THIERS — 1797-1877

 

I. — LES ORIGINES.

 

 

La Révolution de 1789 surprit à Paris M. le chevalier de Fonvielle. Il avait trente ans, la figure agréable, les traits réguliers et fins, l'allure élégante dans son habit taillé à la dernière mode. Né à Toulouse, il prétendait descendre d'un chef du Capitoulat du XIVe siècle, et se rattacher à la famille royale d'Aragon ; il tenait aux Fonvielle du Languedoc, de l'Albigeois et du Périgord, mais la branche à laquelle il appartenait ne brillait pas du même lustre. Après avoir essayé de divers métiers, il entra modestement dans la régie, à Montpellier.

Les événements de Paris le décidèrent à hâter son retour dans le midi. Il abandonna la régie pour entreprendre la carrière du commerce, des opérations de bourse, bref de ces sortes d'affaires qui, pour n'être pas toujours très définies, n'en sont pas moins fructueuses. Il en fit à Montpellier, à Toulon et à Marseille.

Les nouvelles doctrines politiques ne lui plaisaient guère. Constituer ce que vous appelez la souveraineté du peuple, disait-il, c'est faire que tous ceux qui doivent obéir fassent la loi à celui qui doit leur commander. Et il tint bon pour le roi.

En 1793, il fut un des agents les plus actifs de la contre-révolution en Provence. Le comité général de Marseille le dépêcha en mission à Avignon et à Lyon en compagnie de deux autres, Biroteau et Hallot. Il descendit à l'hôtel de la Croix-de-Malte, place des Terreaux. Trois commissaires de Marseille fraternisaient déjà avec les sections de Lyon : un honorable négociant, Lullin, un ancien militaire, parfaitement nul, nommé Magnien, et un extraordinaire petit bonhomme, indéfinissable tant se transformait sa physionomie mobile ; la figure grotesque, mais les yeux expressifs, il accompagnait un intarissable babil d'une gesticulation cocasse qui soulignait des saillies souvent drôles. Il s'appelait Pierre-Louis-Marie Thiers. Né à Marseille le 9 septembre 1759, il était à peu près du même âge que M. le chevalier de Fonvielle. Il descendait d'une lignée de Thiers originaires d'Aix, robins pour la plupart, et très fiers d'armoiries compliquées que surmontait une couronne de marquis.

Son père, Louis-Charles Thiers, avocat au barreau d'Aix, vint se fixer à Marseille où, à trente-huit ans, il épousa une jeune fille de dix-huit, Marie-Marguerite Bronde. Le 16 septembre 1770, sur présentation de la municipalité, le roi le nomma garde des Archives de la Ville, fonctions qui comportaient le secrétariat général de la mairie et le contrôle des dépenses. Il défendit âprement les droits de Marseille à l'encontre des prétentions des villes voisines lors de la convocation des Etats-Généraux. Il rédigea le rapport qui conclut à conférer à Mirabeau, récemment élu député, le titre de citoyen de Marseille. A la suite du splendide banquet offert au tribun par la Chambre de Commerce, on se rendit au théâtre. Deux jeunes filles encadraient dans sa loge le héros de la fête, Mlle Noble et Mlle Thiers ; on jouait le Bourgeois gentilhomme :

— Est-ce que ce spectacle vous divertit ? demanda Mirabeau à ses voisines.

— Ce qui nous intéresse le plus, c'est de nous trouver à côté du Gentilhomme bourgeois, répliqua Mlle Thiers.

Hélas, la Révolution ne favorisa guère M. le garde des Archives de la Ville : la nouvelle municipalité le remplaça en 1790 par un incapable, dont il dut remplir effectivement les fonctions sans en toucher les appointements ; elle lui accorda une pension qu'elle ne lui paya pas, et, comme il jugea opportun de se réfugier à Menton chez une de ses filles, le considéra comme émigré et lui confisqua ses biens. Il avait heureusement vendu dès 1785 pour la somme de cent-vingt mille livres une maison qu'il avait fait construire à Marseille, et, en 1790, pour quinze mille livres chacune, sa maison de campagne du Grand Saint-Giniez sur le chemin de Mazargues, et une autre située Grande Rue et place des Accoules. Il avait doté de cinquante-cinq mille livres chacune de ses filles, Virginie, mariée à un avocat au parlement d'Aix nommé Gratton, et Victoire, mariée à un propriétaire de Menton, Horace Pretti. C'est chez cette dernière qu'il se réfugia en 1791, et mourut le 30 novembre 1795, à quatre-vingt-trois ans.

