THIERS — 1797-1877

 

XXVI. — LA GUERRE.

 

 

En six jours, Wissembourg, Wœrth, Frœschwiller, Reichshoffen, Spickeren, Forbach... L'impératrice convoque les Chambres pour le 9 août. Le 8 au soir, Thiers prend le train pour Paris avec sa femme, sa belle-sœur, Duvergier et Saint-Hilaire ; il aperçoit sur le quai le comte de Chambrun, et le fait monter dans son compartiment réservé. Il répète : Nous allons assister à des événements déplorables, vous entendez bien, déplorables. Au petit jour, il s'endort. Reposé, il arrive à la Chambre pour assister à la chute d'Emile Ollivier, que la régente remplace par le comte de Palikao. Ses collègues le chargent de rapporter une proposition de Kératry : la mise en accusation du maréchal Lebœuf. De bonne heure, le 10, en toilette du matin, il cause avec Nefftzer dans son jardin. D'Haussonville lui apprend que les princes d'Orléans demandent aux ministres de la Guerre et de la Marine à prendre du service. Il hausse les épaules, l'air très mécontent. Tous trois montent dans son cabinet : Il paraît que c'est ma destinée de prêcher toujours, à tout le monde, le bon sens et la bonne conduite, et de n'être écouté de personne. Les princes ont mille fois tort, leurs amis les conseillent très mal. C'est funeste, c'est coupable de faire en ce moment une démarche qui va causer beaucoup d'ombrages, et de compromettre, par suite de préoccupations personnelles, tous les efforts pénibles que je tente pour tirer le pays d'une passe affreuse. D'Haussonville explique la démarche, qu'il n'a pas conseillée. Thiers le reconduit : J'ai peut-être été un peu vif dans mon langage, mais tout ce qui se passe est si gros ! La moindre démarche pourrait faire tant de mal ! A la séance du lendemain, il prend position à égale distance de la gauche et du gouvernement. Sa présence seule à la tribune est une revanche. Il annonce que Lebœuf n'est plus major-général. Quelques jours plus tôt, s il suppliait ses collègues de ne pas déclarer la guerre, c'est qu'il savait, et ne pouvait le leur dire, que la France n'était pas prête ; il rappelle ses vastes ressources, le courage de ses soldats, et rejette nos malheurs sur l'incapacité sans égale des gouvernants. Le 12, Estancelin lit à la Chambre la demande d'un de nos amiraux, désireux de servir ; on applaudit ; le nom ? François d'Orléans, prince de Joinville : tempête de protestations ! Dans les couloirs, Thiers s'en prend à Estancelin : Ce que vous avez fait là est absurde. Je veux qu'on sache que je suis opposé à leur folie. Je les renie absolument. — Je n'ai de conseils à recevoir de personne ... Ceux qui ne sont pas contents peuvent aller se faire... Thiers donne son avis réfléchi à d'Haussonville pour Bocher, qui le transmettra aux princes : Je n'ai pas approuvé les dernières démarches des princes. Suivant moi, elles étaient inutiles, et tout ce qui est inutile est nuisible. Mais il serait également fâcheux pour eux de négliger l'occasion favorable qui peut-être se présente aujourd'hui... L'envie de se débarrasser de la dynastie actuelle est si grande que peut-être, à un moment donné, elle fera tourner les yeux du côté des d'Orléans. Il ne faudrait pas qu'à ce moment-là on ne les trouvât pas sous la main. Les princes ne pourraient-ils lever des corps francs, et guerroyer sur les flancs de notre armée ? Quand ils auraient fait brillamment le coup de feu, nos soldats se le diraient. Mais il s'agit là d'une éventualité, non d'un conseil positif.

Le soir, on se réunit chez lui ; chacun vient comme il est, et apporte son renseignement. Rien n'est noble, et même admirable comme l'attitude de Thiers dans cette crise, dit le duc de Broglie. D'Haussonville amène Henri de L'Epée, retour de Lorraine.. Jules de Lasteyrie signale le désarroi : appels et contre-appels de classes, 100 fusils distribués par bataillons de 1.800 hommes, et si mauvais qu'ils cassent à chaque manœuvre. Le ministre de l'Agriculture, Clément Duvernois, suit les conseils de Thiers pour l'approvisionnement de Paris. Lui, n'a qu'un objectif : contribuer de toutes ses forces à la défense, sans songer à ses préférences pour l'avenir. Actuellement, il veut un gouvernement impersonnel, anonyme. D'Haussonville voit en lui l'unique négociateur capable de traiter avec l'Europe, et le lui dit.

Le gouvernement institue un Comité de Défense des fortifications de Paris. Kératry propose d'y introduire 9 députés, Glais-Bizoin de créer une commission parlementaire chargée de s'entendre avec le Comité. Thiers, rapporteur, repousse ces deux propositions. On lui offre d'entrer au Comité : Si j'acceptais, je perdrais toute autorité morale, répond-il. Mais la Chambre lui livre un violent assaut pour le décider ; couvert par cette approbation publique, il accepte : Si je refusais de prendre ma part de la tâche commune, je serais coupable devant le pays. Il interroge Trochu, lyrique, manquant de clarté et de précision, incapable de le renseigner sur l'état de l'armement. Puisque le général donne 4 heures par jour à Simon, Pelletan, Arago et autres, n'en pourrait-il consacrer autant à l'inspection des fortifications ? Pourquoi n'iraient-ils pas tous deux, chaque matin, visiter un ou deux forts ? Ils marqueraient sur un carnet ce qui manque, le signaleraient au Comité de Défense, donneraient leurs ordres aux chefs de service, et, le lendemain, en vérifieraient l'exécution. Il dit de Trochu : Il parle trop. Aux séances secrètes de la Chambre, ce sont des engueulements de la droite à la gauche et de la gauche à la droite. Il faut se tenir en dehors de ces violences. Chaque jour, dès 5 heures du matin, escorté du général de Chabaud La Tour ou de Chaper, neveu du général, il inspecte les forts, descend dans les moindres détails de l'installation, de l'armement, de l'approvisionnement ; il se préoccupe de constituer dans chaque gare de ceinture une réserve de wagons et de trucs ; chaque soir, il communique ses renseignements au Comité, où on discute jusqu'à 2 heures du matin. Il demande la formation d'une armée de 50 à 60.000 hommes sur la rive gauche pour empêcher un blocus de la capitale, insiste sur la nécessité d'arrêter dès à présent les bases de la défense générale de l'enceinte des forts, et d'assigner à chaque bataillon son secteur. Il rédige une Note, puis un Mémento sur ces fortifications qu'il fit élever. Il se plaint de la routine des vieux chefs de service ; on les abrutit quand on leur demande de se hâter, de s'adapter aux perfectionnements de l'armement. Dupuy de Lôme et Rigault de Genouilly se querellent sans fin ; Thiers horripile le maréchal Vaillant, qu'il juge habile et archifaux ; il se joint à Trochu pour arrêter les envois de renforts à Mac-Mahon, soi-disant pour délivrer Bazaine, surtout pour l'empereur chassé par Bazaine, sifflé par l'armée de Châlons, et ne pouvant rentrer à Paris. A vouloir percer les 300.000 hommes qui enserrent Bazaine, vous avez un maréchal bloqué, vous en aurez deux, dit Thiers.

L'impératrice lui fait demander les conseils que l'empereur refusa : Mérimée s'entremet, s'annonce par lettre, le 18 août. L'enflure de ses jambes l'oblige à se faire porter. Il est mourant. Thiers ne se soucie pas de ses griefs personnels ; on l'a traité en ennemi, il ne l'était pas, mais détestait un régime dont il prévoyait l'issue. Au bord de l'abîme, que dire qu'il n'ait déjà dit ? Inutile de récriminer : on peut prévoir toutes les catastrophes. Il prononce le mot : abdication. Mérimée revient à la charge le 20 : On ne cède à aucune préoccupation personnelle. On est exclusivement préoccupé de ce qui regarde le salut du pays. Non, répète Thiers : on ne croirait pas à la sincérité de ses conseils ; il ne les donnerait pas d'un esprit tranquille. Mérimée se retire, fort malheureux. Le même soir, un Espagnol, intime de l'impératrice, vient tâter le terrain ; Thiers évite le tête-à-tête. La nuit du 2 septembre, au Comité de Défense, Jérôme David interrompt un discours de Thiers en lui glissant à l'oreille : M. Thiers, n'insistez pas, je vous parlerai tout-à-l'heure. Vers une heure du matin ils sortent ensemble. David dit : L'empereur est prisonnier. Le maréchal Mac-Mahon est blessé mortellement. Tard dans la nuit froide, ils font les cent pas sur le pont de Solférino. Vous pouvez rendre encore de grands services à la France. — Je ne puis plus rien. De tels désastres ne se réparent pas. Le 3, d'Aiguesvives revient à la charge : Que doit faire cette femme infortunée, malheureuse comme épouse et comme mère ? Thiers conseillerait peut-être un prince d'Orléans : elle, il ne le peut. Elle ne rencontrera chez ses amis et lui que déférence et respect. Mais un avis à moi, d'Aiguesvives ?A vous, je dirai qu'à mon sens, en prolongeant son séjour à Paris, elle prolonge une situation qui n'a pas été jusqu'ici sans dignité, qui demeurera, je l'espère, sans danger, mais qui ne me paraît avantageuse ni pour elle, ni pour le pays.

