RENAUD DE DAMMARTIN

 

CHAPITRE XII.

 

 

JUILLET 1214-1231

LES SUITES DE BOUVINES. — INCIDENT DE BAPAUME. — CAPTIVITÉ DE RENAUD DE DAMMARTIN. — MORT DE LA COMTESSE IDE. — TENTATIVES POUR L'ÉLARGISSEMENT DE RENAUD. — SA MORT. — SON ENSEVELISSEMENT.

 

Le premier soin de Philippe-Auguste fut d'envoyer un messager annoncer la victoire à son fils ; en quittant le champ de bataille, il se rendit à Bouvines, où il avait l'intention de passer la nuit. C'est là qu'on lui présenta le dragon doré qui avait servi d'enseigne à Oton ; il ordonna qu'on y fit les réparations nécessaires, et l'envoya par la suite à Frédéric de Hohenstaufen.

Quant aux Français, ils ramassaient tout le butin qu'ils trouvaient sur le champ de bataille, et pillaient les nombreuses voitures abandonnées par les Impériaux. De toutes parts on ramenait des prisonniers : il y en eut tellement que l'on manqua de cordes pour les attacher. Dans le nombre se trouvaient cinq comtes, vingt-cinq barons de haute noblesse et plus de trois cents chevaliers. Lei cinq comtes étaient ceux de Flandre, de Boulogne. de Salisbury, de Loos et de Tinquenebourg. Sur la liste des prisonniers nous pouvons relever des noms que nous connaissons : Raoul le Bigot, frère de Guillaume Longue-Épée ; Hellin de Wavrin, sénéchal de Flandre ; Arnoul d'Audenardes ; Rase de Gavre ; Évrard d'Ifke ; Robert de Saint-Léonard ; Gautier de Gistelles ; Bernard d'Ostermale ; Gérard de Randerode ; Baudouin, châtelain de Lens ; Hugues de Bailleul ; Manassès de Conti ; Jean de Gistelles ; Gilbert de la Capelle ; Saher de Hestru, etc.[1]

Dans la soirée, Philippe-Auguste fit amener en sa présence les plus nobles d'entre eux ; il les harangua, et annonça qu'il leur faisait grâce de la vie. On les plaça ensuite sur des chariots.

Le lendemain, l'armée française se mit en route pour Douai, où elle passa la nuit, et le surlendemain elle arriva à Bapaume. En cette ville, Philippe-Auguste reçut un rapport l'informant que le comte de Boulogne avait trouvé le moyen de dépêcher un émissaire à Oton, pour lui conseiller de rallier à Gand les débris de ses forces, d'y lever de nouvelles troupes, de demander l'aide des communes de Flandre, et de recommencer la guerre contre les Français. Outré de colère, le roi se précipita vers la tour où Renaud était enfermé avec Ferrand ; il se fit conduire dans la chambre où ils étaient gardés, et, s'adressant au comte de Boulogne, il éclata en reproches amers sur son passé : il lui rappela la. trahison de son père Aubri, aux biens et aux titres duquel il lui avait cependant permis de succéder ; le mariage qu'il lui avait fait contracter avec la comtesse de Boulogne, pour lui faire obtenir un comté, ce dont Renaud l'avait remercié en s'alliant une première fois avec le roi d'Angleterre ; sa rentrée en grâce et le don de nouveaux fiefs, le faisant seigneur de cinq comtés : en réponse à de pareils bienfaits ; le comte avait soulevé les Anglais, les Allemands et les Flamands contre son seigneur ; pour comble de bonté, le roi venait de lui faire grâce de la vie, bien qu'il *ait voulu lui prendre la sienne, et voilà que de nouveau il appelait à la guerre les ennemis de la France ! Cette fois encore, Philippe-Auguste voulait bien lui laisser la vie, puisqu'il avait engagé sa parole ; mais il lui promit de le faire enfermer dans une prison si dure, qu'il aurait tout le temps d'y expier ses crimes, et qu'il y regretterait la mort[2].

Pendant que le roi de France regagnait Paris au milieu d'une ovation triomphale sur tout son parcours, le comte de Boulogne fut transporté de Bapaume à Péronne, où on l'enferma dans la Tour-Neuve du château. On lui mit aux pieds des entraves réunies par une chaîne si courte, qu'elle laissait à peine au prisonnier la faculté de faire un demi-pas. Une autre chaîne, rivée au milieu de celle-là et longue de dix pieds, était fixée par son autre extrémité à un billot si lourd que deux hommes avaient peine à le remuer, chaque fois que les nécessités de la nature forçaient le comte à se déplacer. Pour le garder, le roi mit auprès de lui un homme sûr, Guillaume de Prunai, avec neuf autres chevaliers. Renaud ne pouvait compter sur aucune chance d'évasion.

