1160-1190 LA FAMILLE COMTALE. — MATHIEU D'ALSACE. — SES DEUX FILLES. — GOUVERNEMENT DE PHILIPPE D'ALSACE. — LES MARIAGES DE LA COMTESSE IDE. — LES ACTES DE SON ADMINISTRATION JUSQU'EN 1190.Nous n'avons que des données fort peu précises sur l'origine de la famille qui possédait le comté de Boulogne. Une gracieuse légende voulait qu'elle descendît du fameux Chevalier au Cygne ; mais la légende est de l'histoire poétisée : c'est plus, et moins, qu'il ne nous en faut ici. La mort de Charlemagne marque l'aurore de la féodalité. Profitant du trouble apporté dans le pays par les invasions normandes, profitant aussi de l'éloignement et de la faiblesse du pouvoir central, émietté aux mains des successeurs du grand Carolingien, ducs, marquis et comtes se rendirent indépendants dans leurs provinces. Les puissants comtes de Flandre et de Ponthieu intervinrent certainement dans le gouvernement du Boulonnais pendant cette période de désorganisation et de luttes. M. Edm. Rigaux a démontré que le Boulonnais, gouverné par un officier royal jusque vers 910, passa alors aux mains du comte de Flandre, et que les comtes de Boulogne sont issus d'une branche cadette de la maison de Flandre[1]. Lorsque nous les rencontrons en pleine lumière historique, ils n'ont d'autre suzerain que le roi, et ont adjoint au Boulonnais proprement dit la terre de Lens, qui leur appartient intégralement, et la terre de Merch, pour laquelle ils doivent l'hommage au comte de Flandre. Or, le roi est loin ; sa puissance n'est pas affermie ; la royauté se fait toute petite devant les grands féodaux toujours prêts à se liguer contre elle. Aussi, les comtes de Boulogne, riches de leurs revenus, forts de leurs hommes d'armes, fiers de leurs alliances royales, sont-ils de véritables petits souverains. Au XIe siècle, Eustache aux Grenons épouse la sœur d'Édouard le Confesseur ; il détermine l'issue de la bataille de Hastings, en faveur de Guillaume le Conquérant. Sa seconde femme, Ide de Lorraine, lui donne trois fils, dont deux furent rois de Jérusalem ; ils s'appelaient Godefroid de Bouillon et Baudouin. L'aîné. Eustache III, après avoir rempli une glorieuse carrière, maria sa fille à Étienne de Blois, qui devint roi d'Angleterre. Un des fils cadets d'Eustache, Geffroi de Boulogne, après avoir été successivement chanoine de Notre-Dame et évêque de Paris, exerça la charge de chancelier de France (1100 à 1141)[2]. La maison de Boulogne était donc une des plus illustres et des plus puissantes parmi les maisons féodales du nord de la France, au cours du XIIe siècle. En 1160, l'héritière du comté se trouva être la fille unique d'Étienne de Blois, Marie, abbesse du couvent de Ramsay, Thierri d'Alsace, alors comte de Flandre, avait trois fils : l'aîné, Philippe, devait lui succéder ; le troisième, Pierre, entrait dans les ordres ; Mathieu, le cadet, n'avait pour tout bien en perspective, que son épée. Mais il était bel homme, hardi et résolu : il alla frapper à la porte du couvent de Ramsay, enleva l'abbesse, la conduisit à Boulogne où il l'épousa, et trouva ainsi le moyen de se constituer un fort beau patrimoine, puisque par sa femme il devenait comte de Boulogne. Le Pape l'excommunia. Mathieu d'Alsace brava les foudres pontificales, et chassa de ses États les clercs qui voulurent rendre l'excommunication effective. Dix ans après, soit qu'il fût touché de la grâce, soit qu'il fût lassé de sa femme, il se sépara de Marie, et la relégua dans le monastère de Sainte-Austreberthe, à Montreuil-sur-Mer (1170). Il lui assigna 120 livres