THIERS — 1797-1877

 

XV. — LES CALOMNIES.

 

 

L'origine plébéienne de Thiers lui vaut les dédains de l'aristocratie, que son mariage aggrave. Il sema loin derrière lui les hommes de sa génération, avec lesquels il prit le départ sous la Restauration, et suscite leur envie. Arrivé au pouvoir, il s'inféode à la résistance contre le mouvement. Il réprime les insurrections, il capture la duchesse de Berry : il réunit donc contre lui républicains et carlistes. Nul plus que lui ne sera amèrement discuté, cruellement attaqué. Les partis et le pouvoir le calomnient avec la même ardeur : les premiers l'accusent de s'enrichir dans les affaires ; l'autre, quand il est rejeté dans l'opposition, alors qu'il est avéré qu'il n'a pas de fortune personnelle, de vouloir rentrer au ministère pour y gagner l'argent qu'on reconnaît qu'il n'a pas. Il veut annuler la révolution, disent les partis ; il veut en faire une nouvelle, dit le pouvoir. Il éprouve au plus haut point le sentiment de l'indépendance parlementaire et il aime par-dessus tout la grandeur de son pays : voilà encore de quoi heurter bien des intérêts politiques ou autres. Les attaques dont il est l'objet, amplifiées par la caricature qui, par le crayon de Daumier, de Cham, de Prével, de J.J. Granville, d'E. Forest, le ridiculise, ou le rend odieux, finiront par créer une légende ; elles se répéteront, identiques, se copiant l'une l'autre, jusqu'à sa mort, et même au-delà. Déjà en 1840, un de ses amis dira que, par l'effet de ces calomnies, il est perdu de réputation. Il paiera la peine d'avoir voulu brider les excès de la presse, de s'être montré homme de gouvernement et ministre à poigne en présence des factions troublant l'ordre public.