Philippe-Auguste traita le 18 septembre à Chinon avec Jean-sans-Terre, et le 24 octobre à Paris avec la comtesse de Flandre : il fut stipulé par clause spéciale que le comte de Boulogne restait en dehors de ces traités.

Les conséquences de la bataille de Bouvines furent incalculables pour l'avenir de la dynastie capétienne, et pour l'évolution historique des provinces françaises dans le sens de leur unité. Philippe-Auguste avait accompli l'œuvre qu'il se proposait au début de son règne ; aussi cette campagne fut-elle la dernière qu'il dirigea en personne. Il avait définitivement affermi le pouvoir royal : à l'inverse de ses ancêtres, il n'eut pas besoin de faire reconnaître son successeur de son vivant, pour assurer l'hérédité du trône à sa famille Louis se sentit même assez fort pour ne se faire couronner que trois semaines après la mort de son père. L'écrasement de Renaud do Dammartin ôtait pour longtemps à la féodalité du Nord toute velléité d'indépendance[3]. A l'extérieur, la prédominance de la France était assurée, ce qui donnait toute liberté à son développement intérieur.

Aussi la victoire de Bouvines eut-elle un retentissement inouï ; instinctivement peut-être, le peuple de France se rendait compte des résultats qu'elle aurait dans l'avenir. Pour donner une idée du point auquel elle frappa les esprits, nous citerons quelques faits caractéristiques.

Ingeburge, la femme du roi de France, n'inscrivit que trois notes sur son Psautier, pour se rappeler la date des faits qu'elle considérait comme les plus importants de son existence : la première est au jour de la mort de son père et de sa mère ; la deuxième, au jour de la mort d'Éléonore de Vermandois, sa plus chère amie ; la troisième est ainsi conçue : Sexto kalendas Augusti, anno domini M° CC° quarto decimo, veinqui Phelippe, li rois de France, en bataille, le roi Othon et le conte de Flandres et le conte de Boloigne et plusors autres barons[4].

Sur la porte Saint-Nicolas d'Arras, qui fut construite en 1214, on grava l'inscription suivante :

Maistre Pierre de l'aboie

Fist de ceste euvre la maistrie,

En apres l'incarnation

Jesu ki soffri passion

Eut XII cens et XIIII ana,

Que ceste porte faite estans

Fut, quant Sire de cest pais

Estoit Messire Louveys,

Li tiu Phelipe le buen roi.

Flamenc li flarent maint desroi,

Mais Dieu le Roi tant onora

Que as gens avieuc lui mena,

Cacha de camp en mais d'un jor

Oton le fans enapereor,

Et prit V contes avœc lui,

Ki li orent fait maint anui.

Si ert de vengier desirans,

Li uns eut nom li cuens Ferrans,

A cui est Flandres et Hainaus,

Et li autres fust cuens Renaus,

De Dantmartin et de Boloigne ;

Et li tiers fust d'oultre Coloigne,

Si ert de Tinkeneborc sire ;

Li quart fust cuens de Salesbire,

Ce fu Guillaumes Longespée,

Qui por la guerre ot mer passée ;

Frere estoit le roi d'Angleterre,

Ki ja ot nom Jehan-Sans-Terre ;

Et li quins fu li quens de Lus,

Et III cens chevaliers et plus,

Que mort, que pris sans nul delai

Entre Bovines et Tornai.

Avint ceste chose certaine

El mois de juil une demaine

V jors devant aoust entrant,

El droit XXXVI ans devant

Ces V jors mains avec Il mois,

Fu primes coroné li Rois,

Et III cens [ans] devant et VI

Fut desoraine desconfis

Otenus emperere molt fiers,

Si le venquit li Rois Lohiers[5].

En commémoration de son triomphe, le roi fit élever auprès de Senlis l'église de Notre-Dame de la Victoire.

Enfin voici un écho de la chute retentissante du comte de Boulogne ; c'est une sorte de pamphlet, en forme de tenson, et dont le texte est une querelle entre Renaud et son roncin Vairon. Le titre en est : Du plait de Renart de Dammartin contre Vairon son roncin.

Oiez une tenon qui fu fete pieçà ;

Mise fu en eserit du tens de lors ença,

Renart de Dantmartin à son roncin tença,

Et son roncin à lui, mès Renars commença.