de rente, en monnaie boulonnaise, à prélever sur les revenus de son comté, et lui laissa la faculté de disposer à sa mort, de dix livres, en faveur du monastère. Didier, évêque de Thérouanne, confirma cette donation, que Mathieu d'Alsace confirma lui-même une seconde fois en 1172, spécifiant que les dix livres seraient employées à l'habillement des religieuses[3]. Dès que le comte de Boulogne fut séparé de sa femme, le Pape leva l'excommunication qui pesait sur lui, et légitima ses deux filles, Ide et Mahaud, ce qui les rendit aptes à succéder. En 1171, Mathieu d'Alsace épousa Éléonore de Vermandois, dont il était le troisième mari, et qui, après sa mort, épousa encore un comte de Beaumont. Aucun enfant ne naquit de cette union, qui dura peu. En effet, le comte de Boulogne, suivant l'exemple de son frère Philippe d'Alsace, comte de Flandre, s'était déclaré en faveur de Henri Court-Mantel contre Henri II, roi d'Angleterre. En 1172, les deux frères agirent de concert, et s'emparèrent d'Aumale et de Driencourt[4]. Mais là un homme des Marches d'Angleterre[5] blessa Mathieu d'Alsace au genou, d'un trait d'arbalète (25 juillet) ; le comte fut aussitôt transporté à Gamaches. Sa blessure s'envenima, et il mourut neuf jours après l'avoir reçue[6]. Il avait été frappé le jour de la Saint-Jacob : Raoul de Diceto affirme qu'il était ainsi puni d'avoir, cinq ans auparavant, juré fidélité au roi qu'il était en train de combattre. Douloureusement affecté par la mort de son frère, Philippe d'Alsace renonça il continuer la campagne et regagna la Flandre[7]. Mathieu fut enseveli dans l'abbaye de Saint-Josse-sur-Mer, qu'il avait richement dotée[8]. Le plus jeune fils de Thierri d'Alsace, Pierre, évêque de Cambrai depuis 1167, abandonna la cléricature à l'instigation de son frère, le comte de Flandre, qui l'arma chevalier et lui donna le comté de Boulogne à gouverner. Mais Pierre alla presque aussitôt en Nivernais épouser la comtesse de Nevers, et mourut peu après sans laisser d'enfant[9]. Son gouvernement fut donc de très courte durée, si même il fut effectif. Philippe d'Alsace avait investi du comté de Boulogne la fille aînée de Mathieu ; mais Ide n'avait encore que douze ans : aussi, elle et sa sœur Mahaud, d'un an plus jeune, furent mises sous la tutelle de leur mère qui sortit du couvent de Sainte-Austreberthe, pour achever leur éducation[10]. La garde noble du comté revint au comte de Flandre ; ce fut lui qui l'administra jusqu'au mariage d'Ide et pendant les périodes de veuvage de la jeune comtesse ; les actes passés par elle, lorsqu'elle ne se trouva pas en puissance de mari, furent confirmés par Philippe d'Alsace, ou donnés avec son assentiment. En 1173, Philippe donna à l'abbaye de Saint-Josse, pour le repos de l'âme de son frère, une rente annuelle de dix livres, en monnaie de Provins, à prélever sur sa prévôté d'Hesdin. L'année suivante, la cour des barons de Flandre était réunie à Aire, et constituée en tribunal ; on y régla un différend survenu entre l'abbé de Saint-Josse d'une part, de Simon Le Bouteiller de Seiles et Gui d'Alves, son père, d'autre part, au sujet de l'autel de Waben. Dans la charte donnée par le comte de Flandre, et dans la charte confirmative de Didier, évêque des Morins, une clause spéciale a soin de mentionner que Simon et Gui ne pourront se faire attribuer aucun droit sur Waben, par les jeunes filles du comte Mathieu. Déjà malgré le jeune âge d'Ide et de Mahaud. la question de leur mariage commençait à préoccuper non seulement leur tuteur, mais encore le