Il donna la même dot qu'à ses filles à son fils Pierre-Louis-Marie : elle fut vite dévorée. Dès son plus jeune âge, ce fils avait témoigné de dispositions fâcheuses. Après trois ans passés au collège de Sorèze, il en sortit, déclarant que son inclination le portait au commerce. Placé dans une des meilleures maisons de Marseille, il n'y fit rien que se livrer à toutes sortes de dissipations. Son père paya ses dettes, le chapitra sans succès, puis, au début de l'année 1777, pour le tirer des mauvaises compagnies, l'expédia en Morée chez un oncle. Le navire toucha à Malte. Le voyageur y emprunta cent louis qui s'envolèrent en moins d'un mois. Il ne demeura guère plus longtemps en Morée ; contre le gré de son oncle qui l'avait reçu à bras ouverts et traité comme l'enfant de la maison, il se rembarqua pour Toulon. Son père eut vent de ce retour comme le navire subissait la quarantaine, et s'empressa de solliciter du ministre Amelot un ordre du roi pour faire enfermer le fugitif dans la maison des observantins de Saint-Pierre de Canon. L'ordre partit de Versailles le 25 juillet. Le malheureux garde des Archives, le père affligé implora le secret, pour que la réputation d'un jeune enfant que la fougue de ses passions entraînait et qu'il fallait tirer du danger malgré lui, ne fût pas ternie aux yeux de ses concitoyens. Au bout d'un an, il jugea le coupable assez puni et sollicita un nouvel ordre du roi, d'élargissement cette fois ; le ministre l'accorda le 21 août 1778.

Hélas ! cette correction n'amenda pas le jeune homme. Sa dot dissipée, il tenta vainement la fortune aux Iles d'Amérique en 1785, revint au bercail, épousa Marie-Claude Fougasse, en eut un fils, Louis-Alexandre-Frédéric, le 18 septembre 1788, reprit sa vie de dissipation, et entra dans l'arène politique. Ainsi se trouvait-il en mission à l'hôtel de la Croix-de-Malte lorsque Fonvielle y descendit.

Ce fut un bonheur pour lui, et pour son acolyte Magnien : ils avaient si généreusement fraternisé avec les sections de Lyon, qu'il ne leur restait plus un sou vaillant, et qu'ils devaient leur note d'hôtel. Déjà, ils avaient eu recours à la bourse de leur collègue Lullin, mais cet homme impitoyable en avait serré définitivement les cordons, et comme les forces révolutionnaires venaient de couper les communications entre Lyon et Marseille, Dieu sait ce qu'il serait advenu d'eux si M. le chevalier de Fonvielle, dont le gousset était amplement garni, n'était survenu fort à propos pour défrayer leurs dépenses passées, et subvenir à celles à venir.

Des fêtes et des réjouissances accueillirent les commissaires marseillais, jusqu'au jour où la Révolution triompha à Lyon. Alors ils durent décamper. Une fâcheuse inspiration mena Biroteau et Hallot à Bordeaux, où on les guillotina. Les autres préférèrent la direction de Marseille. Une seule route leur restait ouverte, par la Suisse, l'Italie, Gênes et la mer.

A Lons-le-Saunier, ils jugent prudent de se cacher, et soupent dans leur chambre d'auberge. Soudain, au dehors, une clarté extraordinaire ; Thiers, craintif malgré ses hâbleries, regarde à la fenêtre et annonce un attroupement : évidemment, on se prépare à leur faire un mauvais parti. Mais bien au contraire, ces gens déploient des pupitres et leur donnent une aubade, conduits par un frère de l'aubergiste, ancien collègue de Fonvielle à la régie. Le lendemain, dîner, bal, et discours enflammés contre la Convention.

