MARS 1213. — JUILLET 1214 PHILIPPE-AUGUSTE RÉUNIT UNE ASSEMBLÉE À SOISSONS ET DÉCIDE L'EXPÉDITION D'ANGLETERRE. — ATTITUDE DU DUC DE LOUVAIN ET DU COMTE DE FLANDRE. — MARCHE SUR BOULOGNE ET LES VILLES DE FLANDRE. — INTERVENTION DU PAPE. — RENAUD DE DAMMARTIN ET GUILLAUME DE SALISBURY DÉTRUISENT LA FLOTTE FRANÇAISE À DAM. — PILLAGE ET INCENDIE DES VILLES DE FLANDRE. — L'ÉVÊQUE DE LIÈGE. — FERRAND EN ANGLETERRE. — EXPÉDITIONS EN ARTOIS. — OTON S'AVANCE AVEC SON ARMÉE. — DERNIERS PRÉPARATIFS DES COALISÉS.De son côté Philippe-Auguste n'était pas resté inactif. Il s'était ménagé de nombreuses intelligences en Angleterre, et se vantait d'avoir en mains des lettres de foi de tous les barons anglais, exaspérés contre la tyrannie de leur roi, qui ne se faisait aucun scrupule de s'approprier leurs biens, leurs femmes et leurs filles. Il travaillait à soulever l'Irlande et le pays de Galles, et son intervention fut sans doute effective en Écosse. Il traitait avec les Gibelins d'Allemagne ; le 19 novembre 1212, le prince Louis alla à Toul recevoir de Frédéric l'engagement de ne jamais conclure de paix avec Oton, Jean-sans-Terre et leurs alliés, et lui donna en échange 25.000 marcs d'argent pour se concilier les sympathies des barons allemands. Philippe-Auguste entretenait aussi des rapports suivis avec les nobles du Poitou : dès le printemps de l'an 1212, il leur écrivait son intention de châtier le comte de Flandre avant de passer en Angleterre[1]. Irrité des résistances de Jean au sujet du siège archiépiscopal de Canterbury, le pape l'avait déposé, et avait chargé le roi de France d'exécuter la sentence. Le 8 avril 1213, Philippe-Auguste réunit à Soissons une nombreuse assemblée de barons, afin d'y décider la descente en Angleterre. Tous lui promirent de le suivre et de l'assister. Le comte de Bar et le duc de Louvain étaient du nombre. Une fois l'expédition décidée, le roi, suivant ses principes habituels de prudence, exigea du prince Louis l'engagement au cas où il serait couronné roi d'Angleterre, de ne pas recevoir l'hommage de ses sujets sans leur faire promettre de ne pas porter préjudice au roi de France, et d'exiger la même promesse des hommes du comté de Boulogne. Louis ne réclamera que la terre qui lui appartient au droit de sa mère, encore le roi pourra-t-il en détacher ce qu'il sera nécessaire de donner au comte de Flandre, pour s'assurer l'appui de ce baron. Le roi se réserva le droit de rendre à ceux qui l'accompagneront les fiefs auxquels ils ont droit en Angleterre, et de récompenser leurs services avec des terres ne faisant pas partie du domaine de la couronne. C'est lui qui disposera de la personne et des biens du roi Jean, si l'on s'en empare[2]. Henri de Louvain, bien qu'ayant récemment porté secours à Oton, vint à Soissons régler les conditions de son mariage avec Marie de France, que Philippe de Namur venait de laisser veuve. Les contrats furent rédigés du 1er au 13 avril : Henri assigna à sa femme un revenu de 2.000 livres de blancs, en monnaie de Valenciennes, et promit de servir le roi dans l'expédition d'Angleterre, en déterminant les prétentions qu'il pourrait élever sur la succession de la femme et de la fille de Renaud de Dammartin. En retour, Philippe-Auguste lui garantit un revenu de 600 livres sur le Boulonnais et une rente de 400 livres parisis ; il lui promit de soutenir ses revendications auprès du roi des Romains, et si l'expédition projetée réussissait, de le mettre en possession des fiefs qui lui appartenaient en Angleterre. Le mariage fut fixé au 22 avril. A ce moment même, le duc de Louvain continuait à pratiquer le double jeu qui lui avait réussi jusque-là. Le 24 mars précédent, il avait envoyé un messager en Angleterre, et, le 15 avril, Jean lui en renvoyait un autre. Mais son mariage dévoila sa duplicité ; le 9 juin, le roi d'Angleterre, désormais sûr de sa défection, ordonna aux vicomtes de Norfolk et de Suffolk de saisir ses terres, et lui enjoignit de comparaître devant sa personne le 25 juin suivant. Comme il ne se présenta pas, les revenus de ses domaines furent attribués à Guillaume de Salisbury, et les baillis des Cinq-Ports reçurent l'ordre d'arrêter les marchands venus de ses États. Cela n'empêcha pas qu'à Bouvines le duc de Louvain se trouva forcé de se battre contre le roi de France, sans avoir l'avantage de rentrer en possession de ses fiefs anglais ; plus tard, il supplia longuement Hubert de Burgh d'intervenir en sa faveur auprès de Henri III. Il ne fut pas le seul à hésiter entre les deux partis et à les trahir en même temps tous les deux : Hervé, comte de Nevers, les barons du Maine, de l'Anjou, de la Neustrie, des pays situés au sud de la Loire, faisaient de même et attendaient le résultat de la guerre avant de se prononcer ouvertement[3]. De tous les seigneurs qui assistèrent au parlement de Soissons, le comte de Flandre fut le seul à refuser son aide au roi : il y mit, comme condition préalable, la restitution d'Aire et de Saint-Omer, que le prince Louis occupait militairement. Dans l'engagement qu'il avait fait prendre à son fils, Philippe-Auguste avait introduit un article en vue de cette éventualité : il proposa à Ferrand un échange acceptable. Mais le comte ne voulut rien céder de ses prétentions, et se retira après que le roi lui eut assigné un rendez-vous à Arques, près de Saint-Omer. On comprit alors, dans l'entourage du roi, qu'il avait déjà des intelligences avec Jean-sans-Terre[4]. Avant de se séparer, le roi et ses barons fixèrent à Boulogne, pour le 10 mai suivant, le rendez-vous général de ceux qui allaient prendre part à l'expédition d'Angleterre. Philippe-Auguste arriva au jour dit. Il commença par donner de grands biens à l'église Notre-Dame, entre autres une double croix garnie de plusieurs reliques de divers saints et une très belle image de vermeil doré, avec un cœur effigié en or[5]. En môme temps que lui, arrivaient ses hommes d'armes de France, de Bretagne, de Bourgogne, de Normandie, d'Aquitaine, de toutes les provinces de son royaume, tandis que sa flotte, se montant à dix-sept cents voiles, achevait de s'équiper. Tout le inonde étant réuni et prêt à partir, il se mit en route en longeant la côte, suivi par sa flotte, traversa Calais, et arriva à Gravelines le 22 mai[6]. Jean-sans-Terre avait écrit au comte de Flandre le 4 mai ; il devenait de plus en plus