JULES CÉSAR EN GAULE

 

APPENDICE. — LÉGENDE DE SAINT AMAND - VILLE D'ORINDINSE.

 

 

Nous ne pouvons ici passer sous silence une antique légende, à laquelle on n'a jamais cessé d'ajouter foi dans cette région d'Alésia-Isarndore, et où sont constatées des traditions locales qui se rattachent d'une manière naturelle à notre sujet. Nous voulons parler de la légende de saint Amand, illustre saint du VIIe siècle, qui est considéré comme l’apôtre des Pays-Bas, qui fut pendant plusieurs années évêque de Maëstricht, et qui fit plusieurs fois le voyage de Rome, en traversant les Alpes.

On conservait dans le cartulaire de l’abbaye de Nantua, abbaye fondée incontestablement au VIIe siècle, une légende de saint Amand que Guichenon a publiée et dont il existe encore une ancienne copie dans les archivés de la commune de Brénod : légende où la fondation de l’abbaye de Nantua est attribuée à ce saint Surius, dans son ouvrage qui a pour titre : Vies des Saints, imprimé au milieu du XVIe siècle. Elle donne pour la vie de saint Amand le récit de Baudemond (Baudemundus), auteur qui fut disciple du saint. Quand on compare la légende de Nantua avec la vie de saint Amand écrite par Baudemond, il devient évident que cette légende est simplement une copie littérale du texte de Baudemond sauf dans un seul passage, où Baudemond rapporte, en peu de mots, que saint Amand fonda un monastère dans un certain lieu appelé Nanto, dont il n'indique point la situation. Or, à la place de cet énoncé succinct du fait, le légendaire de Nantua en présente un exposé, où il explique en détail qu'il s'agit de la fondation du monastère de Nantua. Après quoi, il revient à copier le récit de Baudemond. Voilà de quelle manière la légende dé saint Amand, qui était dans le cartulaire de Nantua, attribue à ce saint la fondation de l'antique abbaye.

Mais cette attribution a été depuis lors vivement attaquée par les Bollandistes qui considèrent cette légende comme fausse de tous points, et l'opinion de ces graves auteurs, si compétents en pareille matière, prévaut aujourd'hui dans le monde savant. Car, parmi un certain nombre d'écrivains modernes qui se sont prononcés à ce sujet, tous nous ont paru adopter l'opinion des Bollandistes : sans cependant y ajouter à l'appui aucune raison nouvelle qui n'ait déjà été clairement exposée dans l'œuvre des Bollandistes, où la question a été traitée longuement et avec le plus grand soin. De sorte que nous voilà réduits à soutenir seul, contre ces dignes et redoutables adversaires, la légende de saint Amand qui était conservée dans le cartulaire de l’abbaye de Nantua. Disons tout de suite que nous n'en prétendons soutenir la véracité que touchant le point capital, c’est-à-dire la fondation de l'abbaye de Nantua par saint Amand et l'existence de la ville d’Orindinse dans le voisinage. Et, à cet égard, nous allons simplement soumettre au lecteur les motifs de notre conviction, dont il sera juge.

Pour reconnaître la vérité dans une question de cette nature, on peut s'éclairer de trois sortes de documents qui sont : les récits légendaires concernant le saint fondateur, les chartes ou diplômes que possédait le monastère en question, la possession d'état depuis la fondation jusqu'à l’époque présente.

Récits légendaires. — Saint Amand vécut dans les dernières années du VIe siècle et dans la plus grande partie du VIIe. A l'exemple des premiers apôtres du Christ, il dévoua sa vie à la propagation de la foi chrétienne, principalement dans les Pays-Bas. Inébranlable au milieu des fatigues, des privations, des avanies, des souffrances et des dangers de toute nature, il prêchait d'exemple, secourant les pauvres et les malades, répandant partout les lumières du christianisme, l’étude des lettres saintes, l'esprit de charité et de fraternité. Avec les dons des princes dont il civilisait les peuples, et avec l'aide des particuliers qu'il avait convertis, il rachetait les esclaves, surtout les enfants, les baptisait et les faisait instruire avec soin, jusqu'à les rendre capables de devenir ses frères,ans l'apostolat et de diriger les monastères qu'il fondait en même temps pour raffermissement et la propagation de la foi chrétienne.

Le récit de la vie de saint Amand qui mérite le plus de confiance est celui que nous a laissé Baudemond son disciple, à qui il avait dicté son testament. Le texte de Baudemond, d'abord publié par Surius, l’a été ensuite par les Bollandistes qui l'ont collationné sur onze manuscrits divers. Nous allons tout d'abord en donner un résumé historique en y intercalant les dates adoptées par les Bollandistes, ce qui permettra de bien voir ensuite le point en question.

 

I. — LA VIE DE SAINT AMAND PAR BAUDEMOND.

 

Saint Amand naît en Aquitaine vers 894, non loin des rives de l'Océan, de parents chrétiens et illustres ; son père Sirenus, et sa mère Amantia, le font instruire dès l'enfance dans les saintes Écritures. Quand il arrive à l'âge viril, brûlant de l'amour du Christ, il se rend dans l'Ile d’Ogia, à quarante milles de la côte, où il est accueilli avec joie dans un monastère....

Son père le rappelle auprès de lui sous menace de le déshériter. Amand le supplie de lui permettre de renoncer à son héritage et de se dévouer au service du Christ. Il se rend à Tours auprès du tombeau de saint Martin, y fait ses prières, se fait couper les cheveux et obtient la cléricature. Puis, emportant la bénédiction de l'abbé et des frères, il se rend à Bourges, auprès de saint Austrégisile et de Sulpice Pie, son archidiacre (612). Là, retiré dans une cellule, il passe environ quinze années dans un jeûne austère et dans la prière, méditant sur la vie éternelle.

Puis (vers 627), à l’âge de 34 ans, avec un seul compagnon de voyage, il traverse des régions difficiles et écartées et parvient à Rome, où il visite les églises....

Il revient en Gaule, est nommé évêque apostolique par le roi et les prêtres (628), se montre un modèle dans l’apostolat et les bonnes œuvres, donne l'exemple de toutes les vertus, rachète les esclaves, les régénère par le baptême, les fait instruire complètement, et, leur rendant la liberté, les répartit dans les diverses églises, où nombre d'entre eux deviennent par la suite des évêques, ou des prêtres, ou d'honorables abbés.

Au retour d'un second voyage à Rome (630), il revient par mer et relâche d'abord dans un port appelé Centumcellensis locus.... Puis, en pleine mer, une tempête s'élève ; Amand, l'homme du Seigneur, raffermit le courage des matelots... la tempête se calme et tous débarquent sains et saufs.

Vers la même époque (631), il va prêcher sur les rives de l'Escaut, dans le pagus Gandavus (pays de Gand), dont les habitants livrés à l'idolâtrie sont tellement farouches que nul jusqu'à ce moment n'a osé aller leur annoncer la parole de Dieu. L'homme de Dieu, Armand, s'y rend sans crainte, muni d’une lettre d’autorisation du roi Dagobert. Il y est insulté, battu, ignominieusement repoussé par la population ; plus d'une fois même il est jeté à l’eau ; ses frères se retirent de ce pays ; mais lui, rien ne le rebute, et il continue de prêcher la parole de Dieu, en gagnant sa vie par le travail de ses mains. Toutefois il parvient à racheter et à baptiser nombre de captifs.

Mais un jour, dans la ville de Tornacum (Tournai), il rend miraculeusement la vie à un pendu, exécuté sans jugement sur la simple clameur de la foule, et aussitôt les habitants du pays accourent vers lui en demandant à être faits chrétiens. Ils détruisent eux-mêmes les temples de leurs idoles, et sur leurs ruines s'élèvent nombre d'églises ou de monastères (632).

Apprenant que les Sclavons sont plongés dans l’erreur, et espérant obtenir chez ce peuple la palme du martyre (633), il passe le Danube et va hardiment leur prêcher l’évangile. Mais, n'obtenant ni beaucoup de succès ni le martyre, il revient vers ses propres ouailles.

Sur ces entrefaites (634), le roi Dagobert ne mettait aucun frein à ses passions, et désirait vivement un fils qui pût régner après lui. Enfin, Dieu lui donne ce fils, et le roi joyeux songe à le faire baptiser et élever dignement. Il envoie à la recherche d’Amand, naguère exilé à cause des reproches qu'il lui adressait sur son inconduite, ce que nul autre prêtre n'avait osé faire. Enfin, on découvre le saint homme au loin, prêchant l'évangile aux peuples. Et aussitôt, pour obéir à l'autorité, il se rend auprès du roi, qui était alors dans sa villa de Clypiacum (Clichy). A sa vue, le roi se prosterne et lui demande pardon. Amand s'empresse de le relever et de l’excuser avec la plus grande douceur ; mais il se refuse à baptiser et élever son fils, sachant bien qu'il est écrit qu'un soldat du Christ ne doit pas se mêler des affaires du monde, et il se retire. Le roi désespéré envoie auprès de lui l'illustre Dadon et le vénérable Eloi, personnages de sa cour devenus plus tard prêtres (saint Ouen et saint Éloi), lesquels, à force d'instances, finissent par déterminer le saint homme à acquiescer à la demande du roi, dans l'intérêt même de son apostolat, que le roi sans doute favorisera dès lors de toutes manières. Informé du succès de sa demande, le roi fait aussitôt apporter l'enfant : Amand, le prenant dans ses bras, le bénit et procède à la cérémonie du baptême. On lui donne le nom de Sigebert (635). Le roi et l'armée sont au comble de la joie.

Quelques années après, l’évêque de Maëstricht étant mort (646), le roi, dans une assemblée des prêtres et du peuple, désigne Amand pour le remplacer ; le saint homme proteste, comme indigne, mais il est forcé de céder à la voix de tous. Et dès lors, durant presque trois années, il parcourt les bourgs et les places fortes de ce pays-là, prêchant la parole de Dieu à tous. Car, ce qui est triste à dire, bon nombre de prêtres et de lévites, méprisant ses prédications, refusent de l'écouter. Mais lui, selon le précepte de l'Évangile, secoue la poussière de ses pieds et se rend ailleurs. Il arrive enfin dans une île appelée Chavelaus (Calloa), située à l'embouchure de l’Escaut, où, avec ses frères spirituels, il s'efforce encore pendant quelque temps de combattre pour le Christ.

Et peu de temps après, à la prière des frères qu'il a laissés en divers lieux, il va les visiter, et apprend que le peuple du pays appelé Wasconia (Gascogne) est plongé dans l’erreur, écoute les augures et adore les idoles. L'homme de Dieu, Amand, prenant pitié de Terreur de ce peuple, qui habite, du côté des monts Pyrénées, des lieux sauvages et inaccessibles, s'y rend (665) dans l’espoir de le détacher du service du diable en lui prêchant la parole de Dieu.

Mais ce peuple persistant dans son aveuglement, le saint homme se dirige vers d'autres lieux. Il arrive dans une certaine ville dont l’évêque, pour lui faire un honorable accueil, lui verse selon l'usage de l'eau sur les mains.

Ici nous donnons la version textuelle sans rien abréger :

Après avoir accompli ces choses, le même homme de Dieu, Amand, retourna dans le pays des Francs et se choisit un lieu convenablement situé pour la prédication, dans lequel, uni à ses frères qui avaient éprouvé avec lui en diverses provinces beaucoup de souffrances pour le nom du Christ, il bâtit un monastère. — Et nous avons vu (nous, Baudemond) plusieurs de ces mêmes frères devenir plus tard des abbés ou des personnages honorables.

Ici commence la variante dans la légende du cartulaire de Nantua. Baudemond continue en ces termes :

Presque dans le même temps, le saint homme de Dieu, Amand, se rend auprès du roi Childéric, et lui demande humblement de vouloir bien lui accorder un certain municipe, à cette fin seulement d'y construire un monastère, non par ambition, mais pour le salut des âmes. Et le susdit roi lui accorde le lieu appelé Nanto, dans lequel l’homme de Dieu entreprend avec ardeur et habileté de bâtir un monastère.

Mais un certain Mummole, qui avait toute autorité dans la ville d'Orindinse (Mummulus autem quidam Orindinsis urbis antistes), ne peut supporter que l’homme de Dieu ait obtenu du roi ce même lieu, et, brûlant de jalousie, il cherche à le faire périr. Et il envoie des hommes expéditifs, avec ordre de le chasser de là ignominieusement, ou du moins d'en tirer vengeance dans ce même lieu. Arrivés auprès du saint homme, les agents envoyés lui disent, pour dissimuler leurs mauvais desseins, qu'ils sont chargés de lui montrer un lieu plus convenable pour bâtir un monastère, à condition toutefois qu'il s'y rende avec eux sans retard. Mais, grâce à une révélation divine, leur fourberie n'est pas un secret pour le saint homme, et, pendant qu'ils feignent de le conduire à ce lieu dont ils viennent de parler, l'homme du Seigneur n'ignore point en quel endroit ils se disposent à le faire périr. Enfin donc, ils parviennent sur un mont sourcilleux, supercilium montis, où ils se proposent de lui trancher la tête. Mais une tempête le fait échapper à ce danger.

La fondation de ce monastère de Nanto est la dernière fondation de monastère signalée dans la vie de saint Amand.

Baudemond rapporte ensuite, d'après le témoignage d'autrui, d'autres miracles opérés par le saint. Et il termine en disant qu'il mourut (684) dans le lieu nommé Elnon et qu'il y fut inhumé avec les plus grands honneurs.

