THIERS — 1797-1877

 

XXVIII. — LA LIBÉRATION.

 

 

C'est la bourgeoisie faite homme. Comme elle il est petit, lâche, sans cœur, cruel jusqu'à la férocité, rapace, voleur, avare, menteur, fourbe, hypocrite, vaniteux, débauché jusqu'à l'inceste. Ainsi disent Les Etrivières. Elles lui découvrent des analogies avec l'oiseau de proie nocturne, le renard, le chacal, la hyène, le crapaud, le serpent à sonnettes de l'Inde dont le venin est si dangereux. Calomnie, que Thiers ait épousé sa propre fille ! En la répétant, Les Etrivières la propagent. Elles continuent : vieille entremetteuse politique, acrobate, vieux comédien, il désorganise tout ce qu'il touche. La Commune était le véritable gouvernement régulier. Il fallait à cet infâme scélérat, à ce foutriquet, du sang, beaucoup de sang et des ruines pour asseoir dessus son croupion incestueux. Il vise à fonder la dynastie des gnomes sanglants. Il employa les bombes à pétrole pour joindre l'incendie au carnage. Paris a été brûlé par ses ordres et non par la Commune, comme on a essayé de le faire croire ; vil reptile venimeux, assassin, etc. Pareil déferlement d'injures, pareil acharnement furieux, le ton de cette haine donnent une idée des passions qui remuaient la lie révolutionnaire. Même état d'esprit à l'autre pôle de la politique. Thiers l'a dit : Voilà ce qu'on gagne à servir son pays. Mais il a ce courage presque introuvable, de s'opposer aux entraînements de l'opinion, lorsqu'à ses yeux elle s'égare sous l'influence de quelque idée fausse ou contraire à l'intérêt français, dont nul plus que lui ne possède le sens, l'instinct. A-t-il la conviction que cet intérêt est en jeu ? Aucune considération personnelle ne le retient. C'est extraordinaire ! dit un homme de Bourse, tout le monde appuie M. Thiers, et il n'a pas un seul partisan ! La raison en est là.

Il l'a dit aussi : il a l'orgueil du pouvoir, persuadé qu'il est nécessaire aux destinées du pays. Après moi, ce serait le chaos, écrit-il à Gontaut. Jules Ferry le pense autant que lui : L'abîme d'anarchie que j'entrevois après lui me fait reculer d'épouvante. Même opinion de Barrot à Chambolle en juillet 1871 : Je ne crois pas aux hommes nécessaires, sauf à Thiers, que des circonstances tout exceptionnelles ont rendu réellement nécessaire. Avec une activité, une lucidité, une perspicacité surprenantes, avec une résistance physique que n'entament ni l'âge, ni l'incroyable effort poursuivi de septembre 1870 à 1873 où il a 76 ans, avec une extraordinaire puissance de travail, il mène de front l'œuvre de libération du territoire, la préparation des emprunts, la discussion des lois militaires et économiques ; il supporte allègrement cet écrasant fardeau qu'alourdit l'hostilité des partis qui le harcèlent sans répit. Outre la puissance physique, il a la préparation morale : le savoir immense, cette faculté d'assimilation qui lui permit d'acquérir une compétence réelle dans toutes les spécialités, une connaissance des affaires venue d'une expérience d'un demi-siècle. Je pourrai dire, lui écrit Jules Favre, ce que nul, hors les témoins de chaque, jour, ne saurait deviner : tout ce qu'il y a eu de votre part de grandeur d'âme, de dévouement infatigable, de désintéressement patriotique dans l'accomplissement de votre œuvre qui a été le salut de la France. Le 20 juin 1871 : Je croyais ne pouvoir vous admirer ni vous aimer davantage... Je ne le puis en effet. Et cependant vous m'y forcez, arrangez-le comme vous voudrez, mon bien cher et vénéré maître. Et à Jules Ferry : Je ne crois pas qu'à aucune époque il ait existé un tel exemple de dévouement opiniâtre, continu, à ses devoirs et à sa patrie.

Le 29 juin, premier signe tangible du relèvement du pays, de la reconstitution de l'armée. Au voisinage de l'occupation allemande, Thiers ose réunir sur l'hippodrome de Longchamp 120.000 hommes, dont 15.000 cavaliers : à la vérité, tous ne portent pas des uniformes neufs, mais l'artillerie montre un nouveau matériel. A la place d'honneur, à la droite de l'armée, les débris du 54e de ligne qui défendit Bitche et le garda. Dans les tribunes, les ministres, le corps diplomatique, des députés. Le Chef du Pouvoir exécutif prend place dans l'ancienne tribune impériale, debout, tête nue. A sa droite, le président de l'Assemblée, Jules Ferry ; à sa gauche, Jules Simon. Les troupes défilent. Thiers mord ses lèvres, pétrit la paume de ses mains, abaisse et relève ses lunettes sur ses yeux humides, piaffe, marque le pas, se raidit par moments avec une incomparable majesté. L'artillerie prend le grand trot ; Du Barail en tête, la cavalerie charge au galop. Le défilé terminé, Mac Mahon s'avance seul, pour le saluer. Alors, Thiers n'y tient plus. Il descend précipitamment au-devant du maréchal, lui prend les mains, ne parvient pas à articuler une parole, et, pâle, tremblant et rayonnant à la fois, éclate en sanglots convulsifs. De la foule s'élève une formidable clameur qui l'accompagne lorsqu'il remonte en voiture. Le soir, grand dîner à la préfecture de Versailles pour tous les chefs, de l'armée, et réception où se pressent les députés de tous les partis.

La Commune vaincue, Thiers et l'Assemblée restent face à face. Dès le début, désaccord sur le fond des choses. L'un a pour lui le peuple, quelques grands bourgeois, et l'administration ; l'autre ne veut pas qu'il fasse la République à son profit. De Londres, le prince Napoléon pronostique : il n'y a de possible que la République ou les Napoléon. Si la première peut durer, je ne m'y oppose pas, mais je ne le crois pas. Je pense qu'il faut que l'expérience Thiers se fasse ; cela durera quelques mois, et avortera. Les monarchistes ne tiennent pas à ce que le roi débute en instituant plusieurs millions d'impôts perpétuels et le service militaire pour tous : un autre fera la besogne, le roi viendra ensuite. Bamberger met Thiers en garde contre la droite, avec laquelle Lacombe, qu'il écoute beaucoup, s'emploie à lui ménager un accord ; il prie Saint-Marc-Girardin de l'engager à repousser du pouvoir Favre, Simon, Picard et Ferry. Mais Saint-Marc-Girardin ne voit pas l'utilité d'une conversation avec Thiers : Ou il ne me laisse pas parler, ou il a l'air d'accord avec moi sur tous les points, mais alors c'est qu'il ne m'écoute pas. Thiers reste maître d'une Chambre qui tend à devenir rétive ; il attend les élections complémentaires pour jouer la grosse carte, et compte qu'elles renforceront la politique de l'essai loyal ; après seulement, on s'occupera de la durée de ses pouvoirs. Déjà, en avril, son ami Rivet en demanda la prorogation pour 3 ans avec le titre de Président de la République : il recula la décision jusqu'après la prise de Paris. Les monarchistes discutent les possibilités de la fusion ; Thiers fait au pauvre Mortimer-Ternaux la sortie que l'on sait, prend des engagements devant les délégués des municipalités de province, et, par l'intermédiaire du comte d'Haussonville, a, les 17 et 18 mai, deux entrevues avec le duc d'Aumale et le prince de Joinville : il se déclare plus favorable à une solution anglaise qu'à une solution américaine, mais juge indispensable de faire durer la République le temps, indéterminé, d'organiser. Il refuse d'entrer dans aucun arrangement. Le 20, apprenant l'entente entre légitimistes et orléanistes, il se fâche : Comment veut-on que je gouverne avec le duc d'Aumale à Chantilly, Henri V à Chambord, Napoléon à Prangins ? Bocher et le duc d'Audiffret-Pasquier négocient auprès de lui l'abrogation des lois d'exil et la validation de l'élection du duc d'Aumale et du prince de Joinville : il accepte, si les princes s'engagent à ne pas siéger à la Chambre et à ne laisser aucun membre de la famille se présenter aux prochaines élections. Il exige un engagement écrit. Broglie, Casimir Périer et Vitet le lui portent le 3 juin : à la porte de son cabinet, ils se heurtent à Rivet, Emmanuel Arago et plusieurs députés de gauche qui en sortaient. Thiers se montre, et apprend aux représentants des princes que la gauche demande des garanties qu'on ne peut lui refuser. A la suite de l'engagement pris, dit Périer, on ne peut demander aux princes des conditions nouvelles. On se sépare froidement. Le soir, la droite se réunit : elle voudrait engager la lutte, mais personne n'ose attacher le grelot ; on charge Lacombe de tenter une démarche personnelle. A 7 heures et demie, le lendemain, il trouve Thiers devant une table chargée de papiers. Vous voyez, dit-il, ma vie de tous les matins. Je reçois toutes les dépêches adressées aux différents ministères, toutes me passent sous les yeux. De cette manière, je suis au courant de tout ce qui se fait dans l'Etat ; mais il ne faut pas qu'on me tracasse ! La conversation tourne à l'orage ; à l'Assemblée, le soir, le beau temps revient : Thiers, souriant, donne la main à Lacombe, et n'exige aucunes conditions nouvelles. L'Assemblée discute les projets de lois le 8 juin. Le discours de Thiers, hérissé de parenthèses et de réticences calculées, est un chef-d'œuvre d'éloquence cauteleuse et de circonspection politique. Il en revient au pacte de Bordeaux. Le fait qu'on m'a livré, c'est la République, je ne le trahirai pas. Je ne ferai rien contre l'avenir de la monarchie... Mon devoir est de faire durer la trêve le plus possible. L'Assemblée n'a pas à constituer, mais à rendre la République telle qu'elle l'a reçue. Il en prit l'engagement auprès des délégations de province. Mais il considère comme politiques les mesures proposées. Tout d'abord, il s'est rappelé la modestie de Louis-Napoléon à la Constituante, mais les princes ont signé l'engagement de ne pas paraître à l'Assemblée : il accepta ce généreux sacrifice. On vote les lois de validation et d'abrogation.