roi de France et le roi d'Angleterre : c'est que leurs petites personnes représentaient le gros fief qu'elles apportaient en dot, et sur lequel Henri II et Louis VII n'auraient pas été fâchés de mettre la main. Philippe d'Alsace avait pris la croix le 11 avril 1175, et faisait ses préparatifs de départ, lorsque l'archevêque de Canterbury et l'évêque d'Ely vinrent le trouver de la part du roi d'Angleterre. Ils lui promirent, au nom de leur maître, des subsides en expiation de la mort de Mathieu d'Alsace, à la condition qu'il retarderait son départ jusqu'en avril 1176, et ne marierait pas ses nièces sans prendre l'avis de Henri II[11]. Le comte de Flandre écouta ces propositions et ne partit pas. Peu après, Louis VII lui fit à son tour des ouvertures au sujet de la main de ses nièces ; il lui demanda de réserver l'aînée à son fils Philippe, et la cadette à Louis, fils du comte Thibaut. A la fin de l'année 1176, Philippe d'Alsace, n'ayant pas reçu du roi d'Angleterre les nouvelles qu'il en attendait, se décida à lui envoyer deux ambassadeurs, Robert de Béthune et Roger, châtelain de Courtrai. Il les chargea de faire connaître au roi les démarches de Louis VII ; de protester de son intention de ne rien décider au sujet d'Ide et de Mahaud, sans prendre son conseil ; et de lui réclamer l'argent promis pour l'entretien de chevaliers chargés de défendre la Terre- Sainte, dans le but pieux d'assurer le repos de l'âme du feu comte de Boulogne. Henri II répondit à Robert de Béthune et à Roger, que de son côté, l'affaire ne rencontrerait aucun obstacle, et qu'il dépendait du comte seul, que tout allât pour le mieux. Du moment que Philippe d'Alsace était fermement décidé à marier ses nièces suivant son conseil et sa volonté, le roi ne cachait pas la grande sécurité que cette décision lui donnait, et s'engageait à tenir, même au delà les promesses qu'il avait précédemment faites. Afin de connaître à son tour la réponse de Philippe d'Alsace, Henri II lui dépêcha son vice-chancelier, Gautier de Coutances, et Raoul de Granville, avec cinq cents marcs d'argent, qu'ils étaient chargés de lui remettre. En leur présence, le comte de Flandre jura qu'il ne marierait pas ses nièces sans prendre l'avis de leur maitre, ni sans se conformer à sa volonté[12]. Les choses en restèrent à ce point, tandis que Philippe d'Alsace, oubliant momentanément la Croisade, se mêlait aux grands événements politiques de son temps, ce qui, du reste, ne l'empêchait pas de s'occuper du comté de Boulogne. Ainsi en 1177, étant à Wissant, il donna à l'église Notre-Dame de la Capelle, une rente annuelle de trois livres, en monnaie de Flandre, afin de subvenir aux frais de réparations du bateau qui faisait la pêche pour le compte de cette église. A Aire, en 1178, il donne encore à l'abbaye de Saint-Josse les prés, l'aunaie, le moulin de Marconnelle, avec le droit de pêche. De la même ville, en 1180, il date une charte par laquelle il essaye d'apaiser le différend survenu entre les moines de Saint-Bertin et les Calaisiens, et où nous trouvons pour la première fois les noms d'Ide et de Mahaud parmi les témoins, avec la mention que Philippe a agi en qualité de tuteur d'Ide[13]. L'abbé de Saint-Bertin, Simon II, voyant le développement que prenait le port de Calais, prétendait avoir droit à la dîme des moissons de la mer : les pêcheurs refusaient de la lui payer. En 1179, Simon obtint du pape Alexandre III une bulle en faveur de ses prétentions, et il la signifia aux gens de Merch et de Bourbourg, Pétresse et Calais n'étant pas