1203-1210 CHARTE DE BOULOGNE. — EUSTACHE LE MOINE. — PROCÈS AVEC LA COMTESSE DE CHAMPAGNE. — MARIAGE DE SIMON DE DAMMARTIN. — PHILIPPE-AUGUSTE ENVAHIT LA TERRE DE GUINES. — PAIX ENTRE LES COMTES DE BOULOGNE ET DE GUINES. — CHARTE D'AMBLETEUSE.C'est surtout avant de s'en aller au loin tenter quelque aventure, que les seigneurs de cette époque concédaient des chartes aux bourgeois des villes. En leur octroyant des libertés, ils s'assuraient leur fidélité pour le temps de leur absence. Peu avant son départ pour la première expédition de Normandie, Renaud de Dammartin accorda une charte de commune à ses bourgeois de Boulogne[1]. La constitution municipale établie par les Romains s'était perpétuée dans cette ville avec de légères transformations. La charte de Renaud en contient des traces évidentes ; auparavant, dès une époque reculée, diverses manifestations de cette vie communale apparaissent. L'abbé Haigneré a relevé une intervention des primores civitatis en 940 ; puis une affirmation de leur indépendance dans un texte de la Vie de saint Bertulphe de 1073. En 1165, le corps échevinal, de concert avec le comte Mathieu, réclama à l'abbé de Saint-Bertin la confirmation d'un don fait à la léproserie, considérée comme établissement communal. En 1201, la signature du maire de Boulogne figure au bas de la charte de fiançailles de Mahaud et de Philippe Hurepel. La charte concédée à la commune de Boulogne par Renaud et Ide, fut donnée au château d'Hardelot, entre le 6 avril et le 15 juin 1203[2]. Elle ne contient aucune constitution de commune, aucune édiction pénale, et est conçue dans l'unique but de favoriser le commerce. Renaud et Ide commencent par jurer qu'ils observeront la coutume de Boulogne suivant les us et coutumes de Tournai, et par établir que toute difficulté qui ne pourra être résolue par les jurés de la commune sera portée à Tournai pour y être jugée. Nous avons peu d'exemples de cette sorte d'appel, et on ne peut guère l'expliquer qu'en se fondant sur la tradition romaine. Tournai était la résidence du tribun des Nerviens. Pour être admis t la commune, de quelque pays' que l'on soit, à quelque profession que l'on appartienne, il suffira d'avoir séjourné un jour et une nuit à Boulogne ou dans la banlieue. Les possesseurs d'une maison sise dans ces limites sont autorisés à s'absenter trois mois de l'année pour leurs affaires, en mars, août et septembre. Les transactions passées sur le territoire de la commune sont de la compétence des jurés. Afin d'encourager le transit, le comte décida qu'en temps de paix comme en temps de guerre, il veillerait dans les limites de son territoire à la sauvegarde des marchandises ; qui le traverseraient, et dont les propriétaires auraient acquitté les redevances coutumières. Nul de ses baillis ou sergents ne pourra rien prélever sur ces marchandises, sinon de par la volonté expresse du vendeur. Seuls, le comte et la : comtesse pourront prélever sur les comestibles ce qui leur sera nécessaire pour leurs besoins personnels, mais leur cré dit ne pourra excéder un mois, encore faudra-t-il qu'ils aient fourni un gage ou un répondant sérieux. Au cas où les denrées achetées par eux ne seraient pas payées au comptant, deux appréciateurs en fixeront le prix, après avoir juré de le déterminer aussi exactement que s'il s'agissait de leurs propres intérêts. Si quelqu'un des jurés de la commune cause un dommage au comte ou à la comtesse, l'un des sergents du comte devra enjoindre au maire de le citer en justice ; et si le maire s'y refuse, le sergent pourra faire lui-même la citation. Telle est l'économie de cette charte. En somme, Renaud imposa des restrictions à ses privilèges personnels, dans le but de favoriser les intérêts commerciaux du pays. Le sénéchal du Boulonnais, Daniel de Bétencourt, devant accompagner le comte en Normandie, Renaud, avant de partir, confia ce poste à l'un de ses barons, Eustache le Moine[3]. Eustache, fils d'un baron et pair du Boulonnais, Baudouin Busket, dont le nom figure fréquemment au bas des actes de la comtesse Ide, était né à Courset, vraisemblablement entre 1170 et 1180. Après avoir voyagé pendant quelque temps, il entra comme moine à l'abbaye de Samer. Or, il arriva que son père et un autre baron du Boulonnais, Hainfrois de Hersinghem, se disputèrent la possession d'un fief. Hainfrois fit tomber son adversaire dans une embuscade à Bazinghen, et le tua. Le fils de la victime sortit du couvent pour demander au comte justice de ce meurtre. Un duel judiciaire fut décidé et eut lieu à Étaples ; le champion d'Eustache fut vaincu. Eustache quitta la vie religieuse pour entrer en possession des biens et titres dont il héritait de son père. Le comte de Boulogne avait trouvé en lui l'homme énergique dont il avait besoin pour veiller à ses intérêts pendant son absence, et gouverner le comté de façon à le défendre contre ses voisins de Ponthieu et de Guines. Une agression était à craindre de leur part, s'ils voyaient le Boulonnais mal défendu. Cette année-là le comte de Ponthieu avait con, du un accord avec l'abbé de Saint-Josse, où l'éventualité d'une guerre avec le comte de Boulogne était examinée ; en ce cas, dit un article du traité, l'abbé devra amener à ses frais au comte Guillaume les vavasseurs de l'abbaye, entre la Canche et l'Authie ; le comte pourra les retenir à son service pendant quarante jours, à la condition de se charger de leur entretien ; s'il manquait à cet engagement, les