D'abord l'attaque de grand style de la Revue des Deux Mondes, libérale, récemment créée. Elle le harcèle pendant quatre ans. Fontaney, qu'en 1831 il fit attacher à l'ambassade de France à Madrid, écrit en 1833 : Supposez M. Thiers dans une situation à sacrifier, pour réaliser ses opinions politiques, une seule de ses jouissances de sensualité, d'avidité, d'amour-propre ou de vengeance, vous pouvez être assuré que son opinion ne l'arrêtera pas. Gustave Planche le compare à Frontin, à Mascarille, l'appelle étourdi, gaspilleur de lui-même, Protée inconstant. Loève-Veimar s'acharne contre lui pendant plus de deux ans : L'homme des empiètements, le partisan de la dictature, qui conseille d'escamoter les lois et de les tourner quand on ne peut les violer, le plus dangereux de toute cette cohue d'hommes d'Etat sortis de terre le quatrième jour des trois glorieuses journées, qui se multiplie, qui se mêle à tout, qui est partout, et dont la petite voix criarde et menue fait sans cesse retentir des projets de despotisme et d'asservissement à l'oreille du pouvoir souverain. Sans lui, que deviendrait le ministère, maintenant que M. Guizot se tait et que M. de Broglie ne parle plus ? Qui se chargerait de payer la Chambre de mauvaises raisons, de fausser les idées, de tourmenter les chiffres, de les rendre inintelligibles, de couper insolemment les discussions les plus importantes, pour la présentation de projets de lois de l'intérêt le plus mince ? A l'adresse des députés, ce mot de lui : Ah ! Ils me font des réductions ? Eh bien, je leur f... des crédits supplémentaires. Et encore : M. Thiers est un roué politique, un homme de conscience large, peu estimé à la Chambre, repoussé par l'opinion publique, quoiqu'en juin 1834 il soit élu député dans trois collèges à la fois. , Mais pareille polémique ne s'embarrasse pas de la contradiction des faits. Thiers est perfide, n'a aucune reconnaissance, tourne admirablement à droite et à gauche, s'engage étourdiment comme il le fait toujours ; il s'inquiète peu de savoir si on l'estime, il n'en demande pas tant : un portefeuille est tout ce qu'il lui faut. En 1835, nouveau leitmotive : à son ministère, il ne travaille plus, il traite les affaires avec mépris, les néglige et ne s'en soucie pas ; il refuse toute signature, chasse les chefs de division de son cabinet, ne veut plus pour société que des jeunes femmes et d'innocentes gazelles. Le tout pour aboutir à la longue Lettre sur les Hommes d'Etat de la France que Loève-Veimar lui consacre et qui conclut : Quand les idées de liberté et d'amélioration sociale tirent un homme du néant, le portent d'abord à la députation, puis au pouvoir et à la richesse, et que cet homme, au lieu de représenter la pensée qui l'a fait éclore, se montre aussi insouciant du peuple que s'il n'avait jamais connu le peuple, aussi dégoûté de la liberté que s'il n'avait jamais souffert des mépris du pouvoir pour la loi, aussi épris du monopole et du privilège que s'il ne lui avait pas fallu vingt ans de sueurs et d'efforts pour briser les lanières qui l'arrêteraient, alors il vaut mieux détourner les yeux de l'examen de cette vie, et fermer le récit de cette histoire qui n'est plus qu'un livre immoral. Cela en décembre 1835. En février 1836, retournement complet : Guizot est un aristocrate de la Restauration, Thiers incarne la révolution de Juillet... et devient président du conseil ; alors les éloges commencent : M. Thiers est habile, il sera toujours de la gauche modérée, son caractère est d'embrasser franchement sa position, quelque rude qu'il la trouve, etc. Les raisons de ce retournement n'ont rien de mystérieux. Une nuée de flèches part des petits journaux satiriques, à peu près tous aux mains des carlistes : grand seigneur des barricades, dit l'un, croque-mort de la Providence, dit un autre. Bavard, indiscret, sans tenue, sans mesure, dit La Gazette du XIXe siècle, s'il est léger de caractère, il est cynique dans ses propos ; il doit ces défauts à sa mauvaise éducation : où aurait-il appris à vivre ? Frédéric Dollé publie six éditions d'une brochure où il le compare à Dubois, ministre du Régent, et déclare que, député, il demanderait la mise en accusation de Thiers dont l'ambition et la cupidité dépouillent et abâtardissent la France. Thiers est-il partisan de l'alliance anglaise ? Le Journal de Francfort en donne la raison, bien simple : Lord Granville a remis à M. Thiers, de la part de son gouvernement, un magnifique service en vermeil évalué 50.000 frs. Chaque pièce était enveloppée de banknotes pour les empêcher de se rayer. Timon-Cormenin lui reproche d'être sans figure, sans taille et sans élégance : M. Guizot et son école dessécheraient nos âmes ; M. Thiers et son école videraient nos poches. Loève-Veimar l'accusa d'arrêter le télégraphe et d'envoyer des courriers à cheval à Madrid pour soulever toute l'onde fangeuse de la Bourse afin d'y mieux pêcher en eau trouble. Degouve-Denuncques reprend cette accusation dans le Journal de Rouen ; les amis de Thiers ont toutes les peines du monde à l'empêcher de provoquer en duel le calomniateur. Le Constitutionnel estime que sa réputation ne permet pas de lui lui confier des fonds secrets. La Caricature a la main plus légère : Le nouveau préfet de Police se prépare à ordonner une grande battue afin de faire une rafle générale de tous les voleurs de Paris. M. Thiers est fort content d'être à Rome. — Le petit Foutriquet — qualificatif militaire décerné par le maréchal Soult — court les grandes routes. En voyage comme en politique, il ne marche pas, il vole.

