JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE (SUITE).

CHAPITRE SEPTIÈME. — TRACES ANTIQUES DANS L'OPPIDUM MÊME D'ALÉSIA-IZERNORE.

 

 

§ II. — Traces antiques de faits de guerre sur le terrain des lignes de blocus et lieux attenants d'Alésia-Izernore.

 

Cherchons maintenant sur le terrain de l’oppidum d'Alésia-Izernore les indices des faits de guerre qui ont dû s'accomplir sur divers points particuliers mentionnés dans le récit de César.

Ainsi précédemment, au sujet des dispositions prises par Vercingétorix dans l’oppidum, au début du blocus, et encore au sujet du combat de cavalerie livré par lui dans la plaine basse qui s'ouvrait devant l’oppidum sur environ trois mille pas de longueur entre les collines de son entourage, il a été parlé d'un fossé et d'un mur en pierres sèches ou pierrailles, de six pieds de hauteur, fossamque et maceriam sex in altitudinem pedum præduxerant. Vercingétorix avait établi ce mur et ce fossé, dit le texte, par-devant le rempart de l'oppidum le long du versant oriental de la colline centrale, probablement à mi-côte ; et nous avons vu que cette première ligne de défense se montrait sur la plaine basse. Peut-on aujourd'hui en retrouver des traces ?

Si l’on considère que, depuis lors, il s'est écoulé dix-neuf cents ans, et que, chaque année, le travail de l'agriculture et en même temps l'action des météores tendent à effacer toutes les inégalités du sol et à le niveler de plus eu plus, on ne s'étonnera pas de ne plus retrouver les traces de ce petit mur de six pieds, élevé par les Gaulois de Vercingétorix, ni même de la muraille de seize pieds de hauteur, que César avait fait établir tout le long du Haut-Rhône, depuis le lac Léman jusqu'au mont Jura (montagne du Vuache). En effet, pour que même cette dernière muraille ait complètement disparu depuis lors, il suffit qu'elle ait perdu chaque année moins de trois millimètres de hauteur. Toutefois, sur le terrain d'Izernore, la portion du versant oriental de la colline de l'oppidum qui avoisine la plaine basse est très-rapide, et le sol y est généralement stérile ; de sorte que ni la charrue, ni aucune action de culture, n'ont dû effacer là les reliefs précédents du terrain. Or, on y voit encore aujourd'hui, à mi-côte, un relief très-prononcé et régulièrement prolongé de niveau tout le long de ce versant, de manière à faire croire que c'est là une trace réelle du fossé et dit mur de pierrailles de six pieds de hauteur établis par Vercingétorix. Mais ceci est une question d’appréciation personnelle à résoudre sur les lieux. Passons donc.

Nous avons vu que l'intervalle compris entre cette muraille en pierres sèches et le mur proprement dit de l'oppidum constituait, au début du blocus, un camp retranché occupé tout d'abord par les troupes de Vercingétorix ; que sa cavalerie, ayant été envoyée dans la plaine basse, fut ramenée vivement par les Germains ; qu'elle s'embarrassa elle-même dans les passages trop étroits par où elle devait rentrer, — angustioribus portis relictis ; qu'elle perdit là beaucoup de monde, — fit magna cædes. Or, il est clair, à la vue des lieux, que ces passages trop étroits et qui furent si funestes aux Gaulois, ne pouvaient guère se rencontrer qu'à la place même où l'on voit aujourd'hui le village de Condamine de la Belloire, et l'étroitesse du passage s'explique très-bien ici quand on tient compte de l'étroitesse même du terrain par où il fallait faire défiler les cavaliers gaulois pour rentrer au camp. De plus, les premières terres, par où l'on débouche de ce camp dans la plaine basse, sont désignées traditionnellement sous le nom de lieu dit : en l’issue (us) (itius, itia) allées et venues, passages.

On y a découvert jadis, vers 1830, beaucoup d'ossements humains dans le lieu dit au Neyvre. Ce qui déjà fit dire à cette époque à un digne et honorable sous-préfet de cet arrondissement, natif de Nantua et qui avait été témoin du fait : Il faut qu'il se soit passé là quelque grand évènement de guerre ; car, partout où l’on creuse le sol, on y découvre des ossements humains. C'était en creusant alors des trous pour y planter des arbres le long d’une ancienne route, aujourd'hui abandonnée, près de Condamine de la Belloire.

Nous avons dit plus haut que ce nom de Condamine, — Conditæ minæ — muraille élevée là, — parait être un souvenir traditionnel de ce mur de pierrailles dont parle César et de l’évènement qui l'aurait fait établir. Ajoutons ici que ce nom ne nous est point parvenu simplement, tel quel. Il nous a été transmis avec un complément qui le rend bien plus significatif et plus important. Ce nom traditionnel, c'est Condamine de la Belloire, c'est-à-dire, Condamine de la région de la guerre. Nous avons entre les mains de quoi justifier cette interprétation archéologique.

Rappelons d'abord que c'est tout autour du lieu où se trouve aujourd’hui Condamine de la Belloire que furent livrés, d'après le texte des Commentaires, presque tous les combats survenus pendant le célèbre blocus dont nous parlons. Ce lieu est donc bien effectivement placé au centre même de la région de la guerre (belli ora). Quant au terrain qui porte aujourd'hui dans cette contrée particulièrement le nom de lieu dit la Belloire, c'est toute la partie septentrionale de l'oppidum d'Izernore, avec sa suite immédiate du côté de la plaine de 3.000 pas indiqués par César, c’est-à-dire que c'est l'emplacement même où trois fois dut se ranger l'année de Vercingétorix pour descendre à l'attaque des légions de la plaine» du côté du Sud, pendant que l’armée gauloise auxiliaire aurait attaqué aussi les ligues de la plaine du côté du Nord.

Or, parmi les chartes qui étaient conservées dans l’ancienne abbaye de Nantua, il s'en trouve une, très-importante, qui indique avec beaucoup de précision et de détail toute l'étendue de la seigneurie de cette abbaye de Saint-Pierre de Nantua, avec tous ses droits nettement formulés et avec toutes ses propriétés désignées par leurs confins.