encore séparés de la communauté de Merch. Pour toute réponse, les gens de Calais déclarèrent que si les moines décimaient les produits de leur pêche, eux se chargeaient de décimer les moines. Philippe d'Alsace, en qualité de tuteur de la comtesse Ide, intervint, et rendit une ordonnance en faveur des religieux ; deux d'entre eux vinrent la publier à Calais : aussitôt, la population se souleva, les pourchassa et les força à se réfugier dans l'église Saint Nicolas, où l'un se prosterna dans le sanctuaire, tandis que l'autre tenait la statue du saint étroitement embrassée. Cette fois, Philippe d'Alsace infligea aux Calaisiens une amende de mille livres, à charge par les moines d'en payer le tiers. Il régla ensuite à Aire, en 1180, l'accord que nous avons cité plus haut. Mais son arbitrage ne satisfit ni l'une ni l'autre des deux parties. La querelle se prolongea ; Innocent III, l'archevêque de Reims, l'évêque de Thérouanne, Renaud de Dammartin intervinrent par la suite : rien ne réussit à vaincre la résistance des gens de Calais. La comtesse Ide atteignait l'âge de dix-neuf ans, et sa sœur en avait environ dix-huit : Philippe d'Alsace résolut de les marier. Il venait d'affermir sa puissance et d'augmenter encore son influence, déjà grande, en donnant pour femme au roi de France, Philippe-Auguste, sa nièce Isabelle, fille de sa sœur Marguerite et de Baudouin V de Hainaut. Cette alliance avec la maison de France l'avait complètement détaché de la politique anglaise, et, sans tenir aucun compte des engagements qu'il avait pris quatre ans auparavant vis-à-vis de Henri II, il ne consulta que son propre intérêt pour choisir les maris qu'il voulait donner aux filles du comte Mathieu. La jeunesse du roi de France et son influence personnelle à la cour lui laissaient toute liberté d'action de ce côté. Il entama des négociations avec Gérard III, comte de Gueldre et de Zutphen, auquel il destinait l'aînée des deux sœurs. En même temps, il accorda la cadette à Henri de Louvain, fils de Godefroid, duc de Brabant : il eut deux entrevues avec ce dernier, l'une à Anvers, l'autre à Bruxelles, et les conditions du mariage y furent réglées en présence d'Arnoul de Rotselaer, sénéchal du duc, de Gérard de Gremberg, de Gautier Bertout, de Henri Aschans, et d'autres barons[14]. Les deux mariages furent conclus au commencement de l'année 1181. Ide apportait en dot à son mari le comté de Boulogne, et Mahaud une rente de cinq cents livres à percevoir sur les revenus de ce comté[15]. Gérard de Gueldre ne porta pas longtemps le titre de comte de Boulogne : il mourut l'année même de son mariage. Il avait eu le temps de donner à la ville de Calais sa première charte de commune : ainsi que nous l'avons constaté, ce port prenait de jour en jour une importance plus considérable, et il était devenu indispensable de fixer d'une manière bien déterminée les coutumes et libertés des habitants. Le comte accordait aux bourgeois de Calais, le droit de vendre et d'acquérir leurs masures et demeures, sous la réserve de son droit, et en se conformant à la coutume de Merch. Il les exempte du service de bêche et de pelle, en quelque lieu qu'on le requière, sauf lorsqu'il s'agira de se défendre contre les incursions de la mer dans l'étendue de la banlieue calaisienne. Les bourgeois auront droit à un marché tous les dimanches. Celui qui, dans l'étendue de la ville et de sa banlieue, frappera quelqu'un avec une arme émoulue paiera soixante livres au comte ou perdra le poing droit ; celui qui n'aura fait que dégainer avec