THIERS — 1797-1877

 

XXX. — LES DERNIÈRES ANNÉES.

 

 

Le 25 mai au matin, toute la gauche, tous les républicains de Versailles envahissent la préfecture. Le maire et le conseil municipal viennent saluer l'ex-Président. Il se hâte de gagner Paris, où règne encore la consternation. Vous êtes dans la majesté de l'Histoire, ce trône où votre gloire peut défier et mépriser les Zoïles. Jamais tant de grandeur patriotique et de si éclatants services n'ont rencontré une pareille coalition de motifs sordides et d'ingratitudes. Le comte de La Guéronnière est lyrique. Le général de Galliffet dit plus simplement : Le regret que j'éprouve de vous voir quitter le pouvoir sera partagé par tous ceux qui aiment vraiment et avant tout leur pays. Maniglier envoie de Florence une lettre qui tient en un mot : indignation ! Jacques Ferrand publie une brochure enthousiaste, et malheureusement sotte : Washington et Thiers. L'abbé Orsini, aumônier des Invalides, envoie un témoignage de fidélité : Les assurances de zèle et de respectueux dévouement que j'ai eu l'honneur de mettre à vos ordres quand vous étiez quelque chose comme un roi de France, je viens les réitérer aujourd'hui que vous n'êtes plus que le premier homme d'Etat des temps modernes et le sauveur de notre patrie. A Douai, Abel Desjardins interrompt son cours pour rendre hommage à Thiers : l'enthousiasme de ses 400 auditeurs est tel, l'acclamation et l'émotion si vives, qu'il doit renoncer à poursuivre sa leçon. Achille Ferrère, neveu de Laffitte, homme d'esprit, caractère indépendant et sauvage, vrai banquier philosophe retiré des affaires avec une fortune honnête, resté pendant 50 ans l'ami de Thiers et de Mignet qu'il voit tous les 3 ou 4 ans, fait une démarche pour rencontrer Thiers. L'honnête Chambolle envoie des vers. Les témoignages d'admiration de diplomates, de particuliers connus ou inconnus, affluent, même de l'étranger. Nous en voulons à la révolution parlementaire pour le mal qu'elle a fait à la France. Le suffrage de Duvergier est fait pour aller au cœur de Thiers : Je ne doute pas de votre résolution. Ce qui me console, c'est que vous quittez la présidence fièrement, dignement, avec tous les honneurs de la guerre... Vous ne pouviez pas mieux descendre du pouvoir. Le Journal de Bourges nous apprend que le vote du 24 mai est dû aux pèlerinages de Lourdes et à l'intervention de la Vierge immaculée. Vous voyez que vous aviez affaire à forte partie.

Trois jours après sa chute, vers 3 heures et demie, Thiers fait une apparition à la Chambre. Waddington et Rémusat l'en ont détourné. Son entourage l'y poussa. Un député, Clapier, parlait de locomotives. Soudain, la salle s'emplit. De la buvette, des couloirs, on accourt. La gauche est à son poste. A peine Thiers s'est-il engagé dans la travée qui sépare le centre gauche du centre droit, que toute l'opposition se lève et le salue de 2 ou 3 salves d'applaudissements. Il s'incline légèrement et continue sa route, entre dans son banc et s'assied à l'extrémité, près du comte Rampon. La droite ricane. Quelques-uns crient à Clapier de continuer, ce qui provoque à gauche une nouvelle salve d'applaudissements. Cette rentrée en scène inquiète Lacombe : Comme il a pour les fautes d'autrui une clairvoyance implacable, il pourra être bien dangereux. Au général du Barail, rentrant de Suède, il se montre décidé à mener une lutte acharnée contre son successeur. Ce n'était plus le petit vieillard que j'avais connu si vif, si alerte, si remuant, s'occupant de tout, prenant intérêt à tout, apprenant tout à tout le monde, frétillant, malicieux, enjoué, et, en somme sympathique. Affaissé dans son fauteuil, les traits tirés, paraissant vieilli, il ne dissimulait pas combien sa chute lui avait semblé douloureuse. Mais on annonce une députation ; il se redresse et redevient lui-même. En vérité, sa santé commence à décliner. Malgré son tempérament de fer, il paie ses excès de travail et les efforts physiques qu'il a fournis. Il eut des syncopes et des hémorragies nasales après ses deux derniers grands discours. On règle sévèrement son régime alimentaire. En fait, il est beaucoup plus mordant et vivant que ne le présente du Barail. A son entourage, il dévoile la cause de quelques hostilités personnelles d'un extraordinaire acharnement. Il dit que Mac Mahon n'a d'opinion sur rien sauf qu'il est légitimiste, et à ce propos il demande incidemment à la princesse Troubetzkoï : Vous qui voyez les monarchistes, croyez-vous qu'ils fassent beaucoup d'arrestations ? Emmanuel Arago ? C'est un coquin, j'en ai la preuve ! Ce n'est pas seulement un sot, c'est un coquin. Il a mené tout le 24 mai avec de Broglie et Buffet.

Mais, très vite, il reconquiert sa bonne humeur, et bientôt on ne l'aura jamais vu si gai. Il lâche des aphorismes d'une philosophie désabusée : connaissant tous les partis, il les méprise tous également. Se plaindre qu'on achète les journaux, c'est se plaindre qu'on achète une fille publique. Dans ces conversations familières, sa physionomie s'éclaire de ce reflet caustique, malicieux, que les intimes connaissent bien. Les traits se succèdent, sans effort de phrases, avec un juste à point inimitable ; à chaque trait, un léger mouvement nerveux serre les lèvres l'une contre l'autre avec, un petit claquement, la bouche se pince, esquissant des jeux de physionomie imperceptibles, d'une infinie délicatesse. Les mains derrière le dos, le corps se balançant un peu, la tête aussi effectuant de petits mouvements continuels et saccadés, il promenait sa parole sur tous les sujets comme une lumière féerique dirigée par la baguette d'un invisible magicien ; sa voix de fausset, si pénétrante, avec laquelle chaque expression était accentuée, vibrait singulièrement. Sa note grave, il la donnait en ralentissant son débit, en baissant le ton. Venait-on de rire ? Une minute après l'émotion vous gagnait. Voici une réponse à J.-J. Weiss : Vous avez du talent, mon cher Weiss, vous savez écrire, et c'est une belle profession, mon cher Weiss, celle d'écrivain. Vous êtes intelligent, très intelligent, et fin. Ne me demandez donc pas ce que vous avez à faire... Si vous ne le savez pas, qui vous l'apprendra ?... Adieu, adieu, mon cher Weiss. En 1873, il définit Gambetta : D'admirables dispositions, s'il travaille. C'est un beau tempérament ; il parle, par moments, avec une très grande éloquence. Il est jeune, il a de l'avenir. Les circonstances l'ont gâté, et les événements le formeront. S'il est sage, il arrivera.