Alors les républicains se rapprochent de Thiers. Favre se déclare ému par cet inimitable discours. Sénard applaudit des deux mains : Ce n'est pas seulement l'Assemblée qui vous appartient, éclairée et subjuguée : c'est la France qui est à vous, toute à vous, pleine de foi dans votre loyauté comme dans l'habileté et la sagesse de vos desseins. Les princes lui font une visite qu'il leur rend, et assistent à sa réception du soir le 12 juin. Il donne en leur honneur un dîner où il convie le duc et la duchesse de Chartres qui se tient debout entourée de toutes les dames. Il ne manque à votre dîner que le comte de Chambord, dit un invité. — M. le comte de Chambord aurait été le bienvenu, et je ne désespère pas de cet honneur. Au début de juillet, il charge Ed. Roger de transmettre son désir que les princes restent dans l'étroit de la famille et détournent le duc de Montpensier de venir à Versailles. La communication est merveilleusement bien accueillie ; on enverra Montpensier en Espagne le plus tôt possible ; le comte de Paris se convainc de la nécessité de suivre des directions dont il apprécie la justesse et la haute sagesse. Il sait les résistances que Thiers dut vaincre. Le 11 juillet, Montalivet, qui l'appelle notre grand et illustre pilote, lui annonce que le total maximum de la revendication des d'Orléans monte à 64.150.000 frs, mais les princes héritiers renoncent à cette créance, en demandant l'abrogation des décrets de confiscation de janvier 1852.

Les candidatures multiples, les décès ont créé à l'Assemblée 118 vacances qu'il faut combler : les électeurs envoient une centaine de républicains qui se recommandent de Thiers. Echec écrasant pour les monarchistes qui l'en rendent responsable : Il continuera à nous mettre dedans, si nous ne parvenons pas à le mettre dehors ! La majorité monarchique doit désormais compter avec ses adversaires, au moment même où le manifeste du comte de Chambord met fin à tout projet de fusion. Il mériterait d'être appelé le Washington français, dit Thiers, car il a fondé la République. Rivet reprend sa proposition d'avril dernier. On la remet de jour en jour. Cela ne peut continuer, dit Thiers, qui s'y déclare étranger lorsque Rivet la dépose le 12 août, et chacun admet qu'elle est le produit d'une sorte de génération spontanée. Les partis ont sondé pour la présidence le duc d'Aumale, Mac Mahon, Cissey, Grévy. Adnet tenant au maintien du titre de Chef du pouvoir exécutif, Thiers demande le renvoi immédiat dans les bureaux : quand une question pareille est soulevée, il faut la résoudre sur-le-champ. Il souhaiterait que Guizot vînt de temps en temps du Val-Richer s'entretenir avec lui, et le lui dit : En février dernier, au sortir des mains du parti de la guerre à outrance, le plus sage eût été de se servir de la Constitution de 1848. C'eût été plus sage et plus commode. Mais il aurait fallu pour cela se dire qu'on était de fait en République, et que dès lors il fallait s'y mettre de droit et on n'a pas un moment voulu s'avouer ce qu'on faisait. Pour empêcher les partis de se prendre à la gorge il a fallu dire qu'on ajournerait toutes les questions fondamentales... Le fond de la situation reparaît de temps en temps et alors les monarchistes furieux de se trouver en république, les républicains fâchés de n'y être pas assez sont prêts à se saisir à la gorge, et moi je suis obligé de me jeter entre les deux pour les empêcher de recommencer la guerre civile en présence de l'étranger. La proposition Rivet implique le pouvoir constituant de l'Assemblée ; Gambetta, récemment élu député de Paris, et les républicains ne l'admettent pas ; ils demandent la dissolution. L'Assemblée, dont Thiers disait : J'ai, dans la Chambre, 150 insurgés et 40 poltrons, riposte en se proclamant Constituante le 31 août 1871 ce qui, fatalement, l'oblige à consacrer officiellement la forme républicaine, et elle vote la loi Rivet, premier texte constitutionnel de la 3e République : Thiers est nommé Président de la République ; ses pouvoirs dureront autant que ceux de l'Assemblée ; il est déclaré responsable devant elle ; il doit informer à l'avance son président lorsqu'il a l'intention d'y prendre la parole. On redoute son autorité ; on lui impose cette première restriction. Grande séance ! Tribunes combles. Au premier rang, la princesse Lise Troubetzkoï. Claveau, bien placé pour voir et juger les séances, les définit un sabbat de convulsionnaires. Finalement 491 députés contre 36 opposants votent l'hommage rendu à Thiers.

Le Président reste installé à la Préfecture de Versailles, où logent sa maison militaire et son cabinet civil, et le ministère des Affaires Etrangères. Il établit son cabinet dans un boudoir orné de bois doré et tendu de satin mauve. B. Saint-Hilaire, secrétaire général de la Présidence, se contente d'une chambre d'étudiant. Bras droit de Thiers pour lequel il professe une admiration sans bornes, il abat une besogne énorme et n'accepte aucune rémunération pour ses fonctions officielles ; il a deux buts dans l'existence : servir Thiers et traduire Homère. A 4 heures du matin, le Président, en pantalon à pied, macfarlane et chapeau rond, visite ses écuries suivi d'un aide-de-camp gigantesque. A 5 heures, il signe le courrier ; il reçoit 5 à 600 lettres par jour. Il indique ses sorties projetées, ses itinéraires et la durée de ses absences ; il ne prête aucune attention aux nombreuses lettres de menaces qu'il reçoit, mais on l'entoure d'un service de protection analogue à celui qui gardait Napoléon III. L'officier de paix Lombard, puis, en 1872, Blavier, en a la charge. 30 hommes surveillent la présidence jour et nuit ; pour eux comme pour tout son entourage, il se montre très généreux et bienveillant. L'été de 1872 à Trouville, il habite le chalet Cordier, isolé ; on poste 4 hommes dans les jardins ; une nuit, Blavier fait sa ronde : pas un homme à sa place ! Il passe devant le chalet ; Thiers, au travail avant le jour, l'appelle : Vous cherchez vos hommes, M. Blavier ? Eh bien, ils sont là, dans mon cabinet ; vous comprenez que je ne pouvais pas les laisser dehors par un temps pareil. Pour calmer Blavier, il doit promettre de ne plus recommencer. Toujours après 5 heures il lit les rapports quotidiens du Préfet de Police et ceux d'agents qu'il emploie en dehors de la police officielle ; il les paie grassement sur les fonds secrets ; un jour, Saint-Hilaire irrite profondément Sextius Aude, fils de l'ami de jeunesse de Thiers, qui se chargeait de missions de confiance avec un dévouement absolu, en lui remettant une enveloppe garnie de billets de mille francs : Vous vous êtes trompé d'adresse dit Aude, qui entendait servir gratuitement et qui repousse l'enveloppe.

A 6 heures, on introduit les ministres et les hauts personnages français et étrangers qu'il reçoit en tenue du matin. De 11 heures à midi il préside le conseil des ministres, puis reçoit jusqu'à une heure. Il garde à déjeuner quelque personnalité marquante, donne encore audience et se rend à l'Assemblée. Presque tous les jours en été, il se fait conduire au Petit Trianon, sa promenade favorite ; dans le parc, il descend de voiture, marche environ une demi-heure, s'assied sur un banc et y fait volontiers une petite sieste, puis regagne sa voiture. L'assassinat du maréchal Prim l'impressionne ; il signale à l'officier de paix Lombard qu'en allant à Trianon il passe sous la voûte d'un pont : On pourrait se dissimuler dans l'angle de la maçonnerie et au moment où passe la voiture allonger le bras et tuer son homme facilement. Voyez-vous, deux sectes sont à craindre. D'abord les bonapartistes, mais ceux-là n'iraient pas jusqu'à l'assassinat du chef de l'Etat, ils se contenteraient de l'enlever et de le mettre en lieu sûr ; puis les Jacobins. Ah ! ceux-là, tout est à redouter de leur part dans le présent et dans l'avenir !

Chaque soir, grand dîner suivi de réception. Mme Thiers préside, Mlle Dosne vice-préside. Rien de guindé ni de prétentieux dans leur attitude ; leur mise reste simple, mais toujours élégante. Mme Thiers porte de beaux bijoux, dont un magnifique rang de perles ; elle a très bonne façon au dire même des femmes qui ne l'aiment pas, et affecte de continuer les modes du faubourg Saint-Germain ; elle se coiffe en bandeaux plats alors que les femmes portent les cheveux frisés, et la forme de sa robe et de ses chapeaux donne l'impression d'une protestation contre ce qu'elle appelle la corruption, voire le dévergondage de l'Empire. Boysse compose un couplet sur l'air des Deux Gendarmes :

Je n'ai Montespan ni Fontange,

La Vallière ni Maintenon,

Mais j'ai madame Thiers, un ange,

Et Félicie, un joli nom.

Je les mène, quand vient l'aurore,

Se promener sur le gazon.

Monsieur Thiers, répondait Dufaure,

Monsieur Thiers, vous avez raison (bis).

Et le préfet Guy de Champvans, parmi une série de quatrains sur l'entourage du Président :

Mademoiselle Dosne,

Demoiselle d'Etat,

Sur un canapé jaune

Figure un potentat.