Ce matin-là, dès 5 heures, il fut aux fortifications ; à 3 heures, il est à la Chambre. On l'entoure, on l'accable de propositions contradictoires. Il ne se prononce pas. Palikao prépare l'opinion au désastre. Favre, Garnier-Pagès, Ferry, Gambetta et Magnin entraînent Thiers dans un bureau dont ils ferment la porte à clef : la révolution est inévitable, le pouvoir doit passer dans ses mains ; qu'il se mette à leur tête, décidés à provoquer la déchéance de l'empereur et à nommer un Comité de Défense nationale provisoire. Il refuse d'y entrer ; il défendra ceux qui le composeront, mais ne veut pas risquer de mettre son nom au bas d'une convention désastreuse, qu'il fit tout pour prévenir. Il aurait voulu que le Corps législatif, repentant, s'emparât du pouvoir, négociât la paix ou un armistice, et convoquât une Assemblée qui déciderait du sort de la France. Il résiste aux prières les plus instantes, voire violentes. Favre propose un triumvirat : Palikao, Trochu, Schneider. Soit. On se sépare pour propager l'idée. Le centre gauche, prêché par Thiers, et la majorité, approuvent ; la gauche refuse Palikao. Il faut chercher autre chose, en pleines convulsions, dans un gouffre d'impossibilités. Au dehors, on crie : La déchéance ! A 8 heures du soir, Thiers rentre chez lui, puis se rend au Comité de Défense. On annonce une séance de nuit à la Chambre. Il s'y rend. Les mêmes, avec Picard, l'entreprennent : on créerait un Comité de Gouvernement de 9 personnes, avec lui. Il refuse. Eh bien ! dit Favre, procédons autrement : je fais proposer l'acte de déchéance, la nomination ultérieure d'un Comité de gouvernement par la Chambre, le maintien de Trochu comme gouverneur de Paris. Thiers votera, mais ne signera pas le décret de déchéance qu'il trouve inutile. Il s'efforce de faire accepter cette coupe d'amertume à l'ancienne majorité. On rentre en séance. La voix lente et grave, Favre lit le décret de déchéance. On entendrait voler une mouche. La droite baisse la tête ; pas un murmure, tout juste un frémissement, tressaillement tardif de leurs consciences. Il est minuit. Ils demandent 12 heures pour réfléchir. Thiers emmène Jules Favre dans sa voiture. Rue Royale, des manifestants se jettent à la tête du cheval : Arrêtez ! Tuez le cheval ! Reconnaissant Thiers : Sauvez-nous ! La déchéance ! On leur parle. Ils libèrent le cocher tenu prisonnier sur son siège, et qui lance son cheval au galop ; la poursuite ne dure pas. On a parlé vaguement d'un coup de force pour cette nuit-là : Thiers, fatigué, incrédule, dort profondément.

Le 4, Broglie pénètre dans son cabinet, déjà plein de monde. On le presse de hâter le changement de gouvernement. On cherche une formule de déchéance sans prononcer le mot. Thiers arrive à la Chambre ayant en poche un texte contresigné par 46 de ses collègues. On se précipite vers lui. Palikao propose une régence, puis un conseil du gouvernement, et non de. Gambetta veut la déchéance pure et simple. Et Thiers ? Il a biffé : vu la vacance du trône ; puis : vu la vacance du pouvoir, et s'en tient à : vu les circonstances. A 1 heure 40, renvoi des trois propositions aux bureaux et suspension de séance. De la fenêtre du 9e bureau, Thiers voit avec inquiétude que nulle relève ne remplace après son départ la troupe qui gardait l'Assemblée. Les bureaux adoptent sa proposition. Soudain, un vacarme : la foule envahit le Palais-Bourbon. Un groupe armé, point mal vêtu, pénètre dans le bureau de Thiers, que ses amis protègent. Un grand gaillard, maigre et roux, en redingote brune, couvert de sueur, Théophile Regère, debout sur une table, débite une harangue véhémente. Il reconnaît Thiers, saute à bas de sa table, lui saisit la main : M. Thiers, sauvez-nous !Que voulez-vous que nous fassions pour vous sauver ?Proclamez la déchéance. — C'est à quoi nous travaillons ; mais sortez d'abord : nous ne pouvons prendre de résolution tant que vous êtes là ; Les envahisseurs, que Tachard engage à se retirer, entendent des cris d'un autre côté ; la pièce se vide : dans la salle des séances, Favre a prononcé les mots qui entraînent le peuple à l'Hôtel-de-Ville, où le Gouvernement provisoire se constitue. Thiers endoctrine les attardés. Jamais, dit-il, je n'ai vu de révolution accomplie plus aisément et avec moins de frais. Glais-Bizoin appose les scellés sur les portes de la salle des séances. Thiers en tête, 220 députés ralliés traversent le jardin, et, à 4 heures, se réunissent dans la salle-à-manger de la présidence, somptueuse et triste, luxueusement éclairée. En l'absence de Schneider, Thiers préside l'ultime séance d'une Assemblée qui, peu auparavant, l'abreuvait d'outrages. Sa proposition constate désormais la vacance du pouvoir : on la vote ; 8 députés vont la communiquer à leurs collègues, à l'Hôtel-de-Ville. Le gouvernement qui s'y constitua délègue Favre et Simon au Palais-Bourbon. Debout devant la table, grave, réservé, Thiers leur annonce la délibération prise. Il n'admet pas la protestation contre la révolution que demande Buffet : Nous sommes devant l'ennemi. Il faut nous taire, faire des vœux, et laisser à l'histoire le soin de juger. Il n'accepte pas davantage la ratification demandée par Favre et Simon, ne voulant ni reconnaître, ni combattre ceux qui vont lutter contre l'ennemi. Certains députés s'insurgent contre la violence faite à la Chambre, oublieux de la violation d'une autre Assemblée : cependant, les scellés sont moins graves, apposés sur une porte que sur les personnes. Thiers n'a-t-il pas été à Mazas ? Ceci les calme. En présence de l'ennemi qui sera bientôt sous Paris, je crois que nous n'avons qu'une chose à faire : nous retirer avec dignité. Se tournant vers ceux qui viennent de prendre le pouvoir : Tâchez de gouverner pour le bien ; quant à nous, nous n'avons plus rien à faire. Son émotion gagne ses collègues. Il lève à dix heures la dernière séance du Corps législatif.

Le lendemain matin, chez lui, il entraîne de Broglie et d'Haussonville dans une embrasure de fenêtre : il faut nous voir souvent, dit-il, avec Piscatory, Rémusat, Roger, Calmon et quelques amis ; droite, centre droit, centre gauche, ont commis des fautes ; la gauche, au pouvoir, a de grandes chances d'en commettre ; nous représentons la raison et le bon sens ; avant peu, nous jouirons d'une énorme autorité morale ; voici la République décrétée, elle seule peut recueillir pareil héritage. Malgré de vives instances, il refusa de présider le Gouvernement provisoire, mais promit son concours. En prenant Trochu, Le Flô et Fourichon, les hommes du gouvernement donnent des gages. Il faut les aider. Avez-vous pensé, dit Broglie, que les princes d'Orléans seront ici ce soir ? Quelle conduite devons-nous leur conseiller ?Quoi ! Ils penseraient à venir en ce moment ? Ce serait absurde et coupable. Ils nous jetteraient en plein dans la guerre civile. Cela finira par eux, il le souhaite ; en attendant, il faut se rallier à la République. Ses amis, consultés, sont du même avis. Survient d'Aulnoy, secrétaire des commandements du comte de Paris ; Thiers répète sa tirade ; sur une objection de d'Aulnoy, il explose. Personne ne souffle mot. Il s'arrête, épuisé. On expédie à Bruxelles d'Aulnoy et Jarnac communiquer aux princes une opinion si nettement exprimée. Or, ils sont à Paris. Ils font avertir Thiers, le 6. Devant Jules Favre, il établit qu'il ignora leur arrivée jusqu'au dernier moment, et la déconseilla. Eh ! mon Dieu ! dit Favre, tout le monde a ses princes plus ou moins embarrassants. La République a aussi les siens. N'ai-je pas été obligé ce matin de recevoir Victor Hugo ? Le gouvernement refuse leurs services ; ils doivent s'en retourner. L'âme me rentre parfois au fond du corps, dit Thiers, très triste. Il faut laisser faire à la République ce qu'elle peut faire : un semblant de résistance et une paix quelconque, car la défense de Paris est insuffisante ; il se reproche d'avoir trop cru aux hommes spéciaux : ils ont accumulé les bêtises !