En quittant Versailles, il s'est installé dans l'entresol du général Charlemagne, 48 boulevard Malesherbes. Mais le bruit, la chaleur, la poussière le fatiguent et gênent son travail. Il loue l'hôtel Bagration, faubourg Saint-Honoré. De là, il suit de très près la reconstruction de son hôtel. Il entretient une correspondance suivie avec l'architecte, Aldrophe, et, de ses diverses villégiatures estivales, lui envoie les instructions les plus minutieuses. Il surveille lui-même les travaux. Couvert de plâtras, il ne dédaigne pas de causer avec les passants. Il complète ses instructions à Aldrophe par celles qu'il expédie à Aude. Les propriétaires de l'hôtel étant Mme Thiers et sa sœur, elles signent les contrats avec les entrepreneurs, et y inscrivent les ventes qu'elles leur consentent de terrains qu'elles possèdent à Passy. Thiers reçoit de l'Etat 1.050.000 frs, somme bien insuffisante non seulement pour payer les frais de reconstruction, mais aussi pour compenser la valeur des objets d'art perdus ou volés. Un inspecteur de police, Alvarado, est spécialement chargé de retrouver les objets volés. Mme Thiers demande une enquête particulière pour un album de peintures fines auxquelles elle tenait beaucoup. Paul Baudry offre en don viager les copies des sept cartons d'Hamptoncourt qu'il a léguées au Louvre. Maniglier et Tourny copient à force les chefs-d'œuvre dont il veut avoir la reproduction sous les yeux. A l'automne de 1874, il fait avec sa femme et sa belle-sœur un dernier voyage en Italie, où il est triomphalement accueilli ; il achète pour 105.000 frs d'objets d'art. Au retour, il s'arrête à Menton pour déjeuner avec sa cousine germaine, Mme Gastaldy, âgée de 82 ans, puis à Nice où il passe 3 semaines chez Montalivet qu'il n'a pas vu depuis 1868 ; tous deux évoquent de vieux souvenirs, et c'est un rayon lumineux dans ma solitude intellectuelle, dit son hôte.

L'été, il accomplit tous les ans, de 1873 à 1876, un voyage en Suisse. Les Français établis dans les villes qu'il traverse lui expriment leur reconnaissance. C'est là que Duvergier lui apprend, en septembre 1875, une grave maladie de sa vieille amie Mme de Rémusat. Les chaleurs l'éprouvent, en août 1876, à Ouchy, où il fait appeler un médecin de Genève ; Mignet s'inquiète ; lui prétend que sa santé est excellente ; il mange et travaille comme de coutume.

Lors de l'évacuation de Nancy, le 5 août, le nom de Thiers est sur toutes les lèvres, sur toutes les inscriptions qui pavoisent la cité enthousiaste. Le 16 septembre 1873, à 7 heures, les Allemands évacuent la dernière localité occupée, Conflans-Jarny ; à 9 heures, ils franchissent la frontière ; à 9 h. 40, le dernier soldat, Jahnke, repasse en Allemagne : un patriote de Rozerieulles le photographie avec deux de ses camarades, et leur fait signer l'épreuve qu'il envoie à Thiers. Il est en Suisse ; les ovations l'accompagnent ; Lausanne lui donne une sérénade. A Belfort, on lui ménage une réception, dont ses ennemis politiques prennent texte pour le traiter d'agitateur. Aussi décline-t-il l'invitation du maire de Nancy, quelque désir qu'il ait de satisfaire à celui des populations de l'Est, anxieuses de le voir et de lui témoigner leur reconnaissance. En octobre, il échange des lettres d'adieu avec Manteuffel, qui se répand en éloges sur son compte ; il en fait autant et demande une récompense pour Saint-Vallier.

Adresses, lettres de félicitations, poèmes, chansons, arrivent de tous les points du territoire et de l'étranger. Il répond à Jules Ferry qui lui transmet l'adresse votée par les républicains du conseil général des Vosges : Je ne cherche ni le bruit, ni les démonstrations, mais je reçois avec gratitude les témoignages sincères de mes concitoyens ; leur suffrage est la seule récompense que j'ambitionne, et celle-là, le caprice des partis ne l'ôte pas plus qu'il ne la donne, quand elle est fondée sur la vérité. Je crois que c'est le cas ici, car quoi qu'en disent les ennemis que je ne croyais pas si acharnés qu'ils le sont, j'ai cependant depuis 3 ans fait quelque chose pour le pays. Le pays veut bien le reconnaître, et je me tiens pour suffisamment rémunéré. A l'hôtel Thiers, dans une vitrine, albums couverts de signatures, médailles d'or, souvenirs variés depuis un somptueux chronomètre de Besançon jusqu'à un buvard en lave du Pérou, attestent matériellement l'immense popularité de Thiers. Rarement vit-on désaccord plus éclatant entre une assemblée parlementaire et le vœu du pays. Il est fondé à le dire : On pourrait sans doute me priver de la joie de présider à la fête de la libération, mais on ne pourrait me priver de l'honneur d'avoir mis fin à l'occupation étrangère longtemps avant la date prévue par les traités. Legouvé le lui écrit : Vous avez maintenant votre nom, le Libérateur ; avouez que vous êtes bien vengé ; l'histoire n'a pas souvent présenté ce noble spectacle d'un homme d'Etat tombé du pouvoir et recueilli par le pays, et plus acclamé cent fois dans sa retraite qu'il ne l'a jamais été comme chef d'Etat. En mai 1874, avec C. Périer et l'amiral Pothuau, il rentre à Paris par la gare Saint-Lazare : la foule l'acclame. Jamais vous n'avez été plus populaire, écrit Saint-Hilaire en octobre. Votre nom vit dans tous les cœurs en Algérie. De Bathoum, le secrétaire d'ambassade Patenôtre dit dans une lettre à Jules Ferry : Quant à M. Thiers, sa popularité dépasse tout ce qu'on peut imaginer. On ne s'explique pas qu'il ait pu être renversé : ces jours derniers, à un grand dîner, le Gouverneur a bu à sa santé, et tous les assistants ont poussé des hurrahs en son honneur. Bismarck lui envoie des vœux au jour anniversaire de sa naissance, et Manteuffel continue à Naumbourg l'habitude qu'il a prise à Nancy de donner un dîner ce jour-là ; avec Ranke, il y boit à la santé de Thiers. Le roi Victor-Emmanuel lui fait exprimer ses sentiments d'amitié. Le comte de Prokesch Osten, âgé de 80 ans, commence une lettre : Excellence — non pas comme titre mais comme valeur —. Encore un témoignage de Jules Ferry, dans une lettre du 15 septembre 1873 à Mme Emile Accolas : Chez nous, la restauration du droit divin est une cause perdue. Le paysan est thiériste, pour le quart d'heure. La popularité profonde, absolument démocratique que ce nom a conquise n'est pas un des phénomènes les moins curieux de ce temps-ci. Le nom de M. Thiers a pris la place du nom de Gambetta dans la passion des foules... La masse du suffrage universel, non dans ses coteries dirigeantes, mais dans son courant spontané et irrésistible, n'aperçoit entre Thiers et Gambetta qu'une nuance qu'elle néglige, comme toute nuance. Le petit bourgeois a son portrait dans toutes les chaumières, et les pauvres annexés d'Alsace ont placé son nom dans les prières des petits enfants. Feuilletant l'album de famille, les enfants le reconnaissent et le désignent du doigt en disant : Tonton Thiers.

