1190-1192 LES COMTES DE DAMMARTIN. — MARIAGE DE RENAUD DE DAMMARTIN AVEC IDE DE BOULOGNE. — HOMMAGE DU COMTE À PHILIPPE-AUGUSTE.Le château de Dammartin s'élevait sur une hauteur, à sept lieues de Paris et à quatre de Nanteuil-Haudoin. Le plan et les fondations en sont encore très visibles. Les seigneurs qui le possédaient commandaient de là à un comté dont les principales seigneuries s'appelaient Mori, Saint-Mesmes, Saint-Suplex, Monger, Vivans[1]. La terre de Dammartin était un franc-alleu, et ne dépendait d'aucune autre[2], elle fut tenue à ce titre par Hugues, avoué de Ponthieu, qui s'en était emparé au Xe siècle ; et par la famille des anciens comtes de Dammartin, qui portaient l'écu fascé d'azur et d'argent de six pièces. Ces comtes se trouvèrent être, dès leur origine, parmi les plus puissants seigneurs du centre de la France. Leur fief est un alleu : ils ne relèvent que de Dieu et de leur épée. Aussi peuvent-ils se considérer pendant longtemps comme les égaux du petit roi capétien ; ils sont fréquemment en guerre avec lui, et lui font assez sérieusement échec pour qu'il soit forcé de diriger contre eux des expéditions, et d'armer ses places fortes du côté de leurs attaques. Manassès, comte de Dammartin, signa avec les grands vassaux une charte accordée par le roi Robert à l'abbaye de Coulombs, il fut tué en 1037 devant Bar-le-Duc, qu'il assiégeait de concert avec Eudes, comte de Champagne. Son fils, Hugues Ier, fit la guerre au roi Philippe Ier, qui dut fortifier Montmélian contre lui ; il fonda le prieuré de Saint-Leu d'Esserent, vers 1080, le donna à l'abbaye de Cluny, et s'y fit ensevelir vers l'an 1100. Après lui, le comte Pierre fit plusieurs donations au même prieuré. Hugues II, comte vers 1107, s'allia avec Thibaut de Champagne et les grands vassaux contre Louis le Gros, qui dut venir mettre le siège devant le château de Dammartin. Son successeur, Lancelin le Bel, embrassa le même parti, et se fit battre par Louis le Gros ; il se signala aussi par ses querelles privées avec son voisin, l'évêque de Beauvais. Aubri Ie' fut chambrier de France, et épousa Clémence, fille de Renaud ler, comte de Bar ; il vivait encore en 1181. Son fils, Aubri II, outre le comté de Dammartin, posséda Lillebonne, en Normandie, et la terre d'Alisai ; il entra dans le parti de Philippe-Auguste contre Philippe d'Alsace, lorsqu'en 1182 le comte de Flandre, soutenu par Baudouin de Hainaut, Hugues de Saint Pol, Jacques d'Avesne et Hugues d'Oisi, châtelain de Cambrai, fit la guerre au roi pour lui disputer les possessions du Vermandois[3]. Mal en prit au comte de Dammartin : Philippe d'Alsace, s'étant rendu maître de Corbie et de Noyon, poussa jusqu'à Senlis, qui l'arrêta ; il se borna à en dévaster les environs. Au cours d'une chevauchée, il surprit le château de Dammartin et faillit s'emparer de la personne d'Aubri, qui était à table et n'eut que le temps de s'enfuir. Philippe d'Alsace incendia le château et tout le territoire adjacent[4]. Il parlait d'assiéger Paris, lorsque le roi de France, par une diversion habile, le força à rebrousser chemin, en assiégeant le château de Boves, et en menaçant ainsi sa ligne de retraite. Les deux partis signèrent une trêve (1183)[5]. Trois ans plus tard, Aubri n'eut pas plus de chance en contractant une alliance avec le roi d'Angleterre ; peut-être Philippe-Auguste ne l'avait-il pas suffisamment indemnisé des dommages qu'il avait précédemment subis au service de sa cause. Quoi qu'il en soit, le roi l'obligea à prendre la fuite. Aubri se réfugia en Angleterre, tandis que son comté de Dammartin était confisqué. Pour le dédommager, Henri II lui donna, ainsi qu'a ceux de ses vassaux qui l'avaient accompagné, des terres dans le Norfolk et dans le Suffolk[6]. Ainsi furent dotés de possessions anglaises, ou de fiefs