La table est soignée. Thiers finit avant tout le monde, se lève, et va parler à l'un et à l'autre. Après le dîner, il fait son somme traditionnel. Mme Thiers, souvent fatiguée, s'endort sans plus de scrupules. Mlle Dosne tient tête aux assistants. Sitôt réveillé, le causeur étincelant reprend ses droits ; personne ne résiste au charme de sa bonne humeur et de sa bienveillance. Souvent, le dos à la cheminée, il essaie le discours qu'il prononcera devant l'Assemblée. Il traite de tous les sujets, il propose, il interroge, sa curiosité toujours en éveil. Il tire de chacun quelque profit, et laisse en échange l'impression de son universalité. A Montholon, besogneux qui voudrait diriger la manufacture de Sèvres, il dit : Je sais mieux que vous, permettez-moi de vous le dire, comment se fait la porcelaine de Sèvres. Il lui donne sur les procédés de fabrication une abondance de renseignements techniques qui émerveillent Falloux, présent à l'entretien. Montholon parti, Thiers dit à Falloux : Il n'est pas plus fait pour ce poste-là que moi pour... Il s'arrête : Ah ! Ah ! M. Thiers, dit Falloux, vous voilà bien embarrassé pour dire ce que vous ne sauriez pas faire. — C'est vrai, c'est vrai, répond-il gaîment. Dans l'assistance, outre les intimes, amis de toujours, beaucoup d'hommes politiques, de droite et de gauche, les seconds peu à l'aise dans le frac qu'ils n'ont pas l'habitude d'endosser, au dire des aristocrates du parti adverse. On reconnaît l'éléphantesque Batbie et le minuscule Louis Blanc, Trochu, élégant et chagrin, Victor Lefranc, exquis de cordialité et de simplicité, Jules Favre, qui se met en frais pour être agréable et n'y parvient guère avec sa voix rauque, sa démarche lourde, son corps épais, sa barbe broussailleuse en collier, et l'attitude embarrassée d'un homme obligé de fréquenter des gens occupés à réparer ses fautes. Mac Mahon est assidu. Le duc d'Aumale vient parfois. On aperçoit Gambetta, et combien d'autres ! L'élite de la colonie étrangère se rencontre avec les plus grands noms de la littérature, des sciences et des arts. Quoique solitaire, Renan se dérange pour solliciter en faveur de Mme Cornu, protégée de la princesse Julie Bonaparte ; Thiers parle avec effusion de l'esprit et du cœur de la princesse, et du souvenir qu'il en a gardé ; Renan rapporte qu'il parle de l'empereur avec tact et le plus convenablement du monde. Thiers ne peut souffrir le prince Napoléon ; il l'autorise à séjourner en France en octobre 1871 à condition de ne susciter aucun trouble, mais en octobre 1872, il le fait arrêter chez Marius Richard, et expulser. Par contre, il témoigne la plus grande bienveillance à la princesse, Mathilde. Il reste fidèle ami de la comtesse de Castiglione, et lui garde une vive reconnaissance des services qu'elle rendit à la France pendant la guerre. A ses soirées, Mme de Choiseul, Casimir Périer, Duvergier de Hauranne entourent Mme Thiers et Mlle Dosne. La princesse Troubetzkoï les manque aussi rarement que les séances de l'Assemblée ; elle aida Thiers lors de son voyage en Russie ; elle favorise sa politique ; à Saint-Pétersbourg, elle surprend fort notre nouvel ambassadeur, le général Le Flô, en lui disant que la meilleure revanche que la France puisse tirer de l'Allemagne serait de constituer fortement la République.. Elle est aimable, spirituelle, intelligente ; Thiers ne craint pas de lui lancer une plaisanterie risquée ; elle demande : Est-il vrai que vous êtes un mauvais coucheur ?Mon Dieu, Madame... essayez ! Elle a la riposte salée ; un de ses soupirants se plaint qu'un bruit coure : Thiers serait son amant : Ah ! Thiers ! dit-elle ; il prétend qu'il s'est livré sur moi à tous les excès, mais je ne m'en suis pas aperçue ! Les pommettes saillantes, les yeux petits, quelque chose de farouche dans l'expression de son visage un peu tartare, elle attire le regard ; elle se drape dans des robes de reps blanc ; elle est originale et attractive. Chez elle, on rencontre Lachaud, La Guéronnière, Renan, Mazade, Emile de Girardin, Blowitz, le prince d'Orange, Nadaud qui chante ses chansons, de Marcère, bref un singulier mélange. On soupçonne à sa vie des dessous mystérieux. Elle jouerait auprès de Thiers le même rôle que jadis la princesse de Lieven auprès de Guizot. L'Egérie moscovite, dit-on. Certains murmurent : espionne. Ce ne serait pas la seule grande dame étrangère dont Thiers utilise les services ; Des Michels, chargé d'affaires à Rome, a vu les rapports que l'une d'elles envoyait d'Italie. En fait, la princesse Troubetzkoï est placée pour donner des renseignements à Saint-Pétersbourg comme à Versailles. Les passages de lettres qu'elle communique tendent à préparer un état d'esprit favorable à une entente entre les deux gouvernements. Par elle, l'évêque autrichien slavophile Strössmayer fait parvenir à Thiers ses vues et ses vœux pour le rétablissement de la France dans son équilibre et sa force ; il la voudrait à la tête de la race latine, et, partisan de la République, préconise une alliance étroite entre la France et la Russie. En 1874, la princesse cherchera à lier une correspondance avec Bismarck ; il lui fait répondre qu'il pas n'a de temps à perdre, et d'ailleurs la considère comme une ennemie, puisqu'elle est l'amie de ses ennemis.

L'Assemblée ne permettant pas au Président de s'installer à Paris, il organise, pour la satisfaction des Parisiens, des réceptions à l'Elysée. Le monde officiel, les savants, les écrivains, les artistes y accourent ; à minuit on éteint les lustres, et le Président rentre coucher à Versailles. En janvier 1872, il donne un dîner de grand gala en l'honneur de la première tête couronnée venue en France depuis la guerre, l'empereur don Pedro.

Pendant qu'il fait voter par l'Assemblée la réparation des dommages de guerre considérés non comme un droit, mais comme un soulagement aux victimes, Mme Thiers fonde et préside deux œuvres destinées l'une, le Sou des Chaumières, à favoriser les reconstructions, l'autre à venir en aide aux orphelins de la guerre. Mlle Dosne est la trésorière des deux, Mme Firmin-Didot vice-présidente de la première, et la maréchale de Mac Mahon de la seconde. Les recettes du Sou des Chaumières atteignent 753.999 fr. 25. Chaque chaumière coûte de 900 à 1.000 frs ; au 15 août 1873, on en a reconstruit 766. Pour l'œuvre nationale des Orphelins de la Guerre, l'argent afflue de tous les points du globe ; le lord-maire de Londres envoie 20.000 frs. Une vente de charité organisée du 15 au 17 avril 1873 au nouvel Opéra produit 207.486 fr. 80 ; le comptoir de Mme Thiers et de sa sœur rapporte 44.455 fr. 35, celui de la princesse de Beauvau 29.822 frs, celui de la maréchale de Mac Mahon 15.000 frs. La recette totale monte à 1.064.906 fr. 46. Un décret présidentiel du 7 avril 1873 détermine le mode de répartition des fonds. On secourt plus de 5.000 enfants des deux sexes dont les pères sont morts pour la patrie, victimes du feu ou de la maladie.

Les immenses occupations de Thiers ne lui suffisent pas. Toujours en pleine forme intellectuelle, ses discours de cette époque sont les plus beaux, les plus lumineux qu'il ait prononcés. Il se distrait de la politique par la littérature, la science et les beaux-arts. Il écrit longuement à Agassiz sur ses travaux. Il fait construire au Jardin des Plantes des laboratoires, des galeries pour exposer les fossiles et les serres. Il réorganise l'Ecole d'Athènes et crée un cours d'archéologie à Rome ; Burnouf le remercie de cette aide dans sa lutte contre les savants allemands. Il se fait présenter Berthelot par Adrien Hébrard et lui inflige une conférence sur la chimie. Il retourne au laboratoire de Pasteur, qui lui demande l'autorisation d'inscrire sur le mur la date de cette visite. Il continue à lire, à s'instruire, à accumuler des montagnes de notes sur ses voyages, sur l'histoire de la Sainte-Chapelle du chanoine Morand, sur Vasari qui lui en fournit 7 cahiers, sur l'histoire de l'art, sur les mathématiques qu'il accompagne de figures au compas et à la règle, sur les affaires commerciales et maritimes depuis le bagne sous Colbert jusqu'à la construction du Dupuy-de-Lôme, sur ses entretiens avec des armateurs, etc. Il jette sur le papier des idées pour la discussion : Il n'y a pas un portrait plus ressemblant d'un gouvernement que ses finances. — On ébranle peut-être un gouvernement en lui disant la vérité, mais en ne la lui disant pas, on le détruit. Il continue à se documenter sur l'histoire générale. Encore en 1876, il prend des notes en vue de cet ouvrage de philosophie qu'il projeta d'écrire, étant étudiant à Aix. Il en a trouvé le titre à l'Exposition universelle de 1855 : L'Harmonie universelle, ou certitude, concordance et succession des choses. Il explique : Certitude répond à la démonstration que je donnerai des vérités essentielles ; concordance répond à l'optimisme avec lequel je considère tout ce que Dieu a fait ; succession répond au point de vue historique d'après lequel j'envisage tout dans l'univers.

Sa passion pour les Beaux-Arts demeure vivace. Un dessin qu'Hébert lui envoie de Rome le ravit. En 1873, il donne des ordres au consul de France à Saint-Sébastien et à la douane de Bayonne pour que soient manipulées avec toutes les précautions voulues deux caisses de dessins, des copies exécutées par Tourny en Espagne pour son compte. De septembre 1872 à juin 1874, il correspond avec Maniglier, qu'il découvrit en 1856 sur le vu de son envoi de Rome ; il lui commande des copies au musée du Vatican, au palais Pitti ; il lui adresse des recommandations minutieuses et précises ; c'est une manie ; dans un de ses tiroirs, on retrouvera un étui à lunettes où il ficha un triangle de bristol sur lequel il écrivit : Lunette à laquelle il manque un verre.