En mai 1875, il réintègre l'hôtel de la place Saint-Georges redevenu ce qu'il était avant la destruction, un peu plus important d'aspect, décoré d'objets d'art et garni de livres. Il y achève sa longue carrière dans un rayonnement de gloire. Il reçoit l'hommage de lecteurs de son Histoire du Consulat et de l'Empire, des dessins, des tableaux, des ouvrages admirativement dédicacés. Le prince Orloff lui envoie deux albums du général Dournovo qu'il décora jadis. Washburne le prie de poser pour Healy, le plus célèbre peintre de portraits des États-Unis. Il ne va plus guère à l'Académie, mais continue à donner pâture à son inlassable curiosité. Il visite souvent Le Verrier à l'Observatoire, et reçoit de Marié Davy, directeur de l'Observatoire de Montsouris, l'annuaire résumant le travail accompli depuis qu'il lui en confia la direction ; l'intérêt qu'il porte aux travaux des astronomes lui vaut un exemplaire de la médaille frappée par ordre de l'Académie pour perpétuer le souvenir du passage de Vénus en 1874. Ch. Martins, du Jardin des Plantes de Montpellier, lui envoie ses travaux sur la question glaciaire, qui l'intéresse également. Il revoit les travaux de sa jeunesse, se fait le disciple des savants les plus connus, les interroge dans leurs cabinets et leurs laboratoires pour se mettre en état d'exposer, avec cette clarté dont il avait le secret, le progrès des arts et des sciences depuis les premières lueurs de l'esprit humain jusqu'au magnifique développement qu'ils ont pris de notre temps. Il est heureux de se livrer à sa grande œuvre qui, dit-il, fera, je l'espère, du bien aux esprits si j'ai pour l'achever le temps qu'il faudra encore. A la garde de Dieu ! Il a 78 ans.

Une atmosphère d'affection l'entoure. Saint-Vallier, Jules Favre lui donnent des marques répétées de celle qu'ils lui ont vouée. Hors les jours où il reprend les réceptions et les habitudes d'autrefois, on se retrouve le dimanche chez lui, dans l'intimité, dans le grand salon donnant sur le jardin. Les hommes de sa génération, les compagnons des luttes politiques, adversaires ou amis, s'égrènent. Victor Cousin, familièrement le Philosophe, est mort depuis 1867. Le 13 septembre 1874, Guillaume Guizot lui fait part de la mort de son père. En 1875, Charles de Rémusat disparaît. En 1876, Thiers rencontre une dernière fois Mary Clarke, devenue Mme Mohl : tous deux causent longuement, se rappellent le lointain passé où le petit étudiant s'attardait à bavarder si avant dans la nuit que la concierge se fâchait ; il avoue les tendres sentiments qu'alors Mary Clarke lui inspira, et la petite vieille s'en va, tout émue de cette ultime confidence. Le 26 mai 1876, il éprouve un accès de tendresse pour Chambolle : Je vous compte au nombre des meilleures amitiés de ma vie. En approchant de la fin, je fais mon compte, et d'amis tels que vous, aussi éclairés, aussi droits, aussi intelligents, on n'en compte guère. Le fidèle Mignet vieillit à ses côtés, les forces déclinantes, l'œil dont il se servait se troublant, toujours inquiet de la santé de son grand homme. Le 10 mai 1877, Lacombe accompagne, place Saint-Georges, B. Saint-Hilaire, demeuré le féal de son ancien Président. Bonjour, mes chers amis ! Il les fait monter dans sa chambre, leur montre son cabinet, une admirable galerie. Il demande affectueusement à Lacombe de ses nouvelles, et comme le jour le gêne, il lui fait changer trois fois de place afin de bien le voir, dit-il. Il lui demande ce qu'il fait, où il habite. Lacombe lui parle du général Davout, qu'il voit à Clermont. Aussitôt, une page épique sur ce brave général, si intelligent, si héroïque ; puis l'histoire de son grand-oncle, le prince d'Eckmühl, son histoire à lui en Algérie, à Metz, pendant la Commune. Il rappelle comment il réussit à la vaincre et à rentrer dans Paris. Il aborde la question religieuse. Il y a des coquins qui voudraient détruire la religion. Après un mot affectueux pour l'évêque d'Orléans, il passe à la loi militaire, revient sur la question monarchique qui a tout brouillé. Lacombe lui rappelle qu'en 1870 il annonçait la triple dissolution financière, militaire et religieuse de la société que déterminerait la gauche. Il en convient. Il parle de tout cela avec bonne humeur. Au fond, un peu triste et résigné, véritablement affaibli, il s'attendrit souvent, et a les larmes aux yeux en nous disant de venir le revoir. Il approuve son portrait par Bonnat, qui lui donne l'air sérieux. On peut, dit Lacombe, croire que c'est le patriote attristé par les malheurs de la patrie. — Ah ! Il lève les bras, ses yeux se mouillent encore une fois. Il promet la gravure dès qu'elle sera terminée. Il finit en parlant de la situation internationale de l'Europe qui se reforme.

Duvergier, malade, se terre dans son coin de Herry. Il ne peut plus descendre dans son jardin, mais parle toujours politique. Il prévoit un coup d'Etat de Mac Mahon. Le 29 mai 1877, il engage Thiers à se bien soigner pour reprendre son rôle politique. Thiers a 79 ans. Il suit le conseil. En fait, depuis sa chute, il n'a jamais complètement abandonné la grande passion de sa vie.

Le jour de sa réapparition à la Chambre, le 27 mai 1873, Tréveneuc lui explique pourquoi il vota contre lui. Thiers s'explique à son tour : L'intérêt conservateur était dans mes mains plus en sûreté que dans les mains où il pourra être, quelles qu'elles soient, et c'est pour cela que vous, monarchistes passionnés, m'avez pris en haine. Un petit complot que je connaissais, tramé par des ambitieux dont le mérite ne justifie pas l'ambition, et par des candidats alarmés pour leur réélection, a soulevé une partie de la Chambre et a entraîné son vote. On a cru sauver les élections futures, et je crains bien qu'on ne les ait gâtées. Il aurait fallu apaiser, et on aura irrité. C'est ainsi qu'on fait depuis 50 ans, et qu'aucun gouvernement ne peut s'établir. Je ne pouvais me faire l'instrument d'une telle politique. Je me retire, fort heureux au fond de retourner à mes études chéries, et très fier des services rendus à mon pays. En se séparant de moi, on aurait pu le faire plus dignement. Mais je n'ai, croyez-le bien, aucune humeur contre ceux qui ont voté comme vous l'avez fait ; vous êtes indépendant et énergique et votre exemple prouve combien il est difficile de résister à son parti, puisque vous aviez pour moi une amitié que je n'ai jamais ni méconnue, ni négligée. Mais, croyez-le, vous avez tous plus servi les radicaux que les conservateurs.