d'argent, Philippe, Odon et Gautier de Dammartin. Plus tard, Gautier de Dammartin fut nommé juge d'appel par Hubert, archevêque de Canterbury[7], et Odon parcourut différentes provinces, entre autres la Bretagne et le Poitou, avec des missions du roi d'Angleterre[8]. Aubri II eut sept enfants de son mariage avec Mabilie : Renaud de Dammartin, qui fut comte de Boulogne ; Simon, qui fut comte d'Aumale et de Ponthieu ; Raoul, qui reçut de Philippe-Auguste des terres en Normandie ; Alix, qui épousa Jean II, seigneur de Trie, d'où sont descendus les nouveaux comtes de Dammartin ; Agnès, qui épousa Guillaume de Fiennes ; Clémence qui épousa Jacques de Prische, quatrième fils de Guillaume, châtelain de Saint-Omer. Renaud de Dammartin, naquit entre 1165 et 1170[9]. Il passa son enfance à la cour de France, auprès de la jeune reine Isabelle de Hainaut, sa tante, bien que plus jeune que lui[10] ; de cette époque date son intimité avec Philippe-Auguste : le roi, né en 1165, avait presque le même âge, et la faveur dont Renaud jouit toujours auprès de lui, jusqu'à sa dernière révolte, est la preuve que leurs relations d'amitié s'étaient nouées de très bonne heure. Les qualités intellectuelles et physiques de Renaud, si brillantes fussent-elles, ne suffiraient pas à expliquer la bienveillance avec laquelle Isabelle de Hainaut, au cours de sa brève existence, et le roi lui-même, se sont attachés à faire sa fortune. D'abord, le roi lui conféra la chevalerie de sa propre main. Cette cérémonie était la plus importante de la vie du jeune noble, et un parrainage royal était une faveur dont peu de chevaliers pouvaient se vanter[11]. Renaud suivit son pèle en Angleterre en 1186 et tous deux combattirent aux côtés de Henri II. Le premier fait d'armes de Renaud que nous connaissons date du printemps de 1185 ; à ce moment, le vieux roi d'Angleterre défendait Le Mans contre le roi de France et Richard Cœur-de-Lion, qui n'était encore que comte de Poitiers. Le jeune comte de Dammartin, âgé d'à peine vingt ans, défendit une des portes de la ville aux côtés de Guillaume le Maréchal, qui n'aveit nul meillor voisin — leurs domaines normands se touchaient —, avec Hugues de Malaunai, Hugues de Hamelin-court, Eustache de Neuville, Eustache de Canteleu, Raoul de Plouquet et Pierre Mauvoisin. Le comte de Poitiers, qui attaquait, fut repoussé, et le Maréchal, Renaud, et Baudouin d-e Béthune, le poursuivirent. Peu après, Henri II mourut et fut enterré à Fontevraud. Richard Cœur-de-Lion y vint, fit sa paix avec les seigneurs qui avaient combattu pour son père, et les maintint dans les possessions qu'ils tenaient de lui ; ainsi le comte de Dammartin conserva Lillebonne[12]. En même temps, Richard et Philippe-Auguste s'alliaient pour la Croisade. A la faveur de cette paix, Renaud de Dammartin put revenir à la cour de France ; le roi ne pouvait lui en vouloir d'avoir suivi son père ; il lui fit épouser une de ses cousines, Marie de Châtillon, petite-fille, par sa mère Alix de France, de Robert Ier, comte de Dreux et frère de Louis VII : c'était lui donner une femme de sang royal. Or, à cette époque, la comtesse de Boulogne, veuve pour la seconde fois, passait aussi gaiement que possible le temps de son veuvage. Ace propos, Latnbert d'Ardres ne ménage pas sa réputation : il est bon de dire que lorsqu'il écrivit sa chronique, Lambert lui en voulait encore du mauvais tour qu'elle joua à son maitre, le comte Arnoul d'Ardres, plus tard comte de Guines. Le vieux chroniqueur donne à entendre que du vivant de ses maris, Ide ne fut pas le modèle des épouses, et il dit textuellement qu'une fois veuve, elle se laissa aller et se complut à tous les plaisirs séculiers. La comtesse avait pour voisins Baudouin II le Magnifique, comte de Guines. et son fils Arnoul d'Ardres. La petite cour de Guines était