Les voyageurs traversent la Suisse sans encombre. Les saillies de Thiers égaient le voyage. En territoire autrichien, ils rencontrent un chevalier de Saint-Louis : Fonvielle baise pieusement son ruban, et Thiers répète le geste. Par Coire, le Simplon, le Piémont, Alexandrie, le lac Majeur, ils atteignent Gênes. Là, ils nolisent une felouque, et prennent la mer le 12 août 1793 sous la protection de deux vaisseaux anglais.

Au large d'Oneille, un corsaire sarde les arraisonne ; Fonvielle demande à être conduit au gouverneur. Il descend à l'habitacle chercher les instructions reçues du comité contre-révolutionnaire de Gênes ; il les y a dissimulées : au lieu de ses papiers, il ne trouve que Thiers, caché là, et qui avoue qu'à la vue du pavillon tricolore arboré tout d'abord par le corsaire, il a jeté les papiers à la mer. Fureur de Fonvielle :

— Tu as bien le nom qui t'est dû : assurément personne ne disputera que tu sois autre chose qu'une fraction d'homme !

Laissés libre de continuer leur route, ils remettent en mer, pour prendre terre derrière un rocher, près de Fréjus. Auprès des débris d'une cheminée primitive, ils découvrent des restes de viandes, des entrailles... des bergers ont mangé un mouton. Thiers s'imagine voir les restes d'un repas d'anthropophages consommé par des républicains, et tremble si fort qu'il faut le reporter à la felouque.

Ils vont atterrir un peu plus loin, sur la plage de Bormes. Une bonne femme leur apprend que depuis deux jours les Anglais ont pris Toulon. Tous s'écrient : Vive le Roi ! Ils débarquent près d'une batterie de côte. Thiers a fait tant de difficultés que les artilleurs, pris de soupçons, obligent Fonvielle à comparaître devant la municipalité. Le maire, une brute, les expédie au district, à Hyères. Ils renvoient la felouque et louent des mulets. D'Hyères, ils se dirigent sur Belzanciers où demeure la belle-sœur de Fonvielle. Comme ils se couchaient, elle leur annonce le général révolutionnaire Carteaux et ses dix mille hommes : en réalité, deux cent cinquante cavaliers, sous le nez desquels Fonvielle passe avec son neveu, âgé de cinq ans, auquel il fait admirer les beaux militaires, tandis que ses deux compagnons, guidés par une servante, gagnent les bois de la Rouvière. Ils s'y cachent plusieurs nuits. Thiers passe le temps à manger et à dormir. Enfin un guide les mène à Toulon, où ils pénètrent sans encombre.

Ils n'y restent pas longtemps. Le 18 décembre, l'armée républicaine les oblige à déguerpir. Fonvielle perd cent cinquante mille francs du coup. Furieux contre les Anglais, il erre sur une barque dans la rade, avec sa famille à laquelle Thiers s'est adjoint. Il monte à bord du San-Salvador-del-Mundo, de l'amiral Langara, qui le case avec son monde, et d'autres fugitifs français, sur la Reine-Louise en route pour Carthagène.

A bord, Louis Thiers devient épique. Le petit homme est doué d'une mémoire prodigieuse, et d'une faculté de mensonge équivalente. Il ne se contente pas de briller aux jeux d'esprit dont on distrait la traversée, il conte ses aventures : pas un lieu dont on parle où il ne se soit trouvé ; il a tout vu ; il se complaît à narrer ses actes, d'un courage héroïque, car, officier de marine, il accomplit le tour du monde avec le fameux capitaine Marchand.

Des officiers de marine, des vrais, discutent sans réussir à l'embarrasser ; il se montre si précis dans l'emploi des termes techniques, dans la description des pays qu'il prétend avoir parcourus, dans la désignation des latitudes, des dates et des personnages, qu'il force ses contradicteurs à lui laisser le dé. Il raisonne de l'art nautique avec une assurance imperturbable, explique les manœuvres, démontre les principes de la navigation, de la construction des vaisseaux ; il donne leur nom aux moindres pièces de bois ou de métal de la carcasse du navire, aux mâts, aux vergues, aux voiles. Il n'illusionne pas les marins français : ils accordent qu'on ne peut rencontrer un perroquet de théorie qui eût le bec plus affilé. Quant aux Espagnols, ils finissent par le consulter sur la manœuvre de leur frégate ! Les nôtres en sont jaloux, et prennent à tic le petit homme.