Il sert les républicains en communiquant à Gambetta une circulaire confidentielle, visant l'achat de journaux par le gouvernement et qu'il tenait d'un préfet. Gambetta la lit à la Chambre ; le ministre Beulé déclare n'en avoir pas eu connaissance. Thiers ne retourne pas à la Chambre ; Duvergier le relance : il comprend une abstention momentanée, mais le moment n'est-il pas venu d'y reprendre sa place ? En félicitant Thiers d'un petit discours qu'il vient d'adresser aux dames de Belfort, Duvergier parle de la lettre adressée par le comte de Chambord à Cazenove de Pradine ; elle lui causa un vrai plaisir : C'est surtout par l'à-propos que se distingue ce grand prince. Chaque fois que la fusion paraît en bon train, vite il intervient avec un seau d'eau froide qu'il décharge sur la tête de ses amis. Le 30 octobre 1873, Thiers jubile en lisant, à haute voix, adossé à la cheminée devant les personnes venues à sa réception, la lettre du prince mettant fin à toute entreprise monarchique. Je voudrais voir le tête de Pasquier, ajoute-t-il malicieusement.

Au cours de la discussion qui suit la lecture du message de Mac Mahon demandant l'organisation d'un pouvoir exécutif durable et fort, le duc de Broglie ne peut se tenir de lancer des traits hautains contre Thiers, et comme il sent son succès, il les lance avec ce sourire de contentement qui, en pareil cas, lui est habituel. Au surplus, il répéterait ses mots 5 ou 6 fois, en crachotant un rire comme dans la conversation. Il fait voter le septennat. Thiers reste jusqu'au bout de la séance, pâle et digne.

A la fin de l'année, Bazaine est condamné. Son défenseur, Lachaud, transmet à Thiers les remerciements du maréchal pour la haute impartialité, la conscience et la perspicacité dont il fit preuve à son égard. Au cours de l'année 1874, il traite de tactique électorale dans sa correspondance avec Montalivet, C. Périer et nombre d'autres. Après le 16 mai, où le duc de Broglie tombe un an après avoir pris le pouvoir, une délégation des républicains de la Gironde offre à Thiers son médaillon et une adresse énumérant les services qu'il rendit à la France, à la liberté et à la République. Des pétitions demandent la dissolution de l'Assemblée : Thiers a beau jeu à rappeler combien il eut raison de déclarer la République seule forme de gouvernement possible en France ; il conseille la modération envers l'Assemblée, qui saura prendre en temps opportun une résolution conforme aux intérêts de la France. A son tour, il jette une pelletée de terre sur le duc de Broglie : Le 24 mai 1873, on ne pouvait pas dire que j'avais mal usé du pouvoir, mais on me reprochait de n'avoir pas su ou voulu ramener le pays dans les voies de la monarchie. Nous n'aurions pu imposer l'autorité de l'Assemblée si nous avions annoncé qu'elle venait établir la République... Les hommes qui m'accusaient ont tenu le pouvoir un an, avec la force matérielle et une majorité monarchiste : eux-mêmes n'ont pas rétabli la monarchie, uniquement parce qu'ils ne le pouvaient pas. Excellente réponse, dit Duvergier, mais que Thiers ne s'expose pas au reproche de parler quand personne ne peut plus lui répondre ; il ne s'afflige pas de la chute de Broglie, et discerne que le coup d'Etat est, au fond, la pensée de la droite.

Le 27 mars, Thiers monte à la tribune pour la dernière fois. On discute la construction des forts autour de Paris ; il blâme l'enceinte étendue que préconise le projet de la commission soutenu par le général du Barail et le général Chabaud La Tour ; il ne veut pas que l'on fasse de Paris et de Versailles le champ de bataille ; il préférerait réduire la dépense au profit des effectifs ; il préconise certains emplacements. Il est battu par 386 voix contre 191. En mai, il prend l'initiative d'un projet de loi heureux pour la dignité de la science, dit Pasteur. Désormais, s'il donne toujours la direction au centre gauche, il ne prend plus part aux discussions : Duvergier regrette cette abstention ; que Thiers craigne, en intervenant, de fournir la preuve qu'il veut reprendre le pouvoir : soit, mais pourquoi se taire, puisqu'on lui attribue tous les projets contraires au gouvernement du maréchal ? Leur parti y perd des avertissements salutaires.

A l'automne de 1874, discussions rétrospectives sur le pacte de Bordeaux et le 24 mai, préparatifs d'élections. Mme de Rémusat décrit des manifestations hostiles au comte de Chambord : Tous les soirs on vient dans la cour avec la musique du village, et il y a dans la cour 5 à 600 personnes. Je suis accostée par des hommes et des femmes que je ne connais pas, qui prennent ma main et me disent : N'est-ce pas Madame, M. Thiers sera content. Cette façon dont les plus ignorants associent le nom que je porte au vôtre, me touche singulièrement... Adieu, mon cher ami, l'ami de mes jeunes années et de ma vieillesse. Beaucoup sont persuadés que son intervention assurera le succès de la cause républicaine. Le 30 janvier 1875, le vote de l'amendement Wallon engendre la Constitution de 1875, à une voix de majorité : Thiers l'a voté ; Broglie a voté contre, puis se résigne à voter les lois constitutionnelles qui en découlent. Il dit à Lacombe : Je sens bien que ma situation est ridicule. Elle est détruite. Je ne peux plus rien. En mars, Renan parle de Thiers à la princesse Julie Bonaparte : peut-être les derniers événements modifièrent-ils ses idées de retour, et cependant il projette un voyage en Egypte et en Grèce ; son activité demeure très grande : Son esprit curieux et ouvert a quelque chose de très attachant, même quand on y trouve des lacunes et des partis pris. En juillet, Lacombe note que la dissolution est son idée fixe. A l'automne, il se repose à Arcachon en attendant les élections ; le 17 octobre, les notabilités républicaines, conduites par l'ancien maire de Bordeaux, Fourcaud, lui rendent hommage. Thiers rappelle ses angoisses lorsqu'il vécut parmi eux, la rude tâche qu'il remplit, l'échec de la monarchie à la suite des démarches du gouvernement du 24 mai à Frohsdorf. Aujourd'hui, la République n'est plus une question de principe, mais d'application ; il faut s'atteler à la faire réussir. Il trace le programme, fournit les arguments, et conclut sur une apologie de la Révolution et des principes de 1789. Ce discours a un immense retentissement. Le devoir est bien là où vous l'avez placé, dit Ernest Picard ; ces conseils donnés de haut deviendront certainement la règle de tous les comités. Jules Simon constate : Vous recevez en ce moment les compliments du monde entier. Duvergier lui adresse ce seul reproche, d'avoir été trop modéré, d'avoir trop ménagé ses adversaires.