vavasseurs pourraient l'abandonner sans être coupables de forfaiture. Cette alliance n'est certes pas l'indice de dispositions bienveillantes à l'égard de Renaud. Lecomte de Guines pouvait faire concevoir plus d'inquiétudes encore. La ferté de Sangatte qu'il avait fait construire, était une entrave gênante dans le territoire boulonnais[4]. Renaud prétendait que pour enclore Sangatte, Baudouin de Guines avait considérablement empiété sur un vaste marais, appelé le Marais-Royal, qui devait servir exclusivement de limite aux terres de Boulogne et de Guines. Aussi, avant de partir, il avait donné l'ordre à son sénéchal de fortifier à Ales la chaussée qui menait à Nicennam et à Calais, de manière à protéger la terre de Merch, à assurer les communications entre Boulogne et Calais, et à rendre l'accès de Sangatte plus difficile aux gens du comte de Guines. En conséquence, pendant que Renaud assiégeait Radepont avec Philippe-Auguste, Eustache le Moine ordonna aux gens de Merch, piétons et cavaliers, au nom de leur seigneur et sous peine de perdre la vie et les biens, de se rendre incontinent à Ales, munis de trente jours de vivres, d'armures et d'épieux pour se défendre, et des instruments nécessaires pour creuser le sol. Au jour dit, tout le monde se. trouva au rendez-vous ; aucun n'avait manqué de se bien armer. Les travailleurs commencèrent par abattre des arbres qui se trouvaient sur le territoire de Guines, et se mirent à creuser un fossé de chaque côté de la chaussée, remuant le sol comme une légion de fourmis, lançant des injures et des quolibets à l'adresse de leurs ennemis qui n'étaient pourtant pas là pour les entendre, et criant hu, hu 1 pour s'exciter au travail. A la nouvelle de cette insulte si inopinée et témoignant tant de mépris pour lui et les siens, le comte de Guines fit admonester les gens de Merch, et leur enjoignit de cesser l'injustice qu'ils étaient en train de commettre, d'abandonner leur ouvrage, et de rentrer chez eux sans plus lui faire tort. Ils s'y refusèrent, et ne mirent que plus d'ardeur à la besogne, Arnaud de Planques, bailli de la comtesse de Flandre, Marie, en l'absence du comte alors à la croisade, intervint à son tour. De la part de la comtesse, il ordonna aux travailleurs de s'arrêter, et d'attendre pour continuer que leur maître fût revenu de Normandie ; il n'obtint pas plus de succès quo l'envoyé du comte de Guines, et les gens de Merch ne cessèrent pas de creuser leur fossé en se moquant des gens de Guines et en les insultant. Le comte Baudouin réunit alors ce qui lui restait d'hommes d'armes sous la main, car son fils Arnoul en avait emmené un bon nombre en Brabant, auprès du duc de. Louvain ; il plaidait devant la cour du due au sujet d'une terre que la tante de sa femme avait donnée à des religieux sans son consentement. Avec les forces dont il put disposer, Baudouin de Guines marcha contre les gens de Merch, et leur : intima une fois de plus l'ordre de se retirer : comme précédemment, il fut accueilli par des injures et des brocards. Décidé à agir, le comte se plaça alors sur une hauteur : d'où il pouvait surveiller l'action, et lança contre les gens' réquisitionnés par Eustache le Moine, Guillaume de Colvide. et Daniel de Balinghem, à la tête des hommes de Balinghenk et d'Ardres, et de quelques autres. Au premier choc, et sans même qu'il y ait eu effusion de sang, ceux de Merch prirent vivement la fuite, abandonnant sur place leurs outils, leurs armes et même leurs bannières, qui tombèrent aux mains des vainqueurs et allèrent orner l'église d'Ardres. Les fuyards se sauvèrent sur la route, se cachèrent dans les fossés, dans' les marais, ou tâchèrent de regagner 'leurs demeures r le comte de Guines ne put arrêter l'ardeur de ses hommes qui coururent à la poursuite des vaincus, en emmenèrent prisonniers un grand nombre, et renvoyèrent le reste dépouillés de tout ce qu'ils avaient sur eux. Les malheureux merchois étaient honteusement défaits (septembre 1203)[5]. Le comte de Boulogne revint dans son comté au commencement de décembre. Le mari de sa sœur Agnès, Guillaume de Fiennes, guerroyait alors contre l'abbaye d'Andres, à laquelle il suscitait mille difficultés. Renaud, en qualité de suzerain, était l'arbitre qualifié pour mettre la paix entre les adversaires ; mais comme il était aussi le beau-frère de Guillaume de Fiennes, un de ses plus fidèles barons, l'abbé Itier se méfia de sa justice, au point de préférer acheter la paix à prix d'or par un contrat passé avec Guillaume, le 1er janvier 1204[6]. Hainfrois de Hersinghem poursuivait Eustache le Moine de la haine qu'il avait portée à Baudouin Busket, et dès qu'il le vit occuper le poste important de sénéchal, il ne songea qu'à trouver un moyen de l'en faire chasser. Grâce à des calomnies habilement répandues, il parvint à persuader au comte qu'Eustache lui dérobait les deniers des bailliages qu'il était chargé d'administrer. Invité à venir rendre ses comptes, le sénéchal y consentit volontiers. Mais lorsque rendez-vous lui fut fixé dans ce but au château d'Hardelot, il comprit qu'on voulait le jeter en prison, et se réfugia dans l'immense forêt qui couvrait le Boulonnais. Aussitôt Renaud de Dammartin confisqua ses biens et incendia ses domaines. Pour .se venger, Eustache alluma, en guise de chandelles, deux moulins, appartenant au comte, le jour où ce dernier mariait , son trouvère favori, Simon de Boulogne. Pendant un certain temps, le proscrit harcela