A Carthagène, Fonvielle et sa bande, en tout dix personnes, s'installent tant bien que mal. Un jour qu'ils chantaient autour d'une bouteille de Malaga, le petit homme s'éclipse sans bruit ; personne n'y prend garde : par un jour donnant sur l'escalier, il a aperçu des baïonnettes. Trois grands coups frappés à la porte : un officier de police et huit fusiliers pénètrent dans la pièce et inspectent la compagnie :

— N'avez-vous pas ici el senor Thiers ?

— Oui.

On le cherche. Fonvielle le déniche dans les latrines.

— Thiers, arrive ici, on te demande.

Plus mort que vif, il sort de sa cachette, la culotte à moitié bas. Le policier lui donne le temps de se reculotter, et l'emmène.

Un comité de police de trois personnes, en tête, le marquis Du Castelet, s'était formé à bord de la Reine-Louise ; sans doute poussé par les marins hostiles à Thiers, arguant peut-être de quelque propos inconsidéré lâché par ce bavard, ce comité l'a dénoncé au gouvernement de Sa Majesté Catholique.

Dans quelle prison l'a-t-on enfermé ? Mystère ! Deux jours plus tard, un individu déguenillé, un valet de bourreau, apporte un billet de lui. Fonvielle sait maintenant où le joindre. A force d'argent, il améliore le sort du prisonnier. Comme on l'a interrogé sur son voyage autour du monde autant que sur ses relations avec Fonvielle, il est facile de deviner d'où vient le coup. Le chevalier dénonce à son tour le comité de police de la Reine-Louise, et obtient la libération de son ami.

Après la journée du 9 Thermidor, Thiers regagne Marseille. Il décroche le poste d'accusateur militaire. Il en profite pour tirer de prison un capitaine ami de Fonvielle, et un personnage autrement intéressant pour son propre avenir, Lucien Bonaparte, qui, dénoncé aux représentants Chambon et Guérin par la municipalité de Saint-Maximin où il a joué les Brutus, est arrêté à Saint-Chamans et incarcéré à Aix. Son frère Napoléon et sa mère multiplient les démarches pour le tirer de là ; avec l'aide du citoyen accusateur militaire, ils y réussissent.

Si l'on ne le savait, on ne se douterait certes pas que Thiers était marié. Sa femme, Catherine Fougasse, meurt le 13 ventôse an V — 3 mars 1797. Cinq semaines plus tard, le 29 germinal an V — mardi 18 avril 1797, l'officier d'état-civil enregistre la naissance, à deux heures une décime, le 26 germinal précédent, soit le samedi 15 avril, d'un garçonnet prénommé Marie-Joseph-Louis-Adolphe, fils de Marie-Madeleine Amie, demeurant avec sa mère, 15, rue des Petits-Pères, île V, et de Pierre-Louis-Marie Thiers, actuellement absent. Le 13 mai suivant, à sept heures cinq décimes, le même officier d'état-civil enregistre le mariage des parents.

Marie-Madeleine Amie, née à Bouc le 6 juillet 1774, est fille d'un négociant marseillais, Claude Amic, que la ville de Marseille avait envoyé à Constantinople comme délégué général du Commerce. Il y épousa Marie-Santi Lhomaca, dont la sœur Elisabeth s'était mariée, le 25 octobre 1754, à Louis de Chénier. Amie eut un fils, Jean-Antoine, qui s'en alla commercer à l'île Maurice où il mourut en 1828, âgé de cinquante-huit ans, et une fille, Marie-Madeleine. Il était mort quand elle mit au monde un bébé qui se trouvait être cousin issu de germain d'André et de Marie-Joseph Chénier.