Cuirassé contre les attaques des caricaturistes, il signe en 1872 ce permis à Carjat : Je vous autorise à faire de ma personne telle caricature qu'il vous plaira, et sera le premier à en rire. Nelly Jacquemart, qui fréquentait ses soirées, exécute son portrait ; or, Mme Thiers a sur la peinture des idées personnelles qui se traduisent en conseils gênants pour l'artiste. Aussi lorsque la princesse Colonna, elle-même sculpteur sous le nom de Marcello, dit à Bonnat que le Président serait ravi qu'il fît son portrait, elle prend soin d'engager le peintre à se méfier des conseils de Mme Thiers. Qu'à cela ne tienne : Thiers posera chez le peintre. Mais voilà : au-dessous de 180, il grelotte ; au-dessus, il devient écarlate. Bonnat doit se résigner à travailler chez le Président. Il spécifie qu'il tient essentiellement à ce que personne ne le dérange, puis touche deux mots de ses appréhensions à B. Saint-Hilaire, qui sans doute en parle à son vieil ami, car... Dans un salon transformé en atelier, voici Bonnat à son chevalet. Thiers pose. Il s'épanouit : le thermomètre marque exactement 180. Tout à coup, l'huis s'entrebâille lentement. Une tête blanche s'insinue. Bonnat frissonne de terreur. Thiers se redresse, et, de sa voix la plus pointue : Mme Thiers ! Mme Thiers ! Va-t-en !Mais, mon ami, je viens voir si tu n'as besoin de rien. — Si j'ai besoin de quelque chose, j'ai la sonnette... je suis assez grand garçon pour appeler. — Cependant... — Mme Thiers... — Mon ami ?... — Mme Thiers, je te prie, une fois pour toutes, de nous laisser en repos. Clac ! La porte se referme avec un air de méchante humeur. Le peintre et le modèle recouvrent leur sérénité. Une heure après, grincement imperceptible dans la boiserie. Une autre porte s'entrebâille, la tête blanche de Mme Thiers reparaît. Thiers se redresse, comme piqué au talon par un serpent. Ses yeux brillent de fureur derrière ses lunettes. Son toupet s'agite. Il glapit, les deux poings en avant : Mme Thiers, une dernière fois... si tu ne veux pas t'en aller, je vais te battre ! La porte se referme sèchement. Thiers éclate de rire : Hein ! Si j'avais battu Mme Thiers ? Quel article pour les journaux, et pour le Figaro, qui me traitent chaque matin de sinistre vieillard ! Au moins, ne le répétez pas ! Le portrait fini, le directeur des Beaux-Arts est convoqué. Il déclare gravement : C'est une œuvre de musée ; c'est un chef-d'œuvre. Thiers se précipite au cordon de la sonnette : Vite, dit-il au valet de chambre, priez Mme Thiers de monter... Elle entre. Son mari la prend par la main, la conduit à trois pas du chevalet, et, sans lui laisser placer un mot : Mme Thiers, voici M. le directeur des Beaux-Arts. C'est la plus grande autorité que nous ayons en peinture... Il m'a dit que le portait de M. Bonnat était la merveille de l'Ecole moderne, une toile de musée... car il l'a dit : une merveille... un chef-d'œuvre... Remercie M. Bonnat, fais-lui tous tes compliments. Bonnat déclara depuis que jamais modèle ne le divertit autant que celui-là.

Thiers, chef d'Etat, reçoit enfin ce collier de la Toison d'Or qu'obtint Guizot sous Louis-Philippe. Guizot assiste au chapitre où le nouveau chevalier est intronisé, et, avec un sourire : Que dirait Philippe II, s'il avait à nous recevoir, vous et moi ? A Versailles, le 18 novembre 1871, Thiers signe le reçu du collier que lui remet l'ambassadeur, don Salustiano de Olozaga.

Politiquement, en dépit des difficultés, des crises ministérielles, il poursuit son œuvre. Il veille à la dissolution des gardes nationales, votée par l'Assemblée, et qui s'opère au fur et à mesure de la reconstitution de l'armée régulière. Il dépose devant la commission d'enquête sur les événements du 18 mars, pendant que 22 conseils de guerre jugent 46.000 insurgés détenus sur les pontons de Brest et de Cherbourg ; on en libère immédiatement une douzaine de mille. Il donne ses instructions et parle net à Bourbaki, qui lui offrit ses services ; il le charge d'étouffer la rébellion qui couve encore à Lyon : Croyez que mes conseils sont ceux d'un homme expérimenté, qui sait ce qu'il dit, ce qu'il veut, et ce qu'il fait. Il ordonne de jeter par la fenêtre de la mairie de Montpellier une République coiffée d'un bonnet phrygien : Il ne faut pas plus laisser mettre ce bonnet à la République qu'au bon roi Louis XVI, car on coupe bientôt les têtes qu'on coiffe de la sorte. Il refuse de livrer aux colères de la foule Bazaine accusé de trahison, et ne l'envoie devant un conseil de guerre que sur la demande du maréchal lui-même. Il aurait voulu empêcher Trochu d'intenter un procès à un journaliste qui l'attaqua violemment ; la condamnation est légère : Thiers le regrette, alors que Mac-Mahon trouve bon que l'armée sache qu'on ne doit pas être général de l'empereur le matin et général de la République le soir du même jour. Le lendemain, le maréchal dit au général de Cissey : Quant à moi, après avoir reçu le commandement de M. Thiers, je n'irai pas remplacer M. Thiers à la présidence. Dites-le lui, pour qu'il ne croie pas aux propos ridicules qu'on fait courir. Le Président fait donner une compensation au général Suzanne, injustement attaqué dans l'affaire des marchés. Il a la joie d'apprendre que le général Osmont éteint en Algérie le dernier foyer de rébellion. D'autre part, son administration reçoit l'appui efficace de certains membres du clergé ; on ne saurait, dit l'évêque de Limoges, attaquer, sans pécher contre la patrie, le gouvernement qui a sauvé la France. Il s'intéresse aux efforts de Schneider pour augmenter le salaire de ses ouvriers et réduire la durée de la journée de travail. Il lutte contre les libre-échangistes et veut dénoncer les traités de commerce passés par le second Empire, dont le plus important est avec l'Angleterre : négociation longue et compliquée ; il adjoint au duc de Broglie le secrétaire général du ministère du Commerce, Ozenne. Un jour, les industriels de Rouen lui envoient une députation pour exposer leurs doléances. Il proteste de ses bonnes intentions : Mais, M. Thiers, ce n'est pas de vous que nous avons méfiance, c'est du représentant que vous avez à Londres. Ils pensaient à Ozenne ; Thiers comprend qu'ils font allusion au duc de Broglie et répond : Oh ! pour celui-là, je vous l'abandonne. Je n'en pense pas mieux que vous. Mais que voulez-vous ? J'ai été l'ami et le collègue de son père. Ce sont des liens que je ne puis rompre. Broglie apprend le propos, et démissionne.

A l'extérieur, Thiers s'attache à éviter les heurts ; dans l'impossibilité de corriger les plus lourdes et les plus néfastes des fautes de l'Empire, il ne manque pas une occasion de les souligner. Il continue sa politique de neutralité dans la question romaine ; il ne veut pas qu'elle devienne un sujet de guerre, ni qu'elle blesse les catholiques. Lorsque la Chambre discute, le 22 juillet 1871, la pétition des évêques demandant le rétablissement du pouvoir temporel du pape, il parle avec une grande hauteur de vues : nous devons à l'aveuglement de l'Empire, qui nous valut de cruels revers, l'abandon de la politique traditionnelle de la France ; ce fut folie que d'employer le sang de nos soldats à détruire cette politique d'équilibre européen, aboutissement de toute notre histoire ; la politique des nationalités causera la perte de la grandeur française ; toucher à une question religieuse est la plus grande faute qu'un gouvernement puisse commettre ; le plus haut degré de philosophie, c'est de respecter la conscience religieuse d'autrui ; tout gouvernement qui entreprend sur la 'conscience d'une partie quelconque de la nation est impie au regard de la philosophie elle-même ; en écartant la clientèle catholique, le gouvernement impérial abandonna l'un des moyens les plus efficaces de la politique française, car la conscience religieuse est une des plus formidables puissances de ce monde : il est à l'honneur de l'humanité que les intérêts matériels ne la meuvent pas seuls. En conclusion, Thiers veut maintenir l'indépendance religieuse du chef du catholicisme, mais se refuse à entretenir de mauvais rapports avec une puissance voisine. Cependant, au cas où le séjour du Pape à Rome deviendrait impossible, il met à sa disposition le château de Pau et le budget nécessaire à l'administration de l'Eglise : Pie IX ne profite pas de l'offre, mais ne la déclina jamais. En cas de besoin, la frégate l'Orénoque mouille à Civita-Vecchia, prête à recevoir le Saint-Père. Comme elle est dans les eaux italiennes, Thiers, par souci de neutralité, ordonne au commandant de rendre, le 1er janvier 1873, les visites d'usage à la fois au Pape et au roi. Le Pape proteste, l'ambassadeur, baron de Bourgoing, démissionne, l'incident va venir en discussion devant la Chambre, dangereux peut-être pour le Président... Il a pris ses précautions. Il envoie en mission auprès de Pie IX un jeune diplomate, fin, avisé, le baron des Michels, qui décide le Pape à accepter la proposition de choisir un ambassadeur sur une liste de quatre personnes dévouées au Saint-Siège. Le Pape se résigne. Le baron des Michels reçoit la rosette de la Légion d'Honneur et bientôt un poste supérieur. Lorsqu'en février le gouvernement italien charge Edmond About de demander le retrait de l'Orénoque, Thiers répond : Mon ami, vous pouvez dire à M. Visconti-Venosta que je suis, en France, un vieux royaliste rallié à la République, et, en Italie, un vieux séparatiste rallié à l'unité. En acceptant l'unité de l'Italie, Thiers espère la retenir sur la pente d'une alliance avec la Prusse.

