1210-1212 SITUATION GÉNÉRALE DE L'EUROPE OCCIDENTALE. — MARIAGE DE FERRAND DE PORTUGAL AVEC JEANNE DE FLANDRE. — JEAN-SANS-TERRE CHERCHE DES ALLIÉS. — IL DÉTACHE LE COMTE DE BOULOGNE DU PARTI DE PHILIPPE-AUGUSTE. — RUPTURE DE RENAUD AVEC LE ROI DE FRANCE. — CONFISCATION DE SES BIENS. — IL JETTE LES BASES D'UNE VASTE COALITION CONTRE LA FRANCE.Depuis plusieurs années, les différents États de l'Europe occidentale s'acheminaient vers une crise. A partir de 1210, les événements la précipitèrent, et elle se dénoua à Bouvines, en 1214. Le facteur le plus important dans la mise en mouvement des intérêts qui partageaient les princes et les peuples, fut Renaud de Dammartin. Mais pour bien comprendre le rôle qu'il joua, il faut examiner rapidement les situations respectives des principaux États en cause, et le but particulier vers lequel chacun d'eux dirigeait ses efforts. En France, il s'agissait pour Philippe-Auguste de rendre la royauté indépendante de la maison d'Anjou, de la maison de Flandre et des grands vassaux ; pour ces derniers, le roi avait plus à faire encore : il lui fallait les dominer et écraser leur puissance, il lui fallait conserver ses conquêtes et s'y affermir. Les communes se rangeaient sous sa bannière : beaucoup lui devaient leur existence, ou à ses prédécesseurs immédiats ; elles comprenaient, instinctivement peut-être, que leur intérêt était de se grouper autour d'un prince français, de même race qu'eux, sorti du même terroir, au lieu de se laisser démembrer par des princes étrangers. En Angleterre, Jean-sans-Terre, qui se livrait aux pires excès du despotisme, se trouvait dans la nécessité de reconquérir les provinces perdues depuis le commencement de son règne, afin de maintenir son autocratie sur les barons anglais qui voulaient le renverser. Sa politique consistait donc à soulever et à soutenir la noblesse française contre Philippe-Auguste, tandis que celle du roi de France comportait la manœuvre inverse. Il est intéressant de constater, au point de vue de l'évolution individuelle des deux peuples, que chez tous deux ce fut le parti national qui triompha finalement. Par la communauté des intérêts commerciaux, la Flandre était l'alliée naturelle de l'Angleterre. Elle était hostile à la France parce que les Flamands, autant que leurs comtes, ne pouvaient se résoudre à accepter l'annexion de l'Artois à la couronne. En Italie, Innocent III s'efforçait de débarrasser la péninsule du joug des Impériaux. Il maintenait son autorité spirituelle sur la chrétienté, et tâchait de l'étendre au temporel. Il essayait de faire passer dans le domaine de la pratique la théorie qui faisait de lui le grand dispensateur des couronnes et des royaumes : en 1208, il jette l'interdit sur l'Angleterre ; en 1211, il délie les sujets de Jean-sans-Terre du serment de fidélité ; en 1212, il le dépose et donne son royaume à Philippe-Auguste ; en 1200, il jette l'interdit sur la France à cause de la répudiation d'Ingeburge ; enfin il donne et retire la pourpre impériale successivement à Oton et à Frédéric de Hohenstaufen. L'Empire avait en. Italie ses plus puissants intérêts,. Mais il était possible de lui en susciter ailleurs, d'exciter ses convoitises sur les provinces françaises de l'Est, et l'épée de l'empereur devait être d'un grand poids dans la balance pour celui des deux qui, du roi de France ou du roi d'Angleterre, saurait la mettre de son côté. L'empereur Henri VI était mort le 26 septembre 1197. Le pape écarta de suite la candidature de son fils, Frédéric de Hohenstaufen, à cause de sa jeunesse, et surtout