Chassé de Marseille, a-t-il prétendu, par les suites du coup d'Etat du 18 fructidor — 4 septembre 1797 —, Louis Thiers, après son mariage, disparut sans laisser d'adresse. Au cours de l'année 1799, Fonvielle, installé à Paris où il fondait l'Académie des Ignorants, dont il s'octroya le secrétariat perpétuel, se demandait ce qu'il était devenu lorsqu'un beau jour le petit homme débarqua chez lui, resplendissant d'or et de diamants. Fonvielle ouvrit de grands yeux, et l'interrogea. Louis Thiers raconta comment Lucien Bonaparte lui avait témoigné sa reconnaissance en l'attachant au service des vivres de l'armée d'Italie. A Milan, il avait en outre opéré dans la ferme des jeux publics. Il revenait avec un million et demi, disait-il : en réalité, cent mille francs sur lui, et trois cent mille francs de papier, qu'il encaissa sans difficulté. C'était déjà un joli denier.

Fonvielle veut le retenir à dîner. Bien au contraire, c'est lui qui entraîne son ami à l'hôtel de l'Europe où il est descendu. Ma famille m'attend, explique-t-il. — Tu as ici ta famille ?Tu verras ça, mon ami : partons, ma voiture est à la porte. — Ah ! Tu n'es pas venu à pied ?Veux-tu qu'un homme comme moi se ravale jusqu'à descendre au niveau de cette canaille de piétons qui obstrue les rues de Paris ?

En sortant, il appelle son domestique, un grand diable bien planté, qui, fort respectueusement, leur ouvre la portière de la voiture. A l'hôtel de l'Europe, Thiers occupe un vaste appartement qu'il embellit en plaçant de l'argenterie sur toutes les cheminées et sur toutes les tables. Et Fonvielle admire encore un superbe piano sur lequel préludait une jolie personne qui m'était inconnue, mais de la dernière élégance ; un guéridon magnifique auprès duquel travaillait une jeune dame qui me sembla un peu mélancolique, mais dont la figure peignait la douceur, autant que la mine de l'autre annonçait la finesse et l'esprit pétillant. Et puis une bande d'enfants : Louiset, Germain et Lolotte connaissent déjà Fonvielle et lui sautent au cou ; on le présente aux autres comme le meilleur ami de leur père. Après un dîner somptueux, Fonvielle profite des bonnes dispositions de son hôte pour se faire rembourser les avances qu'il lui avait consenties jadis. Il avait eu soin de prendre d'ailleurs un jugement consacrant ses droits. Le petit homme s'exécute galamment, et l'on jette le jugement au feu.

A quelque temps de là, Louis Thiers se passe la fantaisie de devenir propriétaire. Il achète deux terres aux environs de Coutances, rien moins qu'un comté et une baronnie. En compagnie de Fonvielle, il en va prendre possession. Par malheur, il ne peut payer le prix d'achat parce qu'il y eut des obstacles judiciaires. Et bientôt il a dissipé le capital rapporté d'Italie. L'une de ses deux compagnes prend son parti en femme de tête et de cœur ; l'autre, Catherine Cavalieri, douce comme un mouton, s'attache à lui ; il l'avait cueillie à Bologne. Il postule une petite place, et, en attendant, se fait héberger par Fonvielle. Leurs efforts combinés réussissent à le faire nommer percepteur à Beaucaire. Fonvielle avait eu la précaution de mettre la main sur les derniers débris de sa fortune, et ne les lui rendit qu'au moment de verser le cautionnement requis. Le nouveau percepteur ne demeure pas longtemps à son poste. En octobre 1804, il demande un congé de six semaines. Le 22 décembre il part, et on ne le revoit plus. En examinant ses comptes, on s'aperçoit qu'une somme de 43.805 francs 65 centimes est partie avec lui.

Le parquet de Nîmes entame une procédure, et décerne contre lui un mandat d'amener à Marseille et à Menton. On le cherche à Beaucaire, à Aix, à Marseille, à Monaco. Sur un renseignement fourni par le parquet de Menton, le substitut du procureur général impérial de la cour criminelle du Gard envoie une expédition du mandat d'amener au préfet de Bologne, et réclame son justiciable. C'est bien là qu'il se cache, sous le nom de Bronde qui est celui de sa mère, et que la police le découvre en juin 1805. Il s'est réfugié au pays de Catherine Cavalieri qu'il fait passer pour sa femme. La supercherie découverte, la police constate qu'il n'a ni papiers en règle, ni moyens de subsistance. On l'arrête avec sa maîtresse et sa fillette.