Autre chanson : Arsène Houssaye susurre : Depuis que M. Thiers est du gouvernement tricolore, il en voit de toutes les couleurs. Il a un frère qui était peintre en bâtiments et qui menace de remonter à l'échelle, si le ministre ne le nomme pas directeur des bâtiments civils ou conservateur des tableaux du Louvre. Les feuilles de l'opposition s'amusent de sa déplorable famille. Du Charivari : Le propre des parvenus est de renier leurs parents. Son inénarrable père se charge d'alimenter le Peuple souverain et la Quotidienne en insinuations perfides à fin de chantage. Bien entendu, son mariage provoque l'éclosion d'une abondante gerbe d'échos, allant de la plaisanterie inoffensive à l'accusation d'inceste. On ne fera jamais un mètre de France avec un tiers d'aune. Le Figaro calcule : pour que sa famille fasse un entier, il lui faut 9 enfants, croirait-on ; eh bien, non, il ne lui en faut que 6 ; voici comment : M. Thiers = ¹/₃ ou ²/₆ ; Mme Thiers = sa moitié, soit ¹/₆ ; leur enfant produira un demi ¹/₆ ; il faut 6 demi ¹/₆ pour faire ³/₆, donc 6 enfants. Le Charivari est plus malveillant : M. Thiers épouse, dans quelques jours, une demoiselle fort riche. Un de ses amis lui disait à cette occasion : C'est un mariage d'argent que vous allez faire. — Du tout, c'est un mariage d'inclination. — C'est bien aussi ce que je voulais dire. Puis : M. Thiers, ministre depuis un an avec un traitement de 100.000 frs, a donné 200.000 frs de bijoux à sa future. Cela rappelle le sous-lieutenant de la Dame blanche qui, avec 1.200 frs d'appointements, achète un château sur ses économies. Roger de Beauvoir assiste à une représentation de Robert Macaire, dans une loge voisine de celle des Dosne. M. Thiers, dit-il à Arsène Houssaye qui le publie, a paru très content de son beau-père, et M. Dosne a battu des mains en voyant son gendre. Loève-Veimar annonce qu'il y eut foule chez Herbaut pour voir les douze chapeaux commandés par Mme Thiers, une foule qui ne parlait que du million donné par M. Dosne en dot à sa fille, — deux millions, surenchérit A. Houssaye, — et qui chuchotait que par un trait de modestie et de générosité rare, c'était le futur qui faisait ce cadeau à sa fiancée sous le voile de l'anonymat. La Mode reprend le chiffre d'A. Houssaye : M. Thiers va toucher une dot de deux millions. Léopold dit qu'il se contenterait de la moitié de son bonheur. Et la même plaisanterie répétée à satiété : M. Thiers a enfin volé dans les bras de l'hyménée. Et ceci, plus venimeux : Mariage de M. Thiers. Puisqu'il est convenu que ce petit M. Thiers est un grand personnage, puisqu'il est avéré que ce grand personnage a rencontré un père qui voulût bien lui donner sa fille, plus une mère qui n'eût rien à lui refuser, pas même sa fille, et enfin une fille assez timide pour ne pas désobéir à ses père et mère, lorsque ceux-ci lui ordonnaient de mettre sa main droite dans la main droite d'un grand personnage comme M. Thiers ; puisqu'enfin il faut se rendre à l'évidence des faits accomplis, nous nous empressons d'annoncer à la France que, cette semaine, par-devant M. le maire du 2e arrondissement, a été signé l'acte de mariage de très haut et très puissant M. Thiers, profession ministre du Commerce, fils légitime de père et mère inconnus, avec Mlle Dosne, fille mineure de Madame c'est-à-dire de M. et Mme Dosne, jouissant tous deux de leurs droits, l'un à Quimper-Corentin, l'autre en son domicile à Paris. Ainsi, que la France se rassure ! Si, depuis Gulliver, la race des Lilliputiens s'est perdue, il faut espérer que la race des Thiers ne mourra pas. Loève-Veimar revient a la charge : Au milieu de ses graves occupations, entre ses affaires de cour et de cœur, M. Thiers a trouvé encore quelques heures à donner cette semaine à la lecture d'une comédie nouvelle de MM. Empis et Mazères. Le duc de Bassano, M. de Celles et quelques femmes d'esprit assistaient à cette lecture, et nous savons de bonne source que cette pièce a été trouvée plaisante et très spirituelle. M. Thiers lui-même a été de cet avis. On l'a entendu dire aux auteurs qu'il se souvenait d'une de leurs meilleures comédies intitulée La Mère et la fille : Je ne vous cache pas, Monsieur, a-t-il ajouté avec beaucoup de grâce, que j'ai dû à la Mère et la fille les plus agréables moments. Arsène Houssaye réédite l'allusion : Le ministre du Commerce va se risquer au commerce de l'amour... Est-ce la fin de la comédie La Mère et la fille ? Quoi qu'il en soit, on n'appelle plus M. Thiers le lilliputien du tiers-état et du tiers-parti, que Thiers-Dosne. Et combien d'autres !