alors une des plus joyeuses et des plus brillantes cours féodales de France ; dans les périodes de paix, les chevaliers mettaient autant d'ardeur à s'amuser qu'ils en mettaient à se battre en temps de guerre, et les châteaux du comte de Guines avaient été bâtis par lui autant dans le but utile de résister à des incursions ennemies, que dans le but agréable de servir de cadres à d'aimables passe-temps. Baudouin le Magnifique fut, en effet, un grand bâtisseur : il éleva sur le donjon de Guines, une maison ronde, couverte en plomb, et renfermant tant de chambres et de cabinets qu'elle ressemblait à un labyrinthe ; il répara le château de Tournehem, environna la ville de murs flanqués de tours, et d'un large fossé ; il fortifia Audruicq, qu'il entoura d'une double enceinte de fossés séparés par une terrasse ; il convertit des marais en terres labourables, enfin il édifia le château de Sangatte[13]. Dans ces châteaux contenant de grandes et belles salles, environnés de beaux jardins, le comte réunissait une société élégante, littéraire et très policée ; il nous est parvenu, de ce temps et de ce milieu, certaines poésies amoureuses qui ont un caractère de préciosité très curieux à relever. Les jeux d'esprit y occupaient au moins autant de place que les exercices physiques. A la cour de Guines, chacun avait sa spécialité : Robert de Coutances contait les gestes de Charlemagne, de Roland et d'Artus ; Philippe de Montgardin narrait les croisades auxquelles il avait assisté, décrivant Jérusalem la Sainte et le siège d'Antioche ; Gautier de Cluses mêlait à l'histoire d'Angleterre les légendes de Gormond et Ysembard, de Tristan et Iseult, de Merlin ; il connaissait aussi l'histoire de la ville d'Ardres, qu'il apprenait au jeune comte Arnoul. Ceux qui avaient voyagé racontaient ce qu'ils avaient vu au cours de leurs pérégrinations. On profitait du mauvais temps pour écouter les conteurs, ou pour puiser à la bibliothèque que Baudouin avaient réunie à grands frais[14]. Quand il faisait beau, la joyeuse compagnie chassait ou donnait des tournois. Chaque chevalier cherchait à éclipser son voisin, pour attirer sur lui les regards des belles : car la galanterie et l'amour, comme bien on peut le penser, tenaient une large place, aux époques de calme, dans l'existence de ces gens habitués à se battre et à dépenser une grande somme d'activité. Arnoul d'Ardres était un des chevaliers les plus accomplis de la cour de son père, autant par sa culture intellectuelle que par son courage et son adresse dans les tournois. Il avait été confié à de nobles compagnons : Arnoul de Caïeu, Eustache Rasorio, Eustache de Salpervic, Hugues de Maunes, Henri de Campagne et autres bons chevaliers. Aussi avait-il le goût des aventures guerrières ; il faisait volontiers largesse, ainsi que tout noble homme doit le faire, et même il lui arrivait de dépenser plus qu'il ne possédait ; de caractère gai, serviable et bon compagnon, il devint rapidement populaire. On parla de lui, de ses succès dans les tournois, tant qu'il finit par attirer l'attention de la comtesse de Boulogne : Ide, en qualité de voisine, assistait aux réjouissances de la cour de Guines. On ne peut discerner au juste si ce qu'Arnoul préféra en elle fut sa personne ou le riche comté qu'elle apportait en dot : il est toutefois certain qu'il lui fit savoir qu'il l'aimait ; ce message ayant été bien accueilli, d'autres suivirent, et bientôt le bruit de cette mutuelle inclination se répandit. La politique de Philippe-Auguste exigeait qu'il ne laissât pas tomber le comté de Boulogne entre les mains d'un homme qui ne lui serait pas absolument dévoué. Les comtes de Guines ayant toujours été les fidèles alliés de la Flandre, et possédant des fiefs en Angleterre, le roi de France se jeta en travers des amours de la comtesse Ide et