En Autriche, il poursuit la politique d'entente qu'il préconisait sous l'Empire. Mais il ne peut gagner les Hongrois ni les Autrichiens allemands, et le rapprochement qu'il voulait éviter se produit : Bismarck provoque la triple rencontre des empereurs d'Allemagne et d'Autriche à Ischl, à Gastein, à Salzbourg, l'été de 1871, sans grand dommage, au moins actuellement, pour son entente avec la Russie que la puissance allemande commence à inquiéter. Si bien que tous les conservateurs de l'Europe s'unissent contre la France républicaine, accusée par surcroît de pactiser avec la réaction noire. Le ministre des Affaires Etrangères d'Autriche, comte de Beust, demande à Thiers s'il agréera comme ambassadeur d'Autriche à Paris le prince de Metternich, qui occupa ce poste sous l'Empire : le Président répond gracieusement par l'affirmative. Il reçoit Metternich en costume du matin, à son habitude, et l'accueille avec des phrases obligeantes : il comprend que le prince conserve ses relations personnelles avec ses amis d'autrefois, mais compte sur sa loyauté pour tout ce qui touche à la politique. Il rappelle ses sympathies pour l'Autriche, et la grande faute de Napoléon III qui laissa affaiblir la seule alliée naturelle de la France en Orient. Puis vint cette guerre follement entreprise, déplorablement conçue et conduite, qui mena la France de désastres en désastres. Je n'ai pas cru pouvoir refuser, dans un pareil moment, le lourd fardeau du pouvoir qui m'était offert. Vous savez que je suis monarchiste par nature et par tradition. Vous m'avez connu vous-même servant le roi Louis-Philippe. Je ne suis donc qu'un républicain d'occasion. Je ne sais ce que l'avenir réserve à la France. Quant à moi, je ne me considère en quelque sorte que comme le syndic de la faillite Bonaparte. Toute mon ambition, c'est de rétablir les finances et de réorganiser l'armée ; on sait très bien que s'il s'agissait de rétablir une république définitive je n'y prêterais pas la main pour ma part. L'Assemblée a en moi de la confiance, et j'ose même dire quelque affection. On le voit bien lorsque je fais mine de vouloir m'en aller : tout le monde me supplie de rester, et je crois pouvoir affirmer que, la question ainsi posée, j'ai pour moi 600 votes sur 700. Je n'ai nulle intention de me séparer de l'Assemblée, pas plus qu'elle n'a celle de se séparer de moi ; mais il y a naturellement des questions sur lesquelles mes convictions ne me permettent pas de céder, telles que lorsqu'on veut m'imposer des impôts impossibles ou inapplicables, ou qu'on veut me forcer la main sur un système militaire qui répugne aux mœurs françaises... J'admets le service obligatoire en temps de guerre ; en temps de paix, il détruirait l'armée en y introduisant tous les mauvais éléments. Je veux une armée de métier, une armée de paysans, non une armée de communards. Il affirme péremptoirement qu'avec son armée reconstituée il pourrait aujourd'hui tenir tête aux Prussiens, et qu'avec une dizaine d'escadrons il écraserait les communards décimés, découragés, dût-il faire sabrer 2 ou 300 personnes. Il explique la mésentente des partis à l'intérieur : le comte de Chambord est un étranger qui ne connaît pas la France ; pleurnicheur a-t-il déjà dit à ses intimes, imbu d'idées de dévotion outrée et de politique absolue épousées en même temps que sa femme, princesse de la maison de Modène, l'une des plus arriérées de l'Europe. Je ne vous parle pas de l'Empire, c'est mon ennemi naturel. Pas un mot des princes d'Orléans ; Metternich en conclut que ses secrètes sympathies leur appartiennent. Il conduit l'ambassadeur chez Mme Thiers, une pimbèche dit la princesse de Metternich, qui lui fait une visite officielle à son arrivée à Versailles. Fin décembre 1871, Andrassy remplace Beust au ministère des Affaires étrangères de Vienne ; Thiers lui fait glisser que les relations de Metternich avec les bonapartistes lui causent quelque inquiétude, et qu'il serait peut-être préférable que le gouvernement autrichien nommât un autre ambassadeur. Metternich en a vent, et envoie sa démission.

En Grèce, il envoie Jules Ferry. Là, il évite de faire le méchant avec les faibles. En novembre 1872, il accepte l'arbitrage entre l'Angleterre et le Portugal. En Espagne, sans cesse troublée, il vise surtout à protéger nos nationaux, notamment à Barcelone, et à faire respecter l'intégrité de notre territoire par les groupes des partis en présence, sans toutefois gêner l'action des troupes espagnoles. Il essaie de faire revenir le roi Amédée sur son abdication, du 11 février 1873, et écrit à notre ambassadeur : Si la République sort de tout ceci, il importe qu'on ne l'attribue pas à nos œuvres, mais on n'interrompra pas les relations diplomatiques au cas où elle serait proclamée. Envers la Belgique, il confirme au ministre Van Praet qu'il entend se conduire amicalement ; il répudie formellement la politique impériale : nous serons toujours ses amis, dit-il, et on ne nous trouvera jamais mêlés à des intrigues menaçant son existence ou son indépendance. Dans l'ensemble, il conquiert en Europe une position telle que le 12 mars 1873, à son lever, la reine Victoria s'arrête devant le comte d'Harcourt et lui dit : Comment va M. Thiers ? En pareil cas, elle ne dit jamais rien ; pour qu'elle ait dérogé à la coutume, il faut qu'elle attache un degré d'intérêt particulier à l'interrogation. L'Angleterre, en vérité, suit avec intérêt la renaissance de la France.

L'ensemble de cet effort diplomatique apparaît secondaire. Il est vital à l'égard de l'Allemagne, et conditionné par les deux grands ressorts de l'Etat, l'armée et les finances. Le général Du Barail n'aime pas Thiers politiquement, mais distingue son rôle politique de son rôle militaire, qui mérite d'être loué. Thiers aime l'armée. Il donne aux généraux ce sentiment de confiance et de sécurité que les généraux n'accordent qu'aux meilleurs d'entre eux, en leur inspirant cette conviction qu'il se place au-dessus des intrigues, ennemi de toutes les injustices, et que pendant qu'ils assument les dures obligation du métier, il possède assez de perspicacité pour découvrir les bons serviteurs, assez de justice pour les soutenir, assez d'énergie pour les défendre. Sous le règne éphémère de ce petit bourgeois, les sommets de l'armée ne furent tourmentés par aucune rivalité ; cet homme, si peu militaire par son passé et son extérieur, reconstitua et gouverna l'armée comme l'eût fait un souverain, soldat par naissance. Témoignage de poids, que celui de ce grand cavalier.

Après la prise de Paris, Thiers conserve 5 corps d'armée ; il en caserne une partie dans la capitale ; pour le reste, plus de 80.000 hommes répartis entre Vincennes, Courbevoie, Saint-Germain, Versailles, Satory, Meudon, — il substitue au système du campement des baraquements dont il surveille journellement l'installation. En décembre 1871, il annonce l'augmentation des crédits affectés à l'armée dont il accroît le nombre et l'effectif des régiments. Il prépare, pour le soumettre à l'Assemblée, un plan de réorganisation militaire. Il correspond directement avec les colonels de toutes armes pour les tenir en haleine et les mieux connaître. Il s'occupe des places fortes, du matériel, de l'approvisionnement. Il crée les camps d'Avor et du Ruchard. A la commission nommée par l'Assemblée pour préparer une loi d'ensemble sur le recrutement, il combat ceux qui voudraient appliquer à la France le système prussien. Hostile au système de la nation armée comme à celui de l'armée régionale, il aboutit à Un compromis : service obligatoire de 5 ans, suppression du remplacement, création du volontariat d'un an. Il prononce le 8 juin 1872 un grand discours : il s'efforce de contenir l'impétuosité de l'Assemblée, dont la presse exagère et dénature les intentions, quitte à réveiller dangereusement les susceptibilités de l'Allemagne ; il est à la fois révolutionnaire et encroûté, disent ses ennemis, que Claveau juge ainsi : Les ingrats ne tenaient plus compte des immenses services qu'il venait de rendre à la France et à eux-mêmes dans ces derniers 15 mois, qui furent le couronnement de sa vie. Ils ne voyaient déjà plus dans cet homme d'Etat qu'un vieillard égoïste qui travaillait à les duper.

La loi votée, Thiers a besoin de repos. Le 5 août 1872, avec sa femme, sa belle-sœur et deux officiers d'ordonnance, il prend le train pour Trouville. Les autorités le reçoivent. La population l'acclame. L'aviso le Coligny tire des salves pendant qu'il monte dans le coupé qui le conduit à mi-côte d'Hennequeville, au chalet Cordier, propriété de l'ancien constituant de 1848. Un fil spécial le relie à Paris. Au début, on écarte rigoureusement tous visiteurs. Le duc de Nemours a grand peine à le voir et le duc d'Harcourt n'y parvient pas. Bientôt, la consigne s'adoucit. Guizot amène ses deux gendres. Viennent l'ambassadeur des Etats-Unis, Washburne, et celui de Perse, Nazar Agha ; Dufaure, Pouyer-Quertier, Jules et Charles Ferry, Gontaut retour d'Allemagne, Teisserenc de Bort, le duc de Broglie flanqué de son préfet, l'amiral Pothuau, Voguë retour de Constantinople, l'industriel Godillot. Il n'interrompt sa villégiature qu'une fois, pour présider Un conseil des ministres.

Dans sa chambre, il remplace un magnifique lit Louis XII par le petit lit de camp qui se voit encore dans sa chambre de l'hôtel de la place Saint-Georges. Les marins s'étonnent qu'il arrive avant eux sur la plage. Il se lève à 5 heures, se promène à pied ou en voiture, travaille, dîne, reçoit et se remet au travail de 10 heures à minuit. Il éprouve une joie physique du beau temps qui succède à un temps affreux. Il se promène le long de la côte en compagnie d'officiers d'artillerie qui cherchent de bons emplacements pour leurs canons : on va essayer un matériel nouveau. Sur le promontoire dominant les Roches-Noires, il installe son pliant derrière les pièces et surveille le tir avec un comité technique, le ministre, général de Cissey, les généraux Frébault et Appert, l'attaché militaire autrichien Okolovitch, le lieutenant-colonel suisse de Saussure. Le colonel de Reffye dirige les essais de canons se chargeant par la culasse, en acier au lieu de bronze. Thiers en écrit à Schneider. Il rédige le 24 août une longue note relative à la création de la nouvelle artillerie. Il excursionne en mer sur les avisos Bisson, Cuvier, Coligny, Faon. La corvette américaine Shenandoah, les vaisseaux le Sultan et le Northumberland, détachés de la rade de Spithead par ordre du gouvernement britannique, viennent le saluer. Le 14 août surgit un méchant incident : deux négociants d'Odessa, Michel et Maurice Ephrussi, à bord de leur yacht Giselle, avec Sigismond Sheikivetch, le lieutenant de vaisseau russe Pierre Rumine, deux Mexicains, les frères Errazu, et le comte de Valon, poussent, après un bon déjeuner, des cris de : A bas Thiers ! Vive l'empereur ! Michel Ephrussi écrit une lettre d'excuses, le prince Orloff vient à Trouville en présenter ; le tribunal de Pont-l'Evêque condamne le comte de Valon, et expulse les frères Errazu.