parce qu'il était roi de Sicile. Deux candidats restaient en présence : Oton, duc de Brunswick et de Saxe, comte de Poitou et neveu de Jean-sans-Terre ; il fut choisi par les électeurs Guelfes ; et Philippe de Souabe, frère de l'empereur mort, soutenu par le roi de France et choisi par les électeurs Gibelins. Le pape hésita avant de se prononcer. Mais comme Philippe de Souabe appartenait à la race de ses persécuteurs, il favorisa secrètement Oton de Brunswick, bien que Philippe-Auguste lui écrivit fréquemment pour lui recommander son candidat, et lui démontrer combien l'élection d'Oton serait préjudiciable à la France, à laquelle il avait déjà causé des dommages considérables lorsqu'il n'était encore que comte de Poitou. ° En 1208, Philippe de Souabe fut assassiné. Oton IV fut reconnu à Spire en mars 1209 : il s'engagea à ne pas intervenir dans les élections épiscopales. à n'empêcher aucun appel au siège apostolique, à remettre à l'Église tout ce quit est du domaine spirituel, et à l'aider à extirper l'hérésie. Le 27 septembre suivant, Innocent III posa sur sa tête la couronne impériale. Mais par un revirement logique et forcé, Oton fut obligé, en tant qu'empereur, de prendre les intérêts de l'Empire, et, par suite, de revendiquer les fiefs enlevés par le pape, et le plein exercice des droits impériaux en Italie. En même temps, l'élection de l'archevêque de Canterbury venait de brouiller complètement Innocent III et Jean-sans-Terre ; Philippe-Auguste continuait à solliciter le pape d'une façon de plus en plus pressante en faveur de Frédéric de Hohenstaufen, l'engageant à ne plus traiter avec Oton, contre qui les princes de l'Empire ne craindraient plus alors de se soulever. Cet ensemble de circonstances décida le pape à excommunier Oton, et à reconnaître Frédéric (10 novembre 1210). L'Empire se divisa : la haute Allemagne se rallia à Frédéric, et la basse Allemagne resta fidèle au neveu de Jean-sans-Terre[1]. Depuis la mort de Baudouin de Constantinople, Philippe-Auguste avait exercé sa tutelle sur l'héritière du comté de Flandre, et la garde noble du comté. Il éleva Jeanne à la cour de France, et lorsque l'heure vint de la marier, écartant les prétentions à sa main d'un prince anglais, et ne pouvant faire triompher celles d'un baron français, il lui donna pour époux Ferrand de Portugal, neveu de la comtesse douairière Mathilde. Le mariage fut célébré à Paris en grande pompe, aux frais de la Flandre et du Hainaut, naturellement. Les nouveaux époux firent hommage au roi de leurs États, puis ils en prirent le chemin. Mais le prince Louis les devança, et lorsqu'ils arrivèrent, il s'était emparé d'Aire et de Saint-Omer, les deux villes qu'il revendiquait encore comme faisant partie de son héritage maternel. Ferrand se vit joué : il ne songea qu'à se venger et à reconquérir les villes surprises. Il laissa à Douai sa jeune femme, souffrant de la fièvre, la confiant aux soins de sa tante Mathilde, puis se présenta à ses sujets de Lille, de Courtrai, d'Ypres et de Bruges, qui lui ouvrirent leurs portes. Seuls, les Gantois refusèrent de le recevoir sans son épouse, leur souveraine légitime. Le comte était faiblement accompagné, bien qu'escorté par Philippe de Namur, Siger, châtelain de Gand, et Jean de Nesles, châtelain de Bruges. Rase de Gavre et Arnoul d'Audenarde, ennemis personnels de ces deux derniers personnages, se mirent à la tête des Gantois, forcèrent le comte et les siens à se retirer, et les poursuivirent jusqu'aux environs de Courtrai. Ferrand regagna Lille et Douai, et prépara la guerre contre le