Vairon avoit à non cel roncin que je di,

Quant à lui ramposner son seignor entendi,

Et Vairon autressi ramposne li rendi,

Que débonèreté nule ne respondi.

Ne Vairon ne li sires, nus de ces deux n'ert sains,

Vairon fu foible es jambes, de ce valoit-il mains,

Et li sire crolloit de la teste et des raine ;

Toutes eures parla li sires premerains.

— Vairon, que ferai-je puisque vous méhaigniez ?

Bien voi que mult par tens serons descompaigniez :

Crollant vois de la teste et vous devers les piez ;

Quatre en soliez avoir, or estes à trois piez.

— Sire, ne me devez mon meshaing reprochier,

Quar onques nule beste ne pœz chevauchier

Qui puisse desor vous amender ne fronchier :

C'est tout par vostre crolle et par vostre hochier.

— Onques por mon eroller n'éustes greignor paine ;

Encore avez bon dos, eschine entière et saine,

Et si vous faz sainier en chascune quinsaine,

Mès c'est droite foiblèce qui ainsi vous démaine.

— Sire, c'est par vos coupes certes que foibles suis,

Quar je ne goust d'avaine se n'estes à autrui,

N'onques mon escient en vostre ostel ne gui,

Qu'éusse jor et nuit de vèce c'un seul glui.

— Sui-je en vo dangier, orguillex plains de bote ?

Ce est redoterie qui ainsi vous déhoche,

Et les jambes devant vous ploient comme croche,

Ne gart l'eure que chiens facent de vous lor noce.

— Sire, vous n'alliez pas, ce m'est avis, mon vivre,

Qui à chiens par parole si fetement me livre ;

Mès ainz que mi costé soient de char délivre,

Serez-vous mainte foiz, je croiz, tenuz por yvre.

— Vairon, ce croi-je bien, que vous a-il cousté ?

— Sire, tant que g'i ai durement escoté.

Tel foiz avez béu que je n'en ai gousté :

Après si s'en sentoient durement mi costé.

— Vairon, nous ne vivez fors por moi domagier,

Quar onques ne vous poi ne vendre n'engagier ;

Il n'est nus qui vous voit ces jambes souglacier,

Qui puis vous achatast, s'en devoie enragier.

— Sire, pensez de vous, si ferez mult que rage ;

Se je sui afolez, c'est vostre grant domage.

Mors estes se n'estoit de Nantuel le lingnage,

Que por autre achater n'avez argent ne gage.

— Ahi ! Mauvès roncin, de tout bien decéu,

Ainz que je vous éusse en oi-je maint éu.

— Je croi bien, vous avez par tant biau jor véu

C'or sont li donéor et mort et recréu.

— Tu mens voir, ains ne fui de si grant acointanœ

Com je sui orendroit ; et saches sans doutante,

C'onques tant ne vausis en ta greignor poissance

Com fet ce que me done par an le roi de France.

— Vous done dont li rois ? — Oïl, biaus dons et buena,

L'évesque de Biauvais et de Saint-Pol II quens,

Li sires de Nantueil, qui est miens et je suens,

Et li sires des Barres, dont li maugrez soit tuens.

— Onques por Dieu n'aiés maugrez ne male grâce,

Soit de moi ou de vous, qui mies porra, si face ;

Se je ne vous guerpis prochainement la place.

Si la me lerez-vous, quar la mort vous menace.

— Oiez, ce dist le mestre, quel ramposne ci a !

Que penduz soit-il ore quant la mort m'envoie.

N'a encor pas granment â terre me rua :

Malement le démaine flectamus jenua.

— Sire, puisque vous dites que foiblement vous port,

Porquoi n'achatez vous et meillor et plus fort ?

— Je ne puis. Tu m'a dis que donéor sont mort :

Je suis cil qui par force à sa vielle se dort.

— Bien voi que mon service mauvèsement emploi ;

Tant m'alez ramposnant que je les jambes ploi.

Ja n'en perdrez jornée por ce se j'afebloi,

Que porter ne vous puisse chacun jor à Trambloi.

— Vairon, ne m'aimes gaires, ainsi comme il me samble

Qui me va ramposnant que ma teste me tramble ;

Més se je por denier demain ne te dessamble,

N'auras pas longuement et cuir et char ensamble.

— Et que ferez-vous donques, dites-le moi se viaus ?

— Volentiers, mès li dires ne te sera pas biaus :

Je te ferai venir un ouvrier de coutiaus,

A tranchier les ataches à quoi tient tes mantiaus.

— Sire, vous soliiez fére de moi tel teste.

— Voirs est. Or en ferai com d'afolée beste.

