Aquæ et de Simitu et se dirigeait à l'est en suivant quelque temps l'Oued-Drin. Il traversait à Henchir-ben-Hadrich la route de Vacca à Matar et gagnait le Parc des Éléphants où il sa confondait avec la route venant de Vicus Augusti à Tuburbo Minus par le nord. Cette route étant sur le terrain que parcourront nos soldats, nous ferons remarquer qu'il s'y trouve des ruines romaines assez importantes : les archéologues de l'expédition pourront donc y faire d'amples moissons de découvertes.

Ces routes furent ouvertes sous le règne d'Antonin ; ce fut aussi sous ce prince ou peut-être sous Marc-Aurèle, son successeur qu'on démembra de la province d'Afrique sa partie occidentale, dont on fit une province spéciale qu'on nomma Numidie et qui eut pour chef-lieu Cirta (aujourd'hui Constantine). On leur donna pour limite à l'ouest l'embouchure de la Tusca (Oued-Zaïn) et cette limite est restée jusqu'à nos jours colle des provinces, royaumes ou beyliks qui ont eu Constantine et Tunis pour capitales. Ce n'est que depuis 1830 que par une condescendance exagérée pour le bey alors régnant, nous avons ramené cette limite en arrière. Si l'on n'avait pas fait alors cette concession imprudente, le pays des Kroumirs serait aujourd'hui sous notre domination directe et la punition de cette tribu n'aurait pu être élevée, comme l'ont fait nos ennemis, à la hauteur d'une question d'équilibre général. C'est une réflexion dont on fera bien de tenir compte quand il s'agira d'une rectification de frontières.

Protégé, par son éloignement, de la guerre de frontières que les Nomades y firent pendant tout l'Empire, le pays de Tusca tira quelques profits, au contraire, du voisinage de la commerçante Tabarca. Il fallut deux siècles et l'invasion des Vandales pour l'arracher à la lourde paix qui l'écrasait. Les nouveaux venus appelaient les indigènes à l'indépendance. Les  Midènes, fatigués d'ordre et affamés de mouvement, épousèrent leur cause avec passion et la soutinrent avec dévouement. Ce fut chez eux que le dernier roi vandale, Gélimer s'enfuit après son désastre de Tricamara et qu'il trouva un refuge dans la bourgade de Midenos, leur forteresse de la montagne[5]. Bélisaire qui le poursuivait vivement dut s'arrêter devant cet obstacle et reconnaître que la position était imprenable. Il l'y fit donc bloquer étroitement par un officier hérule nommé Fara. Gélimer fut bientôt réduit à la misère : les habitants n'avaient pas fait de provisions et ne possédaient qu'un peu de blé et d'orge dont ils employaient le grain sans le cuire et même sans le broyer. Le roi vandale pourtant tenait bon dans sa retraite, et à des propositions que lui adressa Fara, il se contenta de répondre : Je te rends grâce, ami Fara, envoie-moi seulement une harpe, un pain et une éponge. Cependant, le printemps allait venir et l'assaut devenait plus facile. Un jour, une femme maure avait composé, avec un peu de blé à peine écrasé, une pâte qu'elle avait placée dans l'âtre sous la cendre brûlante ; deux enfants se tenaient auprès de cette femme, son fils et un neveu de Gélimer. Pressés par la faim, ils regardaient avidement le petit pain, s'apprêtant à l'enlever lorsqu'il serait cuit ; enfin le jeune vandale ne pouvant se contenir, se précipita vers le feu, saisit la pâte qui était bouillante, et sans rejeter les cendres qui la couvraient, la porta à sa bouche et commença à la manger ; mais le jeune maure ne le laissa pas achever ce détestable repas ; pour avoir sa part, il s'élança sur le neveu de Gélimer, le prit aux cheveux, le frappa sur le visage à coups redoublés et parvint ainsi à lui arracher quelques morceaux de la bouche. Le roi des Vandales était là qui contemplait en silence la lutte des deux enfants. Ce spectacle lui brisa le cœur, et sans plus tarder, il fit porter à Fara une lettre de soumission. L'Afrique, en vertu d'un traité, resta sans conteste aux Romains (535).