du fils de Baudouin de Guines. Il fit d'abord miroiter aux yeux de Renaud de Dammartin la possession du riche comté de Boulogne, et lui promit de l'aider à obtenir la main de la comtesse. Mais Renaud était marié : il lui fallut répudier sa femme, Marie de Châtillon, ce qui avait l'inconvénient d'attirer sur sa personne la haine de la puissante famille de Dreux. De son côté, Isabelle de Hainaut, cousine germaine de Ide, appuya les démarches du nouveau prétendant, tandis que lui-même envoyait à celle qu'il convoitait des ambassadeurs, puis se présentait de sa personne et travaillait de son mieux à se faire aimer ; ces manœuvres finirent par réussir : oubliant Arnoul d'Ardres, Ide répondit à Renaud qu'elle consentirait à l'épouser, à la condition que son oncle et tuteur, Philippe d'Alsace y consentît également. Mais le temps était loin où le comte de Flandre portait l'épée royale au mariage dé sa nièce Isabelle avec le roi de France. Le parti de Champagne avait détrôné son influence à la cour ; il se méfiait maintenant des Français et les détestait au fond de son cœur, sachant bien que Philippe-Auguste n'avait fait la paix avec lui que du bout des lèvres. Ide, demeurant veuve, le laissait maître du comté de Boulogne, puisqu'en fait rien ne s'y faisait sans son assentiment. II ne pouvait donc consentir à changer cet état de choses, si avantageux pour lui, en mariant sa nièce, à moins que ce ne fût avec un homme entièrement à sa dévotion. Il était donc impossible qu'il acceptât un Français, Renaud de Dammartin moins que tout autre, car il le savait habile, insinuant, beau parleur, brave par-dessus tout, et entièrement dévoué à son roi. Ide, devant l'opposition de son oncle à ses amours avec Renaud pensa qu'ils n'avaient guère chance d'aboutir ; elle se reprit à aimer Arnoul, avec une légèreté toute féminine que lui reproche amèrement le vieux chroniqueur d'Ardres. Le roi, Renaud et le comte de Flandre surveillaient ses démarches ; néanmoins, elle fixa à Arnoul des rendez-vous à Desvres et à Merch ; tous deux, enfermés dans des chambres, ou retirés dans des endroits dissimulés aux vues, délibérèrent secrètement de leurs affaires. Sur ces entrefaites, un messager envoyé auprès d'Arnoul à Ardres même par la comtesse de Boulogne, tomba malade en cette ville, dut s'aliter et mourut. Dès qu'elle reçut cette nouvelle, Ide vit là un prétexte pour se rencontrer avec celui qu'elle aimait, chez lui, dans sa bonne ville d'Ardres. Elle déclara donc publiquement devoir assister aux funérailles de son serviteur et s'y rendit incontinent. Arnoul l'attendait : il la reçut en grande pompe avant d'aller enterrer le mort. Lorsque la cérémonie fut terminée, on servit un repas à la comtesse de Boulogne, et la conversation roula naturellement sur le mariage tant désiré. Arnoul voulait à toute force la retenir auprès de lui et l'épouser sans délai ; mais elle lui fit comprendre que cela ne se pouvait, et le consola en lui promettant de revenir bientôt. Il la laissa partir et entama aussitôt des négociations avec le comte de Flandre, qui se montrait bien disposé en sa faveur. Malgré son premier échec, Renaud de Dammartin n'avait pas renoncé à son projet ; il voulait réussir à toute force : outre son intérêt, son amour-propre se trouvait en jeu ; il avait répudié sa femme pour épouser Ide, et ne pouvait rester entre deux selles assis par terre. Aussi surveillait-il les événements de très près. Il comprit que le moment devenait critique, et que son rival était sur le point d'en venir à ses fins. Il s'adjoignit quelques serviteurs éprouvés, enleva de force la comtesse de Boulogne, et remporta d'une seule traite jusqu'en Lorraine, au château de Rista. Elle n'y fut pas plus tôt rendue qu'elle trouva le moyen d'envoyer à Arnoul un message secret, où elle lui disait avoir été