Ton cuir ferai oster des piez et de la teste,

Si c'on pourra veoir à descouvert le feste.

— Sire, dont vendra ce que li vilains retret,

Quar li vilain sent dire de bien fère cou fret.

Se preniiez bien garde ans biens que vous ai fet,

Si me devriiez-vous un an garder contret.

— Honis soit, dit le mestre, qui vous tendra en mue !

Puisque derrier devez corner la recréue,

Vostre char ert ans chiens, moi ne chaut qui li rue.

J'aurai argent du cuir, la paume me menjue.

— Or vous courouciez-vous, sire ; bien voi l'afère,

Mès puisqu'il est ainsi que je ne vous puis piète,

Tuer pas ne me fetes, ainz me vendez por trère

A aucun charretier, où mon mies puisse fère.

— Vairon, c'est à bon droit que de blasme te rete,

Folz est qui de l'estable por nule rien te gete :

Tu n'es bons en charrue, ne por trère en charrete.

Je ne truis qui de toi barguingnier s'entremets.

— Sire, mult estes dur, s'en vous merci ne truis ;

Por Dieu, ne m'escondites de vostre estable l'uis.

Lessiez-moi d'une part : si vivrai se je puis ;

Quar trop redout la mort, chiens, ne continus, ne ruis.

— Et comment te leroie les mon roncin Fauvel,

Qui menjue s'avaine et son fain tout nove' ?

Se jeunes lez lui, ne t'en sera pas bel.

— Ne me chaut : trop redout les chiens et le coutel.

— Respit as de ta vie, encor vivre te lais.

A mengier averas ; or sueffre, et si te tais,

Mès c'ert par un covent : ne me ramposne mais.

— Mult volentiers, biaus sire. — Lors fu faite la pais.

La pais fut créantée si com Renars voloit ;

Se Vairon l'otria, nus blasmer ne l'en doit :

Les chiens et les coutiaus durement redoutoit,

Por ce est bien réson qu'au los son seignor soit[6].

On voit clairement dans ces vers l'allusion à la situation de Renaud visai-vis du roi de France. Quoi qu'il en soit, ce pamphlet raille et maltraite le comte de Boulogne ; il fut composé sans doute peu de temps après Bouvines, et eut un certain succès, puisque le texte que nous possédons commence par faire allusion à un texte plus ancien. Mais après la belle résistance de Renaud sur le champ de bataille, cette invective ne fait-elle pas penser au coup de pied de l'âne de la Fable ?

Tandis que Philippe-Auguste finissait glorieusement son règne en recueillant les fruits de son intelligence, de son activité et de son courage, les autres acteurs du drame de Bouvines terminaient leur vie assez misérablement : Oton, ne recevant plus d'argent anglais, ne put lever de troupes, et mourut pauvre, réduit à ses États héréditaires ; son rival Frédéric de Hohenstaufen était universellement reconnu empereur d'Allemagne. Jean-sans-Terre mourut d'indigestion en 1216, après avoir été forcé par ses barons de signer la Grande-Charte, et de reculer devant Louis de France qui avait envahi l'Angleterre. Henri de Louvain se décida à traiter une bonne fois avec le roi de France, et à s'allier avec Frédéric ; il mourut en 1235, âgé de soixante-dix-sept ans. Hugues de Boves reçut de Jean-sans-Terre une femme riche, et les comtés de Norfolk et de Suffolk ; afin d'y posséder un élément de domination indépendant des barons anglais, il embarqua à Calais, en novembre 1215, une foule de mercenaires, de femmes et d'enfants, en tout 40.000 personnes, qu'il comptait installer comme colons dans ses domaines. Mais une tempête l'assaillit en vue de Douvres, sur les bas-fonds de Godwin-Sands ; sa flotte entière fut submergée ; son corps fut retrouvé sur la grève, non loin d'Yarmouth. Le flot rejeta dans les ports et sur les plages de cette côte une telle quantité de cadavres d'hommes, de femmes, d'enfants dans leurs berceaux, que l'air en fut empoisonné ; heureuse- ment pour les riverains, les oiseaux de mer et les animaux marins eurent bientôt fait de tout dévorer. En apprenant cette catastrophe qui le privait d'un sérieux appui et d'un de ses serviteurs les plus dévoués, le roi d'Angleterre fut saisi d'une colère telle qu'il ne mangea pas de la journée[7]. Il n'oublia pas Hugues de Boves, et prit soin d'assurer l'existence des siens ; ainsi nous relevons à la date du 28 mars 1216 l'ordre donné au tailleur Guillaume de confectionner une robe pour la fille de Hugues[8].