Un deuxième récit de la vie de saint Amand, public par les Bollandistes d'après un manuscrit d'André Duchesne, provient d'un auteur anonyme, que l'on présume avoir vécu en Aquitaine à une époque peu éloignée de celle où vivait le saint. Ce récit de cet anonyme d’Aquitaine est plus bref que celui de Baudemond, et présente quelques légères variantes, surtout dans les noms propres. Le saint y est nommé Alanus ; mais la nature et l'ordre des faits et des miracles démontrent avec évidence qu'il s'agit de notre saint Amand. Il y est dit d'une manière précise que saint Amand, dans ses voyages en Italie, prenait la voie des Alpes, — per devia Alpium. — Le lieu appelé Nanto par Baudemond, cet anonyme d'Aquitaine l'appelle Vaurum, et il le fait concéder à saint Amand, non par Childéric, mais par Sigebert. Il dit que le saint mourut à un âge très-avancé, plein de jours et de bonnes œuvres. Quelques-unes de ces variantes offriront de l'intérêt dans la discussion du texte qui nous paraît devoir être à préférer.

Un troisième récit a pour auteur Hériger, abbé de Lobbes, né dans le Brabant et mort en 1009. C'est simplement un abrégé bien écrit et exact du texte de Baudemond.

Un quatrième récit est de Philippe Harvengius, surnommé l’Aumônier, abbé du monastère de Bonne-Espérance (Bonæ Spei), de l'ordre des Prémontrés : auteur très-érudit, très-élégant, contemporain et ami du célèbre saint Bernard de Clairvaux. Son œuvre, qui parut vers l’an 1170, est une brillante paraphrase du récit de Baudemond, avec des accessoires concernant la fondation de divers monastères etc. Il cite deux documents importants, à savoir : 1° une lettre du pape saint Martin Ier à saint Amand, qui lui avait demandé d'être autorisé à quitter le siège épiscopal de Maëstricht (lettre tirée des actes du Concile de Latran) ; et, 2° le testament de saint Amand, pièce précieuse, où l’on trouve une date certaine.

On a même une Vie de saint Amand écrite en vers hexamètres au nombre de 1.818, vers d'un style correct et facile, qui sont dus à Milon, moine d'Elnon, qui vivait vers l’an 840. Son poème n'est autre que le récit de Baudemond mis en vers, et orné de quelques citations de la Bible intercalées çà et là.

Enfin, ajoutons la légende de Nantua, publiée par Guichenon, laquelle paraît remonter aux temps mérovingiens, comme on le verra.

Nous avons dit que cette légende ne diffère du texte de Baudemond que dans le passage où il est question de la fondation du monastère de Nanto : passage que le légendaire de Nantua a développé en y intercalant, avec quelques erreurs faciles à reconnaître et à écarter, des traditions locales qui nous intéressent historiquement, qui sont bien fondées, croyons-nous, mais que les Bollandistes contestent aussi bien que la fondation du monastère de Nantua par saint Amand.

Tel est l’ensemble des récits légendaires discutés par les Bollandistes, au sujet de la vie de saint Amand. Il est clair, d'après leurs dates respectives, que le seul texte qui puisse servir de base à cette discussion est celui de Baudemond, en s'aidant, au besoin, des variantes que présente l’anonyme d'Aquitaine.

A ces récits légendaires, on peut joindre les documents locaux, les diplômes particuliers des monastères ; mais il ne faut s'y appuyer qu'avec beaucoup de réserve, pour les raisons qui ont été signalées par d'illustres historiens, et que nous demandons la permission de rappeler ici, en deux mots, à notre point de vue.

L'autorité militaire des guerriers francs qui avaient envahi les Gaules y prit racine par l'influence du christianisme : influence conciliatrice qui tendait à convertir la race gauloise, farouche et toujours prête à se soulever contre les envahisseurs, en un peuple doux et soumis à l’autorité établie. De là, toutes ces faveurs honorifiques et toutes ces dotations de biens accordées aux monastères par les premiers princes de la monarchie française, afin d'étendre et de consolider rétablissement du christianisme. Car les monastères fondés alors étaient comme des écoles où se formaient, selon l’expression du temps, de nouveaux soldats du Christ destinés à affermir les peuples dans la foi nouvelle et à la propager. Or, pour atteindre un tel but, évidemment il était indispensable que ces hommes pussent y employer toutes leurs facultés sans être astreints à gagner leur vie par le travail de leurs mains. Il était donc indispensable que les revenus des biens donnés aux monastères leur fussent conservés en toute assurance dans l’avenir. Par conséquent, c'était une condition d'existence pour chaque monastère que de posséder des titres capables de faire respecter en toute occurrence et sa constitution religieuse et ses biens.

Ici apparaît le nœud de la question.

On sait que la pensée chrétienne avait fait constituer les monastères en autant de communautés fraternelles, indépendantes, obéissant chacune à un chef élu, l’abbé, et se suffisant à elles-mêmes pour tout. Mais, dans chaque nation, l’autorité religieuse et l’autorité séculière s'étant hiérarchisées et tout pouvoir étant naturellement centralisateur, il advint que, d'un côté, les évêques voulurent étendre leur autorité sur les monastères, influer sur l'élection de leurs abbés, ou disposer d'une partie de leurs revenus ; et que, d'un autre côté, les détenteurs de l'autorité séculière voulurent aussi empiéter sur leurs biens ou sur leurs privilèges. De là une double nécessité, une double condition d'existence pour l'institution des monastères, à savoir : la nécessité pour chaque monastère de posséder deux sortes de titres ou diplômes, toujours prêts à être exhibés pour leur défense, les uns émanant des papes pour être opposés aux prétentions éventuelles et abusives des dignitaires ecclésiastiques, les autres émanant des rois pour être opposés aux prétentions abusives des dignitaires séculiers pendant ces guerres civiles sans cesse allumées par la rivalité des princes et au milieu desquelles la foi chrétienne s'implantait dans les Gaules.

Mais, ensuite, que devinrent ces diplômes des monastères dans les nouvelles invasions des barbares, des Sarrasins au sud, des Hongrois à l’est, des Normands au nord, qui mirent toutes ces contrées au pillage, à feu et à sang, les monastères comme tout le reste ? Combien de ces titres ou diplômes sans lesquels aucun monastère ne pouvait durer ou se relever de ses ruines n'ont-ils pas dû périr et nécessairement être refaits d'une manière quelconque dans ces temps de désastres publics et d'ignorance générale ? Et, par conséquent, faut-il s'étonner de rencontrer même de très-graves erreurs de dates ou de noms dans ces diplômes dont la connaissance nous a été transmise à travers tant de siècles ténébreux ? Cela doit-il nous les faire rejeter absolument comme erronés ou faux de tous points ? Nous ne le pensons pas. En général, nous croyons que le fond des indications historiques fournies par ces anciens diplômes peut être très-vrai, bien que certains détails y soient manifestement entachés d'erreur. C'est là, du reste, une question d'appréciation dans chaque cas particulier et qui sera soumise au lecteur dans l'occasion.

Possession d'état. — Mais ce qui sera pour nous un guide sûr dans cette appréciation, ce qui même à nos yeux constituera le plus fort argument en faveur de la fondation d'un monastère par tel saint, en tel lieu, accordé par tel roi, à telle date, comme il va s'agir pour nous de le démontrer au sujet du monastère de Nantua, c'est la constatation de ce qu'on peut appeler la possession d'état. Nous voulons dire par cette expression la constatation du fait que, réellement, à dater de l’époque où le saint réputé fondateur de l’abbaye en question a pu être présent dans le lieu, cette abbaye ou ce monastère a existé là ; et que, depuis lors, son histoire particulière se rattache avec certitude par des liens divers ou à l'histoire générale de la contrée, ou aux grands événements de l’histoire nationale, ou aux actes de personnages illustres, empereurs, rois, papes, archevêques, évêques, et que, constamment, ledit monastère y est présenté comme fondé par ce même saint, doté par ce même roi, dans les États duquel il était effectivement compris à l'époque de sa fondation. La preuve tirée d*une telle possession d'état ne nous semble pas, d'après ce qui a été dit plus haut, pouvoir être sérieusement infirmée par quelques erreurs que présenteraient accidentellement les diplômes du monastère, par exemple, dans l'indication d'une date ou d'un nom de personnage, ou de la nature d'un fait ; toutes indications qui peuvent se trouver entachées d'erreur par suite de tant d'éventualités accidentelles.

 

II. — DISCUSSION DES DOCUMENTS.

 

De l'ensemble des considérations qui précèdent, nous croyons pouvoir déduire trois règles qui vont nous guider dans l’examen de la fondation du monastère de Nantua par saint Amand : 1° Satisfaire complètement à tout ce qu'exige le texte de Baudemond, et tenir compte, si l'on peut, des variantes de l’anonyme d'Aquitaine ; 2° être indulgent au besoin pour la rédaction des diplômes, en se contentant du sens fondamental de ces titres ; 3° exiger absolument la preuve de la possession d'état, puisqu'elle a dû être un fait patent aux regards de tous durant tant de siècles. Et nous allons procéder ainsi à la discussion de la légende de saint Amand, conservée dans le cartulaire de l’abbaye de Nantua.

Voici donc les données que le texte de Baudemond nous fournit, comme base de la discussion où nous entrons sans plus tarder.

Trois fois seulement il parle de monastères fondés par saint Amand, et nous avons eu soin de souligner ces trois passages dans l’abrégé historique de son récit, qu'on a lu plus haut.

1° Il est dit que des églises et des monastères furent élevés sur les ruines des temples d'idoles abattus par les païens eux-mêmes. Nous pensons que ce passage comprend tous les monastères fondés par saint Amand dans les Pays-Bas, à l'exception de celui d'Elnon, qui nous parait désigné en particulier ci-après.

2° Il est dit que saint Amand, après être revenu du pays des Vascons dans le pays des Francs, se choisit à lui-mêmeelegitque sibiun lieu convenable pour la prédication (c'est-à-dire, selon nous, situé au centre du pays dont il fut l’apôtre), et dans lequel, uni à ses frères qui avaient éprouvé avec lui en diverses provinces beaucoup de souffrances pour le nom du Christ, il bâtit un monastère. A ces indices et d'après tous les documents de l’histoire religieuse des Pays-Bas, quoique le monastère dont il s'agit ne soit pas nommé, il ne nous semble pas possible de méconnaître le célèbre monastère d'Elnon, bâti jadis dans le lieu même où nous voyons aujourd'hui la ville de Saint-Amand sur la Scarpe, monastère où le saint résida avec ses frères sur la fin de sa vie, où il fit son testament et où il mourut. D'autant plus que le narrateur, qui avait lui-même été moine d'Elnon et disciple du saint, intercale là cette remarque personnelle : Et nous avons vu, nous (Baudemond), plusieurs de ces mêmes frères devenir plus tard des abbés ou des personnages honorables.

Enfin, 3° immédiatement après le passage que nous venons de citer, Baudemond continue en ces termes : Presque à la même époque, Amand, le saint homme du Seigneur, se rendit auprès du roi Childéric et le pria humblement de vouloir bien lui accorder un certain municipe, à l'effet seulement (quatenus) d'y construire un monastère, non par ambition, mais pour le salut des âmes. Et le susdit roi lui donna le lieu appelé Nanto, où l'homme du Seigneur commença à bâtir un monastère avec beaucoup d'aptitude et d'activité. Mais un certain Mummole... Ce fut là, d'après le texte de Baudemond, le dernier monastère fondé par saint Amand.

Ce dernier monastère, fondé par l’illustre saint dans ce lieu appelé Nanto, est-il ou n'est-il pas le monastère de Nantoacum, qui était situé dans le Bugey (pays des anciens Sébusiens), au bord d’un petit lac où l’on voit aujourd'hui la petite ville de Nantua ? Telle est la question à résoudre.

Nous soutenons, d'accord avec la tradition locale persistante et la possession d'état, que ce monastère de Nanto est le monastère de Nantoacum. Ainsi, pour nous, Nanto ou Nantoacum serait situé à dix kilomètres de notre Alésia ou de la petite ville gallo-romaine d’Isarndore, petite ville gallo-romaine, qui a pu aussi (pour des raisons qu’on trouvera plus loin) être appelée Orindins ou Orindinsis, et où aurait résidé cet antistes Mummulus, qui s'opposa si violemment à la construction du monastère de Nanto. Tel est le fond de notre thèse.

Les Bollandistes, de leur côté (et après eux tous les savants modernes), sans rien ajouter à leurs arguments que nous ayons su découvrir, ont prononcé, d'une part, que le lieu de Nanto dont parle Baudemond est le lieu de Nant, dans le département de l’Aveyron ; que la ville d'Orindinse ou d’Ozindinse est la ville d'Uzès et que Mummole en était l'évêque ; d'une autre part, que le monastère de Nantua n'a pas été fondé par saint Arnaud. C'est de ce double jugement que nous en appelons ici devant le lecteur.

Commençons par présenter les raisons qui viennent directement à l'appui de notre proposition, à savoir que le monastère de Nantua est le monastère de Nanto fondé par saint Amand.

1° Nanto et Nantoacum, aujourd'hui Nantua, sont évidemment un même nom.