Le 9, il voit des diplomates. L'Europe s'inquiète des appétits prussiens. Thiers pense que la perte des lambeaux de provinces qu'ils convoitent causerait une cruelle blessure d'amour-propre, sans diminution notable de nos forces. Le 10 au matin, l'Italie, la Turquie, l'Espagne envisagent une intervention. Il faudrait aussi l'Angleterre et la Russie. Favre sonne place Saint-Georges : Thiers est alité. Nul n'est plus propre à obtenir l'adhésion de l'Angleterre : qu'il aille à Londres, où il voudra, où il aura chance de se faire écouter. Le voilà bien embarrassé : il ne voulait plus mettre la main aux affaires, mais consacrer la fin de sa vie à l'étude des vérités éternelles ; puis, quel espoir de réussir ? Il réfléchit, consulte ses amis. Favre revient le soir même : Thiers accepte ; il ira à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg si l'on veut. Le 11, au petit matin, il visite les batteries de canons à longue portée installées à Montmartre : là, où l'on vota en masse pour d'Alton-Shée, on se découvre respectueusement devant lui, on lui indique le meilleur chemin, les gardes nationaux l'aident à escalader les talus, le soutiennent pour descendre les pentes trop rai des et enjamber les embrasures de canons. On lui nomme les villages en vue, on le renseigne, on l'écoute comme un oracle. Il rend les saluts avec soin, et sa simplicité obtient un grand succès. Le 12, soirée d'adieux. Il part avec sa femme, avec Félicie, Paul de Rémusat, un autre secrétaire de Légation, et 5 domestiques. D'Haussonville préviendra les princes qu'il ne pourra les voir. Il achève une conversation avec l'ambassadeur d'Espagne, Olozaga, et serre les mains de Chambolle, Mignet, Roger du Nord, Saint-Hilaire, Lasteyrie, La Redorte, Ed. Odier. Il revient sur ses pas pour dire à Chambolle : Je vais partir pour un voyage long et pénible ; je me sens déjà fatigué ; je suis vieux, accablé de soucis, exposé ici et au dehors à des périls de plus d'un genre. Peut-être ne nous reverrons-nous pas. Vous qui me connaissez depuis 40 ans, je vous recommande ma mémoire. Chambolle promet avec effusion.

Sitôt son passage, on fait sauter le pont de Creil. Le 13, à 7 heures du matin, il arrive à Londres encombrée d'étrangers. L'ambassadeur le loge vaille que vaille. Le Times l'annonce en termes bienveillants. A midi, première conversation avec lord Granville qui vient à l'ambassade ; à 6 heures avec Gladstone ; le soir il envoie son rapport à Jules Favre. Un Anglais, qui avoue ne pas l'aimer, conte que pendant 2 heures il harangua Granville sans lui permettre de placer un traître mot, et s'endormit profondément lorsque Granville énuméra ses raisons de ne pas intervenir. Il suit ses instructions : la France n'a pas voulu la guerre, la Chambre fut dupée par un mensonge, l'accroissement de la Prusse crée un danger pour l'Europe, la neutralité britannique répète la faute de la France en 1866. Mais l'Angleterre n'est pas prête ; elle se bornera à aboucher Favre avec Bismarck, dans l'intérêt de la paix : Thiers ne peut obtenir : de l'équilibre européen. Il convainc Gladstone des bonnes intentions du nouveau gouvernement ; il exerce sur Granville une influence que ce lord avoue à lord Lyons. Sûr que le cabinet anglais ne sortira pas de la neutralité et s'inquiète du contact qu'il va établir avec la Russie, il hâte son départ. Il comptait prendre, le 18, le paquebot pour la Russie, mais le Desaix le conduit aux Dunes chercher l'escorte du Solférino. A la pointe du jour, aux Dunes, rien qu'un brouillard épais. Le Solferino n'a pas quitté Cherbourg, croyant Thiers parti par le paquebot. Le Desaix le débarque à Cherbourg, l'amiral de Gueydon ne pouvant promettre son escorte. Thiers adopte la voie de terre, voyage toute la nuit dans la confusion des convois de matériel de guerre et de mobiles. Le 20, il se repose quelques heures à l'archevêché de Tours, prend langue avec la délégation tombée de Paris et se débattant dans le gâchis, passe en voiture le col du Mont-Cenis le 21, arrive à Turin dans la nuit, repart le 22 à 6 heures du matin, traverse le soir Venise la morte, franchit les Alpes Juliennes la nuit du 22 au 23 par un terrible vent de Nord-Est, et le 23, à onze heures du soir, est reçu à Vienne par la légation de France. Le 24 au matin, conférence avec le chancelier de Beust, l'homme parmi tous ceux que j'ai connus qui a le moins l'air de croire à ce qu'il dit. Beust ne peut que tenter de provoquer la médiation collective des neutres. L'Autriche comprit le danger, arma, puis désarma sur la menace d'une attaque russe. Beust conseille une démarche à Florence. Pour Andrassy, si la Russie se montre favorable à la France, l'Autriche suivra, mais sans engager d'hostilités. Le même soir à 8 heures ½, en route : à Varsovie, le 25, une foule silencieuse et sympathique se découvre devant le voyageur. Il ne s'arrête pas, ne se repose pas, et entre en gare de Saint-Pétersbourg le 26 au matin. Gabriac l'informe que Gortschakoff le suppose fatigué, n'attend pas sa visite immédiate et se tient à sa disposition. L'étonnant vieillard fixe le rendez-vous à 2 heures. Il calme les appréhensions du prince sur la stabilité de la République, explique nos revers, montre l'excellence de nos soldats là où ils furent bien commandés, et parle fortement en faveur d'une alliance franco-russe qu'il a pleins pouvoirs de proposer. Il découvrira bientôt l'obstacle auquel il se heurte : l'engagement pris envers la Prusse par le tsar qui immobilise l'Autriche et le Danemark, et se fera payer ce service en Orient. Le tsar reçoit au Palais d'Hiver le missionnaire qui plaide avec feu, et prétend avoir fait entendre sa voix pour la paix ; mais le tsar n'ira même pas jusqu'à des menaces pouvant conduire à la guerre. Il promet ses bons offices. Thiers n'obtient rien de plus de Gortschakoff, avec qui la princesse Lise Troubetzkoï, qu'il connut à Biarritz en 1869, lui ménage plusieurs conversations ; elle le met en contact avec la haute société pétersbourgeoise. Le tsarévitch, sa femme, le grand-duc Constantin le reçoivent. La chute de Strasbourg, ne facilite pas sa tâche. Gortschakoff lui dit qu'à Berlin on sent le poids de la guerre, refuse cependant toute médiation et propose que le tsar demande des sauf-conduits pour Thiers. Ceci vaut réflexion jusqu'au lendemain. Les Prussiens veulent garder Strasbourg et Metz : de nouveaux revers les porteront à exiger davantage, dit le chancelier. Thiers n'accepte pas son projet de dépêche du tsar au roi de Prusse, et on se met d'accord sur cette rédaction : M. Thiers s'est montré modéré et a paru apprécier justement la situation. Un contact direct avec lui offrirait peut-être la possibilité d'abréger une lutte dont vous, moi, l'Europe, désirons la fin au même degré. Seriez-vous disposé, le cas échéant, à lui accorder un sauf-conduit, pour entrer dans Paris, puis pouvoir en sortir immédiatement, et faire naître ainsi la chance d'entrer en relations avec votre Quartier Général ? Cette dépêche ne partira que sur avis de Thiers après contact avec la délégation de Tours. Bismarck traduira brutalement le congé du tsar : Si l'Autriche entre en lutte et prend parti pour la France, je déclare immédiatement la guerre à l'Autriche.

Le 4 octobre, départ pour Vienne ; arrêt le 6 à Varsovie et visite du château de Villanoff qui appartint à Sobieski ; arrivée à Vienne le 8 à la pointe du jour. Entretiens avec Beust, Andrassy, et audience de l'empereur maigri, vieilli, et triste. Beust pense que l'intervention italienne pourrait seule généraliser la guerre et sauver la France, mais ajoute : M. Thiers, vous allez à Florence ; on aura pour vous de belles paroles, mais rien de plus. — Oh ! Je ne suis pas gâté ! Le Times annonce l'échec de la mission. Outre Beust et Andrassy, Thiers voit les ministres de Russie et d'Italie, dîne chez le baron de Rothschild et au ministère des Affaires Etrangères. Il quitte Vienne le 11 octobre en se disant : En résumé, l'Autriche, la mieux disposée pour nous, est impuissante ; l'Angleterre croit n'avoir pas d'intérêt à prendre parti pour nous, et la Russie est retenue par ses engagements avec la Prusse. Le 12, en gare de Florence, foule nombreuse et sympathique. L'Italie profita du rappel du corps expéditionnaire français pour occuper Rome : c'est une arme tombée des mains de Thiers. Il voit Visconti-Venosta, ministre des Affaires Etrangères, puis le roi ; devant une réunion de ministres et de généraux, le 15 octobre, il développe pendant 3 heures ce plan : 100.000 Italiens se joindraient sous Lyon à 50.000 Français, et la Prusse signerait sûrement une paix honorable. Il ne reçoit que de pauvres réponses. Nouvelle entrevue le lendemain ; il expédie à Chaudordy pour la délégation de Tours le compte-rendu de ses entretiens, avec prière de ne pas verser la pièce aux archives. Il reçoit une lettre désolée du duc de Broglie : à l'horrible situation de la France, le seul remède est la convocation d'une Assemblée ; la chute certaine de Paris rendra impossible toute continuation de la lutte. Le 18, Thiers traverse Suze, le col du Mont-Cenis ; à une heure du matin, il monte à Mâcon dans un train spécial qui ne peut dépasser Montchanin, où il prend, le 20, à 6 heures 30, le train ordinaire pour Montluçon. Le long du chemin, maires et notables lui apportent leurs remercîments. Enfin, Tours ! Bien qu'il soit 2 heures du matin, Thiers s'entretient avec Chaudordy à la gare pendant 2 heures encore, avant d'aller se coucher.