enlevée contre son gré, et lui promettait d'être sa femme s'il venait la délivrer. Au reçu de cette lettre, le comte d'Ardres n'hésita pas un instant et résolut de voler au secours de la dame. Il réunit les amis sûrs avec lesquels il allait tenter l'entreprise ; ce furent deux chevaliers, Eustache de Salpervic et Hugues de Maunes : deux écuyers, Baudouin de Maunes et Enguerrand de Brunemberg ; puis Thomas de Bach, chargé de l'argent et du soin de procurer des vivres à la petite expédition, qui comprenait encore deux varlets, Drogelin et Guillemot l'Anglais. Mais le voyage du messager et les préparatifs de ce départ avaient pris un temps que, de son côté, Renaud avait su mettre à profit. Il était séduisant, surtout lorsqu'il parlait, et moult gentieulx homs ; il parvint à captiver une seconde fois le cœur sensible de la comtesse Ide, qui, en vraie fille d'Eve, s'empressa de lui conter le complot qu'elle avait tramé contre lui. Renaud prit ses mesures en conséquence, et prouva une fois de plus qu'un homme averti en vaut au moins deux ; il s'assura l'aide de l'évêque de Verdun et la complicité de l'évêque de Metz, et lorsque Arnoul et sa suite arrivèrent à Verdun, il s'empara de leurs personnes, les jeta dans des cachots et les chargea de chaînes. C'était une punition du ciel, dit Lambert d'Ardres. En effet, Arnoul s'était croisé en même temps que Louis, fils du roi de France, le comte de Flandre et une foule de nobles. Il avait levé dans son domaine la dîme dont le produit devait l'aider à marcher à la défense du Saint-Sépulcre, mais il l'avait détourné de son but : non qu'il ait distribué cet argent à des pauvres, à ceux qui en auraient eu besoin ; loin de là : pour le plaisir de briller dans le monde, il l'avait dépensé en superfluités, en festins, en riches vêtements ; il s'en était servi pour donner des tournois, bien que l'autorité de l'Église eût interdit ces sortes de divertissements, voulant réserver pour la Croisade les forces vives de la chrétienté ; avec le reste, il avait fait des largesses de cent marcs aux uns, de cent livres aux autres, et donné libéralement les vases d'argent, les tapisseries et les armes destinés au service de Dieu. En apprenant la disgrâce où son fils était tombé, Baudouin de Guines supplia l'archevêque de Reims d'intercéder auprès de l'archevêque de Trèves, pour obtenir la liberté du prisonnier. Albert, évêque de Verdun, gagné par Renaud, la refusa. Mais il n'avait pas encore été consacré, et l'archevêque de Trèves mit comme condition à cette consécration la délivrance d'Arnoul. Le malheureux comte d'Ardres fut alors remis en liberté avec ses compagnons, et, gémissant sur sa mésaventure, il s'en revint dans son pays. La joyeuse réception que lui firent les siens fut impuissante à le consoler[15]. L'attention publique était alors absorbée par de grands événements. Au printemps de cette année 1190, les préparatifs d'une nouvelle croisade étaient terminés. Richard Cœur-de-Lion et Philippe-Auguste se rencontrèrent à Vézelay le 4 juillet, et se mirent en route de compagnie. Philippe d'Alsace partait avec eux. Avant de quitter la Flandre, il avait réglé la façon dont ses États seraient gouvernés en son absence. Le duc Henri de Louvain, beau-frère de la comtesse Ide, avait, comme nous l'avons vu, reçu pour la dot de sa femme une rente de 503 livres à prélever sur la ville de Calais ; avant de s'en aller en Terre-Sainte, Philippe d'Alsace lui avait emprunté 300 marcs et 7.000 talents[16] et lui avait donné, comme gage de sa dette, le comté de Boulogne, en l'investissant du titre de procureur du Boulonnais. Henri de Louvain eut donc le gouvernement de ce fief, et c'est ainsi que nous le voyons concéder aux Calaisiens la charte les autorisant à établir un port à Calais, sur la requête des échevins et des bourgeois de