Les biens que le comte de Boulogne avait possédés en France étaient confisqués depuis 1212 ; le prince Louis en eut le gouvernement jusqu'au jour où ils passèrent aux mains de Philippe Hurepel. Quelques vignes situées à Argenteuil en furent distraites et données à frère Guérin, en août 1215[9]. Quelque temps auparavant, le roi avait appris que Renaud avait confié en dépôt à l'abbé des Dunes une somme d'argent considérable : au mois d'avril 1215, il obligea l'abbé à lui remettre 600 livres d'esterlins à valoir sur cette somme, en garantissant, toutefois, que l'abbé ne pourrait être inquiété de ce chef[10].

En Angleterre, les biens du comte de Boulogne, malgré quelques vicissitudes, lui furent fidèlement conservés jusqu'à sa mort ; son maréchal, Robert de Dammartin, continua à les administrer. A propos de ces biens, Jean-sans-Terre écrivit, le 31 mars 1216, aux vicomtes de Lincoln et de Nottingham, pour leur ordonner de mettre le maréchal en possession de ceux que tenait Renaud dans leur comté ; par mesure de précaution, le roi leur recommanda de faire surveiller par les prévôts de Kirketon et de Dunham, avec toute la discrétion possible, la façon dont Robert de Dammartin et ses baillis percevaient les revenus dont ils étaient responsables envers leur maître, et de lui en rendre fidèlement compte. Toutefois, le 30 septembre 1216, Jean donna à Thomas Basset les terres que Renaud possédait à Norton et à Pidinton.

Lorsque le jeune Henri III monta sur le trône, la garde des domaines de Renaud fut enlevée à son maréchal, et confiée au Maître du Temple (25 juillet 1217) ; mais ce dernier abusa de sa situation et s'en appropria une partie ; le 28 septembre suivant, il reçut l'ordre de restituer le tout à Robert de Dammartin. Le 6 novembre, une lettre royale adressée aux vicomtes d'Oxford, de Nottingham, de Lincoln, de Roteland, et à Fauques de Bréauté, leur enjoignit à nouveau de remettre au maréchal les terres que le comte de Boulogne possédait dans leurs bailliages, et, en cas de mort de Renaud, Guillaume, archevêque d'Évreux, et le justicier Hubert de Burgh, étaient rendus responsables de la gestion de Robert de Dammartin. Cette année-là les manoirs de Dunham et de Kirketon furent donnés l'un à Fauques de Bréauté, l'autre à Simon Troussebut ; peu après, le fils de Guillaume le Maréchal, détenant la ville de Rihale qui devait appartenir à Renaud, reçut l'ordre de la remettre à Robert dans l'état et les conditions où le comte la possédait lorsqu'il fut pris en Flandre au service du roi (23 janvier 1218) ; les vicomtes de Roteland, d'Oxford et de Nottingham reçurent des ordres analogues le 19 juillet 1219. Robert de Dammartin eut un procès avec un certain Raoul Pluket, à qui il refusait la moitié de la ville de Dunham, que ce dernier réclamait du chef de son père Hugues Pluket, auquel le comte Mathieu d'Alsace en avait fait don ; la réclamation de Raoul Pluket fut reconnue valable (18 mars 1218). Le 7 mai 1222, le roi enjoignit au vicomte de Nottingham de protéger les biens et les vassaux du comte de Boulogne placés sous sa juridiction. Enfin en 1223, le vicomte de Roteland reçut l'ordre de s'emparer des terres de Renaud où les hommes n'avaient pas satisfait au service du roi[11]. Après la mort du comte, ses fiefs furent attribués à Richard de Cornouailles[12]. Mais les droits de ses héritiers n'en subsistèrent pas moins, car le 18 février 1230, Henri III, en donnant à Ralph, fils de Nicolas, le manoir de Dunham pour le tenir de lui comme l'avait tenu Renaud de Dammartin, stipula que si, à la faveur d'une paix ou de son plein gré, le roi restituait ce fief aux héritiers du comte de Boulogne, Ralph recevrait en compensation des biens de valeur équivalente[13].

Tel fut, en France et en Angleterre, le sort des biens qu'avaient possédés Renaud de Dammartin.

Pour lui, dès qu'il fut enfermé dans la Tour-Neuve du château de Péronne, il fut sans doute rejoint par son clerc, maitre Milon, qui passa d'Angleterre en Franco à ce moment ; par contre, Jean, son chapelain, resta en Angleterre où il continua à toucher les revenus qu'on lui servait dans le diocèse. de Winton[14].