Le 12 novembre, on vote au scrutin secret sur le scrutin d'arrondissement ; Thiers paraît mal portant, la mine fatiguée, enveloppé dans un grand paletot ; cependant le vieux lutteur se tient au pied de la tribune, prêt à monter le premier à l'assaut pour renverser le cabinet. Fin décembre, il refuse un siège au Sénat offert par les délégués sénatoriaux de Saône-et-Loire. Le 20 février 1876, il est réélu député du IXe arrondissement de Paris. Vous êtes pleinement vengé, écrit encore Duvergier ; Buffet essuie un quadruple échec. Cette année-là, les événements d'Orient lui valent des marques de sympathie des patriotes musulmans, et Arnim invoque son témoignage au procès qui lui est intenté. Il mène la campagne politique avec les Débats et la République française où il va souvent ; un jour, il y trouve Gambetta en déshabillé, les pieds dans des pantoufles brodées : Ah ! ah ! M. Gambetta, on voit bien que vous êtes aimé de la tête aux pieds ! Au 16 mai, il s'allie publiquement avec le grand tribun ; certes, il le malmena en 1871, mais eut toujours de l'amitié pour lui ; il lui dit aujourd'hui : Je vous présenterai à l'Europe.

1877 : l'année de ses 80 ans ! En juin, grand motif de satisfaction : Broglie, suivant la tactique de la droite qui veut enlever à Thiers le mérite de la libération du territoire, exalte exagérément le rôle de Pouyer-Quertier ; le 16, Fourtou, ancien ministre de Thiers, devenu ministre du Seize mai, pour justifier la politique de son gouvernement, prétend que l'Assemblée pacifia le pays et libéra le territoire. A ces mots, la gauche et le centre se lèvent comme un seul homme ; tous se tournent vers le vieillard assis à l'ouverture d'une travée de l'hémicycle, et s'écrient : Le voilà, le libérateur du territoire ! parmi les acclamations et les applaudissements. Fourtou explique : Je n'enlève rien à personne... Je n'enlève pas à l'homme d'Etat illustre qui est devant moi et que personne n'honore et ne respecte plus que moi-même, l'honneur et la gloire qui lui appartiennent, mais il ne voudrait pas les revendiquer pour lui seul. — Ce que lui ne peut pas faire, l'Histoire le fera ! tonne la voix de Gambetta. Peu après, le maire Bernard et Saint-Vallier le glorifient encore aux fêtes de Nancy.

Sa santé décline visiblement ; ses joues se creusent. Il ne marche plus. On ne le voit plus passer qu'enfoncé dans son coupé, le visage pâle, immobile, son paletot noir boutonné faisant un large pli au creux de la poitrine. Il va le mois d'août à Dieppe. Alors que partout Mac Mahon est fraîchement accueilli, les Dieppois font à Thiers un accueil chaleureux et vibrant. Le 15, un coup le frappe : la mort de Duvergier de Hauranne, qui depuis quarante ans le soutient, l'encourage sans craindre de le critiquer. Mais il n'abandonne pas la lutte pour cela. Il se prépare aux élections fixées au 14 octobre, Mac Mahon ayant en juin précédent demandé la dissolution de la Chambre. Le 18 août, Thiers envoie ce mot à Gambetta : Mon cher collègue, j'ai reçu votre très intéressante lettre, et je vous remercie des précieux détails qu'elle renferme. Je vais passer à Paris quelques jours, et je vous entretiendrai verbalement de tout ce qu'il serait trop long d'écrire. En attendant, je vous félicite de votre beau discours de Lille, qui est à la fois éloquent, très politique, et ferme dans la mesure des circonstances. Je serai à Paris demain matin dimanche. Il s'agit du fameux discours où Gambetta déclara que le jour où la France aurait ordonné, Mac Mahon n'aurait qu'à se soumettre ou se démettre. Thiers ne séjourne pas à Paris. Il va chercher le repos à Saint-Germain-en-Laye, et descend au Pavillon Henri IV. Il y trouve, dans son courrier, une lettre singulière, mais touchante ; Lacour, professeur de philosophie, lui dit en substance : en 1847, j'avais vingt ans ; rue Saint-Honoré, par une pluie torrentielle, et en l'absence de tout véhicule, j'abritai sous mon parapluie un passant que j'accompagnai jusqu'à la place du Châtelet ; là, le chef du bureau des omnibus s'adresse à mon compagnon : Il y a encore une place, M. Thiers. Je fus saisi de stupéfaction : c'était donc l'auteur de l'Histoire du Consulat et de l'Empire ? Il me posa des questions sur ce que je faisais à Paris et conclut : Travaillez et vous réussirez. J'ai travaillé et j'ai réussi dans ma modeste position. Aujourd'hui, je voudrais bien serrer la main de l'illustre vieillard.

Le jeune Joseph Reinach vient souvent le voir. Son grand chapeau haut de forme gris sur la tête, Thiers trottine sur la terrasse auprès de la duchesse de Vicence, élégante, grande et mince. Le 27 août, il remercie Alexis Pierron qui lui fait hommage de sa traduction d'Eschyle : Mon cher maître, vous nous apprenez tous à avoir de l'esprit et du bon sens en bon langage ; je vous remercie du prix de discours français que vous m'avez décerné. Je mettrai ce petit volume dans ma petite bibliothèque, celle qui n'est pas dans ma grande galerie, mais dans ma chambre à coucher, Ils sont là une centaine de petits volumes, légers à la main, de caractères lisibles, faits en un mot pour être lus, et non vus à travers des rayons éblouissants de dorure. Là, quand je suis fatigué, un peu malade, dégoûté de l'esprit de nos conversations, je m'adresse aux grands esprits, et ne veux vivre qu'avec eux. C'est là que vous viendrez me faire vos adieux quand je quitterai ce monde pour l'autre, où nous devons retrouver tout ce que nous avons aimé et estimé. En attendant ce jour, il faut nous voir, car le temps qui me reste ne saurait être bien long. En allant au plus pressé, je vous charge de vous entendre avec Mousu Giraud pour venir dîner un jour de cette semaine à Saint-Germain. J'admire toujours plus ce lieu, bien supérieur à Versailles par le goût et la vraie grandeur. Ceci dit sans rancune pour le temps présent, auquel je ne penserais pas à propos d'un volume d'Eschyle. Adieu donc, et tout à vous. L'Eschyle de Pierron fut pieusement placé, et se trouve toujours, dans sa bibliothèque de chevet.