Cette délimitation importante de la terre de Nantua avec celle de Saint-Eugende (Saint-Claude) fut attestée en 1443 par de nombreux témoins résidents, religieux ou séculiers, presque tous âgés de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans, et qui prêtèrent serment sur l'Évangile avec toute la solennité requise, par-devant le prieur Humbert de Mareste. Elle fut en même temps constatée par acte du notaire Humbert Bertrand, de Nantua, acte rédigé en un latin de ce temps-là, c'est-à-dire mélangé de quelques noms de lieux écrits en français, quand on ne connaissait pas sûrement les noms latins de ces mêmes lieux.

On y lit le passage suivant : — Or, ladite terre de Saint-Eugende du Jura (la terre de Saint-Claude) est séparée de la terre de Saint-Pierre de Nantua (comme il est dit dans les anciens titres déposés d'ancienne date aux archives de l’Église de Nantua et classés par ordre alphabétique), à savoir et au même lieu par la prairie du Content, récoltée tout entière alternativement, une année, par les hommes de Belli-adjutorium de la terre de Saint-Pierre de Nantua, et l'autre année par les hommes de Choux de la terre de Saint-Eugende du Jura. Ce témoignage public, joint à la série de repères indiqués en même temps dans cette charte de délimitation, ne permet pas de douter qu'il ne s'agisse ici du village appelé aujourd'hui Belleydoux, et qui était appelé précédemment Belli-adjutorium, comme le constate le texte latin de la charte que nous venons de citer et que nous donnons en note ci-dessous. Ainsi il est constaté que le nom français de Belleydoux provient de deux mots latins conservés en usage dans ce pays, à savoir, Belli-adjutorium, et qui signifient aide à la guerre, ce à quoi auraient été obligés dans ce temps-là les habitants de Belleydoux.

Par conséquent, l'analogie du nom de la Belloire que nous trouvons appliqué dans ces mêmes montagnes à la région septentrionale de l'oppidum d'Izernore, ainsi que l’indiquent les cadastres de ces lieux, nous autorise à interpréter le nom comme composé jadis de la même manière que Belli-adjutorium pour désigner la région de cette guerre néfaste qu'on ne saurait oublier, — Belli-ora.

Dans la dernière bataille, Vercingétorix put, à un certain moment, apercevoir la division de Vergasillaune, attaquant les lignes romaines aux versants de la grande colline du Septentrion ; en même temps qu'il voyait dans la plaine basse tout le reste de l'infanterie de l'armée auxiliaire se montrant en avant de son camp établi sur la colline de Mulliat et la cavalerie auxiliaire débouchant dans cette même plaine basse.

Vercingétorix était donc à ce moment-là dans une position dominante, dans une citadelle : — Vercingetorix ex arce Alesiæ suos conspicatus, dit César. Où était cette citadelle ?

Regardons sur la moitié septentrionale du plateau d’Izernore, directement au nord du village ; on y voit s'élever, dans un espace restreint, quatre tertres ou mamelons qui se relient entre eux suivant une ligne commune dirigée du sud-ouest au nord-est. Les plus septentrionaux de ces tertres ou molards (comme on les appelle dans le pays du nom latin moles) se trouvent tous ensemble placés dans le lieu dit la Belloire ; ils sont rocheux et présentent manifestement toutes les conditions qu'exige le texte de César pour que là ait été la citadelle d'Alésia.

Rien de plus facile que de s'en assurer : il suffit pour cela d'y prendre place et de porter ses regards autour de soi dans toutes les directions indiquées.

De plus ces monticules rocheux sont appelés traditionnellement : Molards des Evouës, Devons-nous voir dans ce nom si remarquable l'indice du cri de joie frénétique Evoë ! qu'auraient poussé les soldats romains en parvenant là, après que la famine leur en eut ouvert l'accès ? Evoë ! se seraient-ils écriés : Evoë ! Evoë ! sans doute afin qu'on entendit bien partout, jusqu'à Rome, qu'ils étaient enfin maîtres de la Gaule et que bientôt le monde appartiendrait à César et à ses légions.

Nous verrons ci-après, dans ces mêmes contrées où nous sommes, une inscription romaine, récemment découverte par la commission départementale des fouilles d'Izernore, et qui attestera, croyons-nous, ces cris d'enthousiasme ; ou du moins quelque ovation de cette nature faite par les soldats romains dans l’oppidum d'Alésia-Izernore.

A l’autre extrémité de cette même ligne de monticules, c'est-à-dire sur celui qui est le plus méridional de tous, on a découvert, en défrichant certaines parties du sol, il y a quelques années, nombre de squelettes humains enterrés depuis un temps immémorial dans des encadrements de pierres plates. Étaient-ce des ossements des Gaulois morts de la famine ? La plupart sont encore à la même place.

Voici maintenant un fait particulièrement démonstratif, et qu’il importe de bien considérer. Suivant le texte des Commentaires, l’armée gauloise a enduré la famine après s’être retirée dans l’intérieur de l’oppidum (probablement auprès des deux ou trois sources d'eau vive qui y coulent), à l'endroit même où l’on voit aujourd'hui le bourg d'Izernore. Car ceux que la faim consumait peu à peu ont dû sans doute tâcher de soulager leur souffrance en ayant recours à ces sources d'eau fraîche et vive que fournit le sol même d’Izernore. Mais on doit bien penser que dans la saison, à peu près du mois d'août, une armée de quatre-vingt mille soldats, avec la population mandubienne et de nombreux troupeaux réunis tous ensemble dans l'oppidum, n'y pouvaient pas prendre de Veau à leur aise dans deux ou trois sources seulement. Et sans doute, profitant d'un terrain aussi favorable qu'était celui-ci pour trouver de l'eau par* tout, des masses diverses de troupes gauloises ont dû s, creuser çà et là des puits pour chacune d'elles, à l’endroit même où elles se trouvaient commodément campées. Or, sûr l'espace compris entre le monument d’Izernore et les dernières maisons du village qui sont le long de la grande route, du côté dû nord, on a découvert, dans les fouilles récentes exécutées aux frais du département sept grands puits, qu'an reconnaît avoir eu de deux à trois mètres de profondeur au niveau de l’eau, avec autant de diamètre ; puits très-rapprochés les uns des autres, ne présentant aucun vestige de maçonnerie à l’intérieur — sauf dans un seul, qui est beaucoup plus étroit que les autres, de forme ovale et garni d'un revêtement intérieur en pierres sèches, qui semble donc appartenir à une autre époque —. Dans tous, du reste, on rencontre encore aujourd'hui l’eau à une profondeur de deux ou trois mètres. De sorte que ces vastes et nombreux puits d'Alésia-Izernore rappellent, par leurs dimensions, par leur nombre, et par leur rapprochement au même lieu, ceux que nous avons déjà vus à côté du Camp des Poids de Fiole, sauf néanmoins que ceux qu'on a découverts dans le voisinage d’Izernore sembleraient, par l'absence de tout revêtement de maçonnerie à l'intérieur, qui eût pu défendre ou protéger le terrain aquifère, avoir été creusés à la hâte, par un très-grand nombre d’hommes réunis sur ce terrain, et cherchant d'urgence de l'eau à boire, quoiqu'ils ne fussent là qu'à deux ou trois cents mètres de distance des sources d’eau vive, où s'abreuve aujourd'hui le bourg d'Izernore. Ceci nous paraît constater clairement, comme nous l'avons affirmé plus haut, que ces sources, si abondantes, n’auraient néanmoins pu suffire pour fournir l’eau quotidiennement nécessaire à une multitude d'hommes telle que serait une armée nombreuse qui ne pouvait aller prendre l’eau ni dans l’Ognin ni dans l’Anconnans.