colère sera puni d'une amende de soixante sous. Si le coupable parvient à s'enfuir, mais est repris par la suite, il sera ramené sur le territoire de Calais pour y être jugé. Le comte Gérard autorise l'institution de deux fêtes annuelles, et la construction d'une chapelle sur le terrain domanial, à condition que l'avouerie et la seigneurie en soient entre ses mains. Pour leurs masures, les Calaisiens paieront un lot d'argent à la Saint-Martin avant Noël (11 novembre), et douze deniers à la Saint-Jean (6 mai). Ils restent soumis au tonlieu, et le comte percevra une mesure de bière par brassin. Les affaires civiles seront portées devant un échevinage, et les affaires criminelles devant une core. Deux échevins suffiront pour juger les étrangers[16]. Ide confirma cette charte de commune. A l'inverse de Philippe d'Alsace, qui gouverna le comté de Boulogne avec l'aide des barons boulonnais, dont les noms sont associés dans les chartes à ceux des barons flamands attachés à la personne du comte et formant sa cour, Gérard de Gueldre n'attira pas auprès de lui les seigneurs de la région, et resta entouré de ses barons allemands, à l'exclusion de tous autres[17]. Aussi n'est-il pas étonnant que dès qu'il fut mort dans ses États héréditaires, sa veuve, n'éprouvant pas une sympathie très vive pour les gens de ce pays, se soit empressée de regagner le Boulonnais, après avoir enlevé de vive force les bijoux et les différents objets précieux qu'elle tenait de la libéralité de son mari[18]. Dès son retour à Boulogne, Ide se rendit à l'abbaye de Saint-Josse pour visiter le tombeau de son père. Les religieux y avaient élevé le monument dont le morceau principal nous est parvenu. Pour les indemniser de leurs frais, la comtesse leur fit remise de son droit de forestage sur toute la terre leur appartenant entre la Canche et l'Authie, avec l'assentiment de Gautier de Nempont et de Gautier d'Écuires, qui tenaient d'elle une partie de ce droit (1182). Peu après, Ide perdit sa mère : la vieille comtesse Marie, ayant terminé l'éducation de ses filles et assisté à leur mariage. s'était retirée une seconde fois au monastère de Sainte-Austreberthe de Montreuil. Elle y mourut au cours de l'année 1182. L'année suivante, Ide associa dans une même charte le souvenir de son père et celui de sa mère, voulant assurer le repos de leur âme : un de ses vassaux, Eustache de Calquelle, avait donné en fief à Eustache Lequien l'église de Budrich, que ce dernier avait à son tour donnée à Robert, abbé de Licques, et à ses chanoines ; elle confirma cette donation, en même temps que celle de deux parts de la dîme de Westaxla, faite en faveur des mêmes religieux par Guillaume de Tournehem et Alulfe d'Ales, son seigneur. La comtesse de Boulogne, à vingt-deux ans, ne pouvait demeurer longtemps veuve : des pourparlers étaient déjà engagés en 1183, pour son mariage avec le duc de Zeringhen, lorsqu'elle eut à intervenir, en qualité de suzeraine, dans une transaction passée entre l'abbaye d'Andres et Alulfe d'Ales : l'abbaye avait pris en engagère, pour quarante marcs d'argent, la dîme qu'Alulfe possédait dans la paroisse de Calquelle ; ce dernier se trouva pressé par le besoin d'argent et se fit donner quarante-cinq marcs sur la dîme, dont la comtesse assura à l'abbaye la possession libre et franche de toute réclamation en justice, tant qu'Alulfe ou son héritier n'aurait pas pu rembourser au prêteur une somme de quatre-vingt-cinq marcs. Les moines d'Andres ne faisaient pas une mauvaise opération. La comtesse promettait de faire