Entre temps, il travaille à son manifeste électoral. Le 30 août, il s'adresse à Jules Ferry : Mon cher ami, j'ai reçu votre excellente et très instructive lettre, qui concorde avec ce que nous savons et ce que je crois : l'existence d'un courant profond et fort. Ici, nos gens tournent à l'hébétement. M. Gambetta est enchanté. Vous figurez-vous ce que sera un tel procès ? Je crois le coup d'Etat désormais impossible. Tout cela finira par une farce grotesque et une confusion plus grotesque encore. Vous me dites que je devrais parler. C'est ce que j'ai fait l'autre jour et quelques mots les ont mis en fureur. Mais je tiens mon manifeste électoral tout prêt, et j'attendrai le moins possible pour le publier. Votre idée pour la question dont nous avons parlé est excellente, et je l'adopte intégralement. A vous de cœur. J'ai reçu avant-hier la dépêche suivante télégraphique, qu'on aura lue à l'Elysée comme toute dépêche télégraphique : Deux de vos amis, réunis dans la campagne de l'un d'eux, vous souhaitent bon succès. Signé : Ranke, maréchal de Manteuffel. Ces deux personnages sont les amis intimes de l'empereur Guillaume. Vous savez que Ranke est le premier écrivain d'Allemagne. Les républicains, sûrs du succès, comptent renverser Mac Mahon et le remplacer par Thiers, qui songe à former un ministère Jules Ferry-Gambetta.

Depuis qu'il est à Saint-Germain, il a de longues conversations avec Meissonnier. Le 1er septembre, discussion : avec une ardeur juvénile, un enthousiasme de 25 ans, Thiers défend Delacroix dont il fut le premier à saluer le talent naissant. Le dimanche 2, Joseph Reinach passe la soirée avec lui ; il l'entend donner rendez-vous à Saint-Hilaire pour le lendemain à Paris, puis, jusqu'à 11 heures, Thiers parle de la campagne électorale, de la victoire des républicains qui est certaine, de son retour à l'Elysée, de l'Italie et de l'histoire de Florence qu'il a toujours l'intention d'écrire ; il disserte sur Michel-Ange, revient à la loi militaire, passe en revue les généraux de 1870, défend Bazaine, véritable homme de guerre, et crible de flèches Mac Mahon. A la porte, il prie Reinach d'aviser Gambetta qu'il le verra à Paris, le lendemain.

Le lundi matin, 3 septembre, il se lève de bonne heure, comme toujours. De 6 heures et demie à 7 heures, il se promène sur la terrasse de Saint-Germain. Le temps est froid et humide. Il rentre, et s'attelle au travail. A l'heure du déjeuner, il se met à table dans le petit salon situé à l'extrémité du pavillon neuf de l'hôtel, dont 2 fenêtres ouvrent sur les grottes, une sur la rue du Château-Neuf, une sur le jardin de l'hôtel. Il mange avec appétit de tous les mets qu'on lui présente. On lui sert une pêche cuite. A peine l'a-t-il portée à sa bouche qu'il devient très pâle. et se renverse sur le dossier de sa chaise. Mme Thiers et Mlle Dosne lui humectent les tempes avec de l'eau. Il revient à lui : Sortons ! Je veux sortir ! Sa voix sonne tremblante, cassée. Dehors tombe une pluie froide et pénétrante. Des frissons le prennent. On rentre. On le déshabille, et, dans la pièce où il vient de déjeuner, on l'étend sur le lit de camp à couverture rouge qui le suit dans ses voyages. On appelle en hâte le docteur Lepiez qui constate l'état comateux et dit à l'oreille du secrétaire de Thiers : Il est perdu ! Le docteur Barthe, son médecin ordinaire, mandé par télégramme, arrive à 3 heures et demie. Thiers fixe sur lui un regard vitreux, puis referme les paupières. Pas une goutte de sang ne vient au bout de la lancette après deux tentatives de saignée. Le docteur Barthe se penche vers Mme Thiers : Madame, il est perdu. A 6 heures 10, Thiers rend le dernier soupir. Le soir même, on transforme la chambre en chapelle ardente. Mme Thiers, Mlle Dosne, B. Saint-Hilaire, l'abbé Petit, veillent toute la nuit. La nouvelle ne parvient que tard à Paris, où l'on se refuse à la croire. Le 4 au matin, les journaux la confirment. Pendant que Saint-Hilaire fait dresser l'acte mortuaire, Meissonnier exécute un dernier portrait. Guillaume envoie un élève de l'école des Beaux-Arts, Lenoir, mouler la figure et le bras droit. Braun prend 4 clichés photographiques. Mme Thiers refuse de s'éloigner un seul instant.

La foule accourt à Saint-Germain. Télégrammes, lettres, cartes, adresses s'accumulent, provenant des départements, des villes, des grandes Ecoles, de tous les pays du monde ; il s'y mêle des poèmes de Legouvé, d'Alfred de La Guéronnière, d'un chef de gare, d'un homme qui s'excuse de n'être allé en classe que jusqu'à onze ans, etc. De Besançon, le duc d'Aumale écrit à Mignet : Mon cher confrère, j'apprends à l'instant la mort de M. Thiers, et mon émotion est profonde. Les souvenirs d'un passé déjà lointain, d'autres plus récents, reviennent en foule à ma mémoire : les événements du règne de mon père, auxquels M. Thiers prit une si grande part, les visites qu'il nous fit dans notre exil, cette séance de l'Académie où il voulut bien me servir de parrain, et par-dessus tout, les services éclatants que, dans nos malheurs, il rendit à la France ! Mon premier mouvement est de vous dire combien je m'associe à votre douleur, car je sais tout ce que vous devez éprouver. Quand vous le jugerez opportun, veuillez, mon cher confrère, être mon interprète auprès de Mme Thiers, auprès des parents de l'illustre ami que vous pleurez, et croyez que nul n'est plus que moi votre très affectionné confrère, Henri d'Orléans. Des environs de Naples, Renan exprime à Saint-Hilaire son regret de ne pouvoir assister aux obsèques : Le respect que j'avais pour M. Thiers, la bonté qu'il me témoignait dans ses dernières années, ont redoublé ma tristesse. Les anciens ennemis même apportent leur hommage, et, ce jour-là, Bismarck engage ses amis à vider un verre en l'honneur de la mémoire du disparu.