Le lendemain, il reçoit une affluence de visiteurs. Gambetta lui parle des démarches de lord Lyons, qui craint que la Russie ne devance l'Angleterre ; il faut profiter de cet atout. Thiers rendait compte de sa mission au siège du gouvernement, quand Chaudordy apporte une dépêche du cabinet de Londres qui propose aux belligérants un armistice pour permettre à la France de réunir une Constituante ; en même temps, il adjure le roi de Prusse d'épargner Paris et invite la Russie, l'Italie et l'Autriche à agir sur les neutres. La délégation accepte la proposition anglaise et aussi la proposition russe rapportée par Thiers : à l'unanimité, on télégraphie à Saint-Pétersbourg pour que parte le télégramme convenu, et on décide que Thiers consultera le gouvernement de Paris avant d'aller au quartier-général prussien. Gambetta, persuadé qu'une Assemblée ne vaut rien pour terminer la guerre, ne considère pas que le principal but de l'armistice soit l'élection d'une Constituante ; il ne l'admettra que si le gouvernement de Paris est d'accord. Bien entendu, l'armistice comportera le ravitaillement de Paris, autrement, dit Thiers, on prendrait Paris avec un armistice. Lord Lyons lui exprimant sa joie de le voir appuyer la proposition de l'Angleterre, Thiers répond qu'il a travaillé ailleurs dans le même sens, ce qui inquiéterait Lyons si bientôt Thiers n'affirmait n'avoir aucun engagement avec la Russie. La nouvelle de la capitulation de Metz écrase Gambetta. Elle arrive en même temps que les sauf-conduits pour Versailles, transmis par Von der Thann et Mgr Dupanloup ; Thiers évente le piège et les renvoie : il ne verra Bismarck qu'après avoir reçu ses pouvoirs du Gouvernement de Paris. Il donne ses directions militaires à Gambetta, qui ne veut ni de l'armistice, ni des élections et prévient Jules Favre que Thiers veut la paix et une Assemblée, crainte de la responsabilité incombant à qui signera le traité. Le 26, il dément la capitulation de Metz. Cependant Duvergier l'écrit : Tout le monde ici aspire à la paix. Broglie estime impossible la continuation de la lutte. De nombreux correspondants mettent leur espoir en Thiers, seul sauveur possible. Il juge prématuré d'enlever au pays ses illusions, mais de la fameuse phrase de Jules Ferry, pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses, il dit : Que voulez-vous ? La Révolution française, notre mère, est née déclamatoire : il ne faut pas prendre ce qu'elle dit au pied de la lettre.

Le 27 octobre, à minuit, Cochery apporte d'Orléans les sauf-conduits attendus. Thiers rédige un testament : Mon ingrate patrie qui ne m'a jamais voulu croire, et qui s'en est mal trouvée, ne suivra peut-être pas encore cette fois mes conseils, et je m'y attends. Mais lorsque ma famille m'élèvera un tombeau à côté de celui où ma belle-mère est ensevelie, au-dessus on écrira mon nom, l'année de ma naissance et de ma mort, avec ces deux inscriptions latines sur chacune des faces latérales : patriam dilexit, veritatem coluit. Il part le 28 au soir avec Cochery et Paul de Rémusat. La désolation des campagnes, l'entrain des jeunes recrues bivouaquant dans la boue, le touchent aux larmes. Dans les lignes prussiennes, il constate la bonne tenue et la discipline des troupes. A Orléans, Mgr Dupanloup lui prête une berline à 4 chevaux ; un jeune officier bavarois, le comte Drexel, y prend place ; elle s'arrête devant l'hôtel de la Boule d'or, et Von der Thann vient à la portière échanger quelques mots. Elle avance parmi les restes hideux de la guerre, villages incendiés et routes rompues, et de grandes masses armées. Devant les ruines de leurs fermes, des paysans crient : Vive M. Thiers ! Vive la paix ! Souvent, on doit prendre à travers champs. Depuis 40 jours, dit Thiers, j'ai fait plus de 3.000 lieues sous des ciels bien différents : je n'ai pas eu de voyage plus pénible que celui-ci. A Arpajon, encombré de troupes, dîner avec le prince de Wittgenstein, attaché militaire de Russie à Paris. Le 30, avant le jour, on part ; bientôt, les chevaux refusent d'avancer ; il faut faire un long trajet à pied. On attelle à la berline des chevaux d'artillerie. A neuf heures, elle débouche rue des Chantiers. Thiers peut voir, avenue de Paris, le roi Guillaume, escorté de princes et d'un brillant Etat-Major, passant la revue de plusieurs bataillons de landwehr de la garde, les plus beaux hommes de Prusse. Il descend à l'hôtel des Réservoirs. A l'Etat-major, de Moltke demande à Cochery et à Rémusat si Thiers ne verra pas Bismarck. Il s'y décide. L'hôtel de Jessé, 20 rue de Provence ; une branche d'arbre encore recouverte de son écorce porte un pavillon de calicot blanc avec ces mots en allemand : Chancellerie de la Confédération. Le maire de Versailles accompagne Thiers à pied jusque-là, et lui conte ses récents entretiens avec le chancelier. Je ne puis vous parler que pour vous dire que je ne puis pas vous parler, dit Thiers à Bismarck. — Je le comprends. Je vous donne deux officiers qui vous précéderont. S'il vous arrive malheur, car chaque lettre me coûte un homme, vous ne mourrez pas de la main des Allemands. Je crois qu'il vous faudra bien des jours avant de persuader les hommes qui gouvernent, mais enfin les officiers chargés de vous accompagner seront là, et vous attendront jusqu'à ce que vous puissiez sortir et que vous leur donniez le signal de venir vous reprendre . Très courtoisement, il reconduit son visiteur jusqu'à sa voiture venue le chercher, et le confie à M. de Hatzfeldt qui le mène chez de Moltke. Thiers invite Hatzfeldt à déjeuner aux Réservoirs et lui dit qu'il a très peu dormi depuis 40 jours, que ses amis et lui n'ont pas voulu la guerre, et, parlant des lettres de Victor Hugo : C'est parce que Victor Hugo est notre premier poète et le maréchal Lebœuf notre ministre de la Guerre que nous avons le plaisir de déjeuner ici. Il croise le duc de Cobourg qui lui serre la main : Vous ne me reconnaissez pas, sans doute. — Si fait, Monseigneur, mais quelles douloureuses circonstances me valent l'honneur de vous revoir ! M. de Winterfeldt l'accompagne à Sèvres. Vers 2 heures, la voiture s'arrête au haut de la grande rue, très bombardée. Les boulets du Mont-Valérien tombent sur la manufacture. Thiers refuse d'attendre les signaux qui arrêteraient ce feu : En France, nous ne faisons pas de différence pour le courage entre les militaires et les civils. Il descend de voiture. Ses yeux s'embuent de larmes : Oh ! Je suis navré de voir ainsi la capitale ! Au bord de la Seine, de nombreux officiers l'entourent respectueusement. Drapeau blanc et sonnerie de trompette : un officier s'avance bravement et obtient, non sans peine, que les sentinelles françaises cessent le feu. Un officier et un drapeau blanc paraissent sur l'autre rive. Mis au courant, l'officier s'en réfère à l'État-major. En attendant, Thiers explique aux officiers prussiens ses efforts pour empêcher la guerre et dit son désir de paix. Vers 4 heures, un capitaine d'Etat-major et deux officiers français paraissent sur les débris de l'arche du pont de Sèvres et montent dans une barque. Thiers ne retient plus ses larmes. Il s'adresse à Winterfeldt : Monsieur, pardonnez-moi, mais je suis très ému de revoir ma patrie dans de telles circonstances, et dans un tel état !... Puissè-je lui être utile ! Il le prie de l'attendre tous les jours à 4 heures. Indifférent, un petit fantassin pantalonné de rouge tire l'aviron. Savez-vous, dit Thiers à P. de Rémusat, ce que j'appellerais le pittoresque en histoire ? Ce serait l'écrasement, par un obus français, de cette barque qui va porter aux Parisiens la délivrance et la paix ! Le poste lui rend les honneurs. Il passe au quartier général, dans la maison des Rothschild. A 5 heures, au ministère des Affaires Etrangères, Jules Favre l'embrasse. Picard et Trochu sont là. Mignet, Saint-Hilaire, Calmon, Piscatory, qui alla aux remparts malgré ses 70 ans et s'y rendit malade, accourent. En attendant le conseil extraordinaire que Favre convoque pour 10 heures 30, Thiers se repose dans les appartements du premier étage.