prince Louis, qui d'Arras, s'apprêta à lui résister. Les grands vassaux de Ferrand intervinrent, et l'engagèrent à négocier. Le 24 février 1211, le comte de Flandre dut signer, entre Lens et Pont-à-Vendin, un traité par lequel il cédait au fils du roi de France, Aire et Saint-Orner, et fournissait des otages. Aussitôt après, il alla se faire reconnaître par les Gantois, leur fit payer 3.000 livres d'indemnité pour racheter le mauvais accueil qu'ils lui avaient fait la première fois, mais se les attacha peu après en leur donnant une organisation municipale. Maintenant, les intérêts flamands étaient les siens, et son orgueil avait à se venger de l'affront reçu du prince Louis[2]. Le comte de Boulogne, de son côté, n'avait jamais pu se venger de l'outrage reçu à Compiègne en 1196, et Arnoul de Guines pouvait dire combien les haines de son voisin étaient tenaces. Puis, l'ambition de Renaud avait grandi en même temps que sa fortune : parti de rien, il se trouvait l'un des seigneurs les plus puissants de la cour de France. Il aspira plus haut encore. Avec sa profonde habileté diplomatique et la finesse de son esprit politique, il chercha la position la plus avantageuse pour lui dans le conflit d'intérêts qu'il voyait, et dans la conflagration générale qu'il prévoyait devoir en être la conséquence. Du côté de Philippe-Auguste, il ne pouvait plus obtenir grand'chose. Le roi, qui l'avait élevé au rang qu'il occupait, n'aimait pas les vassaux trop puissants : Renaud pouvait voir que certaines vacances dans les grands offices de la couronne n'avaient jamais été comblées, et ne le seraient sans doute jamais. Aucun espoir de s'élever plus haut en France, et une haine à assouvir, tels étaient de ce côté les sentiments intimes du comte de Boulogne. Par contre, il savait que s'il offrait son épée avec des gages formels de fidélité au roi d'Angleterre, il recouvrerait immédiatement les domaines possédés jadis par ses prédécesseurs de l'autre côté du détroit. Mais ce n'eût été qu'un chassé-croisé de biens, et il lui fallait conserver ses fiefs de France tout en acquérant des terres anglaises. Seul l'écrasement du roi de France lui permettrait d'atteindre ce résultat. Or, Jean-sans-Terre et Oton, excommuniés par le Pape et ennemis acharnés de Philippe-Auguste, étaient plus étroitement unis que jamais ; la Flandre était hostile â la France, et Ferrand avait des motifs personnels de haine contre le roi : la noblesse nécessiteuse des provinces allemandes et celle des Pays-Bas, étaient toujours disposées à se battre pour qui les payait, et particulièrement dans un pays où le butin pouvait être abondant ; la guerre des Albigeois embrasait le Midi de la France, et y retenait beaucoup de barons dévoués au roi. Les circonstances étaient favorables ; en coalisant l'Angleterre, l'Allemagne, la Flandre, la Hollande, les petits princes des Pays-Bas, tout en maintenant l'agitation dans le Midi, il y avait moyen de nouer une ligue formidable à laquelle Philippe-Auguste ne pourrait pas résister. Et tandis qu'il redeviendrait un simple duc de France, un simple comte de Paris, Renaud, à la tête de nombreux fiefs en Angleterre, et, sur le continent, d'une vaste province formée de ses comtés de Boulogne, de Dammartin, d'Aumale avec le Vermandois, et des débris de l'Artois, avec ses fiefs de Normandie, se trouverait alors aussi puissant que Philippe-Auguste, pourrait le combattre et lui faire échec, comme ses aïeux avaient combattu les aïeux du roi dans le passé, et avaient fait .