pressant, sentant que le moment approchait où Ferrand devrait se décider à choisir entre lui et son ennemi. Dans la lettre, il disait que son féal Renaud de Dammartin lui avait parlé en termes favorables des bonnes dispositions du comte de Flandre à. son égard ; il ajouta combien il serait heureux que le comte lui prêtât le serment de fidélité et entrât à son service ; en ce cas, il ferait tout son possible pour que Ferrand obtînt la restitution intégrale de ses biens. Il le pria encore de lui envoyer sans retard des hommes sûrs, pour discuter les bases d'un traité, suivant le conseil de Renaud de Dammartin qu'il gardait auprès de lui. Adam Kéret et Guillaume de Cresec furent envoyés au comte de Flandre pour lui répéter de vive voix le contenu de cette lettre. Jean lui fit savoir par eux qu'il ne s'éloignait pas de la côte, et qu'il l'engageait à en faire autant, pour pouvoir se joindre rapidement et conclure le traité, aussitôt les premiers pourparlers terminés entre leurs ambassadeurs[7]. Cette lettre augmenta les perplexités de Ferrand ; il ne put s'entendre avec Philippe-Auguste lors de leur entrevue à Arques ; le roi lui laissa encore une fois le temps de réfléchir, et lui permit de fixer lui-même le jour et le lieu d'une nouvelle entrevue. Ferrand indiqua Gravelines : le roi l'y attendit vainement[8]. Les choses en étaient là, et les Français s'apprêtaient à passer le détroit, quand un brusque coup de théâtre vint renverser tous leurs projets. Innocent III, ne désespérant pas d'arranger l'affaire du siège de Canterbury, avait chargé son légat Pandolphe de la négociation. Le légat trouva Jean-sans-Terre à Douvres, où il avait opéré la concentration de ses forces ; déjà, le 30 avril, Hugues de Boves et soixante-trois chevaliers s'étaient embarqués à Winchelsea sous les yeux de Brian de l'Isle — il en avait coûté au roi 391 marcs et demi —. Jean avait sous la main toutes les troupes dont il pouvait disposer pour repousser un débarquement ; mais la menace des dix-sept cents voiles de Philippe-Auguste l'inquiétait ; il se dit qu'une nouvelle conquête de l'Angleterre était chose possible, et il n'avait nullement l'intention de jouer les Harald : il céda aux instances du légat, fit sa paix avec le Pape, déposa sa couronne entre les mains de l'Église, et mit le royaume d'Angleterre sous sa protection. Les chroniqueurs d'une époque postérieure lui ont durement reproché cette soumission comme un acte de bassesse et de lâcheté ; ses contemporains l'ont jugé beaucoup plus sainement. Ils ont compris qu'il venait d'agir en grand politique, et avait trouvé le seul moyen pratique d'empêcher l'Angleterre d'être le théâtre de la guerre, là où, sans l'aide -de leurs alliés, lui et ses partisans auraient été très probablement vaincus. En conséquence, le 12 mai, Guillaume de Saint-Orner et Raoul Romain partirent pour Rome, chargés d'annoncer à Innocent III la soumission du roi d'Angleterre. Le 13, dans la maison des Templiers de Douvres, Jean jura publiquement sa paix avec le Pape entre les mains du légat, s'engagea à lui devoir foi et hommage lige pour tout son royaume, et à lui abandonner le denier de Saint-Pierre. Quatre comtes prêtèrent le même serment : Guillaume, comte de Salisbury ; Renaud, comte de Boulogne ; Guillaume, conte de Warrenne, et Guillaume, comte de Ferrières. Le 15, Jean résigna sa couronne entre les mains du Pape. Il fit sa paix avec l'archevêque de Canterbury le 24 mai, et le comte de Boulogne fut encore un de ses témoins en cette circonstance solennelle. Avec les plus hauts barons d'Angleterre ; Renaud s'engagea à faire tous ses efforts pour que le roi respectât les conventions établies entre lui et l'Église anglicane, suivant les conditions fixées par le Pape et acceptées par lui ; à tenir pour l'Église contre les violateurs du traité, et à faire perdre au roi la garde des bénéfices vacants s'il manquait à sa parole. Cinq mois plus tard, le 31 octobre, Innocent III écrivit au clergé et à la noblesse d'Angleterre, où figure nominativement Renaud de Dammartin, pour leur ordonner de maintenir et de fortifier la paix entre le roi et l'Église anglicane, et, au cas où une difficulté surgirait, de ne rien faire contre le roi sans avoir pris son avis[9]. Aussitôt la paix faite avec le Pape, Jean-sans-Terre se hâta de renvoyer Pandolphe. Le légat cingla vers Gravelines, se présenta devant Philippe-Auguste, et lui ordonna de déposer les armes, car maintenant l'Angleterre était sous la protection du Pape : y toucher serait attenter aux biens de l'Église. Le roi de France lui répondit qu'il venait de dépenser 60.000 livres en armements, à l'instigation d'Innocent III, et pour obtenir remise de ses péchés. Rien maintenant ne pourrait l'empêcher de faire la guerre. Mais cette nouvelle orientation des événements obligeait Philippe-Auguste à modifier ses premières dispositions. Il lui fallait d'abord 'châtier le comte de Flandre, dont l'absence au dernier rendez-vous dénotait l'hostilité évidente ; le roi se tourna contre lui. Ferrand, pris de peur, eut beau lui demander merci ; la mesure de la patience du roi était comble, et le revirement de la politique pontificale n'avait pas disposé son âme à la bienveillance ; il refusa d'écouter le comte de Flandre, et tandis que sa flotte suivait la côte jusqu'à Dam, où elle s'abrita, lui-même, à la tête de son armée, s'empara de Cassel, d'Ypres, de Bruges, et mit le siège devant Gand. Une fois cette ville prise, le roi, tranquille du côté des Flandres, comptait passer en Angleterre[10]. N'ayant pas obtenu l'audience qu'il sollicita de Philippe-Auguste, voyant ses États envahis, Ferrand n'hésita plus ; il envoya en toute hâte Baudouin de Nieuport avec une lettre pour demander instamment des secours en Angleterre. Baudouin débarqua à Sandwich, d'où il courut à Douvres. Il se rendit d'abord chez plusieurs seigneurs flamands qui avaient pris du service auprès du roi : c'étaient Robert de Béthune, Guillaume de Saint-Omer, Gilles Bertaus, Adam Kéret, Henri de Bailleul et Walo de la Capelle. II leur fit le récit des derniers événements de Flandre, et les pria de l'aider dans sa démarche auprès de Jean-sans-Terre. Ils y consentirent, et Robert de Béthune, malgré les causes de dissentiment qui existaient entre lui et Ferrand par suite de ses différends avec la comtesse Mathilde, ne voulut pas lui en garder