confirmer cette charte par son mari. Elle l'épousa presque aussitôt, et le suivit dans ses États, n'ayant d'autres rapports avec le Boulonnais que ceux nécessités par la perception de ses revenus. Nous n'avons d'elle, non plus que de Bertold IV, duc de Zeringhen, aucun acte concernant le comté pendant les trois ans qui vont de 1183 à 1186. Le gouvernement en resta aux mains du comte de Flandre, que nous voyons, en 1184, confirmer, comme suzerain, un arrangement conclu entre l'abbaye de Saint-Josse et G. de Marie. Bertold de Zeringhen, qui figure avec son père dans des actes de 1139, et qui avait mené une rude vie, combattant pour l'empereur contre le Pape, n'était plus très jeune en 1183. Il avait environ soixante ans, et se mariait avec une femme qui n'en avait guère plus de vingt-deux. En 1186, il mourut, et Ide se trouva veuve une seconde fois. Elle revint à Boulogne, et dès son retour fit acte de suzeraine, en confirmant à l'abbaye d'Andres, la donation de la dîme de Landrethun, faite en faveur de l'abbé et des moines par Enguerrand de Fiennes. Roger de Hoveden a écrit, et plusieurs historiens après lui, que l'année suivante Ide épousa Hugues IV, comte de Saint-Pol. Le chroniqueur anglais est le seul à mentionner cette union ; Lambert d'Ardres, bien mieux renseigné que lui sur ce point, n'en dit absolument rien. De plus, il est certain que Hugues de Saint-Pol avait alors pour femme Yolande de Hainaut, parente de la reine de France, Isabelle de Hainaut ; bien qu'elle eût plus de quarante-sept ans lors de son mariage, Yolande lui donna deux filles : Élisabeth, qui épousa en 1196 Gaucher de Châtillon, et Eustachie, qui épousa Jean II, seigneur de Nesles[19] ; elle vivait encore en novembre 1202, lorsque Hugues partit pour la croisade dont il ne revint pas, car à cette date elle confirma une donation faite par son mari à l'abbaye de Clairmarais. Ide n'a donc pu épouser le comte de Saint-Pol en 1187, comme le prétend Roger de Heveden[20]. Nous pouvons encore ajouter comme preuves les chartes données par Ide seule, et confirmées par son oncle Philippe d'Alsace : le 30 avril 1188, elle concédait à l'église de Watten, vingt mesures de marais, situés à Batesambroch, que Baudouin, comte de Guines, tenait d'elle en fief[21]. Puis, elle accordait une charruée de terre à Fernand, abbé de Clairmarais, et différents biens à l'abbaye de Longvilliers. Le comte de Flandre confirma ces trois chartes[22]. La même année, la comtesse Ide ratifia la rente de dix livres concédée par ses parents à l'abbaye de Sainte-Austreberthe, ainsi qu'une rente de dix mille harengs constituée par eux en faveur de Saint-Ives de Braise ; enfin elle donna aux religieux de Saint-Vulmer une terre à Capesonde pour y construire une chapelle[23]. De 1188 à 1190, Ide continua à s'occuper activement de son comté : elle exempta Robert de Béthune, avoué d'Arras, et ses héritiers, du paiement de tout droit de tonlieu à \Vissant. à Boulogne, à Calais et sur toute l'étendue de ses domaines (1189), ainsi que Guillaume de Béthune, seigneur de Tenremonde. Puis, elle confirma l'acte par lequel Roger de Basinghem donnait en gage à l'abbaye d'Andres, pour une somme de cent marcs sterlings, tout ce qu'il possédait et tenait en fief de la comtesse dans la paroisse de Selives ; il assurait à l'abbaye la propriété de ce fief pendant cinq ans, puis d'année en année jusqu'à ce que lui, ou son héritier, eût acquitté la dette, le jour du paiement devant être celui de la Pentecôte[24]. Les moines d'Andres étaient de véritables banquiers