Avant la fin des négociations entre Philippe-Auguste et Jean-sans-Terre, il fut un moment question de mettre à mort le comte de Boulogne, et de garder Ferrand en prison jusqu'à la fin de ses jours, si les Anglais se refusaient à échanger le fils de Robert de Dreux contre Guillaume de Salisbury. Nous inclinons à croire que ce fut une simple menace faite par Philippe- Auguste, pour obtenir ce qu'il désirait ; en tous cas, l'échange eut lieu et la vie de Renaud resta sauve[15].

La comtesse Ide, peu de temps après avoir appris le désastre de Bouvines, passa d'Angleterre en Flandre, et supplia la comtesse Jeanne. qui s'apprêtait à traiter avec le roi de France, d'intercéder en faveur de son mari. Les tentatives de Jeanne furent vaines, et Philippe-Auguste eut soin de mentionner dans le traité que Renaud n'y était pas compris. Cruellement éprouvée, Ide se retira à Sonnebeke, près d'Ypres (Flandre occ.) ; Walo de la Capelle, Ansiau de Caïeu l'accompagnaient encore. Au mois de mars 1216, elle donna à l'abbé et aux moines de Sonnebeke les trente sous de rente qu'elle percevait à la Saint-Jean sur son domaine de Rolers, soit dix sous pour célébrer l'anniversaire de son mari, Renaud de Dammartin, dix sous pour célébrer le sien, et dix sous pour celui de son oncle Henri. Elle mourut peu après le 21 avril 1216, figée de cinquante-cinq ans. Son corps fut rapporté à Boulogne, et enseveli à l'entrée de l'église Notre-Dame. Le mausolée qu'on lui éleva fut détruit par les Anglais. lorsqu'ils s'emparèrent de la ville au XVIe siècle[16].

Simon de Dammartin avait fidèlement suivi son frère, et fut banni du royaume en même temps que lui. Guillaume de Ponthieu empêcha sa fille d'accompagner son mari en Angleterre, et la garda auprès de lui. Lorsqu'il mourut, le 4 octobre 1221, Simon ne put recueillir son héritage : Philippe-Auguste fit acte de souverain dans le Ponthieu en y confirmant les chartes des communes. Mais le roi étant mort en 1223, Marie de Ponthieu s'adressa à son successeur Louis VIII, le supplia, rappela les services rendus par son père qui s'était particulièrement distingué à Bouvines, et finit par obtenir en 1225 une charte, datée de Chinon, qui accorda le droit d'hérédité aux enfants nés de son union avec Simon de Dammartin : son mari restait banni, et devait être traite en ennemi du roi s'il mettait le pied sans permission sur la terre du roi[17]. Après la mort de Louis VIII, et lorsque Blanche de Castille eut étouffé les révoltes des barons, Simon obtint de la régente l'autorisation de rentrer dans ses domaines, à la condition de reconnaître la validité des engagements pris et souscrits par Marie de Ponthieu : il ne. devait construire ni agrandir aucune forteresse, ni marier ses filles sans le consentement du roi ; ses communes et ses vassaux jurèrent de prendre parti pour le roi si le comte. violait ses engagements ; en cas d'infraction au traité, ses. terres seraient saisies, s'il n'avait pas donné satisfaction quarante jours après avoir été mis en demeure de le-faire. Enfin il fournit des cautions pour 10.000 marcs, et rendit l'hommage-lige[18]. Simon de Dammartin mourut le-21 septembre 1239, et fut enterré avec sa femme dans l'église de Valoires[19].

Quant à Mahaud, la fille de Renaud et de Ide, elle avait été élevée à la cour du roi et y demeura jusqu'à son mariage. avec Philippe Hurepel, qui eut lieu en 1216. Tous deux étaient fiancés depuis 1201. Le Hurepel ne fut armé chevalier qu'en 1222, et n'entra en possession de ses biens qu'en 1223, après la mort de son père. Louis VIII, qui avait -pour. lui une vive affection, le combla de biens. A l'avènement. de Louis IX, c'était un des plus puissants seigneurs du royaume : il porta l'épée au sacre du jeune roi, son neveu, après avoir signé le premier la lettre qui convoquait les prélats de France à cette cérémonie[20].