rancune dans les circonstances présentes ; il -accepta la charge de prendre la parole au nom des autres. Lorsqu'ils se présentèrent devant le roi : — Souffres vous un poi, leur dit Jean ; je sai bien que vous voles ; sien parlerai a mon consel. Ils se retirèrent à l'écart, tandis que Jean-sans-Terre appelait Guillaume de Salisbury, l'évêque de Winchester, Hugues de Boves et Renaud de Dammartin, pour prendre leur avis. Il fut décidé que l'on secourrait Ferrand s'il souscrivait aux conditions d'alliance qui lui seraient proposées. La délibération étant terminée, le roi rappela les Flamands, .et leur dit qu'il était disposé à venir au secours de leur comte. Il écrivit à. Ferrand que Baudouin de Nieuport lui avait remis son message, et qu'il lui envoyait Guillaume Longue-Épée, le comte de Boulogne, Henri, fils du comte, et Brian de l'Isle, l'engageant à avoir foi dans ce qu'ils lui diraient de sa part. Il ajouta que s'il avait été prévenu plus tôt, il aurait été à. même d'envoyer un secours plus considérable (25 mai 1213)[11]. Les ordres furent donnés aussitôt ; 700 chevaliers avec leurs sergents à pied et à cheval s'embarquèrent sur 500 navires et mirent à la voile. Le vent soufflait à peine, et ne les poussa pas aussi vite qu'ils le désiraient ; ils restèrent en mer pendant deux jours et deux nuits. Partis le 28 mai. ils n'arrivèrent que le 30 en un point de la côte situé à deux lieues du port de Dam. Philippe-Auguste avait confié la garde de cette place au comte de Soissons, à Savari de Mauléon et à Albert de Hangest, avec 240 chevaliers et 10.000 routiers aux ordres de Cadoc. Bien que le port de Dam fût immense, il n'avait cependant pu contenir les 1.700 voiles de la flotte royale ; on y avait abrité les plus grosses nefs, que l'on avait mises à sec ; 400 autres étaient restées à l'ancre en dehors du port. Arrivés au point que nous avons dit, Renaud de Dammartin, Guillaume Longue-Épée et leurs gens revêtirent leurs armes, quittèrent leurs navires pour monter dans des embarcations plus petites, et assaillirent les nefs françaises restées à l'ancre. Ils déconfirent ceux qui les gardaient, et s'en emparèrent avec les approvisionnements et les armes qu'elles contenaient. Puis, ils coururent attaquer les grosses nefs ; Savari de Mauléon les défendit mal, car tandis que la plupart de ceux à qui on les avait confiées étaient allés rapiner à l'intérieur des terres, le petit nombre des Poitevins et des routiers de Cadoc restés à leur poste se préoccupait avant tout de mettre en sûreté le butin fait sur les gens de Dam, au mépris des conventions. Guillaume Poulain, trésorier de France, se trouva à peu près seul sur la galère dont les flancs enfermaient la solde de l'armée royale. Seul, Guillaume de Poissy opposa une résistance énergique ; il défendit l'entrée de la ville, et empêcha les assaillants d'y pénétrer ; dans l'action, ses deux frères furent tués à.ses côtés. Comme les grandes nefs étaient à sec, Renaud et les siens ne purent les emmener ; ce que voyant, ils regagnèrent leurs vaisseaux où ils mirent en sûreté le butin qu'ils venaient de faire. De son côté, le comte de Soissons s'apprêtait à soutenir un siège et prévenait Philippe-Auguste de la situation où il était, et de l'attaque qu'il venait d'essuyer. Le lendemain 31 mai, le comte de Flandre, ayant 'appris la venue des secours qu'il avait demandés, se présenta sur le rivage en vue de la flotte anglaise, avec seulement quarante chevaliers d'escorte. Dès qu'ils l'eurent reconnu, Renaud et le comte de Salisbury vinrent à lui, et l'engagèrent à s'allier définitivement avec le roi d'Angleterre. Ferrand leur répondit qu'il était l'homme lige du roi de France, et qu'il ne pouvait abandonner le parti de son seigneur sans l'assentiment de ses barons. Sur quoi ceux qui l'accompagnaient tinrent conseil, et décidèrent qu'il pouvait le faire sans encourir de blâme. Alors il jura sur les Saints-Évangiles qu'il aiderait le roi d'Angleterre de tout son pouvoir, et qu'il ne ferait aucune paix avec le roi de France sans lui, ni sans le comte de Boulogne. Guillaume de Salisbury et Renaud se lièrent et lièrent Jean-sans-Terre par un serment réciproque. Le reste de la journée fut employé à débarquer à terre les chevaux des chevaliers flamands, qui passèrent la nuit sur le rivage, tandis que le comte de Salisbury et Hugues de Boves restaient sur les vaisseaux. Les Blavotins et les Isangrins, deux factions flamandes, commandés par Herbert de Fumes, étaient venus se joindre aux troupes de Renaud de Dammartin. Le 1er juin, les comtes de Boulogne et de Flandre furent debout au petit jour. Ils entendirent la messe, endossèrent leur harnais de combat, et se dirigèrent du côté de Dam. Ils s'arrêtèrent à une demi-lieue de la ville pour délibérer et savoir sur quel point devait porter leur attaque. Pendant que se tenait ce conseil de guerre, Robert de Béthune et Gautier de Gistelles partirent en avant en éclaireurs, afin d'explorer le terrain. Ils marchèrent jusqu'à la Roie, une rivière qui coule de : Bruges à Dam ; de là, ils pouvaient apercevoir une maison appartenant au comte de Flandre : ils la virent remplie de monde. Ils pensèrent d'abord que c'étaient des bourgeois de Bruges venus au-devant de leur seigneur ; mais une femme, qui connaissait Gautier, s'avança à sa rencontre, et lui dit : — Messire Gautier, que faites-vous ichi ? Li rois de France est repairies o toute s'ost en test pais, et che sont ses gens que vous veez la logiez. Robert et Gautier s'empressèrent d'aller porter la nouvelle à leurs compagnons. Renaud de Dammartin dit alors à Ferrand : — Sire, traions-nous arriere : chi ne fait mie boin demeurer. Robert de Béthune venait de descendre de son destrier et enfourchait un palefroi pour courir aux vaisseaux prévenir Guillaume de Salisbury, lorsqu'il entendit du bruit derrière lui ; c'étaient deux arbalétriers du roi de France qui tiraient sur ses gens. Il remonta incontinent sur son destrier, tandis qu'Ansiau de Roulers et Lambekin de Rosebeke couraient sus aux deux arbalétriers, les renversaient et les faisaient prisonniers. Mais derrière ces deux-là on en vit venir cinq autres, puis huit, puis toute une troupe, puis des sergents à cheval et une quantité de chevaliers : c'était l'armée française qui accourait au secours de Dam. Aussitôt que Philippe-Auguste avait reçu le message du comte