son seigneur, lui volant ses chevaux, lui estropiant ses gens. Un jour, il fut pris : ses amis le firent évader. Comprenant que le Boulonnais devenait par trop dangereux pour lui, il passa le détroit, et offrit ses services à Jean-Sans-Terre, qui l'accueillit avec faveur, et reçut sa femme et sa fille en otages. Renaud en était débarrassé (décembre 1203-janvier 1204). Peu après, avec quelques nefs que lui confia le roi d'Angleterre, Eustache le Moine conquit les îles anglo-normandes pour son propre compte. Ce fut le repaire d'où il s'élançait pour pirater sur les côtes de France et sur celles d'Angleterre, s'en prenant de préférence aux navires flamands chargés de riches cargaisons. En 1207, les baillis des Cinq-Ports durent diriger contre lui une expédition, au cours de laquelle ils lui prirent l'île de Serk et firent prisonniers son frère Jakemin, son oncle, plusieurs chevaliers et quatorze sergents. Cela n'empêchait pas le pirate d'être au mieux avec Jean' Sans-Terre, qui lui donnait fréquemment des sauf-conduits pour venir visiter les terres qu'il lui avait concédées dans le Norfolk. Nous le rencontrerons bientôt chargé par Jean d'une importante mission diplomatique. Entre deux campagnes en Normandie, Renaud de Dammartin passa à Boulogne le mois de janvier 1205. Il trouva le temps d'enlever encore une fois des troupeaux et des biens appartenant à l'abbaye de Clairmarais, pendant que les moines s'occupaient de l'élection d'un abbé. Le comte était reparti quand Nicolas de Camberon fut élu (31 janvier) ; lorsqu'il revint un an plus tard, l'abbé porta sa cause, sans succès, devant l'abbé de Saint-Aubert et le doyen de Cambrai, délégués par le Saint-Siège ; il fut ensuite assez habile pour amener Renaud à accepter l'arbitrage de Guillaume, archevêque de Reims. L'arrêt fut rendu le 2 avril 1206 : Renaud était condamné à reconnaître les donations, libertés et immunités accordées à l'abbaye de Clairmarais par ses prédécesseurs, à restituer les troupeaux qu'il avait enlevés, et à payer 150 livres parisis de dommages-intérêts[7]. Vers cette époque, Renaud accorda à l'abbé de Licques, aux moines, à leurs hommes et à leurs marchandises, le droit de traverser en toute liberté ses domaines, où il les affranchit du droit de tonlieu[8]. Tandis que les rois de France et d'Angleterre reprenaient haleine après trois années de guerre, préparant sourdement la grande lutte d'où l'un ou l'autre devait sortir écrasé, surveillant les affaires d'Allemagne et y intervenant ; tandis qu'Innocent III, jetant un coup d'œil d'ensemble sur la chrétienté, s'alliait tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre, suivant son intérêt, et cherchait avant tout à établir sur l'Europe sa suprématie spirituelle et temporelle, le comte de Boulogne menait la vie des grands seigneurs féodaux de son temps. Il assista régulièrement aux Champs-de-Mai, et fit partie de la curia regis, accompagnant souvent la personne royale. Il est fréquemment cité comme témoin dans les actes royaux de cette époque (1206-1210), qui marqua l'apogée de sa puissance. Pour favoriser le commerce dans ses domaines, et pour s'attirer les sympathies des bourgeois de Saint-Omer, il agit envers eux comme envers les bourgeois de Rouen : en avril 1206, il les exempta du droit de lagan sur ses terres du Boulonnais et de Merch, eux et leurs marchandises ; les marins qui apporteront ces biens, quel que soit leur pays d'origine, en temps de paix comme en temps de guerre, auront l'entrée et la sortie franches ; le comte ne couvrira de sa garantie que les marchandises appartenant à des bourgeois "de Saint-Omer ; s'il en est qui, sous ce rapport, paraissent suspectes à ses gens, il faudra, pour jouir de la franchise, qu'elles soient déclarées se trouver dans les conditions requises, par les échevins de Saint-Orner et sous la foi du serment. Au mois d'août de cette année 1206, Renaud de Dammartin était à Paris. Philippe-Auguste avait appris depuis peu la mort de Baudouin IX, en Orient, où il s'était taillé un empire ; le roi songea aussitôt à se faire attribuer la garde noble des deux filles de Baudouin, et pour se concilier Philippe de Namur, il lui promit la main de Marie, la fille qu'il avait eue d'Agnès de Méranie. Dans la charte où le roi s'obligeait à ce mariage, le comte de Boulogne se porta garant pour 2,000 marcs à côté du comte de Saint-Pol, de Guillaume de Béthune, de Mathieu de Montmorency, et du comte Robert de Dreux[9]. Celui de ses voisins dont Renaud jalousait le plus la puissance contre lequel il nourrissait une haine irréductible parce qu'il avait trouvé un rival dans sa maison, Baudouin de Guines, était mort le 2 janvier 1206. Son fils Arnoul d'Ardres lui succéda, et alla rendre hommage à Jean-Sans-Terre pour les fiefs que son père avait possédés en Angleterre. Le nouveau comte de Guines était loin de vouloir chercher querelle à son voisin ; mais Renaud ne devait se tenir pour satisfait que par l'anéantissement de sa puissance. Sans autre motif que sa haine et son humeur envahissante, il s'empara d'une terre située dans le diocèse de Thérouanne, et tenue en fief de l'abbaye de Saint-Bertin par le comte de Guines. Ce dernier se trouvait directement lésé, et l'Église par ricochet. Innocent III n'était pas un pape à laisser passer une pareille violation des droits de l'Église sans intervenir, d'autant plus que le coupable était coutumier de pareils attentats. Le 23 janvier 1207, Innocent III écrivit