échec à son pouvoir naissant. Le comte de Boulogne se tourna vers les ennemis de Philippe-Auguste. Mais il lui fallait déployer une grande habileté, manœuvrer sans éveiller les soupçons, et ne pas se démasquer prématurément, car il engageait une partie où il jouait le tout pour le tout, et la moindre faute, la moindre défaillance, entrainant l'insuccès final, devait lui coûter la perte de ses biens et de sa vie. Jean-sans-Terre excellait aux ruses diplomatiques et aux menées souterraines ; depuis longtemps il les mettait en œuvre pour se créer des alliances. Il entretenait l'amitié de son neveu Oton, en lui envoyant fréquemment des cadeaux et de l'argent ; il pouvait être sûr d'un sérieux dévouement de ce côté, puisque déjà en 1204, au fort de sa lutte contre Philippe de Souabe, Oton avait proposé à son oncle de signer une trêve avec son rival pour venir au secours de la Normandie, en opérant une diversion sur Reims ou Cambrai[3]. Jean s'était. attaché Baudouin d'Aumale en lui donnant en Angleterre des terres équivalentes à celles que Baudouin avait perdues en France, et en négociant le mariage de sa fille avec le fils du puissant comte de Pembroke, Guillaume le Maréchal[4]. Presque tous les ans, il accorde aux marchands flamands des autorisations et toutes sortes de facilités pour commercer dans ses États. Ne pouvant compter sur ses barons d'Angleterre, il cherche des appuis à l'extérieur, et ne manque pas une occasion de se faire un allié, petit ou grand : en mars 1206, il fait remettre Gautier de Baillolet, agent du comte de Saint-Pol, en possession des biens de celui-ci en Angleterre[5] ; le mois suivant, il comble de libéralités Brandon de Douai ; Richard le Flameng et Guillaume de Fiennes, beau-frère de Renaud de Dammartin. En 1207, il donne l'église de Boughton à maître Guillaume, clerc du comte de Flandre[6]. Le 25 mars 1208, il envoie un sauf-conduit au comte Guillaume de Hollande, et l'engage à venir s'entendre avec lui[7]. Le 26, il concède à Godefroid de Louvain le château et la seigneurie d'Eya[8]. Le 28, il charge de différentes missions sur le Continent l'archidiacre de Stafford, Gérard de Rodes, Godefroid de Louvain et Thierri le Teuton, et envoie au bailli de Douvres l'ordre de leur fournir un navire pour faire la traversée du détroit[9]. En ce même mois, un certain nombre de sergents arrivent de Flandre, et R. de Cornhill leur remet 20 livres de sa part[10]. A Thomas de Bavelinghem, il accorde une rente féodale de dix livres par an (avril 1208)[11] ; aux moines et à l'abbé de Saint-Pierre de Gand, il confirme la possession de leurs domaines de Levesharn et de Greenwich[12]. La même année, il conclut avec Louis, comte de Loos, qui avait épousé une fille du comte de Hollande, un traité par lequel Louis s'engagea à le soutenir, ainsi que son neveu Oton, contre tous leurs ennemis, quels qu'ils fussent[13]. Jean-sans-Terre garde auprès de lui le fils du duc de Saxe, avec lequel il est en relations suivies. Il correspond fréquemment avec Hugues de Cresec, Robert de Béthune, le châtelain de Bergues, et avec le roi d'Aragon. Il fait remettre de l'argent à Arnoul de Caïeu. Il se concilie les sympathies du comte de Bar, qui avait jusque-là résisté à ses avances. Il expédie des messagers en Bretagne, en Anjou, en Poitou ; il envoie Richard de Terinton à la cour de Rome ; Jacob, frère d'Eustache le Moine, en Flandre ; Gautier l'Anglais, oultre-mer. C'est en 1209 qu'il fit faire des ouvertures à Renaud de Dammartin. Il confia cette ambassade à Eustache le Moine, dont il envoyait en même temps le frère en Flandre. Le pirate reçut du roi, au départ, une somme de 