Voici une autre coïncidence avec le récit de César. Il rapporte que Vercingétorix fit distribuer à chacun des siens une part des nombreux troupeaux que les Mandubiens avaient amenés avec eux dans l’oppidum, — pecus, cujus magna erat ab Mandubiis compulsa copia, viritim distribuit. Or, après le blocus, pour cultiver de nouveau le sol, on dut combler tous ces puits temporaires avec la terre environnante, sur laquelle étaient sans doute encore épars les débris de ces troupeaux, et autres marque, du séjour de l'armée gauloise auprès de ces puits. Eh bien, aujourd'hui encore, la terre végétale qu’on retire de ces mêmes puits — et dont la couleur sombre et l’état meuble tranchent manifestement avec le sous-sol blanc et compact où se rencontre l’eau — est mélangée de quelques ossements de bœufs ou d'autres débris de troupeaux : ossements dont l'état moléculaire ne permet pas de douter qu'ils n'aient été enfouis là depuis bien des siècles.

Ainsi, en un mot, on ne peut mettre en doute que l'armée gauloise, durant le blocus d'Alésia-Izernore, n'ait été abondamment pourvue d'eau excellente pour suffire i tous ses besoins, et qui se trouvait au centre même de l'oppidum et complètement à l'abri de toute tentative hostile de la part de César.

Ces puits, on le voit, sont une découverte très-importante des fouilles récentes dont nous venons déparier. Car, sans cette découverte, on ne pourrait guère s'expliquer que plus de 100.000 Gaulois aient réussi à supporter pendant plus d'un mois, à l'époque des plus grandes chaleurs, un blocus strict, avec la famine. On eût probablement encore découvert dans ces fouilles un plus grand nombre de faits intéressants, si l’on eût disposé de fonds plus considérables. La même difficulté avait déjà arrêté d'autres fouilles tentées précédemment sur divers points des environs, mais sans y avoir mis assez de suite et sans avoir pris toutes les précautions convenables, ce qui est bien à regretter, pour en retrouver les traces.

Dans les fouilles récentes, les résultats ont été constatés par des rapports officiels, avec des dessins explicatifs et un relief du terrain. De plus, un petit musée local a été fondé pour recueillir désormais tous les objets antiques qu'on viendrait encore à découvrir dans le terrain d'Izernore, afin d'en faciliter l'étude et l'examen surplace à tous les savants.

Ce petit musée possède déjà bon nombre d'objets antiques, qui ont été classés et dont nous parlerons ci-après. Indiquons ici seulement une vingtaine de monnaies gauloises, qui pourraient provenir de l'armée de Vercingétorix. Elles sont généralement en cuivre ou en bronze et sans inscription. Les figures y sont marquées très-grossièrement, quelquefois même par de simples points. La plupart sont frustes ou très-oxydées ; — cependant trois ou quatre d'entre elles sont en assez bon état pour qu'on puisse les apprécier.

De ces dernières, deux seulement présentent des légendes. L'une, celle-ci est en cuivre[1] : on y lit, au revers, au-dessus du cheval, les lettres TOG, première syllabe du nom de Togiris, chef séquane, d'après l'opinion de tous les numismates. L'autre[2], en argent, est une monnaie de la cité des Santons. Bouterone l'a décrite et représentée avec d'autres monnaies du même peuple[3]. Voici ce qu'il en dit et qui s'applique exactement à notre petite pièce de monnaie gauloise trouvée à Izernore : Autre pièce (d'argent) avec la même tête (casquée). De l'autre côté, le cheval libre (lancé au galop, queue et crinière dressées) avec la sangle (très-serrée), et pour légende QDOCI. (au-dessus du cheval), et au-dessous SANT. (écrit dans le dessin de Bouterone et de même sur notre pièce SANT.) pour Santonos.

Deux combats de cavalerie eurent lieu dans la plaine basse qui s'ouvrait devant l'oppidum d'Alésia-Izernore, sur une étendue d'environ 3.000 pas de longueur. Dans le premier combat, ce fut Vercingétorix qui prit l'agressive dès que les armées ennemies furent mutuellement en présence devant l'oppidum. Ce combat fut acharné, et les pertes des Gaulois eurent lieu principalement à la rentrée de leurs cavaliers dans leur camp établi devant le rempart de l’oppidum, c'est-à-dire environ à l’endroit où l’on voit aujourd'hui le village de Condamine-la-Belloire. Nous avons parlé plus haut des ossements humains découverts à cette extrémité du camp de Vercingétorix, nous n'y reviendrons pas.