en termes impérieux à l'évêque et à l'archidiacre d'Arras, leur ordonnant de procéder à une enquête, de réparer au plus tôt le dommage causé à l'abbaye de Saint-Bertin, de forcer Renaud, sous peine de la censure ecclésiastique, à restituer au comte de Guines le bien qu'il lui avait pris indûment, enfin de contraindre à dire la vérité les témoins dont le témoignage pourrait être influencé par la crainte ou par la haine. Nous ne connaissons pas les suites de cette affaire ; peut-être n'en eut-elle pas, car Renaud était trop protégé par le roi pour qu'on pût l'atteindre. Il avait encore des difficultés avec Blanche de Navarre[10], comtesse de Champagne, à propos de contributions à percevoir sur le village de Brégi et ses dépendances ; Renaud pré-' tendait qu'elles avaient été levées à son détriment par Blanche, qui affirmait de son côté en avoir été frustrée par Renaud. Il s'agissait de déterminer à qui devait en revenir la propriété. Au mois d'août 1208, les deux parties se trouvèrent à Soissons auprès du roi de France, qui intervint ; elles convinrent de s'en remettre à l'arbitrage de Gaucher de Châtillon, comte de Saint-Pol, et de Guillaume des Barres. Les arbitres reçurent pour mission de faire une enquête sur la manière dont le fief de Brégi avait été tenu par les prédécesseurs de Renaud de Dammartin et de Blanche de Navarre, et ensuite de préciser lequel des deux avait perçu les contributions qui étaient la cause immédiate du procès. Au cas où les arbitres n'arriveraient pas à s'entendre, les deux parties devaient s'en remettre au roi qui trancherait le différend en dernier ressort. Cette fois, le comte de Boulogne avait affaire à forte partie, car la comtesse de Champagne était puissante et précieuse alliée pour le roi. Peu après le recours à l'arbitrage, Gaucher de Châtillon écrivit la lettre suivante : A sa noble dame Blanche, comtesse palatine de Troyes, Gaucher de Châtillon, comte de Saint-Pol, salut et service. Sache votre sublimité que, selon l'enquête que j'ai faite, le domaine de Brégi doit rester en votre garde. Henri de Louvain était également venu à Soissons en août 1208, pour s'allier à Philippe-Auguste ; après avoir vainement convoité la Flandre, il aspirait maintenant à l'Empire. Il reconnut devoir au roi 3,000 marcs d'argent, au poids de Troyes, et s'engagea à les rendre trois mois après qu'il en serait requis. Son élection à l'Empire le dégagerait de cette dette. Pour le cas où il ne serait pas élu et devrait l'acquitter, il donna comme fidéjusseurs le comte de Boulogne, son beau-frère, pour les 300 marcs que ce dernier lui versait annuellement, puis le roi lui-même pour 200 marcs. Philippe-Auguste toucherait les 500 marcs de revenus jusqu'à ce qu'il se trouvât entièrement indemnisé. Dans son traité d'alliance avec le roi, Henri de Louvain fit insérer un article stipulant que si la comtesse de Boulogne et sa fille mouraient sans héritiers, le fils du duc, ou sa fille, aurait le comté, à la condition d'en faire au roi hommage lige, et de le tenir comme ce fief était tenu précédemment par ses comtes. Il ajoutait qu'il abandonnait ce comté à ses enfants, parce qu'au cas où il deviendrait roi des Romains, il ne lui serait plus possible de rendre hommage au roi de France. Le duc de Louvain faisait de beaux rêves, qui ne se réalisèrent pas. L'influence du comte de Boulogne grandissait chaque jour ;
il jouissait de l'amitié du roi et figurait parmi les premiers personnages du
royaume. Il profita de cette haute situation pour négocier le mariage de son
frère Simon avec Marie, héritière du Ponthieu, et nièce du roi par sa mère
Alix de France. C'était une alliance magnifique, qui donnait à Simon une
femme de sang royal, et lui assurait la possession d'un fief superbe. Du même
coup. Renaud mettait un terme à l'état d'hostilité presque permanente qui
régnait à ses frontières du côté du Ponthieu. Par ce
mariage, le comté de Ponthieu rentra dans la famille de Saint-Angilbert dont
il était sorti par le mariage d'Agnès avec Robert, comte de Belesme, de la
branche des comtes de Montgommery-Alençon ; Simon était au septième degré, en
ligne droite de mâle en mâle, descendant d'Hildouin, comte de Ponthieu, fils
de Guillaume Ier[11]. Les conditions du mariage furent arrêtées à Compiègne, en septembre 1208. Renaud donna à son frère 500 livrées de terres à prendre sur ses domaines de Normandie au delà-de la Seine ; Hugues de Fontaine et Étienne de Longchamp furent chargés d'en déterminer l'emplacement ; Robert de Boves fut désigné pour les mettre d'accord, au cas où ils ne s'entendraient pas. Le comte de Boulogne s'interdit de rien acquérir entre la Canche et la rivière d'Arguel sans l'assentiment du comte de Ponthieu, mais en conservant ce qu'il possédait au moment de l'accord, ainsi que ses droits sut Hugues de Bailleul pour lequel il s'était porté fidéjusseur. Quant aux difficultés pendantes entre les deux comtes au sujet de la forêt de Mofliers, et de différents fiefs dépendant du comté d'Aumale et du domaine d'Arguel, on convint qu'une enquête serait faite de bonne foi, et que chacun s'y soumettrait sans réclamation possible. Renaud abandonna toute la terre située entre la Canche et l'Authie, ce qui prouve que de ce côté il avait cherché à s'étendre hors des limites naturelles du Boulonnais, au détriment de son voisin. Quant au château de Mentenai, on indemnisa le comte de Boulogne des dépenses qu'il y avait faites, mais on convint que ni