Talleyrand lui a dit : Voulez-vous être un homme ? Ayez beaucoup d'ennemis ! Il en a beaucoup, et de terriblement acharnés. Il n'atteint pas encore la philosophie sereine qui lui dictera sa réponse à un ami l'engageant à réfuter une calomnie : Je suis un vieux parapluie sur lequel il pleut depuis quarante ans ; que me fait une goutte de plus ou de moins ? A l'heure présente, il s'affecte, il souffre d'une telle avalanche de calomnies : Est-il nécessaire d'avoir touché aux fonds secrets pour être calomnié ? dit-il. Non, il suffit d'avoir fait une chose : d'avoir eu le courage de secouer le joug des partis. Le baron de Barante écrivait à Anisson Du Perron combien on lui paraissait injuste envers Thiers. Le beau Montrond qui, sans un sou de bien, sans aucun traitement, dépensait 60.000 frs par an sans faire de dettes, le défend à sa manière : Ce pauvre M. Thiers... Comme on le calomnie ! Ne le dirait-on pas chargé de tout l'or de la France ? Je ne sais ce que la prolongation de son court ministère lui aurait valu ; mais enfin, à quoi se borne pour le moment tout son avoir ? A deux pauvres petits millions. Le croirait-on ? Pas une obole de plus ; pour si peu doit-on faire tant de bruit ? On sait ce qu'il en est de la fortune de Thiers. Henri Heine ne le ménage pas toujours dans sa Lutèce ; un moment vient où il a des motifs de dire la vérité : Que M. Thiers ait spéculé à la Bourse, c'est une calomnie aussi infâme que ridicule. Mais par sa familiarité avec des chevaliers d'industrie sans convictions, il s'est lui-même attiré tous les bruits malicieux qui rongent sa bonne réputation... Pourquoi entretenait-il un commerce avec une semblable canaille ? Qui se couche avec ses chiens se lève avec des puces. Sur le chapitre des fonds secrets, on peut en croire Louis-Philippe lorsqu'il lui en donne la décharge : Je vous remets ci-joint les comptes des fonds secrets que vous m'avez laissés, ainsi que les ordonnances qui y sont relatives que vous trouverez revêtues de ma signature et de mon approbation. J'ai continué avec la plus scrupuleuse attention l'examen que j'avais commencé à en faire avec vous, afin de recevoir les éclaircissements que vous aviez à me donner. Je voudrais que la nature de l'emploi auquel ces fonds sont destinés ne fût pas un obstacle à ce que ces comptes fussent connus des Chambres et du public. Leur publication serait, dans mon opinion, une réponse victorieuse à toutes les calomnies qu'on a cherché à répandre contre vous.

En cette année 1834, Thiers est excédé, sur le point d'abandonner la partie. Tout le décourage, les affaires, la Chambre, la politique, lui-même ; tracas, querelles, résistances à tout propos, impuissance à contenter personne, ignorance des commissions qui contrôlent, impertinence des opposants, travail sans relâche et sans récompense, quelle duperie que vouloir être ministre, quand on peut gagner mille écus par an à faire autre chose ! Non seulement on l'atteint en lui-même, mais encore on le blesse dans les êtres qui lui sont chers. Cela, c'est la lie du calice. Pour lui rendre courage, Bugeaud lui rapporte en vain un mot de Madier de Montjau : Vous parliez à la tribune, Madier me dit en me serrant virement le bras : Mon ami, nous valons quelque chose, puisque nous sommes aimés par un homme comme cela. Seules, l'intervention et l'insistance du roi le décident à rester aux affaires. Au fond, Louis-Philippe n'est pas fâché de l'aventure : Il n'y a pas de mal que Messieurs les gens d'esprit s'aperçoivent de temps en temps qu'ils ont besoin du roi.