Le gouvernement, réuni, apprend de lui la chute de Metz, qui libère 200.000 ennemis, et entend un exposé de sa mission, de la situation politique et militaire, des délibérations de la délégation de Tours. Il faut une décision prompte. La discussion s'engage, et s'achève sur un véhément discours de Trochu. L'accord est complet : Thiers négociera l'armistice avec ravitaillement. On rédige deux communiqués de presse, sur Thiers et sur la chute de Metz, et on se sépare à 3 heures du matin. Dès 7 heures, le 31, Thiers étudie avec le ministre du Commerce Magnin les conditions du ravitaillement. Il passe une heure dans sa chère maison, fait placer certaines caisses en lieu très sûr, et retourne au Quai d'Orsay où Favre lui remet ses pouvoirs. A ce moment, nouvelles et télégrammes affluent, pressant le ministre de se rendre à l'Hôtel-de-Ville : les réunions populaires protestent contre l'armistice et réclament la levée en masse ; les chefs révolutionnaires et leurs journaux représentent Thiers comme un affamé de paix qui veut vendre la France ; Rochefort essaie de le défendre, la foule répond : A bas Thiers ! Il faut l'arrêter ! Il faut le pendre ! C'est un agent des orléanistes qui travaille pour le compte du duc d'Aumale. Il conférait avec Favre quand Ferry accourt : il faut une nouvelle affiche pour expliquer l'armistice ; tous trois la rédigent ; elle sera placardée l'après-midi, quand les émeutiers s'empareront de l'Hôtel-de-Ville. A midi et demie, Thiers et Favre déjeunent. On réclame le ministre à l'Hôtel-de-Ville, avec insistance. Il y va. S'il n'est pas revenu à 2 heures, Thiers partira, ce qu'il fait, en compagnie de Roger. A la Porte Maillot, le général Ducrot lui donne son chef d'Etat-major et une escorte jusqu'au pont de Sèvres. Le vent et la pluie font rage. En pleines rafales, la barque traverse la Seine ; le canon des forts tonne avec violence. Exact au rendez-vous, Winterfeldt ramène Thiers à Versailles à 6 heures, et lui ménage un rendez-vous le lendemain avec Bismarck, qui télégraphie à Mme Thiers : cette prévenance ôte tout prétexte à l'envoi d'une lettre que Thiers aurait préféré voir partir.

Le 1er novembre, à midi, la discussion s'engage, devant un diable à grandes ailes qui, sur la pendule, se mord le pouce. Doux et courtois, le chancelier laisse rarement reparaître le fond ! de son caractère. On envisage les conditions de l'armistice, le siège de l'Assemblée à élire, la liberté des élections dont Bismarck veut exclure l'Alsace et la Lorraine ; ici, Thiers réagit vivement : Jamais nous ne laisserons préjuger une question de territoire. Bismarck consultera les militaires, que le roi Guillaume réunit en conseil le 2. A l'entrevue suivante, Bismarck paraît moins calme, agacé. Il lit un projet d'armistice, article par article. Comme Thiers fait état de l'appui qu'il obtint à Saint-Pétersbourg, Bismarck lui soumet un dossier de lettres russes : alors qu'Alexandre affirmait être intervenu en faveur de la France, il écrivait à Berlin qu'il se contentait d'une prière amicale : jamais il ne brûlerait une cartouche pour la France. La discussion s'échauffe. Gambetta vient de lancer une proclamation d'une extrême violence, absurde, s'il ne l'a calculée pour rendre l'armistice impossible. Puis le chancelier s'adoucit : Oubliez mes mouvements de vivacité : ils sont provoqués par toutes les difficultés que je rencontre, et je n'en suis pas maître. La pierre d'achoppement est le ravitaillement. vous vouliez nous donner un fort, je vous donnerais des vivres. — Non, point de fort et des vivres, sinon point d'armistice. — Donnez-moi jusqu'à demain, et à midi je vous donnerai une réponse définitive. Le lendemain, Bismarck, préoccupé visiblement, demande : Avez-vous des nouvelles de Paris ?Non. La Commune serait proclamée. Si l'on envoyait Cochery savoir exactement ce qu'il en est ? La séance, écourtée, s'achève en souvenirs évoqués. Cochery revient et annonce la victoire de l'ordre. La discussion reprend. Nous demander, dit Thiers, de renoncer au ravitaillement ou de livrer un fort, c'est demander la reddition de Paris. C'est la rupture des pourparlers. Pour éviter les racontars, chacun établira et communiquera à ; l'autre son récit de la négociation. Mais le 4, Thiers se ravise : il voudrait proposer à son gouvernement les élections avec armistice ; Cochery irait à Paris, ramènerait les membres du gouvernement aux avant-postes où Thiers conférerait avec eux. Bismarck accepte. Thiers le tâte sur les conditions de la paix : il croit deviner 2 milliards avec l'Alsace et une partie de la Lorraine, sans Metz. A une heure, il se remet à la rédaction de son exposé, qu'il rapporte dans la soirée : à minuit, Bismarck n'a cessé de parler et n'y a pas jeté les yeux, d'où une brève discussion que Thiers évite d'envenimer. Le Times vient de publier qu'il n'est pas excusable d'entretenir encore des illusions sur l'avenir. Le lendemain matin, à Sèvres, attendant la fin des formalités imposées aux parlementaires, il contemple les maisons abandonnées du Bas-Sèvres, et songe à Pompéï. A Billancourt, dans une maison crevée par les obus, il rencontre Favre, qu'accompagne le général Ducrot : les autres ne sont pas venus, crainte d'irriter les Parisiens. Ils n'accepteront jamais la solution envisagée par Thiers : reste celle des élections sans armistice ; Cochery apportera la réponse le lendemain. Thiers revient à Versailles et revoit Bismarck que hante la crainte d'une intervention des neutres, d'un congrès qui rognerait la victoire prussienne. Le 6, à midi, Cochery rapporte deux dépêches ; l'une invite Thiers à rompre les négociations et à quitter le Quartier général prussien ; l'autre est destinée à la délégation de Tours. Thiers fait ses adieux à Bismarck. Leurs entretiens diplomatiques s'entrecoupèrent de digressions sur tous sujets. Il est si bon de se retrouver un peu avec la civilisation, disait le chancelier ; et Thiers : Le ciel vous a fait un joli cadeau en vous donnant votre esprit, mais convenez qu'il vous a fait un plus beau présent en vous donnant Napoléon III pour adversaire. Il dira de Bismarck : C'est un sauvage de génie qui affectait de s'éclairer avec des bougies fichées dans des goulots de bouteilles. Bismarck le décrit trop sensible pour un diplomate, facile à se laisser bluffer et tirer des renseignements ; un vieil enfant, parfois, mais, quand on le pousse à fond, du courage à côté de l'esprit ; Après tout, c'est un vrai N. de D. ! La mousse déborde de sa pensée comme d'une bouteille débouchée et lasse la patience, parce qu'il empêche d'arriver au liquide qu'il s'agit de boire ; mais c'est un brave petit gaillard, chenu, respectable, aimable avec de bonnes manières de la vieille France. Il m'a été pénible d'être aussi dur envers lui que je l'ai dû. Les vauriens le savaient bien, et c'est pour cela qu'ils l'ont mis en avant.

Les Versaillais guettèrent en vain les allées et venues des négociateurs : rien ne transpira au dehors. Au retour, la route est moins difficile qu'à l'aller. Toujours des paysans réclament la paix. Parti à 6 heures et demie du matin, le 7, Thiers descend à 6 heures du soir à l'évêché d'Orléans. Il est triste : L'Empire nous a perdus ; la République nous empêche de nous sauver. Le 8 au matin, von der Thann le fait accompagner aux avant-postes par un de ses aides-de-camp, le baron Unterrichter, car une opération imminente promet un passage difficile. On le remet à un détachement de chasseurs à pied envoyé par d'Aurelle de Paladines. Il monte sur une locomotive, s'assied sur un tas de charbon, et, à 5 heures, entre en gare de Tours. Sauf Gambetta, la délégation déplore l'échec de la négociation. Framery, clerc de notaire à Hucqueliers, petit village du Pas-de-Calais, ne peut laisser passer ce voyage, sans exprimer sa reconnaissance.

Le lendemain, jour de la bataille de Coulmiers, Thiers résume, en un memorandum pour les puissances, les faits depuis son départ de Tours le 28 octobre. La grande presse européenne approuve la conduite de la France. Le désir de paix grandit en Angleterre. Le Times estime l'Allemagne assez vengée, la France assez humiliée. Un correspondant du Daily Telegraph interviewe Thiers dans sa chambre de l'hôtel de Bordeaux, assez spacieuse mais médiocrement garnie : un lit de camp dans un coin, un lavabo dans l'autre, au centre une table couverte de livres et de papiers. Toujours le même thème : le gouvernement impérial, et non le peuple français, est responsable de la guerre. L'Angleterre, dit-il, prend toujours du temps avant de se prononcer, mais quand elle parle, c'est toujours dans un but, et elle se fait toujours invariablement entendre. De sa chambre d'hôtel, il donne des conseils stratégiques à Gambetta qui les lui demande, mais ne les suit pas. Bourbaki lui fait soumettre le projet d'un grand mouvement tournant : il l'approuve ; Gambetta préfère la marche sur Paris, qui échouera. Daru lui signale les variations de l'opinion parisienne : elle repoussait la paix il y a un mois, et manifeste aujourd'hui des signes de défaillance. La république rouge sévit à Lyon et à Marseille. Gambetta souffle le feu partout. La délégation de Tours entasse faute sur faute. Le désordre général contient des germes de guerre civile. Que disent les lettres d'inconnus ? Ah ! M. Thiers, essayez donc encore une fois d'arracher des mains sanglantes de ce fou furieux de Gambetta le coutelas avec lequel il égorge la France ! Un autre : Donnez-nous la paix, la paix, c'est le vœu du pays. Toutes les villes du Nord, annonce le professeur Colincamp, ne parlent que de vous pour la présidence de la République. Vous êtes maintenant et resterez l'un des grands citoyens de la France, dit un habitant de Pau.