pour les seigneurs des environs. Au mois de novembre de cette même année, un légat du Pape, qui revenait d'Angleterre en France, ne pouvait traverser le comté de Boulogne sans être possesseur d'un passeport délivré par la comtesse elle-même ; Geffroi, prieur de Canterbury, accomplissait la traversée du détroit, exprès pour venir chercher cette pièce. Ce détail montre une fois de plus combien les comtes de Boulogne étaient souverains maîtres chez eux[25]. La comtesse Ide avait une tante, Mahaud, fille de Thierri d'Alsace, qui prit le voile, et, après avoir été d'abord religieuse à Fontevraud, fut ensuite élevée à la dignité d'abbesse de cette communauté[26]. Par affection pour sa sœur, Mathieu d'Alsace avait donné la chapelle de Saint-Nicolas de Wicheio à l'abbaye de Fontevraud et au couvent de Westwood. Ide renouvela et confirma cette donation, avec l'assentiment de Philippe d'Alsace. A la prière de sa très chère tante, elle y ajouta la terre que maître Pharicius, dignitaire de cette chapelle, et ses prédécesseurs, tenaient d'elle in Wicheio, moyennant une redevance de quatre sous pour tous services et droits, et confirma le don de la terre de Raverugge avec ses dépendances, fait par Robert de Kaverugge aux mêmes communautés, moyennant une rente annuelle de cinq sous payables à la Saint Michel. Depuis que le comte de Boulogne Eustache III avait fini ses jours sous la robe de moine de Cluny, ses successeurs avaient aimé l'abbaye de Cluny comme une mère. Suivant leur exemple, Ide confirma aux moines, à leurs hommes et à leurs marchandises, l'exemption de tous péages et exactions, établie en leur faveur par Eustache III, à Boulogne, à Wissant et par toute l'étendue de ses domaines, comme si ce fussent personnes et biens lui appartenant. A la fin de 1189, ou tout au commencement de l'an 1190, Ide prit deux mesures, dont l'une lui fut inspirée par l'exemple du roi, et dont l'autre au contraire servit d'exemple au roi : Philippe-Auguste avait aboli le droit de travers qu'il possédait entre la Canche et l'Authie, sauf un sou prélevable à Villiers-de-Pont ; de même, la comtesse de Boulogne abandonna le droit de travers qu'elle percevait dans sa ville de Boulogne, et, pour favoriser le port de Wissant, elle exempta du tonlieu, quiconque entrerait dans ses domaines ou en sortirait par ce port. Peu après, elle abolit sur toute la terre où s'étendait son pouvoir, l'odieux droit de lagan ; Philippe-Auguste en fit autant à son retour de la Croisade[27]. Ici s'arrête le gouvernement personnel de la comtesse Ide, dirigée par son oncle Philippe d'Alsace. A vrai dire, ce fut lui le maitre du Boulonnais jusqu'à cette époque. La comtesse était trop jeune pour prendre goût aux soins et aux soucis de l'administration de ses domaines ; ses occupations favorites avaient un caractère plus frivole. Par la suite, lorsqu'elle eut épousé Renaud de Dammartin, ce comte régna effectivement, à l'inverse de Gérard de Gueldre, qui en eut à peine le temps, et de Bertold de Zeringhen, qui se désintéressa complètement du comté. |
[1] Edm. Rigaux, Recherches sur les premiers comtes de Boulogne, Bull. Soc. Acad. de Boulogne, t. V, 1894-1895, p. 151.
[2] B. N., Cabinet des Titres, P. O. t. 452, dossier 10197.
[3] B. N., ms. coll. d. Grenier, CLXII,
166, CLXXXI, 151.
[4] Driencourt, qui venait d'être fortifié par Henri II, prenait alors le nom de Neufchâtel, qu'il a gardé depuis.
[5] The Marches, prés du pays de Galles.
[6] Marmin, Numismatique Boulonnaise. — Robert de Mons. — Raoul de Diceto.
[7] Hoveden, I, 94.