de Soissons, il avait donné l'ordre de lever le camp. Le 31 mai au soir, Pierre de Dreux, comte de Bretagne, avait pris les devants avec 800 chevaliers. Le roi le suivit aussi rapidement que possible, mais se trouva forcément retardé par le grand nombre d'hommes qu'il entraînait à sa suite. Il arriva cependant plus tôt qu'il n'espérait, le 1er juin, et presque à son arrivée, aux premières heures du jour, il prit le contact avec l'ennemi de la façon que nous venons de voir. Bien qu'arrêtés par des fossés et des canaux qui leur barraient la route, les gens du roi poussèrent vigoureusement leurs adversaires, sans cependant parvenir à en tuer ni à en prendre beaucoup. Une fois arrivés sur la plage, les Flamands n'osèrent pas monter sur quelques-uns de leurs vaisseaux que la marée avait laissés à sec, et s'égaillèrent. La plupart des chevaliers sautèrent dans des canots, dans des chaloupes, pour gagner la flotte anglaise, à l'exception de Gilles Bertaus, de Roger et Gautier de Gistelles, d'Herbert de Fumes et de Robert de Béthune. Ce dernier résista à toutes les objurgations du comte de Flandre qui le pressait de s'embarquer avec les autres : il ne voulut pas que le cheval de son seigneur tombât aux mains des ennemis ; il resta sur le rivage, et parvint à se sauver avec le destrier. Renaud de Dammartin avait dû, lui aussi, abandonner ses armes et son cheval pour sauter dans une barque ; armes et cheval furent pris par les Français et présentés au roi, qui reconnut le heaume au cimier orné de fanons de baleine porté par le comte de Boulogne. Le combat se continua sur le rivage, et jusque dans l'eau, où les Français chavirèrent plusieurs embarcations pleines de monde. Les vaincus eurent près de 2.000 hommes tués ou noyés. Vingt-deux chevaliers et nombre de sergents à cheval furent faits prisonniers, entre autres Gautier de Formeselles et son frère Jean, Gautier d'Ainnes, Guillaume d'Ypres, Thomas Kéret, Gislain de Haveskerque et Hue de la Bretagne. D'après Guillaume le Breton, Renaud de Dammartin aurait été un instant prisonnier, puis relâché aussitôt, grâce aux amis qu'il avait dans les rangs des Français[12]. Philippe-Auguste rentra vainqueur à Dam. Mais sa flotte était à moitié détruite : il fit mettre le feu aux vaisseaux qui lui restaient, dans la crainte que la flotte anglaise, que l'on pouvait voir croiser au large, ne s'en emparât. La ville de Dam flamba également. L'expédition d'Angleterre était définitivement manquée. Le roi de France se fit donner des otages par les villes de Gand, Ypres, Bruges, Lille, Douai et Cassel ; il laissa des garnisons dans ces trois dernières places auxquelles il rendit leurs otages ; Gand, Ypres et Bruges durent racheter les leurs au prix de 30.000 marcs .d'argent. Quant à lui, il n'avait plus qu'à regagner sa capitale. De leur côté, les comtes de Flandre, de Boulogne, et de Salisbury, avaient fait voile vers l'île de Walcheren ; ils descendirent à Middelburg, où ils se rencontrèrent avec Guillaume de Hollande, qui venait d'y rassembler ses communes. Hugues de Boves était retourné en Angleterre avec le gros de la flotte. Gilles Bertaus s'était réfugié à Audemboure, les frères de Gistelles à Gistelles même, Herbert de Furnes dans son pays, et Robert de Béthune à Nieuport, où Thomas Kéret arriva le 3 juin au matin : les amis qu'il avait dans l'armée royale l'avaient fait évader à l'insu du roi. Il apprit à Robert de Béthune que Philippe-Auguste avait incendié le reste de sa flotte. Les barons de Flandre, réunis à Courtrai, et ceux de Hainaut à Audenarde, en apprenant l'affaire de Dam, renvoyèrent la plupart des petites gens de leur suite et déléguèrent trois d'entre eux à Nieuport, pour avoir des nouvelles. Les trois députés trouvèrent Robert de Béthune et Thomas Kéret accompagnés de quarante chevaliers, et comme Robert venait d'apprendre par un pêcheur que les trois comtes se trouvaient dans l'île de Walcheren, ils s'embarquèrent avec lui sur un bateau de pêche pour aller les rejoindre. En mer, ils croisèrent Guillaume Longue-Épée qui rentrait en Angleterre avec sept navires. Le soir, ils couchèrent dans l'île de Wulpen, entre Furnes et Nieuport, et ils débarquèrent à Walcheren le lendemain, Le comte de Salisbury allait porter à Jean-sans-Terre le serment prêté entre ses mains et celles de Renaud de Dammartin par le comte de Flandre. Jean s'empressa d'annoncer aux barons de Flandre et du Hainaut qu'il ratifiait la convention conclue en son nom avec Ferrand, et les engagea à l'assister avec fidélité et vigueur. Le 26 juin, il envoya au comte une lettre lui annonçant la venue de Guillaume Longue-Épée et de Gautier de Grai, son chancelier, chargés de s'entendre avec lui pour rédiger un traité. Une fois de plus, il ratifiait par avance ce que diraient ou feraient en son nom Guillaume Longue-Épée, Renaud de Dammartin, Gautier de Grai, Jean, fils de Hugues, et Fauques de Bréauté. Ces députés rencontrèrent Ferrand à Gand : il y signa le traité par lequel il promettait de ne faire ni paix ni trêve avec le roi de France ou le prince Louis, sans l'assentiment du roi d'Angleterre. La comtesse Jeanne signa une charte séparée, contenant les mêmes clauses. Les barons de Flandre, les bourgeois de Gand, d'Ypres et de Bruges servirent de pièges, et leurs fils furent promis comme otages. Le texte de ce traité fut envoyé en Angleterre[13]. Le 1er juillet, Jean-sans-Terre envoya au comte de Flandre un sauf-conduit pour venir le voir à Douvres : mais Ferrand était alors trop occupé sur le Continent, et ce ne fut qu'au cours de l'hiver suivant qu'il put trouver le temps de passer le détroit[14]. Le comte de Flandre avait, en effet, beaucoup à faire : depuis ce mois de juin 1213 jusqu'en juillet 1214, les pays du nord de la France et du sud de la Belgique furent le théâtre d'une de ces guerres de pillages, de massacres et d'incendies comme on en rencontre au moyen âge, aucun des deux partis ne portant à l'autre de coup décisif. Presque toutes les villes de la région furent prises, pillées, brûlées, rançonnées. Les gens de guerre n'avaient aucun scrupule ; après la prise de Bailleul par le prince Louis (1214), les incendiaires travaillèrent de si bon cœur qu'ils faillirent être brûlés vifs eux-mêmes. La nuit était tombée, et les rues étroites, déjà embrasées, étaient si pleines de gens et encombrées par les chariots, que Louis