2° Tout porte à penser que saint Amand traversait ce pays-là quand il se rendait en Italie. Baudemond, l'anonyme d'Aquitaine, et les autres auteurs de la Vie du saint le donnent assez clairement à entendre, per devia Alpium ; et les considérations géographiques démontrent que c'était effectivement par là le meilleur chemin, à partie des Pays-Bas. Or, Grégoire de Tours venait de mourir en 898 ; il avait rapporté dans ses ouvrages la Vie de saint Romain et celle de saint Lupicin, nés à Isarndore, au Ve siècle. Saint Amand, qui avait séjourné à Tours et qui était lettré, dut connaître les ouvrages de cet historien. Et, dès lors, rien de plus naturel que de voir saint Amand fonder un monastère dans cette contrée de Nanto, soit pour y affermir la foi chrétienne, implantée avant lui par saint Romain, saint Lupicin et saint Eugende, soit pour que les pèlerins qui feraient comme lui le voyage de Rome y eussent un lieu de station et d'assistance, avant d'entreprendre la traversée du Rhône et des Alpes.

On a vu d'ailleurs que l'empereur Charles le Chauve revenait d'Italie par cette route, lorsqu'il fut empoisonné par son médecin Sédécias, et que son corps fut déposé temporairement au monastère de Nantua.

3° Le lieu de Nantua était en Bourgogne. Childéric II fut roi de Bourgogne à dater de 668, jusqu'à sa mort en 673. C'est donc à celte époque-là que dut être fondé le monastère de Nantua, si c'est bien le monastère de Nanto. Or, la fondation du monastère de Nantua remonte, d’après toutes les présomptions, à cette même époque. On n’a point, il est vrai, de renseignements précis sur les actes de son premier abbé appelé Tito, ni sur ceux du second, appelé Ponce ; mais le troisième, appelé Syagrius, nous fournit plusieurs dates certaines. En 754, il assistait au sacre de Pépin le Bref par le pape Etienne II, dans l'église de Saint-Denis. En 788, Pépin lui accorda une charte d’affranchissement complet pour tous les biens du monastère de Nantua, avec délégation aux abbés et aux moines du droit de juridiction dans toute l’étendue de leurs possessions. Cette charte fut écrite à Attigny, et le secrétaire y est nommé Bardillo. Le pape Etienne nomma Syagrius évêque d'Ostie, d'où, en exécution de la dernière volonté de cet illustre prélat, son corps fut rapporté au monastère de Nantua. On peul même présumer que la situation de ce monastère sur la route qui menait directement du nord de la Gaule en Italie, fut ce qui donna à Syagrius l'occasion de gagner ainsi la faveur du pape et celle du roi, par quelques services rendus à l'un et à l'autre : au pape, lorsqu'il vint en 753 implorer le secours de Pépin contre Astophe roi des Lombards, et au roi, lorsqu'il conduisit en 754 son armée en Italie, où il enleva à Astophe l'exarchat de Ravenne qu'il donna au pape en 758. En sorte que la charte d'affranchissement du monastère de Nantua porte la date mémorable à laquelle fut fondé le pouvoir temporel des papes, date que les chrétiens considèrent comme celle de l'affranchissement de l'Église universelle.

4° Le monastère de Nantua était sous le vocable de saint Pierre et saint Paul, comme l’étaient en général les monastères fondés par saint Amand. Et la tradition constante, aussi bien que les diplômes, attribue à ce saint la fondation de ce monastère. La possession d’état à ce titre ne saurait lui être contestée.

En effet, son histoire particulière en fait foi, et elle est bien authentique, bien continue depuis l’époque de la fondation jusqu'en 1788, époque où le monastère fut sécularisé. £t pendant ces onze siècles d’existence, l’histoire du monastère de Nantua se rattache à colle de tous les pays environnants, à l’histoire de France, à celle de la papauté, à celle de l’archevêché de Lyon, de l’évêché de Mâcon, de l’abbaye de Cluny, etc. On n'y constate qu'une lacune, de 950 à 969, laquelle correspond chronologiquement à une invasion de ce pays par les Hongrois et les Sarrasins, arrivés là des régions des Alpes, au temps où Lothaire, fils aîné du roi Louis d'Outremer et de la reine Gerberge, montait sur le trône de France. Nous aurons à revenir sur cette invasion.

La concession de biens et de privilèges faite par le roi Childéric II, pour la fondation du monastère de Nantua, par saint Amand, fut invoquée par les moines en 840, contre une décision par laquelle l'empereur et roi Lothaire V, avait nommé un abbé. Et l’on doit croire que ce monarque lui-même reconnut l'authenticité de cette con, cession de privilèges faite par le roi Childéric II, puisqu'il fit droit à la réclamation des moines et leur confirma par lettres spéciales le droit exclusif de nommer eux-mêmes leurs abbés.

5° Selon toute probabilité, d’après ce que nous avons dit des antiquités de la petite ville gallo-romaine d’Izarndore, elle a été et était encore au temps de saint Amand un municipe. Or, le lieu de Nantua, qui n'en était éloigné que de dix kilomètres, devait probablement dépendre de ce municipe. Voilà donc une concordance de plus avec le texte de Baudemond, lequel exige que le lieu concédé par le roi Childéric à saint Amand, pour y fonder le monastère de Nanto, ait fait partie d'un ancien municipe, aliquod municipum.

6° Une source d'eau vive, limpide et qui ne tarit jamais, située à environ mille mètres à l'ouest de l'église du monastère de Nantua, au-delà d'une verte prairie, au pied d'une montagne couverte de sapins et au voisinage d'un petit pré où jadis, dit-on, l'on séquestrait les malades, est appelée de temps immémorial la Fontaine de Saint-Amand. Pas un habitant de Nantua qui ne la connaisse et qui n'y ait bu cent fois dans son enfance. Voilà donc un témoignage oral et incorruptible qui nous arrive à travers les siècles, et auquel on doit, selon nous, reconnaître une grande autorité ; car il nous parait impossible de se rendre plausiblement compte de ce nom de saint, attaché là, autrement que par sa présence jadis dans ce même lieu.

7° Enfin, l'on a vu précédemment que l'anonyme d'Aquitaine donne le nom de Vaurum à ce même lieu que Baudemond appelle Nanto. Or, dans une charte du roi Lothaire II (sur laquelle nous aurons à revenir ci-après), le monastère de Nantua est désigné comme étant situé dans le comté Varésino. On voit l’analogie de ces deux noms, Vaurum et Varésino.

8° Ajoutons une dernière considération, une considération géographique. On doit admettre dans ce débat que le texte de Baudemond est obligatoire et que seul il fait autorité par lui-même. Or, d'après Baudemond, à l’exception du monastère de Nanto, tous les autres monastères fondés par saint Amand ont été fondés en Belgique dans les pays de Douai, de Gand ou dans le voisinage de ces pays, qui furent le champ habituel de ses prédications. Quant au monastère de Nanto, il put être fondé en un lieu quelconque des Etats du roi Childéric II. Et comme c'est le seul des monastères fondés par saint Amand, au sujet duquel Baudemond ait jugé à propos d'indiquer, avec précision, le nom du lieu où il fut fondé, on est autorisé à penser que le monastère de Nanto était situé loin de la Belgique, où vivait Baudemond ; qu'il était situé dans une contrée inculte et écartée, comme celle où il dit que passa le saint pour se rendre en Italie, — squalida et devia lustrans loca ; — en un mot, situé de même que le monastère de Nantua. Position de Nantua, qui d'ailleurs offrait à saint Amand, répétons-le ici, l'avantage géographique d'être un point de station très-convenable pour les pèlerins de la Belgique qui entreprendraient comme lui le voyage de Rome.

De ces éléments de preuves si divers qui s'accordent parfaitement tous ensemble, nous croyons pouvoir déduire comme conclusion la proposition même que nous avions pour but de démontrer, à savoir, que le monastère de Nantua est bien le monastère de Nanto, fondé par saint Amande suivant Baudemond : monastère de Nant en Bourgogne.

 

III. — OBJECTION DES BOLLANDISTES.

 

Il nous reste à réfuter les objections soulevées contre cette proposition par les Bollandistes.

Et ici, nous devons dire tout de suite que ce qui nous embarrasse le plus, c'est surtout de nous trouver personnellement en face de l'autorité si imposante de ces honorables et illustres Bollandistes, bien plus que de répondre à leurs objections, maintenant que nous en avons fait une longue et attentive étude, et que nous nous sommes éclairé de toutes parts à ce sujet. Longtemps nous n’avons osé avoir confiance dans cette conviction. Nous étions inquiet. Les Bollandistes dans l’erreur sur un tel sujet ! Comment y croire ? Comment s'expliquer une telle exception à leurs connaissances spéciales et si variées, à leur logique serrée et à leur méthode rigoureuse ? Enfin, nous croyons en avoir trouvé l'explication, et nous devons la soumettre au jugement du lecteur, afin qu'il voie bien que ce n'est pas nous seul qui combattons ici, pro aris et focis, et qu'il tienne la balance bien égale en pesant les raisons présentées de part et d'autre.

Une erreur qu'on va constater plus loin dans la légende du monastère de Nantua — erreur certaine à nos yeux aussi bien qu'à ceux des Bollandistes —, c'est d'attribuer à ce monastère et au pays environnant le nom d'Elnon, qui n'appartient qu'au monastère fondé par saint Amand sur les rives de la Scarpe, dans l'ancienne Belgique. Or, pour les Bollandistes, dont la Belgique était la patrie et qui n'étaient pas moins bons patriotes que bons chrétiens, certainement il a dû être naturel de ressentir une sainte et patriotique indignation en voyant le légendaire de Nantua prétendre dépouiller leur patrie de la gloire chrétienne d'avoir été le centre de prédication de l'illustre apôtre des Pays-Bas, et même posséder le célèbre monastère qui fut son séjour de prédilection, où il prit soin de faire son testament, où il voulut être enterré et où il mourut. On conçoit donc que, sous le coup de cette émotion qui perce dans la vivacité un peu âpre de leur langage, ils se soient laissé entraîner à trop de sévérité envers le monastère de Nantua, et qu'ils aient refusé de reconnaître même simplement que ce monastère ait été fondé par le saint apôtre des Pays-Bas, afin d'écarter ainsi d'une manière péremptoire et d'un seul coup toutes ces prétentions rivales qui frappaient en eux les meilleurs sentiments.

C'est ainsi, croyons-nous, que les Bollandistes ont pu affirmer que le lieu de Nanto, dont parle Baudemond, est ce lieu du pays des anciens Ruthènes où l'on voit aujourd'hui la petite ville de Nant, dans le département de l'Aveyron, arrondissement de Millau. Mais ils ne nous paraissent pas avoir fourni une seule preuve pertinente à l'appui de cette affirmation. Et pour que le lecteur lui-même en puisse juger, nous allons mettre sous ses yeux tout ce qu'ils ont dit à cette intention.

En premier lieu (p. 211), dans la Vie de saint Sigebert, roi d’Austrasie, après avoir dit que la ville d'Uzès eut son siège épiscopal illustré par saint Firmin et saint Ferréol, ils continuent en ces termes : Sous le roi Childéric, successeur de saint Sigebert, ce même siège épiscopal était occupé par Mummole (Mummulus), le très-ardent adversaire de saint Amand, lorsque ce saint bâtissait non loin de là, avec l’autorisation du roi Childéric, le monastère de Nanto... dont nous parlerons au 6 février. Grégoire de Tours, liv. IX, ch. IX et XII, comprend dans les Etats de Childebert en Austrasie la place forte de Vabres et le bourg de Vabres (Castrum Vabrense et Vicum Vabrensem), situés dans la marche supérieure des Ruthènes, et où fut établi, au XIVe siècle, un siège épiscopal, dans le diocèse duquel est situé le monastère de Nanto, que nous avons dit ci-dessous avoir été construit là par saint Arnaud, avec l’autorisation du roi Childéric. On voit donc bien, en premier lieu, que les Bollandistes se sont contentés purement et simplement d'affirmer d'avance, dans la Vie de saint Sigebert, ce qui va être en question plus loin, dans la Vie de saint Amand. Ils font ici leurs préparatifs contre le légendaire de Nantua.

En second lieu (p. 825), dans la Vie de saint Amand, arrivant à la question du municipe où fut fondé le monastère de Nanto, autrement dit Vaurum, voici comment ils s'expriment :

Vaurum a pu être confondu avec le nom de Vabritan (Vabres), où était une abbaye de Bénédictins qui fut érigée, l’an 1317, en siège épiscopal, dans le diocèse duquel existe le municipe de Nanto, que Baudemond, Milon et autres disent avoir été obtenu du roi Childéric par saint Amand, pour y construire un monastère. Ce monastère, dédié à saint Pierre, existe même encore de nos jours, vers les sources de la Dourbie, qui se décharge non loin de là dans le Tarn, près de la ville de Millau. Et Ranchinus, dans le tome II de sa Description générale de l'Europe, éditée par P. Davitius, dit que l’abbé avait toute autorité sur le municipe et sur la place, qui était assez forte. L’évêque Mummole, qui s'opposa alors à saint Amand, occupait le siège épiscopal d'Uzès, ville située à deux journées de distance. Or, nous avons dit au 1er février, § 3 de la Vie de saint Sigebert, prédécesseur de Childéric, que le territoire d’Uzès, aussi bien que celui des Ruthènes et d'autres peuples voisins dans l’Aquitaine première, était soumis aux rois d'Austrasie.

Qu'il nous soit permis de le dire, on voit avec quel soin et quel art les respectables savants dont nous combattons l'opinion ont rédigé ce passage. Tout d'abord, c'est le nom de Vabrium qui expliquerait, suivant eux, la variante Vaurum de l'anonyme d'Aquitaine. Mais alors le monastère de Vabrium devrait être le monastère de Nanto que l’on cherche ; et cependant il n'en est rien ; et immédiatement après ils nous présentent ce monastère de Nanto, autrement dit Vaurum, du côté de l'est, aux sources de la Dourbie, qui passe à Nant.

