Les peuples ont, comme les individus, une vie propre : cette vie est leur histoire. Ils naissent, grandissent et meurent suivant une évolution logique, dont certaines étapes marquent les différentes phases. Les périodes les plus importantes, et les plus intéressantes de l'histoire des peuples, comme de la vie des individus, sont celles où se préparent et éclatent les crises qui déterminent une phase nouvelle de l'évolution. Pour la nation française, le règne de Philippe-Auguste nous est apparu comme une de ces périodes où les événements comportent plusieurs solutions différentes, qui peuvent entraîner un peuple dans des voies diamétralement opposées. Sous ce règne, Renaud de Dammartin synthétisa les qualités et les défauts de sa caste, en résuma les aspirations, et fut l'homme qui s'efforça d'en assurer la prédominance. C'est donc le type du grand seigneur féodal français à la fin du XIIe et au commencement du XIIIe siècle. Personnellement, il est beau, courageux et fort, intelligent et instruit. En tant que partie de la féodalité considérée comme une entité sociale, il combat logiquement, fatalement pour assurer son indépendance et sa souveraineté de grand seigneur terrien dans sa terre. Ses ancêtres ne dépendaient de personne et étaient les maîtres chez eux : il voulut vivre comme eux, et cet état d'âme était alors celui de tous les possesseurs de grands fiefs. Ils considéraient le roi comme un de leurs pareils, et ne voulaient pas que sa suzeraineté nominale devint effective, ni que sa puissance territoriale s'étendît de manière à lui permettre de les dominer, de devenir leur maître au lieu de rester leur égal. Le roi triompha grâce à son alliance avec la bourgeoisie : aux yeux des gens des communes, il symbolisait l'unité de la nation française, dont le sentiment ne se perdit jamais. Précisément parce que les grands feudataires représentaient un principe entièrement en opposition avec celui de l'unité, ils ne le comprirent ni alors, ni plus tard. Et c'est aussi la raison pour laquelle les historiens qui ont reproché à Renaud de Dammartin de porter les armes contre son pays ont commis un anachronisme. Comment veut-on que lui, le noble de la grande époque féodale, ait eu le sentiment qu'il appartenait à une nationalité quelconque, alors que ce sentiment n'était pas encore entré dans l'esprit des gens de sa caste qui émigrèrent sous la Révolution ? Sa nation, son pays à lui, c'était sa terre. Il faut se placer à ce point de vue pour juger sainement sa conduite. Ce que l'on peut, ce que l'on doit lui reprocher, c'est d'avoir méconnu le lien féodal et de s'être rendu coupable de félonie envers son suzerain, celui aux mains de qui il avait prêté l'hommage-lige. On a vu que cette préoccupation retarda longtemps la défection de Ferrand, et que dans une cérémonie, qui ne fut guère qu'une comédie, mais n'en fut pas moins jugée nécessaire par le comte de Flandre, il demanda l'assentiment de ses barons avant de se dégager du lien féodal qui l'unissait au roi de France. L'ambition du comte de Boulogne, plus que le ressentiment peut-être, le poussa à la révolte finale qui le perdit. D'ailleurs, le malheureux expia cruellement sa faute. En somme, quelle que soit l'opinion que l'on ait sur son compte : c'est une figure. Nous avons essayé de la reconstituer de notre mieux, et nous nous estimerons heureux si l'on juge que nous avons réussi dans cette tâche. FIN DE L’OUVRAGE |