et ses compagnons eurent grand'peine à gagner les portes... Une fois qu'on avait quitté la ville, on la regardait flamber et l'on faisait des bons mots[15]. Ainsi frère Guérin, au siège de Steenvorde, en français Estanfort, joua sur ce mot ; il appela les barons français et leur dit : — Seigneurs, écoutez : regardez si jamais vous vîtes aucun estanfort mieux teint en écarlate ! L'écarlate, c'étaient les flammes qui dévoraient la ville. Et les auditeurs de rire à gorge déployée ! Le lendemain, de l'arrivée de Robert de Béthune à Middelbourg, les comtes de Flandre et de Boulogne reprirent la mer et se dirigèrent sur Dam. Philippe-Auguste n'y ayant laissé personne, ils débarquèrent, et couchèrent dans la ville. De là, ils allèrent à Bruges et à Gand, qui se rendirent à leur seigneur. A Gand, on leur apprit que le roi de France avait laissé des garnisons dans les places de Douai et de Lille, avec le prince Louis, Gaucher de Châtillon et le maréchal Henri Clément. En même temps, des émissaires de Renaud de Dammartin lui firent savoir que Louis se préparait à incendier Courtrai. A cette nouvelle, Renaud s'écria qu'il fallait se jeter dans la ville et la défendre énergiquement. Les chevaliers présents endossèrent leurs armes et se mirent en route sous la conduite du comte de Boulogne. Ils passèrent par Dronghem, afin de mettre la Lys entre eux et les Français. Mais en arrivant à Deynse, ils virent de la fumée et des flammes qui s'élevaient au-dessus de Courtrai. Louis en était déjà reparti après y avoir fait des prisonniers et y avoir mis le feu. Renaud n'avait plus qu'à rebrousser chemin. Il se retira à Ypres, où Ferrand vint le rejoindre. Tous deux travaillèrent activement à fortifier cette place, l'entourant de nouveaux fossés, et ajoutant aux défenses déjà existantes des tourettes et des barbacanes. Ils en firent le quartier-général d'où ils s'élançaient pour accomplir leurs chevauchées, et où ils venaient ensuite se reposer et mettre leur butin en sûreté. Leur première expédition fut dirigée contre le château d'Erquinghem sur la Lys, qui appartenait au châtelain de Lille. La rivière traversait la forteresse, ce qui en facilitait la défense. Après quinze jours d'un siège inutile, Renaud et Ferrand durent s'en retourner à Ypres. Ils repartirent presque aussitôt pour Lille. Lorsqu'ils se présentèrent sous les murs de cette ville, ils trouvèrent les portes fermées et les créneaux garnis de bourgeois qui y, faisaient bonne contenance, étant maintenus par plus de 200 chevaliers que le roi avait laissés sous les ordres de son fils, de Gaucher de Châtillon, comte de Saint-Pol, et du maréchal Henri Clément. Après quatre jours de siège, les deux comtes jugèrent inutile de pousser plus loin leur tentative, et rentrèrent à Ypres, où Ferrand résolut de concentrer des troupes plus nombreuses que celles dont il disposait pour le moment. Dans ce but, il envoya le prévôt de Saint-Omer et Emmanuel de la Lande demander des secours au roi d'Angleterre. Les deux ambassadeurs durent aller jusqu'à Dunkolm pour joindre Jean-sans-Terre. De Stretton, le 21 septembre, le roi écrivit simultanément trois lettres de même teneur, qu'il envoya par des voies différentes à Ferrand, à Renaud et à la comtesse Jeanne. Il leur annonçait qu'il se hâtait de regagner Londres pour y organiser le départ de son frère, Guillaume de Salisbury, avec des troupes et de l'argent, et qu'il comptait les expédier en Flandre le 29 septembre suivant. Jean-sans-Terre tint exactement sa promesse. Dès que les renforts attendus furent arrivés, Ferrand et Renaud, avec cette fois, Guillaume Longue-Épée et Hugues de Boves,, allèrent mettre le siège devant Tournai. Les bourgeois organisèrent la défense de leur mieux. Philippe-Auguste apprit cette nouvelle à Péronne. Il fit appeler Girart la Truie, préposé par lui à la garde de Sainghin-en-Mélantois, et qui avait une parfaite connaissance de la région. Il le chargea de porter aux bourgeois de Tournai une lettre leur recommandant de tenir bon jusqu'à l'arrivée des secours qu'il leur envoyait. Girart arriva à minuit devant Tournai, trouva le moyen de pénétrer dans la place, et remit la lettre du roi aux destinataires, en leur promettant qu'ils seraient promptement secourus. Mais déjà les comtes de Flandre et de Boulogne avaient entamé des pourparlers avec le châtelain, Raoul de Mortagne le feu fut mis aux faubourgs en même temps qu'un assaut général était donné, portant principalement sur les portes Saint-Marc, Saint-Martin et des Maus, où Hues de Wastines fut fait prisonnier. La chute du jour arrêta l'effort des assiégeants, mais n'empêcha pas que la ville leur fut livrée pendant la nuit. Les fortifications furent rasées, parce que les bourgeois refusèrent de donner des otages ; ils durent encore payer une rançon de 22.000 livres pour se racheter de l'incendie. Girart la Truie était parvenu à sortir des lignes assiégeantes, grâce à la protection d'un de ses amis, Rase de Gavre, sans qui les Flamands l'eussent écharpé. Il se hâta. de gagner Lille, où venaient d'arriver 300 chevaliers conduits par le maréchal Henri Clément, et envoyés par le roi au secours de Tournai. Girart s'introduisit dans l'hôtel du maréchal, qu'il trouva en conférence avec le comte de Sain t-Pol, et leur conta la trahison dont les bourgeois de Tournai venaient d'être victimes. Henri Clément résolut de partir le lendemain avec sa troupe, dès la chant du coq, pour tâcher de surprendre les Flamands. Mais un espion les prévint à temps : ils purent abandonner tranquillement la ville, après. y être restés pendant neuf jours. Les Français trouvèrent les habitants de Tournai éplorés ; ces malheureux supplièrent le maréchal de relever leurs murailles ; mais il leur fit comprendre que cela lui était impossible, et leur conseilla d'aller mettre à l'abri des murs de Lille leurs personnes et leurs biens.' Les Tournaisiens n'avaient pas d'autre ressource, et par tous les moyens de transport qu'ils purent se procurer, brouettes, charrettes, chevaux, roncins, ils déménagèrent ce qu'ils purent des objets qui leur appartenaient. Quant au maréchal et au comte de Saint-Pol, ils prirent le château de Mortagne et en dévastèrent les dépendances, pour punir le châtelain Raoul de sa trahison, puis ils rentrèrent en France rendre compte au roi de leur expédition[16]. A la suite du premier siège de