De plus, ce membre de phrase souligné par nous, dans le diocèse duquel existe le municipe de Nanto, est à double entente ; et, de quelque manière qu'on l'entende, la phrase présente un vice de raisonnement En effet, s'il s'agissait du Nanto de Baudemond, on a tort de dire qu’il existe dans le diocèse de Vabres ; car, c'est supposer démontré ce qui est à démontrer. Et s'il s'agit de la petite ville de Nant, on a tort d'ajouter que Baudemond, Milon et autres disent que ce lieu a été obtenu du roi Childéric par saint Amand, pour y construire un monastère ; car, c'est encore supposer démontré ce qui est à démontrer. En un mot : c'est Nant qui existe là ; c'est de Nanto que Baudemond a parlé ; et il s'agit de démontrer que Nant et Nanto sont un même lieu.

Le démontre-t-on en affirmant qu'un monastère dédié à saint Pierre (comme la plupart de ceux que fonda saint Amand) existait encore au dix-septième siècle près des sources de la Dourbie ? Nullement. Car, d'abord, en jetant un coup d'œil sur la carte, nous voyons que, si c'était là le monastère fondé par saint Amand, dans le lieu appelé par Baudemond Nanto, et par l'anonyme d'Aquitaine Vaurum, et qu'il ait conservé le premier de ces deux noms, il aurait été situé à une très-grande distance du lieu qui aurait conservé le second. C'est bien quelque chose que d'admettre de tels écarts de position, et de voir figurer deux monastères au lieu d*un seul qu'exigent les textes ; mais veut-on passer là-dessus ? Soit. Il restera la simple affirmation que ce monastère situé près des sources de la Dourbie et dédié à saint Pierre est le monastère fondé à Nanto par saint Amand. Mais, évidemment, cette affirmation ne suffit point ; et il s'agira toujours de fournir la preuve du fait en question, la preuve que ce monastère de Saint-Pierre soit réellement le monastère de Nanto, fondé par saint Amand.

La fournit-on, cette preuve ? Établit-on la possession d’état ? Prouve-t-on historiquement que la fondation de ce monastère dédié à saint Pierre remonte, de fait, à l’époque où vécut saint Amand ? Prouve-t-on que, depuis lors, pendant dix siècles, l’histoire particulière de ce monastère ait été strictement liée à l'histoire générale des contrées environnantes, et que ce monastère n'ait cessé d'y être considéré pendant tout ce temps-là comme se rattachant à la vie de saint Arnaud par un titre quelconque, ou de fondation, ou de considération, ou même simplement de vocable ? Rien de tout cela. On va chercher une Description générale de l’Europe, dont l'auteur, par la raison même qu'il s'est occupé de toute l'Europe, n'a pu donner beaucoup de soin à la connaissance de chaque lieu en particulier. Et que nous dit-il, ce géographe Rauchi ? Que l'abbé avait toute autorité sur le municipe et sur la place forte. De quel abbé s'agit-il ? Sans doute de l'abbé du monastère de Saint-Pierre. Mais, quel est ce municipe ? Car on n'a démontré l'existence d'aucun municipe. La place évidemment ne peut être que celle de Vabres, la seule dont on ait parlé. Or, on a dit aussi que cette place de Vabres avait possédé, de son côté, d'abord une abbaye de Bénédictins, puis un évêché ; l’abbé de Saint-Pierre, aurait donc étendu son autorité sur cette abbaye de Bénédictins et sur cet évêché de Vabres ? Mais qu'importe ? Gomment tout cela prouverait-il que ce monastère de Saint-Pierre, situé aux sources de la Dourbie, ait été fondé par saint Amand et puisse passer pour être le monastère de Nanto dont parle Baudemond ?

Les Bollandistes ont-ils même historiquement constaté qu'à l’époque où vivait saint Amand, un évêque du nom de Mummole (Mummulus quidam) occupât le siège épiscopal d'Uzès ? — Comme ils ont constaté très-utilement l'époque où Austrégisile était sur le siège épiscopal de Bourges : ce qui leur a fourni un point de repère très-solide pour établir la chronologie de la vie de saint Amand —. Et cependant fournir la preuve que l’évêque d'Uzès se nommait Mummole à l'époque où saint Amand dut fonder le monastère de Nanto, c'eût été fournir une assez bonne raison en faveur de leur thèse. Et ici encore ils étaient sur leur terrain. Pourquoi donc se sont-ils encore ici contentés d'affirmer simplement ce qui était à démontrer ?

Et même quelle ressemblance peut-on trouver entre le nom de cette ville qu'aurait habitée Mummole, — Orindinse ou Orindinsis, — et le nom latin de la ville d'Uzès, — Ucetia ? Car c'est ainsi que le rapprochement des deux noms doit être fait. Il y a dans le texte de Baudemond : Urbis Orindensis antistes ; et, pour désigner Uzès, il eût dû écrire : Urbis Ucetiæ antistes. En effet, la grammaire exige qu’on dise Urbs Ucetia comme Urbs Roma, et non pas Urbs Romana (bien qu'on puisse dire Castrum Ucetiense ou Civitas Ucetiensis) ; et le style de Baudemond est trop correct d'ailleurs pour qu'il soit permis de supposer que, s'il eût voulu désigner Uzès, il eût écrit : Urbis Metiensis antistes. Et encore même la ressemblance de cette dernière expression avec celle du texte, Urbis Orindinsis, serait-elle très-contestable.

En troisième lieu (p. 848), les Bollandistes s'expriment ainsi : A cette même époque (celle où le saint revient du pays des Vascons), saint Amand, d’après Baudemond, fonda un monastère chez les Ruthènes, dans le lieu de Nanto, que lui donna le roi Childéric ; et y fut en butte, de la part de l'évêque d'Uzès, à un attentat auquel Dieu, par une faveur singulière, le fit échapper.

Ici donc encore, on le voit, nous ne trouvons qu'une simple affirmation du fait qu'il s'agirait de démontrer. On doit remarquer aussi le tour de phrase, qui est tel que, si l'on prenait garde, on pourrait croire que Baudemond lui-même a dit que le lieu de Nanto était chez les Ruthènes, tandis que cet auteur ne l’a nullement dit, et que ce sont les Bollandistes seuls qui l'affirment.

Tels sont les trois seuls passages dans lesquels les Bollandistes aient tenté de justifier leur opinion relativement à Nant en Rouergue ; car ils n'ont rien dit de plus à ce sujet.

Ainsi, en résumé, l'opinion des Bollandistes, que Nant en Rouergue est le lieu de Nanto, dont parle Baudemond et où saint Amand fonda un monastère, ne repose que sur de simples allégations. Ils n'ont fourni aucune preuve positive que la fondation du monastère de Saint-Pierre, situé aux sources de la Dourbie, remonte effectivement à l’époque où vécut saint Amand. Il ne paraît point que jamais jusqu'à eux ou quelque tradition locale, ou quelque diplôme de ce monastère, où quelque historien ait associé d'une manière quelconque le nom de saint Amand à l’histoire de Nant en Rouergue. Et puisque ces illustres savants, qui étaient si bien ici sur leur propre terrain, n'ont pu fournir la preuve de cette opinion, on peut compter avec quelque confiance que nul autre après eux ne saurait la fournir.

Il semblerait même que cette opinion préconçue, on peut le dire, ait jeté les Bollandistes dans une difficulté historique et géographique assez sérieuse. Il fallait expliquer à quelle occasion saint Amand, l'apôtre des Pays-Bas, serait allé fonder un monastère à l'extrémité méridionale des monts Cévennes. Ils disent donc (pages 825 et 845) que ce fut en revenant du pays des Vascons, soit. Considérons le récit de Baudemond au sujet de ce retour du saint. Il s'exprime en ces termes : Ces choses ainsi accomplies, l’homme de Dieu, Amand, retourna dans le pays des Francs, — in fines remeavit Francorum, — et s'y choisit un lieu convenablement situé pour la prédication, où, avec ses frères... il bâtit un monastère. Nous avons présenté ci-dessus (page 315) les raisons qui portent à penser que Baudemond signale ici la fondation du monastère d'Elnon, dans le lieu où l’on voit aujourd'hui Saint-Amand sur la Scarpe, et que le saint fonda très-peu de temps avant le monastère de Nanto. Au contraire, les Bollandistes (peut-être pour ne pas trop s'écarter de Nant en Rouergue) admettent qu'il s'agit ici d'un monastère fondé à Saint-Amand-Montrond, sur les bords du Cher, dans le diocèse de Bourges. A la vérité, ils reconnaissent eux-mêmes que cette opinion est de leur part une simple conjecture, — conjectavimus. Mais cette conjecture elle-même ne devait-elle pas être écartée par la simple considération que, depuis bien longtemps auparavant (comme ils l'ont rappelé au sujet du séjour de saint Amand à Bourges), la foi chrétienne était prêchée dans ce pays-là par d'illustres évêques ; et que, par conséquent, ce lieu ne pouvait offrir à saint Amand un lieu convenable pour ses prédications personnelles, comme l'exige le texte de Baudemond, elegitque sibi locum prsædicationis aptum ?

Enfin, voici dans la Gallia christiana un texte qui nous parait devoir mettre fin au débat concernant le monastère de Nant en Rouergue : Le monastère de Saint-Pierre de Nant, y est-il dit, de l'ordre de Saint-Benoît, placé jadis sous la dépendance de l’abbaye de Vabres, puis de celle de Saint-Victor de Marseille, aurait été fondé selon quelques auteurs par saint Amand, évêque de Maëstricht, qui était alors en Aquitaine, vers l'an 679. Ils basent leur opinion à cet égard sur le passage suivant de la vie du saint évêque : le saint homme de Dieu Amand se rendit auprès du roi Childéric et le supplia de vouloir bien lui accorder un certain municipe pour y construire un monastère. Et le susdit roi lui donna le lieu appelé Nanto, où l’homme de Dieu entreprit de construire un monastère.... Mais ce monastère doit être cherché dans le pays des Francs et non pas en Aquitaine ; car on lit quelques lignes plus haut : Ce même homme de Dieu Amand retourna dans le pays des Francs.

Le monastère de Nant, situé dans une vallée assez agréable, est à quatre lieues environ de Vabres, abbaye sous la dépendance de laquelle il fut mis par ses fondateurs, Bernard et sa femme Udalgarde, comme on l’apprend dans la charte de sa fondation, datée du 3 des ides de février, l’an 38 du règne du roi Charles (le Chauve), c'est-à-dire l'an du Christ 878. (Voir les pièces jointes.) De simple prieuré, il fut érigé en abbaye l’an 1135 par le pape Innocent II, comme le prouve sa bulle, que nous avons tirée des archives du monastère pour la joindre aux pièces. Cette même abbaye fut affranchie de la juridiction de l’évêque de Vabres et soumise au monastère de Saint-Victor de Marseille par le pape Urbain V, l’an 4 de son pontificat, l'an du Christ 1366. Nous avons extrait la série des abbés de quelques pièces du monastère qui ont été conservées et de quelques autres documents.

Ainsi, d'après ce texte, qui nous parait inattaquable à tous les points de vue, il est certain, parfaitement certain, que le monastère de Saint-Pierre de Nant en Rouergue, dont parlent les Bollandistes et qui existait encore de leur temps, avait été fondé deux siècles après la mort de saint Amand. Par conséquent, on ne saurait en tirer aucune objection contre la fondation du monastère de Nantua en Bugey par ce même saint Amand. Conséquemment encore il reste à découvrir, outre le véritable monastère de Nanto, la véritable ville d*Orindinse et le Mummole dont parle Baudemond.

Mais suivons d’abord les objections soulevées par les Bollandistes contre la légende et les diplômes du monastère de Nantua. Tout cela va également devenir assez clair, si l’on veut bien se rappeler les quelques considérations générales que nous avons présentées au début de cette discussion.

 

IV. — LÉGENDE DE NANTUA.

 

Nous avons dit que cette légende, si on la compare au récit de Baudemond publié par Surius et reproduit par les Bollandistes, ne diffère de ce récit qu'au sujet de la fondation du monastère de Nanto. Ainsi, aux lieu et place du récit sommaire de Baudemond, concernant la fondation de ce monastère, le légendaire de Nantua en présenté une paraphrase très-explicite. Dans cette paraphrase il considère non-seulement le lieu de Nantua comme étant le lieu de Nanto dont parle Baudemond, mais encore il admet que le monastère de Nantua a été le monastère d'Elnon, où mourut saint Amand. Sur le premier point, qui est pour nous d'un très-grand intérêt, nous sommes en contradiction formelle avec les Bollandistes. Sur le second point, répétons-le ici, nous sommes complètement d'accord avec ces illustres savants : sauf néanmoins cette différence d'appréciation personnelle, que leur langage semble mettre en suspicion la bonne foi du légendaire de Nantua, tandis que, selon nous, il a pu être de très-bonne foi. Car la fondation du monastère d'Elnon dans la Belgique n’est indiquée nominativement ni par Baudemond, ni par l'anonyme d'Aquitaine, seuls auteurs dont probablement (comme on le verra plus loin) le légendaire de Nantua ait pu avoir connaissance.

Nous allons tout d'abord donner ici la version de cette légende, en y intercalant l'indication des divers lieux de la contrée auxquels s'appliquent, selon nous, les divers passages du texte. — Cette manière de procéder nous parait la plus susceptible de clarté et nous évitera de longues explications rétrospectives.