Il songe aux élections : il ne faut pas tomber de l'Empire dans la démagogie. L'opinion les demande, le gouvernement hésite. Les démagogues, si ardents- pour les assemblées lorsqu'ils étaient à la porte du pouvoir, n'en veulent plus depuis qu'ils sont dedans. Le plébiscite, crime il y a 6 mois, paraît aujourd'hui une sainte mesure de salut public. Cela dégoûterait des hommes, dit-il à Ch. de Lacombe, si la vérité ne mettait les cœurs bien faits au-dessus de tous les dégoûts. Avec le duc Decazes, il va voir Falloux de passage à Tours, et souffrant. Falloux demande : Que ferez-vous de la France au lendemain de la paix ?Je ne sais ce que nous ferons, mais je suis sûr qu'avec un ministère où j'aurai à ma droite mes vieux et chers amis, Falloux et Larcy, nous viendrons à bout de toutes les difficultés. — La condition de mon concours sera la monarchie. — Sans aucun doute, nous sommes d'accord, mais il faudra du temps, plus de temps peut-être que vous et moi ne le supposons aujourd'hui. Une assemblée conservatrice suivra sûrement la dictature de Gambetta. Falloux ne désire pas de luttes électorales sous le feu de l'ennemi. Thiers veut des élections immédiates. Il convainc Glais-Bizoin et Kératry. Gambetta, au contraire, opine farouchement pour la résistance à outrance. Glais-Bizoin et Guyot-Montpayroux, ancien député, entrent un soir dans la chambre de Thiers qui causait avec Lacombe. Je suis chargé par Gambetta de vous annoncer que nous venons de battre les Prussiens à La Ferté, dit Guyot-Montpayroux. — Quelle La Ferté ? demande Thiers. — La Ferté Vidame, La Ferté-sous-Jouarre, La Ferté-Saint-Aubin, La Ferté-Bernard... ma foi, je ne sais plus trop de quelle La Ferté il s'agit. — C'est encore une fausse nouvelle. On ne joue pas ainsi avec les douleurs d'un pays. Guyot-Montpayroux, joyeux compère, prend Glais-Bizoin à bras-le-corps : Offenbach ! Que n'es-tu ici !

Les armées créées par Gambetta dans un magnifique élan patriotique ne débloquent pas Paris et se font battre. Orléans pris, en décembre, la délégation émigre à Bordeaux. Thiers la suit. Au moment de partir, il dit à d'Haussonville : Ne vous inquiétez pas de la République : elle n'est pas plus tôt au pouvoir qu'elle met le cul à la fenêtre, et personne n'en veut plus. N'empêche qu'à l'étranger il s'efforça d'obtenir la reconnaissance de la forme républicaine.

A Bordeaux, il s'installe dans un petit entresol de l'hôtel de France, avec Mme Thiers et Félicie. Les nouvelles de Duvergier lui signalent que la France ne veut pas de la guerre à outrance et aspire à la paix, que le découragement est partout depuis l'avortement de la grande sortie de Paris et la retraite de l'armée de la Loire. Il faut une Assemblée pour aider le gouvernement. La République est perdue si l'opinion qu'elle empêche la paix s'enracine ; or, elle seule peut nous sauver. Les faits se précipitent : bombardement de Paris, le thermomètre à-15°, plus de vivres ; le 28 janvier 1871, Favre signe l'armistice, qui permettra l'élection d'une Assemblée. Gambetta qui occupe la préfecture et que soutiennent une dizaine de mille agitateurs venus de partout, lance une proclamation de sa dictature personnelle. Jules Simon arrive avec des pouvoirs extraordinaires pour maintenir l'autorité du Gouvernement. Il a en poche un décret : Publiez-le, dit Thiers. — Ce n'est pas possible. — Vous n'avez pas le temps d'attendre. Vous aurez au moins une légion de la garde nationale, peut-être la neutralité des centres. Il faut tâter l'armée du général Billot — en formation à Poitiers —. Disposez de moi. Si mon nom ou ma présence peuvent vous servir, me voilà prêt... Et tout en se croyant sûr de la paix, il faut se préparer à la guerre. Cochery et Liouville vont à Paris demander du renfort. Jules Simon découche deux nuits de suite, crainte d'être arrêté. Thiers varie ses domiciles. Garnier-Pagès, Arago, Pelletan arrivent en renfort. Il ne reste à Gambetta qu'un ramassis d'anarchistes méridionaux, moins résolus que braillards. Le 6 février, il démissionne. Il s'est brisé contre les faits. Thiers l'avait prévu. J'ai le regret d'avoir eu raison deux fois, pour le début et la fin de la guerre. Ah, mon cher ami, écrit Mme de Rémusat, que vous avez été bon prophète en juillet et que vous avez été bon patriote. On en arrive après des maux et des ruines à ce que vous vouliez faire avant les désastres de ces navrantes semaines. Pour Raoul Duval, seul il vit juste et eut le courage de dire la vérité. Pour Montalivet, qui ne serait partisan de la guerre à outrance si on pouvait espérer l'expulsion de l'étranger ? Mais qui peut la vouloir si elle doit tuer l'avenir pour sauver le présent ? Rivet confirme le vœu certain du pays : il votera si on lui parle de paix, d'ordre, de reprise des affaires. Duvergier revient à la charge : la paix, et une Assemblée. Rémusat de même : Paris tombé, les paysans s'irritent contre qui perpétue la guerre ; la lutte acharnée a relevé notre honneur, maintenant on ferait le jeu de la Prusse en ne s'arrêtant pas. La situation est venue à Gambetta par le désespoir et la passion, elle vient à Thiers par la raison et le besoin d'une renaissance ; les députés le désignant comme l'homme de la situation. Il lui faut, dit Montalivet, une grosse dose de courage civil pour affronter la responsabilité et l'impopularité possible d'une paix nécessaire, forcée, mais douloureuse et cruelle. Le soir, on se réunit chez lui, centre de la pensée politique du jour et de l'action. Attentif, il accueille tout le monde avec aménité, garde dans ce tumulte d'hommes, d'événements d'occupations accablantes, de responsabilités énormes, un calme souriant, une maîtrise de soi, un ton de' bonne humeur qui rendent confiance et relèvent les courages.

Le 8 février, 26 départements et 2 millions de voix l'élisent, sous le signe de la paix et en haine de la dictature. Il opte pour Paris. Depuis 20 ans, non pas homme de parti, mais du parti de la France, il a raison contre tout le monde. 200 députés arrivent à Bordeaux le premier jour. On aménage en hâte le théâtre pour l'Assemblée et ses services ; une haute tribune en bois blanc émerge du trou du souffleur. Thiers voisine avec des députés qui participèrent à la journée du 31 octobre, avec Ledru-Rollin, épave de 1848, l'ombre de lui-même, la figure avachie, les boucles noires tombées, le crâne chauve. Il était inévitable, dit de Thiers M. de Meaux ; on salue en lui l'homme nécessaire ; il a une cour, même une garde que commande une sorte de géant, dévoué corps et âme. Le pouvoir lui revient de droit ; dans l'intimité des monarchistes, le parti conservateur étant maître de la situation, on l'appelle Monck. Il fait appel au patriotisme du duc d'Aumale et du prince de Joinville, élus députés, pour les détourner de siéger : ils s'exposeraient à se faire arrêter. Le 15 février, il convoque les chefs de la droite et sollicite leur concours pour l'œuvre de réparation ; si l'on est sage, les événements aboutiront évidemment à la monarchie unie, il souligne le mot. Le lendemain, il désigne le républicain Grévy pour la présidence de l'Assemblée. Le 17, à l'ouverture de la séance, Keller lit la déclaration des députés d'Alsace et de Lorraine, qui entourent Thiers, le suppliant de les conserver à la France, et le mettant à la torture. On vote le décret qui le nomme chef du Pouvoir exécutif ; il fait ajouter, malgré de vives réclamations : de la République française. Ce titre de chef lui déplaît : Me prennent-ils pour leur cuisinier ? Le vote est presque unanime. Il exercera ses fonctions sous le contrôle de l'Assemblée, avec les ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera. Il est à la fois chef d'Etat, président du Conseil et représentant ; en fait, une sorte de dictature ; en attendant qu'il soit statué sur les institutions de la France, il maintiendra le statu quo : c'est le pacte de Bordeaux.

