JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE (SUITE).

CHAPITRE SEPTIÈME. — TRACES ANTIQUES DANS L'OPPIDUM MÊME D'ALÉSIA-IZERNORE.

 

 

§ V. — Résumé et conclusions sommaires relativement aux antiquités de l’oppidum d'Alésia, appelé ensuite Izarndore ou Orindinse, et aujourd'hui Izarnore ou Izernore.

 

Considérons maintenant d'un seul coup d’œil toutes ces antiquités du pays d'Alésia-Izernore, et concluons.

Nous avons retrouvé tout près d'Izernore le nom primitif d'Alésia, sous ses deux formes anciennes, usitées encore aujourd'hui oralement Alex et Alès, qui correspondent aux deux formes latines, Alexia et Alésia des auteurs anciens.

Nous avons remarqué que le nom actuel d’Izernore ou Izarnore, à peine différent de ce même lieu, Isarndore ou Izernodore qui signifie Porte de fer, si on le prend au figuré, est une tradition véridique des événements qui ont eu lieu réellement à Alésia : tradition qui équivaut précisément au récit du fait historique, politiquement dissimulé jusqu à un certain point dans les Commentaires de César, confirmé par l’inscription des Tables claudiennes et parle rapport de Tacite ; triple témoignage constatant authentiquement que, de fait, à Alésia-Izernore, les Gaulois barrèrent le chemin à Jules César qui tâchait de regagner facilement la Province romaine avec ses dix légions de l’armée de la Gaule, quo facilius subsidium Provinciæ ferri posset.

Nous avons reconnu positivement la barrière La Cluse, qui empêchait le terrible proconsul de regagner sa Province, et nous avons constaté la preuve commémorative d'un fait de cette nature parmi les Gaulois, dans la tradition persistante concernant les fossés de la montagne de Don, qui commande ce passage et qui l'interdisait aux Romains.

Nous avons reconnu dans l’oppidum d’Izernore, et même non loin des sources qui sortent de terre dans le village actuel, de grands et nombreux puits avec quelques ossements de troupeaux, traces qui concordent avec le séjour de l’armée de Vercingétorix en ce lieu, et la famine qu'elle y endura.

Nous avons reconnu au versant oriental de la colline qui constitue l’oppidum quelques traces peut-être du mur de pierres sèches élevé là par Vercingétorix ; mais, à l'extrémité nord de l’oppidum, région où ce mur aboutissait sur la plaine basse d'environ 3.000 pas de longueur, où il fut si fatal aux cavaliers gaulois repoussés de cette plaine basse par les cavaliers germains, région où presque tous les combats eurent lieu durant le blocus, nous avons trouvé deux noms probablement commémoratifs et du mur de Vercingétorix et de ce théâtre général de la guerre. Ce sont : 1° un village appelé Condamine-de-la-Belloire, c'est-à-dire : mur du champ de bataille ; 2° et l'extrémité nord du plateau de l'oppidum appelée elle-même la Belloire, le plateau de la guerre.

Nous avons rencontré des ossements humains au milieu d'indices de combats, sur tous les points où l'on a dû combattre d'après le récit de César et la topographie des lieux.

Mais surtout, au versant de la grande colline du septentrion, lieu où, d'après les Commentaires, Vergasillaune ne put réussir à s'approcher des retranchements des Romains, plus près qu'à la seconde ligne des pièges, c'est-à-dire, à la ligne des lilia, nous avons retrouvé ce même nom latin, Lilia, resté là sur deux points de la grande colline du septentrion assaillie intrépidement par Vergasillaune ; ce nom Lilia que César seul a employé pour désigner cette sorte de pièges et qu'il a employé uniquement à l'occasion du blocus d'Alésia.

Nous avons reconnu dans tout le pays environnant des indices variés de la population nouvelle qui est venue occuper la place des malheureux Mandubiens, si douloureusement expulsés de l'oppidum pour le salut de la Gaule, et si cruellement condamnés par César lui-même à périr dans les tortures de la faim.

Dans ce même oppidum qui fut le théâtre de tant de souffrances et de tant de dévouement à la patrie gauloise, nous avons aperçu les ruines d’un splendide monument romain, auprès duquel s'est élevée une petite ville gallo-romaine, ville de luxe, qui a été saccagée avec son monument, une première fois probablement par les Huns d'Attila revenus d'outre-Rhin en 483, puis, une seconde fois, en 739, et détruite alors sans retour par les Sarrasins, les Vandales et les Goths, venus d'Espagne.