A partir du point de la Vie de saint Amand où Baudemond s'exprime de la manière suivante : Presque à la même époque, le saint homme de Dieu Amand se rendit auprès du roi Childéric... le légendaire de Nantua, de son côté s'exprime en ces termes :

A l'époque donc des Césars Maurice et Phocas, et à son retour de la susdite Gascogne et des monts Pyrénéens, le saint de Dieu Amand, après avoir visité presque tout le territoire des Francs, dans le vif désir d'y trouver quelque lieu écarté où il pût mener une vie solitaire et donner plus librement son temps à Dieu, arriva enfin dans une certaine petite cité appelée Orindinse, — devenit in quamdam civitatulam nomine Orindinsem, — située sur le territoire des Lyonnais, très-convenablement défendue par des tours et de hautes murailles, et qui, depuis lors, a été saccagée et rasée jusqu'au sol par les Sarrasins, les Vandales et les Goths. (C'était, selon nous, la petite ville gallo-romaine d'Orindinse ou d’Izarndore.) Or, au septentrion de cette ville était une montagne appelée Helnon, et de ce nom tout le pays environnant avait été appelé Helnonais. Au sommet de cette montagne était une forteresse remarquable construite en pierres de taille bien unies, qui protégeait et défendait la ville. C'était, selon nous, le fort de Châtillonet, qui commandait le passage venant du nord à cette petite ville gallo-romaine.

En dehors de l’entourage de cette ville (Izarndore) se voit une belle plaine (la plaine de Brion) fertile en pâturages, bien arrosée, plantée de bois et de jolis bosquets, très-favorable à la chasse et à la pèche, dans laquelle coulent deux rivières, l’Onix et le Lengis (l’Oignin et le Lenge). Et du côté du nord-est de cette plaine, le mont Dunicus (Don) lui servait de clôture, opposant de même (que le mont Helnon) une énorme barrière.

En dehors du pourtour de cette même plaine, le regard pénétrait au loin dans une certaine vallée (la vallée de Nantua) dont la nature a un peu élargi le fond et en a fait une petite plaine dans laquelle serpente un ruisseau appelé Merulus (le Merloz), qui provient des hautes montagnes et se partage en deux branches pour se rendre dans un lac situé à côté et qui fournit aux habitants beaucoup de poissons. Cette petite plaine est aussi protégée par les trois sommets des monts Dunicus, Hicus et Henicus. Outre cela, une source limpide, sortant des rochers, arrose la vallée de ses eaux très salubres ; ce qui ait donner au bourg du lieu le nom qu’il porte et qu'il a toujours conservé jusqu'à présent.

Le saint homme, s'attachant à ce lieu avec ardeur, comme si Dieu même le lui eût offert du haut du ciel, se hâta de retourner en France auprès du roi Childéric et le supplia de daigner lui accorder le susdit municipe pour y construire une habitation de moines... Le roi fit un accueil très-favorable à cette demande du saint, et le roi Childéric, fils de Clovis et frère de Théodoric, lui accorda ce lieu de Nantoacum qu’il avait demandé et qu'on appelait encore autrement du nom même de la contrée, c'est-à-dire Elnon, et où l’homme de Dieu se mit à bâtir un monastère avec beaucoup d'habileté et de zèle, non point par ambition, mais pour le salut des âmes.

Or, un certain Mummole, qui avait toute autorité dans la susdite cité d'Orindinse, — præfatæ Orindinsis civitatis antistes, — supportait avec beaucoup de peine que cet homme de Dieu eût obtenu du roi ce même lieu, et, brûlant de jalousie, il cherchait à le faire périr. Et il envoya des hommes expéditifs avec l'ordre de le chasser de là ignominieusement, ou du moins d'en tirer vengeance dans ce lieu même. Arrivés près du saint homme, les agents, pour dissimuler leurs mauvais desseins, lui disent qu'ils lui montreront un lieu plus convenable pour y bâtir un monastère, pourvu qu'il veuille bien s'y rendre avec eux sans retard. Mais, grâce à une révélation divine, leur fourberie n'est pas un secret pour le saint homme, et, pendant qu'ils feignent de le conduire à ce lieu dont ils viennent de parler, l'homme du Seigneur n'ignore point en quel endroit ils se proposent de lui ôter la vie. Enfin donc ils parviennent sur le mont sourcilleux qui domine le lac, le grand rocher qui domine la rive nord, proche de la ville, où ils se disposent à lui trancher la tête..... Mais il s'élève une tempête miraculeuse qui préserve le saint de ce guet-apens.

Et la légende de Nantua se termine ensuite comme le récit de Baudemond.

Expliquons tout de suite ce qui concerne la forteresse en pierres que nous avons indiquée plus haut sous le nom de Châtillonet et qui devait être située, d'après la légende, au septentrion de la petite cité d'Orindinse, c'est-à-dire, selon nous, au septentrion d'Izarndore.

Pour venir de Lons-le-Saunier par Arinthod, l'ancienne route, à partir du pont de Thoirette sur l'Ain, remonte d’abord à l'est le long de cette rivière ; mais bientôt elle s'en écarte en tournant à droite ou directement au sud pour s'engager dans une petite vallée par laquelle on monte au col de Matafelon, où l'on franchit la ceinture de collines qui entoure l’oppidum d’Izarndore. L'entrée de cette petite vallée est fort étroite et, de plus, dominée à droite et à gauche par des roches escarpées. L'endroit le plus rétréci conserve encore de nos jours le nom de Pourta-vi, — Porta via, — porte du chemin. Lorsque nous avons commencé nos recherches historiques, on voyait encore dans ce lieu un relief de terrain qui barrait transversalement le thalweg de la vallée et indiquait avec évidence quelque antique substruction, d'autant plus qu'on apercevait çà et là, parmi les matériaux d'un petit mur de pierres sèches qui borde la route, des fragments de pierres de taille offrant tous les indices de la vétusté. Depuis lors, le propriétaire du terrain, guidé sans doute par les mêmes indices, y a fait exécuter des fouilles et y a déterré, pour les vendre, d'énormes blocs de pierres de taille avec des pilastres, de larges gouttières destinées à livrer passage aux eaux de la vallée, etc. Il en reste encore sur place. Ce nom de Pourta-vi, ces matériaux énormes taillés évidemment à la manière des Romains, démontrent assez clairement sans doute qu'il a existé là, à l'époque gallo-romaine, une barrière fortifiée et destinée à défendre les approches d'Izarndore ou d'Orindinse.

Au sommet du mont rocheux qui s'élève à gauche de cette porte du chemin, quand on arrive du nord et qui a conservé le nom de Châtillonet, nous avons constaté jadis, par hasard (à la chasse), la présence d'une grande pierre de taille bien équarrie, bien unie et offrant même, nos souvenirs sont assez précis, une moulure sur une de ses arêtes. Elle est en partie enfoncée dans le soi parmi la broussaille de cette colline. La face, qui est à découvert, nous parut longue et large de plus d'un mètre. Sans doute on en trouverait d'autres en faisant quelques recherches parmi ces broussailles de Châtillonet. Voilà, selon nous, l'endroit où existait, à l'époque mérovingienne, cette forteresse en pierres de taille située au sommet d'un mont, au côté nord de la petite cité d'Orindinse-Izarndore, et qui en défendait les abords, dit la légende.

En face de Châtillonet, à droite de la porte du chemin et sur un plateau de roches, fut assis ensuite le premier château féodal de la contrée, celui des sires de Thoire, qui y jouaient déjà un grand rôle au XIe siècle, mais dont l’origine exacte n'est pas constatée. Leur nom même, Thoire, aussi bien que celui du village voisin, Thoirette, ne proviennent-ils pas de ce radical thor ou dor, qui signifie porte ? Et ces noms placés là ne semblent-ils pas témoigner que cette Porte du chemin a continué d'être gardée plus ou moins longtemps depuis l'époque gallo-romaine ?

Venons maintenant aux objections des Bollandistes contre la légende du cartulaire de Nantua.

La qualité d’antistes attribuée à Mummole suffit-elle pour démontrer qu'Orindinse était un siège épiscopal, ainsi que l'ont admis les Bollandistes ? On sait que le sens propre de ce mot antistes est simplement d'indiquer la personne qui est devant, un chef, un préposé, lequel peut être ou un chef religieux, un évêque, ou un chef civil, un gouverneur Ce mot latin nous paraît donc n'avoir pas plus de valeur que n'en aurait noire mot français chef ou prince. Pour qu'on soit autorisé à adopter l’un ou l’autre sens de ce mot, il faut que le sens général du discours l’exige ou du moins le permette. Et certes, ce n'est point ici le cas d'adopter le sens de chef religieux ou d'évêque, vu les sentiments peu chrétiens et les ordres peu charitables de l'antistes Mummole.

Et d'ailleurs ce Mummole, que le texte de Baudemond appelle sans trop de respect, un certain Mummole, — Mummulus quidam, — ne porte-t-il pas un nom de la Bourgogne ? N'a-t-on pas vu, au temps même de saint Amand, un guerrier bourguignon, le patrice Mummole, général des troupes de Gontran et l'un des plus grands hommes de guerre de son siècle, enlever la Touraine et le Poitou à Chilpéric, exterminer une armée de Lombards près d'Embrun (573), battre les Saxons, battre Didier, duc de Toulouse ? Un personnage de cette famille (comme en était probablement le Mummole de la légende), devenu l’antistes d'Orindinse en Bourgogne, et capable des actes que nous connaissons, ne semble-t-il pas avoir du naturellement être un gouverneur plutôt qu'un évêque ?

L'indication de monuments aussi anciens que ceux de Châtillonet et de Pourta-vi, qui n'ont guère laissé aucun autre souvenir populaire que leurs noms et qui ne sont indiqués par aucun autre document de l'histoire de la contrée, nous semble autoriser à faire remonter la date de la légende de saint Amand, conservée dans le cartulaire de Nantua, à une époque très-peu postérieure à l'invasion des Sarrasins dans ce pays, du temps de Charles-Martel, c'est-à-dire vers l’an 737. Cette date serait postérieure d'environ soixante-six ans à celle de la fondation de l’abbaye de Nantua : fondation qui doit avoir eu lieu dans l’intervalle de l’an 670 à l’an 673, alors que Childéric II était roi de Bourgogne. Cette même date de 737 correspond au temps du deuxième abbé de Nantua, appelé Ponce, sur l'administration duquel l’abbaye ne possédait aucuns renseignements. L'invasion des Sarrasins, survenue alors, pourrait expliquer et ce manque de renseignements concernant les deux premiers abbés de Nantua, et le long intervalle de temps pour lequel il n'y aurait eu que deux abbés : l'abbaye saccagée alors ayant pu vaquer déjà une première fois comme nous verrons qu'elle vaqua à la suite d'une seconde invasion.

Les Bollandistes, après avoir cité la légende de Nantua, 854, conformément à une copie que leur avait envoyée de Dijon le père jésuite P.-F. Chifflet, après avoir rappelé le passage correspondant de Baudemond, s'expriment ainsi : Nous avons démontré précédemment, que Baudemond parle ici du monastère de Nanto, bâti par saint Amand, chez les Ruthènes, près des sources de la Dourbie, et que Mummole était évêque d'Uzès... Mais nous avons nous-même cité plus haut, et le lecteur a pu apprécier lui-même que cette prétendue démonstration se réduisait, en définitive, à une simple affirmation du fait qu'il s'agissait de démontrer.

Les Bollandistes ajoutent : Mais l'interpolateur de Nantua, dans l'intérêt de son monastère, a ingénieusement imaginé qu'il existait alors près de là une ville épiscopale du nom d'Orindinse, que nul autre que lui n'a connue jusqu'à ce jour ; laquelle effectivement, à l'en croire, aurait été détruite depuis par les Vandales et les Goths, Mais à quelle époque aurait-elle été détruite ? Est-ce l’an du Christ 406 : alors que, suivant la chronique de Prosper, Acardius (VI) et Probus étant consuls, les Vandales et les Alains passèrent le Rhin et envahirent les Gaules la veille des calendes de janvier ; et trois ans plus tard, sous le consulat d'Honorius (VIII) et de Théodose (III), s'emparèrent des Espagnes ? A la suite des Vandales, les Goths, conduits par le roi Ataulphe, entrèrent dans les Gaules sous le consulat d'Honorius (IX) et de Théodose (V), l'an 412. L'année suivante, les Bourguignons s'emparèrent de cette partie des Gaules où sont situés la Bresse et le Bugey.

On verra plus loin nos motifs à l'appui de notre opinion. Selon nous, la petite ville d'Orindinse n'était autre que la petite ville gallo-romaine d'Izarndore. Et cette petite ville gallo-romaine a effectivement été saccagée et détruite par les barbares, détruite par le feu, comme c'était leur habitude, car une ou plusieurs couches de cendres, d'objets fondus et de débris de toute nature, qui ont été constatées dans le sol par les fouilles nombreuses qu'on y a exécutées, ne permettent aucun doute à cet égard. Et nous prouverons ci-après que sa destruction doit avoir eu lieu, non pas dans l'une de ces invasions de Vandales et d'Alains ou de Goths, dérisoirement rappelées ci-dessus par les Bollandistes, et qui précédèrent de deux siècles l’époque où vivait saint Amand ; mais bien un siècle après cette même époque et exactement comme l'indique la légende de Nantua, c'est-à-dire dans une invasion de Sarrasins, mêlés de Vandales et de Goths ; lesquels, sortis d'Espagne, envahirent le sud-est de la France au temps de Charles-Martel (vers 736 et 737), remontèrent le long du Rhône et de la Saône sous les ordres d'Altin, saccagèrent Lyon, Mâcon et toute la Bourgogne jusqu'à Auxerre et Sens, où ils s'arrêtèrent pour reculer ensuite sur leurs pas devant Charles-Martel, qui revenait alors de battre les Frisons et de réunir la Frise à ses États.