Fouché se renseigne auprès du ministre des Finances qui confirme le déficit de la caisse et la fuite du percepteur ; il prie Marescalchi, ministre des Relations extérieures du royaume d'Italie, d'ordonner la remise du délinquant aux mains du magistrat de sûreté de l'arrondissement de Nîmes, après qu'on se sera assuré que l'individu arrêté est bien celui que l'on cherche. Le ministre de la Police demande aussi des renseignements à Permon, commissaire général de police à Marseille et propre frère de la duchesse d'Abrantès. Permon expédie le 15 juillet un rapport où les erreurs se mêlent agréablement aux vérités. C'est lui qui indiqua au préfet du Gard, Dalphonse, la fausse piste de Menton. Il note qu'après son coup fait, Louis Thiers passa à Marseille voir sa mère, qui vit retirée à un deuxième étage et habite avec sa fille Mme Gratton.

Le 28 juillet, le préfet Dalphonse annonce publiquement à la foire de Beaucaire l'arrestation de Thiers. Permon communique la nouvelle aux magistrats de Marseille qui la transmettent à leur collègue de Nîmes, lequel s'attend chaque jour à voir arriver le sieur Thiers entre deux gendarmes. Le sieur Thiers n'arrive pas. Que se passe-t-il ?

Le 14 novembre 1805, le préfet du Gard se plaint à M. le Conseiller d'Etat Pelet de la Lozère, chef du troisième arrondissement de la police, de n'avoir reçu aucune nouvelle du prisonnier depuis le 14 août ; le ministre des Finances lui demande compte des poursuites : il ne peut rien répondre. Le 15 mars 1806, nouvelle plainte ; des bruits courent ; Thiers aurait été relâché, renvoyé en France sur parole, et, installé à Lyon avec la Cavalieri, sur le point d'être employé dans le département du Rhône. Le préfet n'en croit rien, mais est bien obligé de constater que Thiers, arrêté depuis huit mois et expédié à Nîmes, n'a pas encore rejoint sa destination. Comme le substitut ne peut suspendre plus longtemps les poursuites, le coupable sera jugé par contumace, échappera à la peine, et ce sera une prévarication de plus restée impunie. Pelet de la Lozère répond que le 1er août précédent il a prié le ministre des Affaires Etrangères de faire le nécessaire pour que le délinquant soit conduit à Nîmes, et que depuis il n'a pas connaissance que ce ministre ait rien fait. Or, ce ministre est Talleyrand.

Le 7 juillet 1806, c'est au tour du substitut de Nîmes de se plaindre à Pelet de la Lozère. Voici un an que le sieur Thiers est arrêté, et voici un an que l'on ne peut savoir ce qu'il est devenu ! Le préfet de Bologne ne répond pas, M. le conseiller d'Etat pas davantage, et le préfet du Gard ne sait rien. En attendant, les redevables escroqués murmurent parce qu'on les oblige à payer une seconde fois. Que veut-on qu'il fasse ? Les fonctionnaires publics infidèles doivent être poursuivis et punis, à ce sujet je ne veux pas qu'on m'accuse de négligence.

Le 23 juillet, ce magistrat reçoit enfin une réponse du préfet de Bologne, San Reno : Thiers a bien été arrêté comme l'annonçait sa lettre du 22 août de l'année dernière, et dirigé sur Parme, sous la garde du colonel Pépin ; San Reno affirme avoir pris les précautions nécessaires : il ne sait vraiment pas comment il se fait que Thiers ne soit pas encore à Nîmes.