Un jour, cependant, Thiers donne prise aux attaques. Un revenez-y des gamineries du jeune âge l'entraîne à un geste rabelaisien don^ incontinent les échos retentissent. A l'automne de 1835, Vigier, propriétaire du château de Grandvaux, reçoit de Gisquet, préfet de Police, cette lettre sur papier à entête de la Préfecture : Mon cher député et ami, je me hâte de vous informer qu'un grand complot est formé contre vous, contre votre château, votre gibier, votre cave, votre cuisine, etc., etc. Deux ministres, des généraux, des colonels, des chefs d'administration, des députés, en un mot une vingtaine de gaillards, mangeant bien, buvant beaucoup et chassant mal, se sont associés pour vous faire un mauvais parti ; ils arriveront chez vous samedi pour dîner à 8 heures, puis ils vous demanderont à coucher ; puis le dimanche ils chasseront, déjeuneront, dîneront et vous quitteront quand il ne vous restera que les yeux pour pleurer sur leurs dévastations. Obligé par état de veiller à la sûreté des personnes et d'assurer leurs subsistances aussi bien que de pourvoir à leurs amusements par des jeux, spectacles, etc., je crois m'acquitter d'un devoir en vous offrant mes bons offices pour obtenir, à vos frais, une partie des approvisionnements des halles et marchés, plus la boutique à Chevet ; plus des danseurs, saltimbanques, acteurs ; plus 50 gardes municipaux ; plus le sérail de mesdames telles et telles. En attendant des instructions, je commencerai mes envois par un beau feu d'artifice que notre cher amphitryon recevra demain. Son tout dévoué serviteur et ami. Il faudra au moins 100 bouteilles de Champagne, 50 de constance, 200 de diverses qualités superfines, 50 poulets, 30 dindes, 10 bœufs, 20 veaux, moutons, cochons, canards, et une centaine de douzaines d'œufs, plus le gibier et les accessoires en proportion. Il faudra 200 rabatteurs pour la chasse et 10 charrettes pour le gibier. 1re liste des individus faisant partie de ce grand complot : MM. Thiers, Duchâtel, Jacqueminot, Benoit, Guizard, Léon Pillet, Lavocat, Allart, Ledieu, un manchot, etc., etc.

Au jour dit, les convives débarquent à Grandvaux. On dîne. Soudain, une pièce d'artifice éclate sous la table ; Duchâtel tressaille et se sauve. Il faut les rires homériques des autres convives pour le rassurer. On tire le feu d'artifice. L'un des convives chante une chanson faite sur les lieux, où il prodigue plaisanteries et jeux de mots. Le champagne coule à flots ; il en coule même deux bouteilles dans les bottes de Vatout. Fatigué de rire, chacun va se coucher, quand un étrange personnage frappe à toutes les portes et rassemble la compagnie autour de lui : c'est Thiers, drapé dans un manteau écossais, un bonnet de coton sur la tête, les yeux sous ses lunettes ; il débite avec une verve intarissable les plaisanteries les plus spirituelles et les plus bouffonnes. On rit à s'en tenir les côtes. Il va se coucher. Cette fois, les autres se concertent. Ils lui donnent un charivari : sifflets, instruments de cuisine font sous sa fenêtre un tapage infernal. Il eût pu se croire à Aix ou à Marseille. Mais c'est un gaillard imperturbable qui a toujours la répartie... je ne dirai pas sur les lèvres, vous allez savoir pourquoi. Il s'approche de la fenêtre dans le plus simple des appareils, écarte brusquement les rideaux, et fait voir aux mystificateurs son... entre deux bougies.

L'histoire fait le tour de la presse. Metternich en parle à Nesselrode : Quelle bêtise que Grandvaux, et quel abrégé d'une situation gouvernementale ! Loève-Veimar y introduit une intention politique : MM. de Broglie et Guizot, qui sont des hommes graves et dignes, souffrent plus qu'on ne pense de cette incartade de M. Thiers et de M. Persil. Ils songeaient à demander la destitution de deux fonctionnaires qui avaient assisté les ministres en goguette dans leurs misérables libations, mais on leur a fait observer avec raison que c'eût été frapper sur leurs collègues qui tentent de se rapprocher du parti légitimiste. Le moyen, en effet, d'opérer une réaction religieuse et un rapprochement avec le faubourg Saint-Germain, après cette éclatante démonstration ! Apponyi, comme un écho, pose la même question, presque dans les mêmes termes. Fonvielle prétend que Thiers veut ramener ses contemporains aux sans-culottes et aux sans-culottides. Cœuret énumère ses Racines du pont des Arts : Cousin, comte de Longueville ; Nisard, au style difficile ; Ponsard, inventeur du poncif ; Guizot, aussi raide qu'un if ; de Falloux, éleveur de veaux ; Thiers, montrera son cœur à Grandvaux. Enfin Virmaître cite un quatrain qu'il attribue à Gérard de Nerval et dont il faut rétablir la mesure : Questions de W. C.

Je viens de mettre en un trou rond

Ce qu'un jour, avec impudence,

Thiers, ministre, sur un balcon

Fit voir aux citoyens de France.

L'aventure de Grandvaux est entrée dans l'Histoire.