Lille, Philippe-Auguste, voyant la bonne contenance des habitants, crut qu'il pouvait avoir confiance en eux désormais, et rappela le prince Louis avec presque toute la garnison : il n'en laissa qu'une faible partie, sous les ordres de Brice des Barres. Mais les sympathies des Lillois étaient pour la Flandre ; en résistant aux Flamands, ils n'avaient agi que par crainte de la garnison française, et lorsque Ferrand et Renaud, revenant de Tournai, se présentèrent une seconde fois devant Lille, les portes leur furent ouvertes grandes, et ils n'eurent qu'à se donner la peine d'entrer. Brice des Barres trouva juste le temps de s'enfermer avec les siens dans la citadelle, le château des Reigneaux. Outré de colère en apprenant la reddition des Lillois, Philippe-Auguste se mit en route en personne pour reprendre leur ville. Devant les forces imposantes qu'il amenait avec lui, les comtes de Boulogne et de Flandre, incapables de résister, se retirèrent ; Ferrand, malade, dut se faire emporter dans une litière. Le roi reprit la ville, la pilla, la saccagea de fond en comble, l'incendia, et la réduisit littéralement en cendres. Il abattit le château des Reigneaux, celui d'Erquinghem et celui de Cassel. Après cette punition exemplaire, il se rendit à Douai, y laissa Brice des Barres et Girart la Truie, et comme l'hiver commençait à se faire sentir, il regagna la France[17]. Depuis quelque temps, le duc de Brabant, Henri de Louvain, était en guerre avec Hugues de Pierrepont, évêque de Liège, au sujet de la succession du comté de Moha. Le duc avait pris et livré au pillage pendant huit jours la ville épiscopale, et était rentré dans ses États chargé de butin. L'évêque implora le secours du comte de Flandre. Or, le duc de Louvain avait abandonné le parti des alliés pour épouser la fille du roi de France, avec qui il avait traité lors du parlement de Soissons. Ferrand se montra tout disposé à l'en châtier, et à peine eut-il évacué Lille qu'il écrivit à l'évêque Hugues pour lui dire d'envahir le Brabant, tandis qu'il en ferait autant de son côté. Et comme il l'avait dit, il ravagea le pays compris entre la Flandre et Bruxelles, puis se retira, rendu circonspect par l'incendie de Lille et la proximité de l'armée française. Voyant cette retraite, Henri de Louvain s'avança à son tour sur le territoire flamand, puis se retourna contre l'évêque de Liège. Les comtes de Loos et de Limbourg vinrent se joindre au prélat ; une rencontre eut lieu à Steppes, où le duc de Brabant fut complètement défait (octobre 1213). Il se réfugia auprès du comte de Flandre, qui se préparait à envahir une seconde fois le Brabant, le supplia d'intervenir pour décider l'évêque Hugues à évacuer son territoire, et offrit de donner ses deux fils en otage, plus une forte somme d'argent. Les barons de Flandre, indignés de la duplicité et de l'hypocrisie dont il avait toujours fait preuve, s'écrièrent, faisant allusion au Roman du Renard : — Allons ! Renard se fait moine. Mais Renaud de Dammartin intercéda en faveur d'Henri de Louvain, son ex-beau-frère, et grâce à lui, Ferrand consentit à ce que le duc demandait, mais à la condition que cette fois il prendrait franchement parti contre Philippe-Auguste. Les comtes de Flandre et de Boulogne se rendirent donc auprès de l'évêque de Liège ; ils furent étonnés du nombre de cadavres qu'ils rencontrèrent dans la campagne : les représailles avaient dû être terribles pour les malheureux habitants du Brabant. Hugues de Pierrepont accepta les conditions proposées, et consentit à une trêve jusqu'au 2 février 1214 ; il rentra en triomphateur dans sa ville de Liège. Le 2 février, Henri de Louvain s'y rendit à son tour : il venait donner ses fils en otage, et payer une indemnité de guerre de 15.000 livres de blancs et 100 livres de Liège. Hugues lui donna l'absolution pour sa personne et sa terre, et Henri reçut en grande pompe le baiser de paix, à la fois de l'évêque et du comte de Loos[18]. Ferrand et Renaud, après s'être ainsi créé un allié de plus dans la personne de Henri de Louvain, regagnèrent la Flandre, où ils se reposèrent pendant le mois de novembre et la première moitié de décembre. Ferrand profita de ce qùe les circonstances le lui permettaient, pour aller en personne prêter le serment de fidélité entre les mains de Jean-sans-Terre. Il s'embarqua le 25 décembre avec Arnoul d'Audenarde, Rase de Gavre, Gilbert de Bourgelle et Gérard de Sotteghem. Leur navire les conduisit à Sandwich, où ils prirent terre. Mais se trouvant sans chevaux, ils étaient fort empêchés pour continuer leur route. Heureusement les gens du roi, résidant à Douvres et à Canterbury, apprirent leur embarras et s'empressèrent de leur fournir les montures dont ils avaient besoin. Jean-sans-Terre était à Windsor lorsqu'il sut l'arrivée de Ferrand dans son royaume (26 décembre). Il manda auprès de lui Robert de Béthune et Baudouin d'Aire, et leur dit : — Segnor, vostre sire li cuens de Flandre est arrivé en ceste tierre. — Et k'attendes-vous dont, repartit Robert de Béthune, que tantost n'ales à lui ? — Oés del Flamenc ! s'écria le roi ; il cuide bien que che soit une grande chose de son segnour le comte de Flandre. — Par Saint-Jacques dit Robert, je ai droit : ke si est chou ! Le roi se prit à rire, et donna l'ordre de seller ses chevaux. Suivi de sa cour, il se rendit à Canterbury, et s'arrêta devant l'hôtel du comte de Flandre. Ferrand sortit aussitôt au-devant de lui dans la rue. Jean descendit de cheval, le salua, l'embrassa, et tous deux entrèrent dans l'hôtel, où ils s'entretinrent quelque temps. En prenant congé du comte, le roi l'invita à dîner avec lui le lendemain. A la suite de ce repas, Ferrand rendit hommage à Jean-sans-Terre, puis regagna la Flandre[19]. Tandis que Ferrand s'était embarqué pour l'Angleterre, Renaud de Dammartin avait réuni un certain nombre de chevaliers et des gens des communes de Flandre. A la tête de ces troupes, il marcha sur Calais. La ville se défendit courageusement ; les habitants brûlèrent eux-mêmes leurs faubourgs et s'enfermèrent dans leurs murailles. Bien qu'il fit un froid intense, malgré la gelée, malgré la neige qui ne cessait de tomber, Renaud tint la ville assiégée pendant treize jours. Mais le prince Louis s'approcha avec des forces supérieures, et, le 8 janvier 1214, le comte de Boulogne dut lever le siège. Pour venger les