Nous avons reconnu que ce monument était comme double ; que l'un des deux, intérieur, primitif, très-simple, composé de petits matériaux, avait pu et dû être établi là primitivement, promptement et en peu de jours ; que l'autre, l'extérieur, luxueux, a été tracé comme pour envelopper le premier partout et de très-près, mais sans le toucher et comme en le respectant religieusement : ce qui démontre que l’un et l’autre ont été érigés dans une même pensée de quelque glorieux et mémorable souvenir pour ceux qui en furent les auteurs.

Qui a fait élever le premier ? Qui a fait élever le second ?

Pour apprécier la réponse que nous allons présenter à cette double question, il convient au préalable de jeter un coup d'œil sur le champ de bataille d'Orgelet.

Dans ce lieu, dans lés marais de la Thoreigne, si habilement choisis par Vercingétorix, pour annuler autant que possible en face de César la supériorité des armes de main des légions, et pour se ménager au besoin une retraite assurée et une seconde position de bataille à Alésia, par la position de son camp en arrière sur la route même du sud, toute l’armée gauloise s'est trouvée, à une certaine heure de la journée, en face de l’armée romaine massée là pour un combat décisif, omnibus locis fit cædes.

D'après César et plusieurs autres auteurs anciens, la bataille y fut acharnée ; César courut personnellement un grand danger et perdit son épée dans la mêlée ; il fut même, à en croire Servius, enlevé de son cheval et emporté quelques instants par un cavalier gaulois. Il ne faut donc pas s'étonner qu'on ait trouvé dans ces marais de la Thoreigne de nombreux indices d'une bataille, entre autres l’aile brisée d'une aigle romaine ; ni que toute cette plaine marécageuse s'appelle traditionnellement la Romagne ; ni qu'un bois attenant, des deux côtés duquel vinrent se ranger les colonnes romaines qui regagnaient l'Italie, s’appelle encore bois d'Italie ; ni que le nom de César, Seiseria (Castra Cæsarea), soit resté au pied de la colline où campèrent, le soir de la bataille, deux de se, légions avec les bagages de son armée.

Mais n'est-il resté dans la mémoire de nos pères que des souvenirs de l'ennemi ? Qu'est-ce que ce nom Orgelet, — Orgeletum, — dans les antiques chartes ? Cherchons-en le radical ; ôtons d'abord la terminaison latine ; puis, la syllabe intermédiaire, ce diminutif qui peut y avoir été introduit par un sentiment d'un souvenir affectueux ; il reste Orget. Déplaçons les deux syllabes, comme l'archéologie en fournit tant d'exemples, ce radical Orget devient Getor ; c'est le radical même du nom de Vercingétorix. C'est ce nom vénérable de l'héroïque défenseur de la Gaule, prononcé à demi-mot par nos aïeux. Le voilà au milieu des monts Jura, à côté du nom de l'envahisseur romain, César, — Seiseria. — C'est là que ce nom gaulois, si digne d'être immortel, nous a été conservé à travers le cours de dix-neuf siècles, voilé et entouré d'une auréole sainte par la tradition du peuple de ces montagnes. Car, dans le recueil de documents historiques cité plus haut et que nous consultons au sujet des lieux du Jura, la notice concernant Orgelet est exceptionnellement remarquable entre toutes autres, et s'exprime en ces termes :

C'est une bien grande décadence que celle d'ORGELET, ville sainte à l’époque celtique ; poste militaire important sous les Romains, centre de l'une des plus vastes baronnies de la province au moyen âge... De son passé, il ne lui reste rien que ses souvenirs et ses légendes.

Considérons le promontoire qui porte le nom de Bois d'Italie, inscrit sur toutes les cartes. C'est évidemment là que César dut se placer pour bien voir l’ensemble du terrain et diriger la bataille, avant de s'engager lui-même dans la mêlée. Regardons aussi le mont qui est en face : Vercingétorix, de son côté, dut se placer au pied de cet autre mont. Il porte le nom de Mont d'Orgier. Or, ce mont d'Orgier joue un grand rôle dans les récits populaires des habitants de ces montagnes, pendant les longues veillées de l’hiver ; son nom traditionnel a donc dû être transmis parmi eux de bouche en bouche longtemps avant que personne songeât à le représenter par l'écriture. Et comme, en y remplaçant dans l'écriture la dernière lettre, R, par la lettre T, l'on ne change rien à la prononciation du nom, ce changement nous semble avoir pu être fait sans motif positif.