Le second combat de cavalerie n'eut lieu que longtemps après le jour fatal où il eût encore été possible de porter secours à l'armée de Vercingétorix bloquée dans l’oppidum. Cette armée bloquée à Alésia avait déjà eu à supporter auparavant les horreurs de la famine, jusqu'à se voir forcée à expulser les bouches inutiles ; et l'armée, qui venait pour lui porter secours dans ces funestes conjonctures, fut loin de se montrer à la hauteur morale et militaire exigée par une telle situation, comme on en pourra juger. L'attaque provint cette fois de l'armée auxiliaire, dès son arrivée devant Alésia ; mais cette attaque ne fut pas vigoureuse. Les Gaulois néanmoins y perdirent beaucoup de monde. Ils furent ramenés vivement par les Germains et même par les cavaliers légionnaires jusqu'à leur propre camp établi sur la colline de Mulliat. C'est donc dans cette direction qu'il faut chercher les traces de ce deuxième combat de cavalerie.

Or les terres qui sont là sur la rive gauche de l'Ognin, près du gué de cette rivière ou du pont qu'on y voit aujourd'hui, nous présentent le nom de lieu dit la Galopa (la Galopade), qui indique assez le peu de fermeté des cavaliers gaulois de cette armée auxiliaire.

On y a découvert des ossements humains en tirant de là des matériaux de remblai pour la reconstruction du pont de l’Ognin, il y a quelques années.

A un endroit qui est un peu plus au sud, dans cette même plaine basse, on a découvert des ossements humains, avec des armes, en extrayant encore des pierres de taille pour cette même reconstruction du pont de l’Ognin. On en a trouvé d'autres, au nord et près du village de Samognat, lieu dit Sur-Craz. On en a trouvé d'autres voilà six ou huit ans sous Charmine, au bord du saut de l’Ognin, sur la rive gauche, en relevant la terre accumulée à la longue au bas d'un champ, par le travail de la charrue. Enfin, on en a encore trouvé d'autres voilà huit ou dix ans, sous un murget de pierres ramassées et jetées en tas dans les champs, entre Charmine et Mulliat, où ils sont encore actuellement.

En deux mots, d'après nombre de récits, publiés à diverses époques par des écrivains du pays, très-dignes de foi et dont on possède les publications, justifiés d'ailleurs par des témoignages nombreux de cultivateurs de ces contrées, la plaine basse qui s'ouvrait devant l’oppidum d'Alésia-Izernore sur environ 3.000 pas de longueur a, dans nombre de points divers, rendu à la lumière les débris d'anciens monuments funéraires rencontrés accidentellement dans le sol. Il s'en est rencontré aussi parfois sur divers points du versant des collines qui entouraient l'oppidum.

Considérons même les divers noms traditionnels des villages qui sont aujourd'hui sur ce théâtre de carnage. Ce nom de Charmine, Carmina dans les chartes, ne provient-il point de Carnis-minæ, tas de chairs ? Ce nom de Mulliat ne provient-il point de Mullea-loca, lieux rougis de sang ? Le nom de Matafelon ne provient-il point de Mactatiofelium, expression figurée de la défaite des Gaulois, de l’immolation des traîtres, des perfides, comme les Romains appelaient les Gaulois quand ils ne restaient pas tranquilles et soumis ?

La dernière bataille livrée devant Alésia eut lieu des deux côtés de la plaine basse et de l’oppidum, en remontant au sud le long des lignes romaines. Cherchons-en les traces d’abord du côté de l’ouest, aux versants de la grande colline du septentrion où Vergasillaune dirigea son attaque de la circonvallation.

Vergasillaune, parvenu au terme de sa marche de nuit et après avoir fait reposer ses troupes en attendant l’heure convenue pour l'attaque, revint à gauche sur les lignes romaines, à partir du haut dû sentier qui, des rives de l’Ain, mène sur la montagne, à l'endroit où se trouve aujourd'hui la grange de Revers. Ce nom traditionnel serait-il un souvenir de l'événement ?

Vergasillaune, après avoir franchi la crête du mont derrière lequel il s'était tenu caché pendant quelques moments, s'élança à l'attaque des lignes romaines établies aux versants de ce mont ou de cette grande colline du Septentrion, précisément là où nous voyons inscrits sur la vieille carte de Cassini, ou transcrits sur notre carte moderne de l’État-major (qu’on a sous les yeux), trois noms de hameaux, remarquables par leur physionomie tout à fait latine : Lilia, Sorpia, Intria. Le nom de Lilia se trouve même répété au contour que font les lignes romaines en descendant vers la plaine basse, à l’occident de cette plaine. Ici Lilia est le nom traditionnel d une petite propriété rurale (d*une grange) située sur le chemin qui mène du hameau de Lilia au village de Matafelon.

Lilia, — les Lis, — voilà littéralement ce nom latin d'une fleur qui a été employé par les soldats de César, exceptionnellement et uniquement, dit-il lui-même, au sujet du blocus d'Alésia, pour désigner des pièges qui offraient quelque ressemblance de forme avec cette fleur, — Id ex similitudine floris Lilium appellabant. Ainsi, ces pièges que César fit établir par-devant ses retranchements pour empêcher les Gaulois d'en approcher, nous en retrouvons deux fois le nom propre, le nom latin très-pur, précisément aux places où Vergasillaune, d'après le récit de César, les recouvrit d'un remblai pour s'exhausser et passer par-dessus, afin de pouvoir approcher des retranchements des Romains et de pouvoir les atteindre sur le terre-plein des lignes de blocus, à coups de flèches et de pierres. A-t-on jamais rencontré sur le théâtre d'une bataille décrite avec des détails précis et uniques une trace de l'événement plus pertinente et plus significative ?

La longue crête rocheuse horizontale, qui se relève par intervalles au versant de la grande colline du septentrion et qui y constitue le vallon de Chougeat, est subdivisée par trois brèches ou gorges étroites en quatre crêtes partielles, qui se suivent et sont appelées du sud au nord le Turle, Bozon, Gimon et Jon. Ces trois gorges étaient évidemment des points faibles sur lesquels durent se précipiter en masses les troupes de Vergasillaune au sortir du vallon de Chougeat. Dans la gorge du sud, qui est la plus facile à franchir, naît un ruisseau appelé le bief de Roure. Ce nom est-il un souvenir des Gaulois qui se seraient précipités sur ce point, — quo ruere ? — En face de la gorge du milieu nous voyons ce hameau dont le nom rappelle les lilia des lignes romaines. Et dans la gorge du nord coule un torrent appelé Moraigne. Est-ce un indice que là aussi les pièges, les lilia (appelés de nouveau par le nom de la grange voisine), arrêtèrent la marche impétueuse des soldats de Vergasillaune — moratum agmen ?