40 marcs d'argent. Il rencontra Renaud probablement à Ambleteuse, vers la fin du mois de juillet ou dans les premiers jours du mois d'août. Le comte était dans une disposition d'esprit favorable aux propositions que son ancien sénéchal était chargé de lui soumettre ; il l'accueillit bien, et lui fit même signer comme témoin la charte de commune d'Ambleteuse. Sa mission étant couronnée de succès, Eustache s'empressa d'aller en rendre compte à Jean-sans-Terre, qui lui fit remettre 225 marcs, somme élevée et qui montre l'importance attachée par le roi à l'alliance de Renaud (10 août 1209)[14]. Philippe-Auguste fut instruit de quelque chose, car peu après il exigea de Renaud la promesse de ne pas entretenir de rapports avec Eustache le Moine, ni avec Hugues de Boves, l'avoué de Brai, Manassès Chauderon, Pierre de Nesle et les complices de ces brigands, et de faire tous ses efforts pour les arrêter et les lui livrer. Renaud dut promettre, afin de dépister les soupçons. Par mesure de précaution, le roi fit jurer la même promesse au comte de Ponthieu, au vidame de Picquigni, à Robert de la Tournelle, à Raoul de Clermont ; et fit renouveler au comte de Boulogne le serment d'exécuter les conditions du mariage de leurs enfants (novembre 1209). Il n'est pas étonnant de voir figurer Hugues de Boves en tête de cette petite liste de proscrits : c'était en effet un des salariés du roi d'Angleterre, une de ses créatures les plus dévouées. A partir de ce moment, il joua un rôle important auprès de Renaud de Dammartin dans la formation de la coalition. Il descendait des anciens comtes d'Amiens, dont la branche allée eut la terre de Coucy, et la branche cadette la terre de Boves. Le nid d'aigle des seigneurs de Boves s'éleva sur une éminence, non loin d'Amiens, et était presque aussi redoutable que celui de Coucy[15]. Il en reste encore des ruines imposantes. Le 19 juin 1191, Robert de Boves fut tué devant Saint-Jean-d'Acre[16]. Il laissa trois fils : Enguerrand, qui hérita du domaine paternel ; Robert, qui possédait des biens en Angleterre ; Thomas, et enfin Hugues[17]. Le dernier, qui se lança dans la vie d'aventures, acquit bientôt la réputation d'un chevalier actif et énergique, mais orgueilleux et cruel ; en campagne, il massacrait tout ce qui s'offrait à ses coups, et n'épargnait ni les femmes, ni les enfants[18]. Il lui arriva de tuer le chef des prévôts royaux : à la suite de ce haut fait, il s'empressa d'aller mettre sa personne en sûreté de l'autre côté du détroit[19]. C'était bien l'instrument qu'il fallait à Jean-sans-Terre, qui s'empressa de le prendre à sa solde. Il en fit un agent financier et diplomatique ; il l'envoya au Pape en 1213, pour traiter de la paix, et il lui confia la garde et le maniement de son trésor de guerre pendant les campagnes de Flandre de 1213 et 1214. Le comte de Boulogne, après être entré en relations avec Jean-sans-Terre, entretint des rapports suivis avec l'empereur d'Allemagne. De la place de Mortain, qu'il possédait aux confins de la Bretagne et de la Normandie, il fit une forteresse formidable, l'approvisionna de vivres et de munitions, et y enferma une forte garnison. Philippe-Auguste fut informé de ces menées, mais il ne se décidait pas encore à une rupture, lorsque un incident assez imprévu vint l'y déterminer. Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, avait tout récemment fait élever à Bresles une forteresse qui constituait une menace pour les domaines de la comtesse de Clermont[20]. La comtesse était parente de Renaud de Dammartin : pour la venger du tort qu'elle subissait, il détruisit l'ouvrage dans les premiers mois de l'an 1211. En manière de représailles, l'évêque de Beauvais s'empressa de renverser une tour de défense que le comte de Boulogne venait de construire dans la forêt de Hez. Les deux neveux de l'évêque, fils du comte Robert de Dreux, prirent parti pour lui. Ces princes étaient de sang royal et jouissaient d'une grande influence ; ils n'avaient pas oublié que la première femme répudiée par le comte de Boulogne était de leur famille. Ils agirent ensemble sur l'esprit de Philippe-Auguste, et le décidèrent à intervenir. Renaud eut beau protester de sa fidélité ; le roi lui fit (écrire qu'il était au courant de ses négociations avec l'empereur Oton et le roi d'Angleterre, et qu'il l'étonnerait en lui disant tout ce qu'il avait appris sur ses menées : il lui promit d'accepter ses assurances de dévouement, si les faits lui démontraient qu'elles n'étaient pas vaines, et si le comte le servait suivant son devoir. Pour avoir la preuve de la bonté Ides intentions de Renaud de Dammartin a son égard, il lui manda, comme à son homme lige, et l'adjura par la foi qu'il lui devait, de lui livrer Mortain et d'ordonner au commissaire chargé d'effectuer la remise, soit son frère Simon, soit un autre, de se trouver à Pont-de-l'Arche le 7 ou le 8 septembre suivant. Le roi refusait à Renaud tout sauf-conduit pour venir en France, tant .que la place ne serait pas livrée, et ajouta qu'en cas de refus du comte, les hommes d'armes de l'armée royale s'en empareraient de force. Il n'y avait donc plus de sécurité pour la personne du comte de Boulogne, au cas où il se serait risqué à venir en France. C'était précisément ce qui lui importait le plus. Connaissant la séduction que sa personne et sa parole pouvaient exercer sur le roi, il fit tous ses efforts pour l'approcher, sûr de se justifier s'il parvenait à s'expliquer en sa présence. Il répondit donc au roi qu'il se conformerait à sa volonté, et viendrait en personne lui faire la remise du château de Mortain à la date et au lieu indiqués, si le roi voulait bien lui accorder un sauf-conduit. Mais la résolution de Philippe-Auguste était prise. Il marcha sur Pont-de-l'Arche, où il arriva dans les premiers jours de septembre. Il s'occupa aussitôt de recueillir les serments de fidélité des chevaliers du comté de Mortain. En même temps, il fit savoir au comte de Boulogne qu'il avait reçu sa réponse, et s'avançait à main armée contre Mortain. Toutefois il lui promit de ne pas commencer le siège et de ne causer aucun dommage à la garnison avant le 15 septembre, mais en déclarant qu'il s'opposerait à toute tentative des défenseurs de Mortain, soit pour faire du butin sur l'armée royale, soit pour incendier les biens de ceux qui prenaient le parti du roi et refusaient de s'enfermer avec eux dans le château, soit pour travailler à augmenter les défenses de la forteresse. Il promit, si les mandataires du comte lui faisaient la remise de la place avant le 15, de n'y faire aucun dégât et de la traiter suivant les coutumes de France et de Normandie ; en ce cas, il enverrait à Renaud son aumônier avec un sauf-conduit. La remise n'ayant pas été faite à la date indiquée, le roi mit le siège devant Mortain, qui passait pour imprenable : en trois jours et trois nuits, il la fit tomber en son pouvoir. Le comté de Mortain passa en même temps aux mains du roi, qui s'empara coup sur coup de Domfront, de Lillebonne et des terres qui en dépendaient, des possessions de Simon de Dammartin en Normandie, du comté d'Aumale, du comté de Dammartin, et