Les Bollandistes poursuivent leurs objections en ces termes : Mais l'auteur dont nous parlons aura aussi bien pu se tromper sur les époques de ces invasions que sur l'époque des Césars Maurice et Phocas, à laquelle il rapporte la fondation de son monastère de Nantua par saint Amand, avec l'autorisation du roi Childéric. Or, Maurice parvint à l'empire l'an du Christ 582. Phocas lui enleva le pouvoir en 602, et fut lui-même mis à mort en 610 : alors que saint Amand, né vers l'an 894, arrivait à l'adolescence et habitait dans l'île d'Ogia ; et que Clotaire II, le bisaïeul du susdit roi Childéric, régnait sur les Francs.

Nous ferons observer, de notre côté, que cette expression si vague, au temps des Césars Maurice et Phocas, ne semblerait guère devoir être considérée comme une véritable date qui mérite d'être relevée, pas plus que si notre auteur eût dit : au temps où l’empire d'Orient touchait à sa fin. Mais, soit ! voilà dans la légende de Nantua une grosse erreur de date comparativement à la chronologie de la vie de saint Amand discutée et bien établie par les Bollandistes. N'existe-t-il donc rien de pareil dans les autres documents qu’ils ont mentionnés à ce sujet ? N'ont-ils pas eux-mêmes démontré (p. 848 et suiv.) que le Mémoire chronologique d'Elnon sur la Scarpe, Scriptum elnonense, et les inscriptions monumentales conservées dans ce même monastère, qui nous apprennent que saint Amand mourut à 90 ans, et qui fixent la date de sa mort à l’an du Christ 661, présentent dans leur ensemble une .erreur d'environ 23 ans : la date de la mort devant être reportée vers l’an 684 ? De même à regard d'autres illustres auteurs belges (doctores Duacenses), qui ont fixé la date de la mort du saint à l’an 645 : erreur de 39 ans, que les Bollandistes ont rectifiée dans les termes les plus convenables. Tout cela à leur plus grand honneur et au plus grand profit de l'histoire. Ont-ils donc songé à conclure de ces graves erreurs de dates que tout ce que les mêmes auteurs disent de la fondation du monastère d'Elnon par saint Amand, soit erroné et doive être rejeté ? Nullement, et avec juste raison. Pourquoi donc, au contraire, ont-ils traité le légendaire de Nantua avec si peu de façon et si sévèrement au sujet d'une erreur de même nature ? Pourquoi veulent-ils pousser leur lecteur à en conclure que le monastère de Nantua n'a pas été fondé par saint Amand ? On voit donc bien que les Bollandistes ont eu ici deux poids et deux mesures. Chose dont nous n’avons pu nous rendre compte que par la prétention du légendaire de Nantua de confondre son monastère avec celui d'Elnon sur la Scarpe que le saint affectionnait particulièrement, prétention qui aura froissé tous les sentiments pieux et patriotiques de ces honorables et illustres savants. Inde iræ !

 

V. — DIPLÔMES DE NANTUA.

 

Les Bollandistes signalent ensuite comme apocryphes deux diplômes du monastère de Nantua cités par Guichenon (preuves, p. 213). Dans l’un, qui est sous la forme d'une lettre du pape saint Grégoire le Grand au roi Childéric, ce pape rappelle d'abord que le roi a accordé à saint Amand un monastère situé dans le pays des Francs et appelé Helnon ou Nantoacum, il lui en rend grâce et lui envoie sa bénédiction. Puis, il ajoute qu'il a lui-même, à la prière de saint Amand, de l’abbé Laternicius et d'autres personnes pieuses, dédié l'église de ce monastère à saint Pierre et saint Paul et tous les saints apôtres, en lui accordant des franchises et des privilèges ecclésiastiques, avec des indulgences pour les pèlerins qui, ayant entrepris le voyage de Rome, ne pourraient le poursuivre au-delà de ce monastère. L'autre diplôme est également sous la forme d'une lettre que le roi Childéric aurait écrite à saint Amand en lui envoyant la lettre ci-dessus du pape saint Grégoire : Dans laquelle, dit le roi, le pape favorise merveilleusement et exalte de ses éloges le monastère de Nanteoacum fondé par vous. C'est pourquoi, ajoute-t-il, nous avons pris soin d'envoyer cette lettre à Votre Sainteté, afin qu'on la conserve dans ce monastère comme une importante faveur. Puis, la lettre de Childéric mentionne que l'approbation royale est donnée à tout ce qui a été prescrit dans la lettre du pape ; et, enfin, elle stipule que la protection royale et de nouvelles concessions de biens sont accordées, à ce même monastère par ce même roi, avec l'approbation et le consentement de son frère Thierry, par affection pour saint Amand.

Sur quoi les Bollandistes font observer tout d'abord que, durant les quatre années où Childéric fut roi de Bourgogne, son frère Thierry vécut enfermé et les cheveux coupés dans l'abbaye de Saint-Denis ; que, par conséquent, son approbation mentionnée dans la lettre de Childéric eût été inutile. Nous répondons : Inutile en fait, oui ; en droit, non. Car Thierry avait des droits au trône de Bourgogne, et il s'agissait ici de constituer au monastère de Nantua un litre permanent, quel que pût être dans la suite le roi de Bourgogne. D'un autre côté, Childéric lui-même n'avait-il pas un intérêt politique à jeter ainsi un voile sur son usurpation accomplie, en induisant à croire que son frère Thierry s'était retiré volontairement dans l’abbaye de Saint-Denis et qu'il y donnait son acquiescement aux actes d'autorité royale qui émanaient de l'usurpateur seul ?

Mais surtout, s'écrient les Bollandistes, quel énorme intervalle de temps sépare l’époque de Childéric de celle où vivait saint Grégoire le Grand ! Et, en effet, saint Grégoire le Grand mourut en 604, et Childéric II ne fut roi de Bourgogne qu’en 670. Il faut donc bien reconnaître que la lettre de ce pape à ce roi est complètement supposée, et que celle de Childéric à saint Amand est tout au moins interpolée en ce qui se réfère à cette prétendue lettre du pape saint Grégoire.

Les diplômes ainsi viciés furent nombreux à cette époque mérovingienne. Nous avons déjà fait observer précédemment que, dans ce temps-là, une double condition d'existence pour chaque monastère en particulier était de posséder un double diplôme protecteur : l’un qui émanât des papes, pour être opposé aux empiétements éventuels des dignitaires ecclésiastiques ; l'autre, qui émanât des rois, pour être opposé aux empiétements des dignitaires civils ou militaires. Survinrent les invasions des barbares, des Normands du côté du Nord, des Sarrasins, des Hongrois dans la Bourgogne ; tous ces pays furent ravagés, mis à feu et à sang. Les diplômes de beaucoup de monastères durent donc disparaître dans le désastre public ; puis, être refaits avec plus ou moins d'exactitude et de fidélité, par des moines plus ou moins lettrés ou ignorants, et qui en avaient absolument besoin pour sauvegarder l’existence de leurs monastères. £n considérant bien toutes ces chances du passé, nous sommes porté à penser que, pour constater historiquement la fondation de tel monastère par tel personnage. l'ordre d'importance des preuves doit être le suivant : 1° la possession d'état, c'est-à-dire la preuve que le personnage présumé fondateur en question a pu effectivement être présent sur les lieux à l’époque dite, et que la fondation réelle du monastère date bien de cette même époque : ce qu'il est facile de constater par l’histoire générale des pays environnants ; 2° la tradition constante du fait dans le pays du monastère : ce qui est une sorte de notoriété publique indéfiniment prolongée ; 3° enfin les documents particuliers et les diplômes qui ont depuis tant de siècles, couru tant de chances d'altérations intimes.

En conséquence de ces réflexions, nous avons eu la pensée d'examiner la rédaction des diplômes d'Elnon sur la Scarpe, comparativement h celle des diplômes de Nantua, et voici le résultat de cet examen :

La fondation du monastère d'Elnon par saint Amand repose sur deux diplômes cités par les Bollandistes (p. 827). Dans l'un, qui est du roi Dagobert Ier, on ne voit rien qui prête à la critique, sauf une erreur sans importance dans la date. Mais le second diplôme, qui serait du pape saint Martin Ier, suppose un fait impossible. Voici le passage où ce fait est mentionné : C'est pourquoi, dit le pape saint Martin, nous voulons faire connaître aux fils de la sainte Église universelle, tant présents que futurs, de quelle manière le fils de notre sainte affection, Amand, s'est adressé à nous, avec l'assentiment et avec une pétition de notre très-cher fils le roi des Francs, Dagobert, de bonne mémoire, soit même de son fils Sigebert, pour obtenir le privilège de notre protection en faveur du monastère qu’il a appelé Elnon et qu'il a aussi lui-même consacré en l’honneur du bienheureux Pierre, le prince des apôtres, et de Paul, le docteur des nations...

Or, pour qu'il soit possible que le roi Dagobert Ier ait ainsi donné son assentiment et joint sa propre demande écrite, — cum petitione, — à l’appui de la demande de saint Amand, adressée au pape saint Martin Ier, il faudrait nécessairement que ce roi et ce pape eussent été contemporains l’un de l’autre. Mais l’élection du pape saint Martin Ier n'a eu lieu qu'en 649, c'est-à-dire onze ans après la mort du roi Dagobert Ier. Ainsi, voilà dans ce diplôme du monastère d'Elnon, attribué au pape saint Martin Ier, un anachronisme tout aussi grave que celui qui a été constaté dans le diplôme du monastère de Nantua, attribué au pape saint Grégoire le Grand. Ce qui n'a rien d'étonnant, croyons-nous, pour les raisons dites ci-dessus ; mais ce qui fait voir de. nouveau que les Bollandistes ont été ou trop indulgents pour le monastère d'Elnon, ou trop sévères pour le monastère de Nantua.

Du reste, disons-le ici une fois pour toutes : si les moines qu'on accuse d'avoir falsifié les chartes connaissaient les véritables dates des faits, avec les noms des rois et des papes contemporains, comme ils avaient entre leurs mains toutes ces chartes à la fois, pourquoi n'en auraient-ils pas fait concorder toutes les dates ? Et s'ils ignoraient les véritables dates et les noms des rois et des papes contemporains, pourquoi attribuer à leur mauvaise foi ce qu'ils ont pu faire par simple ignorance ?

Les Bollandistes prouvent ensuite d'une manière incontestable que saint Amand fit son testament et fut inhumé, non pas au monastère de Nantua, mais au monastère d'Elnon sur la Scarpe (comme nous le reconnaissons nous-même sans aucune difficulté). Ils en tirent la preuve soit du testament du saint dont nous donnons le texte ci-dessous, soit des personnages qui y ont apposé leur signature et qui tous appartiennent aux Pays-Bas : saint Réole archevêque de Rheims, saint Mummolène, évèque de Noyon, saint Vindicien, évêque de Cambrai, etc.. Ce testament, écrit par Baudemond sous la dictée de saint Amand, est daté d'Elnon,le 15 des calendes de mai, la deuxième année du règne de Thierry (17 avril 674). Et il constate, dans un certain passage, que le testateur se sentait alors assez de forces pour songer à de nouveaux voyages.

Enfin, les Bollandistes terminent par une dernière objection, sur laquelle ils insistent vivement et qui devient encore plus intéressante par la nature même de la charte qui en fait le sujet : charte accordée à la célèbre abbaye de Cluny par le roi de France Lothaire II. Voici dans quelles circonstances.

De l’an 910 à l’an 950 ; l’abbaye de Nantua fut administrée par Aldaranus II, treizième abbé, qui avait précédemment occupé le siège épiscopal de Mâcon, où il avait succédé à Letbald ; et qui avait quitté cette haute position pour venir prendre l’habit de moine au monastère de Nantua, où, par la suite, ses vertus le firent élire abbé. Sous son administration, Albitius, comte dé Genève, et Odda sa femme, firent don à ce monastère, suivant la loi salique de biens très-considérables, — pour le luminaire, les offices et la psalmodie, — est-il dit dans l’acte de donation, que Guichenon rapporte (page 215).

Vers la fin de la vie d'Aldaranus II, qui mourut en 950, c'est-à-dire quatre ans avant l'avènement de Lothaire II au trône de France, une seconde invasion de barbares (Hongrois et Sarrasins) vint jeter la terreur dans la Bresse et le Bugey, qui furent saccagés de toutes parts. Les religieux du monastère de Nantua et les habitants du pays s'enfuirent vers les lieux inaccessibles ou furent massacrés. L'abbaye vaqua pendant environ dix-neuf ans, et la contrée couverte de ruines resta longtemps déserte. De l'autre côté de la Saône, le monastère de Cluny, fondé en 910 par Guillaume, comte d'Auvergne et duc d'Aquitaine, avait échappé au désastre. En de telles conjonctures, l'administration du monastère de Cluny demanda au roi Lothaire, par l'intermédiaire de sa mère Gerberge, de vouloir bien mettre le monastère de Nantua sous la dépendance du monastère de Cluny, afin qu'il pût le relever de ses ruines. Et le roi ordonna cette annexion par une charte en bonne forme, datée de Dijon, le 9 des calendes de décembre, l'an V du règne de Lothaire, indiction III (23 novembre 959), dont voici les passages qui nous intéressent et sur lesquels va porter la discussion :

..... Voulons qu'il soit connu de tous que ma très-glorieuse mère Gerberge est venue, en notre sérénissime présence, nous demander avec l'autorité d'une mère, que nous soumettions au monastère de Cluny et à ses abbés le monastère situé dans le comté Varesino, consacré en l’honneur de saint Amand, vu qu'il est actuellement sans abbé et dans les lieux comme déserts.... Nous concédons et soumettons le susdit monastère de Saint-Amand, dans cette situation et tout ce qui en dépend, au susdit monastère de Cluny et à ses abbés, afin que, dans la mesure de ce qu'ils pourront avec l’aide de Dieu, ils le relèvent de ses ruines et rendent le lieu habitable, autant qu'il leur sera possible (Boll., p. 856.)