Le 17 août, le Président visite Honfleur, où les autorités l'attendent sur une route pendant qu'il arrive par une autre. Le 23, il s'entretient longuement avec le prince de Galles, venu sur son yacht Xanthra. Le 14 septembre, invité par la municipalité du Havre, il monte sur le Cuvier qui l'y conduit. Le maire Guillemard et l'adjoint Félix Faure le reçoivent. Il répond aux acclamations et aux allocutions par des sourires, des poignées de main, des paroles affectueuses. Vous êtes un prodige de force, lui écrit Jules Favre, vous vous jouez de ce qui abattrait tout autre. Voyages sur mer, courses à pied, réceptions royales, harangues, banquets, visite des monuments et des flottes, sans parler de la conquête des cœurs de toute une ville, vous placez tout cela dans votre après-midi, et vous revenez leste et pimpant à votre plage, comme si vous n'aviez fait que présider votre conseil des ministres. A défaut de repos, il a trouvé le bon air, et un retour de très bonne santé. Il rentre à Paris le 19 septembre, et s'installe pour quelque temps à l'Elysée, où l'attend un torrent d'affaires, parmi lesquelles le compte-rendu des expériences d'artillerie par le général de Cissey.

En même temps que l'armée, Thiers réorganise les finances. Il doit subvenir à des besoins énormes : 4 milliards 675 millions à payer, car des 5 milliards exigés par l'Allemagne on a rabattu 325 millions pour le rachat de la concession de la compagnie du chemin de fer de l'Est dans les régions annexées ; 240 millions de contributions de guerre imposées durant les hostilités ; les frais de l'occupation, soit plusieurs centaines de milliers de francs par jour jusqu'au 1er janvier 1872, où cette somme s'établit à 130.000 frs environ, par suite de la réduction de l'armée d'occupation à 50.000 hommes et 18.000 chevaux, cela jusqu'en juillet 1873, à la veille du dernier paiement de la contribution de guerre ; les intérêts des sommes dues, jusqu'à libération complète ; les frais d'emprunts et de conversions ; les indemnités consenties aux départements, aux particuliers lésés ; les dépenses occasionnées par la réfection du matériel militaire et naval dont l'Allemagne nous dépouilla ; les travaux publics rendus nécessaires par l'occupation. Au total, plus de 15 milliards 500 millions or prévus, chiffre trop faible de 250 millions. Hugo dit à Washburne : M. Thiers est le seul qui puisse trouver et réunir les ressources, rançon de la délivrance ; il possède la confiance du monde financier. Lorsque le Président consulte les financiers, il les étonne par la rapidité et la sûreté de son jugement. Il connaît mieux que personne les ressources du pays, il est sûr de sa propre compétence et de son habileté.

Il a tiré de la Banque de France tout ce qu'on peut lui demander. Il ne croit pas au succès d'une souscription publique, et l'événement lui donne raison. Il fait voter, le 20 juin 1871, un emprunt de 2 milliards. Il soutient que la France peut supporter les charges qui pèsent sur elle ; il rappelle les erreurs financières de l'Empire, et celles, que le patriotisme excuse, de la guerre à outrance au-delà d'une certaine limite, mais ici on aurait pu éviter 1.200 à 1.400 millions de dépenses, et 2.500 millions de contributions de guerre. Il expose les conditions techniques de l'emprunt. Sans faire un budget écrasant, on peut trouver 420 millions d'impôts nouveaux. Henri Germain préconise l'impôt sur le revenu ; Thiers le réfute point par point : quand le peuple appauvrit le riche, il diminue ses propres ressources ; ce déplorable impôt est un impôt de discorde ; il rétablirait la taille, non sous le repos de la monarchie, mais en temps de révolution. Le contrôle sera une inquisition ; il dépendra de l'opinion des adversaires politiques. La Chambre vote l'emprunt à l'unanimité. La souscription est ouverte le 27 ; le soir même, elle atteint à Paris 2.500 millions, le lendemain, en province, 1.250 millions, et à l'étranger 1.134 millions, au total 4.897 millions, soit plus de deux fois et demie la somme demandée. Thiers résout la grosse difficulté du paiement ; il imagine le mode de procéder qui réussira.

Les impôts anciens surchargés, il faut nécessairement en créer de nouveaux. Le Président remédie vite à Une crise monétaire qui l'inquiétait un peu, lorsque s'institue, le 26 décembre, une grande discussion sur l'impôt sur le revenu. Henri Germain revient à la charge, soutenu par Wolowski. Thiers gesticule dédaigneusement lorsqu'un argument plus ou moins paradoxal lui agace l'oreille. Il monte prestement à la tribune, sûr de vaincre ; il sort des poches de sa vaste redingote marron, des papiers couverts de chiffres. Son discours, chef-d'œuvre de dialectique, fut souvent utilisé par la suite. Il combat cet impôt qui atteint des revenus déjà frappés, arbitraire de l'arbitraire le plus redoutable qu'on puisse imaginer dans l'état actuel de notre société. En Angleterre, la richesse est redevable au pays : il est naturel de faire porter sur elle l'income-tax. En France, les classes aisées, car il n'y en a guère de riches, paient déjà les trois quarts de la charge fiscale. Au nom de la justice, au nom du repos du pays, Thiers supplie la Chambre d'éviter l'arbitraire, surtout en matière d'impôts. En Angleterre, l'envie ne dérobe jamais aux personnages éminents leur part de gloire, leur part de gratitude publique. En France, le percepteur dira : Vous êtes riche ! et ce sera la base de l'impôt. Les haines et les passions politiques évalueront la richesse présumée. C'est à la fois le dixième et la taille. Thiers renvoie ses auditeurs à la Dîme royale de Vauban. Si nos mœurs sont améliorées, les partis ne le sont pas. Pourquoi, à toutes nos causes de divisions, en ajouter une nouvelle ? Il a le souci constant de la République, qui doit introduire partout la justice. L'anarchie intellectuelle lui semble plus menaçante que l'anarchie politique. Tout citoyen a des idées, ou croit en avoir. Il n'y a plus de principes certains, plus de boussoles pour les esprits. Adopter le projet serait introniser le socialisme par l'impôt. Il gagne son procès à une forte majorité.

Il fait ensuite ajourner un projet d'impôt sur les valeurs mobilières, inopportun au moment où on a besoin du marché financier ; avant de se décider, il convient d'examiner l'ensemble des projets d'impôts proposés. A ses yeux, il faut porter le principal effort fiscal sur les contributions indirectes, les douanes, en général sur les impôts de consommation. En quatre discours, les 13, 15, 18 et 19 janvier 1872, il défend le principe de l'impôt sur les matières premières, et se heurte aux principaux industriels intéressés à le faire rejeter. L'Assemblée lui résiste. Rouveure, de l'Ardèche, s'écrie que le gouvernement manœuvre pour l'acculer à cet impôt ; Thiers riposte : Vous, vous voulez nous acculer à l'impôt sur le revenu. La discussion s'anime. Descendu de la tribune, Thiers interrompt ses contradicteurs avec une opiniâtreté qui provoque des répliques aigres-douces, déférentes mais ironiques. Ses contestations désobligent comme des démentis. Il accepte un ordre du jour que l'Assemblée repousse ; surprise, inquiète, elle vide les bancs. Lui, rentre à la préfecture, révolté de certain mercantilisme, de l'esprit de parti et de système, blessé que dans l'ensemble l'Assemblée apprécie aussi peu son dévouement au pays. Il veut se retirer. En vain, Dufaure lui montre l'œuvre de libération inachevée : le lendemain, 20 janvier, il envoie sa démission au président de l'Assemblée. Grosse émotion. Les députés échangent des reproches. La droite estime la crise prématurée. Le centre gauche essaie de faire revenir Thiers sur sa décision. Dans la soirée, la gauche, les centres et la droite modérée font voter à la presque unanimité un ordre du jour qui en appelle au patriotisme du Président et refuse d'accepter sa démission. Une délégation du bureau, le vice-président Benoît d'Azy en tête, le lui apporte solennellement. Il entrevoyait le repos, la possibilité d'achever avant de mourir son fameux ouvrage sur l'Harmonie Universelle : les termes de l'ordre du jour le lui interdisent. Il retire sa démission. Je vais de nouveau me vouer sans réserve au service du pays. L'Harmonie Universelle ne verra jamais le jour.

Les discussions financières reprennent. Comment réaliser des économies ? Il n'en espère que d'une bonne politique. On revient aux projets d'impôts. Tout le monde offre de payer quand on parle du voisin dit Thiers, qui opine : Il n'y a que le nombre qui produise beaucoup. Les 2, 3 et 10 juillet, il combat comme démoralisateur l'impôt sur le chiffre d'affaires : ici encore, on aboutit à la démoralisation ou à l'inquisition, c'est-à-dire à la duperie ou à la vexation. Les Etats-Unis abandonnèrent cet impôt. Le serment, préconisé comme garantie de vérité pour les évaluations officielles, ne produit plus aucun effet : le parjure, direct ou indirect, devient si commun qu'on cesse d'en tenir compte. Cet impôt rejeté, on envisage l'établissement de centimes additionnels sur les patentes, les portes et fenêtres, la contribution personnelle mobilière. Nouvelle discussion ; Thiers emporte le vote de son impôt sur les matières premières, qui, d'ailleurs, produira peu. Il rejette des économies proposées par La Bouillerie et de Meaux, rappelant qu'une économie de 4 millions réalisée par Fould sur les douanes coûta 50 millions de fraudes. Il gesticule, récrimine, s'emporte : combien facile de se présenter les mains pleines d'économies ! Mais si ce n'est sur des assertions donnant confiance, ce n'est pas sérieux. A l'ordre ! crie-t-on. — A l'ordre tant que vous voudrez ! Demandez le rappel à l'ordre ! Obtenez-le ! Je serai heureux que vous l'obteniez, car la charge qui pèse sur moi est véritablement énorme... Je ne cherche pas une popularité en trompant le pays.