Renaud de Dammartin languit longtemps en prison. Il fut transféré du château de Péronne dans celui du Goulet : Philippe-Auguste avait fait construire cette forteresse sur une Ile de la Seine, l'Isle-aux-Bœufs, en face du village de Notre-Dame de l'Isle, un peu avant 1198, pour tenir en .échec un fort élevé par Richard Cœur-de-Lion dans l'île de Toéni. Un pont reliait le Goulet à la rive droite ; on y percevait un droit de passage, et le droit de pèche y était affermé[21]. Philippe-Auguste et Jean-sans-Terre y avaient signé le traité de paix du 18 mai 1200. Lors des campagnes .de Normandie, presque toutes les conférences entre les rois de France et d'Angleterre se tinrent entre le fort du Goulet .et celui de Boutavant. Aujourd'hui il no subsiste plus du (fort et du pont que quelques pierres de taille dissimulées sous l'herbe[22].

Une seule tentative fut faite pour obtenir l'élargissement du comte de Boulogne, lorsque la couronne de France échut à un enfant, et la régence à une femme[23]. Sous Philippe-Auguste, même sous Louis VIII, il eût été inutile de songer seulement à le faire sortir de prison. Mais à l'avènement de Louis IX, les grands féodaux relevèrent la tête. Lorsque Blanche de Castille convoqua les grands -du royaume au sacre de son fils, le 30 novembre 1226, plusieurs d'entre eux répondirent qu'ils ne consentiraient pas à s'y rendre tant que les comtes de Flandre et de Boulogne ne seraient pas mis en liberté, suivant la coutume de France lors des avènements : on aurait pu leur répondre que depuis l'incarcération des comtes, Louis VIII était monté sur le trône, et que personne alors n'avait réclamé leur délivrance. La régente, soutenue par Philippe Hurepel, ne céda pas, et les comtes de Champagne, de Bar, de Saint-Pol et de Bretagne n'assistèrent pas au couronnement. Une nouvelle révolte des grands se préparait, et il fallut l'énergie exceptionnelle de Blanche de Castille pour la réprimer[24].

Depuis le mois d'avril 1226, il était question de délivrer Ferrand. Sa femme, jolie et spirituelle[25], n'avait cessé de faire des démarches auprès de Louis VIII, qui laissait voir des dispositions favorables à son endroit ; Blanche de Castille, attachée à Ferrand par des liens de parenté, la soutenait auprès du roi. Sa libération fut enfin décidée, et fixée aux prochaines fêtes de Noël. Mais la mort subite de Louis VIII, le couronnement de Louis IX et les premiers embarras de la régence, firent reporter cette date au 6janvier 1227. En sortant de prison, Ferrand paya au roi 25.000 livres parisis, et lui livra Lille, Douai et l'Écluse tant qu'il n'aurait pas acquitté une autre somme de 25.000 livres. Il rendit hommage à Louis IX pour tout ce qu'il possédait en Flandre, et promit de ne fortifier aucune place en deçà de l'Escaut[26]. Depuis lors, il fut tout dévoué à la couronne de France.

Il ne fut pas question du comte de Boulogne. Qui donc pouvait alors intercéder en sa faveur ? Sa femme était morte ; Jean-sans-Terre était mort, et son jeune successeur ne se souciait guère de Renaud ; Oton vivait oublié, principicule sans ombre de pouvoir ; Henri de Louvain avait définitivement fait sa paix avec la maison royale ; Ferrand devenait le plus fidèle allié du roi. Son nom mis en avant par quelques barons de France lors du couronnement de Louis IX, n'avait été qu'un prétexte à leur rébellion : au fond, ils savaient bien que Renaud, vieux d'une soixantaine d'années, affaibli au physique et au moral par treize années d'une captivité exceptionnellement dure, ne pourrait leur être d'aucune utilité. Les amis qu'il possédait autrefois à la cour étaient morts, ou trop âgés pour exercer encore activement leur influence. Il lui restait bien sa fille, mais elle était annihilée par son mari. D'autre part, la régente se serait trouvée bien embarrassée de sa personne si elle l'avait rendu à la liberté : ses fiefs et ses titres appartenaient maintenant à son gendre, Philippe Hurepel, qui n'était pas homme à lâcher prise, et le moment où le pouvoir royal traversait une crise eût été fort mal choisi pour les reprendre au plus ferme soutien du trône, d'autant plus que Blanche n'aurait su que lui donner en échange.

Renaud de Dammartin apprit la libération du comte de Flandre ; il examina la situation qui lui était faite. Il se vit vieilli, oublié des vivants, sans nul soutien au monde, isolé entre les murs de sa prison. Il avait pu supporter sa captivité tant qu'il entrevoyait une possibilité quelconque d'y mettre un terme. Maintenant, le dernier rayon d'espoir avait disparu ; il était irrémissiblement condamné à mourir dans son cachot ; il préféra en finir de suite, et le 21 avril 1227, jour anniversaire du décès de sa femme, il se donna la mort[27].