lui, ni Guillaume III, ni Hugues Kiéret, ni ses frères, ne pourraient acheter ou tenir en gage ce château de Gauthier de Mentenai, à moins que Hugues Kiéret n'en héritât. De son côté, Guillaume de Ponthieu donna en dot à sa fille 300 livrées de terres à prendre sur ses domaines de Coutances, suivant la détermination que durent en faire Hugues de Fontaine et Étienne de Longchamp, avec Robert de Boves en tiers, pour régler les dissentiments qui s'élèveraient entre eux. Au cas où il lui viendrait un héritier mâle, le comte de Ponthieu donnait à Marie en pleine propriété Haines et Hivermont, pour en jouir après sa mort. Il s'interdit de rien acquérir au delà de la Canche sans l'assentiment de Renaud, mais il garda ce qu'il y possédait au jour du traité : lui aussi avait cherché à sortir de ses limites naturelles au détriment du voisin. Pour le reste, il souscrivit aux mêmes engagements que le comte de Boulogne. Philippe-Auguste ratifia ce traité et se porta garant de son exécution. Le mois suivant, la cour était revenue à Paris. Le roi donna à Renaud de Dammartin les prés, l'aunaie et le marais du Mesnil-de-Gravenchon, situés entre le parc du comte et les terrains cultivés, le vivier et les prés de la chambellance de Tancarville, qui étaient propriétés royales, à condition que le comte payerait annuellement au roi cent sous en monnaie de Tours, et s'engagerait à n'élever sur ces terrains aucune construction, et à n'en pas faire autre chose que des prairies. M. de Fréville dit, à propos de cette donation[12] : Sur la rive droite de la Seine, après Norville, nous trouvons Gravenchon, dont le nom seul témoigne des dépôts de sable qui s'y sont formés. En 1208, Philippe-Auguste détacha de ce petit bailliage royal les marais du Mesnil-de-Gravenchon, autrement dit du Mesnil-sous-Lillebonne, et les donna à Renaud de Dammartin, qui avait des propriétés voisines de ce lieu. Cette concession d'un roi, peu libéral de son naturel, s'expliquerait parfaitement en admettant la formation récente des prairies du Mesnil. Dans cette hypothèse, le bailli royal s'en serait emparé, au nom du souverain, comme de terres vaines et vagues ; mais, sur l'observation du comte qu'elles lui revenaient par voie d'accroissement, Philippe-Auguste les lui aurait abandonnées. Peut-être y a-t-il du vrai dans cette supposition, bien qu'elle nous paraisse cherchée un peu loin. Philippe-Auguste ne fut jamais avare de ses libéralités en faveur de Renaud, et le loyer que doit payer le donataire diminue singulièrement la valeur de la donation. Vers la fin de novembre, le comte de Boulogne, rentré dans ses États, suscita de nouvelles difficultés à l'abbaye de Clairmarais. L'abbé Lambert, récemment élu, le décida à se soumettre à l'arbitrage des abbés de Longvilliers et de Balances. Leur sentence porta qu'au lieu des dîmes accordées aux moines par le comte supra dimidium sur trente-huit mesures de terre, il leur donnerait 41 mesures de bois dans la forêt de Bethlo, près du bois de chênes de Saint-Remacle. Renaud et Ide consacrèrent cet arrangement par un acte authentique donné à Aumale, en avril 1209[13]. Quelques jours plus tard, Renaud avait rejoint la cour à Villeneuve, près de Sens, où se tenait cette année-là le Champ-de-Mai. Dans cette assemblée, d'où plus tard devait sortir le Parlement, Philippe-Auguste régla l'établissement du partage des fiefs, par une ordonnance qui devait entrer en vigueur à partir du jour où elle fut rendue (1er mai 1209). Renaud de Dammartin y est cité avec Eudes, duc de Bourgogne, Hervé, comte de Nevers, Gaucher, comte de Saint-Pol, et Gui de Dampierre, représentant les grands du royaume, qui tombèrent d'accord avec le roi sur les termes de l'ordonnance royale[14]. De Villeneuve, le roi et la cour se transportèrent à Compiègne, pour y célébrer en grande pompe l'entrée dans la chevalerie de l'héritier de la couronne, le prince Louis, Philippe-Auguste avait tenu à ce que cette cérémonie fût particulièrement brillante et solennelle ; elle eut lieu le 17 mai, dimanche de la Pentecôte ; la somptuosité déployée dans les largesses royales, le nombre et la qualité des seigneurs présents lui donnèrent un éclat inaccoutumé. Une centaine de jeunes nobles furent armés chevaliers en même temps que le prince royal, à qui son père remit le baudrier de ses propres mains. Pour tous les assistants, il y eut abondance de vivres et de cadeaux. Un grand festin fut donné où il ot moult de haus homes ; le premier plat fut servi par Gui de Thouars, comte de Bretagne ; les deux suivants par Robert de Dreux, dont les fils, Robert et Pierron, avaient été adoubés chevaliers dans la journée ; enfin, le dernier par Renaud de Dammartin. Pierre, comte d'Auxerre, trancha devant monseigneur Louis[15]. Aussitôt ces fêtes terminées, la plupart des barons qui y avaient assisté partirent pour la croisade contre les Albigeois. Philippe-Auguste ne prit aucune part à cette guerre : de plus puissants intérêts l'appelaient ailleurs, pour lesquels il lui fallait réserver ses forces vives. De Compiègne, il se rendit à Hesdin ; à son passage en cette ville, ou lorsqu'il y revint quelques semaines plus tard, il donna quittance aux comtes de Boulogne, de Saint-Pol et à plusieurs autres, qui s'étaient portés cautions du comte de Réthel, lorsqu'il avait engagé pour 2,000 livres sa terre de Saint-Maurice[16]. Le roi s'était dirigé de ce côté, à l'instigation du comte de Boulogne. Renaud avait la rancune tenace : depuis vingt ans, il cherchait à satisfaire sa haine contre son rival Arnoul de Guines ; il ne manquait pas une occasion de lui nuire, et cette fois il comptait bien lui porter un coup dont ce comte aurait peine à se relever. Cependant, Arnoul ne demandait qu'à vivre en paix avec lui. Peut-être la comtesse Ide, grande coquette de sa nature' avait-elle contribué à alimenter l'hostilité de son mari contre celui qu'elle avait été sur le point d'épouser. Toujours est-il que les tentatives de conciliation du comte de Guines ne réussirent pas. En 1207, hier, abbé d'Andres, ayant été nommé abbé de Ham, le comte de Boulogne voulut faire nommer à sa place son grand-bailli, son chancelier, son conseiller intime, Simon, prieur du Wast. Les moines se montraient hostiles à cette candidature. Pour complaire à Renaud de Dammartin, le comte de Guines s'entendit avec lui au' sujet de l'élection, par l'intermédiaire de Salomon, dit l'Ancien, ou le Vétéran de Sanghem, et exerça une pression telle que Simon fut élu. Mais cette élection ne put tenir, et en 1208 les moines appelèrent à leur tête le moine Guillaume, le futur auteur de la chronique, bien qu'il n'eût encore que trente ans d'âge. Ils l'envoyèrent à Charroux plaider pour eux la cause de la liberté des élections ; le 23 mars 1211, ils obtinrent enfin une bulle d'Innocent III en leur faveur. Guillaume fut-élu de nouveau, et par la suite refusa toujours de quitter son monastère, même quand on lui offrit la succession de l'abbé hier à Ham[17]. Les dispositions pacifiques du comte de Guines au cours de cette affaire n'influencèrent nullement Renaud en sa faveur, bien qu'il bénéficiât du résultat. Au contraire, le comte de Boulogne profita de ce qu'il avait l'oreille du roi, pour lui représenter qu'aussitôt après avoir hérité de son père, Arnoul de Guines était allé rendre hommage au roi d'Angleterre ; qu'il recevait de l'argent anglais et s'en servait pour élever des forteresses contre les Français ; bref, il parla tant et si bien, qu'il finit .par décider Philippe-Auguste à diriger une expédition contre son voisin. A la fin du mois de mai 1209, le roi envahit donc la terme de Guines avec une foule de comtes, de chevaliers et de sergents. Il s'empara du château de Bonham, le détruisit de fond en comble, prit ceux de Colvide, de Sangatte et de Roricove, y laissa des garnisons sous le commandement du comte de Boulogne, puis regagna la France. Les moines de Saint-Bertin, qui possédaient de grands biens dans cette région, subirent des dommages considérables du fait de la guerre. En effet, une fois le roi reparti, les hommes des garnisons qu'il avait laissées derrière lui se mirent à ravager outrageusement le pays, s'emparant de la personne des habitants et leur extorquant de fortes rançons, mangeant leurs bœufs et leurs brebis, et violant leurs femmes. Afin que les hommes du comte de Boulogne eussent dans l'avenir un facile accès au château de Roricove, les gens de la commune de Merch construisirent en six jours une large chaussée à travers les marais, entre Roricove et la terre ferme de Merch. Ces calamités pesèrent pendant près d'un an sur la terre de Guines : par crainte du roi, personne n'osa résister. Le comte s'était réfugié à Bourbourg. Béatrix, sa femme, ne tenant pas à ce que le château de Roricove tombât entre les mains de Manassès de Guines, son beau-frère, préféra en venir à composition avec Renaud de Dammartin, qui finit par consentir à traiter aux conditions suivantes : le comte et la comtesse de Guines tiendront en hommage lige dn comte et de la comtesse de Boulogne le château de Sangatte et le marais commun entre la terre de Merch et celle de Guines jusqu'à Roricove, ainsi que la terre et les marais .de Guines, desquels Arnoul pourra faire son vouloir pour un quart, et Renaud pour les trois quarts. Le château de Roricove sera abattu, et aucun autre ne pourra être élevé sur le même emplacement. Les faux tonlieux, les fausses coutumes établies en Boulonnais et sur le comté de Guines du temps des comtes Mathieu et Baudouin seront anéantis. Il est interdit au connétable d'Ermelinghem d'élever aucune forteresse sur la terre de Guines, car les seigneurs de ce fief sont libres d'y faire ce qu'ils voudront, sauf à Roricove et dans .les domaines du connétable. En cas de contestation entre les deux parties, chacune désignera deux arbitres, et au cas où les arbitres seraient également départagés dans leur jugement, un cinquième sera choisi pour les mettre d'accord. Les comtes de Guines et leurs hoirs seront hommes liges des comtes de Boulogne et leurs hoirs, sauf les droits du comte de Flandre et du roi d'Angleterre. Pour le fief de la châtellenie de Bourbourg, que les comtes de Guines tiennent de ceux de Boulogne, ils leur devront le même service qu'à -leurs prédécesseurs. Cette paix fut confirmée par le prince Louis à Hesdin, au mois de mai 1210. Le château de Roricove, que les comtes de Guines ornaient et enrichissaient depuis dix-sept ans, fut rasé ; le terrain sur lequel il s'élevait fut nivelé ; les prés, les vergers, les jardins qui l'entouraient furent bouleversés et détruits ; on enleva les nombreux poissons qui peuplaient l'eau des fossés, et les fossés eux-mêmes furent comblés. Renaud de Dammartin pouvait savourer sa vengeance[18]. En juillet 1209, le comte de Boulogne avait donné une charte de commune aux habitants d'Ambleteuse, conformément aux us et coutumes de Boulogne. Dans cette charte, il