Dans le voisinage et au niveau de la grange de Lilia, on a découvert des ossements humains sous un murget (monceau de pierres dans les champs), et peut-être y sont-ils encore, nous dit-on.

Il y a une vingtaine d'années, on découvrit sous un autre murget, près du torrent de Moraigne (et à quelques mètres à l’est du chemin qui mène à Matafelon), les ossements de deux squelettes humains, avec lesquels se trouvait un objet de bronze très-singulier et très-remarquable. C'était, peut-on croire, d'après le témoignage des personnes qui Tout vu ou qui en ont entendu parler, une sorte de diadème ou de couvre-chef tout à jour, et semblable en petit à la charpente d'un dôme. Il s'adaptait aisément et parfaitement sur la tête d'un homme ; et, dans cette situation, il représentait un bandeau frontal de deux ou trois doigts de largeur, duquel s'élevaient plusieurs petites branches ou lames en bronze, courbes sur leur champ, qui se réunissaient au sommet de la tête. On conçoit donc facilement, d'après une telle forme, que les gens du pays aient cru avoir sous les yeux la monture d'une de ces grandes lanternes de toile transparente qu'on nomme falots, et qu'ils en aient fait peu de cas. Mais il est bien regrettable qu'un objet si intéressant ait été abandonné aux enfants et brisé, et que ses débris soient aujourd'hui perdus, sauf un seul que, sur nos vives instances, on est parvenu à retrouver et que nous avons eu sous les yeux. C'est une de ces petites lames ou branches montantes qui a été rompue aux deux extrémités. Elle est courbée à la façon d’un arc-boutant ; elle a 117 millimètres d'un bout à l'autre, 7 millimètres de largeur uniforme sur ses deux faces latérales, 3 millimètres d'épaisseur à son bord concave, et se termine en arête aiguë et tranchante au bord convexe. Les deux faces latérales ne présentent point de différence : elles sont l'une et l'autre légèrement convexes, bien polies et ornées sur toute leur largeur d'une série de ciselures, semblables de part et d'autre. L'objet en question serait-il donc un couvre-chef de quelque guerrier gaulois, fabriqué pour laisser flotter la chevelure, — comati ? — Et quel guerrier, avec cette armure de tête aurait succombé là dans l'attaque de la grande colline du septentrion par Vergasillaune ?

On a transporté jadis à Charmine un autel votif qui se trouvait au voisinage du hameau de Lilia. On peut le voir encore aujourd'hui à Charmine, où il fait partie des pierres de taille qui constituent l'ouverture principale d'une grange. Et comme on a eu soin d'en tourner l'inscription du côté de l'extérieur du mur, il est très-facile de la lire. Elle est d'ailleurs bien conservée et ainsi formulée :

MARTI

C. VERAT. GRATVS

EX VOTO

A Mars, Caius Veratus Gratus, d’après son vœu.

Sorpia (aujourd'hui Sorpiat) : ce nom proviendrait-il de Sorpta-Castra, camp englouti, noyé dans la multitude des ennemis ? A côté de ce village, à la gorge des collines d'où sort le bief de Roure et par où les fuyards durent se précipiter pour se réfugier dans le camp de l'armée auxiliaire, le cours d'eau, en rongeant le terrain, mit à découvert, il y a quelque vingt ans, si nos souvenirs sont exacts, une tête humaine que les bergers placèrent entre les branches d'un saule où elle resta longtemps exposée aux regards des chasseurs qui passaient.

A la même époque, en défrichant des broussailles derrière le village de Sorpiat, au versant de la colline voisine, tourné du côté de l'est, on découvrit trois ou quatre squelettes humains qu'on eut la bonne pensée de laisser à leur place, où on pourrait les retrouver.

Intria (présentement Intriat) : ne serait-ce pas là une dernière trace des mots introita castra, — camp attaqué et envahi, — comme on dit : introita domus, domicile violé ?

Du côté opposé de l’oppidum, Vercingétorix franchit la zone des pièges, poussa jusqu'à la palissade de la contrevallation romaine, y fit brèche au moyen de crocs et pénétra dans l’intervalle des lignes. Il fallut dans cette région, pour parvenir à arrêter et à refouler les Gaulois, quatre corps de troupes romaines, savoir : celui qui s'y trouvait posté, deux autres que César y envoya, et un quatrième qu'il y amena lui-même. C'est donc là qu'eut lieu la lutte la plus acharnée ; et même, ainsi qu'on l'a pu voir ci-dessus, à un certain moment du combat, Vercingétorix eut l'avantage ; la victoire dut paraître douteuse et la chose fut en péril, comme disaient les Romains. Or, cette région particulière des lignes romaines, depuis Voërle jusque vis-à-vis de Condamine de la Belloire, porte traditionnellement le nom de lieu dit en Pérucle. Ainsi le lieu même où la chose romaine fut en péril, — res in periclo, — on le désigne encore aujourd'hui par ce nom clairement significatif : En pérucle. Quelle similitude de dénomination : en perucle, in periclo, à dix-neuf siècles de distance ! Mais évidemment les 80.000 hommes de Vercingétorix ont dû étendre leur attaque plus loin du côté du sud, plus haut sur la rive droite de l'Anconnans ; cherchons donc encore de ces côtés-là, en suivant le pied des collines.

Nous croisons une première voie qui mène du côté d’Alex et des montagnes d'Apremont, par l’Allongeon, Ijean et Nerciat. Nous trouvons là deux noms de lieux remarquables : l'un, les Condamines, sur l'emplacement même de la contrevallation romaine ; l'autre, la Fély ou les Felys, un peu plus bas. Le premier, — conditæ minæ, — n'est-ce pas un souvenir du retranchement romain élevé là ? Le second, n'est-ce pas le nom latin felis ? (On sait que felis est féminin) et qu'il est le nom commun de plusieurs animaux à griffes puissantes, le chat, le lion). Qui oserait affirmer que ce nom ne s'est point perpétué là, en mémoire des lions gaulois attaquant avec Vercingétorix ce retranchement inaccessible, et le déchirant de leurs crocs, dit le texte, Falcibus vallum ac loricam rescindunt ?