marcha sur Boulogne. En route il recueillait les serments de fidélité d'Enguerrand, vidame de Picquigni, du maire et de la commune d'Airaines, de Renaud d'Amiens, qui jurèrent de le servir contre Oton, Jean-sans-Terre et Renaud de Dammartin[21]. A l'annonce de ces événements, Robert et Philippe de Dreux et Guillaume de Ponthieu, qui combattaient contre les Albigeois, s'empressèrent de quitter Simon de Montfort pour rejoindre Philippe- Auguste : leur absence n'avait d'ailleurs duré que quarante jours, juste le temps prescrit pour avoir droit aux indulgences promises par le Pape[22]. Le comte de Boulogne comprit que toute résistance était impossible, et remit ses fiefs entre les mains du prince Louis, son suzerain direct depuis la création de l'Artois . Simon de Dammartin, également dépouillé de ses biens, se joignit à lui, et tous deux, accompagnés de leurs femmes, se réfugièrent auprès de leur cousin, le comte de Bar, qui leur fit bon accueil[23]. Ils étaient partis lorsque Philippe-Auguste arriva dans le Boulonnais, dont il s'empara sans souci des droits de Ide, de qui Renaud tenait le comté, et dont il confia le gouvernement au prince Louis[24]. Mais comme il avait autant de méfiance envers son fils qu'envers les autres grands seigneurs féodaux, il obligea à se porter garants de sa fidélité les communes de Bapaume, Hesdin, Aire, Saint-Orner, ainsi que Michel de Harnes, Jean, châtelain de Lens, Guillaume, avoué de Béthune, Alard et Renaud de Croisilles, Baudouin de Commines, châtelain d'Aire, et Guillaume, châtelain de Saint-Orner (février-mars 1212). Une fois en sûreté auprès du comte de Bar, Renaud de Dammartin envoya plusieurs messagers à Philippe-Auguste, pour réclamer la restitution de ses terres et de ses châteaux. Le roi ne voulait y consentir que s'il se décidait à comparaître devant sa cour et les barons du royaume. Renaud s'y refusa, exigeant une restitution intégrale et sans conditions. Le roi lui adressa une dernière sommation de comparaître : il répondit en s'excusant de ne pouvoir s'y rendre sans traverser les domaines de la couronne, ce qui lui était impossible sans un sauf-conduit ; de plus, il déclara que si on lui refusait la possession de ses fiefs et de ses forteresses, il saurait bien les recouvrer de force (janvier 1212)[25]. A partir de ce moment, la rupture fut complète et définitive entre le roi et le comte. Aussi Renaud déploya-t-il aussitôt une activité extraordinaire pour mettre à exécution le plan, qu'il méditait depuis longtemps : réunir en un seul faisceau les forces ennemies du roi de France, les précipiter sur lui d'un seul coup et sur plusieurs points à la fois, de façon à l'écraser sous leur masse. Le principal adversaire de Philippe-Auguste était Jean-sans-Terre ; c'est donc à lui que Renaud devait se joindre tout d'abord, d'autant plus que Jean disposait de l'argent nécessaire pour lever des troupes et solder une armée. Mais, malgré les préventions du roi d'Angleterre en sa faveur, Renaud voulait, pour qu'il fût sûr de son dévouement, lui en apporter des preuves formelles et tangibles. C'est pourquoi il commença par déterminer le comte de Bar à rendre hommage au roi d'Angleterre, auquel il se chargea d'en porter l'assurance[26]. Puis il se rendit à Douai, où avec l'aide de Mathilde, qui avait épuisé ses ressources en dons au roi de France et à ses ministres, et espérait contracter un emprunt auprès de Jean-sans-Terre, il entretint et développa l'animosité de Ferrand contre les princes français[27] ; et tandis que Ferrand se déclarait l'homme lige de Philippe-Auguste, le 