Cette restauration des Romains fut d'ailleurs très incomplète. A peine étaient-ils rétablis dans le pays que les hordes nomades et païennes du désert africain se jetèrent sur la province et, s'emparant du plat pays, réduisirent les Romains à la possession des villes fortes. Elles se battirent ensuite entre elles : les Hoouaras finirent par l'emporter vers la fin du VIIe siècle et se partagèrent, entre autres, toute la vallée du Bagrada jusqu'à l'Auras. Ce sont encore eux qui l'occupent aujourd'hui et, c'est d'eux que sont sorties les puissantes et nombreuses tribus algériennes des Hanencha et des Haractas. Certaines hordes hoouarides pénétrèrent même dans les montagnes de Tusca, les unes en chassèrent les Midènes de l'Est et s'y établirent à leur place ; tels furent les Beni-Soleïm, qui s'emparèrent des montagnes qui sont au nord de Vacca (Bega, Bedja), jusqu'à la mer ; d'autres ne purent que forcer les anciens habitants à leur payer l'impôt et à se reconnaitre leurs vassaux. Ce fut ainsi que les Ouchtatas furent obligés de s'annexer à leurs vainqueurs hoouarides et qu'on finit plus tard par les compter parmi eux.

Tous ces Barbares (Berbers) avaient, du reste, apporté dans le pays cultivé leurs Impurs et, leurs habitudes du désert ; ils y vivaient en nomades, livrant, les campagnes à la dent de leurs troupeaux, habitant sous la tente, se servant de chevaux pour monture, élevant des chameaux, et se livrant entre eux à des guerres incessantes. Ils parlaient un dialecte arabe, étant, d'ailleurs, de race arabe, et venus depuis peu de leur pays d'origine. Pendant l'hiver, ils quittaient avec leurs troupeaux le pays cultivé et les promenaient dans les pâturages du désert.

Peu de temps après cette invasion, en survint une autre, plus fameuse, celle des Arabes, compagnons de Mahomet. Vainqueurs et vaincus de la veille, Barbares et Romains s'unirent contre l'ennemi commun (647), mais le fanatisme des nouveaux venus triompha de tous les obstacles. Carthage fut ruinée pour toujours (691). La petite garnison latine de Vacca eut l'honneur de maintenir jusqu'à la fin le drapeau impérial : mais, enfin, en 710, il lui fallut embraser l'islamisme. Elle entra dans la milice arabe et continua, sous cette nouvelle forme, à tenir la garnison de Bedja et à surveiller les agissements des montagnards de Tusca.

Vacca continua, en effet, à jouer un grand rôle. Elle devint la capitale de l'Ifrikia occidentale, et comme la grande route carrossable par le Megherda avait cessé d'être entretenue, les voyageurs avaient pris l'habitude de prendre la traverse de Vacca qui était un peu plus courte. C'est donc là, que passait le grand chemin de Constantine à Tunis.

L'histoire de Bedja[6] serait très curieuse, mais le cadre restreint de cette notice ne nous en donne pas la place, et d'ailleurs, l'histoire de Bedja n'est pas celle des montagnards qu'elle surveillait et qui n'avaient avec ses habitants aucune communauté d'origine, de mœurs, ni d'intérêts. Nous ne citerons guère, comme appartenant a l'histoire de ce pays que la belle opération militaire par laquelle 40.000 cavaliers arabes ou alliés, à force de harceler dans les ravines et terrains accidentés qui entourent cette ville, une armée de Berbères Kharedjites forte de plus de 200.000 hommes, l'empêchèrent d'en déboucher pour se porter en avant, campagne merveilleuse qui se termina par la lutte gigantesque d'El Asnam, où 180.000 Berbères restèrent morts sur le champ de bataille. Et cette autre révolte des montagnards de Bedja où après des succès divers, le général Arabe Soleimanben-el Mohelleb, détruisit dans un dernier combat, plus de 10.000 Berbères, sans y perdre lui-même un seul homme (757). Je passerai donc vite sur le siège de Bedja par les Louatas (802), sur la grande révolte de l'Ifrikia (890), sur la prise d'assaut et la destruction de Bedja par Abou-Yezid (le fameux homme à l'âne) (945), pour en arriver tout de suite à une révolution qui changea pour toujours la face de l'Afrique, et modifia la nature des populations qui vivaient dans le pays de Tusca.

Les Arabes qui habitent actuellement l'Afrique ne proviennent pas des soldats de la première invasion musulmane. Ceux-là peu nombreux restèrent dans les grandes villes romaines pour y former garnison, et ce fut dans ces places que leurs familles se perpétuèrent : mais, au XIe siècle, un khalife du Caire voulant se venger d'El Mœzz, roi de l'Ifrikia, lança sur ce pays les bandes féroces des Arabes Hital, qui se ruèrent sur cette région, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux et qui, culbutant tout sur leur passage, se répandirent dans le pays comme des loups affamés. Tout fut détruit par des brigands farouches. Après quoi ils se partagèrent les tribus de l'Afrique, pour les rançonner dans l'avenir. Les pays de Hoouara et de Tusca tombèrent dans le lot des Riah : mais ils n'en tirèrent pas grand profit, les Hoouaras étant nomades, braves et courageux leur tinrent tête et ne leur accordèrent qu'un impôt annuel fort léger. Pourtant une tribu modérite, les Beni Hodéil s'empara du pays au nord de Bedja, et en força les habitants à la soumission ; il est vrai que par la suite, son petit nombre la força à s'incorporer à eux, et qu'on a fini par la regarder elle-même comme une tribu hoouaride. C'est donc, d'un mélange d'anciens Libyens, de Massyles, de Hoouaras et d'Arabes modérites qu'est formée aujourd'hui la tribu des Zaïnatis.