Ensuite nous rencontrons la voie directe d'Alex et de la forêt de Niermes par Tignat, Ceissiat, Charrion et Nerciat. Gomme nous avons constaté, par la discussion du texte, que Vercingétorix avec ses Gaulois pénétra dans l'intervalle des lignes romaines et que le combat y fut acharné, nous gravissons la colline pour demander aux cultivateurs de ces versants s'ils n'ont jamais, dans leurs travaux, découvert fortuitement en ces lieux les traces de quelque ancien combat. Voici le résumé de leur témoignage, dont on peut du reste s'assurer en ces lieux mêmes. De notre temps, disent-ils, on a découvert des ossements humains dans le sol : 1° au hameau de Ceissiat, en déblayant la terre pour établir le réservoir d'une fontaine ; 2° au hameau de Charbillat, en creusant le sol pour y faire une cave ; 3° dans les champs, à environ 300 mètres au sud-ouest de Ceissiat, sur un petit mamelon qui est à droite de l'ancien chemin venant d'Izernore, 4° dans un pré situé directement entre Ceissiat et Charbillat, à quatre ou cinq cents mètres de ce dernier hameau. On ajoute que plus loin, un peu au-dessus du village de Bussy, où passe un troisième chemin qui pouvait encore mener dans les montagnes d'Apremont, on vient de découvrir Tannée dernière plusieurs squelettes d'hommes en défrichant un terrain le long de ce chemin, à droite[4].

Tignat : ce nom est de forme latine. Le hameau est situé dans une gorge, où monte le chemin qui vient de l’oppidum d'Izernore. Les troupes romaines campées dans la position voisine, sur Fossart, redoute n° 19, à portée de l’eau d’un petit ruisseau, y auraient-elles élevé, pour commander le passage de la gorge, quelque défense remarquable en bois de charpente : d'où l’expression latine, contignata castra, et par suite le nom de Tignat ?

Il se présente encore au versant septentrional du mamelon de Fossart, et directement en face du monument d'Izernore, un nom de lieu qui frappe vivement notre pensée. Il s'agirait d'un nom dont la physionomie propre serait ici voilée — de même que dans un autre nom de lieu du territoire d’Orgelet, dont nous avons précédemment réservé l'examen — ; mais, soit pour ne pas interrompre la recherche des travaux du blocus autour de l'oppidum, soit parce que nous n’avons pas encore réuni tous les éléments qui peuvent jeter la lumière sur ces deux traces antiques, similaires et particulièrement intéressantes, nous croyons devoir en différer encore le double examen jusqu'à un moment plus opportun.

Nous avons vu que César, par trois motifs : 1° pour que sa cavalerie pût facilement aller au pâturage dans la vallée du Lenge ; 2° pour qu'elle couvrit ses lignes de ce côté-là, où passe une route venant du nord ; et 3° pour qu'il lui fût facile au besoin de masser toute sa cavalerie dans la plaine basse située devant l'oppidum, avait dû la répartir au moins dans quatre camps dont deux auraient été de ce côté-ci de l'oppidum, — l’un au Voërle, l'autre à l’Allongeon.

Le Voërle : y aurait-il une bien grande témérité à reconnaître dans ce nom si remarquable, parmi tous les autres noms du pays, l'expression latine de Vortex alaris, qui signifie tourbillon de cavalerie auxiliaire ? ou Vortex alatus, tourbillon ailé ? Ou bien encore vorantes alaris, cavalerie auxiliaire dévorante ? Qua medius pugnæ vorat aquina vortex silius.

Allongeon : et ce nom aussi ne provient-il point de l'expression latine ala longior, cavalerie auxiliaire postée au loin ?

A partir de cette position extrême, deux chemins conduisent dans la vallée du Lenge, et évidemment, pour éviter toute surprise, il fut nécessaire de placer deux avant-postes plus loin encore, au débouché même de ces deux chemins dans cette vallée. Or le hameau qui se trouve au débouché le plus septentrional s'appelle traditionnellement Geovreisset d'Allongeon, et celui qui se trouve à l'autre débouché s'appelle Ijean. Ce nom encore est bien hétérogène parmi ceux du pays. La forme originelle aurait-elle subi quelque renversement de syllabe (comme Ilerdo est devenu Lerida) et serait-il possible d'en représenter les altérations successives de la manière suivante : Germant, Geani, Ijean ? Si l’on admet ces variations successives, on aurait là un souvenir d'un avant-poste de la cavalerie germaine, Germani, qui joua un rôle si important dans le blocus d'Alésia.

Dans cette même région des lignes. César, après avoir rétabli le combat et repoussé Vercingétorix dans l’intérieur, — restituto prœlio ac repulsis hostibus, — prenant avec lui quatre cohortes et une partie de la cavalerie, cohortes IV ex proximo castello educit, — equitum se partem sequi, se dirigea par l’intervalle des lignes et par la plaine basse (c'est-à-dire par le nord de l'oppidum) vers l'attaque de Vergasillaune, où déjà il avait envoyé Labienus. En même temps il ordonna à l'autre partie de la cavalerie de faire le tour des lignes extérieures pour aller attaquer par derrière les troupes de Vergasillaune. — Partem circumire exteriores munitiones et ab tergo hostes adoriri jubet. Evidemment, cette autre partie de la cavalerie, que César envoie du même point de départ au même point de destination — qu'on n'a pas vue passer dans la plaine basse qui s'ouvrait devant l'oppidum, qu'on n'a point aperçue du camp de l'armée gauloise auxiliaire, situé au-delà de cette plaine —, est allée faire le long des lignes dans une direction opposée à celle qu'a suivie César lui-même, c'est-à-dire qu'elle a tourné l'oppidum par le sud. Suivons donc ses pas de ce côté-là et cherchons-y soit quelques traces des lignes romaines, soit les indices du carnage qui s'est fait à l’endroit où cette cavalerie a chargé par derrière les troupes de Vergasillaune.

L'endroit où les lignes romaines auraient coupé la grande route actuelle d’Izernore à Nantua porte le nom de lieu dit en Clay, — Clavis, — la clef ; et effectivement les troupes de la redoute voisine (n° 14) tenaient de ce côté-là, pour ainsi dire, la clef de la porte de sortie de l'oppidum.