Les ressources tirées de l'impôt restent insuffisantes. On recourt à un nouvel emprunt. Le 15 juillet 1872, l'Assemblée l'autorise, de 3 milliards 500 millions. Thiers a pleine confiance dans le succès. Il se prémunit contre une crise monétaire éventuelle. Il fixe le taux à 5 %. Il élève le taux d'émission, sur des pronostics favorables, de 82 fr. 50 à 84 fr. 50. Il traite le 27 juillet avec 55 des plus grandes banques d'Europe, dont il fait des rabatteurs de lettres de change et des propagateurs de son crédit. Il crée des agences spéciales à Londres, Bruxelles, Amsterdam, Hambourg, Francfort, Berlin. La souscription ouvre le 28 juillet 1872 ; 44 milliards répondent à l'appel ; l'emprunt est couvert plus de 13 fois. Une explosion de joie accueille la nouvelle. La puissance insoupçonnée du crédit de la France impressionne le monde. Thiers triomphe : il a désormais en mains l'armée et la finance ; il va pouvoir, avant le temps, libérer le territoire.

Moins tragique que la discussion des préliminaires de paix, moins douloureuse que celle du traité de Francfort, celle qui aboutira à la libération est ardue de par la volonté de Bismarck. Le chancelier pensait paralyser la vie économique du pays par la confiscation partielle de ses ressources ; il en entrave le relèvement ; il suscite des difficultés au règlement de chacune des questions secondaires laissées en suspens par le traité ; n'ayant pu obtenir que Thiers accepte l'intermédiaire de ses banquiers Bleischröder et Henckel de Donnesmarck, il exige le paiement dans les principales villes de commerce d'Allemagne en or, argent, billets des banques, d'Angleterre, de Prusse, des Pays-Bas, de Belgique, à l'exclusion des billets de la Banque de France, et en billets à ordre ou lettres de change acceptés par experts allemands. La difficulté de cette immense opération de change réside dans le transfert des valeurs d'un pays à l'autre. Le commerce français avec l'Allemagne ne suffisant pas à couvrir les traites nécessaires, il faut utiliser le crédit sur d'autres pays. Thiers fait appel aux capitalistes étrangers et au concours de toute la banque européenne. Il ne faut pas aller trop vite ; il faut laisser se reconstituer le capital réel, les traites. Un gouvernement, quelque désireux qu'il soit de hâter une opération sacrée comme celle de l'évacuation du sol, ne s'expose pas à une crise de change. Il réussit à avancer les délais prescrits : il paie 500 millions en juin 1871 ; en juillet, l'évacuation commence, avec la bonne volonté du général de Manteuffel et même de l'empereur ; en septembre, il paie un milliard, et 12 départements restent occupés. Il offre d'anticiper sur le paiement suivant, contre l'évacuation de 4 départements et des forts de Paris. Bismarck rompt la convention élaborée par Pouyer-Quertier et Manteuffel, qu'il fait désavouer, mais propose l'évacuation immédiate de 6 départements libérables au printemps de 1872 contre le paiement du 4e demi-milliard, et des avantages pour les produits manufacturés d'Alsace-Lorraine. Thiers ne considère que l'affranchissement du sol : l'ennemi parcourut 43 départements et en occupa 36, il n'en garderait que 6 : qu'est-ce en regard de l'intérêt minime de certaines industries que lui opposa Raoul Duval ? L'Assemblée lui donne raison par 533 voix contre 31. Il charge de la négociation Pouyer-Quertier, que Manteuffel munit de deux recommandations essentielles : ne rien dire à l'empereur qui n'ait déjà été convenu avec le chancelier, et ne jamais aborder plusieurs questions à la fois pour ne pas fournir d'échappatoire à Bismarck, qu'il faut rassurer en payant vite et beaucoup, et dont il faut apaiser les craintes sur l'instabilité politique. De là cette lettre de Thiers à Pouyer-Quertier, le 11 octobre 1871 : Mon cher ami, j'ai reçu vos dépêches et j'en suis extrêmement touché. Remerciez M. de Bismarck de ses sentiments pour moi. Je crois mériter la confiance de la France et de l'Allemagne, parce que je veux résolument la paix, l'apaisement des passions nationales, et, en ce qui concerne la France en particulier, l'acquittement de ses engagements, la libération de son territoire, l'équilibre de son budget et sa réorganisation complète. Pour moi, je ne désire que de terminer cette œuvre le plus tôt possible, afin de pouvoir rentrer dans le repos. Je ne crois pas à un changement de personnes cet hiver, car l'opinion en faveur du gouvernement se manifeste d'une façon éclatante. Les deux extrémités de gauche et de droite sont partout battues dans les élections départementales, et les bonapartistes notamment sont en pleine déroute. M. de Bismarck n'a donc pas de précautions financières à prendre ; il restera, quoi qu'il arrive, en présence des mêmes personnes. Tout ce qu'il fera pour le gouvernement actuel sera fait pour la France, pour l'Europe et pour le repos général. Dites-lui que je lui conserve les sentiments que lui ont voués tous ceux qui l'ont vu de près, et qui ont pu apprécier sa capacité supérieure et sans rivale. Après avoir soutenu par surcroît contre Bismarck une lutte gastronomique touchant à l'épopée, Pouyer-Quertier signe, le 12 octobre, la nouvelle convention : évacuation de 6 départements contre le paiement anticipé des 650 millions restant dus sur les deux premiers milliards ; l'armée d'occupation réduite de 500.000 hommes et 150.000 chevaux à 50.000 hommes et 18.000 chevaux, avec 31.000 frs d'économie par jour sur les prix d'entretien et de nourriture payés pour les hommes et les chevaux¡ restants ; franchise douanière pour les produits manufacturés d'Alsace-Lorraine, prolongée jusqu'au 31 décembre 1872, ces produits passibles d'un quart de droits jusqu'au 30 juin 1872, de la moitié jusqu'au 31 décembre, ce régime de faveur cessant le 1er janvier 1873. Au retour de Pouyer-Quertier, Thiers le fait grand-officier de la Légion d'Honneur. En note de la dépêche de Thiers du 10 octobre, Mlle Dosne écrira : Cette dépêche prouve que les propos prêtés à M. Pouyer-Quertier par M. Paul Dhormoys sont complètement faux. Dhormoys, le comte d'Hérisson et de Martel s'efforçaient d'enlever à Thiers la gloire d'avoir libéré le territoire, pour la transférer à Pouyer-Quertier. Sur l'initiative de Mlle Dosne, Saint-Hilaire, le 14 avril 1888, demandera à l'ancien ministre des Finances de le mettre en mesure de réfuter ces récits fantaisistes ; le surlendemain, Pouyer-Quertier apporte une réfutation qu'il écrivit 18 mois plus tôt, approuve le 17 la note rectificative rédigée par Saint-Hilaire, et en permet la publication, qui se traduit en un article du Journal des Débats paru le 24 avril.

Bismarck manœuvra pour isoler la France en Europe. Rassuré de ce côté, il accepte les conventions du 12 octobre et ne s'oppose pas au règlement des questions en litige à Francfort. Thiers, secondé par Rémusat, joue une partie extrêmement serrée. Il traverse les passes dangereuses avec sang-froid, et prouve son autorité. Il craint les incidents entre la population et les troupes d'occupation. Il apaise celui-ci : Mac-Mahon refuse de recevoir Manteuffel venu à Versailles. Manteuffel lui envoie un cartel de soldat à soldat : J'étais en uniforme, vous me devez réparation. Thiers s'entremet ; Mac-Mahon écrit une lettre, et l'affaire s'arrange. Lorsque des attentats se produisent sur des soldats allemands, Bismarck envenime les choses. Le jury prononce un acquittement injuste ; le chancelier communique aux journaux une dépêche adressée à Arnim où il dit : A l'avenir, si l'extradition nous était refusée, nous serions contraints d'arrêter et d'emmener des otages français, et même, dans le cas d'extrême nécessité, de recourir à des mesures plus étendues. Manteuffel reçoit l'ordre d'appliquer rigoureusement l'état de siège.

Pour preuve de sa volonté de paix, Thiers souligne le fait qu'en hâtant les paiements il se prive du bénéfice des événements. Il envoie pour ambassadeur à Berlin le vicomte Elie de Gontaut-Biron, déjà en relations personnelles avec la cour de Berlin ; Bismarck envoie à Paris le comte d'Arnim, exigeant, qui soutient les partis d'opposition au Président, et, à leur première entrevue, examine Thiers avec une attention non dissimulée, pour s'assurer de l'état de sa santé. Douceur, dignité, grand sens, recommande le Président à son ambassadeur. Il en faut : l'inquiétude talonne Bismarck et son empereur lors de la préparation de la loi militaire. Thiers met à dissiper ces préventions ce mélange de lucidité et de verve qui faisait prendre à la vérité dans sa bouche une force pénétrante. Il fait, en mars 1872, une ouverture pour le paiement des trois derniers milliards et pour l'évacuation totale. On le traîne en longueur. On laisse percer l'arrière-pensée de conserver Belfort, que convoitent les militaires. On cherche à l'intimider pour retarder le vote de la loi militaire, sans retarder pour cela les paiements. Bismarck doit calmer l'ardeur exagérée d'Arnim qui veut renverser le Président, lequel résiste aux pressions qu'on exerce sur lui pour diminuer l'effort militaire projeté, et explique à Gontaut-Biron : Nous voulons la paix et devons la vouloir pour notre sûreté extérieure ; personnellement, à son âge, il ne peut désirer que la pacification de son pays ; constituer une force destinée à assurer l'ordre à l'intérieur et l'indépendance au dehors n'est pas armer ; on doutait que la France pût payer : elle le peut et elle le veut ; quant à lui, il veut une longue paix entre les deux nations. Peu sûr de son ambassadeur, il utilise Saint-Vallier qui négocie à Nancy avec Manteuffel. L'ouverture de la discussion de la loi militaire ne facilite pas la négociation. Arnim se livre à d'étranges démarches. Manteuffel impressionne Saint-Vallier en lui disant que Moltke prévoit une nouvelle guerre, qu'on en parle à Saint-Pétersbourg, et que Bismarck affecte de la croire prochaine. Thiers profite de la discussion de la loi militaire pour exposer publiquement son point de vue. Il se plaint à Saint-Vallier, le 29 mai, que l'on n'ait pas répondu à nos propositions de paiement, en nous reprochant de n'avoir rien dit de l'évacuation : or c'est à nous à payer, et aux Allemands à évacuer. Arnim publie alors à Berlin un article affirmant que les Allemands ne sont obligés à rien, et feront comme ils l'entendront. Cette implacable hostilité émeut Rémusat, et Thiers menace de démissionner ; les Allemands le savent : s'il s'en va, qui paiera les 3 milliards restants ? Je tiens à Thiers pour être payé, dit l'Empereur d'Allemagne à la princesse Radziwill. Si Thiers tombe, Dieu sait ce qui arriverait. On a beau accentuer les menaces, invoquer les provocations de la France : Thiers tient bon, et, le 7 juin, le vent tourne ; l'assurance vient que Bismarck transmit le dossier de l'affaire au roi, qui le renverra bientôt avec la réponse souhaitée. Les 13 et 10 juin, Thiers accepte à la Chambre le service obligatoire de cinq ans. Bismarck, pressé de toucher les 3 milliards, active la négociation pour l'anticipation du paiement et de l'évacuation. Il admet la restriction territoriale au fur et à mesure des versements, mais maintient le chiffre des troupes d'occupation. C'en est assez pour faire craindre une indignité pareille au refus de l'Angleterre de nous rendre Malte. Le 29 juin 1872, Arnim et Rémusat signent la nouvelle convention qui assure la libération anticipée, et que l'Assemblée vote en silence le 7 juillet, parce qu'elle n'en voit que les côtés fâcheux.