Guichenon a considéré cette charte de Lothaire comme s'appliquant à l'abbaye de Nantua et étant l’acte qui la mit, à la même époque, sous la dépendance de l'abbaye de Cluny.

Les Bollandistes ont vivement combattu cette opinion de Guichenon, et nous allons nous-mêmes tâcher de la faire prévaloir contre les arguments qu'ils lui ont opposés.

Ils font observer : 1° Que le monastère de Nantua est désigné tout différemment dans les autres chartes, lesquelles le désignent, en effet, ou comme dédié en l'honneur de saint Pierre prince des apôtres, ou comme monastère sacro-saint de Saint-Pierre de Nantua, ou simplement comme monastère de saint-Pierre. Cela est très-vrai, et de même encore la tradition locale n’a jamais cessé de le considérer comme dédié à saint Pierre. Aussi ne prétendons-nous pas que le monastère de Nantua ait été, de fait, dédié à saint Amand, comme l'indique la charte de Lothaire. Mais Baudemond ayant dit que saint Amand fonda un monastère dans le lieu appelé Nanto ; la légende de Nantua ajoutant que ce lieu appelé Nanto, c'est Nantoacum ou Nantua ; et la tradition locale (qui nous est manifestée par les diplômes apocryphes) persistant à présenter le monastère de Nantua comme fondé par saint Amand, tout s'accorde jusque-là parfaitement. Si donc ensuite la charte du roi Lothaire doit, pour de bonnes raisons, être appliquée à ce même monastère, on sera autorisé par cela même à le considérer non comme dédié en l’honneur de saint Amand, ainsi que l'indique la charte de Lothaire, mais bien comme dédié par saint Amand en l’honneur de saint Pierre, ainsi que l’indiquent tous les autres documents qui le concernent.

C'est la seule manière simple de tout concilier. La question dominante est donc de savoir si, oui ou non, cette charte du roi Lothaire s'applique au monastère de Nantua ?

2° Les Bollandistes continuent à le nier en disant que, dès lors, on ne saurait comprendre comment le monastère de Nantua, qui venait de recevoir en don les biens si considérables d'Albitius et d'Odda, simplement pour subvenir aux frais du luminaire, des offices et de la psalmodie, se serait trouvé, si peu de temps après, sans abbé et au milieu d'un pays désert, ainsi que le constate la charte en question.

Nos honorables adversaires ont oublié, parait-il, l’invasion des Hongrois et des Sarrasins qui eut lieu dans cet intervalle de temps et dans laquelle tout ce pays-là fut livré au pillage, fut mis à feu et à, sang. Enfin, ajoutent-ils, encore bien que tout dans cette charte s'accorderait avec le temps du roi Lothaire, comment ce roi aurait-il pu avoir le droit de statuer sur le sort de ce monastère de Nantua situé en dehors de ses États ? Car la Bresse et le Bugey faisaient alors partie des États de Conrad, roi de Germanie, de Bourgogne et de Provence, à qui sa femme, sœur du roi Lothaire, avait apporté en dot la ville de Lyon et le Lyonnais. Ce Conrad était fils de Rodolphe II et petit-fils de Rodolphe Ier, également rois de Bourgogne

C'est là, selon nous, une objection plus spécieuse que solide. On sait en effet qu'il a existé deux royaumes de Bourgogne, l'un en-deçà, l'autre au-delà des monts Jura, et que Fun et l'autre sont résultés d'une usurpation. D'une part, en 879, Bozon, beau-frère de Charles le Chauve et gouverneur de la Provence, se fit élire et reconnaître comme roi d'Arles et de Bourgogne cisjurane par une assemblée des grands de la noblesse et du clergé dans la ville de Vienne. Les deux rois de France, Louis III et Carloman, marchèrent aussitôt contre lui et reprirent les villes de Mâcon et de Vienne, mais ils ne purent donner suite à cette guerre, et Bozon réussit à se maintenir dans son usurpation. Il eut pour successeur (887) son fils Louis III, qui alla se faire couronner empereur et roi de Germanie à Rome (900), fut surpris dans Vérone par Bérenger, marquis d'Ivrée, eut les yeux crevés, fut dépouillé de l'empire (903) et renvoyé dans ses États, lesquels, depuis lors, furent gouvernés par Hugues de Provence. D'une autre part, en 888, Rodolphe Ier, fils de Conrad, comte d'Auxerre, s'étant emparé de tout le territoire compris entre les Alpes pennines et les monts Jura, se déclara indépendant et se fit couronner à Saint-Maurice en Valais, roi de Bourgogne transjurane. Il eut pour successeur (913) son fils Rodolphe II, lequel, par la suite, ayant obtenu de Hugues de Provence qu'il lui cédât la Bourgogne cisjurane, devint ainsi roi des deux Bourgognes réunies (939) sous la dénomination de royaume d'Arles et de Bourgogne. Son fils Conrad lui succéda (937) et battit les Sarrasins et les Hongrois qui s'étaient jetés dans ces contrées, où de fait il régnait, comme le disent les Bollandistes, à cette date de 989 que présente la charte du roi de France Lothaire. Mais, on le voit, le roi Lothaire, de son côté, pouvait avec raison considérer la Bourgogne comme n'ayant jamais cessé de faire partie, en droit, sinon en fait, du territoire de la France.

Voici une seconde considération qui est peut-être encore plus pertinente. Si, comme le disent les Bollandistes, la sœur du roi Lothaire, en épousant le roi Conrad, lui avait apporté en dot la ville de Lyon et le Lyonnais, elle n'avait pu néanmoins lui transférer l’autorité royale sur cette partie du territoire de la France. Car, on le sait, ce fut précisément à l’occasion de l’avènement de Lothaire au trône, que son protecteur, Hugues le Grand, fit établir en France le droit de primogéniture, en vertu duquel le territoire de la France ne put plus jamais être partagé entre les enfants des rois comme précédemment, mais dut rester tout entier à un seul d'entre eux, désigné par l'ordre de naissance. Ainsi Lothaire avait conservé l'autorité royale sur la ville de Lyon et sur le pays Lyonnais, dans lequel était compris le monastère de Nantua.

Un dernier mot des Bollandistes montre bien qu'ici les bonnes raisons leur faisaient défaut. C'est peut-être, disent-ils (p. 857), l'auteur de Nantua qui, en appropriant encore ce diplôme de Lothaire à son monastère, aura trompé Guichenon. — Imposuit fartasse huic (supradicto Guichenono) scriptor Nantuacensis, Lotharii diplomate ad suum etiam monasterium aptato. Ainsi, d'après eux, l'écrivain du monastère de Nantua qu'ils ont accusé précédemment d'avoir altéré plusieurs titres ou diplômes, dans l’intérêt de son monastère, aurait encore, suivant eux, altéré celui-ci pour la ruine de son monastère ! Car, évidemment, ce fut une déchéance et une ruine pour l’abbaye de Nantua que d'être mise, avec ses onze prieurés, sous la dépendance de l’abbaye de Cluny, fondée après elle. Quelle inconséquence de la part de tels savants !

Maintenant que toutes ces objections sont écartées, plaçons-nous au point de vue opposé à celui des Bollandistes, afin d'apprécier encore mieux cette charte de Lothaire. Remarquons d'abord qu'on l'a trouvée en double dans le cartulaire de Cluny et dans le cartulaire de Nantua ; ce qui doit faire présumer qu'elle intéressait effectivement l’une et l'autre de ces deux abbayes. Elle constate que celle de Nantua se trouvait alors sans abbé et au milieu d'un pays abandonné ; ce qui est parfaitement d'accord avec l'invasion récente des Hongrois et des Sarrasins dans ce pays-là, et explique naturellement la demande adressée à Lothaire par l'abbaye de Cluny. Et d'ailleurs, l'abbaye de Cluny ayant été fondée quelques années auparavant par un duc d’Aquitaine, il est assez probable que dans son administration se trouvaient des personnages d'Aquitaine ; or, des personnages d'Aquitaine devaient connaître la vie de saint Amand, en conformité du texte de l’auteur anonyme d'Aquitaine, où le lieu que Baudemont appelle Nanto est appelé Vaurum, et le nom Varesino, que présente la charte de Lothaire peut, sans y mettre trop de complaisance, être confondu avec le nom de Vaurum. Par conséquent, le monastère de Varesino a pu être confondu avec celui de Nanto ou de Nantoacum ou de Nantua. Était-il d'ailleurs convenable, dans l’intérêt de l'abbaye de Cluny, fondée simplement par un duc d’Aquitaine, de demander la concession de l’abbaye de Nantua sous son nom plus connu de Nantoacum, qui eut immédiatement rappelé à tous, dans la ville de Dijon, que l’abbaye demandée avait été fondée par un illustre saint, dotée par les rois de France, affranchie de toute juridiction à régal des plus grands vassaux de la couronne, par Pépin le Bref, fondateur de la dynastie actuellement régnante, et mémo que dans son sanctuaire avaient reposé les restes mortels du trisaïeul de ce roi, à qui l’on venait demander de la faire déchoir de son rang d'abbaye indépendante ? Peut-on s'expliquer ainsi l'expression vague de monastère situé dans le comté Varésino et dédié en l’honneur de saint Amand, ou l’expression de monastère de Saint-Amand employée dans la demande de Cluny ? Mais laissons là ces aperçus nébuleux, pour saisir les points solides.

A l’époque même où fut accordée cette charte du roi Lothaire, l’abbaye de Nantua fut, de fait, mise sous la dépendance de l’abbaye de Cluny, qui avait alors pour abbé saint Maiolus : les Bollandistes en conviennent. Ce fut d'ailleurs un fait patent de sa nature même ; l'histoire générale du pays le constate ; l'illustre saint Hugues fut à la fois abbé de Cluny et abbé de Nantua, où il compléta la restauration du monastère en terminant la construction d'une nouvelle église (qui est encore aujourd'hui l'église paroissiale de la ville de Nantua) ; il obtint du pape Pascal II une bulle qui réduisit en simples prieurés toutes les abbayes soumises à celle de Cluny, et où l'abbaye de Nantua est mentionnée en ces termes : Prieuré de Nantua dans le diocèse de Lyon, — prioratus Nantuaci Lugdunensis diœcesis. Le fait de l’annexion de l’abbaye de Nantua à celle de Cluny, en même temps que la charte du roi Lothaire était délivrée à cette même abbaye de Cluny, est donc un fait historique absolument certain, car où est la charte, où est l’instrument royal en vertu duquel un tel fait a pu se produire, si ce n'est pas cette charte de Lothaire, trouvée dans les cartulaires de l’une et de l'autre abbaye ? Les Bollandistes conviennent qu'ils n'en ont pu découvrir aucune autre dans les archives de Cluny ou ailleurs ; qu'ils n'ont pu découvrir aucun monastère de Saint-Amand dans le catalogue des monastères soumis à l'abbaye de Cluny ; et même qu'ils n'ont pu découvrir nulle part, ni ce comté Varésino, ni ce monastère de Saint-Amand dont il est parlé dans la charte de Lothaire, Or, si l'on applique cette charte au monastère de Nantua, toutes ces difficultés se trouvent résolues à la fois, de la manière la plus simple et en parfait accord avec tous les documents que nous avons vus jusqu'ici. Par conséquent, en bonne critique historique, on doit admettre que la charte de Lothaire délivrée à Dijon, le 23 novembre 959, s'applique au monastère de Nantua. Et nous arrivons ainsi, en définitive, à trouver une preuve authentique de la fondation du monastère de Nantua par saint Amand, et à constater la véracité de la légende de saint Amand conservée jadis dans le cartulaire de l'antique abbaye de Nantua : sauf, bien entendu que nous répudions de notre côté, la confusion admise dans ladite légende entre le monastère d'Elnon sur la Scarpe et celui de Nantua. Et, par conséquent, nous reconnaissons bien volontiers la satisfaction complète due aux vénérables Bollandistes, en ce qui concerne ce point de leur thèse.

Du reste, voici la Gallia Christiana qui nous fournit un dernier document positif et très-précis, qui doit mettre fin à tout débat entre le monastère de Nant en Rouergue et le monastère de Nantua en Bugey, à l’égard de la fondation du monastère de Nanto par saint Amand, suivant la légende de cet illustre saint. Et si nous reproduisons ici les termes de ce document, que nous avons cités précédemment, le lecteur nous pardonnera cette répétition, à laquelle nous sommes conduit par l’enchaînement des arguments de notre thèse. On va voir en effet que la Gallia Christiana nous fait connaître et les véritables fondateurs et la date de la fondation du monastère de Nant en Rouergue, de la manière suivante :

Le monastère de Saint-Pierre de Nant, de l'ordre de Saint-Benoît, placé jadis sous la dépendance de l’abbaye de Vabres, puis de celle de Saint-Victor de Marseille, aurait été fondé, selon quelques auteurs, par saint Amand, évêque de Maëstricht, qui était alors en Aquitaine, vers l’an 679. Ils basent leur opinion à cet égard sur le passage suivant de la Vie du saint évêque : — Le saint homme de Dieu Amand se rendit auprès du roi Childéric, et le supplia de vouloir bien lui accorder un certain municipe pour y construire un monastère... Et le susdit roi lui donna le lieu appelé Nanto, où l’homme de Dieu entreprit de construire un monastère.... — Mais ce monastère doit être cherché dans le pays des Francs et non pas en Aquitaine ; car on lit quelques lignes plus haut : Ce même homme de Dieu, Amand, retourna dans le pays des Francs.