Calaisiens, Louis brûla Bailleul, Steenvorde, Cassel, et plusieurs autres places faisant partie du douaire de Mathilde[20]. Sur ces entrefaites, Ferrand revint d'Angleterre, et résolut de rendre au prince Louis coup pour coup. Renaud de Dammartin s'étant rappelé que l'année précédente, Arnoul de Guines avait donné passage à l'armée royale et s'était rangé au parti de Philippe-Auguste, les deux comtes décidèrent de faire dans ses États une chevauchée moult biele, car la confiscation de ses possessions anglaises (26 juin 1213) par le roi Jean, était à leurs yeux un châtiment insuffisant[21]. Avec Guillaume de Salisbury, Simon de Dammartin, Gautier, prévôt de Saint-Orner, Hugues de Boves et Robert de Béthune, ils quittèrent Ypres à la fin de février ou dans les premiers jours de mars 1214. Ils entrèrent sur le territoire de Guines après avoir passé devant Saint-Orner. Le 16 mars, ils brûlèrent la ferme de Zouafques, qui appartenait aux moines d'Andres, et dont les granges étaient pleines de récoltes ; ils firent subir le même traitement aux faubourgs de-Guines, et le 22, ils vinrent s'installer à l'abbaye d'Andres : ils avaient avec eux 563 chevaux, et consommèrent les pro, visions du monastère. Le lendemain, qui était le dimanche des Rameaux, ils s'en allèrent sans entendre la messe, ce qui contrista les moines, car ils n'avaient jamais eu une aussi brillante assistance à héberger. Le vicomte de Melun commandait le pays au nom du prince Louis ; il avait eu le temps de réunir quelques troupes, et suivit les Flamands, sans cependant engager le combat, même avec leur arrière-garde. Il ne put les empêcher de brûler Merch, le château et la ville de Colvide, et Gravelines, où ils avaient passé une nuit. Satisfaits d'avoir si bien besogné, Renaud et Ferrand rentrèrent à Ypres[22]. Oton avait mis l'hiver à profit pour lever des troupes, et le 22 mars, ayant concentré son armée à Aix-la-Chapelle, il se mit en route pour Maëstricht : en arrivant à la Meuse, il trouva les ponts soigneusement coupés. L'évêque de Liège, voyant la foule des gens de guerre qui prenaient le chemin de ses États, n'était guère rassuré sur la bonté de leurs intentions, et aurait infiniment préféré leur voir suivre une autre route (25 mars). Oton prévint aussitôt le comte de Flandre de l'obstacle qui l'arrêtait. Ferrand envoya un ambassadeur affirmer à l'évêque que l'empereur allait faire la guerre au roi de France, et qu'il n'avait rien à craindre pour lui, ni pour ses domaines. De son côté, Oton lui offrit des otages, garantissant son intention de traverser pacifiquement le Liégeois à l'aller et au retour. Ces assurances et les sécurités qui lui furent fournies décidèrent l'évêque à permettre le rétablissement des ponts. Mais dès que l'empereur fut installé à Maëstricht, les comtes de Flandre, de Boulogne, de Salisbury, de Loos, le duc de Louvain, accoururent se présenter à lui, et le rassemblement de ce surcroît de forces porta une seconde fois ombrage à l'évêque, qui, craignant d'être la victime d'un coup de main, réunit à tout hasard 2.700 gens de pied. Ferrand s'entremit encore une fois, et finit par obtenir une trêve valable jusqu'au mois de mai. Les coalisés purent alors s'occuper de leurs projets en toute tranquillité. Ils convinrent que le roi d'Angleterre débarquerait à La Rochelle et envahirait le Poitou, tandis qu'eux-mêmes entreraient en France par la Flandre. Le rendez-vous général fut fixé à Nivelle, en Brabant, pour les premiers jours du mois de juillet. L'empereur demeura assez longtemps à Maëstricht, et son séjour fut agrémenté par de nombreuses fêtes données pour l'adoubement de nouveaux chevaliers, ou pour des mariages conclus dans le but d'ajouter un lien de plus à. ceux qui unissaient déjà les membres de la coalition. C'est alors qu'eut lieu le mariage projeté depuis si longtemps entre Oton et Marie, fille du duc de Louvain ; la même semaine, le roi de Dacie épousa la sœur du comte de Flandre[23]. Dès que le plan de campagne eut été définitivement arrêté, Renaud et Ferrand regagnèrent la Flandre, peu de temps après Pâques. En arrivant, ils apprirent qu'à la suite de leur dernière chevauchée dans le comté de Guines, le comte Arnoul avait été rendre hommage au roi de France. Ce fut le motif d'une nouvelle incursion sur ses terres. Se voyant menacé encore une fois, Arnoul enferma sa femme Béatrix dans le château de Guines, et alla confier sa personne aux bourgeois de Saint-Orner. Les comtes de Flandre et de Boulogne commencèrent par faire le siège du château de Bonham, près de Bourbourg ; ils le prirent et l'incendièrent. De là, ils allèrent à Ardres, où ils séjournèrent quatre jours, et d'où ils ravagèrent le pays environnant : ils dévorèrent tous les approvisionnements des moines d'Andres, pillèrent leurs tenanciers, leur firent pour 200 marcs sterlings de dégâts, et leur brûlèrent 117 maisons. Ils entrèrent à. Guines et s'emparèrent du château ; Robert de Béthune délivra la comtesse Béatrix, sa cousine germaine, et l'emmena en Flandre avec ses enfants. Renaud chargea les Anglais à sa solde de détruire et d'incendier le château ; ils le firent d'autant plus volontiers que bon nombre de leurs compatriotes avaient dû payer de fortes rançons pour en sortir. Les autres maisons du comte de Guines subirent le même traitement. En quittant Ardres, les Flamands voulaient y mettre le feu ; les abbés Guillaume de la Capelle, Guillaume d'Andres et Guillaume d'Ardres, rachetèrent la ville de l'incendie au prix de 250 livres. Cette fois, Renaud de Dammartin pouvait se tenir pour satisfait ; il avait complètement anéanti la puissance de son ancien rival[24]. Peu après, il repartait de Flandre avec Ferrand pour une nouvelle chevauchée, qu'ils exécutèrent avec une audace incroyable (mai-juin 1214) ; ils poussèrent jusqu'à la petite ville de Souchez, qui n'est qu'à trois lieues d'Arras, et la brûlèrent ; de là, ils se présentèrent au milieu de la nuit devant le château de Lens ; mais, y trouvant bonne garde, ils durent se replier sur Houdain, qu'ils incendièrent avec le château qu'y possédait Siger, châtelain de Gand. Enfin ils vinrent mettre le siège devant Aire, qui leur opposa une vive résistance ; depuis trois semaines ils étaient sous les murs de cette place, lorsqu'ils apprirent que le roi de France s'avançait vers le Nord avec son. armée. Ils se retirèrent en