détermina les conditions auxquelles ils pourront mener paître leur bétail sur ses dunes, depuis le pont d'Ambleteuse jusqu'à Audresselles, et les pénalités infligées à ceux qui arracheraient des oyats. Il fixa les dimensions du terrain que devait recouvrir chaque maison, en s'attribuant le droit de prélever par maison un demi-polquin d'avoine et deux poules. Les habitants pourront brasser, et faire du pain blanc et du pain bis, mais chaque brasseur et chaque boulanger payera au comte une redevance annuelle de deux sous parisis. Ils bénéficieront en bloc d'une exemption de tonlieu pour tout le comté. Renaud se réserva sur chaque bateau d'Ambleteuse un droit de cinq sous parisis, qui supprimait tous les autres péages. Il s'engagea à se porter piège de tout membre de la commune qui posséderait dans ses États des biens suffisants pour garantir la dette, et à assurer à tous la propriété de leurs biens en temps de paix. Les gens d'Ambleteuse furent soumis aux mêmes obligations militaires que ceux de Boulogne, et durent la corvée de même manière. Le comte institua un marché tous les jeudis, et une foire annuelle le 28 juin et les deux jours suivants. Enfin, pour faire partie de la commune, il fallait avoir habité pendant un an la ville d'Ambleteuse[19]. La simple lecture des articles de cette charte montre combien elle est plus stricte que celle accordée à Boulogne et à Calais. Les gens d'Ambleteuse n'étaient ni bien forts, ni bien riches, et le comte les tenait à sa merci. Ils durent s'estimer heureux du peu de liberté qui leur était accordé. Ainsi se trouva complète l'organisation communale da comté de Boulogne. Parmi les noms des témoins, il importe de relever celui d'Eustache le Moine. Philippe-Auguste apprit la présence du pirate auprès du comte de Boulogne, et en tira quelque ombrage, car peu après il demanda au comte de prendre solennellement l'engagement de n'entretenir aucun rapport avec Eustache. Une preuve qu'il commençait à concevoir des doutes sur la fidélité de Renaud est qu'en novembre 1209, à Paris, il lui fit renouveler la promesse d'exécuter les. conditions antérieurement stipulées du mariage de Mahaud de Boulogne avec Philippe Hurepel. Au cas où il y contreviendrait, Renaud jura de remettre tous ses biens entre les mains du roi. C'est peut-être parce qu'il commençait à s'en méfier que Philippe-Auguste le gardait si longtemps, et le faisait venir si fréquemment à sa cour. Ainsi, vers cette époque, l'évêque d'Orléans ayant formulé des plaintes au sujet des gîtes de Pithiviers et de Meung, c'est en présence des comtes de Dreux et de Boulogne que le roi lui proposa de faire juger sa réclamation par qui de droit, c'est-à-dire par la curia regis ; l'évêque se retira en disant qu'il ne voulait être jugé que par ses pairs, les évêques de France[20]. Au mois de mai 1210, le roi se trouvant avec Renaud à Saint-Germain-en-Laye, stipula de nouvelles conditions pour le mariage de leurs enfants. Philippe Auguste déclara que son fils donnerait en douaire à Mahaud le tiers de ses biens présents et des acquêts. De son côté, Renaud donna à sa fille sa terre de Caux, sauf Lillebonne, Alisai et leurs dépendances, et le comté d'Aumale, sauf Saint-Riquier et son château. Il promettait de remettre au fils du roi l'équivalent en argent des terres qu'il conservait. Si la dot qu'il constituait ainsi avait plus de valeur que celle établie précédemment, la différence devait en être défalquée sur la somme à payer par Renaud pour garder Lillebonne et Alisai. Au cas où ces nouvelles stipulations viendraient à ne plus convenir au rois ou au comte, chacun d'eux aurait la faculté de s'en tenir aux premières. Renaud accompagnait encore le roi à Valenciennes, lorsque des négociations y furent reprises pour le mariage de Marie de France avec Philippe de Namur, et il figura parmi les témoins de la charte où le marquis de Namur constituait les biens dotaux de sa femme[21] (1210). Terminons l'examen de cette période après laquelle la vie du comte de Boulogne entra dans une phase toute nouvelle, en signalant trois chartes émanées de lui. D'abord, en 1209, il donna à titre d'aumône perpétuelle à l'abbaye de Notre-Dame-du-Parc, près de Crépy, une rente de 10.000 harengs, à prendre sur ses revenus de Boulogne. Nous n'avons pu découvrir le mobile de cette donation. Il n'en est pas de même pour l'acte passé à Calais, en août 1210, par lequel il sépara les échevins et les prud'hommes de Calais d'avec la communauté de Merch, en leur conservant leurs droits et leurs libertés. Il ordonna que s'il surgissait une affaire que les échevins et les cormans de Calais ne pourraient résoudre, ils iraient faire une première enquête à Merch, et une seconde à Bourbourg si la première était insuffisante. Les bourgeois reçurent le droit d'établir, suivant une appréciation faite par leurs échevins, une imposition communale sur les biens mobiliers des habitants de la banlieue, et obtinrent en outre l'autorisation d'avoir une corporation marchande[22]. Ces dispositions complétaient celles de la charte de commune octroyée par Gérard de Gueldre. Cette charte fut la dernière de toute une série concédée par Renaud avec une idée politique fixe, méthodiquement suivie pendant de longues années. Il voulait, et savait ce qu'il voulait. Toujours il chercha à s'emparer des biens de l'Église, ne ménageant que les grandes communautés qui faisaient du commerce dans ses États ; toujours il chercha à s'agrandir aux