Le soir même, lord Lyons, le prince de Metternich, le comte Nigra lui rendent visite et reconnaissent officiellement le nouveau gouvernement. La Russie attend deux jours. Thiers choisit ses ministres : deux amis du centre droit, Dufaure et Lambrecht, le sage des sages, à la Justice et au Commerce ; trois républicains hostiles à Gambetta, Jules Favre aux Affaires Etrangères, Ernest Picard à l'Intérieur, Jules Simon à l'Instruction publique ; de Laray, légitimiste, aux Travaux publics ; l'amiral Pothuau à la Marine ; le général Le Flô à la Guerre ; le protectionniste Pouyer-Quertier aux Finances. Il donne l'ambassade de Vienne à Rémusat qui refusa Londres, où il nomme Albert de Broglie, avec mission d'adhérer sans conditions aux décisions de la Conférence qui règle les affaires d'Orient. Le 19, il communique ces nominations à l'Assemblée ; crainte de quelque sottise en son absence, il la prie de suspendre ses séances publiques jusqu'à son retour. Elle l'acclame, et charge une commission de 15 membres de l'assister ; il comprend : de le surveiller. A la tombée du jour, il quitte l'hôtel de France avec Mlle Dosne et Broglie. La foule crie : Nous comptons sur vous pour sauver le pays ! Mlle Dosne monte dans le wagon-salon avec Broglie, Favre, Picard et Rémusat ; un secrétaire et le baron Baude, diplomate qui assistera Thiers dans sa négociation, montent dans un autre compartiment. Mme Thiers reste à Bordeaux, où l'archevêque de Tours, Mgr Guibert, lui dit son bonheur des témoignages si mérités que son mari reçoit de la nation. La mission dont il est chargé est la plus difficile qui ait jamais été imposée à un homme. Il ne s'agit de rien moins que de la résurrection d'un mort. Qu'il mette toute sa confiance en Dieu. Le train s'ébranle. Thiers s'endort. A Coutras, Rémusat le quitte après avoir refusé, en fin de compte, l'ambassade de Vienne. Au petit jour, réveil à Poitiers. Les buffets dégarnis, on court chercher dans les faubourgs de quoi faire un potage. On parle des princes : Ils veulent ramasser une couronne dans le malheur de leur patrie ! Ce propos indigne violemment le duc de Broglie. Thiers s'assombrit : pourquoi n'a-t-on pas négocié après la reddition de Metz ? Aujourd'hui, sans moyens de résistance, il faut s'attendre aux exigences les plus insensées du vainqueur. On arrive à Paris. On ne sait où dîner, ni comment. Dans la rue, de rares passants. Des soldats désarmés et désœuvrés fraternisent avec des gardes nationaux armés jusqu'aux dents. A cinq heures, il fait nuit, plus de réverbères. Une profonde douleur s'empreint sur le visage de Thiers. Il ne dit mot. Ceux qui ont prétendu depuis lors qu'il aurait pu obtenir un meilleur traitement que celui qu'il a arraché à M. de Bismarck ne l'ont pas vu ce soir-là. Il va coucher place Saint-Georges. Mlle Dosne, plus accablée que jamais, visite l'appartement de sa mère. Tout le monde pensa à elle dans le succès si grand de son gendre, écrit-elle à sa sœur.

Thiers se retrempe dans l'action. Le Trésor est vide : ce soir même il négocie de nouvelles avances de la Banque de France, car jusqu'à la Loire les Prussiens perçoivent l'impôt, et les administrations locales du Midi s'en appliquent le produit à peu près arbitrairement. Le mardi 21 février, à 1 heure un quart, Thiers se présente seul chez Bismarck. La cheminée s'orne toujours de bougies fichées dans des goulots de bouteille. Le chancelier vient à sa rencontre : Ce n'est pas à vous que devait incomber une pareille tâche ! Je ne sais si la France vous a fait du bien, mais je sais qu'elle s'en est fait beaucoup à elle-même en vous confiant ses destinées. Après quelques mots sur les mines et torpilles, on discute la prolongation de l'armistice qui expire le jeudi, à midi : on ne fait pas un traité de paix en 48 heures, dit Thiers. Non pas le traité de paix, objecte Bismarck, mais un traité préliminaire ; 48 heures suffisent pour poser les bases de la paix. Thiers refuse de se soumettre à une oppression intolérable : il a brusqué la convocation de l'Assemblée, formé un cabinet en 2 jours, et une heure après l'avoir présenté à l'Assemblée, il s'est mis en route la nuit pour ne pas perdre une minute. Il s'anime si bien que Bismarck, embarrassé, lui dit : Je ne suis pas le maître. On me reproche d'être trop faible. On recommence la campagne dirigée contre moi à Prague et qui me fit tant de mal. On dit que je ne sais pas vous réduire. — Il est surprenant que l'auteur de la grandeur de la Prusse ne soit pas le maître. — C'est pourtant ainsi. Il faudra donc que je vous quitte pour aller prendre les ordres du roi. Après que Thiers a souligné le péril de l'entrée des Allemands dans Paris, on aborde le grand sujet. Bismarck énumère : l'Alsace, Metz et la Lorraine allemande, 6 milliards... Thiers écoute sans mot dire ; à ce point, il observe avec une froideur méprisante : Personne au monde ne pourrait les trouver. Ce sont des militaires qui vous ont suggéré ces chiffres, ce ne sont pas des financiers... Si vous me demandez l'impossible je me retirerai et vous gouvernerez la France. Bismarck obtient du roi la prolongation de l'armistice jusqu'au dimanche 26, minuit. Le lendemain, le roi reçoit Thiers à la préfecture. Bismarck l'a prévenu : Ne le poussez pas trop. Les rois, voyez-vous, ne sont pas habitués à une vie aussi laborieuse que la nôtre. A son âge, il a besoin qu'on ménage ses forces. D'ailleurs, il n'aime pas à parler d'affaires hors de la présence de ses ministres. A son âge : le même que celui de Thiers. L'entretien porte sur l'entrée à Paris que le roi ne peut refuser à son armée. De là, visite au prince royal dont Thiers émeut la sensibilité. Il revoit Bismarck qui lui détache deux financiers, Henckel de Donnesmarck et Bleischrôder, prêts à procurer les 6 milliards moyennant de bonnes hypothèques : Vous paierez sans vous en apercevoir. Cette turquification du crédit de la France révolte Thiers : la France fera honneur à sa signature sans l'aide de personne ; 6 milliards ! C'est une indignité ! A ces mots, Bismarck parle brusquement allemand et réclame un interprète : Mes connaissances de votre langue ne sont pas suffisantes pour me permettre de comprendre les dernières paroles de M. Thiers. Il va se radoucir, et Thiers emporter un sérieux avantage : il fait ramener l'indemnité à 5 milliards. Le soir du 23, il expose la situation à la commission des 15, qui lui exprime sa confiance, et opine : rien ne serait plus désastreux que de recommencer la guerre. Maigre réconfort ! Il dit à Dufaure : Depuis trois jours, ma vie est un martyre. J'expire de fatigue, et lui confie que les demandes n'excèdent pas l'opinion générale sur les prétentions de l'ennemi. Avec une vigueur, un courage héroïques, il livre une lutte tragique de deux jours pour conserver Metz. On me couperait le cou, ainsi qu'à mon souverain, si nous revenions sans Metz, dit Bismarck ; Metz équivaut à 100.000 hommes de plus ou de moins ; il pense que la France entre ses mains, Paris vaincu, l'insurrection couvant, la désorganisation partout, il peut garder Metz. Il avait promis de la rendre, oui, mais depuis, le sang coula pendant trois mois. A défaut de Metz, Thiers réclame Mulhouse, puis Belfort où il voit un intérêt stratégique essentiel. Pâle, agité, il s'assied, se lève, supplie, la voix brisée, la parole entrecoupée ; il se redresse en un sursaut de fierté : Jamais je ne céderai à la fois Belfort et Metz. Vous voulez ruiner la France dans ses finances, la ruiner dans ses frontières ! Eh bien, qu'on la prenne, qu'on l'administre, qu'on y perçoive les impôts ! Nous nous retirerons et vous aurez à la gouverner, en présence de l'Europe, si elle le permet. Un télégramme du gouvernement anglais demande un adoucissement à l'indemnité. Mais Thiers est désespéré. Bismarck lui prend les mains : Croyez-moi, j'ai fait ce que j'ai pu ; mais quant à vous laisser une partie de l'Alsace, c'est impossible. — Je signe à l'instant même si vous me concédez Belfort. Sinon rien, rien que les dernières extrémités, quelles qu'elles soient. Bismarck envoie deux billets : au roi, à de Moltke. Une demi-heure d'attente. Les bruits de pas, dans l'antichambre, font battre le cœur de Thiers et de Favre. La porte s'ouvre... le roi est à la promenade, et de Moltke absent. Bismarck va dîner. Une heure d'anxiété. Il faut des pourparlers avec de Moltke sans qui le roi ne veut rien décider. Trois quarts d'heure encore d'attente. Bismarck reparaît, la main sur la clef de la porte : J'ai une alternative à vous proposer. Que préférez-vous ? Belfort, ou la renonciation à l'entrée dans Paris ? Un cri jaillit de la poitrine de Thiers : Belfort ! Belfort ! Parti de Paris à 11 heures du matin, il quitte Versailles à 9 heures 30 du soir, et de 10 heures à minuit rend compte à la commission des 15. Le lendemain, Bismarck a beau brusquer la rédaction des protocoles, Thiers, mort de fatigue, rentre dîner place Saint-Georges à plus de 10 heures du soir. Le 26, vers 4 heures, lui et Favre signent le traité préliminaire pour la France, Bismarck pour l'Allemagne : le chancelier utilise une plume d'or enrichie de diamants offerte parles dames d'une ville d'Allemagne. Introduits au dernier moment, les représentants de la Bavière, du Wurtemberg et de Bade donnent simplement leur adhésion. Thiers demande la signature de chacun des souverains alliés au lieu de celle de Bismarck seul, stipulant pour toute l'Allemagne : Voulez-vous effeuiller déjà l'unité allemande ?Ah ! C'est nous qui l'avons faite. Bismarck sourit : Peut-être ! Dans la voiture qui les ramène à Paris, les deux Français n'échangent pas un mot. Jules Favre, le cœur oppressé, étouffe. Thiers, comme foudroyé, les traits bouleversés trahissant une .douleur atroce, essuie ses yeux sans arrêt. Journée la plus cruelle de ma vie ! écrira-t-il. Le soir, à la commission, plusieurs de ses collègues l'embrassent.