Flandre, d'où ils se rendirent à Nivelle, afin de se trouver à, temps au rendez-vous fixé par les coalisés[25]. L'instant de la lutte décisive approchait. Jean-sans-Terre avait déjà envahi le Poitou. Les seigneurs des Pays-Bas s'étaient tous soulevés ; les communes de Flandre, Saint-Omer, Gand, Ypres, Bruges, Douai, Lille, avaient promis leur concours au roi d'Angleterre ; l'empereur d'Allemagne avait réuni une immense armée : le comte de Boulogne pouvait se vanter d'avoir mené à bien l'œuvre qu'il avait entreprise, et dont il avait été l'agent le plus infatigable et le plus actif. Il avait été servi par la force de persuasion qui était en lui, par son habileté de diplomate, et aussi par la puissance de l'argent anglais, que Jean-sans-Terre jeta à pleines poignées à ces barons allemands, chevaliers flamands, routiers, brabançons, hennuyers, toute la horde des gens de guerre qui n'avaient jamais un sou vaillant, et dépensaient dans une orgie le fruit du pillage d'une ville. Outre les menues sommes distribuées à ceux que l'on embauchait, pour leurs frais de voyage ou d'équipement, aux messagers et aux ambassadeurs ; outre les fiefs d'argent -servis aux barons d'une certaine importance ; outre les bijoux, les robes, les fourrures, les armes, les chevaux donnés en cadeaux, il fallait solder les troupes et donner de fortes sommes aux principaux chefs. Ainsi le 28 août 1213, Jean, évêque de Norwich, l'abbé de Beaulieu et Pierre de Maulay allèrent en Flandre porter 2.000 marcs à Guillaume de Salisbury ; le 13 juillet, le vicomte de Londres reçut l'ordre de fournir un chariot pour transporter du nouveau Temple de Londres jusqu'à Sandwich une somme de 10.000 marcs, composant le trésor de guerre expédié par le roi à Hugues de Boves, qui en avait l'administration ; ce trésor arriva à Sandwich le 10 octobre suivant, et le vicomte de Kent fournit au chancelier Gautier de Grai un navire pour le transporter en Flandre. Le 19 novembre, Fauques de Bréauté reçut 50 marcs pour en porter 3.000 en Flandre ; 5.000 marcs furent encore expédiés le 31 juillet. Non seulement le roi donnait cet argent, mais encore il était obligé d'en prêter, ce qui revenait à peu près au même : 3.000 marcs furent envoyés à titre de prêt à la comtesse Mathilde. et 500 aux bourgeois de. Gand. La comtesse Jeanne elle-même reçut à titre de don 1.250 livres sterlings, qui lui furent remises de la part du roi par Jean, fils de Hugues, et par Fauques de Bréauté[26]. En somme, la campagne coûta au roi 40.000 marcs. C'est lui qui les paya, mais ce furent les Cisterciens qui en firent les frais, car il leur avait pris tout cet argent[27]. En terminant ce chapitre, mentionnons la dernière charte donnée par Renaud de Dammartin : elle fut accordée en 1213 à Eustache d'Oie, pour l'autoriser à prélever sur la dîme qu'il percevait dans son fief, tenu du comte de Boulogne, la somme nécessaire à l'entretien d'un chapelain, et d'une chapelle qu'il avait fait élever à l'intérieur de son château. Disons aussi que lorsqu'il reprenait haleine entre deux expéditions, Renaud n'oubliait pas ses fidèles : il demanda et obtint, le 24 mai 1213, un sauf-conduit pour Thomas de Dammartin qui passait en Angleterre, et le 27 octobre suivant, il lui fit donner la terre de Belham-Saint-Albert dans le comté d'Essex. Enfin il fit charger l'évêque de Winton de servir des revenus à. Jean, son chapelain, resté en Angleterre, tandis qu'il guerroyait sur le Continent[28]. |
[1] Archives des Missions, 3e série, VI, 344, lettre de Jean de Lascy. — B. N., ms. coll. Baluze, CCXXXIX, 207. — Petit-Dutaillis, op. cit., p. 32.
[2] Baluze, Généal. d'Auvergne, II, 100.
[3] Cat., 1439. — M. R. — Deputy Keeper, 4e rapport, app. II, n° 129 et 262. — Rot. lit. claus., 135, 145. — Kervyn de Lettenhove, Hist. de Flandre, I, 220.
[4] Guillaume le Breton, Chron., 165. — Anon. de Béthune, f° 54.
[5] Haigneré, Hist. de Notre-Dame de Boulogne, p. 34. — Guillaume Guiart, v. 5885-5888.
[6] Guillaume le Breton, Chron., 169. — D. Ducrocq, 393.
[7] Rymer, I. — H. F., XVIII, 565, note.
[8] Guill. le Breton, Chron., 169.
[9] Mathieu Paris, H. F., XVII, 198 d. — Rymer, Litterœ Cantuarienses, I, 21. — Rot. lit. pat., 98 b, 114 b. — Calendar of entriesin the papal register, I, 1198. — Lettres d'Innocent III, Baluze, II, 811.
[10] Mathieu Paris, H. F., XVII, 700. — Guill. le Breton, Chron., 169. Phil., liv. X. — Anon. de Béthune, f° 54.
[11] Rymer, I, 56. — Hist. des ducs de Normandie, p. 127, Soc. H.F. — Rot. lit. pat., 99. — Pour l'affaire de Dam et ses conséquences immédiates, nous avons consulté l'Hist. des ducs de Normandie, la Chronique et la Philippide de Guillaume le Breton, le récit de Mathieu Paris (M. G., XXVI, 708, et H. F., XVII, 700), et les Anciennes Chroniques de Flandre.
[12] Il est le seul à le dire ; peut-être est-ce pour expliquer comment les armes de Renaud sont tombées aux mains des Français. Nous n'avons nulle autre preuve de fait avancé par Guillaume le Breton.
[13] Rot. lit. pat., 100, 101. — Rot. Chart., I, 197.
[14] H. F., XVIII, 565, note.
[15] Petit-Dutaillis, Étude sur Louis VIII, p. 43, d'après l'anon. de Béthune.
[16] Phil., IX, 695. — Philippe Mouskés, v. 21097, M. G., XXVI. Hist. des Ducs de Normandie, Soc. H. F., et M. G., XXVI.
[17] Anon. de Béthune, f° 56.
[18] Vitœ Odilicœ l. III, de triumpho sancti Lamberti in Stepper, M. G., XXV, 185. — Ann. de Renier, M. G., XVI, 670. — Butkens, Trophées de Brabant, I, 63.
[19] Hist. des Ducs de Normandie, M. G., XXVI.
[20] Généalogie des comtes de Flandre, M. G., IX.
[21] Rot. lit. claus., I, 138, 143.
[22] Chron. d'Andres, M. G., XXIV, 735. — Hist. des Ducs de Normandie, M. G., XXVI. — Haigneré, Dict., III. 81.
[23] Bœhmer, Regesta imperii, 147. — Ann. de Renier, M. G., XVI, 671.
[24] Chron. d'Andres, M. G, XXIV. — Haigneré, Dict., III, 81, — Hist. des Ducs de Normandie, M. G., XXVI. — Chiron. de Saint-Bertin.
[25] Hist. des Ducs de Normandie. — Généal. des Comtes de Flandre, M. G., IX.
[26] L'éditeur de la Philippide (Soc. H. F., p. 265, note 4) n'a sans doute pas eu connaissance de cette pièce.
[27] Champollion-Figeac, Lettres de rois, et c., Doc. inéd. — Rot. lit. pat., I, 103, 114. — Rot. lit. claus., I, 145, 149, 156. Mathieu Paris, II, 581.
[28]
B. N., ms. coll. Moreau, CXVIII, 42, et d. Grenier. CLXII, 168. — Rot. lit. claus., 133 b, 153
b. — Rot. lit. pat., 1, 111.