Thiers se hâte ; il sent sa position politique menacée. Bismarck, toujours dominé par l'idée d'une guerre de revanche, entend n'abandonner le territoire qu'une fois l'indemnité payée ; cette crainte lui fait nouer un faisceau de puissances prêtes à mater la France, et arranger l'entrevue de Gastein. Gortschakoff rassure Thiers : la Russie veut que la France soit forte pour jouer dans le monde le rôle qui lui est assigné. L'agacement de Bismarck s'aggrave d'une allusion glissée par Arnim dans une dépêche que verra l'empereur, sur le fiasco de l'entrevue des trois souverains. A Paris, on n'est pas tranquille.

L'emprunt triomphal a lieu, les versements commencent. La France va posséder les disponibilités nécessaires deux ans avant les délais fixés par la convention du 29 juin 1872 ; l'Allemagne accepterait-elle un règlement anticipé ? En ce mois de février 1873 où l'on est arrivé, Bismarck, sachant l'hostilité d'Arnim, craint qu'il veuille le supplanter. Thiers entame la nouvelle négociation à Nancy ; Arnim, chargé par Bismarck de tâter le gouvernement français, n'en fait rien. Heureusement, Gontaut-Biron est averti de cette carence, et c'est par Manteuffel et Saint-Vallier que Bismarck, pressé d'en finir, communique avec Paris. Arnim influence l'empereur qui tergiverse : la possibilité d'agitations révolutionnaires en France, dit-il, nécessite le maintien de l'occupation. Gontaut-Biron combat ces préventions. Soudain, alarme générale : une syncope de Thiers, vaincu par la fatigue, fait craindre pour sa santé. Bismarck avoue par la voie de Nancy qu'Arnim entrave toujours la négociation ; il annonce la proximité du terme de l'évacuation définitive, mais veut confronter les propositions transmises par Arnim et celles transmises par Nancy, qui ne concordent pas. Thiers sait qu'en Allemagne du Sud on ne croit pas à la restitution de Belfort ; la Prusse, pense-t-il, n'oserait pas, mais par prudence il se comporte comme Fontenelle à qui on demandait s'il croyait aux revenants et qui disait qu'il n'y croyait pas, mais qu'il en avait peur. Le 2 mars, Bismarck apprend à Saint-Vallier que l'empereur accepte les propositions du Président de la République, mais, en prévision de désordres en France, veut conserver Belfort jusqu'à l'entier paiement ; il promet de l'évacuer sitôt après. Les alarmes de Thiers étaient donc justifiées ? Manteuffel déclare sur l'honneur que jamais son gouvernement ne gardera Belfort. Bismarck se froisse de ces soupçons ; Thiers a peur du fâcheux effet sur l'opinion française, de la convention ainsi conçue et revient à la charge. Bismarck propose Verdun au lieu de Belfort ; une 2e fois, Arnim ne communique pas sa dépêche. Le 11 mars, Bismarck, harcelé de difficultés par ailleurs, se déclare prêt à prendre l'engagement de se constituer prisonnier à Paris si l'Allemagne n'exécute pas rigoureusement le traité, et de nouveau offre Verdun ou Toul. Le 12 mars Thiers télégraphie ses conditions : Verdun, 4 semaines pour l'évacuation des 4 départements, 10 jours pour celle de Verdun, et la date du 1er septembre pour dernier terme de l'évacuation. Bismarck accepte. Dernier accrochage à Berlin le 14 sur la question Belfort-Verdun, et enfin le 15 mars, à 5 heures, Gontaut-Biron signe le traité.

Le lendemain, un dimanche, de Marcère vient exprimer à Thiers sa reconnaissance personnelle ; une soixantaine de députés de la gauche et du centre gauche sont déjà venus, pas un seul de la droite ni du centre droit. Thiers s'assied sur un canapé ; son visage porte des traces de fatigue les deux derniers jours furent terribles pour lui ; la dernière nuit, on le réveilla trois fois pour recevoir des dépêches et y répondre. De Marcère s'étonne que l'Assemblée tout entière ne soit pas venue ; c'est dimanche, dit Thiers ; puis : Après cela, on n'aime pas à s'entendre dire qu'on va mourir ! Il songe à la dissolution, dont on parle. Le lendemain, le centre gauche charge son président, Christophle, de déposer cette motion : L'Assemblée déclare que M. Thiers, Président de la République, a bien mérité de la Patrie. C'est de Marcère qui voulut l'insertion du nom de Thiers. Ricard et lui, sur le désir de Grévy, soumettent le texte à l'intéressé, qui relève ses lunettes pour le lire : ses mains tremblent, il ne peut articuler un mot, et ses larmes coulent. Ricard dit : Nous sommes heureux que ce sont vos amis dévoués qui seront les premiers à faire cette proposition. — Oui, les seuls ! C'est tout ce qu'il peut dire ; il# leur prend les mains. Lorsque Rémusat annonce à la Chambre la signature de la convention et lorsque la motion est mise aux voix, la droite se tait ; son chef fait soutenir par un collègue un ordre du jour où l'Assemblée se félicite elle-même d'avoir accompli une partie de sa tâche ; ce député ajoute : Trois quarts d'apothéose, c'est assez ! On vote à l'unanimité les deux ordres du jour réunis. Une délégation du bureau les porte au Président ; toute la gauche s'y joint, pas un membre de la droite. Thiers les accueille ainsi : De tous les efforts que j'ai faits, la meilleure récompense, celle qui me touche le plus, c'est le témoignage que vous m'apportez de la confiance du pays et de l'Assemblée qui le représente.

La veille, Jules Favre lui exprima sa joie et son admiration : Trois fois et cher et bien aimé et très illustre Président, si je n'étais condamné au repos par une indisposition, j'aurais couru à Versailles après avoir lu le journal qui m'a appris le traité signé hier à Berlin. La France tout entière s'associera au sentiment qui m'émeut jusqu'au fond de l'âme. Elle vous saluera une fois de plus comme son sauveur. Elle vous bénira et vous aimera, et moi qui sais, pour en connaître les généreuses intimités, tout ce qu'il y a de grand dans votre cœur, je suis heureux de votre joie patriotique, heureux aussi de la gloire si pure et si haute qui s'attache à votre nom et à vos actes. Et si vous le permettez, j'embrasse mon généreux ami avec toute la reconnaissance et toute l'affection qu'il m'est doux de lui prodiguer. Le jour du vote de la Chambre, Guizot lui dit : C'est un bonheur et un honneur grand et rare d'avancer le jour où la France rentrera pleinement en possession d'elle-même, de toute son indépendance et de toute sa dignité en Europe. Vous avez agi en vrai et efficace patriote. Je vous souhaite de trouver la reconnaissance du pays au niveau du service. C'est la seule récompense digne du service même et de celui qui l'a rendu. Si la passion politique mitige la reconnaissance de l'Assemblée, le pays donne la sienne sans arrière-pensée. Les télégrammes affluent de tous les points de France. Après son télégramme, la municipalité de Nancy envoie une adresse ; celle du Havre également. Les maires de Paris apportent leurs félicitations à Versailles. L'Académie française délègue son bureau. Manteuffel sollicite un souvenir : Quel souvenir ?Un exemplaire de vos ouvrages signés par vous, M. Thiers. Les volumes sont offerts avec empressement, et le général allemand demande à son empereur la permission de les recevoir. Peu après, Frédéric-Guillaume lui demande : Eh bien, Manteuffel, vous avez reçu le cadeau de M. Thiers ?Oui, sire, et je tiens à ce souvenir, c'est un monument. — Et vous, qu'avez vous offert à M. Thiers ?Sire, je ne me serais pas permis... — Quoi ! Vous voulez être en reste avec le plus grand historien de l'époque ? Tenez, prenez dans ma bibliothèque mon exemplaire des œuvres du grand Frédéric, et envoyez-le de ma part à M. Thiers. Manteuffel obéit. Sa correspondance avec Thiers porte la marque d'une sympathie et d'une estime réciproques.

Le 18 mars, conseil des ministres. Voilà votre œuvre accomplie, dit Jules Simon en riant ; il faut dire votre nunc dimittis. Thiers le regarde, pensif : Mais ils n'ont personne !Ils ont le maréchal de Mac Mahon. — Oh ! pour celui-là, j'en réponds, il n'acceptera jamais. Depuis longtemps l'Assemblée a résolu sa perte. Elle ne veut pas qu'il jouisse pleinement de son triomphe, qu'il soit au pouvoir le jour où le dernier soldat allemand repassera la frontière.