On aurait ainsi Orgiet, et, en renversant les syllabes, Getori et Vercingétorix ; c'est-à-dire qu'on pourrait avoir dans le nom traditionnel de ce mont légendaire un second souvenir du noble Gaulois qui combattit là pour la patrie contre Jules César et ses légions.

Regardons maintenant sur le territoire d'Izernore, exactement en face du monument romain qui est là, tourné à l'est.

Nous y voyons, face à face, de l'autre côté de la vallée de l'Anconnans, deux promontoires abrupts qui étaient compris dans l’intervalle des lignes romaines. C'est précisément là, d'après le récit de César et l'orientation des lieux, que Vercingétorix fit un dernier et suprême effort pour sauver son armée épuisée parla famine ; c'est par là que vainement il tenta de s*ouvrir un chemin pour gagner les montagnes d'Apremont avec cette armée réduite à la dernière extrémité ; et c'est là, hélas ! que la Gaule reçut le coup mortel. Si donc il existe sur ce terrain d'Alésia-Isarndore quelque souvenir pieux de nos pères, il doit être à cette même place.

Or, entre ces deux promontoires que nous venons d'indiquer, on voit déboucher une petite vallée du fond de laquelle arrive au dehors un tout petit ruisseau qui va se jeter dans l'Anconnans ; et, sur la rive gauche de ce ruisseau, le bois qui couvre ce versant dans la petite vallée, garde le nom traditionnel de bois d'Orgevet, où l'on reconnaît de même Vegetor et Vercingétorix.

Ainsi, en résumé : Orgelet, Orgier ou Orgiet et Orgevet, voilà sur trois points de la traversée des monts Jura ce grand nom de Vercingétorix plus ou moins reconnaissable, et inscrit là par nos pères, aux endroits mêmes où l'héroïque chef des Gaulois combattit si vaillamment pour la liberté nationale. Mais ce qui nous parait confirmer notre opinion bien plus encore que l'examen archéologique de ce grand nom trois fois répété, c*est que, de fait, il se trouve répété précisément sur les trois points où les événements ont dû le graver ; et que, nulle part ailleurs dans ces contrées, on n'aperçoit aucun autre nom analogue à ces trois noms similaires, Orgelet, Orgiet, Orgevet, qui se succèdent pour amener l'historien à la place fatale où César condamna et immola Vercingétorix.

Nous venons de dire que c'est directement en face du ravin d'Orgevet qu'est tourné le monument d’Izernore ; c'est là, pour ainsi dire, qu'il regarde, et cette orientation est pour nous un nouvel indice qui, joint à tout ce que nous avons dit plus haut et du monument primitif et du riche monument élevé ensuite, nous porte à considérer comme très-probable que :

1° Le monument primitif a été élevé là par les légions de César, hâtivement et à l'époque même de leur triomphe, et que ce monument, dédié à Mars, devait être la consécration de ce triomphe, ainsi que l'atteste ce bloc de pierre grossièrement taillé qui en a été arraché, et dont ni le temps, ni les eaux de l’Ognin n'ont pu effacer ce mot significatif : OVANTES ;

2° Que le monument élevé ensuite autour du premier, dans des conditions particulières de richesse et de magnificence, a été probablement l'œuvre d'Auguste, après la bataille d'Actium, lorsqu'il se vit seul maître du monde.

Le neveu, devenu tout-puissant, devait bien cet honneur à l'oncle, qui avait frayé devant lui la route du pouvoir despotique.

Quoi de plus naturel, pendant que, d'une part, à l'entrée du golfe d'Ambracie et en face du promontoire d'Actium, Auguste se glorifiait lui-même en se faisant élever sa ville de la Victoire (Nicopolis), qu'il fit élever aussi en même temps, d’une autre part, à Alésia même et en face du défilé où la Gaule avait été frappée par César du coup décisif, le monument de la victoire de celui à qui il était redevable des premiers et des plus importants succès de sou ambition enfin satisfaite ?

 

FIN DE CÉSAR EN GAULE