Le gouvernement décrète des funérailles nationales. Mais Mme Thiers entend régler elle-même le cérémonial, et, en tous cas, payer les frais, dont elle verserait le montant aux pauvres de Paris, si le gouvernement refusait. Fourtou, ministre de l'Intérieur, observe qu'il n'est pas possible d'abandonner à une direction privée l'ordre d'une cérémonie d'Etat. Les funérailles se passeront donc du concours du gouvernement. Le samedi 5, dans la soirée, le corps est rapporté place Saint-Georges, où, pendant trois jours, sans bruit, sans cris, dans un recueillement profond, stationne la foule. Le 7 au soir, on dresse une chapelle ardente dans le grand salon du rez-de-chaussée et on y descend le cercueil. Le public défile devant les fenêtres du jardin. Le 8, à dix heures du matin, par une pluie battante, la cérémonie commence. Le général de division Brauër, crêpe à l'épée, commande les troupes, détachements d'infanterie avec le drapeau du 119e cravaté de crêpe, de cavalerie et d'artillerie. Les aides des cérémonies disposent les innombrables couronnes qui ne cessent d'arriver. Belfort envoie sa bannière de velours noir à la croix d'argent ; on lui donne une place à part dans le cortège. A midi, le cercueil paraît sur le perron. Les clairons sonnent. Les tambours voilés de crêpe battent aux champs. La pluie cesse de tomber. La troupe présente les armes. A l'église Notre-Dame-de-Lorette, on chante l'Agnus Dei de Stradella, qu'affectionnait le défunt. Puis, le cortège gagne le Père-Lachaise. Presque tous les magasins sont fermés. A toutes les fenêtres, des drapeaux crêpés de deuil. Une foule compacte, recueillie ; pas un cri, pas la moindre rixe, pas le moindre tumulte. Les larmes perlent à bien des cils lorsque passe la bannière de Belfort. Le général Charlemagne, neveu de Mme Thiers, conduit le deuil ; auprès de lui, le comte Roger du Nord, Mignet, B. Saint-Hilaire, Calmon, Manuel de Gramedo et des parents, puis les corps constitués. Vuitry, de Sacy, Jules Grévy, l'amiral Pothuau, le général de Cissey, Jules Simon tiennent les cordons du poêle. Le cortège passe devant le monument de Casimir Périer, et s'arrête devant celui, très simple, de la famille Dosne-Thiers. On y inscrit la devise que Thiers formula dans son testament : Patriam dilexit, veritatem coluit. Jules Grévy prononce un discours au nom de la France républicaine, de Sacy au nom de l'Académie française, Vuitry au nom de l'Académie des Sciences morales et politiques, et Jules Simon, en une brève allocution, évoque la carrière de l'homme d'Etat.

Un Anglais dira : Depuis le couronnement de la reine Victoria, je n'ai rien vu d'aussi splendide que les funérailles de M. Thiers et rien ne m'a donné plus d'estime pour le caractère français. Le jour même, Jules Ferry traduit pour sa femme l'impression qu'il ressentit : Je viens d'assister au spectacle le plus touchant et le plus grandiose que jamais regard humain ait contemplé. De la rue Lepelletier au Père Lachaise, un million d'hommes, échelonnés en masses profondes sur le passage du cortège funèbre, debout, tête nue, recueillis, l'immortelle à la boutonnière, saluant le char — couvert des montagnes de fleurs apportées par la France entière (384 villes étaient représentées)d'un seul cri, roulant, grave, résolu, formidable, des deux côtés du boulevard : Vive la République ! et dans cette foule immense, passionnée, vibrante, pas l'ombre d'un désordre, d'un incident, d'une inconvenance. La haie se faisait toute seule, non par la présence des sergents de ville disséminés le long des trottoirs, mais par la résolution de ce peuple, le plus spirituel du monde, qui sent que l'histoire a les yeux fixés sur lui et qui veut qu'aucune ombre, aucune dissonance ne. vienne troubler la marche triomphale de ce mort qui dans son cercueil reste un guide, une espérance, un symbole. La pluie battante jusqu'à midi s'était soudain arrêtée ; les vieux avec lesquels nous cheminions, les vieux qui ont vu les funérailles de Lafayette, de Périer et de Lamarque, disaient que leur mémoire ne leur offre rien de comparable. Léon Renault, qui a été préfet de Police, avait les yeux humides d'admiration. Il faut remonter jusqu'aux premières journées de la Révolution française, où le simple ruban tricolore suffisait à contenir les foules enflammées, pour retrouver un tel exemple d'un peuple ardent et chaque jour insulté, bafoué, taquiné par un gouvernement odieux, faisant lui-même sa propre police, et trouvant dans la sincérité de son émotion, dans le sentiment du péril que traverse la patrie, le secret de faire à un simple citoyen des funérailles que jamais souverain, si grand qu'il fût, n'a tenues de l'amour de ses peuples. Chambolle note sur son journal : C'est l'honneur de ma vie d'avoir eu part pendant 50 ans à l'amitié de M. Thiers, et je ne crois pas m'être égaré en me retrouvant, à la fin comme au commencement de ma carrière, dans les voies qu'ont tracées son rare bon sens et son patriotisme. Je m'associe de toute mon âme, en ce jour de deuil, à la douleur de sa famille et aux regrets de la France. Pour lui, si odieusement calomnié par les partis en révolte contre la volonté nationale, ce n'est pas vainement qu'il a fait appel à la justice de l'histoire. Son caractère, ses travaux, ses actes attacheront à son nom un impérissable souvenir.

La presse du monde entier publie articles et études, équitables le plus souvent à l'étranger, ou qui vont de l'apologie à l'injure, car les partis ne désarment pas devant la mort. L'un des hommes les plus admirés et les plus injuriés de ce siècle, a dit, de Thiers, Jules Simon. Le Figaro publiait de son vivant ce quatrain : On dira quand il sera mort, — Pour glorifier sa mémoire, — Cy-gît celui qui vient encorDe délivrer le territoire. Aujourd'hui, le Pays répète : Cet homme n'est plus : tant mieux ! Et c'est la seule fois qu'il ait réellement, vraiment, libéré le territoire ! Par contre, on célèbre des services funèbres à Alger, en Uruguay ; le président de la République mexicaine, Porfirio Diaz, organise à la Société de Géographie une séance extraordinaire où on prononce des discours et où on déclame des poèmes. 96 villes de France donnent le nom de Thiers à une rue ou à une place. Des conseils municipaux placent son portrait dans la salle de leurs séances. La première, Nancy lui élève une statue, le 3 août 1879. Ce même jour, au Château d'Eau, Victor Hugo disait : Il y a 45 ans, à la tribune de la Chambre des Députés, un homme distingué, M. Thiers, a déclaré que les chemins de fer seraient les hochets de Paris à Saint-Germain. C'est radicalement inexact, mais l'assertion a fait son chemin. Viendront ensuite les statues de Saint-Germain-en-Laye et de Bône. Le 2 mars 1905, Eugène Rostand fait voter par l'Académie de Marseille une motion pour que cesse un état de choses injurieux à l'égard de notre illustre compatriote, du grand homme qui a sauvé la France de l'anarchie et libéré le territoire : une statue de Thiers, commandée, exécutée, et reléguée dans quelque oubliette municipale ; en attendant, on appose une plaque sur sa maison natale. En son temps vient l'hommage de l'Institut de France : à la séance publique annuelle du 8 novembre 1884, Jules Simon prononce à l'Académie des Sciences morales et politiques l'Eloge de M. Thiers. A l'Académie française, les choses sont plus compliquées ; Renan écrit en décembre 1878 : Mon discours est à peu près fini, mais Dieu sait quand je le prononcerai. Il faudra qu'auparavant Henri Martin ait fini son éloge de Thiers, et se soit mis d'accord avec Ollivier. Ce second point m'apparaît comme mythique. Ou je me trompe, ou cette séance-là n'aura pas lieu, au moins ne sera pas présidée par Ollivier. La séance a lieu le 13 novembre 1879, et, en effet, Emile Ollivier ne la préside pas, ce qu'il eût dû faire, réglementairement, puisqu'il était directeur au moment de la mort de Thiers. Après deux séances de discussions, sur le refus d'Ollivier de supprimer de son discours le passage où il appréciait le rôle de Thiers en 1870-71, la commission porte la question devant l'Académie, qui, le 29 mai 1879, ajourne la solution à 6 mois ; le 5 juin, elle revient sur sa décision, délègue au chancelier les pouvoirs du directeur, et charge X. Marmier de recevoir Henri Martin, qui succède à Thiers. Ollivier se venge en publiant son discours dans le Figaro, qui imprime en italiques le passage refusé par la commission.