Son corps fut transporté et enseveli dans l'église du prieuré de Saint-Leu-d'Esserent, qu'avaient fondé et doté ses ancêtres. Pour le salut de son âme, Philippe Hurepel et Mahaud donnèrent au prieuré une rente annuelle de dix livres parisis à prélever sur leurs revenus du comté de Dammartin (juillet 1228). Lorsque Simon de Dammartin obtint l'autorisation de rentrer en France, en mars 1231, son premier soin fut de concéder à l'église de Saint-Leu-d'Esserent une rente annuelle de dix mille harengs, à percevoir sur sa vicomté de Rue, pour qu'on y dit des messes à la mémoire de son frère, pieux témoignage de sa sincère et vive amitié pour le vaincu[28].

Depuis lors, le comte de Boulogne dort son dernier sommeil, à l'abri de la belle église gothique de Saint-Leu. Dans le déambulatoire, à gauche du chœur, on voit une pierre tombale sur laquelle est étendue une statue, malheureusement fort mutilée : elle représente un chevalier couché, vêtu de son harnais de bataille, avec deux chiens à ses pieds. Aucune inscription, aucun signe ne permet de lui donner une attribution certaine. Mais le costume du personnage, ses armes, les ornements du baudrier, l'importance du monument, et l'examen attentif du cartulaire de Saint-Leu-d'Esserent, nous ont convaincu que cette pierre tombale ne pouvait être antre que celle de Renaud de Dammartin.

 

 

 



[1] M. G., XXVI, 390. — H. F., XVII.

[2] Guillaume le Breton, Chron., 199 ; Phil., XII, 90.

[3] Petit-Dutaillis, op. cit.

[4] Léopold Delisle, Note sur le Psautier d'Ingeburge, Bibl. Éc. Ch., 6e série, t. III.

[5] Dinaux, Trouvères artésiens, Arch. hist., III, 1841.

[6] A. Jubinal, Nouveau Recueil de contes, dits, fabliaux, et autres pièces inédites des XIIe, XIVe et XVe siècles, II, 23, d'ap. B. N., ms. fr. 7218.

[7] Roger de Wendover, M. G., XXVIII, 48.

[8] Rot. lit. Claus., 257.

[9] Cat. 1550.

[10] Cat. 1597.

[11] Rot. lit. claus., 257 b, 289 b, 317, 325, 342, 372, 300, 329, 349 b, 396, 356, 495 b, 572 b.

[12] Mathieu de Paris, M. G., XXVIII.

[13] Rec. Off., Ancient deeds, A, 3170.

[14] Rot. lit. claus., 210, 518.

[15] Rot. lit. pat., 140.

[16] Chron. d'Andres, H. F., XVIII, 577 c. — B. N., ms. coll. D. Grenier, CLXXXI, 137.

[17] Cart. de Ponthieu, B. N., ms. lat. 10112, f° 246.

[18] Layettes des Chartes, II, 2131, A. N.

[19] Mém. Soc. acad. de Boulogne, IX, 128.

[20] L. Delisle, Cart. normand, 214.

[21] L. Delisle, Cart. normand, 214.

[22] Brossard de Ruville, Hist. des Andelys, II, 47.

[23] Nous ne savons où E. Deseille a trouvé que Renaud sortit de prison pour ratifier le mariage de sa fille. Mém. Soc. acad. de Boulogne, IX, 114.

[24] Roger de Wendover, M. G., XXVIII, 543. — Élie Berger, Blanche de Castille.

[25] Chron. flamande, D. Ducroq, I, 391.

[26] Baluze, Miscellanea, VII, 251.

[27] Obituaire de l'abbaye de Saint-Martin-aux-Bois, B. N., ms. coll. D. Grenier, CLXXXI, 137. — Calend. ecclesie Sylcanectensis, B. N., ms. latin, 17049, t° 435. — Ann. d'Anchin, H. F., XVIII, 554 a. — Guill. d'Andres, Chron., M. G., XXIV, 766. — Aubri de Trois-Fontaines, M. G., XXIII, 919. — Phil. Mouskés, v. 27815. Cont. de Robert de Mons, H. F., XVIII, 348 d. — Ann. Norm., M. G., XXVI, 514. — Nous laissons de côté la légende rapportée par l'Istore et Chronique de Flandre, coll. des chron. belges, I, 132.

[28] Cart. de Saint-Leu-d'Esserent, B. N., ms. coll. Baluze, XLVI, 52, 92. — Cart. de Ponthieu, B. N., ms. lat. 10112, f° 371.