[8] La pierre qui recouvrait son tombeau se trouve aujourd'hui au Musée de Boulogne : le comte est représenté couché et revêtu de ses armes. La statue est très abîmée ; nous savons cependant que le sculpteur avait figuré au genou du comte, la blessure dont il mourut. Cf. Haigneré, Mémoire à ce sujet dans l'Almanach de Boulogne, 1864, p. 81.
[9] Hoveden, II, 49. — Art. Vér., III, 11.— Aubert Le Mire, d'après la Continuation d'Anchin.
[10] Dans les chartes de Philippe d'Alsace et de Didier, évêque des Morins, réglant en 1174, la situation de l'autel de Waben, vis-à-vis de l'abbaye de Saint-Josse, Ide et Mahaud sont qualifiées puellae, ce qui leur donne de 10 à 15 ans. Comme le mariage de Mathieu d'Alsace avec Marie de Ramsay date de 1160, il est à présumer qu'Ide naquit en 1161 ; le mariage simultané des deux sœurs en 1181 permet de dire qu'elles devaient être à peu près du même âge, et qu'il n'y avait guère entre elles, plus d'un an de différence.
[11] Kervyn de Lettenhove, Hist. de Flandre, II, 163.
[12] Hoveden, II, 119.
[13] B. N., ms. coll. d. Grenier, CCXXXI, 142. — De Wree, Généal. des comtes de Flandre, 222. — Haigneré, Dict., II, 55.
[14] Aubert Le Mire, 762.
[15] Baluze et l'Art de vérifier les dates se sont basés sur une charte donnée par Ide en 1182, où elle dit : Per manum meam et virorum meorum bonæ memoriæ comitum Boloniensium Matbæi scilicet et Gerardi de Gelre, pour admettre un premier mariage de Ide en 1177 avec un Mathieu II, sur l'existence duquel ils ne peuvent fournir aucun autre renseignement. Or, nous avons vu qu'en 1177, Philippe d'Alsace prenait l'engagement de ne marier ses nièces qu'avec le consentement du roi d'Angleterre, ce qui prouve qu'elles n'étaient pas encore mariées à cette époque ; que jusqu'en 1181, le comte de Flandre édicta en son nom les actes concernant l'administration du Boulonnais, en y mentionnant le nom de ses deux nièces ; que si ce Mathieu II avait existé, il aurait certainement rendu ces actes lui-même, ou tout au moins il y aurait figuré ; enfin que Lambert d'Ardres, le chroniqueur le mieux renseigné sur ce point, puisqu'il est contemporain de ces événements, voisin du lieu où ils se sont passés, et qu'il en a connu les héros, ne donne à Ide que trois maris : Gérard de Gueldre, Bertold de Leringhen, Renaud de Dammartin. Tout démontre que l'expression virorurn meorum est inexacte, et qu'il s'agit dans cette charte de Mathieu d'Alsace, père de Ide, et de Gérard de Gueldre, son premier mari.
[16] Haigneré, Dict., II, 50.
[17] Voir les noms des témoins de la charte de Calais.
[18] Chron. apud Isacium Pontanum, de Wree, Généal. des comtes de Flandre, 223.
[19] B. N. Cab. des Titres, Cab. d'Hozier, 58, Boulogne III, 1483.
[20] D. Bertin de Vissery, f° 245. — Th. Turpin, Hist. des comtes de Saint-Pol.
[21] De Coussemacker, Documents relatifs à la Flandre maritime, 48, extr. du cartulaire de Watten.
[22] D. Bertin de Vissery, f° 231.
[23] B. N., ms. coll. d. Grenier,
CLXXXI, 137.
[24] Mém. Soc. Acad. de Boulogne, IX, 123. Saint-Génois, Mon. anc., 2e partie, 486.
[25] Stubbs, Littere Cantuarienses,
II, 314. CCCXVIII.
[26] Anselme, Hist. généal., II, 722.
[27] Cat., 349.