La cérémonie des funérailles terminée, Mme Thiers et Mlle Dosne ont veillé à l'exécution des dernières volontés de leur grand homme. D'abord, la publication en journal, puis en brochure, du manifeste aux électeurs du IXe arrondissement ; Francis Charmes met Bapst à la disposition de Mme Thiers ; Saint-Hilaire se charge de tout ; il porte ce texte à l'imprimerie, il assiste à la composition. Une note de Mignet accompagne ce testament politique. Thiers y demande la République sage, honnête, conservatrice, qui n'est pas impossible ; il affirme une fois de plus : La République, c'est la nécessité... Trois régimes ont péri et la France a été cruellement éprouvée, pour arriver, en trois pas, à la forme démocratique moderne... Ne serait-ce pas un véritable anachronisme que cette folle résistance à des progrès dont la France a eu l'honneur de donner le signal ? Car elle a marché, le flambeau du génie à la main, à la tête de l'humanité !

Mme Thiers meurt le 15 décembre 1880, à 62 ans ; Mignet, le 24 mars 1884, à 88 ans, le fidèle B. Saint-Hilaire en 1895, à 90 ans. Mlle Dosne reste seule. Elle vit désormais dans le passé, dans le culte du souvenir, dans la dévotion à la mémoire de Thiers. Elle s'y consacre avec ferveur, avec piété. Les partis qu'il combattait continuent à le poursuivre de leur haine, à le combattre de leurs calomnies. Ils oublient et veulent faire oublier ses services pour ne se rappeler que ses opinions. Chaque fois qu'elle le peut, Mlle Dosne rétablit la vérité, inlassablement, dignement, qu'il s'agisse du rôle de Pouyer-Quertier, ou de celui de la haute banque désireuse, elle aussi, d'accaparer le mérite de la libération, ou qu'il s'agisse de contester sa valeur d'historien à l'auteur de l'Histoire du Consulat et de l'Empire. Lorsque paraît l'histoire du règne de Louis-Philippe par Thureau-Dangin, elle constitue un dossier des tendancieuses erreurs qu'elle y relève. L. Martel demande : Qu'est-ce que les monarchistes peuvent espérer, peuvent attendre de leurs attaques contre la mémoire de l'illustre, du grand, du patriote homme d'Etat dont ils connaissent, aussi bien que qui que ce soit, les services rendus à la France ? S'ils croient servir ainsi le comte de Paris, ils se trompent bien ! Il y a les légitimistes, qui s'acharnent, il y a le duc Decazes, et surtout le duc de Broglie qui, après son triomphe éphémère, assiste à l'effondrement de sa politique ; contre lui, son ingratitude envers Thiers est l'argument électoral le plus efficace. Il y a aussi les bonapartistes, qui ont donné leur appui aux monarchistes. Il y a enfin les partis avancés, que Thiers défit en 1871. Ils transmettent à leurs fils des haines qui se perpétuent dans de gros livres d'histoire et dans des pamphlets de basse polémique. Mlle Dosne en souffre, mais elle tient bon. Elle sait la valeur de certains hommages, les réactions qu'ils risquent de provoquer ; lorsqu'en octobre 1892, Léon Say propose le transfert de Thiers au Panthéon, elle s'y oppose : Dépositaire des volontés de M. Thiers et de celles de ma sœur, je viens vous demander, Monsieur, de vouloir bien ne pas donner suite à votre proposition, et de laisser M. Thiers dans le lieu de repos et de respect choisi par le respect de sa famille. Mlle Dosne était, comme sa mère, femme de grand sens.

Elle édite luxueusement le catalogue de la collection de Thiers dont elle confie la rédaction à Charles Blanc ; elle surveille l'installation des objets au Musée du Louvre. Elle réalise la Fondation Thiers, vœu de l'homme d'Etat qui se rappelait la dureté de ses débuts : là des jeunes gens sans fortune, ayant déjà fourni des preuves de savoir, de capacité, dé volonté de travailler, peuvent, sans souci des préoccupations matérielles et dans un fort beau cadre, parfaire les études les plus hautes et les plus ardues dans la paix de l'esprit. Elle fonde la Retraite Dosne pour dames âgées tombées d'un certain rang dans une situation difficile. Dans l'hôtel historique de la place Saint-Georges qu'elle lègue à l'Institut de France, elle fonde la Bibliothèque Thiers, instrument de travail de premier ordre pour l'étude de l'histoire depuis 1775 jusqu'à nos jours. Avant cette fondation, elle avait remis à la Bibliothèque nationale les papiers de Thiers. Un lot important de papiers plus intimes, parmi lesquels les Souvenirs de sa mère, va à la Bibliothèque Thiers. Elle réunit correspondances et documents, et les publie : Occupation et libération du territoire, 1871-1873, Correspondances, Paris, 1900, gr. in-8°, 2 volumes ; Notes et souvenirs de M. Thiers (1870-1873), Paris, 1901, in-8° ; Notes et souvenirs de M. Thiers (1848), Paris, 1902, in-8° ; Discours parlementaires, publiés par Calmon, Paris, 1879-1883, 16 vol. in-8° dont un volume de tables ; et encore le Salon de 1824, Paris, 1902, in-8°, réimpression d'articles que lui signala Cambon.

Sa tâche est accomplie. Félicie Dosne disparaît à son tour, la dernière, le 16 janvier 1906, à 82 ans et demi.

 

FIN DE L'OUVRAGE