Quant aux Kroumirs, défendus par la mer d'une part, par des montagnes de l'autre, ils paraissent être restés purs de tout alliage. C'était vers Tabarca que se portaient leurs regards, tantôt profitant de sa faiblesse pour en piller les alentours, tantôt profitant de sa force pour fournir des matelots à ses navires. Parfois leurs rivages furent l'objet de débarquements ennemis. Ceci eut lieu une fois dès les premiers temps de l'islamisme, de la part d'une flotte Oméïade envoyée contre les rois Zirites ; et, plus souvent encore dans la suite, quand les chrétiens eurent repris la Sicile, les Roger et autres princes normands firent contre le continent africain des tentatives restées fameuses.

Ces débarquements redoublèrent encore quand les pirates turcs d'une part, les corsaires espagnols et les chevaliers de Malte de l'autre, eurent fait, de la Méditerranée le théâtre d'une guerre maritime incessante. Les Génois, les Pisans qui avaient noué avec les rois de Tunis et de Bône des relations de commerce, durent les abandonner et armer des vaisseaux de course. Les Tabarquins en firent autant ; mais la lutte ne fut pas leur avantage, et en même temps que les Portugais et les Espagnols s'emparaient d'Arzilla, de Tanger, de Ceuta, de Melia, de Mers-el-Kebir, d'Oran, du penon d'Alger, de Bougie et de Tunis, et les chevaliers de Malte de Tripoli, la famille génoise des Lomellint s'empara de Tabarque, et en fit, sur les côtes barbaresques, une petite principauté commerçante.

Pendant ce temps, les Turcs s'emparaient de la Barbarie, chassaient les Chrétiens des ports de la côte et inauguraient ce système rapace d'administration dont nous avons délivré l'Algérie, et que nous allons, il faut l'espérer, détruire avant peu à Tunis. Pour cette race, en effet, gouverner c'est pressurer ; c'est exprimer par la force et l'extorsion, toutes les ressources des sujets, au profit de son trésor privé. Rien de ce qui entre dans les caisses du prince n'en sort plus qu'au profit de ses plaisirs. Rien n'en sorti dans l'intérêt des administrés.

Les employés mal payés se remboursent par des concussions incroyables. On laisse l'armée se procurer le nécessaire par son habileté et ses extorsions. On devine avec quels sentiments de haine le contribuable paye ses impôts. On ne les retire des tribus que par la force. Deux fois l'an, une armée commandée par le bey du camp, parcourt le pays et se fait acquitter les  sommes exigées. Elles sont d'autant plus fortes que la tribu est non pas plus riche, mais plus faible. Et quand il s'agit de tribus montagnardes, comme les Kroumirs, pauvres, belliqueuses et bien défendues par la nature de leur pays, l'armée turque passe devant elles sans rien leur demander, bien heureuse quand son arrière-garde n'est pas fusillée par quelques mécontents dont les troupes auront dans leur passage, foulé le champ de lentilles ou le champ de fèves. Telle est, en effet, la situation des Kroumirs en face de la dynastie de beys turcs qui règne actuellement à Tunis depuis trois siècles. Ils n'acquittent qu'un impôt de convenance, et s'en payent en faisant des courses sur les tribus tunisiennes et algériennes. Nous avons trop longtemps toléré ces déprédations espérons que la leçon qui va être donnée à ces barbares et qui portera sans doute plus haut, humiliera pour longtemps les ennemis de la France.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Prononcer Hrhoumir.

[2] Utique a disparu, mais Hippon-Zarit (la ville du golfe sur le canal) a survécu et a gardé son nom sous la forme de Ben-Zert que nous écrivons en Europe Bizerte.

[3] Villes des Singes.

[4] Deux milles font 3 kilomètres.

[5] L'emplacement de Midenos est contesté ; mais ce n'est pas ici le cas de prouver que le mont Pappua n'est pas le Djebel-Edough.

[6] C'en le nom comme on l'écrit ; mais il faut prononcer comme jadis, Baga.