la ville. Mais il ne pouvait se dispenser de gouverner en personne son duché de Brabant ; il dut confier la garde du Boulonnais à un préfet, Gilles de Hazebrouck. A son insu, Renaud de Dammartin revint de Lorraine avec la comtesse Ide qu'il venait d'épouser, ressaisit le comté les armes à la main, chassa devant lui Gilles de Hazebrouck, et réussit à l'enfermer dans le château d'Étaples. Baudouin de Guines, désireux de venger l'affront récemment subi par son fils, vint au secours du préfet du Boulonnais, et le délivra. Mais il ne put empêcher Renaud de s'établir en maitre dans le pays. Il parait qu'a la suite de ce coup de main du comte de Guines, qui l'avait forcé à lâcher prise, Renaud en admira la hardiesse, et dit, parlant de Baudouin, qu'il n'avait jamais vu un hommelet — homiculum — d'un si grand courage et d'une si vertueuse magnanimité. Lambert d'Ardres constate que malgré sa jactance et le diminutif dont il s'était serti pour désigner son ennemi, l'orgueil n'avait pas étouffé tout sentiment de justice dans le cœur de Renaud. Lorsqu'il apprit le jugement porté sur lui, le comte de Guines, en homme avisé, au lieu de s'emporter et de se répandre en injures, se contenta de répéter le dicton suivant en guise de moralité : — J'ai souvent entendu dire qu'il était profitable de recevoir d'un ennemi des leçons, des louanges, ou des paroles d'approbation. Renaud essaya de prendre une revanche. Entre Wissant et Calais, près d'Escales et du cap Blanc-Nez, la mer avait formé des marais entre la terre ferme et les dunes, en un lieu appelé Sangatte. Baudouin de Guines venait d'y faire élever un château avec un donjon, amplement garnis de munitions et de machines de guerre. En temps de paix, il s'y rendait fréquemment avec ses chevaliers, et on y menait joyeuse vie. Mais cette forteresse était une menace constante pour Renaud et pour la sécurité de ses nouveaux domaines, car de là il était facile de lui couper la route de Boulogne et Ambleteuse à Calais. N'ayant pu en empêcher la construction, il. chercha à en paralyser les effets. Dans ce but, il réunit à Ostrowic, à l'embouchure de la Sclive, non loin de la ferté de Sangatte, le plus grand nombre de chevaliers qu'il put trouver, et sous leurs yeux, une troupe de terrassiers, de maçons et de charpentiers se mit à. l'œuvre, pour creuser un fossé et jeter les fondations d'un château destiné à contrebattre celui de Sangatte. Dès que les gens de Guines eurent vent de ce qui se passait, ils firent pleuvoir sur les travailleurs et sur leur escorte une grêle de flèches et de pierres lancées par des balistes, puis leur coururent sus, et les forcèrent à prendre la fuite en laissant leur ouvrage inachevé. Renaud n'était pas encore en mesure de lutter davantage, et dut subir les événements. Ces derniers, du reste, allaient tourner en sa faveur. Le 1er juin 1191, Philippe d'Alsace mourait de la peste devant Acre[17]. Philippe-Auguste s'empara immédiatement de tous ses biens, refusant de les partager avec Richard Cœur-de-Lion qui voulait en prendre la moitié. Deux mois après,' le roi de France quittait Acre pour regagner son royaume, où de puissants intérêts le rappelaient : il voulait revendiquer en personne les droits que son fils Louis tenait de sa mère,. Isabelle de Hainaut, sur les villes d'Artois qu'avait possédées Philippe d'Alsace. De son côté, Baudouin. de Hainaut était aussi, pansa femme Marguerite d'Alsace, l'héritier du défunt comte de, Flandre : il s'empara de son héritage. Ce fut un coup de fortune pour Renaud de Dammartin : outre que le nouveau comte de Flandre était le père de son amie d'enfance Isabelle de Hainaut, c'était aussi l'ennemi du duc de Louvain. Aussi Baudouin reconnut-il pour valable le mariage de Renaud avec la comtesse de Boulogne, lui confirmant la possession du comté et en