Le monastère de Nant, situé dans une vallée assez a agréable, est à quatre lieues environ de Vabres, abbaye sous la dépendance de laquelle il fut mis par ses fondateurs, Bernard et sa femme Udalgarde, comme on l’apprend dans la charte de sa fondation, datée du 3 des ides de février, l'an trente-huit du règne du roi Charles (le Chauve), c'est-à-dire l’an du Christ 878. (Voir les pièces jointes.) De simple prieuré, il fut érigé en abbaye l’an 1135 parle pape Innocent II, comme le prouve sa bulle, que nous avons tirée des archives du monastère pour la joindre aux pièces. Cette même abbaye fut affranchie de la juridiction de l’évêque de Vabres et soumise au monastère de Saint-Victor de Marseille par le pape Urbain V, l’an quatre de son pontificat, l’an du Christ 1366. Nous avons extrait la série des abbés de quelques pièces du monastère qui ont été conservées et de quelques autres documents.

Ainsi, d'après ce texte de la Gallia Christiana, qui nous paraît inattaquable à tous les points de vue, il est certain, parfaitement certain, que le monastère de Saint-Pierre de Nant en Rouergue, monastère que les Bollandistes présentent comme étant le monastère de Nanto, fondé par saint Amand, n'a été fondé que deux siècles après la mort de ce vaillant apôtre de la religion du Christ. Par conséquent, on ne saurait tirer de l’existence de ce monastère de Nant en Rouergue aucune objection, ni contre la fondation du monastère de Nantua en Bugey par saint Amand, ni contre l'existence jadis de la petite ville ou du municipe d'Orindinse, dans le voisinage de Nantua, et qui nous intéresse particulièrement.

Ainsi nous pouvons nous appuyer avec toute confiance sur les traditions locales indiquées par la légende de saint Amand qui était conservée jadis dans le cartulaire de l'abbaye de Nantua.

 

PETITE VILLE D'ORINDINSE.

 

Nous écrivons son nom de cette manière, d'après la copie de la légende de saint Amand tirée du cartulaire de Nantua, copie qui appartient aux archives de Brénod, comme nous l’avons dit ci-dessus et que nous avons sous les yeux. Il y est nettement écrit Orindinsem et Orindinsis, au lieu de Ozindinsem, ou autres variantes que présentent quelques manuscrits belges, publiés par les Bollandistes.

Nous avons démontré plus haut, grâce aux données topographiques fournies par la légende de Nantua, que la petite cité d'Orindinse n'était autre que notre petite ville gallo-romaine d'Isarndore. Peut-être serait-il possible d'expliquer tout à la fois, et l'origine de ce double nom d'une même petite ville, et l'usage simultané de ces deux noms dans le pays. En effet, nous avons vu que, après la disparition des Mandubiens, la nouvelle population gauloise qui vint se répandre sur le territoire, demeuré vacant, désigne leur ancien oppidum d'Alésia par ce nom nouveau et tout gaulois d'Isarndore ou Porte de fer, c'est-à-dire, lieu où le chemin fut énergiquement barré à César. Or, ce nom significatif était peu fait pour plaire aux oreilles de la population romaine, mélangée là avec la population gauloise. Celle-là donc, en opposition à celle-ci, dut créer un autre nom, pareillement significatif et conforme à son goût. De là probablement le nom d'Orindinsis. En effet, ne peut-on pas voir dans Orindinsis une altération même assez légère d'un nom composé et nettement latin, tel que Orindicens ou bien oræ indicium, ou même oræ index ? Nom qui, appliqué par la population romaine à ce même lieu que signalait à tous le monument indicateur de la place où succomba la Gaule, devait rappeler, en opposition au nom d’Isarndore employé par les Gaulois, pour rappeler le chemin fermé à Jules César, ce monument cher aux Romains et sa signification historique : monumentum oram indicans, ou oræ indicium ou oræ index ? D'où par abréviation dans l'usage, Orindins ou Orindinsis, nom composé, de même que celui d'Isarndor, mais dans une pensée tout opposée.

N'avons-nous pas déjà vu que, tout à fait de même, le nom de la Belloire, qui désigne l'extrémité septentrionale du plateau de l'oppidum d'Alésia-Isarndore, n'est autre qu'une altération des mots belliora, désignant la place de la guerre, le théâtre important de cette importante guerre ? D'ailleurs, sans sortir de la légende de saint Amand, 'nous trouvons un autre nom de lieu usité parmi les Romains, composé de la même manière et dont l'étymologie ne saurait être mise en doute ; ce nom est authentique et mentionné par Baudemond dans la légende de saint Amand ; — nous voulons parler du lieu aux cent magasins, du locus Centumcellensis ou Centum-cellæ, autrement dit jadis Port de Trajan et Portus Trajanus, aujourd'hui Civita-Vecchia. Il est clair en effet que Centumcellensis ou Centum-cellæ sont des noms significatifs de basse latinité, composés tout à fait de la même manière que oram indicans, ou oræ indicium, ou oræ index. Et enfin, pour ce qui regarde la contraction des deux racines de ce mot en un seul nom, Orindins ou Orindinsis, les exemples ne manquent pas de cette sorte de noms de lieux qui n'ont gardé trace que d'une ou de deux syllabes de leurs radicaux. Ainsi le nom de Forum Julii est devenu Fréjus ; le nom de Cæsarea Angusta est devenu Çarragoça, pour les Espagnols, et pour les Français Saragosse, etc.

A quelle époque cette petite cité gallo-romaine appelée par les Gaulois Isarndore, et par les Romains Orindinse ; aurait-elle été détruite ? Les monnaies mérovingiennes qu'on y a frappées attestent qu’elle conservait encore son importance politique sous le règne de Gontran et même sous celui du roi Dagobert, probablement de Dagobert II, c'est-à-dire environ 28 ans avant l'invasion des Sarrasins, qui survint dans cette contrée au temps de Charles-Martel. Depuis lors, il n'en est plus fait aucune mention dans aucun document historique. On doit donc admettre qu'en réalité, la petite ville gallo-romaine d'Isarndore, qui avait succédé à l’Alésia de Vercingétorix, a été complètement détruite par les Sarrasins, comme l'indique la légende de Nantua, c'est-à-dire l'an 737 de l'ère chrétienne.

Mais il y a aussi des raisons de croire que déjà auparavant le splendide monument d'Isarndore avait été saccagé et en partie renversé par Attila, en 482. En effet, d'une part, dans la Vie de ce terrible fléau de Dieu, écrite par Olaüs, archevêque d'Upsal, il est dit textuellement : Après la bataille de Châlons, Attila, ayant de nouveau passé le Rhin et remporté une grande victoire, renversa de fond en comble un grand nombre de villes fortes des Séquanes et d'autres peuples de la Gaule, leurs villes les plus opulentes et les plus fortes, entre autres, Luxeuil, Besançon, Mâcon, Lyon, etc. De sorte que, après sa défaite dans les plaines de Châlons, Attila se serait d'abord retiré au-delà du Rhin, puis, aurait repassé ce fleuve plus haut, et serait rentré en Gaule par les vallées du Doubs et de la Saône. C'est donc de là qu,il mena son armée en Italie où il continua ses ravages par la prise et le sac d’Aquilée, etc. Or, pour se rendre à Aquilée en partant des vallées du Doubs et de la Saône, le chemin le plus direct et le plus facile était de se diriger par Isarndore-Alésia, sur les passages naturels du haut Rhône ou sur Genève — comme avait fait César lui-même, en se dirigeant du pays des Lingons vers la Province — ; et de là, par le passage du petit Saint-Bernard sur Aquilée — comme avait encore fait César en retournant tout d'abord en Italie depuis la muraille de Genève, au début de la guerre de Gaule —. Il est donc très-probable, d'après ce texte d'Olaüs, que quelqu'une des bandes d'Attila passa par Isarndore-Alésia, en 452, et en renversa au moins en partie le splendide monument romain.

D'une autre part, dans la vie dé saint Eugende (ou saint Oyen), écrite par son disciple, le moine anonyme du monastère de Condat (de Saint-Claude), on trouve, à la suite du passage qui nous a fait connaître l’origine du nom d’Isarndore, un second passage où l’on apprend que le célèbre monument de ce bourg était déjà alors en partie détruit. Voici l’ensemble du texte pour qu'on en puisse mieux juger :

De même qu'Eugende, le saint du Christ, a été en religion le disciple des bienheureux Romain et Lupicin ; de même aussi il a été, par le lieu et la province qui l'ont vu naître, leur compatriote et leur concitoyen. Il est né, en effet, non loin de ce bourg auquel les anciens païens, à cause de la célébrité et de la fermeture très-forte d'un temple, objet de leurs superstitions, ont donné le nom d'Isarndore, qui veut dire en gaulois porte de fer. Et maintenant aussi dans ce même lieu, où ce temple est déjà en partie détruit, l'on voit briller d'un très-saint éclat l'édifice du royaume céleste élevé par les adorateurs du Christ.

Or, saint Eugende, né eu 450, mourut en 810. Il est donc démontré par ce texte de son disciple que déjà, vers l'an 510, le splendide monument d'Isarndore avait été en partie renversé. Et si en même temps on tient compte du texte d'Olaüs, cité plus haut, il devient extrêmement probable qu'en effet déjà le monument d'Isarndore avait été en partie renversé par les troupes d'Attila eh 483.

Et encore, d'une autre part, le fait parait confirmé par les deux couches de cendres qui ont été signalées en plusieurs points de remplacement d'Isarndore dans les fouilles qu'on y a exécutées à diverses époques. Ainsi, d'après tout ce qui précède, la petite cité gallo-romaine qui s'éleva sur remplacement d'Alésia, après que la Gaule y eut succombé, aurait porté simultanément deux noms significatifs, l’un gaulois, l’autre latin, Isarndore et Orvidinse. Elle aurait été saccagée une première fois, au passage des bandes d'Attila en 452, mais elle se serait relevée de ce premier désastre et aurait conservé encore quelque temps ses deux noms, avec une certaine importance politique. Enfin, elle aurait été saccagée une seconde fois et détruite sans retour dans l’invasion de la contrée par les Sarrasins venus d'Espagne avec les débris des Vandales et des Goths, en 739. Et dès lors, il ne serait resté de cette petite cité gallo-romaine que son nom gaulois, conservé dans le nom du village qui a succédé à cet ancien municipe. Quant à son nom romain, il a dû disparaître du pays avec la population qui l'employait, par suite de ce fait historique : que jamais un sol conquis ne cesse de frémir sous le pied des envahisseurs ; de sorte que, à la longue, il faut bien que cette population étrangère ou parte de là, ou se dissolve et se perde dans la masse de la population aborigène.

Remarquons enfin que la légende de Nantua signale la montagne de Don sur le bord de la route, au voisinage d'Isarndore, comme constituant une barrière et présentant là une énorme défense, comparable à la forteresse en pierres de taille qui était du côté du septentrion. Mons Dunicus circum cingebat eam simili modo copioso munimine occupatus. A cette indication de la légende joignons-en une seconde de même sens, qu'on trouve précisée dans la charte de délimitation de la terre de Saint-Pierre de Nantua, en ces termes : Tout le plateau de la montagne de Don jusqu'aux anciens fossés, où est placée une borne. — Tota planities montis Duni usque ad vetera fossalia, tibi meta ponitur. Il est donc certain que très-anciennement le plateau de Don a été fortifié au moyen d'une tranchée exécutée du côté où il se rattache à la montagne voisine par un col étroit. D'ailleurs, on peut encore aujourd'hui reconnaître sur le terrain quelques restes de cette tranchée. Or, nous savons que tel était le moyen de retranchement employé par les troupes de Vercingétorix. De plus, pour qu'un corps de troupes se soit ainsi retranché sur le plateau si escarpé de Don, il faut qu'il y ait eu en perspective l'éventualité d'y être attaqué par des troupes cent fois plus fortes. Et encore il faut que ces troupes si redoutables ne pussent s'arrêter longtemps autour de cette position fortifiée. Car ses défenseurs n'y eussent pas eu une goutte d'eau à boire, ni sur le plateau, ni sur les versants de la montagne ; et, pour trouver de l’eau, il leur eût fallu descendre ou au lac ou au ruisseau qui coule dans le vallon situé du côté du nord-est au pied de cette position.

Ainsi, tout porte à penser qu'un corps de troupes a occupé le plateau de Don, uniquement pour intercepter le passage par la route qui côtoie le lac de Nantua : route que cette position dominait et sur laquelle il eût suffi de faire rouler d'en haut des blocs de roche, pour que même l'armée la plus redoutable ne pût y passer. Et par conséquent ; selon toute probabilité, ce corps de troupes qui prit position jadis sur le plateau de Don dut être celui que Vercingétorix avait envoyé d'avance à cette frontière de la Gaule, pour intercepter les communications de César avec la Province romaine et avec l'Italie. Peut-être même y demeura-t-il encore posté durant le blocus d'Alésia-Isarndore.

 

FIN DE L’APPENDICE