Voilà de quoi jeter sa langue au chat ! Le substitut s'y disposait peut-être, quand, le 30 juillet 1806, Permon annonce à Pelet de la Lozère que, grâce à la diligence de l'inspecteur en chef Sicar, Louis Thiers vient d'être arrêté à Marseille, et conduit à Nîmes sous bonne escorte. Et voici le mot de l'énigme : sitôt arrêté, Thiers, à qui son ami Fonvielle reconnaissait une extraordinaire puissance de mensonge, écrit à Talleyrand cette lettre mirifique :

Des prisons de Monte S. Joanis à Bologne. — Monseigneur, plusieurs motifs m'encouragent à oser recourir à votre protection. Enfant, ce fut à la recommandation de M. le comte de Périgord, cordon bleu, gouverneur du Languedoc, que je fus admis à l'Ecole royale de Sorèze, où plusieurs fois j'ai vu mes faibles succès couronnés de ses mains. Mon éducation finie, ce fut encore à votre respectable parent que je dus l'honneur d'être admis, cadet gentilhomme, dans le régiment de Condé-Lautrec cavalerie, en garnison à Castres. Plus tard, il y a dix-huit mois, j'eus l'honneur de vous être particulièrement recommandé, Monseigneur, par madame Bonaparte, mère de notre Auguste Empereur, et par M. Lucien son frère.

Ces honorables recommandations me procurèrent de votre part, Excellence, l'honneur d'une audience particulière, dont le résultat fut que vous daignâtes me promettre que je serais porté sur vos tableaux pour la première place vacante dans la diplomatie.

Monseigneur, tous ces souvenirs ont pour but de vous prouver que je ne suis ni un méchant homme, ni un Français méconnu.

Hé bien ! Excellence, venu dans ce pays avec ma femme et ma fillette âgée de six ans, pour des intérêts de famille — ma femme est italienne —, une intrigue digne du plus atroce machiavélisme m'a fait arrêter ; après trois mois de séjour sans trouble, on me détient, ma femme et mon enfant, en prison, depuis onze jours, au secret, quoique malade et blessé, me privant du secours de ma femme, sans vouloir nous élargir, ou nous entendre.

Daignez, monseigneur, nous faire obtenir cette justice, les égards que l'on doit partout et toujours à l'homme honnête et à ma qualité de Français.

Pardon si ma lettre est si mal peinte. Je suis presque aveugle par une humeur rhumatismale qui s'est portée sur les yeux et qui depuis vingt-trois jours me fait souffrir des douleurs affreuses.

 

En post-scriptum : Monseigneur j'ose vous observer que jusqu'à ce jour je n'ai point à me plaindre de la police de cette ville ; c'est un préteur de la petite ville de Cento, homme méchant, intéressé dans mon affaire, que j'accuse et prends à partie, à qui seul nous devons les vexations dont nous sommes victimes et contre lesquels nous vous supplions, Excellence, de vouloir bien nous placer sous le puissant égide de notre auguste empereur.

Ceci explique peut-être pourquoi Talleyrand ne répondit rien aux lettres de Fouché. Sans doute ne remarque-t-il pas que le régiment de Condé-Lautrec n'a jamais existé.

Mais ce n'est pas tout. A Bologne même, la langue dorée du petit homme lui concilie adroitement les sympathies nécessaires. Pour lui, deux personnages présentent une importance capitale : le chef de la police de Bologne, Ceregalli, et le colonel Pépin, commandant les troupes de la division militaire. Il commence par obtenir du premier que le second soit chargé de le faire escorter. L'escorte se composera momentanément d'un seul soldat français. Le petit homme réussit à illusionner complètement Ceregalli, et a bien raison de dire qu'il n'a pas à se plaindre de la police de Bologne. Voici la fin d'une lettre de Ceregalli à Moreau de Saint-Méry, administrateur de l'Etat de Parme : J'ose recommander de mon côté à Votre Excellence cet individu, qui par son nom, son éducation et ses malheurs, et d'ailleurs d'après les pins respectables recommandations, mérite les égards les plus généreux.