24 janvier 1212, consentait à nouveau le 24 février suivant, la cession d'Aire et de Saint-Omer au prince Louis[28], il chargeait le comte de Boulogne de transmettre au roi d'Angleterre le désir qu'il avait de conclure une alliance avec lui, et le priait de lui envoyer des ambassadeurs pour mener à bien les négociations[29]. Renaud fit ensuite entrer dans l'alliance anglaise Gérard de Zanches et la plupart des nobles du Hainaut. Il obtint de bonnes paroles même du comte de Louvain[30]. Quant au duc de Limbourg, il ne demanda pas mieux que de devenir le vassal de Jean-sans-Terre, à la condition qu'on lui rendrait le fief que Richard Cœur-de-Lion lui avait précédemment donné ; il chargea Renaud de plaider sa cause[31]. Le comte de Boulogne décida encore Arnoul d'Audenarde. Rase de Gavre et son fils, Gautier et Gérard de Sotteghem, Thierri de Beuvren et plusieurs autres chevaliers flamands, à prendre du service en Angleterre, et il se chargea de les recommander au roi[32]. Il alla enfin trouver l'empereur Oton qui le reçut avec force démonstrations d'amitié ; tous deux se concertèrent sur les mesures à prendre pour attaquer avec succès le roi de France ; ils se jurèrent aide et appui mutuels, et Renaud de Dammartin convainquit si bien l'empereur de son dévouement à la cause anglaise, qu'Oton l'envoya en Angleterre en son nom, et écrivit à Jean-sans-Terre pour lui promettre que Renaud serait un de leurs plus fidèles partisans ; il ajouta qu'il viendrait au secours de Jean de tout son pouvoir, lui annonça qu'il avait déjà refusé de recevoir des ambassadeurs envoyés par Philippe-Auguste, et l'engagea à agir de même[33]. Deux mois et demi avaient suffi au comte de Boulogne pour nouer ces diverses alliances. A la fin d'avril 1212, accompagné de Henri, comte palatin du Rhin et frère d'Oton, il mit à la voile pour l'Angleterre, sûr maintenant qu'il y serait bien reçu. En même temps qu'eux, Guillaume, comte de Hollande, abordait sur les côtes anglaises[34]. Le premier jalon de la grande coalition était planté. |
[1] Cf. particulièrement Schmidt, Précis de l'histoire de l'Église d'Occident pendant le Moyen Âge.
[2] Warnkœnig, Hist. de Flandre, I, 220. — Généalogie des Comtes de Flandre, M. G., IX.
[3] Rot. Chart., I, 133.
[4] Rot. Chart., 114. — Rot. lit. claus., I, 24.
[5] Rot. lit. claus., I, 67.
[6] Rot. lit. pat., I, 78. — Rot. Chart., I, 166.
[7] Rot. lit. pat., I, 81.
[8] Rot. lit. pat., I, 81.
[9] Rot. lit. Claus., I, 108.
[10] Rot. lit. Claus., I, 109.
[11] Rot. lit. Claus., I, 112.
[12] Rot. Chart., I, 184.
[13] Rot. lit. pat., I, 82. — Kluit, Hist. des Comtes de Hollande, II, 337,
preuves.
[14] Rec. Off., Misae Rolls, IIth John, 655. — Nous n'avons pu distinguer si le dernier chiffre est un X ou un V.
[15] B.N., ms. coll. Moreau. XCII, 42.
[16] Bib. Arsenal, ms. 5260, f° 112.
[17] B.N., ms. coll. Moreau, C111. —
Rec. Off., P. R., 43.
[18] Roger de Wendover.
[19] Kervyn de Lettenhove, Hist. de Flandre, I, 213.
[20] Guillaume le Breton, Chron. — Gall. Christ., IX, 738.
[21] Cat., 1302-1304.
[22] Ducange, Hist. des Comtes de Ponthieu. — Prarond, op. cit., 80, 81.
[23] Guill. le Breton, Chron., 162 et suiv. — Anon. de Béthune, 1.54.
[24] Walker, On the increase of royal
power in France under Philipp-August, p. 27.
[25] Guill. le Bret., Chron., 164.
[26] Rymer, I, 51.
[27] Lebon, Mémoire sur Bouvines, 18.
[28] Baluze, Miscellanea, VII, 249.
[29] Rot. lit. claus., I, 129.
[30] Rymer, I, 51.
[31] Rot. lit. claus., I, 130.
[32] Rot. lit. claus., I, 130.
[33] Rot. lit. claus., I, 129.
[34] Ann. de Dunstable, 34.