Le lendemain soir, il reprend le train pour Bordeaux, où il arrive le 28, à 2 heures, après trois jours et trois nuits sans repos depuis les débats avec Bismarck. Il descend de wagon et se rend directement au bureau de l'Assemblée qui l'attend. La grandeur, la douleur de son récit arrachent des larmes à ses collègues. L'Assemblée entre en séance à 4 heures. Certains députés ont demandé congé. D'autres devancent la convocation, silencieux sur leurs sièges. Une immense tristesse plane sur la salle. Une sueur fine perle sur les fronts inclinés. De petits groupes, chuchotent. Thiers paraît : on lit la vérité sur son visage. Aux premiers mots, l'Assemblée pressent le désastre. Il dit l'énergie de son effort pour obtenir mieux. Sa voix s'étrangle. Vous nous jugerez ! Il lit le projet de loi pour hâter le retour des prisonniers et l'évacuation du territoire, et demande l'urgence. Puis Saint-Hilaire lit les préliminaires de paix. Tous deux pleurent. Les députés baissent la tête à chaque coup de massue. Saint-Hilaire veut sauter l'énumération des bourgs et villes cédés à la Prusse. Non, non ! Lisez tout ! La discussion éclate. Aux risquetouts, Thiers demande : Les moyens ? Les moyens ? La France ne croit plus aux levées en masse ni aux sorties torrentielles. Tolain, ancien ouvrier ciseleur, repousse ces propositions honteuses. Thiers riposte : S'il y a de la honte, elle sera pour tous ceux qui, à tous les degrés, à toutes les époques, ont contribué aux fautes qui ont amené cette situation... J'ai passé la nuit debout. J'ai quitté Paris hier au soir, et quand je parle ainsi, je désire être compris sans rien ajouter davantage. On vote l'urgence, et la réunion des bureaux le soir même. Keller et ses collègues alsaciens-lorrains gravissent l'étroit escalier qui mène à l'entresol de l'hôtel de France ; Thiers se présente à l'entrée : Je sais, je sais ce que vous venez me demander. Allez, allez, une chose impossible. Ne la formulez pas ! Allez, allez, je n'y puis rien. Je ne vous répondrai pas. Retirez-vous, retirez-vous !Mais, M. Thiers, on nous vend, on nous abandonne ! Les lois divines et humaines défendent de livrer une population comme un troupeau ! Vibrant, irrité, désolé, implacable, Thiers répète : Sortez, vous dis-je, je ne veux, je ne puis vous entendre ! Retirez-vous ! Au même moment, Jules Favre lui écrit ; il insiste sur la nécessité de faire vite ; il n'y a plus à discuter ; chacun a son opinion faite depuis longtemps, et c'est un grave symptôme que ces promenades désordonnées de gardes nationaux en armes et n'obéissant qu'à un comité qu'on peut appeler insurrectionnel.

Le 1er mars, séance de ratification. Bamberger s'écrie : Napoléon III aurait dû signer ce traité !Napoléon III n'aurait jamais signé un traité honteux ! Conti, ancien chef du cabinet de l'empereur, appuie ces mots de Galloni d'Istria et déchaîne la tempête. Grévy suspend la séance. Puis, Thiers intervient : C'est vous, vous qui protestez, vous qui avez voulu la guerre... Vous avez méconnu la vérité. Elle se dresse aujourd'hui devant vous, et c'est une punition du ciel de vous voir ici obligés de subir ï le jugement de la nation, qui sera le jugement de la postérité. A l'unanimité moins six voix, l'Assemblée vote la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, responsables de la ruine, de l'invasion et du démembrement de la France. Sur la discussion des préliminaires de paix, Thiers parle le dernier, pour montrer la nécessité de sauver l'avenir du pays. Il répète : Une des plus cruelles douleurs de ma vie... L'Assemblée éclate en applaudissements, et ratifie. Clémenceau vote contre, et dépose la pétition d'un groupe positiviste qui demande que la Corse cesse immédiatement de faire partie du territoire de la République, parce qu'elle fut le berceau des Bonaparte ; il est de connivence avec Millière. Le 2 mars, Jules Favre procède à l'échange des ratifications, au dépit de Bismarck. Le duc de Broglie montre le public anglais touché au vif par les exigences financières des Allemands, et finit sa dépêche : A vous de cœur, d'affection et d'admiration pendant les horribles journées que nous venons de traverser. Vous avez été grand jusqu'à l'héroïsme. Gambetta a abandonné le gouvernement, le ministère de l'Intérieur, son siège de député ; par Antonin Proust, Thiers lui fait savoir qu'il compte sur son patriotisme pour s'éloigner momentanément. Gambetta se retire à Saint-Sébastien

Maintenant, à l'œuvre de réparation. Thiers travaille 18 heures sur 24. Avec Pouyer-Quertier et Rouland, il débrouille la situation financière. Rouland réclame l'Assemblée à Versailles et le gouvernement à Paris. Favre le presse de revenir : le 2 mars, les coquins ont pillé quantité d'armes et de munitions ; il faut s'attendre à un choc ; le 3, si Paris ne s'est pas abîmé dans l'anarchie, c'est que vraiment il s'est tenu tout seul ; la garde nationale, en pleine insurrection, obéit à un Comité central qu'on ne peut arrêter ; elle s'apprête à utiliser contre le gouvernement les armes pillées sous prétexte de résister aux Prussiens ; les séides de Blanqui et de Millière auraient grand goût à piller pour célébrer-la retraite de l'ennemi. Le 4, chaque minute peut amener un conflit ; on assomme les gardiens de la paix. Le 5, plusieurs bataillons gardent derrière des barricades et des fossés les canons hissés à Montmartre ; on a battu la générale sur le bruit que d'Aurelle de Paladine venait les enlever. Chaque lettre journalière insiste sur l'urgence du retour à Versailles, et non à Fontainebleau d'où il serait impossible de gouverner. Le 9, la situation s'aggrave ; le commandement et les mieux intentionnés de la garde nationale ont tout abandonné, laissant la place à des comités qui donnent des ordres, se fortifient, répandant le bruit que l'Assemblée, royaliste, reste éloignée de Paris pour escamoter la République. Roger du Nord, devenu chef d'Etat-major d'Aurelle de Paladine, confirme le désarroi moral et matériel, et l'absolue nécessité de la présence de Thiers à Paris. S'il ne revient pas, Favre menace de démissionner. En un pareil moment ? Thiers le lui reproche ; l'Assemblée lui est toute dévouée, mais très défiante ; il n'est pas juste d'accuser la lenteur des affaires : il faut trouver, mettre en marche et diriger des troupes avec des communications impossibles ; cependant il promet 48.000 hommes, que l'on tiendra à part de la population ; sans provoquer la bataille rangée, il faut la livrer résolument en cas de nécessité ; les tapageurs y regarderont à deux fois. Il conte ses négociations et donne ses instructions au duc de Broglie qui s'avoue en parfaite communauté de vues avec lui, mais non avec Jules Favre, dont les instructions sont d'une exécution difficile. Au général Suzanne qui assure l'intérim de la Guerre, il ordonne d'occuper les forts sitôt leur abandon par les Allemands, et recommande de bien loger les hommes. Si on vous attaque, soyez prompt et vigoureux, et écrasez les misérables qui veulent faire succéder la guerre civile à la guerre étrangère. Si vous n'êtes pas provoqués, attendez l'effet moral des concentrations de forces sur les fauteurs de désordres. Il faut avoir l'œil sur la Banque, et ce serait l'un des désordres qu'il ne faudrait souffrir à aucun prix. Palikao et Bazaine offrent leurs services ; Guizot sollicite un poste pour son fils.

La majorité de l'Assemblée hésite entre Fontainebleau et Versailles ; les monarchistes ne voudraient pas dépasser Bourges ou Orléans. Thiers ne se prononce pas tout de suite ; Paris est son but final, mais les objurgations de Jules Favre et la valeur-stratégique de Versailles le décident. Le discours qu'il prononce : à ce sujet le 10 mars est sa plus belle manœuvre, a-t-on dit, son Austerlitz. Il admire et il loue l'attitude de Paris pendant le siège, mais il y a ces canons, transportés à Montmartre par une foule tumultueuse... Il faut les ministres des Affaires Etrangères, de l'Intérieur et des Finances à Paris, mais aussi la proximité de l'Assemblée pour éviter les lenteurs actuelles. Il insiste pour la translation à Versailles le plus tôt possible. Il se sent tellement maître de son auditoire que, tout en jurant qu'il ne préjugera aucune question constitutionnelle et ne préparera aucune solution à l'insu de l'Assemblée, il peut prédire : Cette réorganisation, si nous y réussissons, elle se fera sous la forme de la république et à son profit. Il sait que l'union monarchique ne se fera pas. L'Assemblée fixe au 20 mars sa réunion à Versailles, après une dernière séance tenue à Bordeaux, le 11. De Herry, Duvergier admire, le discours de son vieil ami, mais la peine qu'il prend pour prouver que 2 et 2 font 4 donne une triste idée de l'Assemblée. Jules Favre est enchanté ; il ajoute : Nous avons arrêté la suppression de 6 journaux qui prêchent l'assassinat. Nous sommes décidés à en finir avec les redoutes de Montmartre et de Belleville. Il faut nettoyer Versailles : avant de partir, les Allemands ont brûlé tous les bois des casernements, et transformé tout le fer en fers à cheval ; ils laissent un entassement d'ordures et de fumiers. Thiers offre le 12 un grand dîner au corps diplomatique auquel il n'eut pas encore le temps de faire une politesse ; il prend le train le 13 au soir ; le mardi 14, il débarque à la gare des Chantiers avec Saint-Hilaire, et tous deux, à pied, gagnent la préfecture que l'empereur d'Allemagne vient de quitter.