excluant le duc de Louvain, qui, à tort et en vain, venait de réclamer une part de la succession de Flandre du chef de sa femme. Henri alla porter sa querelle devant le Pape et n'obtint de dédommagement que longtemps plus tard. Gilbert de Mons affirme que s'il avait su conquérir l'amitié de Baudouin, il n'aurait pas perdu son fief[18]. Quant à Mathilde, la veuve de Philippe d'Alsace, elle reçut en douaire Lille, Orchies, Douai, Furnes et Nieuport. Le 25 décembre 1191, Philippe-Auguste était de retour à Fontainebleau. A la nouvelle de son arrivée, Renaud et Ide Vinrent à sa rencontre pour lui faire hommage du comté de Boulogne : c'était se placer sous sa protection. Les chartes d'hommage furent rédigées à Paris, en janvier-février 1192. En voici les clauses : Renaud de Dammartin se déclarait l'homme lige du roi pour le comté de Boulogne ; il lui abandonnait, pour son fils Louis, la terre de Lens, avec ses dépendances, et payait à son suzerain, 7.000 livres d'Artois en plus du droit de rachat. Il fut convenu que si Renaud et Ide mouraient sans héritier, le roi aurait en gage le comté de Boulogne pour la somme précitée et le rachat. Afin de ménager le duc de Louvain, le roi stipula que chaque année Renaud verserait entre ses mains 500 livres qu'il se chargeait de remettre au duc, lequel, soit dit entre parenthèses attendit longtemps avant d'en toucher le premier denier. Le roi ajouta que si le duc déposait une plainte à sa cour au sujet du comte, il s'engageait à lui rendre justice. Renaud et Ide reconnaissaient à Philippe-Auguste la libre possession des domaines que Philippe d'Alsace avait assignés en dot à la défunte reine Isabelle de Hainaut, sa nièce. Si Renaud et Ide venaient à avoir un fils ou une fille, ils seraient de ce fait, quittes de la somme stipulée et du rachat, tant que vivrait ce fils ou cette fille. Ils donnèrent le comté de Boulogne en garantie de l'exécution de ces conventions. Au cas où le roi mourrait sans héritier, il promettait de leur rendre Lens. les 7.000 livres et le rachat. Enfin si, soit par plaid, soit par des arrangements à l'amiable, Renaud et Ide acquéraient quelque domaine du duc de Louvain, le roi ou son héritier, devait en avoir la moitié. Peu de temps après, Philippe-Auguste, reconnaissant la validité des droits du nouveau comte de Flandre, lui fit reconnaître à son tour, pour son fils Louis, la possession du douaire de sa première femme, c'est-à-dire Arras, Aire, Bapaume, Hesdin, Saint-Orner. Il érigea l'Artois en comté pour le jeune prince, en y ajoutant la terre de Lens et la mouvance des comtés de Boulogne, de Saint-Pol et de Guines. Enfin le 1er mars 1192, Baudouin de Flandre, Renaud de Dammartin et Baudouin de Guines, réunis avec le roi à Arras, lui rendirent solennellement hommage pour leurs fiefs respectifs[19]. |
[1] Art. Vér., II, 661.
[2] Brussel, Usage des fiefs, I, 102, note.
[3] Aubert Le Mire.
[4] Phil., II, 220.
[5] Kervyn de Lettenhove, Hist. de Flandre, I, 174.
[6] Rec. Off., Pipe-Roll, 43.
[7] Deputy Keeper, 5e rapport, 377. Royal
letters.
[8] Deputy Keeper, 4e rapport, app II,
998.
[9] C'est ce que nous pouvons inférer d'une lettre d'Étienne de Tournai, écrite en 1191, où Renaud est qualifié de juvenis comes. Cf. Migne, t. 211, lettre CLXIX.
[10] Chron. de Saint-Bertin, H. F., XVIII, 600 b. — Guill. Bret., Chron., 199.
[11] Guill. Bret., Chron., 199.
[12] Hist. de Guillaume le Maréchal, I, p. 311, v. 8616, 8652, et p. 339, v. 9389-9400.
[13] Pigault de Beaupré, Notice sur le château de Sangatte.
[14] Tous ces détails sont empruntés à Lambert d'Ardres. M. G., XXIV, 599 et suiv.
[15] Lambert d'Ardres, M. G., XXIV, 599 et suiv.
[16] Lettres d'innocent III, H. F., XIX, 364 a.
[17] Il fut par la suite inhumé à Clairvaux.
[18] Gilbert de Mons, H. F., XVIII, 406 e.
[19] Gilbert de Mons, M.G., XXII.