dépens de ses voisins ; toujours il conserva sa haine contre Arnoul de Guines ; toujours il conserva le souvenir de l'insulte que lui infligea le comte Hugues de Saint-Pol en présence du roi. Nous rencontrons maintenant une nouvelle preuve de la ténacité de son caractère, de l'inflexibilité suivant laquelle il marchait vers un but qu'il s'était une fois assigné. Il avait vu Philippe-Auguste à l'œuvre dans ses rapports avec les communes. Il comprit qu'il y avait là pour lui aussi, un facteur important de puissance et de richesse : donner aux bourgeois des villes les libertés nécessaires pour s'attirer leur sympathie et se les attacher par l'intérêt, c'était s'assurer de solides points d'appui en cas de revers ;donner toutes facilités à leurs transactions pour augmenter l'activité commerciale dans ses États, c'était s'assurer la richesse, puisqu'il percevait des droits sur tous ces marchés, sur toutes ces marchandises. C'est pourquoi il ménagea les grandes abbayes qui commerçaient, tandis qu'il rançonnait et pillait les autres. Il suffit de relever les chartes données dans cet ordre d'idées pour s'en convaincre : en 1192, exemption de tonlieu à Wissant en faveur de l'abbaye de Saint-Bertin ; en 1196, participation du comte pour les deux tiers aux frais d'une halle que construisent les bourgeois de Calais ; le 21 mars 1201, Renaud obtient de Jean-sans-Terre le droit de tenir une foire annuelle à Norton ; en 1203, il accorde aux bourgeois de Boulogne une charte de commune extrêmement libérale ; en 1204, il affranchit les Rouennais du droit de lagan sur ses domaines ; en 1205, il exempte du tonlieu et de tous droits de passage les hommes de l'abbaye de Licques ; en 1206, nouvelle exemption du droit de lagan, en faveur des bourgeois de Saint-Omer ; en 1209, il crée la commune d'Ambleteuse ; enfin en 1210, il proclame et consacre l'autonomie de la commune de Calais. Il ne révoqua jamais, comme il le fit. pour l'abbaye de Clairmarais, les avantages concédés par Ide aux Clunisiens. Les mêmes motifs lui firent accorder à l'abbaye de Samer, grande communauté féodale lui fournissant des soldats et de l'argent, une charte (décembre 1210) confirmant les privilèges de cette communauté et ses vastes possessions, qui comprenaient Saint-Vulmer et ses dépendances, Mintinum, Condette, Berck, Hesdinum, Retinghem, Brokeldale, Fontaine, Coulogne avec ses marais et ses pêcheries, Campagne, Calika, Vieuxmoustier, Saint-Martin, Menneville, Bernieulles, une partie de Frenk et d'autres propriétés encore dont nous n'avons pas le détail. Par cette même charte, il fut accordé aux moines, dans leurs procès devant la cour du comte, le droit d'être jugés de suite, avant les autres plaideurs. Eux et leurs gens seront exempts des travers, coutumes et péages dans le comté de Boulogne. Renaud leur confirma d'avance ce qui leur serait donné en gage. Pour ceux de leurs hommes qui auraient commis un méfait, il décida que ses sergents ne pourraient s'en saisir et les amener devant son tribunal, que si le tribunal de l'abbaye avait au préalable décliné toute compétence. Les sujets de l'abbaye restèrent soumis au ban. Il fut interdit d'établir aucune coutume ou garenne sur leurs terres, et si la cour des barons venait à convaincre quelqu'un d'y avoir pris un cerf, le coupable devait être condamné suivant les règles du droit commun. Pour accorder de pareils privilèges, de pareilles libertés à une communauté religieuse, il fallait vraiment que Renaud de Dammartin y trouvât un intérêt supérieur. |
[1] Haigneré, Dict., I, 120 et suiv.
[2] La charte est datée de 1203 ; suivant l'ancien comput, cette année commença à Pâques, qui tombait le 6 avril ; la charte n'est donc pas antérieure à cette date. Elle ne peut être postérieure au 15 juin, parce que ce même mois le comte de Boulogne était à Évreux ; ce fut donc au milieu du mois, au plus tard, qu'il se mit en route pour rejoindre le roi dans cette ville. La charte ne peut être des mois de décembre 1203 ou janvier 1204 ; Renaud revint bien dans ses États é cette date, mais le sénéchal du Boulonnais n'était certainement plus Daniel de Bétencourt, qui signa la charte en cette qualité.
[3] Cf. notre étude, Eustache le Moine, Paris, 1893, in-8°.
[4] Haigneré, Dict., II, 286.
[5] Lambert d'Ardres, H. F., XXVIII, 587 et suiv., M. G., XXIV.
[6] Guillaume d'Andres, M. G., XXIV.
[7] D. Bertin de Vissery, 249.
[8] Haigneré, Chartes de Notre-Dame de Licques, d'ap. une charte d'Adam, évêque des Morins, de février 1224. Mém. Soc. acad. de Boulogne, XV, 78.
[9] Duchesne, Généal. de Béthune, preuves, p. 85. Dict. hist. et arch. du Pas-de-Calais, arr. de Béthune, I, 29.
[10] Fille de Sanche le Sage, sœur de Sanche le Fort, rois de Portugal, elle épousa Thibaut III, comte de Champagne, mort en 1200, et fut la mère de Thibaut IV, le célèbre faiseur de chansons.
[11] Prarond, Abbeville avant la guerre de Cent-Ans, p. 79.
[12] Mémoire sur le commerce maritime de Rouen, I, 76.
[13] D. Bertin de Vissery, 254.
[14] Cat., 1136.
[15] Anon. de Béthune, f° 53 v°.
[16] Cat., 1131.
[17] Haigneré, Dict., III, 80.
[18] Cbron. d'Andres, H. F., XVIII, 574 a. — Chron. de Saint-Bertin, H. F., XVIII, 602 e. — Sigebert de Gembloux, contin. de Bergues, M. G., VI. — Haigneré, Dict., II, 294 ; III, 30. — Malbrancq, III, 397.
[19] Cf. E. Hamy, La Charte de commune d'Ambleteuse. (Bull. Soc. Acad. de Boulogne, 1866, n° 1.)
[20] Cat., 1241.
[21] Cat., 1206.
[22] Haigneré, Dict., II, 60.