Il est naturel que le détachement de cavalerie dont nous cherchons les traces soit sorti des lignes au gué de l'Ognin qui se trouvait au sud de l'oppidum, à l'endroit même où les lignes y coupaient cette rivière. Immédiatement après, cette cavalerie eut à faire un court mais rude effort pour gravir au galop une colline de galet, que la route de Genève à Nevers franchit aujourd'hui par une profonde tranchée ouverte pour adoucir la pente et appelée la montée de Royat. Cette colline à versant court, mais très-rapide, porte le nom du lieu dit Mont-Conot. Est-ce — Mons-Conatus, — mont de l'effort ?

De ce point à la montagne de Bertian, règne un plateau qui borde l'Ognin, lieu dit la longue raye, la longue trace, la longue marque (dans l’acception locale de ce mot raye, ou raie). Est-ce là un souvenir de la dernière trace des lignes romaines ? Franchissons l'espace jusqu'à la prairie qui s’étend au bas du village de Southonnax ; là est le point fatal où la cavalerie de César vint charger par derrière les Gaulois de Vergasillaune qui attaquaient les lignes romaines de la grande colline du septentrion. Cette prairie est appelée du nom remarquable de lieu dit : les Charmines, — carnis minæ, — les monceaux de chair, les murailles de cadavres. Un ruisseau qui y prend naissance et descend directement à l'Ognin s'appelle ruisseau de Mago-ley, de ma-goulet, du mauvais goulet, du fatal passage. Une petite vallée sèche horizontale, qui part du même lieu, se dirige au nord et va déboucher sur le hameau de Chougeat, en représentant ainsi une sorte de couloir, où la cavalerie de César dut également charger les masses de troupes gauloises, s'appelle Malacombe, mala-cambe, la mauvaise combe ou la funeste vallée.

Enfin, vers le milieu de la nuit qui suivit la dernière bataille, — de media nocte, — la cavalerie romaine fut envoyée à la poursuite des troupes de Tannée auxiliaire, qui s'étaient enfuies de leur camp dès l'heure de la journée où furent attaquées à revers les troupes de Vergasillaune. Ceux de ces Gaulois auxiliaires qui s'étaient enfuis les premiers purent donc facilement regagner leurs cités ; mais la cavalerie romaine put encore atteindre un grand nombre de traînards, qu'elle prit et tua, — magnus numerus capitur atque interficitur. Cette capture et ce massacre de nombreux traînards durent naturellement avoir lieu au gué de la rivière d'Ain, où l'encombrement dut être inévitable. En effet, ce gué est situé un peu plus bas que le point de la rive où l'on a de nos jours établi un pont en profitant d'une roche solidement tenue dans le sol et qui offrait un appui au bord de l'eau. Or, en face de ce gué, on voit sur la rive gauche un hameau appelé Cotrophe, nom évidemment hétérogène parmi ceux du pays. Provient-il de Co-tropœa, trophées réunis là ? Sont-ce là les dépouilles des traînards massacrés ainsi par la cavalerie de César ? Ont-elles donc, comme il a dit, été mises en trophées à cette place ? Oh ! les beaux trophées !

Nous sommes ici sur la route par laquelle nous avons vu Vercingétorix et César arriver à Alésia-Izernore : Vercingétorix faisant diligence pour y arriver le plus tôt possible d'une seule traite et sans se laisser attarder par la nuit, protinusque, s'exposant même à perdre ses bagages ; César le suivant à la hâte jusqu'à la nuit close, — sequutus quantum diei tempus est passum, mais ne pouvant s'exposer à poursuivre sa marche dans l’obscurité et à travers un pays de montagnes très-difficile et au milieu d'ennemis connaissant le terrain.

Nous en avons induit que César campa à Chisséria pour arriver dès le jour suivant à Alésia, — altero die ad Alesiam castra fecit. — C'est donc à Chisséria que cette sorte de course rivale, de course à outrance, a dû prendre fin, et c'est là aussi que nous en pourrons trouver quoique trace, s'il en existe.

Or Chisséria même ne nous offre aucun intérêt autre que son propre nom, Cæsarea castra.

Mais Arinthod, qui se trouve à 1 kilomètre avant Chisséria et que traverse la route par laquelle se suivaient les deux armées ennemies et où durent s'arrêter pour cette nuit-là tous les retardataires des 50.000 hommes qui suivaient César, Arinthod, qui est une antique petite ville, nous fournit une inscription bien remarquable ainsi gravée :

MARTI SEGOMONI

SACRVM

PATERNVS DAGVSÆ FILIVS

V. S. L. M.

Paternus, fils de Dagusa, a consacré cet autel à Mars Segomon, pour s'acquitter d’un vœu qu’il a accompli volontiers et à juste titre[5].

C'est là, croyons-nous, la première inscription qui ait présenté à la sagacité des savants le nom de Mars accompagné du surnom de Segomon. Nous apprenons que MM. Taylor et Nodier Font expliquée par le grec dans le sens de Mars récompenseur. Nous proposons ici de l’entendre dans le sens de Mars conducteur (hêgemôn) : ce qui nous parait exact pour l’analogie étymologique et qui offrirait l'avantage d'expliquer la présence de cette inscription en ce lieu même comme s'il y était dit explicitement : A Mars qui a conduit les légions de César à travers ces montagnes.

Une autre remarque qui confirmerait encore cette opinion, c'est que le nom même d'Arinthod semble rappeler aussi la même idée dans la langue gauloise. En effet, il n'y a, ce nous semble, rien de forcé à voir là deux noms de divinités de nos ancêtres, Arès et Thoth. Or, pour les Gaulois comme pour les Grecs et les Égyptiens, Arès c'était Mars, et Thoth c'était Mercure. Et puisque César nous dit dans les Commentaires que les Gaulois considéraient Mercure comme le conducteur des hommes dans les marches et les voyages, — hunc viarum atque itinerum ducem arbitrantur, — un nom traditionnel qui rappelle Mars et Mercure à la fois équivaut exactement, de la part des Gaulois, à l’inscription romaine citée plus haut ; et ainsi le nom d'Arinthod évoquerait de son côté le souvenir de Mars et de Mercure qui ont dirigé dans ces montagnes l'armée de Vercingétorix. On aurait donc là deux traces antiques de cette habile stratégie des deux grands hommes de guerre qui ont lutté de vitesse en ces lieux et où pour chacun d'eux, comme dirait César, tout dépendait de la célérité, — res in celeritate posita est.