Quant au colonel, il le munit bénévolement de ce viatique : Pépin, colonel du 9e régiment d'infanterie de ligne, officier de la 9e cohorte de la Légion d'Honneur ; je certifie que le préfet del Reno a remis sous ma garde le sieur Thiers ; j'en ai répondu. Ayant la plus forte confiance dans la probité du sieur Thiers, je l'autorise à se rendre sous sa parole d'honneur à Nîmes, pour se mettre à la disposition du préfet le jour même de son arrivée. Je certifie en outre que le sieur Thiers voyage avec sa femme et sa fille ; je prie en conséquence les autorités civiles et militaires tant du royaume d'Italie que de l'Empire français, de le laisser passer librement et de lui prêter assistance au besoin. Ceci pour lui tenir lieu de passeport.

Nanti d'un pareil document, il n'est pas difficile au sieur Thiers de se débarrasser de son unique soldat d'escorte, et de se promener à sa guise. En l'arrêtant, Permon constate que c'est le seul papier avec lequel il voyageait : Cet individu n'a pu justifier avec quels papiers il est sorti de France pour aller en Italie et en Allemagne. Toutes ses réponses à cet égard ont été très évasives. Evidemment.

Transféré de Marseille à Nîmes le 15 août 1806, il subit un interrogatoire. Il sera poursuivi pour divertissement de deniers publics. Mais, ajoute le préfet Dalphonse, fonctionnaire désabusé, dans une lettre à Pelet de la Lozère, je ne suis pas sûr à beaucoup près qu'il subisse la peine de la loi. Le sieur Bresson, ex-receveur général de ce département, en débit de plus de trois cent mille francs, arrêté par mes soins et dénoncé par moi, a été déclaré coupable de divertissement de deniers publics et acquitté sur l'intention. Des exemples pareils donnent la mesure de ce qu'on peut attendre des jurys. Et il envoie une pointe au colonel Pépin : Il me paraît bien étonnant que M. Pépin ait cru pouvoir avoir la plus forte confiance en la probité du sieur Thiers, et l'autoriser à se rendre librement ici sur parole d'honneur, tandis qu'il était placé sous sa sauvegarde pour être transféré ici. Avec des mesures semblables, il est facile au coupable de s'échapper et d'éluder les lois, et les poursuites des fonctionnaires qui ne connaissent que leur devoir et mettent du prix à le remplir. Que dut dire le préfet lorsque Thiers fut élargi ? Lucien Bonaparte payait sa dette de 1794.

Catherine Cavalieri, qui subvint aux besoins de son amant emprisonné, retourna en Italie, au sein de sa famille. Sa fille se réfugia à Marseille chez des parents. Quant au petit homme, il prit allègrement le chemin de Paris, et s'installa chez son ami Fonvielle.

En 1814, le chevalier qui, outre son Académie des Ignorants, fondait des sociétés et des banques plus ou moins viables, écrivait quinze mille vers en moins de deux mois, une comédie en quatre jours et une tragédie en sept, refusées d'ailleurs par tous les théâtres, qui prétendait tirer quinze à vingt mille francs par an des quinze volumes de Mémoires qu'il avait en chantier, s'était installé à Pantin où il exploitait une carrière de pierres. Sous la menace de l'invasion, il décide de renvoyer les femmes, et de ne pas bouger de chez lui : Je resterai ici avec Thiers, mon jardinier, mes charretiers et mes ouvriers.

Thiers lève la tête en entendant son nom, et considère Fonvielle avec des yeux disant clairement qu'il n'est pas tout à fait de cet avis. La nuit du 28 au 29 mars, Fonvielle reçoit l'avis qu'il ne faut pas différer le départ. Il rassemble ses charretiers ; sur huit charrettes, sa femme fait charger tous les objets qu'elle peut emporter. Thiers prend les devants, se retournant à chaque instant pour voir si l'armée ennemie ne débouche pas de Pantin. Il ne s'arrête qu'à la barrière, pour attendre la caravane ; elle se dirige 21 rue Lepelletier, où Fonvielle a son appartement, et où on décharge les charrettes.

Le lendemain, le canon tonne. Thiers persécute Mme de Fonvielle pour qu'elle passe sur la rive gauche et s'installe au faubourg Saint-Germain. Elle refuse. Le 30, après dîner, le petit homme disparaît. On ne sait où il est allé. Ses hôtes ne le reverront que plusieurs années plus tard.