Complétons ces recherches de traces antiques autour de l'oppidum d'Alésia-Izernore par l'examen d'un dernier point de cette même route, qui est situé du côté opposé de l'oppidum, c'est-à-dire du côté dé la Province. Il s'agit du lieu le plus important de tous, la Cluse : lieu qui nous fournit une raison stratégique très-claire à comprendre et rationnellement très-solide, en réponse à cette simple question, insoluble ailleurs, à savoir : Pourquoi Vercingétorix s'est-il empressé d'aller avec son armée prendre position dans l’oppidum d'Alésia-Izernore ? Question à laquelle on ne saurait en effet répondre d'une manière claire et plausible si ce n'est sur le terrain même d'Izernore quel que soit d'ailleurs l'emplacement qu'on veuille adopter pour l'Alésia de Vercingétorix, si l'on tient compte de ce que César rapporte concernant le siège d'Avaricum et des moyens militaires des Romains comparativement à ceux des Gaulois.

La Cluse est la porte du défilé de Nantua qui menait dans la Province romaine et que Vercingétorix gardait de sa position même dans l'oppidum d'Alésia-Izernore, ainsi que nous l'avons démontré plus haut. Cette porte est dominée à pic par un mont rocheux appelé traditionnellement Don, lequel se présente aux regards comme une immense tour massive de deux ou trois cents mètres de hauteur, naturellement inaccessible de toutes parts, sauf par quelques fentes de rochers qu'elle présente du côté du massif de montagnes contre lequel cette tour gigantesque est appliquée, et auquel elle se relie par un col étroit très-facile à défendre.

Le Don a le pied dans les eaux du lac de Nantua, qui remplit le fond du défilé, dès son orifice même, et y plonge sur 80 mètres de profondeur d'eau à pic ; de sorte qu'on ne peut s'engager dans ce défilé, comme on ne le pouvait du moins avant 1817[6] qu'en contournant de très-près la base des rochers de Don au bord même de l’eau. Le sommet de Don est un plateau assez vaste pour recevoir plusieurs milliers d'hommes. A portée de cette position, du côté nord-est, se trouve un ruisseau qui coule au fond d'une gorge de montagne pleinement garnie de sapins. Don signifie en langue celtique le Mont ; or, appeler celui-ci, parmi tant d'autres, simplement Don, c'était dire le Mont par excellence, le mont connu de tous à l'époque où l’on parlait dans ce pays la langue des Celtes. Cela est d'autant plus manifeste que Don était le mont le moins élevé de tous ceux qui entourent le lac de Nantua. De plus, une tradition constante qu'on trouve déjà dans la légende de saint Amand, laquelle remonte probablement au VIIe siècle de notre ère, tradition enracinée parmi la population du pays, indique que Don a été jadis fortifié, et il y existe encore aujourd'hui des restes très-évidents de fortifications ; ce sont des tranchées profondes creusées de main d'homme, à l'arête septentrionale du plateau, et que les anciens plans dé la terre abbatiale de Nantua indiquent sous le nom générique : les fossés de Don.

Néanmoins cette tradition invétérée et ces restes de fortifications doivent avoir eu une raison d'être, une cause première d'origine. Proviendrait-elle donc de ce que Vercingétorix aurait fait occuper d'avance le sommet de Don, ce point stratégique si important à occuper et si facile à défendre ? Nous avons vu, en effet, par un texte de César, que Vercingétorix tout d'abord détacha de son année un corps de 10.000 hommes d'infanterie qu'il envoya avec 800 cavaliers dans cette région du Haut-Rhône, où nous sommes ici, pour porter la guerre chez les Allobroges cl intercepter les communications de César avec la Province et l'Italie[7]. Et durant le blocus d'Alésia-Izernore, ce même corps envoyé d'avance n'aurait-il pas encore été posté là, et même tout le long du défilé de Nantua jusque chez les Allobroges qui y possédaient des propriétés rurales sur la rive droite de la perte du Rhône ? Cela serait assurément possible sans que le texte exige aucun changement.

Or, si tel est le cas, ces troupes ont dû fortifier Don à son pied, y barrer tout passage entre le lac et la montagne, au moyen de blocs de roche entassés à l'endroit même où se trouve aujourd'hui la première maison de La Cluse, du côté de Nantua. De là peut-être l'origine de ce nom de La Cluse y véritable porte, où la sortie de la Gaule fut barrée au farouche envahisseur qui venait de la mettre à feu et à sang.

 

 

 



[1] Cette médaille est du nombre de celles qui ont été trouvées dans les feuilles de 1863, et il en est fait mention dans le rapport officiel de la commission départementale, p. 123.

[2] Celle-ci nous a été remise (au conseil de révision réuni à Izernore en 1867) par un habitant du bourg, nommé Michaillard, qui l'avait trouvée à côté de sa maison, en travaillant la terre.

[3] Recherches curieuses sur les moneyages de France depuis le commencement de la monarchie, par Claude Bouterone, conseiller en la cour des moneyages, in-folio, Paris, 1666, p. 58, moneyages gauloises, n° 50.

[4] On nous dit aussi que, entre Tignat et Bussy, tout près du camp n° 18, il existe dans le sol des restes d'une ancienne construction.

[5] L'autel votif où est gravée cette inscription a été placé comme pierre de taille dans la construction du chœur de l'église d'Arinthod, l'inscription tournée du côté de l'extérieur. Le voisinage de l'autel chrétien et de cet autel païen ayant inquiété quelques consciences peut-être un peu trop scrupuleuses, on a donné l'ordre d'effacer l'inscription votive. Mais le tailleur de pierres chargé d'exécuter cet ordre, voulant sans doute se tenir dans les limites de son mandat, s'est contenté de piquer très-exactement le bord de toutes tes lettres avec la petite pointe du marteau, sans toucher plus loin à côté ; de sorte que l'inscription n'en est devenue que plus visible, ou plus largement quoique moins nettement tracée. Du reste, notre honorable ami, M. Gustave Morel, maire d'Arinthod et président du conseil général du Jura, a eu la bonne précaution de consigner une copie authentique de cette inscription dans un des registres municipaux.

[6] Époque à laquelle on a ouvert une route de l'autre côté du lac.

[7] De bello Gallico, VII, LXIV, LXV.